Le Récit du chirurgien

Contes tragiques
Contes de Caliban (p. 333-341).

LE RÉCIT DU CHIRURGIEN


— J’étais allé faire à Angers une opération chirurgicale extrêmement intéressante, l’un de ces cas qui ne se présentent à nos malheureux bistouris que cinq ou six fois par siècle, et vous me permettrez bien d’ajouter que je m’étais assez bien tiré de l’un des problèmes les plus ardus de l’art d’Ambroise Paré. Il s’agissait de… mais vous êtes profane, laissons. Ce n’est d’ailleurs que pour vous dire combien je me sentais en forme. Il en est de cela dans notre partie comme dans la vôtre ; les Doyen, les Pozzi, tous les maîtres vous diront que la réussite exalte nos énergies, développe nos dons et assure notre science. Le succès est le père du génie.

« A mon arrivée, vers cinq heures du matin, je trouvai ma chère femme debout et fort anxieuse. Elle me tendit tout de suite une lettre, venue à minuit, me dit-elle, et qui, quoique toute simple d’aspect et ordinaire, lui faisait peur. Or, du premier coup d’œil sur l’adresse, j’en avais identifié l’écriture.

« — Es-tu folle, fis-je en riant, elle est de Marécat.

« — Justement, reprit Suzanne, et je l’ai aussi reconnue.

« — Alors, il fallait l’ouvrir. Marécat est l’un de nos meilleurs amis, et le plus fidèle. Il m’avise probablement qu’il ne viendra pas dîner ce soir avec nous, comme chaque mardi, depuis quinze ans, il en a l’habitude.

« — Il serait donc malade ? déduisit-elle.

« — Pour la première fois de sa vie alors ?

« Et je descellai la lettre.

« Vous allez la lire, cette lettre, car je l’ai gardée. Mais à peine y eus-je jeté les yeux que, reprenant ma trousse, je dégringolai dare-dare à mon auto et courus chez Marécat.

« — Tu avais raison, avais-je jeté dans l’escalier à Suzanne, il est malade.

« Et je l’entendis crier d’une voix étouffée :

« — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! il est mort !… »

Ce disant, l’illustre chirurgien, de qui je tiens cette histoire, était allé à son secrétaire et il en revint vers moi une lettre à la main.

— Mais d’abord, renoua-t-il, vous rappelez-vous Marécat ?

— Le boulevardier ?

— Dites le type du boulevardier, du temps où il semblait que tout l’esprit du monde se centralisât sur le ruban d’asphalte compris entre le carrefour Drouot et la Chaussée-d’Antin. Il a traîné là une élite de Démocrites qui, sous le scepticisme apparent de leur philosophie abondante en traits barbelés, cachaient un sens profond de la vie et des âmes d’enfants. Cet excellent Marécat riait de tout, et, sur les choses et les gens, il en trouvait inépuisablement de « bien bonnes ». Eh bien, savez-vous de quoi il est mort ? Lisez, pendant que je vais recevoir une cliente.

Et je lus :

« Mon-vieux, pas de fleurs, pas de discours, pas de piquet de la Légion. On s’embête trop, je fiche le camp, rien de plus simple. Je n’ai, tu le sais, ni père, ni mère, ni frère, sœur ou bâtard, et je laisse, dans mon tiroir de gauche, les cent louis nécessaires pour solder les frais crématoires de ma vaporisation. Tu offriras le reste, de ma part, à la Société protectrice, dont je suis membre, pour racheter des cochons d’Inde de la vivisection à l’Institut Pasteur et pour leur rendre la liberté. Les lapins m’intéressent beaucoup moins. Je trouve le lapin bête.

« Adieu, ami Georges, et bonjour autour de toi. Ta cuisinière m’a fait passer de bonnes heures, les meilleures même, sur la terre ; mais, je m’obstine, pas assez de safran dans sa bouillabaisse et un peu trop d’ail dans sa brandade tout de même. Nous ne sommes pas à Marseille.

« Dis donc, j’y pense…. Sous prétexte que je dîne chez toi depuis quinze ans, tous les mardis, ne me fais pas la mauvaise blague de V… à ce parasite de S… Tu la connais ? Quand ce fut son tour de défiler devant la fosse du pique-assiette, il y laissa tomber son rond de serviette !… N’est-ce pas qu’elle est drôle ?

« Je ne te cache pas que j’ai choisi le moment où tu es, en Anjou, en train de réparer dans un abdomen les distractions génésiques de la mère Nature pour me faire passer le goût surfait du pain. Je te connais, tu voudrais me le rendre, et, qui pis est, tu me le rendrais ! Merci, il sent la sueur du peuple. Il en est fait du reste.

« La dernière pièce de D… — je l’ai vue hier — n’est pas bonne, mais le roman-feuilleton de G… me passionne. Quel dommage de ne jamais savoir ce que la comtesse allait faire dans la caverne !

« E finita. Ma dernière cigarette pour toi… pour vous deux. Ouf !… — Ton MARÉCAT. »

Le docteur rentra et reprit :

— J’arrivai à temps, il respirait encore.

« Il s’était appuyé, assis à sa table, le menton sur le revolver et la balle, déviant sur la mâchoire, était allée se loger dans l’oreille. Il devait endurer le martyre, mais pas une plainte. C’était superbe. On n’imagine pas la force de stoïcisme de ces organisations byzantines qui, dans la vie courante, souffrent d’un pli de rose.

« — Ah ! c’est toi, murmura-t-il entre deux souffles haletants. Raté !… C’est ridicule…. Laisse-moi claquer.

« Outre que mon devoir m’ordonnait précisément le contraire, je ne connaissais à mon vieil ami aucune raison plausible, disons, si vous voulez, excusable, de disparaître de ce monde. Célibataire pratiquant et théoriciennes liaisons passagères, très à l’aise sinon riche, doué d’une santé de fer, recherché partout pour son esprit inventif et mordant, Marécat n’avait pour être heureux, si le poisson l’est dans l’eau, qu’à faire les cent pas académiques sur le bitume du boulevard, son élément.

« Je me disposai donc à procéder sans retard à l’opération primordiale, urgente, de l’extraction de la balle. Elle était des plus périlleuses, mais elle s’imposait. Il y allait du salut de l’homme que j’aimais entre tous et qui me rendait ma chaude affection. Je vous ai dit que j’étais exceptionnellement en forme. Je voyais net, j’avais le poignet sur, le sang-froid s’équilibrait en moi à la science anatomique, j’étais assuré de le sauver. C’était l’heure du chirurgien.

« Aidé de son domestique, d’ailleurs en larmes, car il adorait son maître, j’avais étendu le cher suicidé sur son lit, et nous lui lavâmes le visage ensanglanté. Il se laissa faire d’abord, mais quand il me vit ouvrir ma trousse, il se dressa, les mains tendues pour me repousser :

« — Non… non… je ne veux pas…. La paix !…

« Il n’y avait point de temps à perdre au débat. A défaut d’internes qu’il ne m’était pas possible de requérir, il me fallait l’assistance de deux autres bras pour immobiliser le moribond, au moins pendant quelques minutes. Le concierge de l’immeuble s’offrit pour ce service….

Ici, le maître s’interrompit un instant, et, visiblement oppressé par le souvenir tragique, il fit quelques pas autour de son bureau en silence. Puis il s’arrêta devant un admirable portrait de femme, pastel rayonnant, qui illuminait tout son cabinet :

— Regardez, me dit-il, c’est elle, ma bien-aimée Suzanne, à l’âge qu’elle avait alors, vingt-cinq ans, dans toute sa floraison de beauté raphaélesque. Mais, sourit-il, en revenant à moi, je vais trop vite.

« J’avais fait un signe à mes deux aides improvisés et m’étais armé de la pince. Le concierge embrassa les jambes et le domestique les bras. S’ils le maintenaient trois minutes dans la position favorable, j’extrayais la balle ; le reste n’était plus qu’affaire de soins et question de cicatrice. Par une chance inouïe, la membrane tympanique était indemne. Quelques dents à remplacer, et, en un mois, Marécat reparaissait sur les boulevards, cigare au bec…. Hélas ! il n’y devait pas revenir, car il ne le voulait pas.

« Sous la double étreinte, ses forces se ranimèrent. Il se débattait, ruait, boxait, se cognait le front à la muraille.

« — Lâche !… me criait-il.

« A moi, lâche, son meilleur ami !… C’était deux fois terrible, et pour cet ami, et pour le chirurgien. Je me domptais pourtant, car là est la vertu professionnelle, et l’outil au poing, je guettais l’instant propice où la fatigue me le livrerait. Ce fut lui qui lassa mes aides. Trempés de sueur, ils renoncèrent à la lutte, et je dus courir chercher des internes à ma clinique.

« Lorsque, vingt minutes plus tard, et trop tard, je revins en force, avec quatre de mes élèves exercés à nos duels contre la mort, il ne me restait plus, du bon et charmant compagnon de ma jeunesse et de toute ma vie, qu’un cadavre défiguré. Profitant de ma courte absence, il s’était traîné jusqu’à sa table, et, y reprenant le revolver, il s’était criblé, mitraillé, frénétiquement, des cinq balles qui y restaient. Voilà comment, sourit tristement le docteur en reprenant la lettre, Marécat n’a jamais su ce que la comtesse du feuilleton allait faire dans la caverne !…

— Mais la raison du suicide ?

— Je ne vous l’ai donc pas dite ? Eh bien, voici. A ma rentrée chez moi, ici même, dans ce cabinet, je trouvai Suzanne, ma femme, qui m’y attendait, comme écrasée d’angoisse.

« — Eh bien, me dit-elle sans se lever, il est mort, n’est-ce pas ?

« — Oui. Mais comment le sais-tu ?

« — Il m’aimait, fit-elle.

« — Toi ? Lui ? Marécat ?

« — Depuis quinze ans.

« — Et il te l’a dit ?

« — Jamais. »