Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/23

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 352-354).

Comment la tempeste finie Panurge faict le bon compaignon.

Chapitre XXIII.



Ha, ha (s’escria Panurge) tout va bien. L’oraige est passée. Ie vous prie de grace, que ie descende le premier. Ie vouldrois fort aller un peu à mes affaires. Vous ayderay ie encores là ? Baillez que ie vrilonne ceste chorde. I’ay du couraige prou, voyre. De paour bien peu. Baillez ça mon amy. Non, non pas maile de craincte. Vray est que ceste vague décumane, laquelle donna de prore en pouppe, m’a un peu l’artère alteré. Voile bas. c’est bien dict. Comment vous ne faictez rien, frère Ian ? Est il bien temps de boire à ceste heure. Que sçavons nous si l’estaffier de sainct Martin nous brasse encores quelque nouvelle oraige. Vous iray ie encores ayder delà ? Vertus guoy ie me repens bien, mais c’est à tard, que n’ay suivy la doctrine des bons Philosophes, qui disent soy pourmener près la mer & naviger près la terre, estre chose moult sceure & delectable : comme aller à pied, quand l’on tient son cheval par la bride. Ha, ha, ha, par Dieu tout va bien. Vous ayderay ie encores là ? Baillez ça, ie feray bien cela. Ou le Diable y sera.

Epistemon avoit une main toute au dedans escorchée & sanglante par avoir en violence grande retenu un des gumènes, & entendent le discours de Pantagruel dist. Croyez Seigneur que i’ay eu de paour & de frayeur non moins que Panurge. Mais quoy ? Ie ne me suys espargné au secours. Ie consydère, que si vrayement mourir est (comme est) de necessité fatale & inevitable, en telle ou telle heure, en telle ou telle façon mourir est en la saincte volonté de Dieu. Pourtant icelluy fault incessamment implorer, invocquer, prier, requerir, supplier. Mais là ne fault faire but & bourne : de nostre part convient pareillement nous evertuer, & comme dict le sainct Envoyé, estre cooperateurs avecques luy. Vous sçavez que dist C. Flaminius consul lors que par l’astuce de Annibal il feut reserré près le lac de Peruse dict Thrasymène. Enfans (dist il à ses soubdars) d’icy sortir ne vous fault esperer par veuz & imploration, des Dieux. Par force & vertus il nous convient evader, & à fil d’espée chemin faire par le mylieu des ennemis.

Pareillement en Saluste, l’ayde (dist M. Portius Cato) es Dieux n’est impetré par veuz ocieux, par lamentations mulièbres. En veiglant, soy evertuant, toutes choses succèdent à soubhayt & bon port. Si en necessité & dangier est l’home negligens, eviré, & paresseux, sans propous il implore les Dieux. Ilz sont irritez & indignez.

Ie me donne au Diable (dist frère Ian) ie en suys de moitié (dist Panurge) si le clous de Seuillé ne feust tout vendangé & detruict, si ie ne eusse que chanté contra hostium insidias (matière de breviaire) comme faisoient les aultres Diables de moines, sans secourir la vigne à coups de baston de la croix contre les pillars de Lerné.

Vogue la gualère (dist Panurge) tout va bien. Frère Ian ne faict rien là. Il se appelle frère Ian faictneant, & me reguarde icy suant & travaillant pour ayder à cestuy home de bien Matelot premier de ce nom. Nostre ame ho. Deux motz : mais que ie ne vos fasche. De quante espesseur sont les ais de ceste nauf ?

Elles sont (respondit le pilot) de deux bons doigtz espesses, n’ayez paour.

Vertus Dieu (dist Panurge) nous sommes doncques continuellement à deux doigtz près de la mort. Est ce cy une des neuf ioyes de mariage ? Ha nostre ame, vous faictez bien mesurant le peril à l’aulne de paour. Ie n’en ay poinct, quand est de moy. Ie m’appelle Guillaume sans paour. De couraige tant & plus. Ie ne entends couraige de brebis. Ie diz couraige de Loup, asceurance de meurtrier. Et ne crains rien que les dangiers.