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CHAPITRE DEUXIEME

I modifier

Les signes, à vrai dire, ne commencèrent à se montrer que beaucoup plus tard ; il y avait bien trois ou quatre mois que Branchu était installé au village.

C’est quand octobre fut venu ; un matin que Baptiste le chasseur tirait un lièvre, son fusil lui éclata dans les mains.

On l’assit sur un tas de fagots devant chez lui ; les femmes allèrent chercher un baquet, en un rien de temps, l’eau fut rouge. Et, lui, quoique solide, voyant son sang couler, une fadeur lui venait à la bouche. « Mon Dieu, disaient les femmes, le voilà qui prend mal ! » Cependant, de dedans le corps, la machine à pression du cœur continuait à pousser à l’air un jet mince, et on ne put l’arrêter que quand on se fut procuré une bonne épaisseur de toiles d’araignées, dont on fit une application.

Trois jours après, un nommé Mudry, qui était le cousin de Baptiste, tombait d’en haut une paroi d’une centaine de mètres et se fendait la tête en deux.

La petite Louise, la fille du sonneur, prit le croup. Deux bêtes crevèrent, la même nuit dans la même étable. Un fenil tout neuf brûla.

Mais tout cela n’était encore que des évènements extérieurs à vous ; il peut y avoir ce qu’on appelle des coïncidences, même un proverbe dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Le plus inquiétant fut donc ce qui se passait au dedans des gens, parce que leur nature changeait rapidement, et pas tout à fait dans le sens qu’il aurait fallu pour leur bien.

Il y eut, par exemple, Trente-et-Quarante, qui avait eu un enfant d’une autre femme que la sienne, et, comme l’enfant lui coûtait cher et que, cette femme, il ne l’aimait plus, un soir donc que le petit dormait, la mère ayant été chercher de l’eau à la fontaine, il le mit dans un sac qu’il noua par le bout, et, se laissant aller droit en bas la pente jusqu’à la plaine, le jeta dans la rivière qui coule là. Il avait attaché une grosse pierre au paquet. Il voyait le paquet descendre, il le regardait descendre ; et il était plein de contentement.

Il y eut aussi cette bataille de garçons, une nuit de la fin de la vendange qu’ils remontaient en troupe au village, et il est vrai qu’ils avaient un peu bu, et le vin nouveau est méchant, mais il n’est pas possible que le vin eût été seul en cause.

À ce qu’on raconta depuis, la dispute avait commencé au sujet d’une fille que l’un d’eux s’était vanté d’avoir embrassée quand ce n’était pas vrai ; alors pourquoi est-ce qu’il s’en vantait ?

On peut bien taquiner quelqu’un, mais à la condition de savoir s’arrêter quand on voit que la plaisanterie tourne mal ; ce Bernard fit tout le contraire.

Et l’autre, alors, le véritable amoureux, qui se nommait Jean, n’avait plus pu se tenir :

— Tais-toi ! sans quoi…

— Sans quoi ?… avait demandé Bernard.

Ils étaient une quinzaine, il faisait complètement nuit ; cela se passait tout en haut du dernier raidillon qu’on prend pour éviter les lacets de la route, c’est-à-dire à quelques pas du village ; les deux voix tout à coup étaient montées dans le silence.

Ils s’étaient jetés l’un sur l’autre. Et ceux qui les accompagnaient, au lieu de chercher à les séparer, comme on tâche toujours de faire, s’étaient trouvés partagés en deux camps ennemis, et les excitaient tour à tour : « Vas-y, Bernard ! » « Vas-y, Jean ! » qui n’avaient pourtant pas besoin d’être excités, parce qu’une égale fureur leur avait enflammé les moelles.

Trois fois ils s’étaient relevés, trois fois ils étaient retombés ; une petite lune sortait de derrière les nuages. Lune, tu es témoin, c’est le soir sur la route, et c’est le temps de la vendange, et aussi on a beaucoup bu ; mais ça n’explique pas pourquoi les deux garçons se tiennent comme ça couchés l’un sur l’autre, et celui qui est dessus tape de toutes ses forces dans la figure de celui qui est dessous. Et à présent, est-ce qu’on comprend mieux ? parce qu’ils ne sont plus seulement les deux à se battre, mais tous ceux qui sont là se sont empoignés. On ouvrait les fenêtres. Les hommes sortaient avec des lanternes, ils disaient : « Qu’est-ce qu’il arrive ? » et puis voyant que la lune éclairait : « Mon Dieu ! là-bas ! » et les femmes : « Mon Dieu Mon Dieu ! » et les femmes sorties, et jusqu’à des enfants en chemise, bien que la nuit fût froide, et la bise soufflait.

Les plus courageux des gens du village s’étaient approchés, quelques-uns armés de bâtons ; mais vainement essayèrent-ils d’intervenir, il fallut attendre que la bataille prît fin d’elle-même, faute de combattants.

Quatre d’entre les garçons restaient étendus sur la route. Le lendemain matin le sang n’était pas encore sec, qui avait fini par former des flaques ; longtemps une sorte de croûte brune resta collée à la chaussée, que le vent peu à peu fit s’écailler et emporta.

Quant à Jean, il garda le lit six semaines. Là aussi fut l’étonnement que lui, qui, au fond, était dans son droit, eût tout le mal et Bernard rien. Il avait la mâchoire cassée, le front fendu, un pied foulé, des plaies sur tout le corps, une grosse fièvre le prit, on le veillait, le médecin qu’on avait appelé parla d’abord d’une fracture du crâne, on crut un moment qu’il n’en réchapperait pas ; et, pendant ce temps, Bernard faisait le beau par le village, disant : « Il me connaît à présent, il ne viendra plus s’y frotter. » Et riait en se rengorgeant. Et ce qui devait arriver arriva, qui fut qu’il prit à Jean son amoureuse, bien qu’il ne songeât point à elle, mais ce fut elle qui vint un jour, et, lui ayant passé le bras autour du cou, elle lui disait : « Je t’aime, parce que c’est toi qui es le plus fort. »

Il n’y avait là aucune justice, mais c’est qu’il semblait assez qu’elle eût quitté le pays. Ainsi encore ce ménage de Clinche, qui était pourtant autrefois un homme raisonnable et doux, et sa femme une brave femme, et ses enfants de gentils enfants et faciles à élever ; mais brusquement l’humeur de Clinche avait changé ; et, toutes les fois qu’il rentrait chez lui, il se répandait en paroles dures à l’adresse de sa femme et en reproches pas justifiés.

Tantôt c’était la soupe qui était trop chaude ou trop froide ; tantôt une odeur, disait-il, qu’il y avait dans la cuisine, et l’odeur le faisait tousser ; tantôt le ménage n’était pas en ordre, ou bien, quand le ménage était en ordre, il accusait sa femme de perdre son temps ; il cherchait de toute façon l’occasion d’une querelle ; hélas ! on voit venir les coups.

Ils vinrent. Car d’abord sa femme ne répondit point. Docile de nature et pétrie à l’obéissance, elle s’étonnait seulement de voir son mari changé à ce point, mais on sait assez que les hommes changent ; et elle prenait patience.

Mais, comme la mauvaise humeur de Clinche ne passait pas et qu’au contraire il devenait chaque jour plus exigeant et plus brutal :

— Oh ! Jean, lui dit-elle une fois, ne se contenant plus, comment as-tu déjà tout oublié ? Rappelle-toi le temps où tu venais me faire la cour, tu ne me parlais pas si durement alors, les mots n’étaient même jamais assez doux, et moi je disais non, mais tu m’as fait pitié, quand tu venais la nuit pleurer sous ma fenêtre… Et maintenant c’est toi qui ne veux plus de moi…

Il répondit :

— Fous-moi la paix ! Regarde le temps que tu perds. Empoigne-moi ce balai, je te dis, et plus vite que ça, sans quoi…

Il leva la main, sur elle. Les enfants se mirent à pleurer.

C’est l’enfer dans cette maison, on entend le petit Henri qui dit à son père : « Papa, s’il te plaît, papa, papa, ne me bats pas ! » et il se traîne à genoux dans la cuisine, mais l’autre ne voit, ni n’entend, il tape sur le petit Henri comme il a tapé sur sa femme, et tout le village le sait, à cause des cris qui se font entendre, jusqu’à ce qu’un coup de vent passe et tout est emporté. Seulement le vent tombe de nouveau, alors la petite voix de nouveau sort de dedans l’ombre et le silence, se mourant peu à peu en une longue plainte, comme celle du vent lui-même quand il s’engage dans la fente d’un mur.

II modifier

Lude sortit ce soir-là sans savoir pourquoi, ni où il irait, mais il avait besoin de bouger. Comme sa femme lui demandait s’il rentrerait bientôt, il lui répondit : « Mêle-toi de ce qui te regarde ! »

Elle fut étonnée, parce que son mari l’aimait bien, mais, dans ce ménage aussi, tout était changé depuis quelque temps.

Quelle chose le travaillait, ce Lude ? Lui-même ne savait pas bien quoi ; c’est comme un poids intérieur insupportable dont on voudrait se débarrasser : il partait droit devant soi comme la bête trop chargée qui espère ainsi faire tomber son fardeau.

Depuis la veille, le ciel était couvert. C’est simplement un changement dans la direction du vent, mais ce peu de chose suffit pour que l’aspect des lieux soit entièrement autre à l’œil. Là où auparavant brillait le joli jaune d’or des feuilles, les arbres tendaient des bras nus ; le gazon brouté jusqu’à la racine avait perdu son éclat ; un ciel bas pesait sur les crêtes ; il vous venait, comme aux choses, une grande peine à vivre. C’est ce qui se passait pour Jean Lude. Là était ce travail qu’on a vu, parce qu’il pensait tout en allant : « Comment ai-je pu supporter si longtemps cette existence de misère ? »

Il n’en avait pourtant jamais souffert jusqu’à présent, pour dire ; même peu de gens avaient été plus heureux que lui ; on le citait comme un modèle de bon mari dans la commune.

Il était grand, mince, assez maigre ; il avait le cou long, la pomme d’Adam saillante ; il avait le regard très doux. Une grande bonne volonté était écrite sur sa figure, comme on en voit chez ceux qui ont accepté.

Seulement, voilà, il n’acceptait plus. Il ravala sa salive. Cela fit monter la pomme d’Adam. Il avait la bouche un peu sèche, comme quand on commence à être malade.

Il arriva sur un petit replat, où le chemin qu’il suivait bifurquait.

À cause du brouillard, on ne voyait plus le village qui était derrière lui. Un linge de brouillard avait été jeté dessus, et le linge recouvrait tout, à l’exception du clocher qui en sortait par une déchirure. Mais, par l’effet de l’air qu’il y avait plus bas, parfois la toile se mettait à bouger, un mouvement passait à sa surface, comme une vague sur le lac, et un lambeau s’en détachait, qui venait lentement à vous.

On aurait dit des bouffées de fumée de pipe, comme quand un vieux fume au pied d’un mur. Une de ces bouffées glissa au-dessus de Lude, il en venait déjà une deuxième ; elles se multipliaient rapidement.

On sait assez comment le brouillard monte : lui, du moins, le savait assez ; et, comme il faisait de plus en plus sombre, voilà qu’à tout le reste s’ajoutait encore pour lui une terrible impression de solitude, séparé qu’il était ainsi des autres hommes, rien que soi-même, et seul avec soi-même, dans le soir qui tombait, au carrefour des deux chemins.

L’un continuait de monter ; l’autre allait à plat, prenant la côte de flanc. Il parut hésiter un instant encore, puis il s’engagea sur celui qui allait à plat.

Où il s’acheminait ainsi, il ne le savait toujours pas. C’est ce simple besoin de mouvement qu’on a vu, et, quand il s’était arrêté, cela avait été un besoin de s’arrêter, et maintenant il marchait de nouveau, parce qu’il avait besoin de marcher. Il fut ainsi mené jusqu’au lieu nommé Prézimes. Et en lui toujours ces mêmes pensées : « Quatorze heures de travail l’été, six heures de sommeil, rien que de la soupe, une seule chambre pour nous trois, est-ce juste ? D’autres ont tout ce qu’ils veulent, nous rien. D’autres, quand il leur faut un habit neuf, ils n’ont qu’à ouvrir leur porte-monnaie ; nous, on est obligé de garder nos vieux habits toute notre vie, et même au delà de notre vie, puisqu’on nous les laisse dans le cercueil ! »

— Nom de Dieu ! et il levait le poing.

Il avait de nouveau fait halte, si bien qu’il se trouva planté, comme si c’était fait exprès, juste devant un de ses champs, dont le côté d’en haut était ourlé par le chemin et qui s’enfonçait au-dessous de lui, comme cousu contre la pente.

Il n’y avait aucun arbre dans ce champ, aucun buisson non plus et aucune rigole, rien qui pût servir de point de repère, sauf trois ou quatre pierres pointues, qui partageaient l’espace labouré en rectangles à peu près égaux.

Il regardait ces pierres d’un regard fixe, qui était seulement une apparence de regard, parce que le vrai tourné en dedans ; puis survint tout à coup en lui l’éclair de cette idée : « Je n’aurais qu’à déplacer un peu les bornes pour que ma misère prenne fin. »

Cinq ou six pieds carrés de gagnés ne sont pas grand-chose, mais ce serait un commencement ; à quoi il s’obstinait déjà, c’était à ne plus être pauvre, et tant pis pour le moyen !

On s’est montré trop bête, il s’agit de faire voir que l’intelligence vous est venue. Il jeta encore un regard autour de lui. Il descendit dans le champ, il prit dans ses deux mains la première borne venue…

Un corbeau cria. On entendait au loin grincer l’essieu d’une charrette.

Quand il revint, il faisait nuit. Sa femme était en train de faire la soupe. Il l’embrassa.

Il semblait tout à fait redevenu le Jean Lude d’avant, et, comme la petite rentrait et lui souhaitait le bonsoir :

— Viens ici, Marie, dit-il ; il la prit sur ses genoux.

Il disait :

— Est-ce qu’on aime bien son père ?

Elle répondit :

— Oh ! oui.

Il faisait chaud dans la cuisine, et c’est bon ces pièces fermées, quand le vent souffle et la nuit est dehors. Nous, on se tient sous les saucisses qui sont pendues à des perches dans la large cheminée, avec des quartiers de lard, parce qu’on vient de tuer le cochon ; et voilà, on se dit : « La nourriture est assurée. » On se dit : « J’ai ma maison, ma femme, ma fille », et une chaleur vous vient dans le cœur. On a le cœur dans du coton, comme quand l’oiseau par le mauvais temps revient se blottir dans son nid ; on ne demande rien de plus.

On apporta la soupe, il y avait longtemps qu’il n’avait mangé de si bon appétit. Adèle alla coucher la petite.

Elle revint, il la fit asseoir près de lui. Elle aussi avait chaud maintenant, et elle aussi était toute joyeuse ; dans ses yeux, brillait un feu doux.

— Ah ! petite timide, dit-il ; allons, viens qu’on t’embrasse à la place du cou que tu aimes, mais c’est du joli, dis donc, après douze ans de mariage !

Puis recommençant :

— Tant pis, viens quand même.

Elle n’avait eu qu’à s’approcher encore un peu. Il s’était fait un grand silence.

Tout à coup :

— Écoute, que dirais-tu si on devenait riches ?

Elle s’était brusquement redressée.

— Réponds-tu ?

— Je ne comprends pas.

— Comment ? tu ne comprends pas ? Eh bien, je te demande si tu serais contente au cas où on deviendrait riches, car c’est une chose possible… Même, reprit-il (et il donna un coup de poing sur la table), même ça ne serait que juste !

Il recommençait :

— Il y a assez longtemps qu’on est pauvres, c’est bien notre tour.

De nouveau, elle avait peur.



III modifier

En ce même temps-là, beaucoup de femmes se mirent à être atteintes du haut mal.

Elles passaient dans la rue, on les voyait s’arrêter tout à coup ; puis elles tombaient à la renverse, avec une sorte d’écume qui leur venait au coin de la bouche, et leur regard était tout blanc.

Et il était difficile de ne pas voir que jamais tant de maux ne s’étaient abattus à la fois sur le pays ; mais, quand les gens en recherchaient la cause, là ils commençaient à ne plus s’entendre ; les uns accusaient l’air, d’autres l’eau des fontaines, d’autres encore le changement de saison ; certains assuraient qu’il ne s’agissait que d’une épidémie de grippe.

Seul Luc avait son explication, c’était d’ailleurs toujours la même :

— Il a le visage de la fausseté, reprenait-il ; le mouvement de ses mains est un mouvement de mensonge !

Et il continuait de se promener dans le village, ameutant les gens par ses cris. Cela ne semblait pourtant pas avoir causé le moindre tort au nouveau cordonnier, bien au contraire ; sa boutique ne désemplissait plus. On aimait à venir lui tenir compagnie, à cause des histoires qu’il racontait, à cause aussi qu’il savait écouter les vôtres ; il y avait toujours cinq ou six personnes installées autour de lui, dans sa boutique. Et lui, pendant ce temps, tapait son cuir et tirait son ligneul, l’air nullement préoccupé des bruits qui pouvaient courir sur son compte, le regard vif, la langue non moins vive, son petit œil gris qui brillait, et plus adroit que jamais de ses mains et plus leste, si bien que ce qu’il abattait d’ouvrage en quelques heures était quelque chose d’inimaginable.

Il savait si bien vous distraire qu’on en oubliait qu’il fût là.

Et tout à coup, alors, montait au loin la voix de Luc ; elle grandissait peu à peu ; et ces mêmes mots revenaient : « aveuglement, malédiction, malheur » et tout le reste ; on était tiré de ses rêves ; certains, impatientés, disaient : « Il nous embête, ce vieux-là. » Seul, Branchu ne se troublait point. Son petit marteau à bout arrondi continuait de se lever.

— Voyons, disait-il, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Et en quoi est-ce que ça vous touche ?

Il portait le doigt à son front.

— C’est un malheureux, voilà tout.

— Bien sûr, répondait-on, nous, ça ne nous touche pas, mais vous !…

« Oh ! moi… » Branchu haussait les épaules. Et il s’était déjà remis à son travail, mais à ce moment Luc était apparu ; on ne pouvait certes pas l’accuser de poltronnerie ; qu’il fût seul et eux sept ou huit ne le faisait nullement reculer ; et, debout devant la boutique, sa vieille barbe remontée et ses yeux qui jetaient du feu, comme quand on bat le briquet :

— N’avez-vous point honte, vous ? Car les autres sont sourds, et aveugles, mais, vous, c’est volontairement que vous vous refusez à entendre et à voir… Traîtres, je vous dis, lâches que vous êtes, propres artisans de votre perdition !…

Et sa voix grandissait toujours, mais il était interrompu, quelqu’un venait d’ouvrir la fenêtre ; une énorme pierre tombait dans le ruisseau ; il disparaissait sous les éclaboussures ; alors tous éclataient de rire, et Branchu comme tout le monde, mais on aurait dit malgré lui…

À quelques jours de là, un matin, vers onze heures, comme Lhôte rentrait chez lui, il vit des gens devant sa porte. Elle s’ouvrait sur un perron, en haut d’un petit escalier ; sur le perron, des femmes se tenaient, qui discutaient avec des gestes. Elles se turent. Lhôte s’avançait toujours.

Et l’une des femmes accourut : « Lhôte, Lhôte, n’entre pas (elle lui barrait le chemin), n’entre pas, c’est trop triste… Laisse, on la soignera sans toi… Tu attendras qu’elle aille mieux, parce que sans ça… parce que sans ça… »

Il l’écarta violemment, il monta en courant l’escalier du perron.

Il trouva sa mère couchée sur son lit.

Elle ne bougeait plus ; pourtant elle n’était point morte, comme on voyait à ses yeux qui n’étaient pas privés de regards ; sûrement même qu’elle voyait et entendait tout, seulement elle ne pouvait plus faire un geste, l’âme enterrée vive dans le corps, comme dans un autre tombeau.

Il se mit à genoux : « Maman ! appelait-il, maman ! (ainsi les tout petits, bien qu’il eût passé l’âge) maman, n’entends-tu pas ? C’est moi. »

En même temps, il se penchait sur elle, mais elle restait immobile, ses yeux ne se tournèrent même point de son côté ; elle était comme ces statues qu’on voit sur des dalles dans les églises, avec un cœur en plus, pourtant, et quelle douleur dans son cœur (si elle entendait son fils l’appeler) !

Les femmes se poussaient du coude, tout bas elles se disaient : « Personne n’y peut rien, c’est la grande paralysie ! »

On voit souvent de ces paralysies, c’est même une des maladies les plus fréquentes chez les vieux, ceux qui sont usés jusqu’au fond, alors les ficelles importantes cassent ; et on sait assez également que les médecins n’ont jamais réussi à guérir ces maladies-là, qui viennent de plus loin et de plus haut que nous.

C’est ainsi que, quand Lhôte parla de faire venir le docteur, les femmes secouèrent la tête.

— Mon pauvre Lhôte, y penses-tu ? Le docteur n’y pourra rien et ça te coûtera tout de suite dans les vingt francs !

Il vit sans doute qu’elles avaient raison ; il n’insista pas. Il approcha un tabouret du lit ; il s’y assit, les bras croisés.

Et celle qui était sur le lit continuait d’être immobile, avec sa vieille figure en bois, ses lèvres tirées et pincées, son grand nez crochu, ses yeux creux, et, sous sa tête à bonnet blanc, un coussin recouvert d’une étoffe à carreaux. Elle ne respirait plus, autant dire, tant était incertain le mouvement de va-et-vient qui lui soulevait la poitrine, et le cœur est-ce qu’il battait ? est-ce qu’il va battre encore longtemps ?

Les gens entraient, sortaient, certains parlaient un peu, d’autres ne disaient rien ; qu’ils parlassent ou non, quelle pouvait bien être la différence ? Lhôte n’avait toujours pas bougé. Un long temps se passa, déjà on sentait que le soir venait. Les gros souliers à semelles de bois continuaient de claquer sur le perron et la porte d’être poussée ; il neigeotait, il faisait gris, une odeur de drap mouillé flottait pesamment sous le plafond bas.

Mais tout à coup, à un moment donné, quatre heures sonnèrent ; et, la porte s’ouvrant une fois de plus, on vit paraître Branchu.

On ne s’étonna point de le voir, parce qu’on le savait lié d’amitié avec Lhôte ; on s’écarta pour le laisser passer.

Il s’avança jusqu’au lit où la vieille était, et Lhôte près d’elle ; il posa la main sur l’épaule de Lhôte. Lhôte leva la tête, le regardant de ses yeux troubles, sans paraître comprendre ce qu’on lui voulait.

— Lhôte, dit Branchu, tu ne me reconnais pas ?

Lhôte fit signe qu’il le reconnaissait, puis laissa retomber sa tête.

Alors on vit Branchu se tourner vers la vieille ; il prit sa pauvre main grise, il souleva cette main qu’il garda un moment entre ses doigts.

Et, un instant encore, il parut réfléchir et continuait de se taire ; quand il éleva de nouveau la voix, à peine si on la reconnut.

Lhôte, que dirais-tu si je la guérissais ?

Lhôte ne répondait toujours rien, mais ses yeux, à présent, ne quittaient plus ceux de Branchu.

C’est ainsi qu’on vit Branchu s’approcher plus encore ; il étendit les bras, ses mains s’ouvrirent, il les tenait ouvertes ; lentement, il les abaissa. Il les posa à plat sur la poitrine de la vieille. Puis il se mit à les promener de droite et de gauche, n’appuyant qu’à peine pour commencer, appuyant de plus en plus fort ; elles descendirent, elles montèrent, elles cherchaient le cœur ; elles gagnèrent le cou, puis les joues, puis le front ; tout à coup un grand soupir se fit entendre.

— Voilà, dit Branchu, ça n’est pas plus difficile que ça.

Là-dessus, pour la deuxième fois, il se mit à rire (la première fois, c’était à propos de son enseigne quand il disait qu’il aurait dû la peindre en rouge).

Tous s’avancèrent en même temps, et, au milieu du cercle ainsi formé, la vieille Marguerite changeait rapidement de couleur. Ses yeux jusqu’alors fixes se déplacèrent sous les paupières ; les mains se cherchaient sur sa jupe ; on la vit remuer les lèvres, comme quand on veut parler ; tout à coup : « Où est-ce que je suis ? » et elle essaya de s’asseoir.

— Est-ce possible ? disaient les gens, mais c’est qu’elle est ressuscitée, et ils se pressaient autour d’elle. « Lhôte ! tu n’entends pas ? elle a parlé ! » Lhôte seul paraissait n’avoir rien entendu. Les gens vinrent, ils le firent se lever, ils l’emmenèrent jusqu’au lit ; et Lhôte regardait sa mère, et sa mère le regardait ; puis, sur la vieille bouche sans dents, un sourire se mit à descendre, qui bougea d’abord au-dessus des lèvres comme un papillon avant qu’il se pose, puis elle tendit les bras à son fils.

Et lui n’avait peut-être point compris jusqu’alors ; quand ce signe vint, il comprit.

C’est qu’on ne pouvait plus douter qu’elle ne fût guérie. Elle avait pris son grand fils par le cou, elle disait : « Est-ce toi ! est-ce bien toi ? » Et les femmes qui l’entouraient s’étaient déjà mises à parler, ayant hâte de lui apprendre ce qui était survenu, vu que la vieille ne savait rien encore : « Vous êtes tombée, on est venues, on vous a relevée, vous étiez comme morte, heureusement que Branchu… »

Et il n’avait eu, n’est-ce pas ?… mais elles n’allèrent pas plus loin, parce que Lhôte s’était mis debout, et, levant la main :

— Je sais qui il est, c’est Jésus !

Cependant un grand bruit venait de devant la maison. Une poussée se fit ; la porte, cédant brusquement, battit contre la muraille. Où est-ce qu’on va loger tout ce monde ? pas moyen de le laisser entrer. Néanmoins le monde entrait, trop de curiosité vous pousse, et on se bousculait autour de la vieille Marguerite, à qui on disait : « Est-ce vrai ? » et elle disait : « Vous voyez ! »

Elle semblait toute contente ; elle avait même l’air rajeunie, le teint plus frais, les yeux plus vifs. On lui avait fait du café qu’elle buvait, assise dans un vieux fauteuil de paille où on l’avait installée ; et, autour d’elle, les voisines à chaque personne qui arrivait recommençaient toute l’histoire, avec des gestes importants. Ainsi, dans le désordre qui était survenu, Lhôte un moment fut oublié. Quant à Branchu, depuis longtemps il n’était plus là.

Mais voilà que soudain, du milieu de l’obscurité qui avait maintenant envahi la chambre et la cuisine, une voix monta de nouveau, la voix de Lhôte se fit entendre et elle était sourde, comme quand on sort d’une méditation : « C’est Jésus qui est revenu ! »

On monta sur un banc pour allumer la lampe, Lhôte s’avança jusqu’au milieu de la pièce ; il recommençait :

« Entendez-vous, vous qui êtes là ? parce que les maux vont cesser ! » Il était pâle parmi sa barbe noire. Est-ce bien le bon compagnon beau parleur d’autrefois et l’homme à tablier de cuir qui fait fumer le sabot du mulet, tout en échangeant des plaisanteries avec celui qui tient la bête ? Il lève de nouveau la main :

— Je vous le dis à vous qui m’écoutez, le Seigneur est parmi nous. Il était menuisier, il s’est fait cordonnier, mais peu importe que le métier change ; à quoi on le reconnaît, c’est qu’il guérit les malades, c’est qu’il redresse les morts dans leur cercueil !

Beaucoup de gens n’étaient pas loin d’être de son avis ; d’autres restaient incrédules ; mais enfin, n’est-ce pas ? on ne pouvait nier qu’il ne se fût fait un grand miracle ; si d’autres pourtant allaient suivre !

On vit, par la porte qui restait ouverte, tant de gens entrer encore qu’on ne savait pas d’où ils pouvaient bien venir ; puis la nuit s’offrit à eux tous ensemble parce que tous ensemble ils suivaient Lhôte qui sortait. Même il y avait parmi eux plusieurs malades, mais où est l’étoile, ils le savaient bien et vers quelle étoile ils se dirigeaient, parce que Lhôte marchait devant eux. « peut-être ? » se disait-on. En effet, est-on sûr de rien ? et il y a au dedans de nous une si grande soif de croire ! Lhôte allait devant eux ; il tourna à gauche. Une petite neige continuait de tomber, fine, venant d’en bas, d’en haut, de tous les côtés à la fois comme elle fait quand le vent souffle et ses aiguilles froides vous fondaient sur les cils. Et il n’y avait aucune étoile au ciel, mais là-bas tout à coup on vit briller cette autre étoile qui était sur la terre. Là-bas se trouvait la boutique, où il devait s’être réinstallé, comme l’indiquait la lumière ; ils s’en allaient tous de ce côté-là.

C’est de cette façon qu’on vit Lhôte enfin prendre les devants ; il frappa à la porte. La porte s’ouvrit, se referma. Et ils se poussaient tous pour tâcher du moins de voir par la fenêtre, puisqu’il ne leur était pas possible d’entrer. Les malades demandaient : « Est-ce qu’il ne nous guérira pas aujourd’hui ? Ce serait’ bien triste d’attendre. » Certains toussaient. Un pauvre petit garçon qui marchait sur des béquilles, ne pouvant rester plus longtemps debout, s’était assis dans la boue.



IV modifier

Ils ne purent pas entrer, parce que la porte de Branchu resta fermée et on expliqua ensuite qu’il ne guérissait que certaines maladies.

Lhôte eut seul, ce soir-là, la permission d’entrer.

Il n’était d’ailleurs pas loin de huit heures, et, ordinairement, à huit heures, le village est endormi. Il se passe, en effet, que l’hiver on n’a rien à faire et, plutôt que de brûler du pétrole, on se met au lit. Silence alors sur tous ces petits toits serrés l’un contre l’autre, quand une grosse lune ou bien du brouillard est au ciel, et ce qu’on entend seulement c’est la fontaine, comme un petit tambour mouillé. Mais, ce soir-là, des voix continuaient de venir et au loin vaguement une rumeur bougeait, comme si plusieurs personnes eussent continué à causer dehors, malgré la neige. Ce fut alors qu’une grosse voix se fit entendre non loin de l’atelier de Branchu, où ils étaient maintenant quelques-uns à avoir rejoint Lhôte :

— Écoutez, je vous dis, pendant qu’il en est temps encore, parce que, pour vous mieux tromper, il s’est changé en son contraire. Comme quand on a mis du miel sur une assiette pour les mouches…

— Ça n’est pas difficile de savoir qui c’est, dit quelqu’un. Tout de même il faudrait le faire taire.

— Le faire taire ? dit Lhôte, je m’en charge…

Mais Branchu le retint par le bras, et déjà la voix s’éloignait. Sans doute que le pauvre Luc faisait une fois de plus le tour du village s’arrêtant devant les maisons, « parce que, disait-il, c’est la dernière heure qui sonne ».

Le silence revint. Il y eut un moment de gêne. Puis Branchu : « Savez-vous ? ne restons pas ici. » Et, comme il faisait souvent, il emmena tout son monde à l’auberge.

Du moins, là-bas, était-ce mieux chauffé, avec aussi plus de lumière, et les commodités du vin qui aident à la conversation ; ils prirent place dans la salle à boire ; Branchu parlait beaucoup, les autres lui répondaient, il entrait des gens qui disaient à Branchu :

— Est-ce vrai que vous faites des miracles ?

Branchu haussait les épaules :

— Des miracles moi ! Hélas, non, mon pauvre ami, ni moi, ni personne en ce monde. Mais on a appris un peu de médecine, ce qui nous permet de rendre service à l’occasion…

D’autres aussi venaient qui disaient :

— Êtes-vous Jésus ou bien le Démon ?

Branchu se mettait à rire : « Ni Jésus ni le Démon, entre deux, hélas ! entre deux… » Et Lhôte à ce moment étrangement le regardait.

On voit assez que personne ne savait plus que croire, mais c’est que les esprits n’avaient pas eu le temps de bien s’asseoir. Néanmoins, une considération nouvelle entourait Branchu, et une espèce de respect. On devait avoir pris le moyen parti de se dire : « C’est quelqu’un de très savant, qui le cache. »

Ces personnes-là sont à ménager. Lui, d’ailleurs, faisait bien les choses. Est-ce qu’il avait son idée ? Jamais le vin n’avait coulé si abondamment. À tous ceux qui entraient, aussitôt un verre était apporté. L’échauffement intervenait, et les fumées. Il n’avait autour de lui que ses amis et les amis de ses amis ; il semblait content de les sentir là et cherchait à les retenir, les entretenant par le vin (sauf Lhôte qui ne buvait pas).

La soirée ainsi se trouva bientôt assez avancée. Et c’est à ce moment, comme si c’était fait exprès, que la voix monta de nouveau, qui se rapprochait toujours plus :

— C’est la dernière heure qui sonne !… Il vous mène d’une main douce, mais, moi, je vous fais voir le lieu où il vous mène, afin que vous puissiez encore lui échapper…

Quelques-uns s’étaient mis à rire ; Lhôte, lui, s’était levé. Et, comme Branchu lui faisait signe de se rasseoir : « Non, disait-il, en hochant la tête, non, voyez-vous, ça n’est pas juste ; et je vous obéis, parce que c’est vous, mais ça n’est pas juste… »

— Voyons, disait Branchu, tu te rappelles bien ce que je t’ai dit.

Et, avec un faux air de vouloir arranger les choses :

« Après tout il ne fait de mal à personne tout au plus m’en fait-il à moi… Et bien sûr que, pour la réputation du village, il vaudrait mieux qu’il fût enfermé, mais rien ne presse. »

Il parla ainsi encore un moment ; ensuite il ne fut plus là.

Comment la chose s’était faite, personne ne le sut jamais. Il y avait pas mal de fumée, pas mal de gens s’étaient levés dans le feu de la discussion, parce qu’on s’était mis à discuter sur le cas de Lue : peut-être que Branchu profita du désordre, pendant que Luc à présent s’était posté devant l’auberge :

— Hé ! là-bas, continuait-il, vous n’entendez pas ? C’est pourtant pour vous que je viens et pour toi, Lhôte, particulièrement, parce que tu as le cœur pur, mais il s’est adressé aux fausses nourritures. Écoute, il vaudrait mieux que ta mère fût morte ; il vaudrait mieux qu’elle fût morte, Lhôte, car il n’y a pas que le corps…

Lhôte mit si peu de temps à courir à la fenêtre qu’on ne put le retenir, et, l’ouvrant :

— Répète-le voir !

— Je le répéterai quand même.

— Et si je sors ?

— Je le répéterai toujours, parce que c’est la vérité.

Alors les choses ne traînèrent pas. L’autre n’avait pas fini sa phrase que Lhôte était dehors. Tout le monde le suivit. Il faisait tellement nuit qu’on ne vit pas bien ce qui se passa, sauf que les deux hommes se parlaient de tout près, et Lhôte : « Ce n’est pas lui seulement qui est Satan, c’est toi ! » Il y eut un bruit comme quand un corps tombe ; il y eut de nouveau la voix de Lhôte : « Hé ! vous autres… » Ils venaient, parce qu’ils étaient excités. « On va le prendre par les pieds », reprit Lhôte. Et, riant tous très fort, à part Lhôte qui ne riait point, ils s’attelèrent à ce corps comme des chevaux à une charrette. Mais une charrette légère et puis dans la neige fondante un corps glisse facilement. « Où est-ce qu’on va ? » « À la fontaine ! » Elle était tout près de là. Il y avait un grand bassin de bois, large et profond…

C’est ainsi que mourut le neuvième jour, d’une pneumonie, le seul qui eût vu clair dans ces choses peut-être, bien qu’il ne comptât pas au nombre des intelligents, mais c’est peut-être qu’il y a d’autres yeux.




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