Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/10

Lecomte (p. 469-484).


X

OÙ MAÎTRE BOB CRAINT DE NE JAMAIS DEVENIR UN HONNÊTE HOMME.



Après le départ de Saphir, maître Bob, l’honnête tavernier de Star-lane, avait eu la plus charmante des nuits, car il n’avait été visité dans son bouge que par des songes dorés.

Le lendemain, Il avait passé la journée entière à se frotter les mains et à caresser mille projets délicieux pour son existence à venir.

La jeune femme lui avait promis les deux mille cinq cents livres qu’il lui avait demandées ; il y comptait, et il rédigeait déjà de mémoire la dénonciation qu’il se promettait bien d’adresser à sir Richard Mayne, dès qu’il aurait touché son argent et mis la clef sous la porte de son honorable établissement.

Il semblait au digne Bob qu’il n’en aurait fini complètement avec son existence passée qu’après avoir dénoncé ceux qui lui faisaient faire tant de mauvais sang et risquaient de le compromettre.

Cela fait, son intention formelle était de devenir le plus honnête homme du monde.

Pour commencer, il avait eu, depuis vingt-quatre heure, mille attentions pour la pauvre folle ; il avait voulu lui-même distribuer les tickets, ce qu’il faisait avec un sourire plein de mépris, au moment même où Villaréal et le docteur se présentèrent à la porte de la taverne.

À l’étonnement de Bob, le comte lui fit signe de venir lui parler.

Il s’empressa de le rejoindre auprès de son comptoir, contre lequel la mère de Saphir était appuyée, les yeux baissés et le menton dans ses mains amaigries.

Le docteur, qui n’avait pas été prévenu par son compagnon, passa auprès de la pauvre femme sans faire attention à elle.

— Je voudrais causer un peu avec vous sans être entendu, dit le comte à Bob, dont les regards ne s’étaient pas arrêtés sans inquiétude sur Harris qu’il ne connaissait pas.

— Parfaitement, si Vos Seigneuries veulent bien me suivre.

— Comment ! Nos Seigneuries ? dit Villaréal.

— Oh ! je sais ce que je dois à Votre Honneur.

Le tavernier venait de reconnaître dans l’étranger, malgré son déguisement, l’homme qu’il avait vu l’avant-veille avec Cromfort et ses amis, et, de plus, se rappelant l’exclamation de Saphir, il avait immédiatement supposé que le faux matelot pouvait bien être quelque grand personnage, peut-être même ce protecteur millionnaire de l’enfant dont il avait fait une courtisane.

— Tant mieux alors, si vous savez ce que vous nous devez, répondit Villaréal, nous allons pouvoir nous entendre.

En échangeant ces quelques mots, ils étaient entrés tous trois dans cette petite salle où nous nous sommes introduits déjà en compagnie de Saphir.

Bob en avait fermé la porte derrière lui.

Il était d’ailleurs sans grande inquiétude, car, toute réflexion faite, il pensait que ses deux visiteurs n’avaient à lui parler que de ce fameux caveau qu’il avait disposé, à la demande du mulâtre, pour la réunion des gens sans aveu qui étaient aux ordres de ce dernier.

Aussi fut-il assez surpris lorsque le comte, en le désignant à son compagnon, dit brusquement :

— Voici votre homme, docteur.

— Vous êtes Jack Thompson ? demanda alors Harris en fixant le maître du lodging house.

Le misérable s’attendait si peu à cette question qu’il se trahit par l’expression de terreur qui se répandit immédiatement sur son visage.

Il voulut cependant essayer de nier.

— Jack Thompson, dit-il en balbutiant, qu’est-ce que c’est que ça ? je ne connais pas. Je m’appelle Bob, Nicolas Bob.

— Aujourd’hui, oui, reprit Villaréal ; mais il y a quelques années, tu te nommais Thompson et tu habitais Dog’s lane.

— Que diable !…

— C’est inutile de nier, interrompit le comte ; nous ne te voulons aucun mal, si tu nous dit la vérité. Au contraire, nous te payerons en conséquence. Tu as recueilli dans Dog’s lane une pauvre femme qui était folle et s’était échappée de l’hospice de Bedlam.

— Ah ! le petit serpent ! c’est Saphir qui m’a trahi !

— Réponds-moi. Où est cette femme ? N’est-ce pas celle qui est là-bas contre ton comptoir ?

Maître Bob qui sentait que les deux mille cinq cents livres allaient lui échapper, avait ouvert la porte contre laquelle il était resté appuyé et il se disposait à appeler à son aide quelques-uns de ses clients ; mais le comte, qui avait parfaitement deviné son mouvement, le saisit par le bras ; et, si petite que fût la main de l’étranger, le tavernier comprit, à la façon dont elle s’imprima dans sa chair, que toute lutte serait insensée.

— Eh bien ! quoi ? enfin, que voulez-vous ? répondit-il furieux.

— Que tu nous livres cette femme, dit le comte.

— Et que tu nous dises ce qu’est devenue son enfant, poursuivit le docteur.

— Son enfant ! quel enfant ? La femme, je vais vous la faire voir ; mais quant à l’enfant, je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Et Saphir ? demanda Villaréal.

— Saphir, c’est ma fille.

— Tu mens, Saphir est l’enfant de cette malheureuse, et cette jeune fille, tu l’as vendue. Aujourd’hui, tu veux lui vendre sa mère.

— Moi !

— Toi-même !

« Tu vois que je n’ignore rien, maître Bob, ou plutôt Jack Thompson ; n’essaye donc pas de mentir. J’ai entre les mains la lettre que tu as écrite ou fait écrire à miss Ada Maury, à Hyderabad.

Le docteur Harris, qui était parvenu à rester maître de lui jusqu’à ce moment, ne put se contenir à cette révélation inattendue que sa fille, l’enfant de son crime, était devenue une prostituée, grâce à l’avidité du misérable qui avait spéculé sur sa beauté, et il se précipita sur Bob.

Sans la présence du comte, c’en eût été fait de l’honnête tavernier.

Comprenant, dès ce moment, qu’il était à la merci de ces deux hommes, sans toutefois de rendre bien compte de la colère d’Harris, qu’il voyait pour la première fois, Bob se décida alors à tout avouer.

— Eh bien, oui, dit-il, j’ai recueilli chez moi une femme et un enfant, mais je n’ai su que plus tard que cette femme était lady Maury. Si Sarah a mal tourné, ce n’est pas de ma faute. Croyez-vous que c’est ici qu’elle a pu prendre des leçons de morale !… Il est vrai que j’ai dit à Saphir que si elle voulait emmener sa mère, il fallait qu’elle me mît à même de quitter cette maison. Vous savez bien, vous, qu’il n’y fait pas bon ici, et qu’un beau jour cela tournera mal.

Ces derniers mots s’adressaient à Villaréal, qui savait mieux que personne, en effet, qu’il pouvait se faire qu’une nuit sir Richard Mayne fît maison nette dans le lodging house de Star lane. Il ignorait seulement que, grâce à Bob lui-même, cela pouvait arriver sans qu’il s’en doutât.

— C’est bien, lui dit-il. Appelle cette pauvre femme, nous allons l’emmener.

— Mais…

— Ah ! tes deux mille cinq cents livres ? Tu les auras si je suis content de toi. Voyons, Jack Thompson, fais ce que je te dis.

Ce nom avait le privilège de rendre si doux maître Bob, qu’il entr’ouvrit la porte et appela aussitôt l’idiote.

La malheureuse se leva et s’avança machinalement.

Au même instant, Welly entrait dans la taverne, accompagné de ses dignes associés, auxquels s’étaient joints Tom et James.

Le colosse était à peu près ivre et il était facile de deviner, à la pâleur de James et à ses mouvements saccadés et fébriles, que ses camarades l’avaient également grisé.

Tout le groupe paraissait, du reste, dans un état d’exaltation extrême. Il prit place à une table en demandant bruyamment à boire.

Mab, qui savait que ces clients-là ne plaisantaient pas, se hâta de les servir. Cromfort seul manquait à la réunion.

Cependant la folle avait rejoint Bob et ses visiteurs dans la salle du fond, et lorsque le docteur Harris vit s’approcher de lui cette pauvre créature privée de raison et dont la misère était son œuvre, il ne put s’empêcher de pâlir.

Il lui fallut faire appel à toute sa volonté pour ne pas fléchir les genoux et courber la tête devant elle.

L’infortunée se tenait debout en face de ces trois hommes, ne comprenant pas ce qu’ils lui voulaient, portant de l’un à l’autre ses regards mornes et sans expression, et prête à obéir.

Harris n’osait lui adresser la parole. Ce fut le comte qui le premier rompit le silence.

— C’est bien elle, n’est-ce pas, docteur, vous la reconnaissez ?

— Oui, murmura celui-ci à demi-voix comme s’il eût craint d’être entendu ; cela est horrible, mais je n’en puis douter. Et sa fille ?

— Je vais vous mener chez elle.

— Allons-nous-en vite alors, car vraiment il me semble que je fais quelque rêve affreux.

— Ainsi, vous emmenez la femme ? demanda Bob.

— Certainement, répondit Villaréal.

— Et moi, j’aurai nourri et logé la mère et l’enfant pendant quinze ans pour rien !

— Misérable, dit Harris, et le prix que tu as retiré de sa jeunesse et de sa beauté !

— On a menti, ce n’est pas vrai ! c’est Sarah qui s’est donnée toute seule.

Mab, qui savait que ces clients-là ne plaisantaient pas, se hâta de les servir.

— Assez ! interrompit le comte : je t’ai dit que tu serais payé, tu le seras ; mais seulement lorsque je serai sûr de toi. Venez, docteur. Nous allons trouver une voiture à deux pas ; et nous emmènerons cette pauvre femme chez moi.

— Offrez-lui votre bras, Villaréal, je me sens trembler auprès d’elle.

Le comte s’approcha de l’idiote et s’efforça de lui faire comprendre qu’elle allait le suivre.

Elle obéit après avoir jeté instinctivement les yeux sur Bob, qui répondit à sa question muette par une grimace d’assentiment, et ils sortirent tous quatre de la petite pièce où s’était passée cette scène.

Ils devaient traverser la salle basse de la taverne pour gagner la porte de sortie.

Le groupe des ouvriers que présidait Welly s’était levé, et ces hommes écoutaient attentivement un nouveau venu, qui leur parlait avec animation et les engageait à se hâter de vider leurs verres pour le suivre.

C’était Cromfort, qui apportait d’importantes nouvelles de White-Chapel.

Les ouvriers venaient de se diriger vers la manufacture de M. Berney, et on disait qu’un mouvement général allait avoir lieu la nuit même contre les principaux établissements industriels.

En ce qui concernait M. Berney, l’exaltation était arrivée à son point extrême.

Non-seulement le père d’Edgar s’était refusé à faire les moindres concessions, mais il s’était mis à la tête du comité de résistance, et il lui avait fait adopter, le matin même du jour où la grève avait été déclarée, le projet formel de ne pas céder.

Puis il était parti pour Liverpool et Manchester, afin, disait-on, d’entraîner tous les autres manufacturiers dans la même voie.

Cromfort venait de terminer son récit lorsque Welly aperçut Harris.

En voyant ce dernier avec Villaréal, l’ex-convict ne put retenir un mouvement de surprise et aussi d’effroi, car il ne pouvait se rendre compte du lien qui unissait ces deux hommes, et il craignait que le docteur, pour qui il n’était qu’un chef des grévistes, apprît de son compagnon qu’il cumulait ces importantes fonctions avec celles de voleur et mieux peut-être encore à l’occasion.

Cependant, comme le comptable de M. Berney n’était pas homme à perdre facilement la tête, il se remit et aborda franchement le docteur, au désespoir de Bob qui se préparait à appeler ses amis à son aide pour fermer le passage à ceux qui lui enlevaient ainsi, avec la folle, toutes les espérances de vie paisible et de probité.

— Voyez, dit Welly à Harris, nous avons avec nous Tom et James ; je crois que ça va bien marcher là-bas !

Villaréal qui, fort étonné lui-même de voir que ses hommes à lui connaissaient le docteur, écoutait Welly, reconnut, en effet, le jeune ouvrier qu’il avait vu la veille chez Saphir ; mais, seul parmi tous, il était resté assis.

Les coudes sur la table et le menton dans les deux mains, James ne paraissait pas disposé à suivre ses camarades.

Quant à Tom, il était tellement exalté que personne, pas même son ami, n’aurait pu le retenir.

Sa haine contre le manufacturier s’était augmentée de tout le chagrin de James, chagrin dont cependant il continuait à ignorer la véritable cause.

— C’est bon, dit Harris à Welly, je vous rejoindrai dans un instant.

Et il se dirigea vers le couloir où avaient déjà disparu Villaréal avec celle qui avait été lady Maury.

Au moment où il venait de les rejoindre et où ils allaient franchir le seuil de la porte, ils aperçurent Yago qui entrait dans Star lane en courant.

— Et bien, dit le comte lorsque celui-ci fut près de lui, comment cela s’est-il passé chez Saphir ?

— Ainsi que vous l’aviez ordonné, maître, répondit le mulâtre. Nos hommes sont à leur poste. Lorsqu’ils verront sortir les trois gentlemen, ils les conduiront à bord, de gré ou de force. La yole est amarrée sous la première arche du pont de Waterloo.

— C’est parfait ! dans une heure tu retourneras chez Saphir et tu lui diras de venir nous rejoindre à l’hôtel dès qu’elle sera seule, ou plutôt tu l’attendras et la conduiras toi-même.

Ces instructions reçues, Yago prit le chemin de Piccadilly, pendant que son maître descendait la ruelle pour se mettre à la recherche d’une voiture.

Il ne pouvait songer, en effet, à retourner chez lui à pied avec lady Maury, dont l’attitude et les propos insensés auraient pu éveiller l’attention de quelque policeman trop curieux.

Peu d’instants après, ils avaient découvert ce qu’ils cherchaient et s’éloignaient rapidement du quartier maudit.

Harris s’était assis en face de la folle, dont les regards s’étaient déjà fixés sur les siens à plusieurs reprises et qui avait tressailli brusquement au son de sa voix.

Quant à Villaréal, il songeait au bonheur qu’allait éprouver Ada ; il pensait aussi qu’il allait enfin tenir en son pouvoir les fils de cet homme qui l’avait tant fait souffrir, et ses regards brillaient d’une satisfaction étrange.

Pendant ce temps-là, Welly et Cromfort cherchaient vainement à entraîner James.

— Non, répondait l’honnête garçon à toutes les prières, non, je n’irai pas. Vous savez bien que je ne veux pas vous trahir : mais j’ai des raisons pour ne pas aller par là.

Tom, son ami Tom lui-même, avait épuisé le peu d’argument dont il était capable de se servir.

— Alors, en route, nous autres ! avaient fini par dire les deux meneurs en entraînant leurs compagnons et en disparaissant dans l’obscur couloir du lodging house.

Cependant, lorsque James se vit seul dans ce bouge où il venait pour la première fois, il eut honte de lui-même ; il se demanda ce qu’il faisait dans un semblable lieu.

Il se souvint alors de ce qui s’était passé depuis vingt-quatre heures et des projets de pillage qu’il venait d’entendre discuter ouvertement devant lui par les misérables dont l’ivresse l’avait fait l’ami momentané, et une réaction subite se produisit dans son esprit.

Il lui sembla qu’il avait mieux à faire encore qu’à s’abstenir lâchement ; il se dit que, rester là, c’était se faire le complice du crime qui allait se commettre, et, sans plus réfléchir, il quitta la table et sortit précipitamment de la taverne.

Une fois loin de cette atmosphère lourde et viciée, son cerveau se réveilla complètement.

Quelques secondes au grand air suffirent pour lui rendre tout son calme.

Sa résolution fut bientôt prise.

Il descendit Star lane, s’orienta, car il était vraiment perdu dans cette partie de Londres, et disparut, à la stupéfaction de maître Bob, qui l’avait suivi jusque sur le pas de la porte et ne comprenait ni le mutisme ni la sobriété de ce client inconnu.

Le tavernier n’était, du reste, vraiment préoccupé que d’une chose : de la mauvaise tournure que venaient de prendre subitement ses affaires.

Malgré la promesse du comte, il avait peur de ne jamais toucher ses deux mille cinq cents livres, et sans nous permettre de supposer que maître Bob regrettait l’argent plus encore que l’occasion de devenir honnête, il n’en est pas moins certain qu’il était furieux de ce qui s’était passé.

Ces réflexions, qu’il faisait sur le pas de la porte, au grand air, le conduisirent tout naturellement à penser à Saphir qui l’avait trahi, et à se jurer qu’il saurait bien se faire donner par elle l’adresse du comte, puisqu’il avait été assez niais, lui Bob, pour ne pas le suivre.

De cette idée à celle qu’il se pouvait que la folle eût été conduite chez sa fille et que l’intéressant était de s’en assurer, il n’y avait qu’un pas.

Le tavernier le franchit si rapidement, que moins de cinq minutes plus tard, il avait donné ses ordres à Mab, fermé sa porte, et qu’il se dirigeait en courant vers Piccadilly.

En arrivant dans Dove’s street, en face de l’hôtel de Saphir, Bob poussa un soupir de satisfaction.

Les fenêtres du premier étage étaient brillamment éclairées ; il s’en échappait des notes joyeuses et des éclats de rire.

La courtisane était certainement chez elle et sa mère ne lui avait pas encore été amenée. Le mieux était donc d’attendre le plus patiemment possible.

L’ex-convict s’y décida, et après avoir découvert à quelques pas de l’hôtel un endroit d’où il pouvait en surveiller la porte sans être vu, il s’y installa prêt à rester là la nuit entière, si c’était nécessaire.

Il était en faction depuis déjà près d’une demi-heure, et, afin de passer le temps agréablement, il ruminait de bons petits projets de vengeance pour le cas où le comte ne tiendrait pas sa promesse, lorsqu’il aperçut deux individus qui venaient lentement de son côté.

Dès qu’ils furent devant l’hôtel de Saphir, ces deux promeneurs nocturnes y jetèrent un coup d’œil rapide, et, comme un rayon de lumière les frappa à ce moment au visage, le tavernier les reconnut, avec surprise, pour deux de ses plus fidèles pratiques.

En effet, c’étaient Jack et Morton, deux de ces hommes enrégimentés par le mulâtre et que nous avons déjà vus dans la cave du bouge de Star lane, pendant cette nuit où Villaréal leur donnait ses instructions.

En repassant devant Bob, celui-ci entendit Morton dire à son compagnon :

— Ils sont encore là, fais arrêter la voiture à l’entrée de la rue d’Albemarle, c’est leur chemin, qu’ils retournent chez eux ou aillent au club, et préviens les amis.

Et les deux hommes s’éloignèrent jusqu’à l’angle de Piccadilly.

— Tiens ! tiens ! murmura le tavernier après leur départ. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que diable ces deux canailles viennent-elles faire par ici ?

Mais Bob n’eut pas le temps de poursuivre plus longuement ces appréciations sévères à l’égard de ses anciens camarades d’Australie ; car au moment même où il terminait sa phrase, la porte de l’hôtel s’ouvrit pour livrer passage à deux jeunes hommes, qui se dirigèrent en trébuchant et en riant du côté où avaient disparu Jack et Morton.

C’étaient les deux frères Maury ; et Bob, qui ne les connaissait pas, ne songeait guère à s’intéresser plus longuement à eux, lorsqu’il entendit tout à coup le bruit d’une lutte, au-delà de Piccadilly.

Il s’élança de ce côté, mais lorsqu’il arriva à l’angle de la rue d’Albemarle, ce ne fut que pour voir s’éloigner rapidement une voiture, sur le siège de laquelle il crut bien reconnaître Morton.

Quant aux deux jeunes gens, le digne logeur eut beau regarder de tous côtés et prêter l’oreille, ils s’étaient évanouis.

— Je crois, décidément, que j’ai bien fait de confier mon établissement à Mab, se dit Bob en retournant à son poste d’observation. Seulement, j’avoue que je n’y comprends rien du tout. Je saisis bien que Jack et Morton viennent d’enlever, en un tour de main, ces deux gentlemen, mais dans quel but ? Pour qui travaillent-ils ? Serait-ce pour mon débiteur ? Raison de plus alors pour guetter ce petit serpent de Saphir !

Tout en faisant cet aparté, le bonhomme était revenu du côté de l’hôtel. S’il avait pu, d’où il était, voir et entendre ce qui se passait chez la jeune femme, il aurait continué à marcher de surprise en surprise.

Saphir avait suivi en tous points les ordres de Villaréal, sans même se demander un instant dans quel but il les lui avait donnés.

Avec le sans-gêne dont elle avait pris l’habitude, elle avait renvoyé ses invités les uns après les autres, et, vers deux heures du matin, Edgar Berney et les deux Maury s’étaient trouvés seuls chez elle.

Bientôt elle fit comprendre à ces derniers qu’il était temps qu’ils se retirassent également, ce qu’ils se décidèrent à faire en titubant, car ils étaient à peu près ivres, et Saphir, peu d’instants après et sans se douter de ce qui arrivait à ce moment même aux amis d’Edgar, entama avec celui-ci le chapitre si délicat de ses amours avec Mary.

Aux premiers mots de la jeune femme, le fils de M. Berney voulut nier ; mais, aux détails qu’elle lui donna, il comprit qu’elle était parfaitement au courant de ce qui s’était passé, et il se décida à avouer, tout en riant aux éclats et en affirmant qu’il ne pouvait prendre au sérieux le sermon qu’elle lui faisait.

Cependant Saphir, elle, ne plaisantait pas.

Elle revint à la charge, usa de tous les arguments en son pouvoir pour décider Edgar à réparer sa faute ; puis elle pria et pleura ; mais inutilement.

— Eh bien, vrai, dit le jeune homme en répondant à une dernière supplication de la courtisane en faveur de Mary, j’aimerais mieux encore vous épouser, Saphir ; au moins, je vous aime, vous ! Ce serait une excuse et je ne serais pas ridicule.

— Alors, dit la jeune fille en colère, vous n’êtes vraiment qu’un misérable et un lâche, et, puisqu’il en est ainsi, je vous défends de remettre les pieds chez moi.

— Comment, comment ! vous me défendez de vous voir ? balbutia Edgar au comble de la stupeur.

— Oui, je vous le défends, et vous savez que ce que je veux, je le veux bien. Ainsi, n’en parlons plus, et faites-moi le plaisir d’aller rejoindre vos amis, qui ne valent pas mieux que vous.

— Dites-moi au moins pourquoi vous portez cet intérêt à Mary ?

— Ça ne vous regarde pas. Je n’ai rien de plus à vous dire. Bonsoir, et surtout, adieu.

— Saphir !

Mais la jeune femme ne lui répondit même pas. Elle rentra dans sa chambre à coucher, ferma la porte derrière elle et se jeta sur son lit en pleurant.

Elle était en même temps furieuse et peinée du refus d’Edgar.

Cet échec la ramenait à sa situation propre, car il y avait entre elle et Mary un certain rapport. La sœur de James avait été séduite par un misérable qui l’abandonnait lâchement, et elle, Saphir, aimait un homme qui ne pouvait l’aimer.

Pendant que la pauvre fille se désolait ainsi, Bob guettait toujours. C’est alors qu’il vit Edgar sortir de l’hôtel.

Le fils de M. Berney marchait la tête basse et fort humilié. Jamais Saphir ne l’avait ainsi maltraité ; il sentait vivement la blessure qu’elle venait de faire à son orgueil et à son amour. Il se demandait comment il pourrait se tirer de cette situation désagréable et il allait tourner l’angle de Piccadilly, lorsqu’il se sentit saisir et enlever comme un enfant.

Il voulut crier, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge, étouffée par un mouchoir épais dont on lui avait couvert le visage.

Avant qu’il eût pu se rendre compte de ce qui se passait, il était jeté dans une voiture et entraîné dans une direction inconnue.

— Ah çà ! mais, c’est un enlèvement général, se dit le tavernier qui avait assisté de loin à cette scène, sans songer un instant à s’y opposer, l’extrême prudence étant le fond de son tempérament. On veut donc priver cette pauvre Saphir de tous ses amis. Oh ! ça ne peut pas se passer comme ça. C’est mon devoir, à moi, son second père, de prévenir cette chère enfant.

Et Bob, qui était enchanté d’avoir une raison pour se présenter chez Saphir à une heure aussi avancée de la nuit, se rapprocha de l’hôtel en préparant son petit discours de circonstance.

Seulement, au moment où il allait atteindre la porte de la maison, il entendit une voiture qui entrait au grand trot dans Dove’s street, et fidèle à ses habitudes de circonspection, il se rejeta dans l’ombre pour la laisser passer.

À son étonnement, l’équipage s’arrêta devant l’hôtel et il en vit descendre un homme qu’il reconnut avec un vif sentiment de satisfaction.

C’était Yago qui venait prévenir Saphir que la folle ayant enfin quitté Star lane, selon les ordres de Villaréal, il devait emmener la jeune femme pour la conduire auprès de sa mère.

Bob ne s’était donc pas trompé, le mulâtre et son compagnon connaissaient Saphir.

Il ne s’agissait plus que de savoir ce qu’étaient ces deux inconnus et où ils demeuraient.

La porte de l’hôtel s’était ouverte au premier coup de sonnette de Yago, puis s’était refermée derrière lui.

Le tavernier reprit sa faction, décidé qu’il était à suivre la voiture dès qu’elle s’éloignerait.

Cependant Saphir, après le départ d’Edgar, avait fini par s’endormir, et elle reposait déjà depuis quelques instants, lorsque sa femme de chambre la réveilla pour lui dire que le domestique du comte avait à lui parler.

— Qu’il entre ! fit-elle, surprise et inquiète tout à la fois.

— Ne craignez rien, madame, dit le mulâtre qui avait suivi la camériste jusqu’à la porte et qui, en entendant l’ordre de Saphir, avait pénétré dans la chambre. M. le comte désire que vous veniez immédiatement à l’hôtel, mais il ne lui est rien arrivé de fâcheux, au contraire !

— Dites-moi au moins…

— Je ne suis pas autorisé à mieux vous instruire. Je suis seulement à vos ordres pour vous accompagner. J’ai une voiture en bas.

— C’est bien, je vous suis. Le temps de passer une robe.

Moins de cinq minutes après, Saphir était prête.

Enveloppée dans un peignoir, un cachemire sur les épaules et une mantille sur la tête, elle allait franchir le seuil de sa maison, lorsqu’elle aperçut un inconnu qui, bien certainement, se préparait à sonner à la porte, car, en voyant la jeune femme, il s’approcha d’elle.

— Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-elle à ce visiteur nocturne.

— Pardon, madame, répondit celui-ci, n’est-ce pas ici l’hôtel de mademoiselle Saphir ?

— Oui, monsieur, et mademoiselle Saphir, c’est moi !

— Alors, madame, ma commission sera bientôt faite ; je venais chercher chez vous de la part de son père, M. Edgar Berney. Il lui est arrivé un grand malheur et il désire que son fils aille immédiatement le retrouver.

— Quel malheur ?

— Son usine vient d’être pillée et incendiée par ses ouvriers révoltés.

— Que me dites-vous là ?

— La vérité, malheureusement, madame. Vous comprenez donc combien la présence de M. Edgar est nécessaire à M. Berney.

— Je suis vraiment désolée, monsieur, mais Edgar est parti de chez moi il y a déjà plus d’une demi-heure. Peut-être est-il allé à son club avant de rentrer chez son père. Voulez-vous que je fasse réveiller un de mes gens pour aller le demander ?

— C’est inutile, je vais me mettre moi-même à sa recherche ; excusez-moi de m’être présenté à pareille heure.

— Vous êtes tout excusé, monsieur ; vous voyez que je suis obligée moi-même de sortir au milieu de la nuit pour affaires pressantes. Allons, partons, Yago.

La jeune fille, après avoir salué l’inconnu, avait sauté dans la voiture dont le mulâtre tenait la portière ouverte !

L’envoyé de M. Berney remarqua seulement alors l’homme qui accompagnait Saphir, et un des rayons de la lanterne ayant éclairé Yago au moment où il montait sur le siège, il ne put retenir un mouvement de surprise et resta un instant tout pensif.

La fabrique de William Berney était attaquée par une foule furieuse.


— Qui peut être cet homme ? murmura-t-il enfin. Oh ! je ne me trompe pas, ce doit être un Hindou ; il a le type pur des Sicks. Est-ce que le hasard voudrait me servir mieux que toutes mes recherches ? Il faut que je sache où il conduit cette femme.

Et sans plus s’occuper d’Edgar Berney, l’inconnu regagna rapidement son cab, qui l’attendait à l’angle de Piccadilly, et il ordonna au cocher de rattraper la voiture de Saphir, dont on entendait encore le roulement dans le haut de la rue.

Dès qu’il l’eut rejointe, il dit au cabman de ne plus la suivre qu’à une certaine distance, de façon toutefois à ne pas la perdre de vue.

Il ne pouvait s’apercevoir, d’où il était, que la voiture de la jeune femme était déjà escortée.

Elle l’était cependant, et de bien plus près.

C’était par maître Bob.

Le digne homme avait assisté au court entretien de Saphir et de l’inconnu. Il n’en avait pas perdu un mot et, se doutant bien que Yago venait chercher la jeune fille pour la mener auprès de sa mère, il s’était dit avec assez de logique que ce qu’il y avait de plus simple pour atteindre son but, à lui, c’était de suivre la voiture.

Seulement, comme il n’avait pas de cab à sa disposition et qu’il se méfiait un peu de ses jambes, il avait employé le moyen le plus sûr de ne pas rester trop en arrière.

Il avait tout simplement sauté sur les ressorts du coupé et il s’y était cramponné d’un poignet si solide qu’il arriva ainsi sans trop de fatigue jusqu’à Bedford square.

En sentant que la voiture s’arrêtait, Bob s’empressa de sauter à terre.

Il était temps, car la porte de l’hôtel s’était ouverte au premier coup de fouet du cocher.

Dix secondes de plus sur son siège improvisé, et l’ex-convict entrait malgré lui chez Villaréal.

Après avoir échappé à ce danger, Bob s’éloigna de quelques pas pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, car ce quartier de Londres ne lui était pas familier ; puis, son inspection faite, il revint sur ses pas et s’adossant contre la grille du square, il se mit à contempler d’un œil de convoitise cette maison de laquelle il craignait bien de ne jamais voir sortir ses deux mille cinq cents livres.

Le futur honnête homme fut tout à coup arraché à ses réflexions par le bruit d’un cab qui s’arrêtait à l’entrée de la place, et il ne fut pas médiocrement surpris d’en voir descendre ce même personnage qui s’était adressé à Saphir dans Dove’s street.

— Ah çà ! mais, pensa Bob en se dissimulant autant que possible dans l’ombre que projetaient les arbres du square, c’est donc la nuit aux enlèvements et aux poursuites ! Que diable vient encore faire ici ce gentleman ?

L’inconnu s’était approché de l’hôtel et cherchait à s’assurer si c’était bien là qu’était entré le coupé de Saphir.

Satisfait, sans doute, de son examen qui devait lui permettre de reconnaître la maison au grand jour, il allait se retirer lorsqu’il aperçut tout à coup maître Bob.

— Eh ! l’ami, lui dit-il, que faites-vous là ? Savez-vous qui habite cet hôtel ?

En voyant qu’il avait affaire à un homme du peuple, il lui tendit une couronne.

— Non, répondit le tavernier, en empochant la pièce de monnaie ; cependant je voudrais bien le savoir.

— Une voiture vient d’y entrer, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous ne connaissez pas les personnes qui s’y trouvaient.

— Si, je les connais. L’homme qui se tenait sur le siège auprès du cocher est un mulâtre qui accompagne partout son maître.

— Son maître ?

— Oui, son maître, qui n’est guère plus blanc que lui et qu’on nomme M. le comte.

— Vous le connaissez donc ?

— De vue seulement.

— Comment est-il ?

— C’est un grand brun, très bel homme, d’une trentaine d’années, qui n’a pas l’air de rire souvent, et à qui il n’est pas bon d’avoir affaire.

Maître Bob se souvenait, on le voit, de la preuve que Villaréal lui avait donnée de sa vigueur dans le lodging house de Star lane.

— Savez-vous quelle est la femme qui était avec ce domestique, ce mulâtre ? poursuivit son interlocuteur.

— Parbleu, c’est ma fille ! riposta le tavernier avec orgueil.

— Saphir ! votre fille ?

— Tiens ! vous la connaissiez aussi ! Ah çà, la petite est donc plus connue que la colonne de Waterloo ?

— Écoutez, continua l’étranger en réprimant un mouvement de dégoût à ces paroles cyniques du misérable. Voulez-vous gagner cinq livres ?

— Certainement. Que faut-il faire ?

— Rester ici jusqu’au jour, surveiller cette maison et venir me dire demain qui l’habite.

— C’est facile ; mais pourquoi voulez-vous ce renseignement ?

— Cela me regarde.

— Est-ce qu’il n’y aurait pas un peu de police là-dessous ? dit le tavernier après un instant d’hésitation. C’est que, voyez-vous, je n’ai pas l’honneur d’être des amis intimes de sir Richard Mayne. Je tiens à ne fréquenter ce gentleman que le moins possible.

— Vous n’avez rien à craindre. Voici une livre d’avance.

— Eh bien soit, dit Bob, vaincu par cet argument irrésistible. Où vous reverrai-je ?

— Tout près d’ici, si vous voulez, dans Russell square, à midi.

— C’est entendu ; j’aurai eu le temps de faire causer toutes les servantes des public houses du quartier.

— Alors, à demain !

— À demain !

L’étranger s’était hâté de rejoindre son cab et l’honnête Bob avait repris son poste contre la grille, en murmurant avec philosophie :

— Après tout, qu’est-ce que je risque ? Je suis sûr au moins de ne pas passer pour rien la nuit à la belle étoile. Si je ne fais pas mes affaires, je ferai celles de ce digne gentleman ; ce sera toujours cinq livres de rattrapées sur mes deux mille cinq cents.