Le Procès entre Paris et la province, étude d’histoire contemporaine

LE PROCÈS


ENTRE


PARIS ET LA PROVINCE




Paris et la province n’ont jamais paru plus près de s’entendre que pendant ce long siège qui les a tenus isolés l’un de l’autre. Au début de l’investissement, des doutes, des appréhensions existaient, il est vrai, des deux côtés, mais les rares nouvelles qui franchirent les lignes ennemies firent tomber peu à peu ces défiances mutuelles. Une population de près de deux millions d’âmes, bloquée, affamée, bombardée, n’usait d’une liberté sans limites que pour affirmer l’unanimité de ses efforts en vue de la délivrance, et acceptait résolument tous les sacrifices. Si quelques actes d’indiscipline et deux ou trois essais d’insurrection faisaient ombre au tableau, l’ordre n’avait pas été sérieusement troublé, et la réprobation générale qu’ils avaient rencontrée avait été une nouvelle preuve du bon esprit des assiégés. En fallait-il plus pour justifier une admiration dont le témoignage pompeux leur arrivait de temps en temps à travers les airs ? Ils ne trouvaient pas eux-mêmes un moindre sujet d’admiration dans le mouvement national qui leur était annoncé par la même voie avec une égale emphase. Un pays qui avait vu tomber en un jour tout ce qui faisait sa confiance : son armée et son empereur, se levait tout entier à la voix d’un dictateur républicain. La réaction était réduite au silence ; la révolution était contenue : l’adhésion à la république se confondait partout avec le dévoûment à la patrie. Les forces improvisées se comptaient par centaines de mille hommes ; des prodiges étaient faits pour les équiper et pour les exercer. À peine réunies, elles étaient capables de vaincre, et, ce qui est plus difficile, même pour des troupes éprouvées, de supporter une défaite. Il semblait donc qu’un même cœur battît dans toute la France. L’entente subsisterait-elle après la ruine des espérances qui l’avaient cimentée ? On devait le croire, surtout devant les nouveaux devoirs qui en faisaient une nécessité plus pressante que jamais, et que le rétablissement des communications permettait du moins de remplir en commun. Ce n’était qu’une dernière illusion. L’antagonisme s’est réveillé entre Paris et la province dès qu’ils se sont retrouvés en présence ; au bout de peu de jours, ç’a été un véritable divorce, et bientôt la plus absurde comme la plus affreuse des guerres civiles. Par quelles causes les esprits se sont-ils divisés, les cœurs se sont-ils aigris à ce point d’ajouter ce suprême malheur à tous les désastres qui nous accablent ? Le mal n’est pas nouveau ; les tristes événemens qui se sont succédé depuis neuf mois n’ont eu pour effet que d’en retarder, puis d’en aggraver l’explosion. Il importe d’en rechercher les racines dans le passé, si l’on veut y porter plus sûrement remède.


I. modifier

Plus d’une fois déjà Paris, sous la domination d’un gouvernement insurrectionnel, s’est trouvé en lutte avec le gouvernement légal de la France, établi momentanément en province. Les malheurs de cette année semblent, à bien des égards, la répétition de ceux qui s’étaient accumulés sur notre territoire il y a un peu plus de cinq siècles. La France avait été envahie et vaincue, son souverain fait prisonnier, plusieurs de ses provinces étaient occupées. Une assemblée nationale avait été réunie pour aviser au salut du pays. Les discussions les plus violentes s’élevaient entre ses membres, et passionnaient au-dehors tous les esprits. Une émeute éclata dans Paris, et s’en rendit maîtresse. Le chef de l’état et une partie des députés se transportèrent dans une ville voisine. Paris se constitua en commune indépendante, et invita les autres cités à suivre son exemple. Les bourgeois s’armèrent, des aventuriers de tout pays se mirent à leur solde ; la guerre civile sévit autour de la capitale, et l’autorité légitime n’y fut rétablie qu’à la suite d’un long siège. Toutefois les analogies sont plus apparentes que réelles entre les révolutions de 1357 et de 1871. La première n’est pas proprement parisienne ; elle est la revendication violente et prématurée de droits déjà chers à toute la bourgeoisie française, et qui ne restent pas en-deçà des libertés conquises quatre siècles plus tard. Si elle est suscitée par le prévôt des marchands Étienne Marcel, elle trouve faveur dans les états-généraux, non seulement parmi les députés qui se sont renfermés dans Paris, mais parmi ceux qui ont suivi le dauphin à Compiègne. Les assemblées provinciales embrassent en partie sa cause. Les campagnes, loin d’obéir à des passions contraires, s’insurgent à leur tour ; c’est la jacquerie. La fureur qui s’y déchaîne au sein des masses rurales en vient à de tels excès qu’une réaction se produit dans les villes, et qu’à Paris même, à Paris surtout, un parti de plus en plus nombreux se prononce hautement pour le prompt et complet rétablissement du pouvoir royal. Les guerres civiles des siècles suivans ne mettent pas davantage aux prises Paris et la province. Paris se partage, comme le reste de la France, entre des factions rivales. Il est tour à tour la proie des Armagnacs et des Bourguignons. Il est la capitale de la ligue, tandis que le royaume n’a plus de capitale ; mais il n’a pas un rôle à part parmi tant de villes et de provinces en état de rébellion. S’il manifeste une tendance particulière, c’est moins l’esprit de révolte qu’un retour de plus en plus décidé aux sentimens tempérés que représentent, durant les guerres de religion, ceux qu’on appelle les « politiques » et dont la Satire Ménippée est l’expression la plus brillante, la plus française, la plus parisienne. La fronde est la seule de ces guerres de partis dont l’initiative appartienne à Paris : le moins contestable des travers parisiens lui a emprunté son nom ; mais quand la fronde eut réduit la cour à chercher un refuge en province, elle ne vit pas s’élever contre elle un esprit qu’on puisse appeler provincial. Il n’y avait que des nuances entre les sentimens qui animaient les diverses parties du royaume. Mazarin n’était pas plus goûté en province qu’à Paris, et Paris n’avait pas moins à cœur que la province de repousser toute confusion entre la cause d’un ministre détesté et les droits universellement respectés de la monarchie elle-même.

Si l’opposition est ancienne entre la province et Paris, elle n’a été longtemps qu’un antagonisme d’amour-propre. Sous l’ancien régime, comme de nos jours, une idée de ridicule s’attachait au nom de provincial dans l’esprit de beaucoup de Parisiens : il signifiait ou l’attachement obstiné à des usages grossiers et hors de mode, ou de gauches efforts pour se rapprocher d’un type de bon goût et d’élégance dont la capitale seule offrait le modèle. De son côté, la province n’était pas sans de justes sujets de railleries sur la présomption, la légèreté, l’ignorance des Parisiens, et sans des griefs plus sérieux sur leur corruption et leurs mauvaises mœurs. Elle acceptait toutefois, bon gré, mal gré, une suprématie dont l’affectation seule lui paraissait blessante, et qui ne s’imposait d’ailleurs que par la puissance de l’exemple. Elle ne fit montre d’indépendance que lorsque cette suprématie, toute morale, sembla se doubler d’une sorte de domination politique. Combien de fois, depuis quatre-vingts ans, n’a-t-on pas accusé Paris de disposer de la France sans sa participation et sans son aveu ! Le reproche est-il fondé ? Paris, comme l’affirmait récemment M. Thiers avec sa haute expérience, et comme l’a établi ici même un écrivain des plus autorisés dans la matière[1], Paris a été plus souvent le théâtre que l’auteur véritable des attentats contre les lois qui se sont succédé dans notre pays avec une sorte de régularité périodique et avec la consécration presque constante du succès. Ces attentats n’avaient en effet chance de réussir qu’au siège même du pouvoir central. Ils trouvent d’ailleurs les conditions les plus favorables dans une aussi grande ville, le refuge presque assuré de tous ceux qui ont quelque chose à cacher dans leur vie ou dans leurs desseins, et où il peut suffire de soulever la millième partie de la population pour mettre en péril l’ordre établi ; mais l’insurrection la plus formidable n’y a jamais été que le fait d’une minorité. Le nombre est toujours restreint de ceux qui risquent leur vie par passion politique. Plus rares encore, il faut le reconnaître, sont ceux qui l’exposent par devoir civique : Paris a plus d’une fois donné ce noble exemple, et quand on rappelle les guerres civiles qui ont ensanglanté ses rues, on oublie trop que, dans la plupart de ces tristes luttes, les belligérant de part et d’autre se sont également recrutés chez lui. Entre ces deux minorités, la majorité, à Paris comme en province, attend les événemens ; elle ne peut être accusée, dans ceux qui transforment une émeute en révolution, que d’une complicité négative, qui n’est pas toujours l’effet de l’esprit d’opposition, de l’indifférence ou du manque de courage, et qui trouve souvent son excuse dans le défaut d’organisation ou dans l’absence d’ordres précis. Souvent les catastrophes ont été si rapides qu’elles n’ont été connues, à Paris même, de la plupart des habitans, que par les affiches des vainqueurs et par les récits des journaux ; la nouvelle, grâce au télégraphe, pouvait en arriver aussi vite dans les départemens les plus éloignés. Dès lors, il n’y avait pour la France entière d’autre alternative que la soumission ou la révolte. Or la révolte, pour les citoyens attachés à l’ordre et habitués au respect des lois, rencontre à Paris les mêmes obstacles qu’en province, et peut-être de plus grands encore, car cette immense agglomération d’hommes, qui équivaut à la population de cinq ou six départemens, n’offre aucun de ces groupes naturels qui peuvent se prêter ailleurs à une action commune, non seulement par leur constitution légale, mais par l’espèce de vie collective qu’entretiennent entre leurs membres des relations de tous les jours. Les arrondissemens, les quartiers, les maisons elles-mêmes, ne sont guère pour leurs habitans que des centres factices et fortuits qui les laissent à peu près sans lien. Et cependant, malgré ces obstacles, les faits accomplis n’ont pas toujours fait loi pour les bons citoyens de Paris. Si l’on parcourt sans parti-pris l’histoire de nos révolutions successives, on reconnaîtra que nulle part la conscience publique, lorsqu’elle s’est sentie blessée, ne s’est traduite en protestations plus vives et en plus sérieux essais de résistance. Très souvent, il est vrai, la soumission a été générale, et parfois même elle a pris la forme d’une adhésion enthousiaste ; mais en ce point encore Paris ne fait pas exception. Plus d’une révolution a été accueillie en province avec le même enthousiasme qu’à Paris, et ce n’est pas toujours à Paris que le renversement des lois s’est fait le plus aisément accepter.

La facilité avec laquelle l’ordre légal dans notre pays peut tomber en quelques heures sous une insurrection ou un coup d’état tient à deux causes dont l’effet est général : notre centralisation et notre éloignement pour la guerre civile. Il semble étrange que quelques individus, pour s’être emparés du pouvoir par force ou par surprise, se voient aussitôt obéis par toute une nation de trente ou quarante millions d’hommes. C’est que l’initiative de la résistance ne peut légalement être prise par aucun pouvoir, si haut placé qu’il soit, si vaste que soit son ressort. On ne peut qu’opposer usurpation à usurpation, en faisant appel, sans organisation préalable, à une armée de volontaires que n’effraie pas la responsabilité d’une lutte sanglante entre concitoyens pour la défense de l’autorité légitime. Depuis la fronde, la seule tentative de ce genre qui ait eu quelque étendue et quelque durée est la guerre de la Vendée, presque au début de la période révolutionnaire, quand subsistait encore un reste d’indépendance provinciale, et bien des causes étrangères au pur sentiment de la légalité ont concouru soit à la provoquer, soit à la prolonger. Depuis lors, nous avons eu bien des insurrections, le plus souvent pour renverser, rarement pour rétablir ; mais nos institutions et nos mœurs se sont de moins en moins prêtées à une guerre générale entre les défenseurs d’un régime déchu et les fauteurs du nouveau gouvernement. Si la France a pu réagir cette année contre une révolution consommée dans Paris, c’est que son centre politique, accidentellement déplacé, s’est trouvé hors des atteintes de cette révolution : sans cet heureux effet de nos disgrâces, il n’est guère permis de douter que ce coup de force n’eût aussi pleinement réussi que toutes les usurpations précédentes, sans rencontrer plus de résistance en province qu’il ne lui en a été opposé à Paris.

Il reste toujours une tache sur une ville ou sur une contrée, quel que soit le nombre des coupables, quand les actes de désordre y sont en quelque sorte endémiques, et surtout quand ils sont souillés par l’assassinat et par le pillage. Paris garde cette tache ; mais la garde-t-il seul en France ? Notre histoire depuis 1789 est pleine des émeutes parisiennes. Elles attirent seules l’attention par les conséquences qu’elles ont eues, ou qu’elles pouvaient avoir pour la nation tout entière et même pour toute l’Europe. La grandeur du théâtre leur prête d’ailleurs quelque chose de grandiose ou de monstrueux qui saisit fortement les imaginations. La vérité est que toutes les périodes révolutionnaires ont vu se produire des soulèvemens populaires dans toute la France, et que les émeutes provinciales sont loin d’avoir été les plus modérées, les plus pures d’actes sauvages contre les propriétés et les personnes. Dès 1789 commence la guerre aux châteaux : les dévastations, les incendies, les massacres, se multiplient sur tous les points du territoire ; puis vient la terreur, qui n’a pris le caractère d’un système de gouvernement qu’après avoir été, dans les villes de tout ordre et jusque dans les villages, un effet spontané et universel du déchaînement des passions. La « terreur blanche » succède à la « terreur rouge, » dont elle ne se distingue que par la qualité des victimes ; elle a été exclusivement provinciale tant en 1794 qu’en 1815. Plus tard, même dans les temps en apparence les plus calmes, combien de mouvemens séditieux en province, soit pour un motif politique, soit sur une question de travail ou de subsistances, soit par l’effet de causes toutes locales ! Ces mouvemens ont parfois affecté, sur un théâtre dix fois plus restreint, les proportions des plus grandes insurrections de Paris, comme à Lyon en 1831 et en 1834 ; ils ont d’autres fois, par leur explosion simultanée, paru prendre le caractère d’une guerre civile générale, comme dans les départemens du centre et du midi après le coup d’état de 1851. Ici la révolte était légitime dans son principe ; mais elle est loin d’avoir été innocente dans tous ses mobiles et dans tous ses actes, et s’il ne faut pas en grossir les excès, comme ont fait ceux qui ont cherché dans le péril social une excuse à leur défaillance ou une occasion pour leur ambition, il ne faut pas davantage les absoudre ou les atténuer par un sentiment mal entendu de réparation et de justice. La foule est toujours la foule, quelle que soit la passion qui la possède ; elle n’obéit qu’à l’instinct. Ses entraînemens sont souvent généreux ; ses emportemens sont presque toujours féroces. Le courage et le sang-froid ne suffisent pas pour la contenir ; l’expérience et l’habileté du dompteur seraient nécessaires. Il faut plaindre plutôt qu’accuser ceux qui assistent à ses fureurs sans réussir à les apaiser ; il faut la plaindre elle-même. Les plus coupables sont ceux qui l’ont soulevée dans un intérêt personnel ou de parti. Cessons donc d’opposer la sagesse de la province au délire de Paris, les mœurs paisibles des campagnes aux passions effrénées des villes. Dans toutes les masses humaines, les mêmes conséquences naissent des mêmes principes. Si l’on doit faire des différences, ce n’est pas à l’honneur des populations les plus ignorantes. L’état d’effervescence où une guerre follement entreprise et non moins follement poursuivie a jeté la France a multiplié les commotions populaires, et les a portées sur plusieurs points aux derniers excès ; d’abominables assassinats ont été commis : le premier en date et le plus horrible de tous n’est-il pas celui de ce propriétaire du Périgord brûlé vif, après de longues et cruelles tortures, par une émeute de paysans qui l’accusaient d’avoir comploté les revers des armées impériales ?


II.


Si l’on veut apprécier avec équité l’esprit politique à Paris et en province, c’est non pas l’histoire des émeutes qu’il faut interroger, mais celle des votes et en général de tous les actes publics par lesquels les opinions ont pu se manifester pacifiquement et librement. Or la série de ces actes, à partir de 1789, ne laisse voir un désaccord sérieux et persistant entre la tête et le corps de la nation que depuis moins de vingt ans. Aux élections pour les états-généraux, Paris, par ses cahiers et par le choix de ses députés, ne devance en aucun point les aspirations de la province ; il semble se laisser distancer par la province aux élections pour l’assemblée législative : presque tous ses députés appartiennent à la droite constitutionnelle et modérée. Il prend sa revanche dans ses choix pour la convention : les chefs les plus célèbres et les plus violens de la montagne, Danton, Robespierre, Marat lui-même, sont parmi ses élus ; mais il ne faut pas oublier que la lutte n’était pas encore engagée entre la montagne et la gironde, et que les futurs champions des deux partis étaient confondus dans une même popularité. Il convient aussi de rappeler que trois des conventionnels parisiens[2] refusèrent de voter la mort du roi. Dans les derniers jours de la convention, quand il s’agit de nommer les deux conseils destinés à former le nouveau corps législatif, Paris s’associe avec éclat au mouvement de réaction qui se produit dans toute la France. Ses protestations contre le maintien partiel de la dictature révolutionnaire prennent même la forme d’une insurrection d’autant plus remarquable qu’elle est due à l’initiative de la partie la plus riche et la plus éclairée de la population, et qu’elle ne rencontre aucune opposition dans les masses populaires. Le renouvellement des conseils en 1797 donne lieu, à Paris comme dans la plupart des départemens, à ces choix modérés et suspects de royalisme qui servirent de prétexte au coup d’état de fructidor ; après le 18 brumaire Paris n’est pas moins prompt que la province à ruere in servitium : il ne se reprend à vouloir la liberté qu’après la chute de l’empire. Il est à la tête du mouvement libéral sous la restauration ; mais toute la France marche avec lui. Jusqu’en 1827, la majeure partie de ses choix pour la chambre des députés ne va pas au-delà de ce libéralisme royaliste et conservateur que représentent M. Decazes et M. de Serre ; l’opposition libérale ne triomphe dans tous ses collèges que lorsque la province elle-même envoie à la chambre une majorité opposante. Après 1830, le centre droit reste prépondérant en province, tandis que Paris incline de plus en plus vers la gauche ; mais, si l’on tient compte de la pression des intérêts locaux d’un côté et des alliances de partis de l’autre, il est permis d’affirmer que le nom de centre gauche exprime fidèlement l’esprit de la majorité électorale dans la France entière sous la monarchie de juillet.

Depuis 1848, les votes de Paris méritent de nous arrêter davantage ; ils appartiennent au suffrage universel et à un état des opinions et des passions politiques dont la crise présente n’est que la manifestation la plus douloureuse. Aux élections pour l’assemblée constituante, la lutte se concentrait presque partout sur deux noms, ceux de Lamartine et de Ledru-Rollin, le premier personnifiant la république modérée, le second la république radicale. Paris élut l’un et l’autre ; mais M. de Lamartine venait en tête de la liste, comme dans un grand nombre de départemens, avec une majorité considérable ; M. Ledru-Rollin n’arrivait un des derniers qu’à la faveur de la majorité relative. Les autres élections de la même année ne sont pas moins significatives. Un nom que presque personne n’avait prononcé dans les deux premiers mois de la révolution commençait à retrouver de tous côtés sa popularité héréditaire. Paris ne reste pas en arrière de la province dans cette résurrection de l’idolâtrie napoléonienne que la France devait payer si cher. Élu représentant de Paris le 4 juin, le prince Louis Bonaparte, après une démission bruyante, l’est encore le 21 septembre, et cette fois il vient le premier. Quant aux collègues qui lui sont donnés, quelques-uns appartiennent au parti révolutionnaire, et même aux opinions socialistes ; mais ils ne doivent leur succès qu’à la dispersion des voix et à une sorte d’éclectisme où se complaisent bon nombre d’électeurs parisiens ; au fond, la majorité des choix est conservatrice, comme en province. Ce sont les voix modérées qui portent au premier rang l’ex-préfet de police Caussidière, à qui la bourgeoisie est reconnaissante d’avoir « fait de l’ordre avec du désordre, » et elles s’affirment clairement en faisant suivre ce nom équivoque de ceux du général Changarnier, de M. Thiers et de M. Victor Hugo, qui n’avait place alors que dans les rangs conservateurs. Paris ne se sépare pas davantage de la province à l’élection de la présidence ; il a sa part proportionnelle dans les 5 millions 1/2 de suffrages qui préparent la restauration de l’empire[3]. Les élections pour l’assemblée législative en 1849 font encore triompher une liste éclectique ; le prince Lucien Murat vient le premier, et M. Ledru-Rollin le second ; toutefois, sur vingt-huit élus, dix-huit ont été portés par les conservateurs. C’est à peu près dans les mêmes proportions que se classaient le « parti de l’ordre » et le « parti de la révolution » dans la représentation générale de la France. Aux élections complémentaires des deux années suivantes, le scrutin de liste donne d’abord une victoire complète aux candidats réactionnaires, puis deux scrutins individuels ont des résultats contradictoires, l’un franchement révolutionnaire, l’autre non moins franchement conservateur, — ce dernier, il est vrai, sous l’empire de la loi du 31 mai, restrictive du suffrage universel. L’opinion semble flottante ; elle ne le paraît pas moins en province, où l’on observe avec effroi les progrès du socialisme. On sait à quel prix le péril fut conjuré. Quand le suffrage universel, rétabli dans sa plénitude, sinon dans sa sincérité et dans sa liberté, fut appelé à consacrer un acte de violence qui avait révolté toutes les consciences droites, mais que le plus grand nombre acceptait comme une nécessité, Paris s’unit encore à la province dans cette abdication du droit devant l’audace : aux deux votes plébiscitaires de 1851 et de 1852, l’auteur du coup d’état retrouva dans le département de la Seine et dans la ville de Paris, pour lui conférer la dictature et pour l’élever au trône, un nombre de voix égal et même supérieur à celui qu’avait obtenu le candidat à la présidence de la république en 1848[4]. Entre ces deux votes, les premières élections pour le corps législatif donnent occasion à l’esprit libéral, partout paralysé, de reprendre quelque vie dans deux ou trois grandes villes ; toutefois, à Paris même, les deux tiers des élus portent l’attache officielle. En 1857, l’opposition, stationnaire en province, n’a pas fait à Paris des progrès décisifs : quatre circonscriptions sur neuf lui sont acquises ; ce n’est pas encore la majorité. En 1863 seulement, un pas immense a été fait : comme en 1827 et en 1830, tous les choix de Paris appartiennent au parti libéral. Enfin en 1869, la lutte n’est plus entre l’opposition et le gouvernement, elle est entre les diverses nuances opposantes ; les plus prononcées disputent partout le succès, et elles l’emportent dans une circonscription.

La province était-elle restée étrangère à cette insurrection pacifique contre le gouvernement impérial ? À chaque élection, les candidatures officielles y avaient vu décroître leur prestige ; presque toutes les villes de quelque importance leur étaient hostiles, et dans les campagnes même elles étaient de plus en plus ébranlées. Elles se soutenaient cependant par la puissance du nombre et par la division de leurs adversaires. Parmi ceux-ci, beaucoup ne représentaient qu’un ressentiment personnel ou un mécontentement local ; une partie assez considérable n’avait en vue que les intérêts religieux. L’opposition systématique et irréconciliable n’avait pour elle que deux minorités, l’une attachée aux dynasties déchues, l’autre impatiente de rétablir la république ; le plus grand nombre acceptait l’empire, et n’en voulait que la transformation libérale. Paris au contraire, comme l’attesta sans ambages le vote sur le plébiscite de 1870, ne voulait plus de l’empire, même tempéré par des institutions libres ; un seul parti, le parti républicain, y disposait de toutes les élections, et, lorsque l’empire était encore debout dans toute sa force apparente, la question ne se posait pour la majorité des électeurs parisiens, comme en 1848, qu’entre la république modérée et la république radicale. La majorité républicaine était d’ailleurs incomparablement plus forte en 1869 qu’en 1848. À cette dernière date, elle n’avait guère, même dans sa fraction la plus exaltée, que des convictions nouvelles et chancelantes, et elle se montrait encore très accessible à la séduction des souvenirs dynastiques, surtout des souvenirs napoléoniens. En 1869, les modérés et les radicaux étaient également fermes dans leur aversion pour tout établissement monarchique, et les seconds en particulier avaient pris une consistance et une audace croissantes.

Dans cet état des esprits, il était chimérique d’espérer que l’opposition cesserait, après la chute de l’empire, entre la France et sa capitale. La persistance des revers militaires et la multiplicité des fautes commises n’ont pu que l’aggraver. Sur un seul point, il y a eu accord : des deux parts, on s’est plaint avec une égale amertume d’avoir été mal gouverné ; mais combien les griefs étaient différens ! Ici, il n’était question que de faiblesse, d’indécision, de routine obstinée, de mauvais vouloir à l’égard d’une œuvre entreprise et poursuivie sans confiance ; là, on accusait une énergie mal dépensée, le mépris de toutes les règles et la violation de tous les droits, l’entêtement dans un système condamné par une série de douloureuses expériences, et qui ne se soutenait qu’à force de mensonges. Paris ne se résignait à la paix qu’en maudissant ceux qui le condamnaient à déposer les armes ; la province s’indignait d’entendre encore des voix officielles parler de guerre à outrance quand toutes ses pensées étaient à la paix. Le désaccord n’était pas moins grand sur les questions politiques. Paris avait gardé sa foi républicaine, affirmée hautement, exclusivement, par des hommes de talent chez qui elle ne pouvait passer que pour le fruit de l’expérience. La même foi, dans les masses, inclinait de plus en plus vers les opinions extrêmes par mauvaise humeur contre les républicains timides qui portaient depuis le 4 septembre la responsabilité de tant de déceptions. La province, ralliée plutôt que convertie à une forme de gouvernement qui la veille encore résumait pour elle tous les désordres et toutes les ruines, n’était que trop excusable de s’en prendre à la république elle-même de la mauvaise administration qu’elle subissait et de cette succession de désastres. Sauf dans quelques grands centres et dans un petit nombre de départemens, les républicains ne gardaient quelque influence que s’ils s’associaient dans une certaine mesure à une réaction dont les promoteurs les plus ardens ne dissimulaient pas leurs sentimens monarchiques. De là ces élections du 8 février qui, en mettant de nouveau aux prises le « parti de l’ordre et le parti de la révolution, » ont vu les républicains modérés rester en minorité à Paris comme en province, et laisser l’avantage ici à une majorité conservatrice qui se fait violence pour continuer l’épreuve de la république, là à une majorité radicale pour qui la république est un dogme indiscutable, et qui n’est pas loin de considérer comme une apostasie toute concession ou tout délai sur les conséquences qu’elle prétend tirer de ce dogme. De là enfin, au lendemain de ces mêmes élections, cet état de guerre où la contradiction des points de vue en est arrivée à un tel point qu’elle n’a plus trouvé son expression exacte dans la division des partis au sein de l’assemblée nouvelle, et que la droite provinciale et la gauche parisienne ont paru aux exagérés des deux côtés également suspectes de complaisance, l’une pour la révolution, l’autre pour la réaction.

Tel a été le progrès de ce fatal antagonisme qui vient d’aboutir à la sécession momentanée de Paris. Parmi les griefs qui ont contribué à l’entretenir, il en est un au moins qu’il nous a été permis d’écarter, comme ne reposant que sur un malentendu : c’est la prétendue domination usurpée par Paris sur la province. Ce qu’il y a de vrai, c’est que Paris s’attribue volontiers une situation privilégiée que la province elle-même lui reconnaît en quelque sorte par ses plaintes. Il en résulte beaucoup d’infatuation d’un côté, et de l’autre une irritation souvent aveugle. Les Parisiens ont peine à se figurer qu’un événement accompli dans leurs murs puisse être remis en question dans, le reste de la France. Ceux même dont l’acquiescement n’est que résignation ne supposent pas ailleurs la possibilité d’une résistance à laquelle feraient défaut leur initiative et leur exemple, et, quand ils la voient se produire, ils ne sont pas les derniers à s’en indigner ou à la railler. Tant que la province n’a pas un moyen légal de faire prévaloir sa volonté, elle semble donner raison aux prétentions parisiennes ; mais dès qu’elle peut réagir à l’abri d’une autorité régulière, elle cède volontiers, dans la manifestation de ses sentimens propres, à une pensée de revanche plutôt que d’indépendance.

Ce n’est pas là le moindre péril d’une rivalité permanente entre deux fractions d’un même état dont l’importance relative ne se mesure pas à leur superficie ou au nombre de leurs habitans ; mais une telle rivalité serait toujours funeste, quand il ne s’y mêlerait aucun malentendu. Elle irrite contre le gouvernement une population considérable dont il est forcé de repousser les vœux pour donner satisfaction aux légitimes exigences du reste du pays ; elle alimente l’esprit de révolte et lui donne l’appui moral d’une foule d’honnêtes citoyens dont les bras se refusent à la guerre civile, mais dont les cœurs en partagent plus ou moins les passions. S’il faut beaucoup de prudence pour prévenir une insurrection et les plus cruels sacrifices pour la réprimer, quand elle peut compter sur la participation active d’une assez forte minorité parmi les habitans d’une grande capitale, quel n’est pas le danger quand la majorité elle-même garde avec les insurgés, sinon le lien d’une sympathie directe, du moins celui d’une antipathie commune pour le gouvernement qu’ils combattent ! Aussi, quel que soit l’esprit qui domine à Paris, son hostilité n’est jamais indifférente. Les conservateurs seuls s’en effraient aujourd’hui ; il fut un temps où elle causait les mêmes alarmes aux révolutionnaires. « Tout Paris a été ou témoin inactif ou complice du combat que vous venez de soutenir contre l’immonde royauté, disait Lakanal à la convention après le 13 vendémiaire ; que tout Paris soit désarmé, et que sa sûreté, comme la vôtre, soit confiée à une force armée et composée de volontaires. Tant que Paris sera ce qu’il est, la difficulté insurmontable des approvisionnemens, l’impossibilité morale de faire de bonnes lois au centre d’une immense population en rendra le séjour calamiteux pour la représentation nationale[5]. » Ce sont, presque dans les mêmes termes, les plaintes que font entendre et les remèdes que réclament ceux qui voient aujourd’hui dans Paris, non plus un foyer d’intrigues en faveur de « l’immonde royauté, » mais le réceptacle de toutes les fureurs démagogiques. Suffirait-il, pour extirper le mal, d’éloigner tous les pouvoirs publics de ce « séjour calamiteux ? » On peut par un article de loi déplacer le siège d’un gouvernement, on ne change pas aussi aisément la puissance morale dont les traditions et les mœurs, plus fortes que tous les décrets, ont investi la capitale séculaire d’un état. En vain lui oppose-t-on, dans l’ensemble de la nation, une majorité numériquement énorme, il faut toujours compter avec l’influence ou la contagion de son exemple, et, lors même qu’elle resterait isolée dans son mauvais vouloir, l’état le plus uni et le mieux gouverné ne saurait supporter sans un trouble profond le mécontentement durable d’une population agglomérée de deux millions d’âmes. La contraindre à l’obéissance est le droit incontestable d’un gouvernement légalement constitué ; mais la traiter en peuple conquis, la tenir sous un joug de fer, ne serait qu’un expédient dont le maintien indéfini serait incompatible avec les conditions normales d’un état libre, et qui laisserait le mal plus redoutable que jamais une fois qu’il y faudrait renoncer.

Le salut est-il davantage dans la chimère de je ne sais quelle autonomie communale qui rendrait définitive et légale une séparation accidentelle et factieuse ? Il faut sans doute créer à Paris la vie municipale, et il conviendrait même d’en multiplier les foyers. Ce n’est pas assez d’une sorte de conseil général qui rappelle plutôt la représentation d’un département que celle d’une commune, comme l’a très bien défini l’un des députés qui ont concouru le plus activement à l’établir[6] : chaque arrondissement, ou mieux encore chaque quartier, devrait avoir, avec son administration propre, son conseil élu moins pour veiller sur ses intérêts que pour en faire comme une école du premier degré pour l’intelligence sérieuse et pratique des affaires publiques. Le rôle de ces conseils et du conseil général lui-même ne saurait toutefois être que très restreint. La ville entière a des droits sur tout ce qui fait l’importance de chacun de ses quartiers ; elle doit elle-même compte à l’état de tout ce qui fait sa véritable grandeur. Elle ne saurait disposer sans usurpation de ses monumens civils ou religieux, de ses musées, de ses bibliothèques, de ses principaux théâtres : il ne lui est permis de toucher à aucun des établissemens auxquels est attachée, en un degré quelconque, la fortune ou l’âme indivisible de la France. Nulle ville n’a moins le droit de vivre d’une vie indépendante ; nulle ville en revanche n’est plus nécessaire à la vie commune de toute la nation. Non-seulement tous les intérêts matériels, mais tous les besoins intellectuels et moraux y ont leur centre : vouloir les en détacher, sous prétexte de décentralisation, n’aboutirait qu’à une désorganisation générale.

Toute tentative de conciliation, comme tout acte de vengeance qui mettrait en péril l’unité nationale, serait une trahison envers le pays. Ce qu’il faut par-dessus tout, c’est, après la victoire du droit et le rétablissement de l’ordre, l’apaisement des passions ; après le désarmement des bras, le désarmement des cœurs. Or entre Paris et la province, un antagonisme qui ne remonte qu’à quelques années, si l’on écarte les malentendus et les piqûres d’amour-propre, ne saurait opposer à cette pacification morale des obstacles invincibles. Les racines n’en peuvent être assez profondes pour qu’il soit difficile de les reconnaître et impossible de les arracher.


III. modifier

Tous nos excès et toutes nos défaillances depuis quatre-vingts ans viennent de la peur de deux fantômes, le « spectre blanc » et le « spectre rouge. » La terreur, dans ses deux phases contraires, les a évoqués tour à tour ; ils ont contribué ensemble à l’établissement, à la popularité et à la restauration du despotisme impérial ; ils se dressent aujourd’hui entre les deux armées qui se disputent Paris et la France. Qu’y a-t-il de réel dans ces deux épouvantails ? Dans ce qu’ils ont de plus menaçant, ils ne reçoivent un corps que de nos défiances mutuelles. Nous ne devenons terribles que parce que nous tremblons nous-mêmes. L’esprit révolutionnaire et l’esprit réactionnaire, dans leurs plus grandes fureurs, songent surtout à se défendre ; ils oppriment pour ne pas être opprimés ; ils se donnent réciproquement de justes sujets de haine pour en avoir conçu d’imaginaires dans l’origine. Notre ignorance et notre légèreté entretiennent nos soupçons ; notre intolérance leur fournit des armes. Nous supportons mal la contradiction dans les choses qui nous tiennent à cœur. L’opinion la plus téméraire ou la plus inepte est pour nous un dogme hors duquel il n’y a point de salut. Chaque parti veut être une église, et n’admet pas le doute sur son infaillibilité. Les plus libéraux cherchent des faux-fuyans pour ne pas donner aux dissidens la liberté qu’ils réclament pour eux-mêmes. De là cette facilité avec laquelle s’établissent les dictatures et se perpétuent entre les mains de tous les partis, dans leurs alternatives de victoires et de défaites, les mêmes moyens de compression : heureux quand ils ne mettent pas une sorte d’émulation à grossir ce triste dépôt !

C’est là le fond commun des passions qui nous divisent ; mais, à leurs points extrêmes, il s’y mêle d’autres tendances qui sont l’objet de nos plus vives et de nos plus constantes alarmes. Le « cléricalisme » et le « socialisme, » dans le plus mauvais sens de ces deux termes, ne sont, à bien des égards, que des fantômes forgés par nos folles terreurs. Nous confondons de généreux efforts inspirés par un zèle sincère pour le salut ou pour le bonheur de tous avec de frauduleuses manœuvres ou des prétentions criminelles. Tout n’est pas cependant chimérique dans les craintes que causent l’un et l’autre. Ils ont cela de commun qu’ils ont en vue non pas seulement des adversaires à comprimer ou à vaincre, mais des biens à conquérir. Le cléricalisme n’aspire qu’aux biens spirituels, il veut gagner les âmes ; mais, pour s’en assurer la possession, il mêle parfois les intérêts du ciel et de la terre. Le socialisme ne poursuit que les biens temporels. S’il garde les formules révolutionnaires pour lesquelles tant de sang a été versé à la fin du dernier siècle, il en a singulièrement élargi le sens. La liberté lui paraît un leurre tant qu’elle ne donne pas des profits palpables ; à l’égalité des droits, il ajoute comme corollaire le nivellement des fortunes, et au lien moral de la fraternité il substitue le lien légal et forcé de la solidarité. L’ambition domine chez le premier ; une passion plus basse, l’envie, anime le second. Ils s’appuient également sur une sorte d’organisation d’autant plus redoutable qu’elle est en partie souterraine. Les armes de l’un sont toutes morales, et elles n’en sont pas moins efficaces ; l’autre est toujours prêt à la violence, et, dans l’emploi factieux qu’il en a fait, il n’a réussi jusqu’à présent qu’à troubler la société sans profit pour lui-même.

Paris voit surtout le spectre blanc en province, et la province affecte de croire que le spectre rouge est tout parisien ; c’est une exagération. Paris à ses « blancs, » dont l’influence politique est sans doute moins grande que celle de leur parti dans quelques départemens, mais qui ne sont pas l’objet de haines moins ardentes et de défiances moins excessives. La province de son côté a ses « rouges » dans les campagnes comme dans les villes, et, il n’y a pas plus de vingt ans, ils ne se faisaient pas moins redouter que leurs frères et amis de Paris. La propagande révolutionnaire, de 1848 à 1852, avait envahi près d’un tiers de la France. Dans plusieurs départemens du centre, de l’est et du midi, presque tous les représentans élus appartenaient à la fraction la plus exaltée du parti républicain, et les insurrections qu’y provoqua le coup d’état arborèrent presque partout le drapeau de la « république démocratique et sociale. » Le coup d’état fit rentrer sous terre le socialisme rural. Presque tous les chefs du parti démocratique en province avaient été proscrits ; leurs adhérens étaient frappés de terreur ; le despotisme général qui pesait sur le pays était de beaucoup dépassé par les tyrannies locales, s’exerçant dans l’ombre et sans contrôle. Il y avait encore des partis, jusque dans les moindres villages : les compétitions personnelles, les intérêts locaux, les questions religieuses, perpétuaient les divisions ; mais ces partis n’avaient chance de se soutenir et de l’emporter les uns sur les autres qu’en rivalisant de zèle pour l’empire. On n’obtenait rien pour sa commune, pour ses amis ou pour soi-même, si l’on était suspect d’hostilité ou même de tiédeur. C’est ainsi que les passions révolutionnaires, réfugiées dans quelques grandes villes où elles étaient sévèrement contenues, semblèrent partout ailleurs avoir fait place au dévoûment monarchique ; mais, bien loin d’être éteintes, elles n’étaient pas même endormies : l’empire les avait confisquées à son profit. Les millions de suffrages que le prince Louis-Napoléon avait obtenus en 1848, et qu’il retrouva en 1851 et en 1852, n’étaient pas exclusivement réactionnaires ; une bonne partie lui était venue des départemens les plus hostiles aux traditions de l’ancien régime, les plus prompts à céder aux entraînement démagogiques. On était à la fois dans ces départemens, sans trop distinguer, bonapartiste, républicain et socialiste, parce que ces trois noms, chez les paysans comme chez les ouvriers, répondaient aux mêmes passions : la crainte de perdre les avantages acquis et le désir de les accroître. Les souvenirs qu’éveillait le premier, les aspirations qu’exprimaient les deux autres, se résumaient en effet dans cette fausse égalité, si chère aux Français, qui consiste non pas dans la jouissance des mêmes droits, mais dans la possibilité pour tous de concevoir les mêmes ambitions et de satisfaire les mêmes convoitises. Aussi, quand il domina seul, le bonapartisme ne fit régner qu’à la surface la paix entre les partis et ce qui reste des classes sociales. L’empire s’est soutenu en entretenant la division non-seulement parmi ses adversaires, mais parmi ses partisans eux-mêmes. S’il se présentait aux uns comme le vainqueur du spectre rouge, il était pour les autres le gardien des conquêtes de la révolution contre le spectre blanc. Les ressentimens des populations étaient soulevés en son nom, ici contre les ennemis de la propriété, de la famille et de la religion, là contre l’ancien régime, prêt à renaître, et, si quelque insulte ou quelque violence menaçait dans les campagnes soit un bourgeois suspect de tendances républicaines, soit un gentilhomme ou un prêtre, c’était presque toujours à la suite d’excitations officielles et au cri de vive l’empereur ! N’a-t-on pas vu, il y a deux ou trois ans, la guerre aux châteaux et aux églises sur le point de recommencer dans plusieurs départemens de l’ouest ? Un manifeste préfectoral contre un candidat légitimiste avait suffi pour propager le bruit absurde d’une vaste conspiration pour le rétablissement de la dîme et des droits féodaux ! Les masses provinciales ont été dupes jusqu’à la fin de ce double visage que savait se donner l’empire ; mais, plusieurs années avant sa chute, il était déjà menacé, et avec lui la paix publique, par ces passions contraires dont les conflits étaient le principal ressort de sa politique. Il voyait l’opposition républicaine s’étendre dans certaines contrées, tandis que, sur d’autres points, l’alliance des rancunes révolutionnaires ne lui prêtait pas assez de force pour arrêter les progrès d’une opposition légitimiste et cléricale. On pouvait donc prévoir qu’une révolution nouvelle ramènerait en province les mêmes luttes et les mêmes périls qu’en 1848. On a vu en effet plusieurs des départemens où les candidatures impérialistes gardaient encore leur prestige en 1869 revenir avec ensemble, un an plus tard, les uns à la démagogie, les autres au droit divin. Si le parti radical n’a pas reconquis tout le terrain qu’il possédait il y a vingt ans, il serait téméraire d’en faire entièrement honneur au bon esprit des populations. La question s’est moins posée pour elles entre telle ou telle forme de gouvernement qu’entre la guerre et la paix. Or le parti radical, depuis le 4 septembre, a été partout le parti de la guerre. Ç’a été sa force là où les ardeurs belliqueuses ont pu jusqu’au bout se nourrir d’illusions ; ç’a été sa perte dans toutes les régions où il n’a pu dissimuler ni l’étendue des désastres, ni l’impuissance des moyens sur lesquels il comptait pour les réparer. L’épreuve n’est donc pas faite ; mais, si l’on peut tirer quelque induction des résultats constans, ils ne permettent guère d’espérer que le suffrage universel, livré à lui-même, soit plus à l’abri des influences révolutionnaires en province qu’à Paris, dans les campagnes que dans les villes.

Si l’esprit révolutionnaire s’est ranimé plus vite et avec plus de succès dans les grandes villes et surtout à Paris, c’est que la compression n’a pu y être aussi forte et l’aveuglement aussi général. L’intimidation et la séduction ont moins de prise sur une population nombreuse que dans une petite ville ou dans un village. La dépendance y est moins personnelle, moins directe à l’égard des pouvoirs publics ; on s’y dégage plus aisément des intérêts locaux ; il s’y établit plus librement des courans d’opinion qu’aucune force ne peut arrêter, et, soit par l’effet du caractère national, soit par l’égale inhabileté des gouvernemens qui se succèdent à se concilier longtemps la faveur publique, ce sont presque toujours des courans d’opposition. De là, dès 1852, les premiers échecs des candidatures officielles, à Paris, à Lyon et à Lille. Le parti républicain eut seul l’honneur et le bénéfice de ces actes exceptionnels d’indépendance. Dans les autres partis, le prestige encore entier du nom de Napoléon et la peur du spectre rouge avaient assuré au coup d’état une adhésion ou du moins une résignation à peu près générale. Les protestations n’y avaient été que le cri isolé de quelques consciences plus hautes et plus inflexibles que les autres. Quand les esprits sortirent de leur torpeur, le parti républicain se grossit peu à peu de cette masse flottante que le besoin d’ordre peut jeter dans les bras du despotisme, mais qui revient vite, sous l’impression d’un péril d’un autre genre, au besoin de liberté. Les influences qui suscitèrent ailleurs une opposition monarchique ne règnent guère que dans les campagnes. La grande propriété y garde encore une sorte de patronage. Le clergé, en dehors du culte, y entretient avec les familles des relations continuelles. La foi monarchique s’y laisse d’autant plus difficilement entamer qu’on y est plus accoutumé à tout attendre du chef de l’état, comme d’une seconde providence. C’est surtout en ce dernier point que Paris a rompu avec les tendances de la province. Jusqu’en 1852, la partie la moins éclairée de la population parisienne mêlait, comme dans les campagnes, des sentimens bonapartistes aux passions démocratiques et aux aspirations socialistes. L’empire ne négligea rien pour faire durer cette confusion. Il encouragea les ressentimens populaires contre la bourgeoisie. Il s’appropria et fit passer dans quelques-unes des institutions dont il prit l’initiative ou qu’il couvrit de son patronage un certain socialisme. Il favorisa la propagation secrète de ces utopies subversives qu’il se donnait le mérite d’avoir étouffées dans leur germe en leur ôtant la publicité. Il fit plus que tolérer à ses débuts cette organisation de toutes les forces hostiles à l’ordre social qui, sous le nom de Société internationale des travailleurs est devenue un état dans l’état. Toutes ses complaisances ont été vaines : le socialisme s’est étendu dans Paris, et le bonapartisme en a entièrement disparu. Le résultat n’eût pas été différent lors même que l’appui eût été franc et complet. Le socialisme, par ses tendances comme par ses chefs, est essentiellement républicain. La république seule se prête à toutes les folles expériences comme à tous les progrès sérieux, parce qu’elle ne connaît pas d’autres digues que celles qu’il plaît au peuple d’élever et de maintenir : c’est là son écueil aussi bien que son honneur, le principe et des sympathies que lui ont vouées tant d’esprits généreux et des alarmes qu’elle cause à tant d’esprits sages. Si le socialisme avait eu dans les campagnes les mêmes moyens de propagande, et s’il y avait été autre chose que la vague jalousie du pauvre contre le riche, il ne s’y serait pas montré moins rebelle aux avances impériales. Il n’était pas besoin d’ailleurs de ces dangereuses doctrines pour détacher de l’empire le peuple de Paris, Malgré l’antagonisme des classes, un même esprit s’infiltre insensiblement à travers toutes les couches sociales au sein d’une même ville. Les griefs de la bourgeoisie ne pouvaient que faire impression sur les esprits populaires et s’y grossir encore par suite de l’exagération naturelle aux masses. Il suffisait d’un peu de bon sens et de droiture pour détester un despotisme sans grandeur, une politique incertaine, et qui ne vivait que d’équivoques, des entreprises aventureuses dont l’avortement devait être d’autant plus honteux que les promesses les plus magnifiques en avaient accompagné les débuts. Il ne fallait que le souci des plus vulgaires intérêts pour s’irriter de renchérissement de toutes choses et du déplacement de toutes les habitudes, suites inévitables de ces immenses travaux qui tendaient à créer une ville toute nouvelle sur les débris du Paris d’autrefois. L’accumulation des ouvriers dans les faubourgs, quand ces constructions splendides ne leur laissèrent plus, dans les quartiers moins excentriques, l’asile même des mansardes, donna d’un autre côté aux sociétés secrètes plus de facilités pour les entretenir dans des sentimens de haine contre le gouvernement et d’envie contre les riches, et pour les unir dans une action commune contre ce double objet de leurs agressions. Ainsi s’est étendue dans Paris l’opposition républicaine à l’empire, ainsi se sont accrues son importance et son audace ; ainsi elle s’est trouvée assez forte pour se diviser sans compromettre son succès. Les fautes commises après le 4 septembre ont aggravé encore cette scission des républicains. Elles ont ruiné dans l’opinion publique leurs chefs les plus modérés et jusqu’alors les plus populaires. Elles ont donné l’avantage aux opinions radicales, qui seules, à Paris du moins, semblaient exemptes de toute responsabilité dans le naufrage des espérances universellement partagées. Elles ont créé enfin chez les uns un découragement, chez les autres une effervescence dont le résultat commun a été de rendre impuissantes toutes les mesures de prudence et possibles toutes les folies.


IV. modifier

Si ce tableau est fidèle, le divorce de Paris et de la province, comme presque tous nos maux actuels, n’a pas d’autre origine que la politique également funeste du gouvernement impérial et des deux dictatures républicaines qui se sont partagé sa succession. L’empire, en se conciliant les campagnes et en s’aliénant les villes par une politique tortueuse, n’a réussi qu’à ajouter une nouvelle cause de division à toutes celles qu’il a entretenues ou provoquées pour sa ruine et pour la nôtre. Le gouvernement de la défense nationale et sa délégation ont échoué par une même répugnance pour le contrôle et pour la lumière. Ils ont réclamé une confiance aveugle, et ils ne lui ont donné pour base que des illusions, qu’ils ont vues également se tourner contre eux, l’un pour les avoir trompées sans préparation, l’autre pour avoir affecté de leur rester fidèle, alors qu’elles s’étaient dissipées. L’un et l’autre ont ainsi achevé de pousser les esprits dans des voies contraires, — en province vers une réaction aveugle s’appuyant sur le besoin de paix, — à Paris vers une démagogie effrénée, s’offrant comme la dernière ressource du patriotisme indigné. Et cependant, même à cette heure, les fantômes sont pour beaucoup dans les griefs échangés des deux parts. La réaction était ardente contre la république et contre la guerre, dans la plupart des départemens, lors des dernières élections. Elle n’est pas moins furibonde aujourd’hui contre Paris ; mais ce qu’il faut considérer dans un mouvement d’opinions, ce sont les actes du plus grand nombre, non les clameurs de quelques-uns. Or, en tenant compte de tous les sujets d’alarmes qui lui ont été donnés, on ne saurait nier que la province, prise en masse, n’ait montré depuis huit mois beaucoup de bon sens, et les hommes qu’elle a investis de sa confiance beaucoup de modération et de sagesse. Le patriotisme s’y est élevé au-dessus de toutes les préventions et de tous les regrets, jusqu’au moment où il s’est refusé à des efforts qui lui apparaissaient clairement comme la ruine même de la patrie. Quand la lutte s’est engagée entre les adversaires et les partisans des dictateurs de Bordeaux, les partis ont agi, dans la façon dont ils se sont groupés et dans les concessions qu’ils se sont faites, avec une remarquable entente des conditions de la vie politique. Les populations qui ont reçu leur mot d’ordre se sont prêtées, avec une sagacité non moins grande, à toutes les exigences d’une campagne électorale sous le régime si compliqué du scrutin de liste. Nulle part ce mode de votation, qui semblait destiné dans l’intention de ses inventeurs à fortifier l’influence des grands centres, n’a été mieux compris, n’a mieux montré la force respective des opinions, que dans les petites villes et dans les campagnes. On a voté presque partout, non pour des individualités que la plupart ne connaissaient pas, mais pour des intérêts, ou, si l’on veut, pour des passions dont se rendaient parfaitement compte les électeurs les plus ignorans. De là, dans toutes les classes comme dans tous les partis, un zèle extrême à voter, malgré la rigueur de la saison et la gêne, plus vexatoire qu’efficace, du vote au chef-lieu de canton. Les paysans venaient en masse, par communes, avec leurs drapeaux, souvent de plus de cinq lieues, remplir leur devoir électoral. De quelque façon que l’on juge l’esprit qu’ils ont apporté à ce devoir, l’ordre et la discipline avec lesquels ils ont fait acte de citoyens sont sans contredit d’un bon augure pour la pratique persévérante et sincère du gouvernement du pays par lui-même. Dans cette lutte si habilement conduite, la victoire éclatante des conservateurs signifiait assurément, pour ceux des vainqueurs qui parlaient le plus haut et qui avaient déployé le plus d’activité, la paix à tout prix et le renversement aussi prompt que possible de la république ; mais les exagérés n’avaient agi que comme soldats, et l’influence prédominante avait appartenu à l’élite libérale des partis coalisés, qui seule pouvait maintenir entre eux l’union. Ceux qui prennent à la lettre les déclamations démocratiques ou impérialistes contre les hommes du passé ne se doutent pas que, s’il y a quelque part en France des hommes d’avenir, l’honneur et l’espoir du libéralisme bien entendu, c’est au sein des partis que l’on flétrit de ce nom. Ce sont ces esprits éclairés et sans étroitesse qui ont présidé, dans beaucoup de départemens, au mouvement électoral. Tandis qu’ils repoussaient, sans craindre de froisser des alliés utiles, toute candidature trop ouvertement bonapartiste, ils tendaient volontiers la main aux républicains modérés que rapprochaient d’eux l’esprit parlementaire et le respect de la liberté religieuse. Ils étaient ainsi préparés à cette union de tous les partis libéraux que la nouvelle assemblée a consacrée par ses deux premiers actes, en mettant à sa tête un républicain de vieille date, l’honorable M. Grévy, et en maintenant, au moins à titre d’épreuve, le gouvernement républicain, sous la présidence impartiale de M. Thiers. Si les votes qui ont suivi ne sont pas tous irréprochables, ils attestent du moins la persistance des dispositions conciliantes. Depuis l’insurrection parisienne, les seules concessions qui aient été faites viennent de cette assemblée « rurale, » qui pouvait d’autant mieux s’y refuser que le droit est tout entier de son côté, et qu’elle se donnait, en les faisant, l’apparence de pactiser avec l’émeute. Si les passions sont sans mesure chez quelques-uns de ses membres, et si la majorité elle-même a paru céder plus d’une fois à de regrettables entraînement, l’esprit général qui l’anime est manifestement plus porté à la modération qu’à la violence.

Rien n’autorise à supposer que la majorité de la nation soit animée d’un autre esprit : Paris seul fait-il exception ? Depuis le 4 septembre, les passions et les folies que résume le nom de spectre rouge ont eu libre carrière dans la population parisienne. La presse à bon marché et les réunions publiques leur étaient ouvertes. L’oisiveté de la vie militaire sans combats, et le plus souvent sans service utile, ne pouvait qu’en favoriser la propagation et le développement. L’organisation de la garde nationale, partagée en deux catégories de bataillons, les uns constitués sous l’empire et recrutés en majorité dans la bourgeoisie, les autres créés sous la république et composés presque exclusivement d’ouvriers, semblait être l’organisation même de la guerre sociale. Or, après deux mois de ce régime, un vota d’une signification incontestable montrait la démagogie réduite à une minorité de 53,000 voix sur près de 400,000 votans. Trois mois plus tard, le ressentiment d’un désastre que l’on n’avait jamais voulu prévoir, s’ajoutant à toutes les excitations révolutionnaires, avait sans doute accru cette minorité. Elle était loin cependant d’être devenue une majorité. Sur 43 élus, 5 seulement avaient obtenu plus de la moitié des suffrages exprimés. C’étaient trois écrivains acceptés par tous les partis, et deux hommes qui personnifiaient, aux yeux des Parisiens abusés, les efforts les plus glorieux de la guerre en province, comme le général Trochu, par l’effet d’une égale ignorance, gardait aux yeux des provinciaux tout l’honneur du siège de Paris. Venaient ensuite, avec des minorités plus ou moins fortes, des noms dont l’incohérence est une nouvelle preuve de l’impuissance des électeurs de Paris à comprendre et à pratiquer les conditions du scrutin de liste, et de leur propension, plus libérale qu’intelligente, aux choix éclectiques. Certaines intentions cependant peuvent se dégager de ces élections si peu politiques. Les noms de deux amiraux et d’un général représentent, en dehors de tout esprit de parti, l’énergie déployée dans le siège ; celui de M. Thiers représente les services éminens rendus au pays et à la cause libérale. Les autres noms réunissent toutes les nuances républicaines, depuis les plus modérées jusqu’aux plus extrêmes ; les membres du gouvernement de la défense nationale sont seuls l’objet d’une exclusion systématique, non pour leurs opinions, mais pour leurs actes : M. Jules Favre est toutefois élu le trente-quatrième, mais sans atteindre le quart des voix. Une autre exclusion intentionnelle peut encore se soupçonner de la part d’un très grand nombre d’électeurs. Tandis que des écrivains qui rachètent dans une certaine mesure la violence de leurs opinions par des qualités d’esprit approchent de la majorité absolue, et que les suffrages vont chercher parmi les fauteurs des mêmes opinions d’autres noms plus obscurs, protégés peut-être par leur obscurité même, le chef de tous les complots révolutionnaires, sous la nouvelle république comme sous les gouvernemens précédens, depuis plus de trente ans, M. Blanqui, n’obtient pas plus de 52,000 voix, et deux noms auxquels s’attache le souvenir de presque toutes les insurrections tentées à Paris et en province dans ces derniers mois, M. Gustave Flourens et le « général » Cluseret, doivent se contenter, le premier de 42,000, le second de 21,000 suffrages !

Paris, le 8 février, était donc très loin d’être socialiste et même révolutionnaire dans le sens extrême de ce dernier mot. L’était-il devenu le 18 mars ? Il n’est pas douteux qu’il ne fût obsédé par le spectre blanc. Tout frémissant encore de n’avoir pu échapper à la honte d’une capitulation, il s’imposait le devoir de sauver du moins la république menacée par la réaction « rurale. » Depuis ce jour néfaste, la réprobation qui n’a pas cessé de se manifester hautement et publiquement pour d’exécrables attentats, le déshonneur et le véritable danger de l’idée républicaine, laisse encore subsister dans un trop grand nombre d’esprits d’incurables défiances envers les représentans et les défenseurs de la légalité républicaine, toujours suspects d’arrière-pensées monarchiques. Cependant le seul tort sérieux de la majorité parisienne, et elle l’a cruellement expié, est de s’être laissé surprendre, comme le gouvernement lui-même, par le succès en quelque sorte foudroyant d’une insurrection qui, en une nuit, s’est trouvée maîtresse de presque tous les moyens d’action du pouvoir central et des administrations municipales dans la double enceinte d’une immense place forte, et contre laquelle il n’a été possible à la résistance intérieure, désorganisée et sans chefs, que de défendre pendant quelques jours quelques positions isolées. Malgré la puissance des faits accomplis, malgré la persistance des bruits de trahison ou de conspiration réactionnaire, et en dépit de programmes équivoques rédigés avec une habileté digne de l’empire, quand l’insurrection a fait appel au suffrage universel, les votes dont elle a pu se prévaloir ne se sont pas élevés au tiers des électeurs inscrits ; les deux autres tiers ou se sont abstenus ou ont fait par leurs votes acte d’opposition. Trois semaines plus tard, de nouvelles élections réduisaient encore le chiffre de la minorité acquise aux nouveaux arbitres des destinées de Paris, de la France et du monde. Il s’en faut donc de beaucoup que Paris soit représenté par sa prétendue commune ; il ne l’est pas davantage par l’armée cosmopolite qui combat pour elle, quelques avantages que donnent au recrutement de cette armée la solde, la contrainte et l’apparence des convocations régulières au sein d’une organisation toute formée. Paris est avec sa représentation légale, avec ceux de ses députés qui ont gardé leur poste à Versailles. Leur attitude au milieu de leurs collègues exprime exactement celle qu’il a lui-même en face de la province. Ils se partagent entre la gauche et l’extrême gauche ; mais tous ont affirmé leur attachement à l’ordre et leur respect des lois, et la modération de leur langage a fait souvent contraste avec la violence de quelques membres de l’extrême droite. Entre eux et la majorité, la dissidence la plus grave est dans la nature de l’adhésion à la république : d’un côté, c’est une affirmation absolue et exclusive ; de l’autre, une acceptation conditionnelle, laissant une porte ouverte à une restauration monarchique.

L’entente existe donc pour le moment ; or c’est méconnaître la force des choses aussi bien que les droits du suffrage universel que d’exiger davantage : dans l’état des esprits, toutes les déclarations et toutes les constitutions du monde n’auraient pas plus d’efficacité que cette entente provisoire pour enchaîner l’avenir. La guerre civile pour un intérêt éloigné dont aucune volonté n’est maîtresse est une monstrueuse folie. Il n’est pas moins insensé de perpétuer la haine entre concitoyens et la discorde entre deux portions d’un même territoire pour toutes les questions particulières sur lesquelles l’accord n’a pas pu s’établir et qui ne comportent pas d’ajournement. Plusieurs de ces questions sont assez graves sans doute pour justifier la distinction et même les luttes ardentes des partis parlementaires. Bien des préjugés, bien des idées creuses, bien des prétentions hors de saison ou prématurées, les obscurcissent de part et d’autre : les hommes politiques ne sont pas plus exempts que les masses d’inintelligence et d’erreur, et ils ne se tiennent pas mieux en garde contre le parti-pris et l’intolérance. Il serait absurde d’espérer, soit dans le pays, soit chez ses représentans, une renonciation à toute discussion irritante, qui ne serait qu’une renonciation à tout progrès : ce qu’il est raisonnable de souhaiter, c’est que les questions qui nous divisent ne nous fassent pas perdre de vue, dans l’intérêt passionné que nous y apportons, les points qui nous unissent. Or, en dehors de la patrie commune et de l’accord actuel sur la forme du gouvernement, combien de principes sont désormais acquis dans la représentation légale de la nation ! Républicains par conviction ou par nécessité, tous se placent sous la loi souveraine du suffrage universel ; tous veulent, dans leur sincérité et dans leur intégralité, ces « libertés nécessaires » que M. Thiers réclamait de l’empire lui-même ; presque tous acceptent, dans une large mesure et avec les garanties du droit commun, la liberté des opinions sous toutes ses formes et dans toutes ses sphères ; presque tous enfin sont convertis à la décentralisation administrative, et ne repoussent que la décentralisation politique. Que faut-il donc pour pacifier la France ? La liberté et la lumière. Que les monarchistes et les républicains mettent à profit leur union présente pour réaliser toutes les réformes libérales qui sont leur vœu commun, qu’ils rompent résolument avec tous ceux de leurs anciens alliés qui appellent encore la dictature, la compression, les mesures de salut public, qu’ils s’appliquent surtout à dissiper autour d’eux les défiances, les rancunes, les mauvaises passions, filles de l’ignorance et de la sottise, qu’ils éclairent le suffrage universel, au lieu de le tromper et de le corrompre, comme ont fait jusqu’à présent tous ceux qui ont prétendu le diriger, qu’ils l’arrachent aux spectres en lui montrant sans illusion et sans exagération le bien et le mal, les légitimes espérances et les dangers réels, qu’ils sachent, en un mot, le respecter comme leur maître, non comme leur instrument, se plaçant au point de vue de ses intérêts, non des leurs, et mettant leur honneur à le servir avec intelligence et avec loyauté. Ce n’est pas assurément le dernier mot, mais ce doit être aujourd’hui le premier mot de la politique, le commencement d’une œuvre de reconstruction qui fasse revivre en chaque Français une âme française, au lieu de ces âmes républicaines ou monarchiques, urbaines ou rurales, parisiennes ou provinciales, dont la rivalité menace de détruire ce qui subsiste de la France.

Émile Beaussire.
  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1871, Paris politique et municipal, par M. Augustin Cochin.
  2. Dussaulx, Manuel, Thomas.
  3. Le prince Louis eut à Paris 130,000 voix sur 1 million d’habitans, soit 13 pour 100 ; dans toute la France, 5 millions 1/2 de voix sur 35 millions 1/2 d’habitans, soit 15 pour 100.
  4. Voici les chiffres officiels :
    Département de la Seine. Ville de Paris.
    Élection du 10 décembre 1848 : Bonaparte 198,484 130,393
    Plébiscite du 20 décembre 1851 : Oui 190,796 133,238
    Plébiscite du 21 novembre 1852 : Oui 208,058 137,425

    Paris avait encore ses anciennes limites ; quant aux communes suburbaines, qui depuis leur annexion ont été le foyer le plus ardent des passions révolutionnaires, elles étaient plus bonapartistes que la ville elle-même. Belleville, au 10 décembre, donnait 333 voix à M. Raspail, 375 à M. Ledru-Rollin, 1,611 au général Cavaignac et 4,062 au prince Louis ; le coup d’état y obtenait 5,333 oui et n’y était répudié que par 1,828 non. Les proportions sont à peu près les mêmes à La Villette, à La Chapelle et à Montmartre.

  5. Séance du 15 vendémiaire an III.
  6. M. Léon Say, député de Paris.