Le Projet d’impôt personnel et progressif sur le revenu et le droit fiscal moderne

Le Projet d’impôt personnel et progressif sur le revenu et le droit fiscal moderne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 314-350).
LE
PROJET D’IMPÔT PERSONNEL ET PROGRESSIF
SUR LE REVENU
ET LE DROIT FISCAL MODERNE

Depuis un quart de siècle, sous le prétexte que l’impôt général sur le revenu existe en Angleterre, dans la plupart des États allemands, des cantons suisses, et en d’autres pays, il est question de l’introduire en France. Nous ne sommes, sans doute, pas les seuls au monde à ne point user de cet instrument fiscal. La grande fédération de l’Amérique du Nord s’en est servie pendant la guerre de Sécession, puis l’a rejeté ; la florissante et très moderne Belgique ne l’a jamais connu, et bien d’autres États sont dans le même cas.


I

Il n’existe pas de régime fiscal universel auquel tous les peuples doivent se soumettre. Il serait étrange qu’un tel régime existât ; car les peuples diffèrent les uns des autres par leur constitution sociale et par leur constitution politique, par leur régime économique et par leur conception morale. Ni les traditions historiques, ni les habitudes héréditaires, ni les rapports sociaux, ni les aspirations générales, ne sont les mêmes chez les uns et chez les autres. Tel peuple aime la centralisation, tel autre s’en défie et la proscrit ; tel peuple apprécie la hiérarchie et la discipline, respecte ce qu’une certaine école a appelé les autorités sociales ; tel autre chérit par-dessus tout légalité, a du goût pour le nivellement des conditions et jalouse les situations acquises. Chez tel peuple, l’organisme politique comporte des freins puissans qui assurent la stabilité et préviennent les entraînemens ; chez tel autre, il ne se trouve dans les pouvoirs publics aucun frein efficace ; la direction est abandonnée, sans contrepoids sérieux ou suffisant, à une assemblée agissant par impulsion plutôt que par réflexion, sujette aux accès de passion, n’acceptant aucun contrôle extérieur et ne sachant guère se contrôler elle-même.

Il est évident que le régime fiscal ne peut être identique chez des peuples aussi dissemblables ; il faut chez les uns des précautions dont les autres peuvent se passer. Si l’on venait proposer aux Français d’établir ou plutôt de rétablir chez eux la monarchie héréditaire, qui est, en définitive, le régime gouvernemental le plus répandu dans l’humanité et que supportent, sans mauvaise humeur, sans aucun signe de détachement, des peuples qui ne le cèdent à aucun autre en développement intellectuel et en progrès matériel, comme les Anglais et les Allemands, la plupart des hommes qui constituent notre personnel politique se récrieraient et protesteraient contre ce qu’ils considéreraient comme une absurdité ; ils diraient que toutes les nations ne peuvent avoir le même régime politique, que ce qui convient à l’une ne sied pas à l’autre, qu’il faut tenir compte des faits historiques, des habitudes prises, des goûts divers, des conceptions différentes de l’idéal. Si, sans vouloir changer la forme même gouvernementale, on proposait de faire élire le chef du gouvernement par le peuple, ce qui, en définitive, a été et est encore le régime le plus général des républiques et de l’ancien temps et des temps nouveaux, d’armer, en outre, ce chef élu par le peuple du droit de veto à l’encontre des décisions prises par les assemblées électives, ce serait la même clameur chez la plupart des hommes qui constituent notre personnel gouvernemental ; ils s’indigneraient contre cette prétention d’assimiler les institutions de toutes les républiques du monde ; ils invoqueraient la différence des tempéramens nationaux. Si, d’autre part, sans rien toucher ni à la forme même du gouvernement, ni aux sommets du pouvoir, on leur proposait d’établir, comme pour la Diète de Prusse (le landtag), une base censitaire à l’élection de la Chambre des députés de France ou de rendre chez nous la seconde Chambre héréditaire comme en Angleterre, ou bien mi-partie héréditaire et mi-partie nommée par le Souverain comme en Allemagne et en Autriche ; si, dans une autre direction on réclamait l’établissement en France du referendum populaire, comme en Suisse, la plus grande partie de notre personnel gouvernemental rejetterait avec hauteur ou comme surannées ou comme injustifiées ces propositions ; elle prétendrait qu’il n’y a pas d’analogie entre la France, d’une part, l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche et même la Suisse, de l’autre.

Voilà bien la preuve que l’identité des institutions ne s’impose pas à tous les peuples. Pourquoi alors l’identité des impôts ? Il tombe sous le sens que la seconde dépendrait de la première : celle-ci serait à réaliser d’abord, et personne ne la réclame.

Ce n’est pas, en outre, pour tous les impôts que certains esprits, à la fois absolus et étourdis, prétendent réaliser l’identité chez tous les peuples, c’est à vraiment parler pour le seul impôt sur le revenu. Que l’on considère les impôts indirects par exemple, personne ne demande qu’ils soient identiques dans tous les pays. Sans parler des droits de douane qui sont très élevés et portent sur des quantités d’objets chez les nations à système protectionniste, comme la France, les Etats-Unis, l’Allemagne, et qui, au contraire, sont très bas et ne grèvent qu’un très petit nombre d’articles chez les peuples à tendances libre-échangistes, comme l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, voici un impôt qui semblerait devoir comporter un régime uniforme dans tous les pays de notre, civilisation : c’est l’impôt sur le tabac ; or, rien n’est plus éloigné que cet impôt de l’uniformité ; il est excessivement faible et d’un très mince rendement en Allemagne ; il se trouve, au contraire, très élevé en Angleterre et en France ; mais en Angleterre, on le perçoit à la douane avec une interdiction absolue de la culture du tabac dans le pays ; en France, au contraire, la culture de cette plante est autorisée, quoique contrôlée, et la perception de l’impôt se fait par le monopole de la fabrication et de la vente ; rien n’est donc plus dissemblable que la pratique des différens peuples en ce qui concerne l’impôt sur le tabac. Il en est de même pour le sucre et pour l’alcool. L’Angleterre s’efforce de concentrer la production de l’alcool dans de grandes distilleries afin de taxer plus aisément et intégralement la matière imposable ; la France accorde, au contraire, des faveurs et même une immunité complète aux petites distilleries, avec le régime des bouilleurs de cru.

Ce n’est pas seulement pour les impôts sur les objets de consommation que la pratique des peuples civilisés persiste à différer et ne montre aucune tendance à l’uniformité, c’est aussi pour les impôts sur la richesse. Tel peuple a des droits énormes sur les successions ; c’est le cas de l’Angleterre et de la France, les tarifs extrêmes étant, toutefois, sensiblement plus élevés chez nous que dans la Grande-Bretagne ; tel autre peuple, comme la Prusse et différens cantons suisses, ne grèvent d’aucune taxe les successions en ligne directe. Tel peuple frappe les transmissions d’immeubles de taxes écrasantes, comme le fait la France ; tel autre, comme l’Angleterre, ne les soumet qu’à des taxes très légères. Nous pourrions pousser bien plus loin cette démonstration. La diversité fiscale existe et se maintient, si elle ne s’accentue, d’un pays à un autre ; aucune nation ne juge à propos de rompre avec ses traditions, ses habitudes, ses goûts, de surmonter ses répugnances, pour adopter un patron uniforme de fiscalité. Chacun consulte avec raison ses particularités sociales et son tempérament national.

L’argument que l’impôt général et personnel sur le revenu existe chez différens peuples pour prétendre l’introduire en France n’a donc aucune force, puisque cette uniformité qu’on réclame sur ce point particulier, on la repousse sur tous les autres points, aussi bien en matière de constitution politique ou d’organisation administrative que d’impôts de consommation ou de droits d’enregistrement.


II

Si les partis dits avancés, qui sont souvent inconsciemment des partis rétrogrades, se rendaient compte des origines véritables des impôts généraux sur le revenu existant dans divers pays, ils témoigneraient à leur égard moins d’enthousiasme et éprouveraient même quelque confusion.

L’origine des impôts généraux et personnels sur le revenu, tels qu’on les trouve à l’heure actuelle en Allemagne et dans divers cantons suisses, par exemple, est absolument moyenâgeuse. Ce sont, légèrement modifiées, des taxes qui existaient il y a des centaines d’années. Le moyen âge et le début des temps modernes a foisonné d’impôts de ce genre ; c’étaient des capitations graduées, des impôts dits de classes, parce que l’on rangeait les contribuables, d’après une évaluation approximative de leurs revenus, dans différentes catégories superposées, à chacune desquelles on demandait un impôt différent. La méthode était assez commode, elle était surtout sommaire et elle comportait beaucoup d’arbitraire. L’Einkommensteuer prussien n’est que le développement de cet impôt classifié qui s’appelait Classensteuer, littéralement, impôt de classes. Il en est de même des impôts suisses sur le revenu, de même aussi de l’impôt autrichien, et toutes ces taxes ont conservé encore cette forme de nombreuses catégories superposées, l’impôt s’élevant de l’une à l’autre et restant identique pour chacune d’elles.

Les impôts personnels et généraux sur le revenu ne sont donc aucunement, comme l’imaginent les personnes peu expertes en la matière, le fruit de la réflexion et de l’esprit de combinaison ; ils ont simplement leurs racines dans la fiscalité du moyen âge et des débuts du monde moderne. Ce sont des taxes empiriques qui ne se sont proposé aucun idéal social.

La France aussi a connu sous l’ancien régime les taxes de ce genre, capitations graduées et impôts généraux sur le revenu ; elle les a longuement pratiquées. C’était, sous leur dernière forme, dans le courant du XVIIe et du XVIIIe siècle, la taille et les dixièmes ou les vingtièmes, c’est-à-dire, pour ces derniers, les 10 pour 100 ou les 5 pour 100 du revenu ; ils formaient une branche importante des ressources soit régulières, soit extraordinaires, pour les jours de crise, de l’ancienne monarchie. On sait quel fâcheux renom ils ont laissé ; ils n’étaient pas moins exécrés que la gabelle.

Puisque Jean-Jacques Rousseau revient à la mode et que, d’ailleurs, il fut un des prophètes de la Révolution, il n’est pas hors de propos de relater ici un passage qui m’a frappé dans ses Confessions. Dans sa jeunesse (en 1732), il erre aux environs de Lyon : « Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse où tous les habitans à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et du gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délice, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste : il joignit à cela une omelette assez épaisse ; et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne voulait pas de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire, et ce qu’il y avait, de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rat de cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout, ce qu’il me dit à ce sujet et dont je n’avais pas la moindre idée me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développe depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie de barbares publicains[1]. »

Voilà la taille, l’ancien impôt personnel sur le revenu ; et c’est parce que l’Assemblée Constituante s’en faisait la même image que Rousseau qu’elle rejeta sans hésitation et la taille et les dixièmes et les vingtièmes, et tout ce qui pouvait constituer un impôt personnel et général sur le revenu ; elle restait sous l’impression ineffaçable de l’arbitraire que comportaient ces taxes, et elle ne voulut plus entendre parler que d’impôts réels, assis uniquement sur les choses et indépendamment de la personne. Le système d’impôts réels qu’elle établit visait le revenu, en s’efforçant de le saisir à sa source : tel était l’objet de la contribution foncière, de la contribution des patentes, de la contribution des portes et fenêtres et de la contribution personnelle et mobilière ; ces taxes étaient conçues comme ne devant laisser échapper aucun revenu et, d’autre part, comme devant éviter les doubles emplois. On avait établi une échelle de correspondance des loyers avec les revenus, d’après laquelle, pour les loyers considérables, le revenu était supposé équivalent à douze fois le montant du loyer. Cette échelle de correspondance des loyers et des revenus pouvait, sur quelques points, manquer d’exactitude ou prêter à critique ; mais la volonté du législateur d’atteindre ainsi proportionnellement les revenus était parfaitement démontrée ; d’autre part, afin d’éviter les doubles emplois, le contribuable pouvait être déchargé de la contribution mobilière dans la mesure où il prouvait qu’il avait déjà payé la contribution foncière, son revenu ayant déjà été atteint par celle-ci.

Ce système était ingénieux ; il évitait l’inquisition et l’arbitraire ; il laissait toute liberté au contribuable ; il ne se piquait pas de la recherche de l’absolu que l’on ne peut jamais atteindre ; il taxait les revenus d’une façon suffisamment approximative pour éviter les injustices nombreuses ou criantes, et il assurait au fisc des ressources certaines échappant à toute dissimulation et à tout mécompte.

Tel était le régime fiscal, établi par la Révolution française, en haine des impôts personnels sur le revenu de l’Ancien Régime : taille, dixièmes, vingtièmes, capitations graduées, etc. Les pays du centre de l’Europe, qui ne subirent pas de transformation radicale et méthodique comme celle que constitue la Révolution française, gardèrent leurs taxes d’ancien régime ; et ce sont ces taxes, modifiées sans doute et un peu améliorées, que l’on propose aujourd’hui étourdiment à notre approbation et à notre imitation.

L’Income tax britannique, impôt sur le revenu en Angleterre, a eu une origine un peu différente. Il fut établi une première fois en 1798, pour faire face aux frais de la guerre contre la France, — un bill, sur la proposition de Pitt, « accordant à Sa Majesté une aide et une contribution pour la continuation de la guerre. » — puis aboli à la paix d’Amiens ; rétabli à la reprise des hostilités en 1803, il fut aboli de nouveau, à la fin des guerres contre la France et, ayant suscité parmi les contribuables les plus vifs ressentimens, les registres qui avaient servi à le percevoir furent brûlés. Malgré une situation financière souvent assez étroite, tant que vécut la génération qui l’avait subi, les Anglais ne songèrent pas à le ressusciter. En 1842 seulement, devant un déficit de 50 millions de francs, considérable pour le temps, Robert Peel en fit voter le l’établissement temporaire. Deux des hommes qui furent parmi les chefs les plus célèbres du parti libéral, sinon même radical, en Angleterre, dans la première partie du XIXe siècle, lord John Russell et lord Brougham le combattirent énergiquement ; s’il fut voté, « il fut entendu que des nécessités urgentes avaient seules pu déterminer cette adoption et que l’impôt n’était rétabli que pour un temps limité à trois ans. » Les difficultés financières durèrent : l’Angleterre dut accomplir bientôt une transformation économique radicale par la suppression des droits sur les grains et, graduellement, de la plupart des taxes douanières ; l’impôt sur le revenu Tut maintenu d’année en année, par l’impossibilité de se passer de son produit. En 1851, le ministère proposa que cet impôt qui, depuis neuf ans, vivait à titre précaire fût admis comme définitif ; le Parlement ne voulut toujours le voter que pour un an ; en 1853, avant à pourvoir à un abandon considérable de droits de douane, Gladstone obtint que la Chambre surmontât ses répugnances et qu’elle considérât l’impôt sur le revenu comme établi pour une durée de sept ans. Au terme de cette période, en 1861, Gladstone occupait le ministère, et il demanda le renouvellement de cet impôt, sans toutefois encore le classer comme une des pièces définitives du régime fiscal britannique : « Il me sera impossible, disait-il, de le supprimer tant que le pays aura besoin pour ses dépenses de 1 750 millions de francs, au lieu de 1 500 millions ; ce sera une belle tâche pour un chancelier de l’Echiquier, mais je n’ose espérer que ce soit jamais la mienne[2]. »

Ainsi, vingt ans après son l’établissement, l’impôt sur le revenu excitait encore en Angleterre une vive opposition, et si l’on le maintenait, ce n’était certainement pas par des considérations théoriques de justice et d’idéal fiscal ; on ne trouve jamais ces motifs allégués dans les discussions qui eurent lieu à ce sujet ; ce n’était pas par une préférence réfléchie que l’on accordait à cet impôt relativement à d’autres taxes directes, c’était uniquement par la nécessité de se procurer des ressources et l’impossibilité de les trouver ailleurs.

La vérité, c’est que l’Angleterre n’avait aucun système de taxes directes nationales et, par une circonstance tout à fait particulière que la plupart des hommes réputés compétens ont oubliée, se trouvait dans l’impossibilité absolue d’en établir un. L’Angleterre n’avait et n’a encore aucun impôt sur l’exercice de l’industrie et du commerce, analogue à nos patentes ; en dehors des revenus industriels et commerciaux, la principale richesse dans la première partie du XIXe siècle était la terre, mais précisément le gouvernement anglais ne pouvait et il ne peut encore établir et percevoir un impôt foncier ; cela vient de ce que le gouvernement anglais, sous William Pitt, en 1798, pour pourvoir aux frais de la guerre contre la France, offrit aux propriétaires de racheter leur impôt foncier en en payant dix-neuf ou vingt fois le montant ; l’opération était ingénieuse, passagèrement avantageuse pour le Trésor dont les titres consolidés 3 pour 100 ne se cotaient alors qu’aux environs de 50 pour 100 ; mais elle eut les conséquences durables les plus fâcheuses, puisque ce rachat mit le gouvernement britannique et le met encore dans l’impossibilité de percevoir un impôt direct sur la plus grande partie des terres ; sur les 51 millions de francs du montant primitif de l’impôt foncier, 32 à 33 millions ont été graduellement rachetés[3]. Le Trésor s’est privé ainsi non seulement d’une ressource permanente déterminée, mais de tout l’accroissement graduel et éventuel de cette ressource avec le développement de la branche de richesse dont elle provenait. L’État anglais ne pourrait, sans manquer à sa parole, établir une contribution foncière générale. Les pouvoirs locaux seuls qui n’ont pas été partie à cette opération de rachat peuvent établir des taxes sur le sol et ils ne se gênent pas pour le faire.

C’est donc à l’absence de tout système régulier d’impôts directs et à l’impossibilité, non seulement en fait, mais en droit, d’en constituer un, qu’est dû le l’établissement de l’Income tax, impôt sur le revenu, en Angleterre et, malgré des résistances durant toute une génération, son maintien. La population parut s’y résigner, d’autant que le mode de perception évitait autant que possible d’être inquisitorial et que le taux en était, pour l’ordinaire, excessivement modique. Pendant de nombreuses années à partir de 1874, le taux ne fut que de 2 pence par livre sterling de revenu, soit de 0 fr. 82 pour 100 francs, ainsi moins de 1 pour 100 ; de 1889 à 1893, il fut relevé à 6 pence par livre sterling ou 2,46 pour 100 ; ultérieurement, pour faire face aux énormes dépenses de la guerre de l’Afrique du Sud en 1889-1902, il fut porté passagèrement jusqu’à 1 shilling 3 pence (soit 15 pence) par livre sterling de revenu ou 6, 20 pour 100 ; il est encore actuellement de 5 pour 100, avec l’immunité complète pour les petits revenus au-dessous de 4 000 francs et des modérations de taxes pour les revenus moyens entre 4 001 et 17 500 francs. L’élévation de la taxe depuis 1899 a ressuscité les griefs de la population britannique contre l’Income tax ; à l’heure présente, les contribuables s’agitent vivement contre cet impôt et le chancelier de l’Echiquier, M. Asquith, a dû, dans le budget 1907-1908, consentir des atténuations dont il sera parlé plus bas.

Il était nécessaire de dissiper cette sorte de légende que l’impôt général sur le revenu serait considéré, dans les pays où il est établi, comme une sorte d’impôt idéal, de taxe type, que la réflexion aurait fait établir, et qu’elle tendrait à développer pour la substituer aux autres impôts directs. Rien n’est plus contraire que cette conception au développement historique et à la réalité ; c’est l’impossibilité ou la difficulté pour certains pays d’avoir un système de taxes directes rationnelles qui les a fait se résigner à un genre d’impôts qui, bien loin de comporter une supériorité quelconque sur notre système de contributions, offre relativement à lui d’incontestables infériorités.


III

Le premier principe absolument fondamental en matière de taxation et universellement reconnu, sinon toujours pratiqué, c’est que l’impôt n’est légitime que quand il est librement consenti par le contribuable. Quelle que soit la théorie de l’impôt à laquelle on se rallie, l’impôt n’est légitime que quand le contribuable l’a consenti. Sans doute, ce consentement ne peut être explicitement requis de chaque contribuable en particulier ; il peut, en effet, se rencontrer tel esprit récalcitrant, obtus ou opiniâtre qui refuserait toujours son consentement ; mais il faut qu’il soit acquis que l’ensemble des contribuables raisonnables a reconnu la nécessité de l’impôt et a sanctionné la nature, le mode et le taux des taxes.

Or, ce consentement, dans nos sociétés établies sur la base du suffrage universel, ne peut être considéré comme acquis que quand l’impôt est uniforme et proportionnel au revenu des contribuables ou à leur avoir. Les membres des assemblées électives, les anciens ordres ayant été supprimés, représentent, en effet, le plus grand nombre des citoyens, et ce n’est que par une fiction qu’ils sont censés en représenter la totalité ; s’ils l’ont entre les citoyens des catégories, s’ils déchargent les unes et surchargent les autres, s’ils obéissent aux passions ou aux préventions des catégories les plus nombreuses pour arracher des contributions particulièrement lourdes aux catégories les moins nombreuses, s’ils s’inspirent plus ou moins de l’idée de la lutte des classes, il est clair qu’alors les membres des assemblées électives ne peuvent prétendre être les représentans et les mandataires des catégories les moins nombreuses de citoyens qu’ils sacrifient et sur lesquels ils s’acharnent. L’impôt qui frappe exceptionnellement ces catégories les moins nombreuses et dont ont été déchargées les catégories les plus nombreuses a été voté, dans ce cas, par des gens sans mandat en ce qui concerne les premières et qui, par conséquent, ne pouvaient lier celles-ci. L’impôt est alors illégitime ; il n’a pas été consenti par le contribuable ; il n’est pas dû.

Ce principe fondamental est d’une évidente vérité. Il en découle que, dans les pays à assemblées sortant du suffrage universel, l’impôt en équité et en droit doit être strictement proportionnel ; l’impôt progressif sous ce régime ne peut être qu’un abus, une extorsion. Dans les contrées comme l’Angleterre, les pays allemands, l’Autriche, qui possèdent une seconde Chambre, soit héréditaire, soit nommée à vie par le souverain et recrutée dans les classes aisées et opulentes de la nation, si cette Chambre donne son consentement à des impôts progressifs, on peut arguer que, dans une certaine mesure du moins, ils ont été approuvés par les représentans de toutes les catégories de citoyens. Dans les pays où une Chambre haute, ayant cette composition et cette origine, ne se trouve pas, cette allégation ne peut se soutenir ; l’impôt spécial ou à un taux spécial qui frappe uniquement les catégories aisées ou opulentes de citoyens est alors manifestement il légitime ; les catégories indûment frappées ne sont pas tenues en conscience de le subir.

Les hommes qui, dans l’humanité, sont l’incarnation de la morale la plus haute ont reconnu ce principe. Dans l’antiquité, Socrate ; Xénophon cite à propos de lui ce mot qui, prononcé il y a plus de deux mille ans, est d’une actualité saisissante : « Et si la multitude dans les États démocratiques prend vis-à-vis des riches des mesures oppressives, diras-tu que c’est là une loi[4] ? » La réponse est certaine : ce n’est pas là une loi, au sens philosophique et moral du mot ; par conséquent, cela n’oblige pas la conscience : on peut être contraint par la force ou par la crainte de la subir ; mais aucune obligation morale ne vous y assujettit. On est libre, si on le peut, de s’y soustraire ; les déclarations, les sermens même, exigés à ce sujet, sont sans valeur ; le contribuable est dans ce cas, à l’égard du lise spoliateur, dans la même situation où il se trouverait vis-à-vis d’un cambrioleur quelconque.

Si les impôts abusifs établis sur les riches n’avaient ainsi, aux yeux des sages de l’antiquité, aucun des caractères que doit avoir la loi pour être moralement impérative, les modernes n’ont pas une autre opinion à cet égard ; il suffit de rappeler le terme de « voleries graduées » par lequel Stuart Mill, non moins philanthrope, cependant, que philosophe, et assez enclin à certaines solutions socialistes, définissait le taux ascensionnel de l’impôt progressif.

L’impôt progressif est donc une violation de l’équité et du droit positif, lequel exige, pour la légitimité de l’impôt, le consentement du contribuable. On peut alléguer que certaines situations ou très pauvres ou très modiques comportent, en équité, soit l’immunité complète de certains impôts, soit des modérations de leur taux. Il y a d’abord le célèbre adage que, où il n’y a rien, le Roi perd ses droits ; mais on va au-delà et l’on dit que, où il y a peu il peut être humain et sage de renoncer à une perception à la fois insignifiante et très onéreuse. Soit, il est possible, par une concession, mais qui doit être contenue dans des limites assez étroites, d’admettre l’impôt dégressif. Nous avons montré maintes fois qu’il y a une différence considérable et très nette entre l’impôt dégressif et l’impôt progressif ; ce ne sont nullement là, comme on le pense souvent, deux faces différentes d’un même objet. Voici la définition exacte de ces deux modalités essentiellement différentes de l’impôt : quand c’est la minorité des contribuables ou, tout au moins, la minorité de la matière imposable qui profite de dégrèvemens totaux ou partiels et que la majorité des contribuables ou de la matière imposable est assujettie au taux maximum qui devient pour cette majorité un taux uniforme, alors l’impôt est dégressif. Ainsi, dans l’impôt dégressif, c’est la minorité seulement de la matière imposable qui est dégrevée et la majorité de cette matière imposable paie un taux uniforme. Quand, au contraire, les contribuables sont répartis en beaucoup de catégories, chacune, au fur et à mesure qu’on s’élève, de moins en moins nombreuse, et se trouvent assujettis à des taux divers et graduels progressant au fur et à mesure que l’on monte sur l’échelle sociale, scindant ainsi la matière imposable en tranches de plus en plus étroites, de façon que la minorité de la matière imposable paie la plus grande partie de l’impôt, alors l’impôt est progressif. Si l’impôt dégressif accordant une immunité aux échelons tout à fait inférieurs et des modérations aux échelons moindres que moyens, peut être admis, tout en exigeant beaucoup de prudence et de circonspection, l’impôt progressif, qui sure barge notablement la minorité de la matière imposable, doit être absolument proscrit. Un exemple d’impôt dégressif, c’était la contribution mobilière dans les villes, notamment à Paris, avant 1900 ; les loyers soit complètement, soit partiellement dégrevés, ne représentaient, en effet, que la moindre partie de l’ensemble des valeurs locatives ; en 1896 notamment, sur 30 765 865 francs, montant de la contribution mobilière à Paris si fous les loyers y avaient été assujettis au taux uniforme supporté par les loyers moyens ou élevés, 4 543 373 francs seulement, moins du sixième, représentaient les loyers dégrevés et un taux strictement uniforme de taxe frappait tous les loyers au-dessus d’un niveau modique[5].

Le principe fondamental en matière d’impôt, qui admet donc en certains cas, quoique à titre exceptionnel, la dégressivité, condamne absolument la progressivité.

Un autre principe également doit être rappelé à propos de l’impôt proposé en France sur le revenu. Les seuls biens qu’un État ait le, -droit de frapper, ce sont ceux qui sont situés sur son territoire ou, du moins, dans ses possessions, c’est-à-dire dans ses colonies. Ce sont les seuls, en effet, pour lesquels il ronde un service au contribuable. Les biens situés à l’étranger ne le concernent pas ; ils échappent à ses bienfaits, à ses services, par conséquent, ils doivent, en équité, échapper à ses charges. Cette règle est uniformément admise en ce qui concerne les immeubles. Si un Français possède une maison ou une terre en Belgique, cette maison ou cette terre subissent tous les impôts belges, et cela est de toute justice : c’est l’État belge, en effet, qui la protège, qui l’avantage par des routes ou chemins et par des services de différentes natures. Mais à quel titre l’État français réclamerait-il quoi que ce soit du chef de cette maison ou de cette terre située en Belgique ? Il n’a manifestement aucun droit à ce sujet. Ce qui est ainsi universellement admis pour les immeubles, on le conteste pour les valeurs mobilières ; cette contestation n’a aucune base. Si un Français possède une action, de mine belge ou de banque belge, l’État français ne rend aucun service à cette mine ou à cette banque et, par conséquent, il ne peut rien réclamer de ce chef ; il est sans titre et sans droit. Autrement, d’ailleurs, il y aurait un cumul déraisonnable et abusif d’impôts sur un même objet. Il doit en être des valeurs mobilières étrangères, comme des immeubles situés à 1 étranger ; elles ne doivent pas être soumises à l’impôt, à moins qu’elles ne soient cotées à une des bourses de l’État taxateur, parce que l’État alors rend un service en procurant à la valeur étrangère l’avantage de son marché et d’un certain genre de protection.


IV

Ces préliminaires établis en ce qui concerne la philosophie de l’impôt, nous abordons le projet soumis à la Chambre pour l’établissement d’un impôt général personnel et progressif sur le revenu. C’est le dixième ou quinzième projet de cette nature qui a vu le jour en France depuis 1871. Entre cette multitude de plans divers ayant pour objet d’abord le remplacement de la contribution personnelle et mobilière, puis celui de toutes les contributions directes, on peut en citer trois principaux : celui de M. Doumer en 1896, celui de M. Peytral en 1898, et celui de M. Rouvier en 1903. Il est bon d’en rappeler les traits distinctifs. Le projet de M. Doumer exemptait les revenus ou parties de revenu au-dessous de 2 500 francs, puis établissait des taux de 1, 2, 3, 5 ou 5 pour 100 sur les tranches successives de revenu de 2 500 à 5 000, de 5 001 à 10 000, de 10001 à 20 000, de 20 001 à 50 000, et le droit plein de 5 pour 100 se fût uniformément appliqué au-dessus de 50 000 francs de revenu. L’impôt devait reposer sur la déclaration du contribuable pour les revenus supérieurs à 10 000 francs, les revenus moindres étaient taxés d’office, avec faculté pour les contribuables de prendre l’initiative de la déclaration. Les commissions d’évaluation se composaient, au premier degré, du maire, de conseillers municipaux, du contrôleur et du percepteur des contributions directes ; au second degré, si la révision était demandée, de conseillers généraux et d’arrondissement. Ce projet, dont on attendait 157 millions, souleva les clameurs universelles et fut abandonné.

Deux ans plus tard, en 1898, M. Peytral, alors ministre des Finances, déposa un autre projet d’impôt général sur le revenu pour remplacer cette fois non seulement la contribution personnelle et mobilière, mais celle des portes et fenêtres. Ce projet faisait appel aux signes extérieurs : le revenu devait être calculé sur la valeur locative des diverses habitations du contribuable et leurs dépendances, ainsi que le nombre de domestiques, de chevaux, de voitures et d’automobiles. La valeur locative des habitations de chaque contribuable devait être multipliée par un coefficient d’autant plus élevé que la population de la commune serait plus forte. En outre, dans la même commune, ce coefficient eût varié suivant l’importance du loyer ; au-delà de 4 000 francs de loyer à Paris, par exemple, le coefficient eût été dix ; le revenu tiré de la valeur locative eût été relevé à Paris ne 800 francs pour la première domestique femme, et de 1 600 pour chaque domestique femme, au-delà ; de 2 400 francs pour chaque domestique homme ; de 1 200 à 3 000 francs pour chaque automobile suivant le nombre de places ; de 1 000 francs pour chaque voiture à deux roues et de 2 000 francs pour chaque voiture à quatre roues ; de 2 000 francs par cheval ; de 500 francs par vélocipède avec moteur, de 100 francs pour chaque chien au-dessus de deux ans, et d’une somme égale à 20 pour 100 de la valeur de chaque yacht. Ce système évitait la déclaration et la taxation d’office d’après la rumeur publique ou des évaluations incertaines ; c’était un mérite. Avec ses coefficiens variables, il se rapprochait du régime primitif de la contribution mobilière établi par la Révolution française. On peut mettre à son actif qu’il écartait l’inquisition.

Le projet de M. Rouvier prétendait aussi éviter l’inquisition et l’arbitraire ; également il se déclarait dégressif et non progressif, avec quelque inexactitude, toutefois, si l’on s’en rapporte à la définition que nous avons donnée plus haut (voir p. 325) ; il s’efforçait de proscrire la déclaration, sans y arriver complètement. L’impôt, dans son plan, comme dans celui de M. Peytral, devait se superposer à tous les impôts particuliers existans, aux impôts fonciers, des patentes, sur le revenu des valeurs mobilières, etc. Les revenus au-dessous de certains minima variant, suivant l’importance de la commune, de 500 francs à 2 000 francs, devaient rester complètement indemnes et, en outre, ce qui était bien large et eût compromis le rendement, des modérations de taxes eussent été accordées, dans des proportions variables, aux revenus au-dessous de 20 000 francs. M. Rouvier s’en remettait au système de la taxation d’office par le contrôleur des contributions directes, d’après les renseignemens fournis par le maire, les répartiteurs et les différens services fiscaux. Les réclamations contre cette taxation d’office devaient s’appuyer sur la présentation des documens et, au besoin, des livres du contribuable. Dans les communes ayant plus de 5 000 âmes de population agglomérée, le contrôleur, s’il jugeait que ses moyens d’information étaient insuffisans, pouvait évaluer le revenu d’après certains multiples du loyer d’habitation : ces multiples étaient de 10 fois le loyer dans les communes de 5 001 à 10 000 âmes, de 9 fois dans celles de 10 001 à 30 000, de 8 fois dans celles de 30 001 et au-dessus, sauf à Paris, où ce multiple eût été de 7 fois le loyer. L’impôt projeté eût été divisé en deux taxes distinctes : une taxe dite personnelle, fixée provisoirement à 1 et demi pour 100 du revenu ainsi calculé, avec des déductions diverses pour les contribuables des catégories inférieures ou moyennes ; le nombre des catégories établies pour cette taxe personnelle n’était pas moindre de 35, allant de 501 francs à 5 millions de revenu et devait s’augmenter, d’ailleurs, d’autant de catégories qu’il y aurait de 500 000 francs de revenu en plus de ce dernier chiffre. La seconde taxe entrant dans la composition du projet d’impôt sur le revenu de M. Rouvier était une taxe sur le loyer d’habitation fixée à 4 pour 100 du loyer en ce qui concerne la part de l’Etat. De nombreuses exemptions et réductions étaient accordées aux petits et aux moyens loyers ; on tenait aussi quelque compte du nombre des enfans à la charge ; du contribuable. Tel était ce plan assez compliqué. M. Rouvier se flattait que le contrôleur, impuissant à recueillir des renseignemens suffisans pour la taxation d’office dans les agglomérations de plus de 5 000 âmes, s’en remettrait simplement, pour l’établissement du revenu imposable, aux multiples fixés par la loi, à titre facultatif, en ce qui concernait les loyers.

Dans ces deux plans de M. Peytral et de M. Rouvier on sent le désir très net d’éviter l’inquisition et l’arbitraire : le premier projet y réussissait ; le second n’y fût parvenu que pour les agglomérations de plus de 5 000 âmes et si les contrôleurs, auxquels on laissait une latitude excessive, s’y fussent prêtés.

Bien plus vaste et plus audacieux est le projet de M. Cailloux : d’abord, il ne s’agit plus de remplacer simplement la contribution personnelle et mobilière avec celle des portes et fenêtres, comme dans les trois plans qui précèdent : M. Caillaux vise à la suppression des quatre contributions directes en ce qui concerne la part de l’Etat et il y joint certaines modifications des taxes frappant actuellement le revenu des valeurs mobilières. Le projet de M. Caillaux est essentiellement progressif, comme celui de M. Doumer, et même à un plus haut degré.


V

Il y a dans le monde actuel deux types d’impôts généraux sur le revenu : le type anglais, celui de l’Income tax, et le type allemand, celui de l’Einkommensteuer prussien. Le projet de M. Doumer était inspiré de ce dernier ; le projet de M. Caillaux prétend fondre l’un et l’autre dans un type plus compréhensif et supérieur.

L’Icome tax, ou impôt sur le revenu britannique est, en réalité, la juxtaposition de cinq impôts directs différens, qui n’ont entre eux que ce lien éventuel qu’une personne, prétendant avoir un revenu lui permettant de réclamer soit l’immunité absolue de l’impôt, soit une modération, est admise à faire la preuve que l’ensemble de ses revenus de toute origine reste au-dessous des chiffres légaux donnant droit à l’exemption ou à la réduction. Sauf ce cas, que le contribuable seul peut invoquer, l’Income tax ne donne jamais lieu à une totalisation des divers revenus du contribuable et par conséquent à la connaissance de l’ensemble du revenu de celui-ci. L’impôt est divisé en cinq cédilles qui sont désignées par les cinq premières lettres de l’alphabet : la cédule A, qui frappe les revenus fonciers ; la cédule B, qui atteint les revenus de l’exploitation du sol, c’est-à-dire les bénéfices des fermiers, le fermage étant le mode de tenure ou d’exploitation du sol quasi universel dans la Grande-Bretagne ; la cédule C, qui grevé les intérêts des fonds publics divers, nationaux, coloniaux et étrangers ; la cédule D, qui atteint les revenus commerciaux, industriels, professionnels (y compris les traitemens d’employés privés et les salaires suffisamment élevés), ainsi que les intérêts ou dividendes des sociétés anonymes ; la cédule E, qui s’applique aux traitemens ou salaires des fonctionnaires du gouvernement, des municipalités et des divers services publics. La cause du morcellement de l’Income tax en ces cinq cédilles a été parfaitement décrite dans une publication officielle contemporaine de l’établissement de cette taxe en 1803 : « Tandis que l’ancien droit (celui de l’Income tax de 1798), y est-il dit, était assis sur l’ensemble du revenu du contribuable, de quelques sources diverses que ce revenu provînt, le droit actuel est établi à la source même de chaque revenu. Au lieu des comptes compliqués qu’exigerait la constatation exacte des revenus individuels dont les sources sont multiples, l’impôt va à la source elle-même. Le fisc atteint ainsi le but avec plus de facilité et de sûreté, moins d’embarras et de publicité, diminuant par le mode de perception les occasions de fraude. Les transactions privées sont soustraites à l’investigation des pouvoirs publics et les intérêts du Trésor sont plus efficacement gardés que par tout autre système. » Les avantages de la méthode cédulaire sont très bien décrits dans cet exposé officiel ; le revenu total du contribuable n’est jamais recherché ni connu, sauf quand celui-ci réclame l’immunité ou prétend avoir droit à des déductions. L’impôt ne peut pas être progressif, puisque le revenu total de la généralité des contribuables reste inconnu ; il peut seulement être dégressif, c’est-à-dire admettre certaines réductions ou déductions jusqu’à un chiffre de revenu déterminé qui ne peut être placé bien haut. L’Income tax britannique est donc un système relativement discret.

L’Einkommensteuer prussien n’a aucunement cette qualité ; le revenu du contribuable, après avoir, pendant presque tout le cours du XIXe siècle, été, en Prusse, taxé d’office d’après les renseignemens plus ou moins sûrs que les agens du lise pouvaient se procurer, est depuis 1891 assis sur la déclaration que le contribuable doit faire obligatoirement de ses revenus, déclaration qui donne souvent lieu à une discussion entre lui et les agens du lise ou les commissions d’assiette. C’est donc sur le revenu global que l’impôt prussien est établi ; il autorise des investigations minutieuses ; le taux en est, d’ailleurs, modéré, quoique légèrement progressif ; il est de 3 p. 100 approximativement pour les revenus moyens et de 4 p. 100 uniformément pour tous les revenus dépassant 100 000 marks ou 125 000 francs. Le taux en est très stable et ne s’est aucunement modifié depuis une quinzaine d’années. On sait quel est l’esprit de discipline et de docilité qui règne en Prusse : « Ici, disait Bismarck, nous naissons tous avec une tunique » ; c’est-à-dire, nous avons tous l’esprit et le caractère d’employés, sinon de soldats. Ces habitudes de soumission qui caractérisent la population prussienne, se joignant à l’ancienneté, à la modération et à la stabilité de la taxe, font que, tout en soulevant des contestations assez nombreuses dans les cas particuliers, cet impôt se perçoit dans ce pays avec résignation.

M. Caillaux, dans son projet de loi, a voulu fondre l’Income tax cédulaire britannique et l’Einkomniensteuer global de la Prusse ; il n’est guère arrivé qu’à cumuler, comme on le verra, les défauts graves de l’un et de l’autre système, au point de rendre son projet absolument inacceptable.


VI

D’après l’énoncé du projet, le nouvel impôt sur le revenu supprimerait et remplacerait nos cinq contributions directes ainsi que les taxes sur le revenu et sur la transmission des valeurs mobilières. Mais il y a là une équivoque qui induit en erreur un grand nombre de personnes : ce n’est pas intégralement les cinq contributions directes que le nouvel impôt remplacerait, mais seulement la part de l’Etat dans ces cinq contributions ; il laisserait subsister celles-ci pour la part des localités. Or, il ne faut pas oublier que les centimes additionnels locaux aux cinq contributions directes atteignent presque, dans l’ensemble, le montant de la part de l’Etat : celle-ci est de 501 millions ; et les centimes locaux montent, en 1907, à 466 millions. Bien plus, pour l’une des contributions directes, celle qui touche le plus le gros de la population, à savoir la contribution foncière sur la propriété non bâtie, la part des centimes locaux, soit 148 124 500 francs, excède sensiblement la part de l’Etat qui n’est que de 105 millions de francs. Quand donc on vient promettre à la population que, à l’établissement de l’impôt sur le revenu, les cinq contributions directes seront supprimées, on la trompe et de la façon la plus grave ; on prépare des déceptions inévitables. Le projet ne laisse pas même entrevoir le jour où les contributions directes existantes seront supprimées en ce qui concerne les localités : reconnaissant que le problème des taxes locales est particulièrement délicat, l’exposé des motifs en ajourne la réforme sine die ; autant dire qu’il la renvoie aux calendes grecques.

En se bornant même à la part de l’Etat, le résultat à obtenir pour remplacer les cinq contributions directes actuelles n’est pas mince, puisqu’il faut avec le nouvel impôt se procurer, de ce chef, 501 millions auxquels il convient de joindre 80 millions de produit actuel de la taxe sur le revenu des valeurs mobilières et 109 millions de produit des droits de transmission et de timbre sur les mêmes valeurs ; c’est donc 690 millions que l’on doit demander au nouvel impôt. M. Caillaux veut frapper d’abord à leur source tous les revenus, sauf certaines immunités ou réductions, par un impôt cédulaire, comme dans l’Income tax britannique, les divers revenus étant répartis en sept catégories ou cédules ; puis il établit, par surcroît, sur les revenus supérieurs à 5 000 francs et déjà atteints isolément un impôt dit complémentaire ; enfin il y joint de nouveaux droits de timbre et de transmission. La partie de l’impôt perçue sur les catégories ou cédules est censée devoir fournir 443 millions, l’impôt dit complémentaire 120 millions et les nouveaux droits de timbre et de transmission 131 millions, ensemble 694 millions contre 690 millions de taxes supprimées ; la marge pour les erreurs et les mécomptes n’est que de 4 millions, guère plus de 1/2 p. 100, c’est-à-dire insignifiante.

La première catégorie ou cédule concerne l’impôt sur le revenu des propriétés bâties ; elle n’appelle guère d’observations ; rien ne serait changé, en effet, à la situation existant depuis 1890, soit pour l’assiette, soit pour la perception ; le produit de cette catégorie est porté pour 96 millions, ce qui correspond au rendement actuel, grossi de l’accroissement que doit procurer le développement annuel des constructions.

Tout autre est la situation pour la seconde catégorie ou cédille, celle qui concerne la propriété non bâtie ; c’est ici que le projet prétend avoir introduit des dégrèvemens considérables pour les petits contribuables ; les chiffres appareils semblent justifier cette prétention : en effet, au lieu de 105 millions de francs, on ne réclamerait à cette cédule que 50 millions ; ce serait donc une réduction de 50 p. 100 ; mais quand on examine les choses de près, on voit que la plus grande partie de cette réduction s’évapore et qu’il en reste peu de chose. Il faut d’abord tenir compte de ce que le projet crée un impôt nouveau, celui sur les bénéfices de l’exploitation agricole (5e cédule ou catégorie), duquel on attend 21 millions ; ainsi la terre paierait à l’Etat 71 millions, au lieu de 105 actuellement ; le dégrèvement serait encore sensible, mais, au lieu d’être de 50 p. 100, il ne serait que d’un tiers ; en outre, il ne porterait, en général, que sur des sommes tout à fait minimes et il serait subordonné à des conditions qui, dans la plupart des cas, le rendraient illusoire.

D’après le projet, « les propriétaires fonciers qui exploitent pour leur compte et qui n’ont pas d’autres ressources que celles qu’ils tirent de cette exploitation, » ont droit à un dégrèvement des trois cinquièmes de la cotisation (pour l’Etat) quand leur revenu n’excède pas 300 francs, à un dégrèvement des deux cinquièmes de 301 francs à 400 francs de revenu et à un dégrèvement de un cinquième entre 401 et 500 francs. Ne s’appliquant qu’à la part de l’État, laquelle ne forme que 41 p. 100 du total de l’impôt foncier sur la propriété non bâtie, ces dégrèvemens sont infinitésimaux ; l’exemption des trois cinquièmes de la part de l’Etat, pour les revenus fonciers n’excédant pas 500 francs, ne représente qu’une réduction réelle du quart du montant de l’impôt ; celle des deux cinquièmes ne représente qu’une réduction du sixième de la cote intégrale, et celle d’un cinquième pour les revenus fonciers de 401 à 500 francs n’atteint, en réalité, que 8 1/2 p. 100 du total de la cote ; comme en outre, dans nombre de cas, le petit ou moyen contribuable de ces catégories, possède attenant à son bien une maison d’habitation dont la cote n’est nullement dégrevée, la réduction qu’on lui accorde est tout à fait minuscule ; elle tombe, en ce qui concerne les revenus fonciers ruraux de 300 francs ou au-dessous, à 12 ou 15 p. 100 de la cote foncière totale actuelle, pour les revenus de 301 à 400 francs à 7 ou 8 p. 100 et pour ceux de 401 à 500 francs à 4 ou 5 p. 100. Encore faut-il, pour bénéficier de ces maigres réductions, que le contribuable fasse la preuve qu’il ne possède pas d’autres ressources que celles de l’exploitation de sa petite propriété ; si, par conséquent, ce qui est le cas d’un très grand nombre, ce petit propriétaire fait quelques journées chez autrui, s’il se livre à un petit commerce quelconque, s’il a donné en location quelque lopin de terre ou quelque masure, ou bien s’il possède une obligation, une action ou une rente ou une retraite quelconque, il perd le bénéfice de ces réductions minuscules.

On a fait quelque bruit autour d’une expérience tentée devant le ministre et les membres de la Commission des réformes fiscales dans une petite commune du département de l’Oise, Rochy-Condé. Tous les fonctionnaires locaux de l’administration des finances s’y étaient réunis, et avaient à l’avance préparé le terrain ; ils s’étaient livrés à une nouvelle évaluation des parcelles : il en résulta, nous dit-on, une réduction sensible pour la généralité des petits propriétaires : cette réduction fait assez bonne figure parce qu’on ne la rapporte qu’au principal de l’impôt perçu par l’État, mais en la comparant à la cote totale (part de l’État et centimes locaux réunis), elle tombe aux proportions insignifiantes que nous venons d’indiquer. Aussi, les petits et moyens propriétaires de Rochy-Condé paraissent-ils avoir accueilli sans enthousiasme la réduction qu’on faisait luire à leurs yeux de quelques dizaines de centimes ou, au grand maximum, de 2 ou 3 francs de leurs cotes, et s’être plus alarmés des intrusions qu’ils ont pressenties pour la constatation de leurs ressources diverses ; ils se sont donc tenus sur une réserve fort explicable. Si l’on juge qu’il y a lieu d’accorder quelque allégement aux propriétaires de ces catégories, on pourrait le leur allouer sans bouleverser tout notre système fiscal.

Il est remarquable que, dans cette expérience de Rochy-Condé, on ait laissé de côté la cinquième cédule ou catégorie, colle des bénéfices de l’exploitation agricole ; c’est là une innovation singulièrement délicate et aventureuse dans un pays de petite et moyenne propriété comme la France ; cet impôt nouveau frapperait, indépendamment de la valeur locative du sol, les bénéfices présumés de l’exploitant, que celui-ci soit un fermier ou un propriétaire faisant valoir. On exempte bien tous les bénéfices de cette nature qui n’excèdent pas 1 250 francs ; il faut noter, toutefois, qu’il ne s’agit pas, en ce qui concerne cette exemption, des bénéfices réalisés en argent, mais tout aussi bien de ce que l’exploitant tire de la terre pour son propre en Indien et celui de sa famille, denrées alimentaires, bois de chauffage, etc. Désespérant d’arriver directement à la constatation de ces bénéfices agricoles, le projet de loi admet un forfait : les bénéfices de l’exploitant seront considérés comme égaux au revenu net du sol, c’est-à-dire à sa valeur locative ou à la rente de la terre. Or, cette supposition est manifestement inexacte. Les Anglais qui, dans leur l’Icome tax, ont une cédule sur les bénéfices agricoles, évaluent ceux-ci sur la base de la moitié du fermage ; pourquoi en France, pays de culture moins perfectionnée, prendrait-on pour base le fermage entier ? Si l’on consulte la dernière grande enquête agricole, celle de, 1892, on y voit (pages 440 et 441) que le loyer de la terre en France est évalué à 2 368 millions de francs ; le capital d’exploitation (animaux, matériel, semences) est estimé à 8 017 millions, donnant lieu à un rendement de 400 millions au taux de 5 p. 100 d’intérêts ; si l’on en porte la rémunération à 10 pour 100, ce qui parait largement suffisant, sinon exagéré, les bénéfices de l’exploitation agricole en France monteraient à 800 millions de francs, soit le tiers environ de la rente de la terre. On voit combien on est loin de l’évaluation du projet de loi. Comment se fait-il que, dans l’expérience de Rochy-Condé, on ait complètement laissé de côté cet impôt nouveau sur les bénéfices agricoles ? Dans le cas de métayage, l’impôt sur les bénéfices agricoles rencontrera des difficultés inextricables, et le projet de loi se Rome à cette mention : « En ce qui concerne les terres exploitées à portion de fruits, il est ouvert dans le rôle des articles au nom collectif du propriétaire et de l’exploitant. » Si le législateur, par la substitution des combinaisons compliquées du projet de loi au régime actuel des impôts sur la terre, se flatte de se concilier les classes rurales, il s’attirera les plus grands mécomptes.

Ces mêmes mécomptes, il les trouvera aussi dans la nouvelle taxation des bénéfices industriels, commerciaux et professionnels. Le régime actuel des taxes sur ces catégories de revenus peut avoir divers inconvéniens, mais il a le grand mérite de ne faire aucune part à l’arbitraire et à l’inquisition. Tout autre serait le régime nouveau : on supprime tous les indices d’après lesquels la taxe est aujourd’hui établie, et on laisse le champ absolument libre à la fantaisie des commissions de taxation. Or, comment sont composées ces commissions ? Du percepteur, agent technique, du maire et de quatre personnes désignées par le préfet. Ainsi, c’est la politique qui déterminera la cote que l’on devra payer ; le préfet, chacun le sait, est par-dessus tout un agent politique auquel on demande de faire triompher dans les élections le parti gouvernemental ; le maire est souvent aussi un homme de parti ; les infortunés contribuables seront livrés, pieds et poings liés, à des politiciens ; il y aura, suivant un classement qui lit beaucoup de bruit il y a deux ou trois ans, le côté de Corinthe, c’est-à-dire, de ceux du « bon parti, » et le côté de Carthage, ceux du « mauvais parti ; » on abaissera la cote des Corinthiens, on élèvera celle des Carthaginois. Les imposables seront tenus, si on les en requiert, de fournir par écrit tous les renseignemens de nature à faire connaître les conditions matérielles d’exercice de leur profession ; mais rien ne dit dans le projet que la Commission soit obligée de requérir ces renseignemens ; il lui est loisible de taxer « au jugé, » comme on dit, d’après la « commune renommée, » comme on dit encore. « Dans le cas de réclamation contentieuse (article 37), les réclamans sont tenus de justifier leurs prétentions par la présentation d’actes authentiques, de livres de commerce régulièrement tenus ou de tous autres documens susceptibles du faire preuve. » Ainsi, l’on aboutit quasi fatalement à la communication des livres. Notons à ce sujet que, à Rochy-Condé, un contrôleur déchira courageusement et ingénieusement à la Commission des réformes fiscales que cette communication des livres qui offre beaucoup d’inconvéniens pour certains contribuables peut n’offrir que des bases très inexactes pour l’assiette de l’impôt ; prenant le cas d’un meunier d’une petite commune de son district, qui traitait 80 sacs de blé par jour, il lui suffirait, disait-il, de porter sur ses livres l’achat de ces sacs régulièrement à 0 fr. 50 au-dessous du prix réel, ce que permettent les fluctuations des marchés, pour réduire de 12 000 francs par an son bénéfice apparent. Le projet d’assiette de l’impôt sur les industriels et les commerçans par des Commissions en grande partie politiciennes, en dehors de toute base fixe et uniforme, a soulevé une répulsion générale parmi les assujettis[6].

Le mode de taxation des professions libérales et autres non patentées (7e catégorie) n’a pas excité moins de réprobation : « Toute personne jouissant de revenus imposables au titre de la septième catégorie est tenue de remettre chaque année, dans le courant du mois de janvier, au contrôleur des contributions directes une déclaration détaillée de ses revenus accompagnée de toutes les justifications nécessaires pour en établir l’exactitude. » Quelles seront ces justifications qu’auront ainsi à produire les médecins, avocats, architectes, artistes, écrivains, ingénieurs, dont beaucoup ont des émolumens singulièrement variables et, d’ailleurs, infiniment morcelés ?

L’intrusion, l’inquisition, l’arbitraire s’étalent dans chaque catégorie du projet de loi ; mais c’est surtout en ce qui concerne les valeurs mobilières que ces vices arrivent à un complet épanouissement. On exige que toute personne ayant des valeurs mobilières étrangères souscrive « dans les trois premiers mois de l’année, au bureau de l’enregistrement la déclaration du montant total de ses dividendes, intérêts, arrérages ou produits encaissés au cours de l’année précédente. » Puis, comme on tient ces déclarations pour suspectes, on établit l’exercice permanent chez les banquiers de toute catégorie, ainsi que chez tous les intermédiaires quelconques s’occupant de la gestion de fortunes ou de placemens. Voici d’abord l’édifiant article 81 : « Les sociétés de crédit françaises qui possèdent des établissemens à l’étranger, et les sociétés étrangères établies en France devront tenir, au siège principal de la société en France, des répertoires où seront mentionnés dans le premier mois de chaque semestre, pour le semestre échu, soit les dépôts de titres ou dépôts de sommes à vue effectués au nom de personnes domiciliées en France, soit les comptes courans de chèques ou comptes courans de toute nature ouverts, au nom de personnes domiciliées en France, dans leurs établissemens à l’étranger. Ces répertoires doivent indiquer le nom et le domicile des titulaires des dépôts ou comptes, et la nature des dépôts ou comptes. Les préposés de l’enregistrement sont autorisés à prendre connaissance de ces répertoires, et sur leur réquisition les sociétés seront tenues de leur fournir, dans un délai d’un mois, une copie certifiée conforme desdits comptes de dépôts ou comptes courans. » Qu’on médite cet article 81 ; la conséquence en est évidente : c’est que les sociétés de crédit françaises ou étrangères, aussi bien pour leurs agences à l’étranger que pour leurs établissemens en France, en même temps qu’elles enverront en janvier et juillet à leurs cliens le relevé de leur compte semestriel, seront tenues d’en fournir une « copie certifiée conforme » aux préposés de l’enregistrement. Ainsi, ce n’est pas seulement de toutes les recettes, c’est aussi de toutes les dépenses des contribuables que l’Etat sera minutieusement informé ; rien quasi de leur vie ne lui échappera. Voilà à quel régime, cent et quelques années après la Révolution française, on assujettit les citoyens français. Non moins vexatoire et inquisitorial est l’article 82 : il ne s’agit plus ici, comme dans le précédent, des seules sociétés de crédit, mais de tous les banquiers en général : « Tous banquiers et sociétés de crédit françaises, ainsi que tous banquiers et sociétés de crédit étrangères établies en France devront tenir, dans chacun de leurs établissemens, un répertoire sur lequel ils enregistreront, jour par jour, tous envois soit de fonds, soit de titres ou coupons de valeurs mobilières adressés à l’étranger par des personnes résidant en France pour y être déposés ou encaissés chez un banquier ou dans un établissement de crédit. Le répertoire indiquera le nom et le domicile du propriétaire des fonds ou valeurs, le montant des fonds, la désignation du banquier et de l’établissement dépositaires. Les préposés de l’enregistrement sont autorisés à prendre connaissance de ce répertoire. » Suit la mention des pénalités. Ainsi aucun mouvement soit d’espèces, soit de titres, ne pourra avoir lieu entre la France et l’étranger, sans qu’on en donne, jour par jour, connaissance au lise. Les étrangers résidant ou passant en France, tout aussi bien que les Français, seront soumis à cette surveillance constante. L’article 83 étend cet exercice des agens du fisc à « quiconque fait profession ou commerce habituel de recueillir, encaisser, payer ou acheter des coupons, chèques, ou tous autres instrumens de crédit créés pour le paiement des dividendes, intérêts, arrérages, etc., » et s’applique notamment aux « banquiers, escompteurs, changeurs, agens de change, notaires, huissiers, receveurs de rentes, » tous spécialement désignés dans ledit article.

Jamais, croyons-nous, la fiscalité n’a poussé aussi loin l’inquisition et n’a assujetti à une surveillance aussi minutieuse et aussi constante tous les banquiers et agens d’affaires quelconques. Pour découvrir les infractions, l’Etat déclare qu’il recourra à tous les moyens et à tous les procédés d’investigation ; voici, en effet, l’article 30 : « Les contraventions aux prescriptions contenues dans l’article 25 pourront être constatées, en toute circonstance, au moyen de procès-verbaux dressés par les agens de l’enregistrement, les officiers de police judiciaire, les agens de la force publique, ceux des contributions directes, des contributions indirectes, des douanes et des postes. » C’est le cas de dire : in cauda renenum ; la mention des agens des postes indique nettement que le gouvernement se propose de violer le secret des correspondances ; la mention des agens des douanes fait supposer que ceux-ci seront chargés de vérifier si, dans les bagages et peut-être même sur la personne des voyageurs, il n’y a pas de titres qui sortent de France ou de l’argent, dont on exigera l’indication d’origine, qui entre en France. Voilà à quelles vilenies s’abaisse l’Etat dans son dessein de traquer le contribuable. Sans doute, il ne s’en tiendra pas là ; l’article 29 le suggère : « Lorsque l’administration, par un moyen quelconque, aura eu connaissance d’une infraction etc. ; » ces mots « par un moyen quelconque » laissent entendre qu’elle suscitera et encouragera les délations, qu’elle cherchera à recruter des correspondans et des informateurs parmi les commis et employés des banques ou des agens de change à l’étranger.

Toute cette organisation draconienne et policière vise la perception des taxes cédulaires comprises dans le titre Ier qui est intitulé : « L’impôt général sur les revenus ; » mais il y a, en plus, le titre II, qui concerne « l’impôt complémentaire sur l’ensemble des revenus, » les impôts cédulaires et l’impôt global se superposant, comme on sait, dans le projet de M. Caillaux. Les taux des impôts cédulaires doivent être les suivans : 4 pour 100 pour les revenus des propriétés bâties, des propriétés non bâties et des valeurs mobilières (auxquelles s’ajoutent, pour celles-ci, des droits de timbre élevés perçus par abonnement et retenus sur le revenu des titres) ; 3 et demi pour 100 pour les revenus des professions industrielles et commerciales et les bénéfices agricoles ; 3 pour 100 pour les traitemens publics et privés, les salaires, pensions, rentes viagères et les bénéfices des professions libérales. En tenant compte des droits de timbre qui seront, d’après l’article 74, de 5 pour 100 du revenu, auxquels se joindra, d’après l’article 73, un droit de timbre de 2 pour 100 à la charge des sociétés, mais qui retombera tout au moins sur les actions, les propriétaires de titres au porteur paieront, tout compris, de 9 à 11 pour 100 de leur revenu.

À ces taxes viendra se superposer l’« impôt complémentaire » sur le revenu global. Il ne frappera que les contribuables ayant plus de 5 000 francs de revenu ; ce revenu s’entend du revenu cumulé de tous les membres de la famille vivant ensemble : « Chaque chef de famille est imposable, dit l’article 57, tant en raison de ses revenus personnels que de ceux de sa femme et des autres membres de la famille qui habitent avec lui. » Comme on l’a fait remarquer, cet article est attentatoire au mariage et à la vie de famille ; il favorise les faux ménages aux dépens des ménages réguliers, deux concubins vivant ensemble seront considérés comme ayant des revenus différens, ce qui est très avantageux dans le cas d’un impôt progressif ; tandis qu’un ménage régulièrement marié n’aura qu’un seul revenu et offrira donc une base plus large à la progression. Si un ou deux fils ont des revenus spéciaux, provenant même de leur travail, et vivent avec leurs parens, les ressources de toute la famille seront considérées comme un seul revenu. Jusqu’à une vingtaine de mille francs de revenu, cet impôt « complémentaire » reste légèrement au-dessous de 2 pour 100, de 20 000 à 40 000 il s’élève graduellement à 3 p. 100 ; à partir de ce chiffre et jusqu’à 100 000 francs il monte par étapes à 4 pour 100 et, d’après le projet, il devait, au-dessus de 100 000 francs, être uniformément de 4 pour 100 ; mais la Commission des Réformes fiscales a jugé cette progression trop modérée, et on nous apprend que, fixant de nouvelles catégories, elle a porté le taux maximum de l’« impôt complémentaire » à 8 pour 100 ; comme déjà les valeurs mobilières au porteur paieront, on vient de le voir, de 9 à 11 pour 100, cela élèverait le taux total à 17 ou 19 pour 100, près du cinquième du revenu qui serait ainsi absorbé par le fisc. M. Caillaux arrêtant la progression de l’impôt complémentaire à 4 pour 100, le taux total pour les valeurs mobilières au porteur au-delà de 100 000 francs de revenu devait monter à 13 ou 15 pour 100, ce qui déjà était énorme.

C’est, sans doute, la minorité des contribuables que l’on veut ainsi atteindre ; l’on fait sonner bien haut qu’il ne s’agit que d’une minorité : « la taxe sur le revenu totalisé, dit l’Exposé des Motifs (page 25), exempte les revenus les plus modestes, ceux qui n’atteignent pas 5 000 francs, élimine 10 500 000 chefs de famille sur 11 millions que compte la France. » C’est précisément là ce qui est effrayant ; il n’y a plus alors aucun frein ; la majorité peut se livrer à tous ses caprices dont elle fera payer les frais à une minorité de plus en plus réduite. Parmi les annexes au projet de loi, on trouve un tableau qui donne l’évaluation de l’ensemble des revenus en France et leur répartition entre les différentes catégories de contribuables ; le voici :


Catégories de francs Nombre des revenus par catégories Montant des revenus par catégories
francs francs
Revenu de 2 500 et au-dessous 9 509 800 12 342 000 000
— de 2 501 à 3 000 563 000 1 597 000 000
— de 3 001 à 5 000 446 000 1 735 000 000
— de 5 001 à 10 000 294 000 2 109 000 000
— 10 001 à 20 000 123 000 1 798 000 000
— de 20 001 à 50 000 51 000 1 673 000 000
— de 50 001 à 100 000 9 800 674 000 000
— de 100 001 et au-dessus 3 400 572 000 000
11 000 000 22 500 000 000


Nous ignorons à quelles sources le ministère des Finances a recouru pour ces constatations. Nous les prenons telles quelles. Ainsi, l’administration évalue à 22 milliards et demi le revenu des Français. Sur ce chiffre total, 12 342 millions, soit 55 pour 100 en nombre rond, sont constitués par les revenus ne dépassant pas 2 500 francs. Si l’on considère les revenus au-dessus de 5 000 francs, ceux que l’on veut frapper de la taxe dite complémentaire, ils ne seraient qu’au nombre de 481 200 et ne représenteraient que 6 826 millions ou 30 pour 100 seulement de l’ensemble. Quant aux gros revenus, ceux de plus de 50 000 francs, on n’en compterait que 13 200, n’atteignant tous réunis que 1 246 millions, soit 5 et demi pour 100 de l’ensemble des revenus français. Enfin, les très gros revenus, ceux au-dessus de 100 000 francs, déjà compris dans les chiffres qui précèdent, ne seraient qu’au nombre de 3 400 pour un chiffre total de 572 millions de revenus, soit 2 et demi pour 100 de l’ensemble des revenus des Français. Ce classement officiel des revenus confirme, ce que l’on savait d’ailleurs déjà, combien les revenus en notre pays sont morcelés et en général modiques, ceux un peu considérables étant une très rare exception. Nulle part, la pyramide des revenus n’a plus qu’en France une aussi large base et une pointe aussi effilée. Cette classification des revenus dans notre pays et la rareté des très gros revenus, d’autre part le grand nombre d’étrangers opulens que notre impôt personnel et progressif sur le revenu ne saurait atteindre, car au pis aller ils s’y déroberaient par la fuite, sont des argumens décisifs contre l’introduction chez nous de cet impôt brutal et inégal, qui, dans une démocratie sans contrepoids, devient inévitablement un impôt spoliateur. Comment, en effet, si cette taxe était établie, les 481 200 personnes ayant plus de 5 000 francs de revenu ou les 187 200 ayant plus de 10 000 francs, à plus forte raison les 64 200 ayant plus de 20 000 francs de revenu ou les 14 200 en possédant plus de 50 000 francs ne deviendraient-elles pas rapidement la tête de Turc sur laquelle s’acharnerait la fiscalité ? On le voit bien déjà, la Commission des Réformes fiscales, tout en maintenant à 9 ou 11 pour 100, suivant les cas, l’impôt cédulaire sur les valeurs mobilières au porteur a porté jusqu’à 8 pour 100 l’impôt complémentaire qui s’y ajoute, soit un prélèvement total pour le lise de 17 à 19 pour 100. C’est déjà là une véritable confiscation ; mais l’on ne s’arrêterait pas dans cette voie ; l’on irait à 30, à 40, à 50 p. 100, et le contribuable opulent serait forcé de s’expatrier. Le porte-voix parlementaire des socialistes, M. Jaurès, ne cache pas la voracité insatiable de son parti : « Elle a (la réforme de M. Caillaux), dit-il, pour la classe ouvrière un double et grand intérêt. D’abord, quand une comptabilité exacte des revenus capitalistes et bourgeois sera enfin dressée, il sera possible de calculer plus sûrement quels sacrifices peuvent être demandés aux classes possédantes et privilégiées pour alimenter dans l’intérêt des travailleurs les œuvres de solidarité sociale[7]. » Voilà l’œuvre en préparation : dresser une comptabilité exacte des revenus capitalistes et bourgeois, afin de déposséder sûrement les possédans.

Que les possédans résistent à ces projets manifestes de dépossession légale, c’est l’instinct de conservation qui les y porte.

L’impôt projeté serait le plus inégal des impôts non seulement à cause de l’injustice même de la progression, mais parce que les divers contribuables feraient tous leurs efforts pour échapper au lise et qu’ils y réussiraient très inégalement. Se soustraire à cet impôt, ce ne serait pas sans doute aussi aisé que certaines personnes se l’imaginent. On a beaucoup discuté, en ces derniers temps, le procédé des comptes joints dans les banques étrangères ; on a montré qu’il est loin d’être décisif, il offre souvent divers inconvéniens ; en tout cas, il n’est applicable que dans des familles très unies où il ne se produit aucune dissidence et où il n’y a pas d’héritiers mineurs[8]. Il ne faut pas ignorer, d’autre part, que l’État aura des espions et cherchera à avoir des informateurs sur les principales places banquières de l’étranger ; il voudra acheter des commis des banques étrangères pour se faire communiquer les copies des comptes des Français dans ces banques.

L’intérêt est, néanmoins, trop grand, la dissimulation se fera. On ne voit pas comment, par exemple, on pourrait empêcher un père de famille de distribuer, par anticipation, son avoir ou une partie entre ses enfans, de manière à descendre de plusieurs rangs dans l’échelle de la progression ; ce ne serait même pas là une fraude. Si encore un contribuable voulait garder dans son coffre-fort une notable partie de sa fortune en titres au porteur et aller lui-même en négocier les coupons à l’étranger, il serait malaisé de le surprendre. Or il n’est nullement rare, en province surtout, que des particuliers gardent, en titres au porteur, dans leur coffre-fort, quelques centaines de mille francs. C’était même, avant la grande expansion des sociétés de crédit et de leurs succursales, un cas assez fréquent. Si l’on fait des sociétés de crédit et des banquiers les délateurs obligés de leurs cliens, cette pratique peut de nouveau se généraliser ; or, devant elle, le lise est, par la nature des choses, désarmé et impuissant ; en voulant trop extorquer par l’impôt sur le revenu, il n’y réussirait souvent pas et il compromettrait, dans une certaine mesure, le rendement des droits de succession.


VII

Au moment où l’on cherche à introduire en France, avec une dureté de taux et une rigueur de perception qu’aucun peuple n’a connues, l’impôt personnel et progressif sur le revenu, il est curieux de noter les protestations qui s’élèvent actuellement en Angleterre contre l’Income tax, c’est-à-dire contre un impôt sur le revenu cédulaire, non inquisitorial, non progressif, et établi à un taux que nous regarderions en France comme très modéré.

Les journaux anglais sont remplis, depuis quelques semaines, de plaintes violentes à ce sujet, et il se fait une campagne ardente pour obtenir, sinon la suppression de cet impôt (aucun autre système d’impôts directs pour l’Etat n’existant en Angleterre), du moins la réduction du taux de y pour 100 auquel cet impôt est établi ; ce taux de 5 pour 100 nous paraîtrait à nous modéré si, comme chez nos voisins, l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières n’existait pas. Et ce ne sont pas les capitalistes seulement ou les rentiers qui s’élèvent aujourd’hui contre l’Income tax britannique ; ce sont aussi les classes intellectuelles ; au sein de l’Université de Londres, par exemple, il se signe une pétition pour demander la réduction de l’Income tax et pour prouver combien cet impôt pèse sur les membres des professions libérales. Le principe même de l’impôt ne laisse pas que d’être attaqué. Entre beaucoup d’écrits analogues, nous allons analyser un leading article des plus décisifs, paru dans un des journaux les plus répandus, sinon même le plus répandu, de la Grande-Bretagne, le Daily Telegraph (23 mars 1907) ; il débute par une citation de M. Gladstone : « Je suis profondément convaincu, disait le grand homme d’Etat libéral, que la facilité d’élever et de maintenir l’Income tax a été une des principales sources du gaspillage (extravagance) gouvernemental. » L’auteur de l’article se demande ensuite : « Quel est l’objet de l’income tax ? » « Ç’a été, à l’origine, et essentiellement, une ressource extraordinaire (emergency fund), une taxe de guerre (war tax), autrement dit un impôt anormal (altogether abnormal impost). Cela a toujours été un des lieux communs de la politique britannique. cette taxe a toujours été détestée ; elle n’a jamais été présentée par les hommes d’État comme devant constituer une ressource permanente. Sur ce point, l’autorité de Gladstone est décisive. Maintes fois, quand il était chancelier de l’Echiquier, il fit de la réduction de l’Income tax le trait marquant de ses budgets (the chief feature of his budgets), parce qu’il était convaincu que c’était une taxe des plus inégales dans son incidence (most unfair in its incidence) ; dans les années qui suivirent 1850 et de nouveau celles qui suivirent 1870, il fit des plans sérieux pour sa suppression. Avec notre système fiscal tendu à l’extrême et nos dépenses qui se gonflent annuellement, les millions que procure l’Income tax sont devenus une nécessité vitale pour le Trésor. L’impôt anormal est devenu normal avec le temps. Les gens en sont venus à accepter l’Income tax, comme une nécessité désagréable, de même que les infirmes se résignent à une maladie chronique. Mais si elles acceptent la taxe, elles n’acceptent pas la prétention que le taux doit en être de 5 pour 100 (a shilling in the pound) et qu’une réduction est impossible parce qu’il y a d’autres contribuables plus dignes d’intérêt. Le contribuable à l’Income tax paie aussi les taxes indirectes ; il supporte pratiquement le fardeau entier des droits de succession ; si les droits de douane ou de contributions indirectes sont élevés, il en paie su part ; que, par surcroit, on lui demande 5 pour 100 de son revenu intégral, qu’on le taxe sur ses économies, cela est injuste… Le maintien de l’Income tax au taux de 5 pour 100, dans une année de prospérité sans précédent (comme le prouvent les statistiques du Board of Trade) est un encouragement direct aux aspirations socialistes (is a direct encouragement to the socialistic aspirations)… ; le taux de 5 pour 100 est un outrage au citoyen et un danger pour l’État (an outrage to the citizen and a danger to the State). » Ainsi parle le Daily Telegraph[9] ; cependant l’Income tax que supportent les Anglais est infiniment plus doux et comme taux et comme moyen d’investigation que le projet français d’impôt personnel sur le revenu ; celui-ci irait, on l’a vu, jusqu’à 13 et 15 pour 100 d’après M. Caillaux, jusqu’à 17 ou 19 pour 100 d’après la Commission des Réformes fiscales sur les valeurs mobilières au porteur ; l’Income tax britannique ne comporte ni la déclaration du revenu global, ni la connaissance de celui-ci ; et l’on voit que, sauf quand il est au taux minime de 2 ou 3 pour 100 dans un pays qui ignore et l’impôt foncier pour l’Etat, et l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières, il est très impatiemment supporté. Il serait facile de multiplier les citations analogues, tirées de grands journaux politiques comme le Times, ou de journaux spéciaux comme le Financial Times[10]. Si, après soixante-cinq ans d’application, dans un pays socialement bien assis, il soulève ces récriminations, que serait-ce dans notre démocratie instable qui, depuis la suppression de la taille en 1790, n’a jamais connu d’impôt de ce genre ?

Ce n’est pas dans la seule Angleterre, c’est aussi dans des pays du continent que l’impôt sur le revenu suscite les critiques les plus justifiées. Divers cantons suisses en donnent la preuve. On nous permettra de faire sur ce point quelques citations d’un ouvrage spécial écrit par un Suisse très patriote, grand admirateur des institutions de son pays, à savoir : Les impôts en Suisse : assiette, quotité, mesures d’exécution. Etude de droit public et d’économie nationale, par Max de Cérenville[11]. L’auteur constate que, dans un certain nombre de cantons, cet impôt, à un taux modique, n’a pas d’inconvéniens graves, mais qu’il en est tout autrement dans les cantons les plus radicaux. Examinant la thèse que, si modéré qu’il puisse être au début, un impôt progressif ne tarde pas à devenir immodéré, M. de Cérenville écrit : « La vérité de cette allégation est prouvée par l’histoire de la progression dans les cantons suisses. Très modérée, au début, avec deux, au maximum trois catégories, elle s’est petit à petit développée, a élevé ses tarifs pour aboutir à ceux que l’on peut observer aujourd’hui dans certaines villes suisses, qui prennent le 15, le 25 ou même le 28 pour 100 du revenu. Les expériences faites dans les différens cantons ont démontré d’une façon certaine qu’une fois le principe de la progression admis et inscrit dans la loi, à chaque révision de celle-ci, l’échelle est augmentée d’une ou plusieurs catégories et les taux levés d’une ou plusieurs unités. » Et M. de Cérenville cite en ce sens des faits nombreux : le peuple glaronnais modifiant sa taxation pour surcharger « les millionnaires au nombre de huit ; » une loi vaudoise faisant supporter à 836 contribuables un impôt dont elle dégrève 30 333 autres ; une loi de Bâle-canton surchargeant 586 contribuables entre 9 272, etc. « C’est là, dit l’auteur suisse, que nous voyons le danger de l’impôt progressif qui donne à une classe de citoyens, par le seul fait qu’elle est la plus nombreuse, un moyen de se débarrasser à peu près complètement des charges publiques et de les faire peser presque exclusivement sur les épaules d’autrui. »

Dans les cantons où le taux de l’impôt est exagéré, dit encore M. de Gérenville, les représentans du fisc ne tarissent pas en lamentations et en plaintes sur les fraudes innombrables commises au détriment de l’Etat et sur l’impossibilité où ils se trouvent d’obtenir des déclarations exactes. Et l’auteur cite en exemple : Saint-Gall, le Tessin, Appenzell R. E., Zurich, « où les déclarations sont notoirement inexactes ; personne ne s’en étonne ni ne s’en scandalise en présence du taux actuellement en vigueur. » Les moyens de se soustraire, en partie du moins, à l’impôt progressif sont nombreux, mais incertains. Les immeubles ne peuvent pas échapper aux déclarations ; il en résulte que l’impôt progressif doit les déprécier et détourner de les améliorer. Les immeubles, dit l’auteur suisse, « n’ont qu’un seul moyen de dissimulation, qui ne peut être employé que dans les cantons autorisant la déduction des dettes hypothécaires. Ce moyen auquel ont eu quelquefois recours, dit-on, des contribuables zurichois, consiste à défalquer des dettes, soit fictives, soit déjà remboursées, ce qui est fort dangereux et pas à la portée de tout le monde. » Le moyen le plus efficace de se soustraire à la progression, c’est la fuite ou l’absentéisme. Cet impôt chasse à l’étranger les capitaux et parfois même les personnes. Certains cantons le reconnaissent et font des conventions particulières avec les contribuables pour prévenir leur fuite. On nous permettra de reproduire ici toute une page de l’auteur suisse, M. de Cérenville, patriote ardent, peu enclin à critiquer les institutions de son pays : « Ces fausses déclarations, dit-il, sont généralement faites sous la seule responsabilité du contribuable intéressé ; mais il est certains cas où elles résultent d’une entente formelle ou tacite entre lui et l’autorité qui viole ainsi sciemment la loi. Il est toujours dangereux de frauder l’Etat, à raison des amendes plus ou moins fortes qui menacent le délinquant et des désagrémens de toute nature qu’il risque de s’attirer. Désireux de les éviter et ne voulant, d’autre part, pas payer l’impôt légalement dû, le contribuable a quelquefois recours à un moyen terme. Il cherche à faire une sorte de contrat avec l’autorité administrative de son ressort, en lui tenant le langage suivant : Ma fortune représente telle valeur : 1 million par exemple ; le taux des impôts cantonaux et communaux étant très élevé (10 pour 1 000 francs de fortune au total), il ne me convient pas de payer une taxe considérable équivalant au quart de mon revenu. J’exige donc que vous ne préleviez l’impôt que sur une quote-part de mon capital (la moitié par exemple) ; si vous ne voulez pas vous mettre d’accord avec moi sur ce point, je quitterai votre commune ou votre canton et j’irai m’établir autre part. Des contrats de ce genre se faisaient dans le temps sur une assez grande échelle à Zurich, à Lucerne ; ces deux cantons ont tenté d’y parer en inscrivant dans la loi sur les impositions communales un article traitant d’illicites de pareilles conventions et les défendant aux autorités municipales. Elles seraient, néanmoins, fréquentes encore dans quelques-uns des cantons de la Suisse orientale, si nous en croyons certains renseignemens. » Ainsi parle l’auteur suisse ; il cite aussi un ancien article de la Gazette de Lausanne dont voici un passage : « La formation de la colonie des rentiers suisses de Constance (en territoire allemand) est due en première ligne à des motifs d’ordre fiscal. En outre, on affirme que beaucoup des rentiers dont les villas bordent la rive suisse du lac de Constance ne peuvent y être retenus que par les concessions des communes intéressées. Avant d’arborer sa qualité de rentier et de prendre sa retraite, l’industriel, le commerçant enrichi met le marché à la main à la commune où il entend se fixer. Il avoue, par exemple, 20 000 francs de rente, mais ne veut être taxé que pour 10 000. Si la transaction n’est pas acceptée, la rive allemande du lac lui offre ses ombrages. Composés de gens pratiques, les conseils communaux acceptent toujours le marché[12]. »


VIII

Tel est cet impôt que l’on nous propose d’introduire en France, c’est-à-dire dans une démocratie beaucoup moins assise que la démocratie suisse et où les passions ont beaucoup plus de vivacité et de violence.

On ne saurait trop le répéter, l’impôt personnel et progressif sur le revenu, bien loin de constituer une pièce essentielle d’un système fiscal rationnel, est simplement un reste de la fiscalité empirique et arbitraire du moyen âge. La France s’en est débarrassée à la Révolution. Il réunit le maximum de l’inégalité (à cause des dissimulations et des fuites) au maximum de l’arbitraire et de l’inquisition. Il met en fuite et, par conséquent, il perd pour le pays et les capitaux et parfois les personnes. Il aurait des effets analogues aux faits historiques réputés les plus calamiteux dans l’ordre économique, à l’expulsion des Maures et des Juifs d’Espagne, à la révocation de l’édit de Nantes. Ses répercussions inévitables, dans un pays surtout d’industries de luxe et de productions fines, atteindraient gravement toutes les couches de la population. L’impôt personnel et progressif sur le revenu, quelle qu’en soit la forme, quel qu’en soit le taux initial, doit être implacablement combattu et résolument rejeté. On peut et l’on doit améliorer nos contributions directes ; nous le demandons, quant à nous, depuis un quart de siècle : il faut réviser les évaluations cadastrales, mettre au courant notre contribution mobilière, y introduire la considération des charges de famille ; il est loisible, après mûre réflexion toutefois, d’ajouter quelques catégories à l’impôt des patentes ou à l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières. Mais jamais on ne devra inoculer à notre démocratie le virus de l’impôt personnel et progressif sur le revenu. Ce n’est pas telle ou telle modalité, telle ou telle forme de cet impôt que l’on doit exclure ; c’est le principe lui-même. Que l’impôt personnel et progressif sur le revenu ait pour parrain M. Caillaux, ou tel autre ministre, peu importe ; ceux-là ne feront que le présenter et disparaîtront, une fois le principe voté ; le vrai père de l’impôt sur le revenu dans notre pays, celui qui en dirigerait les destinées et en conduirait l’évolution, ce serait M. Jaurès, — ou plutôt ce serait le collectivisme.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Rousseau, les Confessions, tome Ier, p. 338-339, édition Lequien, 1821.
  2. Voyez notre Traité de la Science des Finances, 7e édition, tome Ier, p. 550, 556.
  3. Traité de la Science des Finances, 7e édition, tome Ier, p. 433-434.
  4. Œuvres complètes de Xénophon, traduction de Talbot, tome Ier, p. 12.
  5. Voyez notre Traité de la Science des Finances, tome Ier, p. 203-204.
  6. Mentionnons qu’une enquête locale, faite par le journal Le Matin (voyez son numéro du 21 avril 1907), parmi les petits commerçans des dernières clauses de patentes a prouvé que ceux-ci seraient, en général, sensiblement plus grevés par le nouvel impôt sur le revenu que par le régime actuel.
  7. Passage reproduit par le Matin du 16 février 1907, p. 2, 5e colonne.
  8. Voyez notre ouvrage l’Art de placer et gérer sa fortune, Delagrave.
  9. Pour apaiser les protestations contre l’Income tax, le chancelier de l’Échiquier, M. Asquith, dans son projet de budget de 1907-1908, propose de réduire à 9 pence par livre sterling (90 centimes pour 25 francs), soit au taux de 3 fr. 60 p. 100 environ, l’impôt sur les revenus strictement personnels (produits du travail, des professions, de l’industrie et du commerce) quand le revenu total sera inférieur à 2 000 livres sterling ou 50 000 francs. Pour les autres cas, la taxe restera de 1 shilling par livre sterling ou 5 p. 100 : on calcule que sur 1100 000 contribuables environ, 913 000 bénéficieront de la détaxe.
  10. On peut consulter notamment, au sujet de l’évasion de l’Income tax par les commerçans étrangers établis en Angleterre et du préjudice qu’en éprouvent les commerçans nationaux, le Financial Times du 19 mars 1907.
  11. Un vol, in-8o, Lausanne, Corbaz éditeur, et Paris, librairie Maresq, 1898.
  12. Max de Cérenville : les Impôts en Suisse, etc., p. 117, 134, 135, 136, 144, 178 à 180.