Le Procès de M. Libri/01
DE M. LIBRI.
MONSIEUR,
Vous me priez de donner dans la Revue un résumé du procès célèbre intenté à un de nos anciens collaborateurs, M. Libri. Sans doute un jurisconsulte remplirait mieux cette tâche, car plusieurs questions graves de procédure se rattachent à cette triste affaire. Je sens toute mon insuffisance pour les traiter ; aussi laisserai-je ce soin à d’autres plus habiles que : moi. Mon intention est de me borner au simple exposé des faits qui sont à ma connaissance personnelle, et dont les preuves sont à la portée des personnes curieuses. J’ai lu avec attention tout ce qui a été publié à l’occasion du procès ; des pièces importantes m’ont été communiquées ; j’ai eu recours aux lumières de quelques bibliophiles. Pour me former une opinion, je n’ai eu besoin que d’un peu de patience ; c’est aussi de la patience que je demande aux lecteurs de la Revue qui voudront bien me suivre dans l’examen que je vais entreprendre.
Vous vous souvenez, monsieur, de l’impression produite par les premières accusations lancées contre M. Libri, quelle fut la joie de certaines personnes et leur empressement à accueillir les bruits les plus fâcheux sur son compte. On fut surpris que l’accusé trouvât si peu de sympathie parmi les érudits et les savans, c’est-à-dire parmi les gens qui, en raison d’une conformité de goûts et d’études, devaient passer pour le connaître le mieux. Le rapport de M. Boucly, malgré les grossières erreurs qu’on y découvrait à la première lecture, rencontra un assez grand nombre d’approbateurs, et la plupart des journaux le répétèrent avec des commentaires plus ou moins malveillans. Ce fut pour les gens du monde une présomption défavorable à M. Libri. Comment aurait-il tant d’ennemis, disait-on, s’il ne l’avait mérité ? Pour rechercher les causes de toutes ces inimitiés, il faut vous dire quelques mots de la vie de l’homme qui en est l’objet.
M. Libri est né dans un pays contre lequel il règne en France des préjugés anciens, qui datent peut-être des guerres du XVe siècle, s’ils ne remontent pas à l’invasion des Gaulois sénonais. Les Italiens nous le rendent bien d’ailleurs, et, comme au temps de Camille, nous traitent de barbares. En Italie, les hommes ont une grande énergie individuelle, mais ils se forment plus mal que ceux du Nord à l’école de peloton. Leurs passions sont ardentes, mais concentrées, et l’habitude de vivre sous des gouvernemens soupçonneux leur donne une circonspection que notre franchise gauloise appelle souvent ruse et duplicité. Benvenuto Cellini dit quelque part qu’en homme de sens il tournait toujours un coin de rue all’largo. Ce mot peint la nation et montre combien elle diffère de la nôtre. Au lieu de tourner brusquement le coin de rue et de se heurter contre des juges qu’il soupçonnait de partialité, M. Libri se défend de loin et nous envoie de Londres les pièces de sa justification. Apparemment qu’il a pris à la lettre cette plaisanterie de Molière : « Les Parisiens commencent par faire pendre un homme, et puis ils lui font son procès. » A-t-il raison, a-t-il tort ? Il y a des autorités pour et contre ; j’y reviendrai plus tard.
M. Libri est donc né en Toscane. Je tiens d’un de ses compatriotes quelques anecdotes sur ses premières années. À l’université de Pise, il se faisait remarquer parce qu’il étudiait sans cesse, et que déjà il recueillait des bouquins. Il était sombre, taciturne, et l’on m’a assuré qu’il n’avait jamais adressé la parole à un seul de ses camarades ; mais il faisait volontiers le coup de poing, lorsque les anciens prétendaient user ou abuser des privilèges que dans toutes les universités les anciens s’arrogent contre les nouveaux.
En 1820, il publia son premier mémoire de mathématiques, qui fit sensation même au-delà des monts, car M. Cauchy écrivit à l’auteur pour le complimenter. À vingt ans, M. Libri fut nommé professeur à la chaire de physique-mathématique de l’université de Pise. Il n’y avait pas un de ses auditeurs qui ne fût plus âgé que lui. Au bout d’un an, il fut contraint par une maladie grave de donner sa démission ; mais le grand-duc, qui l’honorait d’une estime particulière, voulut qu’il eût le titre et les appointemens de professeur émérite, et ce titre est, je crois, le seul qu’il conserve aujourd’hui. Retiré de l’enseignement, il n’en continua ses études qu’avec plus d’ardeur, et je vois, dans l’analyse des travaux de l’Académie des sciences pour l’année 1824, de grands éloges donnés par l’illustre Fourier à deux mémoires publiés par M. Libri dans le Recueil des Savans étrangers. La même année, il vint pour la première fois à Paris, où il fut accueilli avec distinction non-seulement par les géomètres, mais par toute la bonne compagnie. En. France, il est assez rare de trouver des savans qui puissent « parler des choses avec les honnêtes gens. » M. Libri parlait science avec les savans, littérature avec les lettrés, philosophie transcendante avec les femmes. Il aurait pu être un lion dans le beau monde, mais il avait mieux à faire ; il travaillait sans relâche et, lisait à l’Académie des sciences des mémoires appréciés par ceux qui se connaissent aux x.
Le goût des livres était encore peu répandu à Paris, et M. Libri s’attirait quelque ridicule par ses recherches des vieilles éditions et des anciennes reliures. Les mathématiciens surtout ne savaient comment excuser cette faiblesse. Ils le blâmaient encore de perdre du temps à lire les ouvrages des savans du moyen-âge et de la renaissance, un peu dédaignés à cette époque et que M. Libri prétendait réhabiliter. Je vois, dans une lettre que j’ai entre les mains, que dès 1829 il s’occupait d’une histoire des sciences au moyen-âge, et faisait une étude particulière des manuscrits de Léonard de Vinci. Ce travail ne devait être publié que dix ans plus tard.
Il était pour la seconde fois à Paris lorsque la révolution de juillet éclata. On sait quelles espérances en conçurent les patriotes italiens. Moins enthousiaste que la plupart de ses amis et d’ailleurs parfaitement instruit des dispositions pacifiques du gouvernement français, M. Libri revint en Toscane, résolu, pourtant de prendre part à toute tentative qui aurait pour but l’émancipation de son pays. Ses relations avec des membres influens des chambres françaises étaient bien connues à Florence, et, dès son arrivée, la police le pria poliment de quitter la Toscane. Il alla à Modène, où l’insurrection était triomphante, mais n’y trouva ni la force matérielle ni la force morale qui pouvaient arracher l’Italie aux barbares. Je me souviens de lui avoir entendu raconter qu’à son arrivée à Modène, la ville était partagée en deux camps par une discussion sur la couleur de l’uniforme des gardes nationales, qui n’avaient ni un fusil ni une cartouche. Les jeunes gens voulaient tous servir dans la cavalerie, et s’exerçaient aux manœuvres d’escadron avec un bâton entre les jambes, faute de chevaux. On se disputait aussi sur la constitution à donner à l’Italie et sur les droits de l’homme. La plus forte tête était un homme venu de l’Apennin qui disait : « A quoi bon une constitution ? Chez nous, on jure et on s’enivre toute la sainte journée. On envoie promener père et mère, sans que nous ayons besoin d’une constitution pour cela. » M. Libri riait des parades révolutionnaires et conseillait des mesures énergiques, c’est pourquoi on le traita de modéré tant que les Autrichiens furent loin, et de démagogue forcené quand ils approchèrent.
Après avoir couru quelques dangers avec les Autrichiens et avec les libéraux, force lui fut de revenir en France chercher un asile. En Toscane, ses biens avaient été mis sous le séquestre, et l’on n’avait laissé à sa mère qu’une modique pension. Cependant cette femme courageuse et dévouée, s’imposant mille privations, engageant sa dot et toutes ses ressources, trouva dans son abnégation admirable le moyen de satisfaire aux besoins de son fils et même aux manies du bibliomane, à peine interrompues par la politique. La réputation de M. Libri parmi nos savans était dès-lors si bien établie, qu’ils lui réservaient pour ainsi dire sa place à l’Institut. « Vous ferez plus de mal aux Autrichiens à l’Académie que dans la rue, » lui disait M. Poisson. Ce fut à qui s’emploierait pour lui obtenir des lettres de naturalisation, et alors il trouva autant d’amis à Paris qu’il y compta d’ennemis dans la suite. Il devint citoyen français en 1833 et, la même année, membre de l’Institut, dans une élection où, sur cinquante-trois voix, il en obtint trente-sept. L’année suivante, il fut nommé, à la Faculté des sciences, professeur de calcul des probabilités, puis, au Collège de France, suppléant de M. Lacroix. Bientôt après, il lui succéda. Peut-être n’est-il pas superflu de rappeler que le respectable M. Lacroix voulait céder à son suppléant la moitié de son traitement et que M. Libri s’y refusa toujours.
Dès que M. Libri eut atteint la position la plus élevée où puisse aspirer un savant dans notre pays, il eut une guerre sourde à soutenir contre un certain nombre de candidats désappointés et de rivaux de mauvaise humeur. Baisser la tête, se faire oublier, toucher son traitement avec exactitude, c’eût été sans doute le meilleur parti à prendre ; mais M. Libri se sentait bec et ongles et avait du goût pour la polémique. Il y apporta beaucoup plus d’esprit que de ménagement et n’épargna pas les épigrammes à ceux qui étaient en possession d’en distribuer aux autres. Vous n’avez pas oublié, monsieur, l’effet produit par quelques articles de la Revue, dont sans doute vous regrettez aujourd’hui comme moi la publication. Le mal fut que M. Libri mit souvent les rieurs de son côté. Ses adversaires avaient l’imprudence d’aller le provoquer sur le terrain de l’érudition. L’Académie des sciences s’occupait beaucoup des pluies de crapauds, et quelques mathématiciens se complaisaient à entretenir la compagnie de ces averses effrayantes, alléguant de nombreuses citations de seconde main et garantissant la véracité d’auteurs dont ils venaient d’apprendre les noms. M. Libri leur enleva cette gloire facile en leur citant une pluie, bien attestée de boeufs. Le docte corps laissa là les crapauds, mais trouva fort mal qu’on fit rire le monde aux dépens des anciens.
Ce n’était pas assez d’avoir des ennemis dans la science, M. Libri s’en attira d’autres plus dangereux en s’attaquant aux jésuites avec toute la passion d’un Italien qui, dans son enfance, avait entendu raconter à l’illustre Mascagni comment à Sienne, peu avant la bataille de Marengo, certain cardinal avait fait ou laissé brûler vifs quatorze mauvais chrétiens soupçonnés de vouloir du bien au premier consul Bonaparte[1]. M. Libri voyait partout des jésuites. Jésuites en robes longues, jésuites en robe courte, il frappait sur tous impitoyablement. Irrité de je ne sais quelles attaques insérées dans le journal de l’École des chartes, il crut toute l’école infectée de jésuitisme. Il était alors le secrétaire et le membre le plus actif d’une commission instituée par M. Villemain pour rédiger un catalogue des manuscrits existant dans les bibliothèques de France. On assure qu’il déclara devant cette commission qu’il ne se mêlerait plus de ses travaux, si un seul élève de l’École des chartes était employé à la rédaction du catalogue. Si le fait est exact, M. Libri eut grand tort de rendre toute une école responsable des griefs qu’il avait contre quelques-uns de ses membres. Pour moi, je trouve même qu’il eut tort surtout de croire qu’on ne pouvait être jésuite et bon paléographe. L’important, c’est qu’on sache son métier.
Riche d’ennemis parmi les savans, les érudits et les dévots, il ne restait plus à M. Libri que de se procurer des ennemis politiques, et c’est à quoi il ne manqua point. La France était pleine de réfugiés, parmi lesquels il y avait sans doute beaucoup d’hommes honorables, mais aussi nombre de ces gens qui, mal avec toutes les polices du monde pour une foule de motifs, trouvent commode de se dire les martyrs de leurs opinions. M. Libri, qui jamais n’a pu voir un misérable sans lui offrir sa bourse, voulait qu’on fît cependant quelque différence entre les réfugiés honnêtes et les autres. Je le vis un jour fort en colère d’avoir été attrapé par un Romagnol à qui il avait demandé le récit de ses malheurs, bien entendu après lui avoir fait la charité. — Ho ammazat’ un’ gatt', j’ai tué un chat, dit le réfugié. M. Libri crut d’abord qu’il s’agissait du chat d’un cardinal, et trouvait le cas véniel ; mais, en causant avec son homme, il ne tarda pas à découvrir que, dans la Romagne, les libéraux appelaient chat tout employé du gouvernement ’tenant de près ou de loin au gatt’ par excellence, le légat du saint-père. Le chat victime de la politique était un gendarme assassiné par derrière. En France alors, maintes gens trouvaient beau qu’on tuât ainsi des soldats qui font leur devoir. Plusieurs journaux prêchaient la guerre aux chats en Italie et ailleurs. M. Libri ne partageait pas cette manière de voir, et, bien qu’il souhaitât ardemment l’émancipation de l’Italie, il pensait qu’on n’obtiendrait des réformes qu’en faisant appel au bon sens et à l’intérêt des princes, tandis que les fanfaronnades et les violences n’aboutiraient qu’à rendre le joug plus pesant. Telle fut la politique que soutint M. Libri quelque temps dans le Journal des Débats, à la grande indignation des libéraux français et italiens. Il eut l’honneur d’être brûlé en effigie en Toscane, et en France d’être injurié dans toutes les feuilles de la propagande révolutionnaire. On le représentait comme un traître vendu à l’Autriche, et dès-lors on commença à répandre sur son compte des bruits injurieux, suivis bientôt de dénonciations anonymes. Un magistrat s’en émut ; il sut que M. Libri avait vendu beaucoup de livres en 1847, qu’il en avait encore un très grand nombre, que certaines bibliothèques visitées par lui avaient fait des pertes considérables. Ne connaissant ni M. Libri, ni les livres, ce magistrat fit part de ses soupçons au garde-des-sceaux et lui demanda s’il fallait faire une enquête ? Quelques jours seulement avant la révolution de février, M. Libri, ayant eu connaissance des dénonciations dont je viens de parler, adressa au parquet une note pour demander à traduire ses calomniateurs devant les tribunaux. La réponse à cette note fut le Rapport de M. Boucly, dont il ne paraît pas que M. Libri ait eu connaissance avant l’insertion au Moniteur.
Vous savez, monsieur, que, le 28 février 1848, M. Libri reçut à l’Institut un billet d’un rédacteur du National, lui annonçant en termes clairs qu’il était menacé d’une vengeance populaire s’il ne quittait la France sur-le-champ. En février 1848, un tel avis n’était pas à négliger. M. Libri partit pour Londres, et, quelques jours après, la justice saisit ses papiers et ses livres. Le ministre de l’instruction publique désigna pour les examiner cinq élèves de l’École des chartes et un employé de son ministère, habile bibliographe. Bientôt après, ce dernier qui trouvait à redire à la façon dont l’enquête était conduite, fut éloigné, et les élèves de l’École des chartes, payés à tant par jour, instrumentèrent seuls pendant vingt-cinq mois.
Vous remarquerez, monsieur, que le choix des experts n’était peut-être pas le meilleur qui pût être fait. Ils appartenaient tous à un corps notoirement hostile à l’accusé, et quelques-uns étaient attachés au comité de rédaction du journal de l’École des chartes, lorsque ce journal publia en 1847 des insinuations fort malveillantes contre M. Libri. Le même journal annonça le premier qu’on avait trouvé au ministère des affaires étrangères le rapport de M. Boucly, et cette annonce, ressemblant assez à une dénonciation, paraît avoir provoqué la publication de ce document et, peu après, la poursuite judiciaire[2]. Enfin, d’un autre côté, on pouvait se demander si les experts offraient les garanties d’expérience nécessaires pour une enquête, car on peut très bien épeler une charte mérovingienne et ne rien entendre à la bibliographie ; vous en jugerez bientôt. Pour moi, je tiens qu’il eût mieux valu confier l’expertise, les recherches techniques, comme dit l’acte d’accusation, à des bibliophiles connus, voire à des libraires ou des relieurs : oui, monsieur, à des relieurs, car plus d’une question de leur compétence était à résoudre.
On raconte bien des choses étranges de cette enquête, le secrétaire de l’accusé forcé, ses papiers, ses livres saisis sans formalité et sans inventaire, nulle précaution prise pour la conservation des pièces à décharge, comme factures, catalogues, etc. Si j’en crois des rapports qui me semblent dignes de foi, des papiers jugés inutiles auraient été jetés au feu, des livres auraient été emportés du domicile de M. Libri et rapportés sans qu’on en tînt note, et avec si peu de soin, que des personnes charitables en ont ramassé dans les escaliers et jusque dans la rue. Les scellés, dit l’acte d’accusation, ont été régulièrement levés et réapposés. Il est fort bien d’avoir fait régulièrement ces deux opérations ; mais si dans l’intervalle l’on a emporté et rapporté des livres, si l’on n’a pas tenu des procès-verbaux exacts, à quoi bon les scellés ?
M. Libri, M. Paul Lacroix, M. Lamporecchi, ont publié des brochures à ce sujet, où ils prétendent que toutes les lois de la procédure ont été violées. Je crois qu’ils se trompent et que tout s’est passé dans les formes ; du moins les descentes de justice dont il est parlé dans Gil Blas ne se passent pas autrement, et sans doute Lesage, ce peintre si fidèle, ne les aurait pas inventées à plaisir. Quoi qu’il en soit, à la suite de l’enquête, un acte d’accusation fut dressé, publié dans le Moniteur (contre l’usage, me dit-on), et M. Libri fut condamné par contumace, le 22 juin 1850, à dix ans de réclusion et aux frais, liquidés à 9,224 fr. 75 cent.
L’accusé, son avocat l’assure, n’avait pas été régulièrement assigné lorsque l’affaire fut portée devant la cour. Je doute que, prévenu à temps et dans les formes, il se fût décidé à comparaître. On dit qu’il eut tort, je le pense aussi ; mais, avant de blâmer le parti qu’il crut devoir prendre, il faut bien connaître l’acte d’accusation. Peu de gens l’ont lu avec l’attention qu’il mérite, encore moins ont pris la peine de vérifier les faits allégués. Je vais essayer d’examiner cette pièce le plus brièvement qu’il me sera possible, m’aidant tantôt des brochures publiées par M. Libri et ses amis, tantôt de documens qui m’ont été communiqués, mais n’avançant jamais rien sans l’avoir vérifié par moi-même.
D’abord, je dois vous dire quelques mots de l’esprit général et du ton, pour ainsi parler, dans lequel l’acte d’accusation est rédigé. Je vous avouerai qu’étranger à la littérature judiciaire, c’est la première pièce de ce genre que j’étudie. Cela vous expliquera peut-être pourquoi elle m’a causé tant de surprise, et cependant des gens bien informés me disent que c’est un morceau travaillé avec soin et dont les connaisseurs sont satisfaits. Pour moi, j’avais cru que lorsqu’on accusait un homme, on s’appliquait avant tout à découvrir des preuves positives de son crime ; qu’à cet effet on réunissait les témoignages et les pièces de conviction, après les avoir contrôlés sine ira et studio, qu’enfin on les exposait le plus clairement et le plus simplement possible. Cette méthode a vieilli, et la mode, si j’en juge par le morceau que j’ai sous les yeux, recherche surtout les effets et la couleur. Je serais tenté de croire qu’un acte d’accusation se rédige d’après les mêmes principes qu’un roman ou un mélodrame, où l’art, non la vérité, est la principale affaire. S’il en est ainsi, je crois avoir le droit de critiquer l’acte d’accusation contre M. Libri. Jadis j’ai fait des romans, et je ne sors pas de ma compétence en appréciant une œuvre d’imagination.
Aujourd’hui qu’on attache tant de prix à la mise en scène, l’auteur s’est cru obligé de nous offrir dès le début de son ouvrage un tableau du cabinet de M. Libri ; les couleurs sont vives, mais sont-elles bien choisies ? En effet, que trouve-t-on dans l’officine du prétendu voleur de livres ? « Des fers servant à l’imitation d’anciennes reliures, des volumes ayant subi ce genre de falsification, des modèles qui avaient été habilement calqués et reproduits, enfin des feuilles lavées et des caractères d’imprimerie. » Je ne dois point oublier ces deux notes mystérieuses, qu’on croirait échappées de la plume de l’empereur Soulouque, mais qu’on attribue à M. Libri, savoir : « No 320. Arranger. Moi. Duru. – No 148. Vigna, gratter délicatement le cachet. » Toute cette exposition s’adresse aux gens qui n’ont vu que des livres brochés et qui ne savent pas qu’on restaure des livres anciens. Appeler falsification l’art des Bauzonnet ! quelle hérésie pour un bibliophile ! Mais d’ailleurs pourquoi, dès son début, le juge se met-il en contradiction avec lui-même ? Si c’est un fait coupable que de restaurer des livres, pourquoi n’a-t-il pas fait arrêter MM. Duru et Vigna, notoirement atteints et convaincus d’avoir falsifié (ou réparé, c’est tout un) des Guascon et des Padeloup ? M. Vigna surtout, véhémentement suspect de grattage, aurait dû être emprisonné tout d’abord. Vous saurez, monsieur, que le rédacteur de l’acte d’accusation trouve le grattage une opération fort criminelle, qui, selon lui, a pour but de faire disparaître les estampilles appliquées sur les livres des bibliothèques publiques. Heureusement, quelque habiles que soient les gratteurs, la Providence permet qu’on découvre toujours les traces de leurs méfaits.
On s’étonne qu’après avoir parlé de recherches techniques, le juge ne sache pas encore qu’il y a grattage et grattage, estampilles et estampilles. Vous me pardonnerez d’entrer dans quelques explications sur un sujet qui vous est familier, mais il paraît que la restauration des livres est encore un art bien mystérieux. Beaucoup de livres anciens portent des estampilles attestant qu’ils proviennent de bibliothèques particulières, très souvent d’établissemens religieux supprimés, et ces livres-là se vendent et s’achètent publiquement en tout bien tout honneur. Il n’est pas rare de trouver des volumes revêtus de cachets à la cire. Parmi les bibliophiles, on fait une grande différence entre les estampilles : les unes sont l’indice d’une origine illustre, d’autres ne sont considérées que comme des taches qui gâtent la page sur laquelle elles sont imprimées. Il en est de même des inscriptions si fréquentes sur les marges et sur les gardes. Si elles sont de la main d’un érudit ou d’un amateur célèbre, elles ajoutent du prix au volume ; si elles sont d’un inconnu, on les fait disparaître.
Mais, dit l’acte d’accusation, nous avons trouvé des estampilles grattées qui conservaient encore l’empreinte des timbres, d’autres effacées par des acides, laissant pourtant des traces assez distinctes pour qu’on reconnaisse que leurs contours et leurs dimensions s’appliquent aux cachets qui servent à marquer les livres dans certaines bibliothèques. Ainsi, « l’exemplaire de la Théséide saisi (je copie) porte sur le titre la trace circulaire d’une estampille noire effacée à l’aide d’un acide et qui semble s’adapter exactement à l’un des timbres de la bibliothèque ; elle semble s’adapter, parce que, sous l’action de l’acide, les contours de l’empreinte ont perdu leur netteté et leur précision. » Vous conviendrez que j’avais bien raison de dire qu’un relieur n’eût point été de trop parmi les experts. Il aurait appris tout d’abord qu’il n’y a point d’acide connu qui enlève une estampille apposée avec de l’encre d’imprimerie. Il aurait ajouté qu’après avoir lavé une feuille sale, on la fait passer sous une presse qui, en la satinant, altère nécessairement les contours de la trace d’une estampille. M. le juge d’instruction l’a bien soupçonné lui-même, et je le loue d’avoir dit semble s’adapter exactement, quoique cette association de mots ait été blâmée par quelques critiques. En attendant qu’on découvre un acide qui enlève les estampilles, on les fait disparaître au moyen du grattage ; mais, alors, je crois une confrontation fort difficile. En effet, tout le monde sait que, pour effacer un trait avec un grattoir, on racle le papier tout autour de ce trait. Plus le grattage sera fait habilement et plus le papier sera délicatement écorché à une certaine distance, en sorte qu’on n’aperçoive pas de différence de niveau brusque dans la surface du papier. J’ai dit la confrontation difficile, je la maintiens impossible dans ce cas. En voici deux preuves pour une. — Le juge saisit au domicile de l’accusé des feuillets du livre des épigrammes de Pamphilo Sasso, qu’il appelle l’Epigrammatum Pamphyli, erreur excusable, car ces noms, tirés du grec, sont très difficiles à décliner. Il trouve sur les feuillets susdits une trace d’estampille parfaitement égale à un des timbres de la Mazarine, et il en conclut que l’Epigrammatum en question a été volé par M. Libri ; mais il se trouve que ce livre cru volé existe encore à la Mazarine, à sa place, avec son estampille. Je l’ai vu et touché ; vous pouvez le demander sous le no 953[3]. — On constate encore la trace d’une estampille sur un livre manquant à la Mazarine et vendu par M. Libri en 1847, c’est l’Origine des Proverbes populaires par Fabritii, que le juge appelle familièrement de son prénom, Aloïse Cinthio. M. Libri offre de prouver qu’il a acheté son exemplaire d’un Italien nommé Salvi. On refuse de voir le reçu de Salvi. « Bah ! dit-on, c’est un pauvre diable qui a quatre-vingts ans et qui n’a pas le moyen d’acheter des livres rares[4]. » Et l’on garde le Fabritii. Mais voilà que M. Jubinal trouve le véritable Fabritii, avec l’estampille de la Mazarine non grattée, dans le British Museum, parmi la collection léguée par le feu roi George III, en 1827, à cet établissement. Cela est fâcheux pour tout le système de preuves tirées de la confrontation des estampilles. Ce qui est plus fâcheux, c’est que les conservateurs du British Museum ne manquent pas de montrer le Fabritii à tous les Français et de les féliciter de posséder des connaisseurs si habiles.
Pour en finir avec les estampilles, j’ajouterai qu’il est extrêmement fréquent de rencontrer chez les libraires et les bouquinistes des livres avec l’estampille d’une bibliothèque publique, achetés loyalement et en vente publique. Les uns proviennent des ventes faites par les bibliothèques elles-mêmes, qui se défont de leurs doubles ou qui font des échanges ; d’autres, perdus depuis nombre d’années, vont errant d’étalage en étalage, sans que personne les réclame. Je vois, dans l’acte d’accusation, que des feuilles portant l’estampille de la bibliothèque de Lyon ont été trouvées au domicile de l’accusé ; mais on a reconnu que les volumes dont on les croyait enlevées existaient intacts à Lyon. Pendant l’instruction, M. Libri fit ramasser en quelques jours, chez des libraires de Londres et de Paris, des volumes à estampilles de bibliothèques publiques, et les envoya au nombre de deux cent trois à M. de Falloux, alors ministre de l’instruction publique, avec les quittances des libraires[5]. Il eut tort, car cela fit de la peine aux conservateurs qui n’aiment pas qu’on sache leurs livres mal gardés ; mais M. Libri d’ailleurs se mettait inutilement en dépense pour prouver un fait assez avéré. Tous ceux qui achètent plus de livres qu’ils n’en lisent, et le nombre en est grand, vous diraient qu’on est sans cesse exposé à acheter des livres provenant de bibliothèques publiques. J’en pourrais citer un exemple assez curieux. Un savant illustre, attaché à la Bibliothèque nationale, dont personne ne soupçonnera la délicatesse, voulut échanger, il y a deux ans, quelques in-folio contre d’autres livres. M. Franck, auquel il s’adressa, lui montra sur ces in-folio l’estampille de la Bibliothèque, à laquelle ce savant n’avait pas fait attention. Cela peut arriver à tout le monde ; mais, parmi les acquéreurs de bonne foi, la plupart ne se croient pas obligés à restitution. S’il est surprenant que M. Libri, qui achetait très souvent des livres en bloc, ne se soit pas trouvé nanti d’un très grand nombre de ces ouvrages suspects, c’est que, sur ce point, cet homme, dont on signale sans cesse et la ruse et la mauvaise foi, poussait le scrupule un peu plus loin que beaucoup de bibliophiles. Non-seulement il a fait présent à plusieurs bibliothèques de livres perdus par elles et rachetés de ses deniers, mais encore j’ai lu une déclaration de M. Silvestre, dont la probité est aussi connue que le savoir bibliographique, constatant que, chargé par M. Libri de la rédaction de son catalogue, il avait pour mission spéciale de mettre à part, pour être rendus, les livres qui porteraient des estampilles de dépôts publics. Pareille déclaration a été signée par M. Bailleul et M. Crosnier, qui ont travaillé au même catalogue ; le dernier ajoute que M. le juge d’instruction aurait refusé de recevoir son témoignage sur ce fait. MM. Abry, Duru, Vigna, Trautz et Bauzonnet, Gobert et Gannat, relieurs ou restaurateurs de livres, ont certifié par écrit que jamais M. Libri ne les avait chargés de faire disparaître des estampilles de dépôts publics ; enfin j’apprends par l’acte d’accusation même que M. Libri prenait si peu de précautions pour cacher l’origine de ses livres, qu’il les faisait battre et ranger par des employés des bibliothèques Nationale, Mazarine et de l’Institut.
Encore quelques mots sur les falsifications ordonnées par M. Libri et si habilement exécutées par MM. Duru et Bauzonnel ; je tiens à vous montrer ce qu’on y gagne. Un livre que l’acte d’accusation appelle Rime di Bembo, et qu’il croit détourné de la Mazarine, fut saisi complètement déguisé. L’accusé avait poussé la dissimulation jusqu’à consigner faussement sur son catalogue de vente que ce volume était relié en maroquin, tandis qu’il l’était en veau. Habile qui distingue le vieux veau du vieux maroquin, et pour les Rime del Bembo le cas était obscur, car sur le catalogue alphabétique de la Mazarine on lit : relié en veau, en maroquin sur le catalogue par ordre de matières. Lequel des deux croire ? Ni l’un ni l’autre, attendu que M. Libri tenait son livre de M. Audin, qui l’avait acheté 4 franc à la vente du docteur Gratiano. M. Libri, voyant le Bembo en piteux état, le remit à M. Duru, qui, le nettoyant, découvrit le chiffre de François Ier. On tenta une restauration complète, et à cet effet des fers furent gravés pour rétablir l’ancienne reliure. Le résultat fit beaucoup d’honneur à M. Duru, dont le mémoire ne monta qu’à une centaine de francs. À la vente de M. Libri, les Rime del Bembo se sont vendues 90 francs.
Citons encore le Dialogo d’Aurore de Boccace, qu’on accuse M. Libri d’avoir arraché d’un recueil, probablement pour réaliser le bénéfice que vous allez voir : habillé en maroquin, doré sur tranches, etc., le Dialogo d’Aurore s’est vendu 3 francs. Si vous connaissez un relieur qui relie en maroquin un in-12 à ce prix, veuillez me donner son adresse.
Je vous demande pardon, monsieur, de cette longue digression sur le grattage et la restauration des livres ; elle était nécessaire peut-être pour montrer quels argumens sont admis par l’auteur de l’acte d’accusation. Si nous examinons cette pièce plus en détail, vous serez étonné de la légèreté, de l’étourderie même qui ont présidé à sa rédaction. Tant de contradictions et d’erreurs y sont entassées, que je me suis demandé comment des érudits patentés, comme les experts, ont pu s’égarer à ce point. Cherchant à m’expliquer la chose, voici ce que j’ai trouvé de plus plausible. Des lettrés qui n’ont jamais fait d’enquête, un juge qui n’entend rien aux livres, se sont trouvés en relations suivies. Chacun aime à faire un autre métier que le sien : par exemple on cite des rois qui se plaisaient à faire la cuisine. Entraînés par le charme de la diversité, les experts se sont mêlés de procédure, le juge d’érudition. De la sorte tout s’explique, et les fautes contre le rudiment et celles contre le code. On ne me persuadera pas qu’un juge ayant entendu un témoin déposant que le jeune Abry grattait des estampilles pour M. Libri n’ait point confronté ce témoin avec le gratteur prétendu, ou, s’il l’a fait, qu’il n’ait pas pris note de la dénégation solennelle du jeune Abry, ni recherché si le témoin à charge n’avait pas à se plaindre de l’accusé : — par exemple si ce dernier avait méconnu le talent du témoin comme relieur. Évidemment c’est un bachelier ès-lettres, non un docteur ès-lois, qui a conduit cette partie de l’instruction. Autre preuve : un jurisconsulte, niant que M. Libri eût offert de donner sa collection à la Bibliothèque nationale, n’aurait pas omis de citer une déposition confirmant cette offre, déposition faite par M. Guizot devant le juge d’instruction de Pont-l’Évêque. D’un autre côté, le moyen de croire qu’un élève de l’École des chartes écrive l’Epigrammatum Pamphyli, ou Pamphilii ! C’est là du latin de l’École de droit. Je le reconnais pour avoir passé une thèse où l’on me demanda : Quid est nuptiœ ? solécisme que je crois avoir rendu avec usure.
Il n’y a qu’un juge à qui puissent échapper des énormités comme celle-ci : M. Libri a vendu en 1847 une lettre de l’Arétin à Paul Manuce ; d’autre part, la bibliothèque de Montpellier a perdu une lettre de l’Arétin à Alde Manuce ; donc M. Libri l’a volée, syllogisme comparable à celui-ci : J’ai perdu mon chat, Jean a vendu un chien, donc Jean a pris mon chat. Il y a un dictionnaire historique à l’École des chartes, et les élèves de première année savent que Alde Manuce fut le père de Paul Manuce. Mais où le juge se révèle, c’est quand il dit : « Les lettres de l’Arétin sont très rares. » Un juge ne connaît de cet auteur que les sonnets. Les lettres sont si rares, qu’on n’en a encore publié que six volumes in-8e.
Il est toujours très dangereux de parler des choses qu’on n’a pas étudiées. M. Libri abuse de son érudition contre ses accusateurs lorsqu’ils s’avisent de discuter. Avez-vous lu, dans sa spirituelle lettre à M. Barthélemy Saint-Hilaire, l’épisode amusant du Catulle de Montpellier ? Je vais gâter l’histoire en l’abrégeant. La bibliothèque de Montpellier perd un Catulle des Alde valant bien è francs en condition ordinaire. Le juge saisit chez le libraire Franck un Catulle des Alde, d’une belle reliure ancienne, acheté à la vente de M. Libri, et brevitatis causa dit qu’on l’a trouvé au domicile de l’accusé. Le livre, ayant fait partie de la bibliothèque d u couvent de San-Giovanni in Canali de Plaisance, portait sur le titre cette inscription : Bibliothecoe S. I0, in Canalibus Placentiœ. N’ayant pas ses besicles sous la main, le juge lit : Bibliothecœ S. 10, in Casalibus Placentiœ. Il fait semblant de comprendre, et déclare que M. Libri s’est servi de vieille fonte (c’est-à-dire de caractères d’imprimerie) qui joue l’impression, dit-il (on le croit sans peine), afin de déguiser l’origine du livre, et faire croire qu’il avait été imprimé à Plaisance. Il est fâcheux qu’il n’ait pas tenté le mot à mot, et s’en soit tenu au sens général ; mais, tout transporté de sa découverte, après une longue discussion de tous les indices à charge, il s’écrie triomphant : De tels faits ne se discutent pas, ils s’exposent. M. Libri met toutes ces niaiseries sur le compte des élèves de l’École des chartes. Il eût mieux fait de se borner à dire, comme il fait après force plaisanteries, que son Catulle avait été acheté par lui à MM. Payne et Foss, lesquels le tenaient de M. Debure, comme il conste d’une facture qu’il produit. Travestissant un proverbe italien, il dit que ses experts ont pris un saint Jean pour un dix, et le mot a fait fortune. L’erreur est tout bonnement impossible de la part des experts ; et il est évident qu’ils ont travaillé à autre chose qu’à cette partie de l’enquête ; mais ils ont le droit de se plaindre du juge qui les a compromis. Les Anglais, qui ne rient guère, ont appris cette méchante plaisanterie. L’année dernière, on me présentait à un gentleman qui possède une belle bibliothèque. Lui, croyant que je n’entendais pas sa langue, se permit de demander à mon introducteur si j’étais de ces messieurs qui prennent des saint Jean pour des dix. J’eus beaucoup de peine à lui persuader que, pour les erreurs d’un juge mal infarinato d’érudition, il ne fallait pas accuser une école illustre de ne pas connaître la plus fréquente des abréviations.
Pour un Français, monsieur, il est fort désagréable d’entendre l’opinion des étrangers sur toute cette affaire. Ces Anglais sont si formalistes, qu’ils ne comprennent pas comment on peut accuser un homme d’un crime imaginaire. Ils vous demandent toujours où est le corpeuss dilectaï, par quoi ils veulent dire, je crois, le corps du délit. Ils disent qu’on poursuit M. Libri avec acharnement et mauvaise foi. Eh ! non, messieurs, avec distraction, avec étourderie, voilà tout. On part de l’hypothèse que M. Libri est un voleur, hypothèse produite par un anonyme ou un pseudonyme, nous dit l’acte d’accusation. Ces sortes de témoins étant fort considérables, on est tout disposé à croire au pire. Sur le catalogue de vente de M. Libri, on trouve cinq ouvrages inscrits au catalogue de la Mazarine, et on crie qu’il les a volés. — Observez, monsieur, qu’il est difficile de se défendre d’une accusation dépourvue de toute preuve. Si je disais que vous m’avez pris Iohannes Bridoison de arte citandi, in-fol. Venetiœ 1517, comment prouveriez-vous que vous n’avez pas pris un livre qui n’existe pas ? — Voilà M. Libri à compulser ses notes et ses factures. M. Silvestre a l’idée de demander aux bibliothécaires de la Mazarine s’ils ont bien perdu les cinq ouvrages incriminés ? Nullement, répondent-ils ; les voici. En effet, ils n’avaient bougé de leur place, comme je m’en suis assuré moi-même, conduit par M. Silvestre. Le plus singulier de l’affaire, c’est qu’un témoin nommé Maslon, gardien de la bibliothèque, a déposé qu’il avait vu chez l’accusé, où il battait des livres, un certain Pétrarque in-folio, qu’il a bien reconnu pour celui de la Mazarine. « J’ai parfaitement reconnu mon Pétrarque, dit-il, pour y avoir apposé moi-même notre estampille rouge, partie sur la marge, partie sur les caractères ! J’en ai fait l’observation à l’accusé, qui prétendit que le Pétrarque lui appartenait. » Dès le lendemain, dit l’acte d’accusation, le témoin n’était plus occupé à battre des livres (ni à mettre des estampilles, j’espère). — Or, le Pétrarque de M. Maslon existe toujours à la bibliothèque Mazarine, et il paraîtrait que la nouvelle estampille rouge, qu’il avait appliquée lui-même, n’a été apposée que deux ans au moins après le départ de M. Libri, ainsi qu’un des bibliothécaires l’a dit à M. Silvestre et à moi. Le juge qui enregistrait les témoignages de M. Maslon refusait d’entendre M. Guizot, M. Abry et M. Crosnier, et cependant M. Maslon a une bien mauvaise mémoire, car il a encore reconnu le fameux Epigrammatum saisi chez M. Libri pour en avoir raccommodé le titre avec des rognures de journaux ; or, vous savez déjà, monsieur, par la Lettre de faire part, que les épigrammes de Pamphilo Sasso n’ont point été perdues, et je me suis assuré que l’exemplaire, qui n’est pas sorti de la Mazarine, n’a heureusement pas été raccommodé avec des rognures de journaux, procédé ingénieux sans doute, mais réprouvé par la plupart des bibliophiles.
Je conviens que la vérification dont je viens de parler nous a bien coûté vingt minutes, et je crois le temps d’un juge et d’un expert plus précieux que le mien ; mais on a négligé d’autres vérifications beaucoup plus faciles, comme vous allez voir, car il ne s’agissait que de comparer le catalogue de M. Libri avec celui de la Mazarine. M. Libri est accusé d’avoir volé dans cet établissement un recueil contenant en un seul volume vingt-trois pièces détachées (ne me chicanez pas sur cette expression, je cite exactement), lesquelles pièces détachées se sont retrouvées à la vente de M. Libri, en 1847, séparées et reliées en plaquettes. On conclut qu’il y a identité et vol. Les pièces sont loin. Point de corpus delicti. Il s’agit de méchans vers du XVIe siècle que les aveugles colportaient par les rues. On appelle cela aujourd’hui des canards. Ceux-là, dans leur temps, se vendaient un sou ; aujourd’hui, on les paie au poids de l’or. Lorsque ces petites pièces avaient du succès, elles étaient réimprimées plusieurs fois, souvent la même année, tantôt dans la ville où elles avaient paru d’abord, tantôt dans une autre ville ; d’où il suit que, pour constater l’identité de deux opuscules de cette nature, il faut faire grande attention au titre, au format, à l’édition. Vous observerez encore que dans la vente de M. Libri on a vu cinq ou six cents de ces canards italiens, et il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’il s’en fût vendu vingt-trois semblables à ceux que la Mazarine a perdus[6] ; mais la comparaison des deux catalogues s’est faite en courant. Voici ce que me montra un bibliophile curieux : 1° Au lieu de vingt-trois pièces, il n’y en a que vingt-deux dans le recueil inscrit sur le catalogue de la Mazarine, et c’est fort gratuitement qu’on lui attribue Il Lamento di poveri (sic), que la Mazarine n’a jamais possédé ; 2° les vingt-deux canards perdus par la Mazarine sont inscrits sur son catalogue comme des in-12, et vingt et une des pièces correspondantes ; vendues par M. Libri, sont décrites sur son catalogue comme des in-8o ; 3° le no 10 de la Mazarine est de Rome, 4595 ; l’exemplaire de M. Libri de 1555. Le no 16 de la Mazarine est de Bologne, 1594 ; l’exemplaire de M. Libri, de Florence. Le no 22 de la Mazarine est imprimé à Sienne ; l’ouvrage vendu par M. Libri est de Florence. Quant aux différences sans fin que présentent les titres sur les deux catalogues, je ne vous en entretiendrai pas, mais j’en ai un relevé très exact à votre service.
Les erreurs du même genre sont nombreuses, et l’on s’aperçoit qu’on a copié les titres des ouvrages incriminés sur le catalogue de vente de M. Libri sans les vérifier au moyen des catalogues de la bibliothèque Mazarine. Ainsi trois petits recueils de proverbes italiens désignés dans l’acte d’accusation sous les n°s 35, 36 et 37, diffèrent par le format et par les titres des recueils perdus par la bibliothèque Mazarine. Par exemple, le no 35 est cité dans l’acte d’accusation comme in-8o, imprimé à Turin, et l’exemplaire perdu par la bibliothèque Mazarine ne porte pas d’indication de ville et est désigné comme in-12. Vous noterez encore à propos de ce livre une confrontation d’estampille non moins heureuse que les précédentes.
Poursuivons. À Grenoble, M. Libri aurait volé dans un recueil Stramboti… da Sasso Modonese (sic), Milan, 1551, et la preuve, c’est qu’il en a vendu une édition de 1511, comme le témoigne son catalogue. Notez en passant que ce livre, relié en maroquin vert par les soins de M. Libri, a été adjugé à sa vente pour 14 fr. 50 c., ce qui fait supposer un joli bénéfice.
Encore une autre identité reconnue, un autre vol constaté. M. Libri aurait arraché d’un recueil de la Mazarine un opuscule intitulé : Homerus de Bello Trojano, et voici comme onde démontre : la pièce se composait de vingt-neuf feuillets ; de plus, le premier feuillet de l’opuscule qui suivait l’Homerus dans le recueil, avant la soustraction, est marqué e 7. Or, on a saisi un exemplaire vendu par M. Libri, de vingt-neuf feuillets, dont la dernière page laisse apercevoir la trace d’un e suivi d’un 6. Je pense que ces lettres mystérieuses sont ce qu’on appelle des signatures, c’est-à-dire un mode de numération par lettres et chiffres dont les anciens imprimeurs se servaient pour marquer la première partie d’un cahier. Mais, suivez le raisonnement, l’Homerus de la Mazarine avait vingt-neuf feuillets, car, dit l’acte d’accusation, ces feuillets portaient les numéros 81 à 110… Comptez sur vos doigts, monsieur le juge, 20 + 10 = 30. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que le recueil où se trouvait l’Homerus n’est plus à la Mazarine, où l’on ne sait ce qu’il est devenu, et, à ce sujet, vous me demanderez comment on a fait la confrontation dont il vient d’être parlé. Ma foi, je l’ignore. Seulement j’ajouterai, pour les personnes peu versées en arithmétique, que j’ai entre les mains une pièce qui prouve que M. Libri tenait cet opuscule, avec l’Adone, l’Ariosto herbolato et plusieurs autres également incriminés, de M. de Villenave, si connu parmi les bibliophiles, lequel n’en était pas le premier possesseur.
Le problème d’arithmétique que nous venons de résoudre m’encourage à vous en soumettre un autre, mais plus difficile. M. Libri aurait dérobé à Troyes un Matheolus sans date. La preuve du crime, c’est qu’on a trouvé chez lui un Matheolus lavé, attendant la reliure, sans date, s’il vous plaît, du moins l’acte d’accusation ne l’a pas découverte, car elle est à la fin du volume, consignée dans ces beaux vers :
Pour l’an que je fus mis en sens,
Retenez M et cinq cens,
Je vous prie, ostez en huict, etc.
Vous trouverez sans papier ni plume que le Matheolus de M. Libri est de 1492. J’aurais peut-être dû vous dire plus tôt que celui de Troyes est in-4o, et que le volume saisi par justice est un in-folio. Sans doute, le juge croit que M. Libri a des poches pour escamoter les in-folio ; mais tout le monde sait que les plus grandes poches connues, celles de feu M. Boulard, ne contenaient que des in-quarto. — Ce Matheolus donc, in-folio, non in-quarto, est cité comme taché par M. Brunet dans son Manuel ; il a été vendu en vente publique par M. Silvestre à M. Libri, avec mention des taches, et cette dernière circonstance explique pourquoi on lui a fait subir la falsification du lavage.
Ces dates d’édition, monsieur, sont une grosse affaire pour les bibliophiles. Les juges et les gens du monde croient que ce n’est rien, et ils ont grand tort. Par exemple, on accuse M. Libri d’avoir dérobé à Montpellier un Salluste des Alde, avec ce titre : Conjuratio Catilinae et bellum Jugurthinum, Venise, 1519, lequel livre n’a jamais existé. Je ne discuterai pas les J majuscules inconnus aux Alde, je vous renverrai aux annales de leur imprimerie, par Renouard, et vous pourrez vérifier vous-même qu’il n’existe pas de Salluste des Alde de 1519.
Il faut en dire autant d’un Sénèque de Rome, de 1475, que M. Libri est accusé d’avoir emporté de la Mazarine. On voit par le catalogue de cette bibliothèque qu’elle n’a jamais eu qu’un Sénèque de 1475, de Paris, lequel d’ailleurs n’a bougé du rayon dont il fait l’ornement.
La Mazarine a perdu, mais pour tout de bon, à ce qu’il paraît, un livre dont l’acte d’accusation estropie ainsi le titre : Cino da Pistoia et Buonaccorso da Montegnano. Lisez Montemagno. L’édition est de Rome, 1559, in-8o. Bien entendu, M. Libri l’a volé, car on trouve le même ouvrage sur son catalogue. Il est vrai que le volume qu’il possédait était in-12 et sans date. Ah ! la furia francese !
La même bibliothèque, j’y reviens sans cesse, parce que, grace à l’obligeance de ses conservateurs, les recherches y sont faciles, a perdu un opuscule intitulé : Macchiavelli compendio con fatti in Italia ne dieci anni, in-12. M. Libri a vendu un livre intitulé : Malclavelli florentini compendium decennii in Italia gestarum, ad viros Florentinos, incipit feliciter, in-8o. Voilà, direz-vous, deux ouvrages différens, dont l’un pourrait bien être la traduction de l’autre. — Non, monsieur, il y a identité ; donc il y a vol. Si bien que si je perdais un Virgile latin, je pourrais vous faire une mauvaise affaire, en prouvant que vous avez la traduction de Delille.
À chaque instant, on s’aperçoit que M. le juge, dans sa précipitation à saisir les premiers indices qui s’offrent à lui, ne prend pas la peine de lire en entier les titres des ouvrages ; de là des méprises fort singulières, dont son greffier a négligé de l’avertir. Exemple : la Mazarine perd un Rinaldo appassionato ; M. Libri a vendu un Rinaldo appassionato… Aussitôt variations sur l’air : Il y a identité, il y a vol. Je cherche aux deux catalogues : sur celui de la Mazarine, je trouve Rinaldo appassionato da Matt. Boiardo ; sur le catalogue de la vente de M. Libri Rinaldo… da Baldovinetti. M. le juge est homme à confondre la Pucelle de Chapelain avec celle de Voltaire. Je crois à la bonne foi quand même ; mais, lorsqu’on commet des étourderies semblables, il ne faut pas parler si haut de faits précisés, de recherches techniques, du contrôle le plus attentif et le plus sévère. Passe pour sévère ; mais attentif, ne le dites plus.
En effet, j’ai sans cesse à vous signaler le même genre de distractions, qui consiste à donner comme preuve de l’accusation un argument qui la réfute. C’est ainsi qu’à propos d’un manuscrit du Cortigiano qui a disparu de la bibliothèque de Carpentras, on rapproche ingénument une note de M. Libri qui le décrit comme une copie du temps, d’une autre note de M. Libri désignant un manuscrit cédé par lui à lord Ashburnham comme le manuscrit autographe de l’auteur, avec une reliure de Grolier. On se demande toujours pourquoi le juge d’instruction ne s’adressait pas à un libraire pour prendre des renseignemens. -Ce Cortigiano me rappelle l’allocution de Grippeminaud à Panurge : « Orça, encore n’advint depuis trois cents ans ença, orça, que personne eschappast de céans sans y laisser du poil, orça, ou de la peau le plus souvent, orça. » On avait accusé M. Libri d’avoir volé un exemplaire du Cortigiano à Carpentras, et malgré l’assurance que le livre était toujours dans la bibliothèque de cette ville, on eut cependant la curiosité de voir un autre exemplaire que M. Yemeniz avait acheté 519 francs à la vente de M. Libri. Le livre fut saisi, mais « cet ouvrage, placé sous triple cachet par le juge d’instruction de Lyon, parvint sur le bureau de l’un des employés du parquet, et disparut sans qu’on en ait trouvé trace. » Apparemment, c’est un des cachets qu’on espérait retrouver. Pour moi, je pense qu’il eût mieux valu le mettre dans un tiroir fermant à clé.
Au Pétrarque de M. Maslon, à l’Epigrammatum, au Fabritii, et aux trois autres volumes dont la spirituelle Lettre de faire part de M. Libri vous a fait connaître les titres, tous ouvrages volés et qui n’ont pas bougé de la Mazarine, il faut en ajouter un septième, dont la recherche a donné lieu à quelques remarques intéressantes : c’est l’Epistola Petrarchoe de Historia Griseldis, sans date, in-4o. L’identité et le vol ont été prouvés, parce que les deux exemplaires in-4o inscrits au catalogue de la Mazarine sont attribués à l’année 1477 et ont vingt-huit lignes à la page, et que, d’autre part, le volume vendu par M. Libri a vingt-sept lignes à la page et est attribué à Ulric Zel, vers 1470. Passons, l’argument est déjà trop connu ; mais, première remarque : les deux exemplaires de la Mazarine se sont retrouvés, non pas sur leur rayon, à leur numéro, mais dans un buffet où on ne s’attendait guère à les rencontrer. Deuxième remarque : feu M. Thiebaut, employé à la Mazarine, qui a rédigé en 1846 ou 1847 un catalogue des éditions du XVe siècle de cette collection, avait effacé de sa main, très grossièrement et en maculant les volumes, les anciens numéros des livres qu’il retirait des rayons pour les placer à la réserve, parmi les éditions du XVe siècle. Quel était son but ? Sans doute de tout brouiller, pour se rendre nécessaire. Après avoir biffé les premiers numéros, il a inscrit au dos de ces mêmes volumes de nouveaux numéros correspondant à ceux de son catalogue du XVe siècle, sans inscrire sur ce catalogue ni sur les catalogues anciens, ni sur les volumes eux-mêmes, aucun chiffre, aucun renvoi indiquant le déplacement des ouvrages. Cela vous expliquera, monsieur, comment les volumes s’égarent dans une bibliothèque sans en sortir.
Il n’y a rien de tel que de chercher pour trouver : on trouve même alors ce qu’on ne cherchait pas. M. Libri étant accusé d’avoir volé à la Mazarine un opuscule intitulé : Aeneoe Silvii, historia de duobus amantibus, in-4o sans date, c’était pour quelques bibliophiles une présomption que ce livre n’avait pas été perdu. D’abord, en comparant les deux catalogues, comme on l’a fait déjà plusieurs fois, on a constaté entre les deux exemplaires in-4o de la Mazarine et celui de M. Libri des différences de titre qui pour les connaisseurs suffisent à établir que l’ouvrage incriminé est d’une autre édition que les exemplaires de la Mazarine. Je vous fais grace de cette dissertation intéressante, et des difficultés que les ridicules changemens de numéros, œuvre de M. Thiebaut, ont apportées à cette recherche. Il vous suffira sans doute de savoir que les deux exemplaires in-4o de la Mazarine y sont encore. Mais, tout en feuilletant le catalogue, on découvrit que cette bibliothèque possédait en outre le même opuscule, in-folio, réuni dans un recueil à d’autres pièces rares. La curiosité de voir un livre vénérable fit, qu’on se mit en quête de cet in-folio, et grande fut la surprise quand au lieu d’un in-folio on trouva un troisième in-4o, bien moins précieux, il est vrai, mais revêtu de toutes les estampilles voulues. Il était évident qu’une substitution avait eu lieu, qu’on avait enlevé l’in-folio très rare, pour le remplacer par un in-4o qui l’était moins, de plus que l’échange avait été fait par une personne disposant des estampilles. Sur quoi on se rappela qu’il y a quelques années, un journal imprimait ce mot d’un des honorables conservateurs de la Mazarine, à propos d’un vol de livres : Les voleurs sont dans la bibliothèque. Leprince, inspecteur de la librairie et de la Bibliothèque du roi, dans son essai historique sur cet établissement, disait en 1782 que « la Mazarine avait été mise au pillage, et que les livres les plus rares en avaient été en partie perdus ou détournés. » Il ajoutait « qu’il existait à la Bibliothèque du roi une espèce de procès-verbal contenant les noms de ceux qui les ont volés, avec le détail des manœuvres qu’ils employaient pour y parvenir. » M. Petit-Radel n’a pu retrouver ce curieux procès-verbal, et c’est grand dommage. Au reste, Leprince et le conservateur dont je parlais tout à l’heure se sont peut-être trompés : au lieu de vol, j’aimerais à croire qu’il y a eu négligence seulement. On est fondé à le supposer en voyant sur les catalogues certains articles bâtonnés d’une encre jaunie, probablement très ancienne, sans aucune explication. D’autres articles sont accompagnés de cette note laconique manque. Quelques autres indiquent qu’on a pris des mesures pour rechercher les volumes perdus ; ainsi, au no 11,362 du catalogue par ordre de matières, on lit à la marge : Perdu et payé par M. de Vermond, et plus bas retrouvé. L’argent fut-il rendu ? c’est ce qui n’est pas dit. Un M. Desmarais était un grand perdeur, mais on avait pour lui des égards qu’on n’avait pas pour M. de Vermond. Au no 21,733 on voit cette note : Perdu par M. Desmarais. Racheté compte de 1766. Il paraît qu’autrefois la Mazarine a vendu ou échangé quantité de livres. M. de Villenave en avait obtenu bon nombre de cette façon. À la mort de M. Petit-Radel, beaucoup de livres portant l’estampille de la Mazarine se sont trouvés mêlés à sa collection et achetés en bloc par le libraire Raulin, qui les vendit. M. Libri en a acheté alors quelques-uns dont l’estampille n’était pas effacée, qu’il rendit à la Mazarine : M. de Sacy n’a pas perdu le souvenir de ce fait, trop rare d’ailleurs dans les annales de la bibliographie pour qu’il soit facilement oublié.
Une chose que ne savent pas les gens du monde et même un grand nombre d’amateurs, c’est que nos collections publiques ont été anciennement et à plusieurs reprises littéralement mises à sac. On peut lire à ce sujet dans Haenel et dans Dibdin les révélations les plus curieuses et les plus tristes. Dibdin dit par exemple qu’à Rouen la bibliothèque, qui après la révolution avait plus de 250,000 volumes, est réduite à 20,000 ; Haenel, qu’à Carpentras, deux mille manuscrits existaient en 1808, et qu’en 1826 il n’y en avait plus que 669, etc. Beaucoup de bibliothécaires, gens sur l’honneur de qui ne peut s’élever le plus léger soupçon, n’aiment pas cependant qu’on parle des pertes qu’ont subies les établissemens qu’ils dirigent. Souvent ils accueillent mal les curieux, voulant sans doute, pour me servir d’une expression célèbre, laver leur linge sale en famille. C’est bien pis lorsqu’on soupçonne ces curieux de faire des recherches sur le procès de M. Libri. Quelques conservateurs s’imaginent qu’ils sont responsables des distractions des experts dans ce procès, et par esprit de corps entravent tant qu’ils peuvent les explorations, sans s’apercevoir qu’ils condamnent de la sorte et très sévèrement l’œuvre de leurs amis. Vous ne vous figurez pas, monsieur, vous qui n’avez affaire qu’aux paisibles rédacteurs de la Revue, quelles passions on trouve parmi certains lettrés à qui le contact des gens du monde n’a pas appris le ridicule des grandes fureurs pour de petits sujets. Jadis Lucien, qui pourtant se disait philosophe, fut blâmé par un critique de son temps pour s’être servi du mot apophras. Qu’il soit bon grec ou non, je ne puis le dire ; vous pouvez le demander à Boissonade ou à M. Hase. Tant y a que Lucien répondit par un pamphlet qui s’est conservé, où, « par vives raisons, » il soutient qu’apophras est excellent, que de plus son critique est un infâme, qu’il a tué père et mère, et qu’il ne sait pas conjuguer tupto. Malgré l’adoucissement des mœurs, de nos jours, les colères des lettrés les emportent encore bien loin. Faites conter à M. Jubinal ce qui lui advint avec un conservateur de la Bibliothèque nationale, homme d’esprit et de savoir, à qui il demandait la permission de consulter un catalogue. D’abord refus poli ou plutôt défaites plus ou moins bien déguisées ; enfin, poussé dans ses derniers retranchemens, surpris auprès de ce catalogue, même qu’il prétendait ne pas avoir sous la main, « monsieur, dit ce conservateur à M. Jubinal, vous avez écrit quelque chose de favorable à M. Libri, et nous regardons tous ceux qui le défendent comme nos ennemis acharnés. Nous nous défendons comme nous pouvons ; voilà pourquoi je vous ai fait ce mensonge. » Sur quoi, l’avocat du conservatoire a imprimé que M. Jubinal aurait dû ne voir dans ce mot que l’expression d’un sentiment de loyauté.
Heureusement, monsieur, tous les conservateurs n’ont point ces passions sauvages, et l’on trouve à la Mazarine autant de loyauté, je dis de loyauté véritable, alliée à la plus parfaite obligeance. Aussi est-ce un plaisir d’y faire des recherches.
J’allongerais démesurément cette lettre s’il me fallait relever ici toutes les erreurs contenues dans la partie de l’acte d’accusation qui se rapporte aux prétendues soustractions de manuscrits et d’autographes. Il me serait facile de vous y montrer la même logique ou plutôt la même précipitation étourdie à présenter comme preuves des indices dérisoires, parfois même des argumens décisifs, contre les interprétations de l’accusation. Je ne m’arrêterai pas à vous signaler des lapsus calami tels que celui-ci, que vous trouvez à la page 49, où il est dit que M. Libri, possédant les catalogues des bibliothèques de province, avait de grandes facilités pour connaître les livres non catalogués. Je citerai quelques imputations précises et qu’une minute de réflexion eût suffi pour faire rayer de l’acte d’accusation. Ainsi, on affirme que M. Libri n’a pas rendu l’inventaire de la bibliothèque de Troyes, rédigé par M. Ravaisson. Il eût suffi de demander au ministère de l’instruction publique où étaient les notes de M. Ravaisson, car il n’avait pas fait d’inventaire à proprement parler ; mais ne disputons pas des termes. On aurait répondu aussitôt que ces notes étaient depuis le 15 février 1841 où elles devaient être, c’est-à-dire au bureau des bibliothèques. (En ce moment, elles sont entre les mains de M. Taranne, bibliothécaire de la Mazarine, qui s’occupe du catalogue des manuscrits de Troyes.) Il est vrai que, pour apprendre cela, il fallait le demander ; mais il n’était besoin d’interroger personne pour s’abstenir d’inscrire dans l’acte d’accusation une charge telle que celle-ci : « Une lettre de Chifflet du 9 juin 1632 a disparu d’un dépôt public. Elle a dû être volée par M. Libri, car il a vendu une lettre du même Chifflet de la même année. » Prouvez d’abord que Chifflet était dans l’habitude de n’écrire qu’une fois par an. — Ailleurs, l’auteur de l’acte d’accusation conclut l’identité d’une pièce perdue par la Bibliothèque nationale avec une autre vendue par l’accusé, de ce que la première est intitulée : « Remarques sur diverses pièces qui ont été faites au sujet du règlement que le roi veut faire touchant les maisons religieuses », — et la seconde : Recueil de pièces relatives au règlement, etc. Par le même procédé de logique, on peut avancer que mes remarques sur l’acte d’accusation et l’acte d’accusation lui-même sont un seul ouvrage. — La même bibliothèque a perdu un fascicule intitulé : Lettres de divers officiers à la reine de Navarre. — M. Libri a mis en vente une lettre de l’amiral Coligny à ladite reine. Il y a identité. – On ne retrouve plus des traités de Gassendi intitulés : Isles flottantes, Maculoe solares, Éclipse de 1635. Or, parmi les documens autographes vendus à lord Ashburnham, se trouve un manuscrit de Gassendi désigné sous ce titre : Commentaria de rebus astronomicis. J’ai perdu un volume de Cicéron intitulé de’Oratore, et je vous accuse de me l’avoir pris, car vous avez vendu un volume du même Cicéron intitulé Orator. — Mais voici qui est encore plus étrange. On a perdu trois lettres autographes de Grotius au duc de Saxe-Weimar, datées de 1636. M. Libri a vendu une lettre du même au même, datée de 1637. Donc il y a identité. – Quelquefois l’accusateur prend la peine d’avertir qu’il change les dates indiquées dans la vente de M. Libri, et qu’il a des motifs pour le faire, car ces dates avaient été falsifiées par la malice du voleur. M. Libri a beau mettre en vente une lettre de Rubens du 30 mai 1625, on lui prouve qu’elle ne peut être que de 1627, attendu qu’il y est question du siège de la Rochelle, lequel ne commença qu’en 1627, selon l’acte d’accusation. Nous supplions l’auteur de vouloir bien consulter Cl. Malingre, historiographe de France, au cinquième tome de l’Histoire de notre temps ès années 1624, 25 et 26 ; Paris, 1626, in-8o, page 972, où, à l’année 1625, il raconte des mouvemens de troupes autour de La Rochelle « De sorte, dit-il, qu’avec ces troupes La Rochelle est tout investie par terre, et la mer empeschée et tenue par les vaisseaux du roy. »
C’est, monsieur, une chose fort utile que de connaître ses auteurs ; cela vous empêche de prendre une citation pour les remarques mêmes de celui qui cite, comme il est arrivé malheureusement à l’auteur de l’acte d’accusation, Il croit avoir pris M. Libri sur le fait en découvrant dans ses papiers une note relative aux manuscrits de Peiresc, à Carpentras, ainsi conçue : « Il y a quatre-vingt-six volumes, tous en bon état, si l’on en excepte deux ou trois auxquels il manque quelques feuillets. » Cette note est du 18 janvier 1841, et l’on prétend qu’elle constate l’état de ces manuscrits lors de la visite de M. Libri à la bibliothèque de Carpentras. Mais si par hasard c’était une citation tirée du Magasin encyclopédique de Millin, tome 2 de 1797, p. 503, on ne pourrait pas plus en tirer une induction sur l’état des manuscrits de Peiresc en 1841, que de l’apostille Sine ira et studio que je me suis permis d’écrire en marge de mon exemplaire de l’acte d’accusation.
Si vous tenez, monsieur, à être édifié sur les vols d’autographes, lisez la lettre de M. Libri au président de l’Institut[7] ; il me semble qu’il n’y a pas un mot à y ajouter. Hélas ! même je trouve qu’il se défend trop bien et toujours à sa manière ; voyant des ennemis partout, il frappe à tort et à travers et s’en fait de nouveaux. Aux calomnies accumulées contre lui, il répond par des faits précis et incontestables qui prouvent la négligence avec laquelle, pendant fort long-temps, on a conservé en France les collections publiques. Je lui passe de se moquer de ses accusateurs, qui prennent un abbé Bignon pour un secrétaire de l’Académie des sciences et qui croient que l’Institut, fondé par la convention, a un sceau avec l’emblème de Louis XIV. Ces petites méprises vous feront rire ; mais ce qui vous affligera comme moi, c’est de lire, après ces épigrammes, une lettre de l’illustre Mlle Germain qui, sur l’autorité de Fourier, assure « que les lettres des plus anciens astronomes de l’Observatoire sont mises très galamment à la disposition des femmes du monde et que c’est dans les albums des dames plutôt que dans les archives de l’Institut qu’on a chance de trouver des autographes de Fermat, Descartes et autres géomètres. » Vous verrez encore dans la même brochure qu’à la vente d’un membre célèbre du Bureau des longitudes, M. Buache, quatre-vingts portefeuilles ou cartons de manuscrits, rapports, lettres de savans, etc., furent adjugés à vil prix, tous papiers provenant de dépôts publics, et, par parenthèse, je me souviens d’y avoir vu l’autographe d’un ministre défendant au même Buache de vendre des autographes. Le maréchal de Villars dit dans ses mémoires que le testament de Louis XIII, en original, fut trouvé chez les épiciers et le traité d’Osnabruck chez les beurriers. Voilà pourquoi tant d’autographes curieux vont courant le monde. Aujourd’hui on a pris des mesures très judicieuses pour que toutes ces collections sortissent de France : c’est de faire des procès aux gens qui les ont loyalement achetées. Il y a peu d’années, on n’y regardait pas de si près. Tous les amateurs ont vu à la vente de la marquise de Dolomieu une lettre de Napoléon que l’Institut aurait dû mieux garder dans ses archives, et personne ne s’est opposé à la vente. Je suis loin d’en faire un reproche à la justice. J’aurais trouvé même parfaitement mal qu’on intentât un procès aux héritiers de M. Buache ou bien à M. de Montmerqué, parce qu’ils ont mis en vente des autographes évidemment sortis de dépôts publics ; mais il me semble dur qu’on accuse M. Libri de vol, parce qu’il possède des pièces du même genre. Lui au moins a cherché à en faire un usage utile. Après avoir acheté chez un épicier de Metz les papiers de Fermat dans la collection d’Arbogast (laquelle, par parenthèse, contenait des lettres de Descartes, qu’Arbogast dit avoir trouvées à l’Institut), M. Libri s’empressa d’annoncer sa découverte au monde savant, proposa de donner gratuitement ses soins pour la publication de ces manuscrits, et refusant de les vendre à M. Villemain, ministre de l’instruction publique, qui voulait en faire l’acquisition, offrit de les donner à la Bibliothèque nationale. Qu’on accuse à cette occasion tant qu’on voudra M. Libri d’orgueil et de vanité, je passerai condamnation, s’il le faut ; mais on m’accordera que de tels procédés ne sont pas ceux d’un voleur.
En résumé, monsieur, la logique, le bon sens et, j’ajouterai, l’humanité, voulaient qu’on raisonnât comme il suit, avant d’accuser M. Libri : Telle bibliothèque a perdu tel livre, des preuves existent que ce livre a été volé par M. Libri : donc M. Libri est un voleur ; mais on syllogise tout autrement. On dit : M. Libri est un voleur ; donc il a volé tel livre, car ce livre manque à telle bibliothèque.
Je vous ai parlé, en commençant ma lettre, de la tendance générale de l’acte d’accusation qui s’occupe, avant tout, de frapper l’esprit du lecteur par des insinuations contre l’accusé. Cette méthode est habile, et, dans mon ignorance de ce qui se pratique au palais, je ne me permettrai pas de la blâmer ; seulement je crois qu’il eût fallu rassembler, je ne dirai pas des preuves, mais des indices, pour autoriser ces attaques indirectes. Je trouve, par exemple, que le juge compte trop sur la simplicité du public, lorsqu’il prétend que M. Libri et sa mère étaient hors d’état d’acheter des livres, parce qu’il a lu dans des lettres de Mme Libri : Tu me ruines… tu devrais économiser jusqu’à un sol… Je mourrai à l’hôpital. Il paraît que M. le juge était dans sa jeunesse un garçon fort rangé, pour que sa mère ne lui ait jamais adressé de tels sermons. Mme Libri, qui ne vivait que pour son fils, avait plus que bien des mères le droit de lui adresser des reproches sur ses manies. Pour moi, je lui en ai connu deux au moins : celle des livres et celle de prêter ou de donner de l’argent à d’honnêtes gens qui ne lui en ont guère montré de reconnaissance. Conclure des phrases que je viens de citer que Mme Libri était dans le dernier dénûment, c’est, passez-moi le mot, un peu se moquer du monde. Je gagerais que, quelques lignes plus bas, Mme Libri ajoutait qu’elle lui avait acheté un Alde ou quelque vieux manuscrit, ou bien qu’elle lui expédiait une caisse de livres. Je n’aime pas à mettre le nez dans des affaires de famille, et c’est bien à mon corps défendant qu’on m’a pour ainsi dire forcé de lire des lettres de banquiers constatant que Mme Libri, malgré la misère où, selon l’accusation, elle aurait été réduite, a fait passer à son fils 54,000 fr. depuis 1832 jusqu’en 1848. On m’a fait voir d’autres pièces d’où il résulte qu’en 1842 elle achetait et payait de ses deniers sept cents volumes manuscrits de la collection du marquis Pucci pour la somme de 3,000 écus de Toscane, environ 18,000 fr. Je vous laisse à deviner si c’était pour elle. Quand on fait de semblables cadeaux, il est bien permis de gronder un peu. Au reste, à la façon dont les titres de livres italiens sont estropiés dans l’acte d’accusation, il est probable que le juge a fait quelques erreurs en traduisant les lettres italiennes saisies au domicile de l’accusé. Quand on lit si mal la lettre moulée, il est bien permis de se tromper sur les manuscrits d’une mère qui ne se piquait pas d’être calligraphe.
J’ai hâte de quitter ce sujet, et cependant il faut que je vous dise à quoi tendent les réflexions du juge sur la fortune de Mme Libri et celle de son fils. Il veut prouver que M. Libri n’a pu acheter les livres qu’il a vendus ou qu’on a trouvés, chez lui. Et voici comment M. le juge raisonne. La collection vaut 600,000 francs, donc elle a été achetée 600,000 francs. Quelle admirable logique ! Eh quoi ! M. le juge n’a donc jamais entendu parler de gens qui commencent un négoce avec 100,000 fr. et qui se retirent des affaires avec un million ? Un homme versé, comme M. Libri, dans la connaissance des livres, sans cesse à l’affût des bonnes occasions, au courant de toutes les ventes de France, d’Italie et d’Angleterre, qui achète, vend ou échange pendant vingt-cinq ans, dont les catalogues ont de l’autorité, — qu’y a-t-il de si extraordinaire à ce qu’il triple ou décuple son capital ? J’avais sur ma table, il y a quinze jours, des factures de libraires, des quittances et des contrats, d’où il résulte que, depuis 1834, M. Libri avait acheté pour 228,000 francs de livres. Dans ce total ne sont pas compris les achats au comptant, les livres qu’on trouve dans un étalage et qu’on paie avec son argent de poche, ce qui fait, pour un bibliophile, une somme assez ronde à la fin de l’année. Qui ne sait combien la valeur des livres est augmentée depuis vingt ans ? Prenons pour exemple la fameuse Galeoanyomachia. Sur le catalogue des éditions aldines, par Molini, qui jusqu’à ces derniers temps servait de base à toutes les négociations sur les Alde, elle est marquée au prix de 40 pauls, soit 24 francs. Il n’y a pas un bibliophile aujourd’hui qui ne crût faire une admirable affaire en la payant dix fois ce prix-là. Un exemplaire s’est vendu 1,100 francs en 1846. Il y a vingt ans, les amateurs de vieux livres étaient en petit nombre, les bouquinistes ignorans, les ventes avaient lieu à petit bruit : c’était le bon temps pour les connaisseurs. Aujourd’hui les bibliophiles se comptent par centaines ; les bouquinistes savent par cœur le Manuel de Brunet, les ventes, annoncées dans les journaux, attirent tous les amateurs de l’Europe. Quel avantage n’ont pas les bibliophiles, de la veille sur ceux du lendemain ! Ils ont toute une bibliothèque pour faire des échanges, sans parler de la supériorité que donnent l’étude, l’expérience et les relations anciennes. Les banquiers, qui voudraient tout avoir avec des écus, disent à cela qu’un savant, qu’un érudit ne doit pas faire le commerce de livres. C’est-à-dire qu’il sera défendu d’avoir une passion, si l’on ne justifie d’un capital de 2 ou 3 millions. Et comment faire une collection sans vendre ou échanger ? Voyez M. A., célèbre par sa collection de coléoptères, s’il trouve sur son chemin un papillon curieux, croyez-vous qu’il le négligera ? Non, il sait que ce papillon manque à la collection de lépidoptères de M. B., lequel a par hasard un coléoptère fameux dont il ne se déferait ni pour or ni pour argent, mais qu’il échangera pour le papillon qu’il n’a pas encore rencontré. M. A. et M. B. traitent de leurs raretés, et chacun croit gagner à l’échange. Il faut, en vérité, avoir l’esprit bien mal fait pour y trouver à redire.
Mais quittons un sujet où les profanes auraient peine à nous suivre, et passons à un autre, sur lequel, bien que le juge n’ait aucune conclusion à prendre, il s’étend d’une façon assez prolixe. M. Libri a donné à la Mazarine son exemplaire de la Galeomyomachia complet, et l’acte d’accusation veut que ce cadeau soit une restitution. Toujours le même argument : la Mazarine a perdu un livre, donc M. Libri l’a volé. À l’appui de cette assertion, l’on cite le témoignage des conservateurs qui, après l’examen le plus attentif, n’ont pas reconnu leur exemplaire. — Qu’importe ? dit le juge ; d’où vous vient votre Galeomyomachia ? Si vous possédiez depuis si longues années ce monument typographique, comment cette possession a-t-elle été si long-temps en France ignorée du monde savant ? — En effet, la révolution de 1830, l’invention de Daguerre, la découverte des monumens de Ninive, ne pouvaient empêcher le monde savant de se préoccuper de la Galeomyomachia ; mais cette question, monsieur le juge, est-on forcé d’y répondre ? Vous-même, qui peut-être n’avez que cent cinquante volumes dans votre bibliothèque, me diriez-vous quand, de qui, et combien vous avez acheté vos cinq codes ? Croyez-vous qu’un homme qui a trente mille volumes, et qui en a peut-être acheté ou vendu cent mille, se rappelle toutes ces circonstances ? — Mais la Galeomyomachia !… - En effet, M. Libri se rappelle qu’il la possédait avant son voyage en France, et il m’a envoyé une lettre de M. Piazzini, datée de 1829, timbrée de la poste, lequel lui renvoie avec des remerciemens ladite Galeomyomachia que M. Libri lui avait prêtée.
Permettez-moi encore une remarque qui vous montrera comment les accusateurs de M. Libri le connaissent et s’entendent aux livres la Galeomyomachia, dit-on, avait été soigneusement lavée, rognée, magnifiquement reliée… Rognée ! apparemment que M. le juge croit qu’on rogne un livre rare ! Écoutez M. Bauzonnet, dont je tiens une lettre assez curieuse
« Monsieur,
« Vous désirez savoir si M. Libri, en donnant des livres à relier, recommandait qu’ils ne fussent pas rognés. Nous pouvons hardiment vous assurer qu’il poussait ce scrupule jusqu’à l’exagération, et surtout pour les volumes non rognés. Oh ! alors le soupçon seul était déjà un crime. Nous pouvons vous en parler savamment, car il crut un jour que nous avions touché à l’un d’eux (et cela n’était pas, nous pourrions sans crainte l’avouer aujourd’hui) ; il voulait dans son mécontentement les jeter par la fenêtre. Du reste, monsieur, tous les relieurs qui ont eu l’honneur de travailler pour M. Libri vous le diraient certainement comme nous. »
Il est plus intéressant d’examiner une autre partie de l’acte d’accusation, qui contient des insinuations bien plus graves, et qu’il n’est guère permis de produire à la légère, surtout quand la vérification est très facile. Je veux parler du passage où il est question du don fait par M. Libri à la bibliothèque Magliabecchiana d’une grande quantité d’autographes dérobés à cet établissement. Selon l’acte d’accusation, M. Libri les aurait payés 1,500 francs, et se serait fait rembourser 2,400 francs, bénéfice net 900 francs. En outre on ajoute, avec une négligence un peu trop apprêtée, que le vendeur, peut-être le receleur de ces autographes, était un Italien nommé Trucchi, ami intime de M. Libri, qu’il tutoyait. On se garde de tirer de cette circonstance aucune induction, mais il y a là un emploi fort habile d’une figure de rhétorique appelée aposiopèse par quelques-uns, et réticence par d’autres. Rhétorique à part, l’affaire était de celles qui méritaient d’être éclaircies. Si M. Libri a escroqué 900 francs au grand-duc de Toscane, je croirai qu’il a volé tous les livres possibles, même ceux que la Mazarine n’a pas perdus. Pourquoi ne pas aller aux informations ? Il y a un ministre de Toscane à Paris, un ministre français à Florence, et d’ailleurs la vente s’est faite à Paris par devant notaire. Essayons d’être plus curieux que M. le juge.
Voici, monsieur, ce que j’ai appris sur cette affaire : en 1844, M. Libri vint en Italie voir sa mère malade, et il négligea, dans son empressement, de se mettre parfaitement en règle avec la police toscane ; mais il était alors ami du ministre des affaires étrangères de France, et il fut bien accueilli partout. Vous pensez que ses premières visites furent pour les archives des Médicis, où long-temps auparavant il avait fait des découvertes très curieuses. Par forme de digression, il faut que je vous conte une de ses trouvailles.
Ce fut une enveloppe cachetée, contenant, à ce qu’il semblait, une poignée de crin, déposée dans les archives par le cardinal Hippolyte de Médicis, avec cette inscription de sa main : Barba pelata da me cardinale Ippolito, d’in sul griffaccio di quel traditor di gian Luca Orsini, quel di ch’ io gli diede una pugnalata nell’ anticamera del Papa. Revoyant ce dépôt, où sont conservées de si précieuses reliques, M. Libri crut y remarquer des soustractions considérables et s’exprima irrévérencieusement sur le compte des employés supérieurs. Sur quoi, on lui interdit l’entrée de la bibliothèque. Aussitôt M. Libri se piqua au jeu, comme dit l’acte d’accusation, et n’eut de repos qu’il n’eût démontré au grand-duc de quelle façon on conservait ses archives. Il sut qu’à Paris, un libraire nommé Charon vendait des autographes provenant de la bibliothèque Magliabecchiana, et qu’il les tenait d’un Italien nommé Trucchi, lequel a publié, je crois, quelques volumes d’anciennes poésies tirées de la bibliothèque du Vatican. Ce n’est pas mon affaire de savoir si M. Trucchi avait eu ces autographes par héritage ou autrement, et je ne cite son nom que pour rappeler une méprise du juge, qui, saisissant des lettres du comte Trechi, si connu dans la bonne compagnie de Paris et de Milan, lut Trucchi au lieu de Trechi, ce qui était fort naturel à quelqu’un qui lit casalibus pour canalibus. M. Libri, qui ne connaissait que le libraire Charon, entra en négociation avec lui, tournant le coin de rue all’ largo, à la manière italienne, et d’abord lui compta 900 francs sur l’achat futur de ses autographes, en prenant soin de faire mentionner sur le reçu qu’il y avait promesse de vente. Puis, ayant gagné sa confiance par cette façon d’agir, il l’amena peu à peu à lui céder 316 lettres au prix de 2,400 francs, et ce par acte notarié, rédigé de telle sorte que le vendeur, en le signant, reconnaissait qu’il avait déjà reçu d’Italie force pièces de même nature et qu’il en attendait d’autres encore, enfin que, pour celles-là, il donnerait la préférence à M. Libri. L’acte fut encore signé par sept témoins, parmi lesquels je vois les noms du prince della Cisterna, de M. Letronne, etc., que l’auteur de l’acte d’accusation aurait peut-être dû poursuivre comme complices.. M. Charon ayant déjà reçu 900 francs, M. Libri ne lui compta que 1,500 francs pour ses 316 lettres. Vous devinez tout de suite le but de ces formalités. La seule chose importante, c’était de faire déclarer dans un acte authentique, au libraire, qu’il avait vendu déjà des lettres italiennes et qu’il en attendait de nouvelles, le tout sans qu’il soupçonnât l’usage qu’on voulait faire de cette déclaration. Les lettres et l’acte de vente furent aussitôt présentés au grand-duc. Je conviens qu’il n’était guère probable que S. A. I. les acceptât en présent de M. Libri. Toutefois les lettres ne lui furent remises qu’après avoir été publiquement exposées à la vue des curieux de Florence. Leur origine n’était pas difficile à constater, et l’effet qu’elles produisirent fut considérable. En remerciant M. Libri, on s’excusa de lui avoir appliqué une mesure générale. Le bibliothécaire mourut subitement, et il eut raison, car il était menacé d’aller balayer les rues de Livourne. Je n’ai pas ouï dire que M. Libri, qui était alors à Paris, l’ait fait assassiner, mais je ne sais pas s’il n’a pas sa mort sur la conscience.
Je crois inutile, monsieur, de vous fatiguer d’autres citations, et vous saviez, avant ma lettre, à quoi vous en tenir sur l’acte d’accusation contre M. Libri. L’auteur, pour prouver l’identité des livres de l’accusé avec des volumes perdus, ne tient compte ni du format, ni des titres, ni des dates ; il ne sait pas même si les livres sont perdus, car il ne prend pas la peine de faire les vérifications les plus faciles ; il interprète des phrases d’une correspondance italienne, et il ne peut citer trois mots d’italien sans les estropier ; il accepte les témoignages les plus absurdes contre l’accusé et ne mentionne pas les dépositions à décharge ; il ignore des faits connus de tout le monde ; il néglige d’ouvrir des livres qui sont dans les mains de tous les amateurs. Que ne néglige-t-il pas ? Il néglige de se relire, et se réfute souvent lui-même, croyant alléguer une présomption nouvelle. Avez-vous lu votre mandement, monseigneur ? demandait un mauvais plaisant à un évêque. On serait tenté de faire pareille question au rédacteur de l’œuvre que je viens d’analyser. J’ai trop bonne opinion de la magistrature française pour douter un instant que, si l’accusé se fût présenté à l’audience, on eût osé livrer un tel amas d’erreurs à une discussion publique ; mais tout est bon contre un contumace. Quand on le noircirait bien fort, où est le mal ? Qu’il se justifie. Contumace, à vrai dire, voilà le seul grief un peu solide contre M. Libri. Cependant un grand jurisconsulte français a dit que, si on l’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame, il commencerait par gagner le large. La Fontaine conseille semblable précaution. « Ce n’était pas un sot, non, non, et croyez-m’en, que le chien de Jean de Nivelle. » Malgré ces autorités imposantes, douter de la justice de son pays, pour beaucoup de gens du monde, c’est s’avouer coupable. Pour moi, je crois fermement que si M. Libri purgeait sa contumace, c’est ainsi, je crois, qu’on s’exprime au palais, l’opinion publique, je veux dire celle des oisifs de Paris, se prononcerait hautement en sa faveur. Je suis encore convaincu qu’en quelques heures de causerie avec le juge d’instruction M. Libri lui apprendrait plus de bibliographie qu’il n’en faut pour qu’il renonçât à toutes ses erreurs. Bref, les bonnes ames qui ont crié haro sur le voleur italien reviendraient bientôt sur son compte et ne lui sauraient pas mauvais gré d’avoir eu sa bibliothèque mise sens dessus dessous, d’avoir perdu ses places, et d’avoir été calomnié dans son honneur, car nous autres Français nous sommes vifs peut-être, mais ne gardons nullement rancune aux gens que nous avons offensés. J’ai dit tout cela et bien d’autres argumens à M. Libri pour l’engager à revenir, mais je vous avoue que je l’ai trouvé d’un entêtement extrême.
Comment persuader à un Italien qu’on lui a fait du mal involontairement, par distraction, par forme littéraire ? M. Libri voit partout des ennemis acharnés, de la passion et de l’injustice. Il ne peut croire que des érudits chargés d’une mission aussi grave qu’une enquête l’aient remplie sans y apporter de l’impartialité ou même de l’attention. D’ailleurs, les émigrés jugent toujours mal les choses de loin, et ne peuvent s’imaginer que depuis leur départ leur pays ait changé de face. Je parierais qu’il voit encore Paris plein de barricades et la rue de Valois jonchée de livres déchirés. — « Que je me livre à mes ennemis ! dit-il ; après ce qu’ils ont fait, je sais ce que je puis attendre d’eux. Que m’importe une réhabilitation de la part de gens qui ont prouvé leur ignorance ou leur mauvaise foi, lorsque, de toute l’Europe, les seuls juges dont l’opinion me soit précieuse me donnent des témoignages d’estime et d’affection ? Que la honte de ma condamnation reste sur la tête de mes ennemis. Je détruirai pièce à pièce tout le ridicule échafaudage de leurs accusations, mais à mon aise, et sur la terre hospitalière qui m’a adopté. Je n’irai pas m’enfermer dans une prison où l’on me laisserait des années peut-être, en attendant que mes experts eussent appris leur métier. » Voilà ce que me disait M. Libri dans son ignorance des choses et des hommes de ce pays, en présence de quelques Anglais qui, hochant la tête, grommelaient : He is right ; il a raison. Puis il me citait l’histoire du comte Alberti, accusé et détenu pour avoir vendu de faux manuscrits du Tasse. « On a nommé, disait-il, des experts ignorans qui les ont déclarés apocryphes, — après une enquête qui a duré sept ans. Le comte Alberti en appela. D’autres experts sont à la besogne, et cependant le comte Alberti est sous les verrous depuis 1838. » - A tout cela, je ne trouvai pas grand’chose à répondre, sinon : Comment vivre loin de Paris ? et je revins en France, triste pour lui et triste pour nous. J’ai lu dans les journaux du mois dernier que les experts de Rome ont prononcé, et que le comte Alberti vient d’être acquitté honorablement par la sacrée consulte après une détention préventive de treize ans seulement. Je manderai le fait à M. Libri, et j’espère qu’il changera de résolution.
P. S. — M. Libri a vendu 200 livres sterling au British Museum le Recueil des histoires de Troie. On l’accuse de l’avoir volé à la bibliothèque de Troyes. Je venais de terminer ma lettre, lorsqu’un de mes amis m’écrit de Troyes qu’il a trouvé le recueil en question dans la bibliothèque de la ville, bien qu’il ne soit pas inscrit au catalogue. Il l’a vu, touché et feuilleté il y a trois jours. C’est un in-folio sans date, imprimé à Paris par Philippe Lenoir. Le livre vendu par M. Libri est un Caxton. On me demande sur quel indice on accuse M. Libri d’avoir volé à Troyes un livre qui n’a pas été perdu ? Je réponds que l’auteur de l’acte d’accusation, persuadé qu’il s’agissait d’une notice historique sur le chef-lieu du département de l’Aube, a pensé avec sa pénétration ordinaire qu’un tel livre devait se trouver à Troyes plutôt qu’ailleurs. Agréez, etc.
PROSPER MERIMEE.
Paris, 7 avril 1852.
- ↑ Mascagni, qui devait figurer dans cet autodafé, fut sauvé par un paysan qu’il avait guéri de la fièvre.
- ↑ Il n’est peut-être pas hors de propos de rappeler ici que le Moniteur du 19 mars 1845 publia le rapport de M. Boucly, trouvé au ministère des affaires étrangères. Le 22 mars, M. de Lamartine, étant alors à la tête de ce département, fit insérer au Moniteur : que cette pièce n’appartenait pas à ses archives, et qu’aucun document n’était sorti de son ministère pour être livré à la publicité. À quoi le Moniteur du 23 mars répondit « que le rapport Boucly avait été trouvé pendant les journées du combat dans un carton placé dans le cabinet de M. Guizot. » Il ajoutait : « La pièce existe au ministère de l’instruction publique. » Il suit de tout cela que les membres du comité de rédaction du journal de l’École des chartes, s’ils n’ont pas trouvé le rapport Boucly au ministère des affaires étrangères, l’ont trouvé au ministère de l’instruction publique et l’ont produit dans le monde. Je ne recherche pas s’ils ont bien ou mal fait ; je crois seulement que leur diligence en cette occasion ne les recommandait pas pour diriger une enquête.
- ↑ Voyez la Lettre de faire part de M. Libri.
- ↑ Je vois, sur le catalogue de la vente Reina, que M. Salvi, malgré son grand âge, avait acheté pour près de 1,200 francs de livres.
- ↑ Dans le nombre se trouvent les Poesie vulgari de Laurent de Médicis, livre incriminé dans l’acte d’accusation. Il a été acheté le 31 avril 1831 à M. Molini, libraire à Londres.
- ↑ Dans un examen très rapide des livres italiens de la collection Grenville (qui fait partie maintenant du British Museum), j’en ai trouvé dix-huit correspondant à autant d’ouvrages incriminés par l’acte d’accusation. Il est bien étrange qu’on ne sache pas que les livres qu’on appelle rares se trouvent dans presque toutes les collections célèbres.
- ↑ Sur le pillage et la dispersion de nos collections publiques, on peut également consulter les brochures publiées, à l’occasion du procès de M. Libri, par MM. P. Lacroix, Jubinal, Lepelle, G. Brunet, etc.