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I modifier

Ce fut un peu après ce temps-là qu’Adèle, un matin, avait appelé sa fille (c’était la femme de ce Lude qu’on a vu qui s’était sauvé après avoir déplacé ses bornes) ; elle lui avait dit :

— Marie, est-ce que tu m’aimes ?

— Oh ! oui, maman, avait dit Marie.

Adèle alors avait voulu continuer, mais elle n’avait pas pu le faire tout de suite. Elle regardait devant elle. On aurait dit une vieille femme, bien qu’elle n’eût pas trente-cinq ans. C’est que le chagrin s’est logé chez nous. Et ce qu’elle avait maintenant à dire était quelque chose de bien difficile à dire, surtout à une petite fille qui n’a pas encore toute sa raison.

Il lui fallut donc réfléchir encore, faire un nouvel effort ; et puis :

— Eh bien, Marie, puisque tu m’aimes, est-ce que tu viendrais avec moi ?

— Oui, maman, dit la petite.

— Mais, je ne t’ai pas encore dit où on irait. C’est loin, tu sais ; c’est isolé. Tu ne pourras plus aller à l’école ; tu n’auras plus tes amies.

— Oh ! maman, disait-elle, tu es bien plus mou amie que toutes mes autres amies.

Elle s’était tournée vers sa mère, elle avait de très beaux yeux. C’était une petite personne soignée.

Adèle l’avait prise contre elle, l’ayant assise sur ses genoux ; quelle consolation c’est quand même ! On n’entendait rien qu’un craquement par intervalle comme si quelqu’un marchait sur le toit. C’était la neige qui commençait à fondre.

— C’est que, vois-tu, ma petite Marie, on ne va pas pouvoir rester ici plus longtemps. Alors j’ai pensé à notre petite maison de la montagne. On y sera loin et on y sera toutes seules ; mais, moi, je ne suis jamais seule quand je suis avec toi.

— Et moi non plus, maman, quand je suis avec toi.

Adèle l’embrassa longuement ; il semble qu’on ne va plus jamais pouvoir, tant c’est doux, ôter ses lèvres d’où elles sont. Il y avait toujours ce bruit qui se faisait entendre sur le toit et un paquet de neige en tombait par moment.

— Et père, est-ce qu’il viendra avec nous ?

— Oh ! oui, bien sûr qu’il viendra avec nous !

— Et quand est-ce qu’il viendra ?

— Pas encore, dit Adèle, parce qu’il est parti pour un grand voyage ; mais il nous rejoindra sitôt qu’il sera de retour.

Elle baissa la tête.

Il faut pourtant se contenir, il faut même paraître gaie : là est le plus difficile et le plus dur. Il était arrivé qu’après le départ de son mari, c’était sur elle qu’on s’était vengé. On lui disait : « Et ton mari le voleur, tu n’as pas de ses nouvelles ? » Beaucoup de personnes ne la saluaient plus. D’autres, au contraire, prenaient en lui parlant un air de fausse pitié, qui la faisait souffrir plus encore. Elle avait bientôt vu qu’elle ne pourrait plus y tenir.

Mais il n’y a point de vraie solitude pour le cœur, quand il s’est donné. Un trou se fait, l’amour le comble. Il répare à mesure les ruines, et remplit les vides à mesure ; un grand courage venait à Adèle, parce qu’elle avait accepté.

Elles eurent vite fait, à elles deux, de tout préparer pour le départ ; le lendemain, au petit jour, le mulet attendait devant la porte.

Dans un sac de toile grise étaient leurs provisions, dans un autre sac leurs habits ; en haut du bât, les pieds en l’air, elles attachèrent la marmite ; elles fermèrent la porte à clef.

Il faut bien regarder encore notre maison : Dieu sait quand on y rentrera. Adèle avait les larmes aux yeux.

— Ne pleure pas, maman, dit Marie.

Adèle sortit son mouchoir, puis prit le mulet par le mors ; Marie, elle, s’était chargée de la chèvre.

Elles avaient à traverser toute une bonne moitié du village ; elles ne rencontrèrent personne. C’était l’heure pourtant où d’ordinaire les gens sortent de chez eux, parce que la vie de chaque jour recommence : la rue était déserte, les portes restaient fermées. Elles allèrent. Elles furent vite dans les champs. Le chemin se mit à monter. Le mulet marchait sagement sous son bât lourdement chargé, entre les haies poudrées de neige, d’où on voyait, de temps à autre, un drôle de gros oiseau à tête rouge s’envoler.



II modifier

Pour que le Président, qui était un homme prudent et soucieux de son repos plus que personne, se hasardât finalement à cette démarche, il fallut bien qu’il y fût forcé. Vers le milieu du mois de mars, le plus beau des chalets de la commune fut emporté par une avalanche ; quelques jours plus tard, le hameau des Essertes était tout entier détruit par le feu.

Le Président avait vu qu’on commençait à s’étonner de le voir rester sans rien faire, mais qu’est-ce qu’il y avait à faire ? Pourtant, comme on venait, et on lui disait : « On ne va pas pouvoir durer comme ça plus longtemps ! » il s’était décidé et, ayant réfléchi encore, il se rendit chez le seul homme qu’il pensât pouvoir leur être de quelque secours, c’est-à-dire chez le curé.

La cure était un gros bâtiment gris de trois étages qui se trouvait à côté de l’église ; un haut perron de granit à double rampe faisait avancement dans le milieu de sa façade nue. Et c’est comme le Président arrivait au bas du perron qu’une première chose survint, qui fut celle à quoi il s’attendait le moins : la porte d’entrée s’était ouverte, et qui est-ce qu’on vit paraître ? Branchu, Branchu lui-même ! Eh ! pas possible ! mais c’était bien lui. Il portait un gros paquet sous le bras.

Le Président s’arrêta net ; Branchu, lui, ne sembla aucunement embarrassé. Une belle gaieté restait peinte sur sa figure, il continuait de sourire, il tira au Président un grand coup de chapeau ; peut-être même bien, bavard comme il était, qu’il l’aurait abordé, si l’autre n’avait détourné la tête.

Et Branchu passa, et le Président monta le perron. Hélas ! il le fallait. Un large escalier voûté conduisait au premier étage. Lentement, marche à marche, le Président continuait de monter, essayant, tout en montant, de mettre un peu d’ordre dans ses idées, mais il n’y réussissait guère ; d’ailleurs, il n’en était déjà plus temps…

Le curé dut le faire asseoir, sans quoi il serait tombé. Était-ce la chaleur qu’il faisait, ou cette épaisseur de fumée ? Mais à peine s’il avait eu le temps d’apercevoir encore, sur la table en désordre, deux verres et une bouteille vides, puis tout s’était brouillé devant ses yeux.

Une grosse voix le fit revenir à lui :

— Eh bien, monsieur le Président, à quoi est-ce qu’on doit le plaisir de votre visite ?

Il n’y avait plus de verres, il n’y avait plus de bouteille ; il n’y avait plus rien que le curé et le curé le regardait.

C’était un gros homme à cou rouge et figure rouge :

large, vaste des épaules et du ventre et de tout, avec un penchant au vin et aux viandes plus qu’aux messes et aux prières ; – il regardait ce pauvre Président ; on sentait qu’il s’impatientait.

Une fois encore, il avait posé sa question ; l’autre ne répondait toujours pas. Il fallut qu’il fît un nouvel effort ; mais, quand enfin les mots lui vinrent, ils vinrent tous à la fois.

— Il faut que vous m’excusiez, monsieur le curé, mais c’est qu’on a tant besoin de vous, tant besoin de vous, monsieur le curé. On ne comprend pas ce qui nous arrive… Bien sûr qu’il y a eu des malheurs, mais enfin des malheurs, il y en a toujours. Non, ce n’est pas tellement ça que quelque chose, comment dire ? Comme une influence qui serait sur nous… Quelque chose comme une fièvre, qui fait que les bons deviennent mauvais et les mauvais pires encore. Et voilà que notre grand chalet des Entraigues a été emporté, voilà que les Essertes ont été détruites par le feu ; voilà qu’il meurt des hommes, des femmes, des enfants, comme jamais il n’en est mort ; voilà que toutes sortes de maladies qu’on n’explique pas se déclarent… Et de quoi, à présent, on a peur, c’est de l’avenir. Car tout n’est pas fini sans doute… On ne sait pas, c’est du pas naturel… Alors on s’est demandé, monsieur le curé, si vous ne viendrez pas nous aider, parce que…

Il n’alla pas plus loin.

— Tout ça ne m’étonne pas !

Le curé donna un coup de poing sur la table.

— Ces morts, ces deuils, ces maladies, que les maisons brûlent, que les bêtes crèvent, n’avez-vous pas tout mérité ?… Ah ! bien oui, par exemple, je vous conseille de vous plaindre ! (Il donna un second coup de poing sur la table.) Ne vous ai-je pas prévenus ? Des menteurs comme vous, des fornicateurs comme vous ! L’étonnant, c’est que la punition ne soit pas plus terrible encore. Il faut que le bon Dieu soit patient : plus que moi ! Et quand un malheur vous arrive, vous n’avez pas l’air de savoir pourquoi ?…

Il souffla brusquement, il se boucha le nez :

— Je dis que vous sentez mauvais, vous sentez le cadavre. Et, écoutez-moi bien, il n’y a qu’un remède, c’est de vous corriger… Que les menteurs cessent de mentir, les blasphémateurs de blasphémer… C’est simple ! comme vous voyez.

Et, éclatant de rire :

— Autant vouloir que les rivières remontent à leur source, que la neige tombe en été… Ah ! ton…

Il s’interrompit au milieu du mot, se rappelant un peu tard le respect qui est dû à l’habit qu’il portait : il se calmait d’ailleurs, il s’épongea le front ; il paraissait maintenant tout gêné ; le Président n’avait point bougé de dessus sa chaise. Et il y eut alors un instant de silence, à la suite de quoi le curé se leva. Il alla prendre son fusil dans un coin.

— Jetez-y un coup d’œil, monsieur le Président, c’est une belle arme… Ah ! c’est vrai, vous n’êtes pas chasseur…

Le Président s’était levé, lui aussi ; il secoua la tête.

— Un hammerless, un fusil de cinq cents francs ; je l’ai eu d’occasion. Regardez-moi ça !

Il le retournait dans sa main, et, faisant jouer le ressort :

— C’est aussi soigné de travail qu’un mouvement d’horlogerie, plus soigné de travail que mes paroissiens.

Et il rit encore une fois, d’un rire qui sonnait faux, pendant que le Président le considérait, n’y comprenant plus rien sans doute et gardant sur le cœur le poids de ces reproches que, personnellement, il n’avait pas mérités…

On a eu un bon mouvement, c’est ainsi qu’on vous en récompense ! Il se disait : « Une autre fois, je ne me dérangerai pas. »

Mais voilà que, comme il arrivait devant chez lui, la plus grosse des cloches laissa tomber un long coup sourd. C’est quand ils frappent avec le bout du battant contre le rebord de bronze. On dirait que la voix monte de tellement profond qu’elle a de la peine à percer. C’est comme un gémissement qui vient, puis un autre, encore un autre ; et ceux qui sont sur les chemins, ceux qui travaillent dans 11es bois, ceux qui arrachent les pommes de terre, ceux qui avec une petite scie à main sont en train d’abattre les haies, le berger qui garde ses chèvres, la vieille qui fait un feu de bois mort, tous : « Pour qui est-ce qu’on sonne ? » et ils se signent.

Boum !… Il y a quand même grande peine chez les hommes. Où qu’on soit, quoi qu’on puisse faire, on est en face de la mort. Elle ne permet pas qu’on l’oublie : qu’un instant on n’y pense pas, et elle se rappelle à vous.

Boum !… Mon grand-père et ma grand-mère sont morts, ma tante Fridoline est morte, mon petit frère Jean est mort, mon petit frère Pierre est mort, ma sœur Martine va mourir : moi aussi, je dois mourir.

Boum !… Seigneur, notre Dieu, protégez-nous dans notre affliction, sans vous on n’est rien, on a terriblement besoin de vous, Seigneur notre Dieu, dans notre misère, ayez pitié de nous, Seigneur.

Boum !… On ne m’avait pourtant pas dit qu’il y avait quelqu’un de si malade. Je n’ai pas vu passer le Saint-Sacrement. Est-ce peut-être pour le vieux Borchat ? On lui avait mis des sangsues.

Boum !… Il faisait un jour tout gris. Ils étaient une centaine d’hommes et une centaine de femmes, ils étaient tout noirs dans le blanc. Les hommes allaient devant, les femmes suivaient. Il y avait sur la bière un drap noir à ornements d’argent, qui étaient des têtes de mort au-dessous de deux os croisés, et les porteurs marchaient au pas afin d’éviter les secousses. Ils montèrent la rue du village, ils passèrent devant la fontaine. On voyait pendre au bord des toits comme des barbes de glaçons. Le grand tilleul qui n’avait plus de feuilles semblait un arbre en fil de fer. On n’entendait point d’autre bruit que celui de ces gros souliers ferrés rabotant ensemble la route gelée et l’éclatement lourd des coups de la grosse cloche, sous lesquels, par moment, tout était écrasé. On tourna la nef, on arriva devant la grille du cimetière. Elle surmonte un petit mur. À des croix de bois peintes en bleu, sont pendues des couronnes de perles, avec un verre bombé sous lequel on voit un bouquet, une inscription, deux mains qui se serrent. On suivit l’allée du milieu. Joseph marchait au premier rang. À ce moment déjà, on dut le soutenir. Mais, quand le trou fut là, ce fut bien autre chose encore : deux hommes le prirent chacun sous un bras…

Est-ce qu’on est seulement entré à l’église ?… il ne sait plus rien, il ne sent plus rien. Ils étaient deux hommes à le tenir ; il flottait entre eux comme un arbre scié au pied. Tantôt il penchait de côté, tantôt il tombait en avant. Mais il était solidement tenu, en sorte qu’il assista à tout. Et il lui fallut assister à tout. Il vit descendre son passé, son espoir, sa raison de vivre ; mon Dieu ! est-ce possible, c’est les entrailles qu’on m’arrache, c’est le cœur de mon cœur, la pensée de ma pensée. Elle était ma seule vendange, la seule richesse de mon grenier… Il s’était mis à plaindre, comme si on lui fouillait dans le ventre avec un couteau. Pauvre ! c’est Joseph Amphion : un enfant lui était promis, l’enfant est mort, sa femme est morte. Mais c’est aussi qu’il s’était mis à réfléchir, et il recommençait en lui-même : « Est-ce que j’ai toujours été bon pour elle ?… Est-ce que j’ai toujours été avec elle comme je lui avais juré d’être, lui ayant passé l’anneau au doigt, certain jour ? Et encore, quand elle se débattait dans son lit, et moi, injustement, je disais : « Ce n’est plus elle ! » peut-être que, si j’étais venu et si je l’avais embrassée, elle aurait été délivrée par l’opération de l’amour… Elle m’aurait reconnu ; elle m’aurait dit : « C’est toi ! » ô meilleure que moi, toute belle, – et je ne l’ai pas fait, et la voilà qui s’en va !… C’est ma faute, c’est ma faute à moi !… » Les mottes tombèrent sur la caisse, on l’emmena.

Et les autres s’en allèrent derrière lui, rentrant chez eux, mais ils n’étaient guère moins misérables. Ils ne disaient rien, ils n’auraient pas pu. La cloche s’était tue, un grand silence régnait. Sous l’ombre du ciel qui pendait très bas, et enveloppait le village, comme pour montrer à l’avance l’isolement où il allait entrer, ils revenaient par petits groupes ; et, arrivés devant chez eux, courbant la tête, s’enfonçaient sous la porte basse comme la bête dans son trou…



III modifier

Ils ne pensaient pourtant pas que les choses iraient si vite. Quinze jours, tout au plus, qui passèrent encore, et trois femmes, trois jours de suite, furent frappées de la même façon qu’Héloïse : les trois fois, Branchu était là. Ce fut ensuite le tour d’Herminie.

Ils étaient une dizaine d’hommes arrêtés au bout de la rue, quand cette pauvre Herminie arriva ; il se trouva qu’au même instant Branchu sortit de chez lui. Il semblait ne plus se cacher. Il se tourna vers Herminie. Il avait les mains dans les poches, il souriait drôlement. Ils ont dit depuis que ses yeux avaient changé de couleur. Ce qui est sûr, c’est que c’est juste dans le temps que son regard se posait sur Herminie qu’elle sentit cette douleur ; et elle cria elle aussi, elle leva les bras elle aussi ; puis elle s’abattit, comme si ses jambes fondaient sous ses jupes. L’autre alors se mit à rire (à ce qu’on raconte), et il dit tout haut (à ce qu’on raconte) : « C’est la cinquième, ça va bien !… »

L’étonnant est que les hommes n’eussent point pensé à se jeter sur lui tout de suite, mais tout se passa si rapidement qu’ils furent pris au dépourvu. Branchu put disparaître tout à son aise.

Peu à peu, cependant, tous ceux qui, dans le village, n’avaient pas encore pris son parti (et c’était le plus grand nombre) se mettaient en mouvement. On commença par porter Herminie chez elle ; quatre des hommes qui étaient là y avaient suffi ; les autres couraient de rue en rue, et ils s’arrêtaient à chaque porte, heurtant ou l’ouvrant toute grande et criaient : « Venez-vous ? » À quoi on répondait : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Mais les autres étaient déjà repartis. Le rassemblement se fit sur la place. Ils s’étaient armés de tout ce qui leur tombait sous la main. Les uns avaient empoigné une fourche, d’autres un manche d’outil ; certains s’étaient munis de leur fusil de chasse, certains brandissaient une faux ; et, de tous les côtés, une rumeur montait, comme d’un torrent sur les pierres.

Quelques-uns arrivaient encore ; ils demandaient :

— Qu’est-ce que c’est ?

Et la nouvelle était une fois de plus commentée ; des bras se levaient, des têtes étaient secouées ; et plusieurs éclataient de rire, dans leur rage, parce qu’on pensait : « Comment a-t-on pu se laisser faire, comment n’a-t-on pas deviné plus tôt ? Pauvres femmes ! un rien de plus, et elles y auraient toutes passé ! »

Ils ne cherchaient point d’ailleurs à connaître, malgré l’inouï de la chose, de quels moyens Branchu avait pu se servir pour en arriver à ce résultat : supprimons-le d’abord, se disaient-ils, là est le vrai. C’est la raison pour quoi ils s’étaient rassemblés, et en si grand nombre. Mais, contre un homme de cette espèce, plus on est nombreux, mieux ça vaut. Pour finir, la place de l’Église se trouva trop étroite. Il ne leur manquait plus qu’un chef ; par bonheur, le grand Communier les dépassait tous de la tête, c’est ce qui fit qu’on s’adressa à lui : « Est-ce qu’on y va ? Allons, décide, c’est toi qui commandes ! » Et le grand Communier, bien que pris au dépourvu, leva le bras ; tous se turent :

— On va d’abord aller voir s’il n’est pas chez lui.

Cette fois, tout s’ébranlait ; une bande prit par la rue, l’autre par derrière les maisons : quel bouleversement c’était ! Il n’y avait pas que les hommes dans la force de l’âge : même les trop vieux, les infirmes, même les femmes et les enfants, tout coulait dehors, criait aux fenêtres, appelait en haut des perrons. Il y avait aussi des filles qui riaient parce qu’elles étaient à l’âge où on s’amuse de tout ; on voyait leurs jupes troussées découvrir, sur leurs gros mollets, des bas de laine de toutes les couleurs.

Communier avait heurté à la porte de Branchu ; il dit : « Y a-t-il quelqu’un ? », il avait empoigné son fusil par le canon, il se mit à donner des coups de crosse dans la porte.

Et maintenant ils étaient deux ou trois à cogner, et alors ça ne traîna guère, car déjà la porte cédait. Ils se précipitèrent tous à l’intérieur de la maison. Point de Branchu, d’ailleurs, mais ça ne faisait rien. « Allons-y quand même ! » Ils y allèrent. Les vitres volèrent en éclats. On vit la belle enseigne, avec ses deux peintures, se mettre à pendre par un bout, puis elle se fendit en deux sur le pavé. D’autres attaquaient d’en dessous, avec une perche, la toiture : les lourdes dalles d’ardoise dont elle était recouverte dégringolèrent, les chevrons se montrèrent à nu.

À la fenêtre d’une maison voisine, un petit vieux criait : « Malheureux ! qu’est-ce que vous faites ? » C’était le propriétaire, personne ne l’écoutait.

Il put crier tant qu’il voulut : jamais ouvrage ne s’était fait si vite, on n’avait jamais vu de si bons ouvriers. Ils ne se reposèrent point qu’ils n’eussent mené à bien leur tâche, quoique à bout de souffle et tout en sueur ; mais, même ce tas de débris, il leur fallut le travailler encore, et ils se démenaient dessus, le piétinant et le repiétinant.

C’est que nous sommes heureux de sentir notre force. On s’est moqué de nous : montrons, cette fois, qui on est. Et ils retournaient à ces ruines, comme pour les ruiner davantage, dispersant les décombres à coups de pied tout autour d’eux.

Ensuite il y eut retombement, parce qu’ils ne savaient plus que faire ; et puis la fatigue venait.

On résolut d’aller fouiller les bois au-dessus du village, où on pensait que l’homme s’était réfugié ; mais ils n’étaient plus si nombreux, et l’élan qu’il faut leur manquait.

Ils s’engagèrent sur la pente qui domine le village, y cherchant des traces de pas. Ils n’en aperçurent aucune, bien qu’elles dussent se voir de loin, dans tout ce lisse, tout ce blanc. Et, sur les chemins où il y en avait, là il n’y en avait que trop, et trop embrouillées pour qu’il fût possible de s’y reconnaître. Ils poursuivirent donc au hasard, les uns sur un des chemins, les autres sur l’autre, et arrivèrent presque en même temps à la forêt. À cet endroit, les chemins se perdirent. Ils eurent beau battre les buissons, nulle part ils ne découvrirent rien qui pût seulement indiquer que personne eût pris de ce côté-là. De temps en temps, un gros oiseau, gris de plumage, montait lourdement vers le couvert des branches enchevêtrées formant plafond, où il se heurtait, éperdu ; ils firent aussi lever un lièvre, qu’ils ne réussirent même pas à attraper. À part quoi, rien, mais rien du tout, et autour d’eux, plus ils montaient, plus s’accumulaient en masses carrées, qui allaient se superposant, comme pour leur fermer le passage, toutes ces apparitions blanches qui avaient été des troncs abattus, des buissons, des blocs de rocher. L’après-midi s’avançait, bientôt ils perdirent courage. Et, quand la première forêt fut traversée, après quoi vient une sorte d’étage plat, et qu’ils s’y furent rassemblés, et se furent comptés aussi, il devint évident qu’ils ne seraient jamais de force à aborder l’autre forêt qui se levait plus en arrière, plus raide celle-ci, plus redoutable encore, et immédiatement adossée aux rochers.

Ils piétinèrent un moment sur place ; quelqu’un dit : « Si on veut être rentré avant la nuit, il ne faut pas tarder plus longtemps. »



IV modifier

Du café chaud les attendait, on avait allumé des grands feux dans les cuisines ; ils s’assirent devant le feu ; une vapeur montait de leurs habits qui séchaient.

Ils disaient :

— On a fait ce qu’on a pu.

On disait :

— C’est sûr, il y a un sort.

Et on se parlait à l’oreille, vu que c’étaient des choses dont on n’ose pas parler tout haut.

Toutefois, il y avait aussi des choses dont on osait parler tout haut ; c’est ainsi que le bruit courait que personne n’avait vu Lhôte depuis que Branchu avait disparu.

Il se trouvait qu’on disait vrai ; Lhôte n’était pas rentré chez lui de tout le jour, et dans le soir venu la vieille Marguerite, sa mère, se rongeait le cœur à l’attendre. D’ailleurs tout ce qui venait de se passer l’avait jetée dans un grand trouble, parce que, elle, elle avait été guérie par cet homme, et elle était au seuil de la mort quand cet homme était venu, qui n’avait eu qu’à la prendre par la main pour la ramener à la vie : alors, c’est quand même une dette ; on donnerait tout ce qu’on a qu’on ne pourrait pas la payer : et voilà maintenant qu’ils disent que c’est un méchant homme ; voilà que maintenant ils ont tout cassé chez lui et ils lui ont couru après.

Elle était seule, elle écoutait : des bruits venaient encore du village, bien qu’il fût déjà tard, mais personne ne semblait vouloir aller se coucher, ce soir-là ; c’était comme une autre nuit de Noël, une fausse nuit de Noël. Minuit sonna, elle attendait toujours, des gens continuaient d’aller et de venir devant sa porte ; on entendait causer dans les maisons voisines ; et, redressant péniblement sa tête (assise ainsi devant le feu, dans son vieux corsage noir plat et sa grosse jupe à beaucoup de plis), toutes les fois qu’un bruit de pas ou une voix se faisait entendre, elle se disait : « Est-ce lui ? »

Lhôte ne venait toujours pas. C’est ainsi que peu à peu tout redescendit au silence, parce qu’une heure avait sonné et deux heures allaient sonner.

Elle était entrée dans sa chambre, elle avait commencé à se déshabiller. Il lui sembla alors qu’une main tâtonnait au trou de la serrure. Elle prêta l’oreille ; en effet, quelqu’un avec une clef devait chercher à ouvrir la porte d’entrée, et c’était une très vieille serrure compliquée, avec un loquet à secret. Il y eut pourtant pour finir le craquement qu’elle attendait. Alors elle n’hésita plus ; à moitié déshabillée, elle courut à la cuisine. Juste au moment qu’elle y arrivait, la porte lentement s’ouvrit (et elle ne grinça point, la porte) ; elle vit entrer son fils. Ayant levé la main, il lui fit signe de se taire.

Lhôte avait refermé la porte avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour l’ouvrir, il s’était avancé et, avant qu’elle eût eu le temps d’ouvrir la bouche :

— Mère (il parlait très bas et très vite), prépare-moi du pain, du fromage, de la viande séchée, une bouteille de vin. Donne-moi aussi des couvertures, mère, les plus chaudes, celles qui sont dans mon lit…

Elle ne fit attention qu’à sa dernière phrase, elle dit :

— Et toi ?…

Il reprit, sans répondre :

— S’il te plaît, dépêche-toi, parce qu’il est déjà tard et la nuit sera bientôt passée…

Et, comme elle ne bougeait toujours point, il alla lui-même ouvrir le râtelier et prenait, dedans, les provisions mises de côté sur des assiettes…

— André !

Il se retourna.

— André, tu es mon fils, dis-moi tout…

Il lui demanda :

— Quoi te dire ?

Elle dit :

— Me dire à qui…

Il répondit :

— Est-ce bien vrai, mère ? tu n’as pas encore compris ?

Il s’était redressé ; elle voyait ses beaux grands yeux noirs briller à la lumière de la chandelle. Elle voyait que c’était son fils, qu’il était grand, qu’il était beau. Elle voyait que ses habits étaient trempés ; de la neige fondue pendait en gouttes après sa barbe.

Elle courut à lui, elle le prit par le cou :

— André, rappelle-toi, on a toujours vécu ensemble ; il fait froid dehors, tu seras malade. Reste avec moi !

Elle recommença :

— Il ne saura rien…

Elle continua :

— Et puis ils disent que c’est un méchant homme.

Mais il l’avait repoussée durement, il avait haussé la voix :

— Mère, toi aussi, rappelle-toi ! Quand ils t’avaient couchée sur ton lit, rappelle-toi, et qu’ils disaient : « Elle est perdue. » Ça n’est pas bien vieux, mère ; moi, je n’ai pas oublié…

Elle avait laissé retomber ses bras, elle ne disait plus rien.

Il reprit : « Faisons vite ! » À peine si elle pouvait se tenir debout. Il avait été prendre un panier : il y mit tout ce qu’il fallait en fait de provisions, le pain, la viande, le fromage, plia dessus les couvertures ; et elle, pendant ce temps vainement, elle s’agitait : ses mains étaient trop hésitantes, elle ne faisait que le gêner.

Il n’en était pas moins prêt. Il se dirigea vers la porte. Et, comme il sortait :

— Je reviendrai la nuit prochaine ; tâche que je n’aie pas besoin d’attendre, cette fois.

Il était déjà loin quand elle s’aperçut qu’il ne l’avait pas embrassée.

Il revint comme il avait dit. Il y eut trois nuits qui passèrent. Il y eut une quatrième nuit qu’il gelait plus fort que jamais et une grosse toux grinçait dans sa poitrine. Elle n’y put plus tenir, elle se disait : « C’est à cause de cet homme : peut-être qu’il va mourir à cause de cet homme. Et il est vrai que cet homme m’a guérie, mais, s’il devait en être ainsi, il aurait mieux valu qu’il m’eût laissée mourir. » On ne partage pas son cœur en deux comme une pomme ; elle vit qu’il lui fallait le donner tout entier. Elle vit aussi à qui elle allait le donner. Et c’est ainsi que, cette quatrième nuit, elle suivit son fils et connut le lieu où il se rendait, – marchant secrètement derrière lui au clair de lune.

Elle redescendit, elle n’eut qu’à aller trouver Communier. Elle lui dit : « C’est seulement à la condition que, si mon fils était avec lui, vous ne lui fassiez pas de mal, à mon fils, parce qu’il n’a jamais eu de mauvaises intentions, et cet homme l’a trompé. »



V modifier

Le jour parut comme ils étaient déjà en route ; ils s’étaient partagés en deux troupes, de manière à cerner l’endroit où Branchu s’était réfugié.

D’après ce que la vieille Marguerite avait dit, c’était dans une épaisse haie en haut d’un champ nommé les Moilles ; et un peu au-dessous commence une côte rocheuse, qui dégringole à pic vers la vallée.

Il faisait un gros brouillard. À peine s’ils s’apercevaient d’un rang à l’autre, et le rang qui allait devant semblait, pour celui qui allait derrière, comme sa propre ombre qui le précédait. Mais ils ne songeaient qu’à pouvoir s’approcher de l’homme sans être découverts, et cette force de brouillard, quoique pas commode pour se diriger, les servait mieux que le plus beau soleil. Ils s’appliquaient à ne faire aucun bruit. Heureusement qu’il y avait de la neige : on est dedans comme dans du coton, on est dans la ouate, on est dans de la plume ; et, jusque parmi les rocailles, c’était silencieux au-dessous d’eux et autour d’eux, comme pour qui va tirer la perdrix (cette perdrix de chez nous, qui est la rouge, qu’il faut surprendre). Ils avaient leurs bâtons, leurs fourches, leurs manches de fourches ; ceux qui avaient des armes à feu, Communier leur avait dit : « Bien sûr que, s’il se sauve, vous lui tirerez dessus. »

Ils étaient cependant arrivés à la côte, ils l’avaient prise de flanc. Par-ci, par-là, la neige n’avait point tenu ou s’était éboulée, en sorte qu’ils marchaient sur le sol gelé. Il fallait faire attention, vu l’escarpement de l’endroit. Mais ils avaient le pied montagnard, puis ce n’était pas la première fois qu’ils couraient les pentes l’hiver : il faut bien aller faire le bois, plusieurs aussi étaient chasseurs. Et, étant arrivés au-dessous du lieu où, d’après ce que la vieille Marguerite leur avait dit, l’homme se tenait caché, ce champ nommé les Moules, qu’ils n’apercevaient pas encore, parce que la crête le leur masquait, ils se mirent à grimper droit devant eux.

À ce moment, le vent commença à souffler. Il se fit comme des cavernes dans le brouillard. Elles se creusèrent, elles s’élargirent. Bientôt, les voûtes commencèrent à céder. Ce qui semblait fait d’un seul bloc apparut composé de gros moellons qui chancelèrent ; les masses jouaient les unes sur les autres ; finalement, tout s’écroula.

Rien ne pouvait être plus contrariant pour eux, comme ils virent ; vite, ils s’étaient baissés et c’est en se tenant baissés qu’ils franchirent ce dernier espace. Tout à coup, en effet, un grand rayon de soleil vint, qui les frappa sur le côté. Ils tendirent le cou, ils regardèrent. lis ne furent pas surpris de voir que le pré des Moules s’offrait tout entier à la vue, et également les bois au-dessus, où il y avait seulement (restes du brouillard disparu) comme des coussins posés çà et là. Mais où leurs regards s’arrêtèrent surtout, ce fut sur la haie en face d’eux, une haute haie épineuse, qui s’allongeait tout en travers du champ. Elle s’adossait à un talus. C’était la hauteur même de ce talus qui la faisait paraître si haute. La neige dont elle était couverte avait fait ployer les branches d’en haut qui surplombaient à la façon d’un toit : il y avait dedans des espèces de niches. Et, devant l’une d’elles, la neige était foulée.

Ils surent tout de suite ce que cela signifiait ; ils se mirent à courir, se déployant en un grand demi-cercle, tandis que l’autre troupe apparaissait à la lisière de la forêt. Rien cependant ne bougeait dans la haie. Et voilà, dans la haie, dont les branches entrelacées faisaient penser aux mailles d’un panier, il y avait comme une chambre ; et dedans Branchu, et Branchu dormait.

L’occasion était trop belle. Ils se dirent : « On lui réglera son compte plus tard : contentons-nous pour le moment de l’empêcher de se défendre. » Ils vinrent, ils s’approchèrent encore ; trois des plus courageux se jetèrent alors sur Branchu, l’un l’empoignant par le cou, l’autre par les bras, le troisième par les jambes ; on leur tendit des cordes, une bousculade se fit : déjà Branchu avait été tiré de sa cachette et, tandis qu’un des hommes le maintenait sous son genou, les autres lui attachaient les mains et les pieds.

Il n’avait nullement semblé, d’ailleurs, avoir pensé à s’enfuir, ni à se défendre : il ne s’était même point débattu ; couché maintenant sur le dos, les bras noués à la ceinture, il regardait autour de lui en souriant.

Pour eux, qui le tenaient, ils ne s’en inquiétaient guère. Qu’il sourie ou non, qu’il ait cette figure-là, ou une autre, peu nous importe, l’important est qu’on l’ait pris. Une grosse gaieté leur était venue ; ils se pressaient autour de l’homme, se moquant de lui bruyamment. Ils disaient : « Il faut que ce soit beau, on va lui faire cortège. Communier, tu n’es plus le chef, laisse-lui le commandement ! » Et voilà qu’ils se rangeaient déjà deux par deux sur le chemin. Un vide fut laissé au milieu de la colonne, on amena Branchu, voilà bien où était sa place, parce que, nous qui allons devant, nous sommes là pour l’annoncer, et, ceux qui viennent derrière, lui font escorte, comme à un Roi.

Roi de malheur, on t’a en notre pouvoir, maintenant ! On l’apporta, ils éclataient de rire, on voyait ce paquet qu’on se passait à bout de bras, puis deux des hommes l’assirent sur leurs épaules.

Il fut là comme sur un trône, qui est bien la place d’un Roi. Le cortège se mit en route. Ils allaient deux par deux sur le chemin pas encore battu, mais où, à cause de leur nombre, ils s’ouvraient passage sans peine ; au-dessus de leurs têtes, leurs bâtons se dressaient, et les canons de leurs fusils ; des cris, des rires montaient de la colonne ; des plaisanteries étaient envoyées, passaient de rang en rang, étaient renvoyées ; et autour d’eux, par tout l’espace, brillait en longs reflets le grand blanc de la neige, toute découlante d’un miel de soleil.

Même le soleil qui est de la fête et notre Roi est avec nous ! On le porte, parce que les Rois sont toujours portés, les Rois ne quittent pas leur trône ; on lui tressera une couronne, on lui mettra en main le bâton de commandement. Ils continuaient de parler beaucoup, ils n’en avançaient pas moins vite. Et bientôt le village fut en vue, qu’on découvrit, du haut de la dernière pente, tout pelotonné dans son creux, comme un petit chat qui a froid.

Tout de suite, le cortège avait été aperçu ; tout de suite les gens accoururent. Une vieille femme allait devant eux. Malgré la peine qu’elle avait, toute raidie par l’âge et voûtée et boiteuse, elle les avait devancés et, seule, s’arrêtant au milieu du chemin :

— Est-ce qu’il est avec vous ?

Ils s’avançaient toujours ; ils faisaient tant de bruit qu’on n’entendait pas ce qu’elle disait. Mais ils avaient tout de suite reconnu la vieille Marguerite, et, qui elle réclamait, ils ne furent pas longs, non plus, à s’en douter.

— Non, crièrent-ils, on ne l’a pas vu.

Ils n’étaient plus qu’à quelques pas d’elle ; elle leva les bras : « Alors à quoi a-t-il servi… et elle secouait la tête, à quoi a-t-il servi que j’aie trahi celui qui m’a guérie, si mon fils n’est pas retrouvé ? »

Puis, changeant de ton, et tendant les mains : « Ah ! mon Dieu ! c’est lui qu’ils amènent ! » Elle le regarda, elle le vit qui était porté : « Quel mal vous a-t-il fait ? » cria-t-elle encore, puis elle s’élança comme pour le leur arracher des mains.

Mais déjà ils l’avaient écartée. On l’entendit qui sanglotait ; ses sanglots furent étouffés. La foule en effet s’était rapidement accrue, des cris en venaient maintenant, et, en réponse, de la colonne d’autres cris s’élevaient, avec toujours ces mêmes rires : « C’est notre Roi qu’on vous amène, honorez-le comme on doit à un Roi ! »

Une femme sortit de la foule qui faisait la haie ; elle lui cracha au visage. Une autre femme vint.

Une troisième femme vint et elle lui cracha au visage.

Les porteurs le laissèrent descendre un peu, de façon qu’il fût à portée, et encore des femmes vinrent et elles lui crachèrent au visage.

Ils arrivèrent aux premières maisons, dont était celle de Joseph. Joseph sortit de chez lui, il tenait à la main une branche d’épines ; il frappa l’homme en pleine face et si fort que le sang coula.

Ils entrèrent dans la rue qui tourne, ils passèrent devant la fontaine ; ils montèrent un peu, ils arrivèrent sur la place, elle était couverte de monde. Il n’y avait plus de cortège, la foule l’ayant débordé ; on aurait dit, entre les toits, comme une rivière de têtes qui aurait coulé en tous sens. Et de même qu’un tronc qui se dresse, tenu debout par la violence du courant, on en voyait sortir le haut du corps de l’homme avec son visage souillé, ses yeux qui pleuraient du sang.

Les gens qui étaient sur la place, le voyant venir, crièrent :

— Qu’est-ce que vous allez lui faire ?

La réponse fut :

— On va lui couper le cou.

Les gens qui étaient sur la place :

— Et avant, qu’est-ce que vous allez lui faire ?

— On lui arrachera les ongles des mains et des pieds, on lui crèvera les yeux, on lui coupera la langue, on lui enfoncera un fer rouge dans les oreilles…

— Mais encore ? demanda quelqu’un.

Une voix dit :

— On le clouera par les mains et par les pieds à une porte de grange, comme une chouette.

— C’est ça, clouons-le

Des filles étaient debout sur le banc qui entourait le tilleul, des gamins avaient grimpé jusque sur les fenêtres de l’église ; les filles se prenaient la tête dans les mains, les gamins se penchaient en avant pour mieux voir. Un grand mouvement en rond se fit, au milieu duquel on voyait Branchu tourner rapidement sur lui-même. Il pencha, il se redressa, il pencha de nouveau, disparut. À ce moment, deux hommes fendirent la foule : l’un tenait une sorte de long bâton pointu, l’autre un marteau de forgeron. Et un mouvement de recul se fit (après ce mouvement en rond), parce qu’on s’écartait de devant eux ; ainsi un cercle se forma autour de la place où était Branchu, qui continuait d’être caché.

L’homme au bâton leva son bâton.

On cria :

— Alors est-ce vrai ?

On répondit :

— Bien sûr que c’est vrai.

Déjà le bâton s’était abattu, il s’abattit de nouveau.

On recommençait :

— Ils vont l’assommer d’abord…

— Que non ! cria quelqu’un, clouez-le vivant !

Et de nombreuses voix :

— Oui, clouez-le vivant !

— Comme une chouette !

— Comme un mauvais oiseau de nuit !

L’homme qui tenait le marteau se mit à rire, ouvrant la bouche toute grande ; on n’entendit pas son rire. On tâchait toujours de voir, on continuait de ne rien voir, sauf que Branchu était traîné. Il y avait dans le mur de l’église cette porte peinte en bleu. L’homme au marteau était monté sur les épaules d’un de ses voisins. On vit une sorte de paquet gris être difficilement soulevé, qu’on appliqua contre la porte ; puis un second homme fut hissé sur des épaules ; celui-ci tenait un couteau. Tout se tut. L’homme leva son couteau, coupa les cordes du bras gauche, coupa celles du bras droit ; la tête de Branchu pendait. Et voilà qu’à présent ils lui écartaient les bras, voilà que le marteau se levait pour enfoncer les clous…

Mais alors il y eut ce rire ; et on ne sut plus ce qui arrivait.

À peine si on eut encore le temps de voir que Branchu avait relevé la tête (en même temps il avait été lâché, en même temps l’homme au couteau et l’homme au marteau avaient sauté à terre) : et déjà la place était vide, les rues à leur tour se vidaient ; partout on entendait les portes se fermer.

Plus rien que ce rire, qui était venu ; – après quoi il n’y eut plus qu’un grand silence.

Un grand silence, et la place était vide, et au milieu se tenait l’Homme : il se tenait debout sur ses deux pieds dans le soleil ; les cordes qu’on lui avait nouées autour du corps et des jambes étaient tombées ; il avait le visage net de toute trace de souillure ; une fraîcheur de teint, comme à quelqu’un qui vient de sortir de son lit, ornait ses joues, ornait le dessous de son œil ; ses vêtements étaient parfaitement en ordre, sans une tache, sans une déchirure ; – et donc l’Homme se tenait debout sur la place et l’Homme riait, en regardant tout autour de lui.

Ensuite, il se mit à bourrer tranquillement sa pipe ; il bourra sa pipe, il l’alluma.

Mais quelqu’un arrivait en courant par la rue de derrière :

— J’ai tout vu, et je suis venu.

Et, se prosternant devant l’Homme :

— Ils t’ont craché à la face, ils t’ont battu d’épines…

De plus en plus Lhôte baissait la voix :

— Et ils ont voulu te crucifier, mais ta puissance s’est révélée à eux, parce qu’il est écrit : « Il révélera sa puissance… »

L’Homme s’était mis à le considérer, sans rien dire, soufflant par moment devant lui une bouffée de fumée bleue. Et celle qui devait venir eut ainsi le temps de venir aussi.

C’était la vieille Marguerite, parce qu’elle avait guetté son fils ; et maintenant elle arrivait, disant :

— Fais de moi ce que tu veux ; je crois ce que tu crois, j’aime qui tu aimes…

Elle vint ; elle se jeta à genoux.

Mais Lhôte s’était redressé :

— Va-t’en ! je ne te connais plus.

Elle tomba, la face dans la neige.

Alors un ricanement se fit entendre, suivi d’un crachotement et d’une petite toux ; on vit que c’était Criblet, surnommé Serpent, qui fut le troisième et dernier.

Il n’allait pas droit, lui, parce qu’il n’allait jamais droit.

— Que tu sois Jésus ou le Diable, peu m’importe ; mais je sais qu’avec toi on sera mieux soigné qu’ailleurs…

Il voulut lever le bras et ne le put, car il serait tombé ; il toussa de nouveau, il s’essuya la bouche :

— Et tu m’as fait déjà gagner cent francs ; alors… alors, je me suis dit que tu m’en ferais bien gagner autant une autre fois.




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