Le Problème politique dans l’Inde anglaise et dans l’Indochine française

Le Problème politique dans l’Inde anglaise et dans l’Indochine française
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 879-910).
LE PROBLÈME POLITIQUE
DANS
L’INDE ANGLAISE
ET DANS
L’INDOCHINE FRANÇAISE

En France, quiconque s’intéresse aux questions coloniales ne manque jamais de citer comme exemple à ses concitoyens l’œuvre des Anglais dans l’Inde. Les Français ne sauront jamais comme eux, nous dit-on, administrer avec 1 200 fonctionnaires et garder avec 250 000 soldats, dont 75 000 Européens, un Empire s’étendant sur plus de 5 millions de kilomètres carrés, peuplé de 315 millions d’habitans répartis en 8 provinces et 692 Etats vassaux, qui parlent plus de cent langues et dialectes, dont les types physiques représentent toutes les variétés de l’espèce humaine, dont les conceptions religieuses ou morales vont des spéculations philosophiques les plus hautes aux cultes grossiers des instincts les plus vils. A distance, l’Inde nous apparaît comme un Empire homogène, où la dure leçon de 1857 a supprimé les désirs d’indépendance, où la domination de la race blanche ne s’exerce que par l’ascendant moral et la sagesse de l’administration.

La réalité n’est pas aussi séduisante. Parfois, quelques incidens comme l’assassinat du colonel Wyllie, l’affaire Savarkar éclatent près de nous, font soupçonner une crise, donnent une vogue nouvelle aux pronostics sur le réveil de l’Asie qu’inspirent les triomphes des Japonais et les premiers essais du parlementarisme chinois. Nous sommes, nous aussi, par nos possessions d’Indochine, une puissance asiatique. Nous ne pouvons donc pas nous désintéresser de ce qui se passe chez les Anglais : nous y verrons des exemples à suivre et des erreurs à éviter.


I

Le 15 novembre 1909, l’Inde anglaise est entrée dans une phase nouvelle de son existence. Avec la Compagnie des Indes, elle avait connu, jusqu’en 1857, les difficultés, les luttes et la gloire ; après la Great Mutiny, elle s’était fortifiée, agrandie, enrichie, sous la direction de ses vice-rois et des ministres qui la tenaient en tutelle ; depuis la promulgation de l’Indian Councils act, elle fait l’essai, timide encore, du gouvernement représentatif qui la rendra progressivement maîtresse et responsable de ses destinées.

La perte des Etats-Unis d’Amérique est, pour les Anglais, une profitable leçon. Ils savent qu’une métropole ne résiste pas sans dommages aux désirs de ses colonies. La masse de la population indienne n’en avait guère, mais une minorité bruyante parlait, manifestait, conspirait pour elle. Pendant quatre années, les nationalistes hindous encouragés tout d’abord par l’indifférence et le dédain des gouvernans, stimulés ensuite par une répression sévère qui les transformait en martyrs, aidés par des alliés actifs comme les Irlandais, les socialistes, les philanthropes ignorans et les ennemis des Cabinets, avaient réussi à créer une agitation incessante et parfois dangereuse. Leurs prétentions, leurs provocations troublaient les Musulmans et compromettaient le dogme de l’équilibre des races et des croyances ; leurs tentatives du swadeshisme et du swarajisme étaient dirigées contre les intérêts économiques et la suprématie de l’Angleterre ; leurs attentats contre les personnes et les propriétés des fonctionnaires et des colons propageaient l’inquiétude et l’anxiété ; l’organisation, les moyens d’action de leurs sociétés secrètes devenaient menaçans. La masse indigène, jusqu’alors inerte, pouvait s’enflammer brusquement, et la domination anglaise disparaître après des convulsions sanglantes. Le gouvernement britannique, éclairé par lord Minto, vice-roi depuis 1905, comprit qu’il fallait faire quelques concessions à l’esprit de critique, aux ambitions qui se manifestaient, et leur donner une part dans la direction des affaires indiennes. Après des négociations qui ont duré trois ans, l’Indian Councils Act, formant un volume de 450 pages, fut promulgué. Il est devenu, sans doute pour une longue période, la Charte qui va régir les relations politiques des conquérans et de leurs sujets.

L’élaboration en fut lente et minutieuse. Les Anglais ont mis dans sa préparation, son étude et sa discussion, la prudence, le souci du détail qui les caractérisent quand ils modifient leurs institutions de gouvernement. Lord Morley, alors secrétaire d’Etat pour l’Inde, avisé par lord Minto des tendances nouvelles que manifestaient les Hindous, avait donné, dès 1906> des instructions pour l’établissement d’un projet de réformes, dont une grande Commission, nommée par le vice-roi, détermina les directions générales. Les lieutenans-gouverneurs eurent un délai d’une année pour faire leurs propositions, d’après un programme largement conçu, qui fut analysé, critiqué par la presse indigène, les conseils législatifs provinciaux, les comités du Congrès national. Le projet de lord Minto répondait à la plupart des objections et pouvait satisfaire les Hindous. Mais les Musulmans, qui n’avaient pas compris d’abord l’importance de la réforme, s’agitaient à leur tour. Leur indifférence s’était changée en crainte, puis en colère. Ils firent entendre leurs doléances au secrétaire d’Etat qui renvoya le projet au vice-roi pour une adaptation plus impartiale aux intérêts de toutes les communautés. Après une nouvelle enquête où toutes les méfiances, toutes les susceptibilités furent écoutées, l’Indian Councils Bill était présenté au Parlement et adopté avec plusieurs amendemens, le 5 mai 1909. Six mois plus tard, il était rendu exécutoire par son insertion dans la Gazette of India.

Il met en pratique deux principes hardis et nouveaux : l’inauguration du suffrage populaire pour les élections des membres indigènes dans les divers conseils législatifs ; la concession aux conseillers élus, sauf dans le Conseil impérial du vice-roi, de la majorité numérique sur l’élément officiel composé de « membres nommés » et de fonctionnaires « membres de droit. » Par la sage réglementation des collèges électoraux, le respect des droits des minorités, l’importance des intérêts qui seront désormais légalement représentés et pourront se faire entendre, le nombre des conseillers, la puissance morale de leurs décisions, les Conseils sont l’image réduite d’un Parlement où les deux Chambres auraient fusionné. Les fonctionnaires, membres de droit, y figurent les Lords, les membres élus évoquent le souvenir des Communes ; sans doute, comme dans la métropole, les Communes finiront par étouffer les Lords.

Le tableau suivant indique l’importance relative de ces deux élémens, aujourd’hui en parfait accord pour améliorer le système gouvernemental, mais dont les passions ambiantes ne tarderont pas à troubler l’entente harmonieuse.


LEGISLATURES Anciens conseil. Nouveaux conseils « « «
Total Membres officiels Membres non officiels Experts Total
Conseil Impérial 24 36 32 « 68
Cons. lég. de Madras 24 20 26 2 48
— de Bombay 24 18 28 2 48
— du Bengale 21 18 31 2 51
— Provinces-Unies 16 21 26 2 49
— Bengale oriental et Assam 16 18 23 2 43
— de Punjab 10 11 14 2 27
— de Birmanie 10 7 9 2 18
Total 145 352


De 39 dans les anciens Conseils, le nombre des membres élus passe brusquement à 135. D’ailleurs, la comparaison entre les compositions successives du Conseil impérial, par exemple, fera comprendre l’importance de la réforme inaugurée par l’Indian Councils Act[1].

Les membres « nommés » ne sont pas obligatoirement des fonctionnaires. Dans la pratique, ils seront presque toujours choisis parmi les industriels, commerçans et colons anglais, ou indigènes. Le gouvernement a donc adopté la solution la plus élégante pour la préparation progressive des Indiens aux responsabilités de la vie publique, puisque leurs représentans auront tôt ou tard une grande majorité dans les Conseils.

Mais les précautions sont prises pour que les électeurs, dédaignant les candidats modérés, ne choisissent pas leurs mandataires parmi les politiciens de carrière, formés aux luttes oratoires par les réunions publiques et les séances du Congrès national. Ils n’auraient pas manqué d’introduire, dans les nouvelles assemblées, les passions féroces qui divisent les Hindous et les Musulmans. Leurs querelles auraient rendu stériles toutes les tentatives de réformes sages, et les chefs du nationalisme, qui n’ont encore produit qu’une agitation superficielle mais bruyante, seraient promptement devenus des opposans et des adversaires dangereux. Le droit de veto du gouvernement contre le résultat d’une élection étant désormais supprimé, il a fallu prévoir certains cas de disqualification indispensables pour maintenir le caractère vraiment représentatif et la dignité des nouveaux Conseils. Telles sont : la révocation pour les anciens fonctionnaires ; la condamnation par une Cour criminelle à des peines non amnistiées supérieures à six mois de prison ; la transportation ou la surveillance ; la déclaration par le gouverneur général en Conseil que les antécédens ou la réputation d’un candidat rendraient son élection contraire à l’intérêt public.

Ces restrictions firent évanouir bien des espérances. Dès les débuts de la préparation du Projet de réformes, les avocats bengalis se voyaient installés en maîtres dans les Conseils provinciaux. Ils espéraient emporter la douzaine de sièges affectés aux municipalités dans chacun d’eux, et furent vivement déçus par la clause qui les réserve aux seuls membres de ces assemblées locales. De même, les condamnations permettent d’éliminer une foule de candidats qui doivent aux sévérités de la répression administrative leur prestige de martyrs populaires. Mais pour montrer que la crainte n’avait pas inspiré cet ostracisme, sur la proposition du lieutenant-gouverneur du Bengale, le vice-roi fît une exception en faveur de leur leader le plus redoutable : Surendranalh Banerjee, fonctionnaire révoqué, fut autorisé à se présenter aux élections.

Le système électoral n’est pas uniforme dans toute l’Inde. Le règlement indique seulement quelques principes généraux, dont les gouverneurs et lieutenans-gouverneurs déterminent l’application d’après la condition morale et matérielle de leurs provinces. Un formalisme étroit serait néfaste dans un empire immense où les situations varient à l’infini ; mais, sauf pour les nominations par l’autorité locale, les représentans sont élus par les collèges électoraux, soit au suffrage direct, soit au suffrage à deux degrés. La possession de propriétés foncières ou de revenus dont l’importance est déterminée par les règlemens particuliers des provinces suffit pour faire obtenir la qualité d’électeur. Il faut, d’après un principe absolu, que le candidat ait la caractéristique de ceux dont il sollicite les suffrages : propriétaire dans un collège de propriétaires, industriel chez des industriels, car « le but visé dans tous les cas est que l’élu représente réellement ses commettans. »

Le principe de la nomination semble incompatible avec celui de l’élection. En réalité son adoption était nécessaire pour faire accepter la réforme par certaines catégories d’indigènes qui personnifient des intérêts importans. Les Orientaux sont, en général, réfractaires à la conception du suffrage populaire quand ils n’ont pas reçu l’éducation européenne. Un Indien notable, estimé de ses concitoyens, ayant de l’influence, croirait s’abaisser en sollicitant les votes de ses compatriotes. Les hommes de valeur, autres que les babous brouillons, avides et prétentieux, n’admettront pas avant plusieurs années d’être nommés par leurs inférieurs. L’un d’eux, traduisant le sentiment commun, disait au fonctionnaire qui lui demandait son avis : « Monsieur, je ne me présenterai pas à l’élection ; j’attendrai que le gouvernement me choisisse. » La nomination officielle permettra d’employer dans les Assemblées des hommes éclairés et considérables, en respectant leurs préventions qui disparaîtront avec le temps.

Dans les Conseils, la liberté de discussion est à peu près complète. Cependant la critique des questions extérieures et de celles qui sont sub judice, le dépôt de résolutions contraires aux attributions d’une assemblée différente, ou jugées par le vice-roi dangereuses pour l’intérêt public ne sont pas autorisés. En matières financières, les droits d’examen des Conseils sont sans limites ; ils sont rendus pratiquement efficaces par les débats qui peuvent en résulter au Parlement.

À ces réformes succinctement analysées s’ajoute une innovation que les journaux anglais ont commentée avec inquiétude : la nomination d’un Indien au Conseil exécutif du vice-roi. En mars 1909, lord Minto désignait M. Satyendra Prasandra Sinha, avocat, comme successeur de sir E. Richards, avec un traitement annuel de 125 000 francs. L’opinion anglaise dans l’Inde reconnut que, si la présence d’un indigène au Conseil était nécessaire, on ne pouvait faire un meilleur choix ; mais le Times du 24 mars critiquait cette décision qui enlevait désormais à l’autorité gouvernementale son caractère exclusivement britannique : « … Les capacités et les qualités de M. Sinha ne sont pas en cause… Des efforts déterminés seront faits pour que sa nomination soit considérée comme un précédent. S’ils aboutissent, M. Sinha aura des successeurs indigènes qui, à leur tour, pourront avoir des collègues musulmans. Nous ne sommes pas certains, mais au contraire nous avons peu de raisons pour le croire, que les uns et les autres soient dotés de ces qualités qui ont fait jusqu’à présent, du Conseil Exécutif du vice-roi, le cœur et le cerveau du meilleur gouvernement que l’Asie ait jamais connu. Nous désirons de tout cœur que la tranquillité de l’Inde ne soit pas sacrifiée à une théorie douteuse qui n’a pas encore été appliquée dans la vie publique de l’Orient. » Ces pronostics pessimistes ne semblent pas réalisés. Dix-huit mois après sa nomination, M. Sinha résignait ses fonctions pour des raisons particulières, et, le 1er novembre 1910, lord Minto choisissait pour le remplacer Syed Ali Iman, qui est le plus réputé des Musulmans indiens. Le gouvernement impérial montre ainsi son désir de tenir la balance égale entre les deux plus importantes communautés de la péninsule, malgré les prétentions contraires des Hindous. Le nouveau conseiller du vice-roi est un brillant orateur, très instruit, que ses opinions rangent parmi les progressistes et les libéraux. Pendant les négociations entre Londres et Calcutta, qui devaient aboutir à l’Indian Councils Act, il a soutenu sans bruit, mais efficacement, les revendications de ses coreligionnaires. Sa nomination fut saluée avec sympathie par la presse de toutes nuances, quoique plusieurs journaux bengalis aient affirmé qu’il ne représentait pas l’opinion moyenne des classes éclairées chez les Musulmans.

Ceux-ci, d’ailleurs, ont mis à profit le souvenir du péril que leur apathie et leur indifférence leur avaient fait courir. La solide organisation de leurs adversaires, leur vigoureuse offensive, avaient failli donner au projet de réformes une orientation qui eût pour toujours assuré la suprématie politique des Hindous sous la protection du British raj. Trop longtemps confians dans la sagesse des conseils de leur chef vénéré, sir Syed Ahmed, ils avaient fini par comprendre que leur foi inerte dans la justice du gouvernement et l’impartialité de l’esprit populaire anglais pouvait leur réserver la destinée des Maures d’Espagne, ainsi que le note M. Valentine Chirol dans sa remarquable étude publiée par le Times de juillet à novembre 1910. Le succès de la Ligue musulmane (All India Moslem League) fondée par Aga Khan, nabab de Dacca, est le résultat de leur nouvelle adaptation aux nécessités de la défense politique et sociale. Moins agressive que les organisations hindoues, plus loyaliste aussi, par reconnaissance autant que par intérêt, son influence fut assez grande sur lord Minto pour faire accorder à la communauté des collèges électoraux particuliers ; son appui fut assez efficace pour faire obtenir à ses candidats des succès inespérés, surtout dans les Provinces-Unies et la province de Madras.

Tout d’abord déconcertés et mécontens, les nationalistes hindous, après avoir blâmé les tendances de l’Indian Councils Act, s’étaient mis à l’œuvre avec énergie pour avoir, dans les Conseils, des représentans habiles et audacieux. Les conditions d’éligibilité, comme les cas de disqualification, le serment d’allégeance exigé des élus, leur enlevaient le concours des hommes les mieux préparés et les plus influens. La supériorité de leur organisation, la connaissance de la tactique électorale dont ils faisaient depuis vingt-cinq ans l’expérience dans les scrutins préparatoires du Congrès national n’ont pu les faire triompher des Musulmans aux élections du Conseil impérial où les deux partis sont numériquement à peu près égaux ; mais ils leur doivent de sérieux avantages dans les conseils provinciaux où les Musulmans n’ont pas obtenu tous les sièges que le nombre de leurs électeurs semblait leur réserver.

Ainsi qu’on pouvait le prévoir, les élections de décembre 1910 ont révélé l’utilité de quelques modifications ultérieures à l’Indian Councils Act. C’est probablement pour affirmer sa loi dans la réforme qu’il a provoquée, autant que pour donner à son successeur les élémens d’une appréciation d’ensemble, que lord Minto n’a pas usé de ses prérogatives et qu’il a simultanément promulgué la loi électorale dans les diverses provinces de l’Empire. La pratique a permis la manifestation de quelques doléances et mis en évidence les imperfections que des réglementations de détail supprimeront pour les élections de 1913. Au Punjab, le comité central de la Ligue Musulmane demande la substitution de l’élection à la nomination des Conseillers pour l’assemblée provinciale et le Conseil impérial. Dans le gouvernement de Madras, l’opinion sur les effets du nouveau régime est optimiste, mais elle désire que la réglementation actuelle ne soit pas définitive. Au Bengale, les clauses restrictives ont eu beaucoup d’influence ; une foule de Zémindars notables sont exclus des groupes de propriétaires électeurs. Dans les Provinces-Unies, les grands possesseurs de biens fonciers ont affirmé leur force en décidant du résultat des élections. A Bombay, les scènes dans les bureaux du scrutin ont été analogues à celles d’Angleterre ; une file continue d’automobiles et de gharriesétaient placardés les noms des candidats allait chercher les électeurs et les transportait jusqu’aux salles de vote.

Au Conseil impérial, où la personnalité du vice-roi semble devoir être écartée des séances, les classes et les intérêts de la population ne sont pas moins bien représentés que les races et les croyances. Si l’on y voit, côte à côte, les grands seigneurs indigènes comme le maharajah de Burdwan ou le Kur Sahib de Patiala, les chefs du swadeshisme avec le Pandit Malaviya qui présida le Congrès national de Lahore, ou Bupendranath Bose, politicien avancé du Bengale, les brahmanes du Deccan dans la personne de Gokhale, les Musulmans avec M. Jinnah, le bonnet noir du Parsi, le foulard en soie du Birman, la finance israélite sous les traits de sir Sassoon David, il y a aussi les riches propriétaires terriens, véritables représentans de l’Inde « où l’agriculture est encore la plus grande des industries nationales, » qui feront équilibre aux citadins instruits à l’occidentale et trop enclins à se considérer comme les seuls interprètes autorisés des populations. L’état des mœurs n’a pas encore permis d’introduire au Conseil impérial ni aux conseils provinciaux quelques mandataires des cinquante millions d’ « immondes » appartenant aux « depressed castes » car on ne saurait attribuer cette qualité aux Hindous orgueilleux qui la revendiquent et qui se déclarent « souillés » par le moindre contact avec les « pariahs ; » mais les dirigeans anglais, tout en se refusant à violenter les préjugés populaires, prévoient la fin de cette injustice sociale et semblent compter surtout sur les progrès du christianisme ou de l’islamisme pour la faire cesser.

D’après ce que l’on a pu observer pendant la première session qui fut close le 30 mars 1910, le fonctionnement du régime parlementaire restreint établi par l’Indian Councils Act n’a pas causé de mécomptes. Contre toute attente, les fonctionnaires anglais, membres des Conseils, n’ont pas été, dans les discussions, inférieurs aux Bengalis éloquens et retors ; même, avec un peu d’optimisme, on espère que « le contact personnel établi entre les représentans du gouvernement et la classe supérieure des politiciens indiens peut faire diminuer les préjugés qui existent dans les deux partis. » Les grands problèmes qui intéressent l’Empire ont été étudiés avec le visible souci de trouver des solutions pratiques et satisfaisantes. La division du Bengale n’a plus causé que des controverses platoniques, mais la situation des Indiens dans les colonies anglaises et notamment dans l’Afrique du Sud a été le sujet de débats passionnans et de propositions raisonnables. Les projets d’amendement à la loi électorale, l’extension des mesures de répression, les modifications dans le régime de l’émigration, la discussion des budgets, les vœux sur la Protection et le Libre-Echange, sur l’instruction, sur les Travaux publics ont montré que les conseillers indigènes s’intéressent aux questions économiques plutôt qu’aux spéculations de politique pure.

Les Anglais auraient tort de s’en réjouir. Les discussions économiques conduisent directement aux malentendus politiques, et la révolte ouverte est le dernier argument des intérêts lésés. L’Angleterre est libre-échangiste, mais l’Inde est protectionniste : ses représentans « avancés » au Conseil impérial accusent volontiers le gouvernement d’avoir détruit les industries indigènes pour la satisfaction égoïste des usiniers métropolitains. Le swadeshisme a désormais, dans les Assemblées législatives, des avocats puissans, dont les revendications seront plus efficaces que l’agitation de la rue et des bazars. Ils peuvent, en obtenant l’adhésion des membres modérés ou conservateurs qui sont les délégués des Chambres de commerce et des propriétaires fonciers, acquérir la majorité dans les Conseils ; l’évolution inévitable vers le self-government aurait alors pour conséquence une guerre de tarifs, entre la métropole et sa grande colonie, prélude peut-être fatal de conflits plus sanglans.

Quoi qu’il en soit, la sympathie et l’intérêt qui ont accueilli les nouveaux Conseils font prévoir que le Congrès national disparaîtra bientôt dans l’indifférence et l’oubli. Organisé en 1885 par M. Hume, il n’était à l’origine qu’une réunion d’Indiens éclairés, instruits à l’européenne, qui discutaient pendant trois jours, à la fin de chaque année, les problèmes politiques, économiques et sociaux de l’Empire. Les congressistes étaient les élus de collèges électoraux fondés par les initiatives privées, et dont faisaient partie tous ceux qui se croyaient obligés par leur science et leur intégrité à se dévouer au bien public. Tant que l’influence du vieux docteur Naoroji fut prépondérante, le Congrès eut des ambitions modestes : il se considérait comme le conseiller bénévole de l’autorité, émettait des vœux, publiait des rapports qui donnaient parfois d’utiles indications au gouvernement. Mais, avec le développement de l’instruction occidentale et l’augmentation du nombre des déclassés, les aspirations du Contres national se modifièrent bientôt. Il devint une tribune démagogique où les « extrémistes, » à la suite des Tilak, des Bepin Chandra Pal, des Banerjee, des Arabindo Ghose, cherchèrent une facile popularité par la vivacité de leurs réclamations, l’aigreur de leurs critiques, la surenchère de leurs promesses. Exaltés par le souvenir de lectures mal digérées, par des opinions déformées sur la Révolution française, ils prétendaient faire du Congrès une copie, des Etats généraux de 1789, plus tard de la Convention nationale, avec son cortège de massacres et de proscriptions, tandis que l’élément modéré, sous la conduite des Naoroji, des Bohari Ghose, des Gokhale, évoluant à son tour, voulait obtenir une sorte de reconnaissance officielle, devenir un véritable Parlement consultatif, dont l’action directrice s’étendrait sur toutes les affaires de l’Inde.

La question de l’adhésion solennelle du Congrès à la doctrine du boycottage des produits anglais, conséquence naturelle du swadeshisme, rendit éclatante une scission inévitable, qui confirma l’impuissance irrémédiable de l’Assemblée. Les modérés avaient perdu toute influence, ils étaient annihilés par une minorité violente à qui le pugilat tenait lieu de raisons. En 1906, au Congrès de Calcutta, le vieux Naoroji avait fait vainement appel à la concorde ; en 1907, à la réunion de Surate, les Extrémistes, excités par Tilak, envahiront la tribune et dispersèrent l’Assemblée. En 1908, à Madras, les modérés siégèrent seuls, le gouvernement ayant interdit la réunion particulière projetée à Nagpur par leurs adversaires ; ils s’affirmèrent ardens loyalistes et réclamèrent de nouveau la suppression de la division du Bengale en deux provinces ; émettre un pareil vœu, c’était « fouetter un cheval mort. » Le Congrès de Lahore, en 1901), passa presque inaperçu ; celui d’Allahabad, en 1910, a dû un léger regain de popularité à l’Exposition ouverte en même temps dans cette ville. On peut désormais affirmer que le Congrès national est mort de ses discordes, et surtout de l’Indian Councils Act.

Les politiciens notoires, dont l’éloquence et l’enthousiasme animaient ses séances, abandonneront ses réunions stériles pour tenter de concourir à l’éclat et aux travaux des assemblées législatives régulières. Conseils provinciaux et Conseil impérial absorberont tous les indigènes éminens, quelles que soient leurs opinions, surtout si le gouvernement, accentuant, son libéralisme, admet la suppression du serment d’allégeance à la Couronne, actuellement exigé des élus. Le Congrès National ne sera plus guère qu’un vestibule de la vie publique indienne, que les médiocrités ne pourront pas dépasser.


II

Quand lord Minto et lord Morley ont résolu de faire dans l’Inde un essai prudent du régime parlementaire, préface indispensable de l’évolution vers le self-government, ils ont voulu consolider la domination britannique et préserver pour toujours la colonie des convulsions révolutionnaires. Ils pensaient qu’une concession si importante et si librement consentie mettrait fin aux intrigues nationalistes, en supprimant les causes de cet Indian Unrest dont la presse anglaise et la tribune du Parlement avaient si souvent ému l’opinion des métropolitains. Avec la promulgation de l’Indian Councils Act devaient disparaître les sociétés secrètes, les attentats contre les personnes, les conspirations contre le gouvernement qui énervaient les fonctionnaires anglo-indiens, inquiétaient les colons, surexcitaient les partis d’opposition, rendaient vraisemblables les plus sombres pronostics. Les événemens n’ont pas entièrement confirmé leurs espérances.

Sans doute, les résultats sont déjà importans. Les souverains indigènes, entraînant leurs 75 millions de sujets, font cause commune avec l’Angleterre dans sa lutte contre l’esprit nouveau, ainsi que l’expliqua le maharajah de Kashmir dans sa lettre au Civil and Military News : « … Les princes de l’Inde n’auront aucune sympathie pour les anarchistes et leurs actes. Toutes leurs ressources sont à la disposition du gouvernement pour la guerre contre l’anarchie. » Les Musulmans, définitivement conquis par une organisation qui les protégera contre la suprématie ou les représailles de l’hindouisme, mettent au service de l’autorité britannique leur confiance inébranlable, leur loyalisme militant et les forces d’un parti auquel ne manquent plus les ressources matérielles et l’instinct de conservation. Plusieurs leaders nationalistes, dont le plus notable est Surendranath Banerjee, ont renié les théories et les actes révolutionnaires auxquels ils doivent leur influence et leur notoriété ; ils ont entraîné une foule de fidèles, ralliés avec eux au principe de l’opposition constitutionnelle qui n’a jamais effrayé les Anglais.

Mais, dans l’Inde comme en Europe, les masses populaires ne s’arrêtent pas aisément dans la voie de la violence où leurs chefs, enfin assagis ou satisfaits, les ont lancés au temps de la jeunesse et des ambitions. Si les « ralliés » s’apaisent, les « irréconciliables » restent nombreux et actifs. Qualifiés aujourd’hui d’anarchistes, ils-ne cessent de multiplier les manifestations de leur patriotisme exalté. Ils sont assez turbulens, sinon assez redoutables, pour justifier le maintien indéfini des lois répressives ayant un caractère provisoire, que lord Minto promulgua successivement dans toutes les provinces de l’Inde pendant l’agitation qui précéda l’Indian Councils Act. Et dans le développement de leur campagne anti-anglaise, les chefs actuels d’un nationalisme toujours expirant et toujours vivace s’efforcent de copier et de continuer leurs modèles et leurs maîtres, Tilak et Krishnawarma.

Tilak, né vers 1845 dans le Deccan, appartient à la caste des brahmanes Chitpawan qui, depuis la chute de leur royaume de Peishwa, sont les ennemis irréductibles de la domination britannique. M. Valentine Chirol, dans son étude sur l’Indian Unrest, n’hésite pas à le présenter comme l’adversaire le plus dangereux des Anglais par son génie d’intrigue, l’ardeur de ses convictions, son inlassable activité, sa persévérance et l’habileté de ses combinaisons. En 1880, après avoir brillamment obtenu à Bombay ses grades universitaires, Tilak se lança dans la politique et se fit dès lors le champion d’un nationalisme agressif, par opposition à l’élite intellectuelle, dont Justine Ranade était le chef, qui estimait inutiles et prématurées les revendications politiques tant que les institutions sociales des Indiens de toutes croyances ne seraient pas en harmonie avec les modèles occidentaux. Exclu de l’Education Society, fondée par son rival et peu sympathique à ses tendances, la promulgation de l’Age of Consent Bill, sur le mariage des enfans, facilita sa rentrée en scène. Dès 1890, il dénonça dans son journal Kesari Ranade et ses disciples comme des renégats. Il gagna ainsi l’appui de l’orthodoxie conservatrice et put faire pénétrer sa propagande dans les collèges et les écoles par l’organisation de sociétés de gymnastique « où l’entraînement physique et l’usage d’armes primitives étaient enseignés pour exciter les instincts guerriers des jeunes générations. » Le caractère anti-britannique de cette propagande était en outre accentué par le développement d’un réveil religieux tout à fait inattendu. Tilak avait mis sa tentative sous la protection de Ganesh, la divinité la plus populaire de l’Inde ; dans tous les centres du Deccan, il multipliait les Gânpati célébrations, prétextes à festivals annuels, agrémentées de représentations théâtrales et de chants où les légendes mythologiques étaient habilement exploitées pour exalter la haine des étrangers et des Musulmans. Ces fêtes donnaient aux sociétés de Ganpati, aux groupes de gymnastes qui devaient être plus tard les fameux « Volontaires nationaux, » l’occasion de se connaître et de se compter. Elles favorisaient aussi les processions tumultueuses « trop bien calculées pour provoquer des rixes avec les Musulmans et la police, rixes dont les dénouemens judiciaires se transformaient en procès retentissans. »

Il était désormais facile de donner à cette union religieuse un principe directeur qui plairait aux instincts belliqueux des Mahrattes. Or, le souvenir de Shivaji, le héros de l’indépendance du Deccan, était toujours vivace dans le Maharashtra. Tilak eut l’art de l’adapter aux circonstances actuelles pour déclencher une grande propagande « nationale » qui atteignit son maximum d’intensité en 1895, aux fêtes données pour le centenaire de Shivaji dans tous les centres brahmaniques du Deccan. Dans l’éblouissement de cette apothéose, Tilak apparut à tous comme le chef désigné de la nation. Le résultat de sa propagande au Conseil législatif de Bombay, auprès des étudians et du prolétariat ouvrier, pendant la famine et la peste de 1885 et de 1895, se manifesta par des attentats dont la fréquence était de mauvais augure, mais qui laissèrent l’autorité indifférente jusqu’à l’assassinat de Hand et d’Ayerst à Poona. Les meurtriers furent condamnés à mort, et Tilak, poursuivi pour complicité morale, fut puni d’emprisonnement mais relâché avant la fin de sa peine, contre certains engagemens qu’il se hâta d’oublier après sa libération.

Cette faiblesse du gouvernement augmenta la gloire de Tilak, que le Deccan salua comme un héros. D’ailleurs, sa renommée avait franchi depuis longtemps les limites du pays mahratte. Au Congrès national, il avait séduit les sensibles Bengalis et, pendant les mémorables années 1905 et 1906, il avait été « la personnalité dominante de l’Assemblée, non pas à la tribune, mais dans les couloirs. » Cependant, malgré l’appui enthousiaste d’hommes comme A. Ghose et B. C. Pal, qui se déclaraient ses disciples politiques, bien que leurs points de départ sociaux et religieux fussent différons, il ne put faire adhérer officiellement le Congrès à la doctrine swadeshiste du boycottage. Sa vengeance fut rapide et cruelle. En tacticien consommé, pour qui les manœuvres parlementaires n’ont pas de secret, il fit une obstruction acharnée, détruisit l’autorité de Banerjee et de Gokhale, ses principaux adversaires qu’il devinait « ralliés, » et provoqua, pendant la réunion de Surate en 1907, une scission irréparable qui ruine pour toujours le prestige du Congrès.

En portant au Congrès national des coups si funestes, Tilak ne songeait qu’à faire l’opinion publique juge entre les Extrémistes et les modérés. Les élémens jeunes et combatifs lui donnèrent raison. L’agitation anti-anglaise devint aussitôt plus violente et plus efficace, grâce aux progrès des « Volontaires nationaux » et des organisations qui se multipliaient au Bengale sur le modèle de celles du Deccan. Par ses relations avec les foules ouvrières des grandes villes, et surtout de Bombay, où le développement des usines cotonnières créait un prolétariat jusqu’alors inconnu dans l’Inde ; par ses « Ecoles nationales, » indépendantes des subventions et du contrôle de l’Etat ; par la générosité des concours financiers, volontaires ou forcés, qui venaient alimenter les caisses du Swaraj ; par la fascination qu’il exerçait sur tous ; par sa réputation de sympathie pour les castes opprimées, de grande science dans les philosophies de l’Est et de l’Ouest, Tilak était en 1908 à l’apogée de sa puissance et paraissait « plus apte que tout autre politicien hindou à la direction générale d’un mouvement révolutionnaire. »

Au Bengale, ses disciples A. Ghose et B. C. Pal entraînaient les masses de mécontens. « Arya aux Aryens ! était le cri de guerre des meneurs dont le fanatisme trouvait dans l’histoire sacrée des Baghvat Gita, non seulement la charte de l’indépendance indienne, mais aussi la sanctification des moyens les plus violens employés contre les étrangers. » La création d’une province nouvelle avec le Bengale Oriental et l’Assam détachés du Bengale avait été le signal d’une agitation telle que l’Inde n’en avait jamais vu d’aussi forcenée. Sous la forme du swadeshisme, l’esprit de révolte envahissait le domaine économique. Les « Volontaires nationaux » boycottaient les produits anglais et ne reculaient devant aucun attentat pour nuire au commerce britannique : de mai à septembre 1906, les usines et plantations avaient éprouvé par l’incendie plus de 35 millions de pertes ; en 1908, les Compagnies d’assurances refusaient de contracter des engagemens nouveaux. La communauté d’action avec le Deccan était caractérisée par le culte de Shivaji, anormal au Bengale « où le Mahratta ditch de Calcutta témoigne encore de la terreur causée par les raids audacieux des cavaliers mahrattes. » La renaissance de l’hindouisme, favorisée par le concours puissant d’Européens comme Bradlaugh, le colonel Orcott, Mme Blavatsky, Annie Besant, qui, sous le nom de théosophes, font l’apologie du védisme aux dépens du christianisme, portait en outre la révolte sur le terrain social et religieux.

Le programme de libération, exposé dans le Yugantar, qui était le plus populaire des journaux bengalis et que le gouvernement a supprimé en 1909, fut partout scrupuleusement suivi. L’organisation de groupes actifs recrutés dans la jeunesse, la préparation minutieuse d’incidens répétés, l’orientation des campagnes de presse, la réunion des fonds, la formation méthodique d’agens d’exécution inconsciens, la fabrication et l’importation d’armes, devaient aboutir au triomphe de la doctrine du Shaktimantra : « Les adorateurs bengalis de Shakti reculeront-ils devant le sang ? Le nombre des Anglais dans le pays n’est pas supérieur à 150 000, et quel est-il dans chaque district ? Si vous êtes fermes dans vos résolutions, un seul jour vous suffira pour mettre fin au régime anglais. » Tilakest trop intelligent pour avoir cru sérieusement au succès de ce plan ; mais il supposait que l’on pouvait obliger les Anglais, « par une agitation sans trêve et menaçante, à rendre graduellement aux brahmanes les réalités du pouvoir, comme le firent les derniers Peishwas, et à se contenter d’une souveraineté plus ou moins nominale. »

Il était temps de mettre hors d’état de nuire un agitateur si dangereux. L’apologie du meurtre de Mme et Mlle Kennedy, tuées à Muzzaferpur par une bombe qui ne leur était pas destinée, en donna l’occasion. Le 24 juin 1908, Tilak était arrêté à Bombay, jugé, condamné après s’être défendu par une brillante plaidoirie qui dura vingt et une heures et demie. La peine de six ans de transportation fut commuée en simple emprisonnement à Mandalé, par égard pour son âge et son état de santé. Les émeutes causées par l’arrestation et par le verdict furent énergiquement réprimées. La condamnation eut un résultat considérable ; elle désorganisa la rébellion, à qui manqueront désormais un chef habile et l’unité de direction. Un journaliste indigène du Deccan avouait en effet, quelques mois plus tard, que « l’éloignement de l’éminente personnalité de M. Tilak jetait toute la province dans la consternation et décourageait les autres chefs. »

Tandis que Tilak, par son action personnelle et celle de ses disciples, créait le parti anti-anglais dans le Deccan et dans le Bengale, qu’il lui donnait un plan, un but et des ressources, Shyamagi Krishnawarma, par des moyens différens, semait la désaffection dans les Provinces-Unies et le Punjab. Né en 1857 dans le Kutch, élève et gradué de l’Université d’Oxford où il fut professeur de sanscrit et fondateur d’une chaire pour l’étude spéciale d’Herbert Spencer, délégué du gouvernement britannique aux Congrès orientaux de Berlin et de Leyde, il avait profité d’un séjour dans l’Inde, où il fut successivement premier ministre dans trois Etats indigènes, pour donner une vie nouvelle et une orientation précise à l’Arya Samaj, fondé à Bombay par Swami Dayanand Saraswati. Avec lui, l’influence occidentale inspire l’œuvre sociale de l’association, dont le but primitif était la réforme de l’hindouisme dans un sens anti-étranger. Il encourage l’éducation féminine, il améliore le sort des veuves et condamne les mariages d’enfans qui ont causé à la société hindoue tant de dommages physiques et moraux. Mais, en même temps, l’idéal politique de l’Arya Samaj est clairement défini par « une forme de gouvernement national absolument libre et indépendant. » Et, pour l’atteindre, l’association est lancée dans une expérience d’éducation populaire à longue échéance, d’un genre particulier et dont les résultats pourront être immenses. Actuellement les pronostics en sont plutôt pessimistes, car l’esprit de la formation des brahmacharis et des chelahs dans les gurukuls n’est guère rassurant. L’auteur de Indian Unrest traduit cette impression en disant : « L’évolution de l’Arya Samaj rappelle avec force celle du Sikhisme… Sous son influence, le Punjab peut être considéré comme une région douée d’une plus grande puissance de discorde que le Bengale et le Deccan. »

Après avoir coordonné, de concert avec Tilak et ses amis, les efforts de l’agitation anti-britannique dans les régions les plus importantes de l’Inde, Krishnawarma comprit qu’il fallait leur assurer l’appui et les sympathies de tous les ennemis européens du gouvernement anglais. Il s’installe à Londres ; il adresse des renseignemens sur les affaires indiennes aux socialistes qui les utilisent par tactique parlementaire, aux Irlandais qui s’en servent par sympathie d’opprimés : les uns et les autres assiègent le gouvernement, multiplient les interpellations et sont si persévérans qu’on peut attribuer à leur intervention la plupart des concessions libérales de l’Indian Councils Act. Sous prétexte de philanthropie désintéressée, il fonde la Maison Indienne, sorte de cercle destiné aux étudians hindous, dont il peut ainsi surveiller l’évolution mentale et qu’il sait maintenir dans la haine des oppresseurs. Son journal l’Indian Sociologist propage ses enseignemens et ses théories chez tous ses compatriotes établis en Europe pour leurs affaires, leurs études ou leurs plaisirs.

Dénoncé par le Times que scandalisaient ses maximes sur l’assassinat politique, ses apologies de Milton le Régicide, de Washington et de Jeanne d’Arc, enfin les tendances de la Maison Indienne, il est obligé de quitter précipitamment Londres en juin 1909, pour éviter d’être compromis dans les poursuites judiciaires qu’il devine imminentes et qui aboutissent, après le meurtre sensationnel du Dr Lalcaca et du lieutenant-colonel Curzon Wyllie, à l’exécution de l’étudiant Dhingra et à l’arrestation de Savarkar. Il s’est réfugié à Paris. Tout en se tenant dans la réserve que lui impose l’état actuel de nos relations avec l’Angleterre, il relie toujours le nationalisme indien à ses amis de l’étranger. Ses compatriotes lui attribuent l’initiative du mouvement d’opinion qui détermina le gouvernement français à soumettre au tribunal d’arbitrage de la Haye le jugement de l’incident Savarkar.

L’emprisonnement de Tilak, l’exil de Krishnawarma, plus encore peut-être que la promulgation de l’Indian Councils Act, ont porté un coup funeste au mouvement nationaliste indien. Quelques chefs ont essayé de continuer la lutte : Agit Singh au Punjab, Bepin Chandra Pal, l’apôtre du Swaraj, Arabindo Ghose le rénovateur de l’ascétisme yoga ; mais, malgré tout leur talent, ils ne sont plus que « la monnaie de M. de Turenne. » Arabindo Ghose aurait sans doute acquis, avec le temps, l’autorité suffisante pour remplacer Tilak. « Élevé en Angleterre, et si complètement qu’il éprouvait des difficultés à s’exprimer en bengali quand il revint dans l’Inde, il n’est pas seulement un Hindou de haute caste, mais aussi un de ces mystiques qui croient que les pratiques les plus extrêmes de l’ascétisme peuvent transformer un homme en surhomme. Il s’est proclamé lui-même le grand prêtre d’une renaissance religieuse qui a pris une profonde influence sur l’imagination de l’impressionnable jeunesse du Bengale. Son évangile éthique n’est pas dénué de grandeur… Pour lui, la domination britannique, et la civilisation occidentale qu’elle représente, menacent l’existence de l’hindouisme ; donc elles doivent prendre fin, et, pour obtenir ce résultat, tout Hindou doit se lever et agir. » Mais, déjà condamné en 1907 pour ses articles incendiaires, accusé en 1910 pour sa collaboration révolutionnaire au Karmayogin, il fut obligé de se réfugier à Pondichéry pour éviter une nouvelle arrestation. En novembre 1910, il écrivit aux journaux de Madras pour leur annoncer son éloignement des luttes politiques pendant un temps indéterminé.

Privée de ses chefs les plus habiles et les plus influens, contenue par les lois restrictives sur la Presse, sur les Sociétés secrètes, sur les réunions publiques, sur le commerce d’armes, sur la justice expéditive, sur la police, promulguées par lord Minto et que les nouveaux Conseils ont approuvées, il semble que l’agitation anti-anglaise va disperser ses efforts dans une série de complots sans liaison et sans résultats. En comparant la situation politique dans l’Inde au commencement de 1911 avec ce qu’elle était dans la période comprise entre 1907 et 1910, les optimistes déclarent avec lord Montaigu, le nouveau sous-secrétaire d’Etat pour l’Inde, que l’apaisement a fait de sérieux progrès.

Cependant, la liste des attentats individuels et des conspirations collectives depuis l’application de l’Indian Councils Act est encore assez longue pour inspirer quelque inquiétude aux fonctionnaires et colons anglo-indiens, et pour montrer que les fanatiques du Swaraj n’ont pas perdu toute espérance. Le 13 novembre 1909, deux bombes étaient jetées sur la voiture de lord Minto pendant son entrée solennelle dans Ahmedabod ; par un hasard extraordinaire, le vice-roi ne fut pas atteint et l’auteur de la tentative criminelle put s’échapper. En décembre, la police découvrait les élémens d’une conspiration au Deccan où les élèves et les amis de Tilak sont nombreux ; elle faisait de nombreuses arrestations, dont celle du frère de Savarkar, et saisissait des documens intéressans, des armes, des munitions rassemblées pour l’assassinat de la population anglaise du district. Le meurtre inexplicable de M. Jackson à Nasik et l’enquête qui en fut la conséquence, avaient donné l’éveil sur les intrigues des brahmanes chitpawan et l’importation clandestine d’armes dans la province ; elle mit une fois de plus en évidence l’action pernicieuse de la presse révolutionnaire par les déclarations de l’assassin Kanhere, âgé de dix-huit ans : « J’ai lu maints exemples d’oppression dans le Kesari, le Rashtramar, le Kal et autres journaux. Je pensais qu’en tuant un sahib, j’obtiendrais de la justice pour le peuple. » Et le correspondant du Times conclut : « La presse a donc la responsabilité des attentats. Dans l’Inde, la fondation d’un périodique ne coule pas cher ; un profit net de 750 francs par mois paraît princier. Aussi le nombre des journaux augmente-t-il sans cesse… L’effet ne se fait pas seulement sentir dans les villes. A la campagne, les paysans se réunissent le soir autour du maître d’école qui fait la lecture et propage ainsi les calomnies contre le gouvernement, le paysan ayant foi dans tout ce qui est imprimé. »

Presque simultanément, on avait la preuve que de nouvelles tentatives étaient faites pour suborner les régimens indigènes de Calcutta ; le gouvernement observa la plus grande discrétion sur cet incident dont on ne connut que l’arrestation de dix soldats. A la fin de janvier 1910, un inspecteur musulman de la Sûreté était tué en pleine Haute-Cour de Calcutta par un Hindou âgé de dix-neuf ans, qu’une société secrète avait désigné pour faire disparaître dans la victime un témoin gênant trop bien renseigné sur plusieurs affaires de bombes et de pillages à main armée, sur l’organisation et les projets des conspirateurs bengalis. Le vice-roi se servit de cet exemple dans son discours d’inauguration du Conseil impérial, pour annoncer la proposition de mesures énergiques de protection contre l’esprit nouveau. Le procès des accusés de l’affaire Jackson venait en effet de se terminer par des sanctions rigoureuses : trois condamnations à mort, trois à la transportation perpétuelle, une à deux ans de réclusion ; il avait confirmé tout ce que l’on savait des complicités morales et surtout de la préparation psychologique des agens d’assassinat. Ce sont le plus souvent de pauvres dégénérés, frottés de civilisation occidentale ; ils appartiennent à la classe des instrumens hypnotiques et sont entraînés au meurtre par la suggestion.

A Dacca, où les passions politiques sont surexcitées depuis la « division du Bengale, » l’application de l’ordonnance sur les réunions séditieuses et la dénonciation d’un faux conjuré firent découvrir un complot qui avait ses ramifications au-delà de la province, jusqu’à Calcutta et même jusqu’à Rangoon. La police put saisir, avec des fonds, une petite cartoucherie, des armes, des munitions, des formulaires d’explosifs, une volumineuse correspondance qui expliqua l’organisation révolutionnaire dans les deux Bengales. Elle établit aussi la connexité entre cette affaire et les conspirations de Khulna et d’Howrah qui envoyaient devant un tribunal spécial à Calcutta plusieurs dizaines d’Hindous, dont la plupart « riches et bien posés, » sous l’inculpation « d’encouragement à la guerre contre le Roi-Empereur ; » elle donnait enfin la preuve des relations sympathiques entre les révolutionnaires et quelques parlementaires anglais tels que Keir Hardie, sir H. Cotton, Morrell, Mackarnes, qui, trompés par une phraséologie habile, ne leur ménageaient pas les vœux et les conseils. A la fin de l’enquête, en décembre 1910, 44 accusés étaient traduits devant la Haute-Cour pour « excitation à la guerre, réunions séditieuses et dissimulation d’armes en vue de la guerre. »

Toutes ces conspirations n’ont pas arrêté la série des attentats individuels, des dacoïties politiques, des tentatives criminelles contre les trains, la fabrication et l’usage des bombes, l’importation clandestine d’armes, les appels enflammés de la presse, les rixes entre Hindous et Musulmans. Pour le prétexte le plus futile, des quartiers de ville en viennent aux mains ; à Calcutta, le 9 décembre, le sacrifice d’une vache par les Musulmans a mis en révolution pendant trois jours le tiers de la ville et causé 100 arrestations pour 6 morts, 300 blessés, 63 admissions à l’hôpital ; à Bombay, le 12 janvier 1911, pendant les l’êtes de Mohurrum, la troupe a dû intervenir dans une échauffourée, et les deux partis en présence ont laissé 18 morts et 24 blessés sur le terrain.

La division du Bengale, la séparation des collèges électoraux maintiennent, en effet, entre les deux grandes communautés de l’Inde, une hostilité permanente qui s’est encore affirmée dans le dernier Congrès national. Cet antagonisme est en outre aggravé par les tendances actuelles de l’hindouisme dont les fidèles se montrent de plus en plus enclins à pratiquer le précepte du Geeta sacré : « Tuez, et vous gagnerez le ciel. » De purement politique, le conflit entre les Hindous et les Mlennchas (Anglais et Musulmans) est devenu économique avec le swadeshisme, religieux avec la renaissance des traditions brahmaniques. Ce serait le malheur de l’Inde entière, si tous ses mécontens, ses ambitieux et ses réformateurs pouvaient entraîner les masses dans une sorte de croisade contre les Occidentaux. Et sir Francis Younghusband, le vainqueur de Lhassa, discutant les destinées de l’Inde, conclut ainsi : « Il y a peu de chances pour que Gurkhas, Bengalis, Hindous et Mahométans, Sikhs et Pathans vivent ensemble comme un seul troupeau si nous ne sommes pas là pour les garder. Mahrattes se battraient avec les Musulmans pour la suprématie, Gurkhas incursionneraient au Bengale, et les Afghans brocheraient sur le tout. Et même, en supposant, réalisé ce rêve de concorde, si les Indiens unis pouvaient résister à une invasion par terre, ils ne seraient pas capables de trouver argent et hommes pour se défendre sur la mer. Dans ce cas, ils seraient obligés de faire appel à la protection d’une puissance étrangère et deviendraient, comme l’Egypte ou le Maroc, une pomme de discorde entre les nations. »


III

Heureusement pour l’Angleterre, les disciples ou les émules de Tilak et de Krishnawarma, unis dans leur haine de la domination britannique, ne sont pas d’accord sur le régime qui doit remplacer la tutelle des Anglais. Hardis pour découdre, ils ne paraissent pas capables de reconstituer. Confédération d’Etats républicains, théocratie avec les brahmanes, aristocratie avec les zémindars, démagogie avec les babous, ne pourraient être établies qu’après le triomphe d’une insurrection sanglante, la proscription des souverains indigènes, l’écrasement des Musulmans, l’asservissement implacable des parias. Chacune de ces solutions a ses adversaires et ses partisans. Aussi les vice-rois de l’Inde n’ont-ils qu’à pratiquer la formule « : Diviser pour régner, » qui a préparé la grandeur de l’Angleterre et maintiendra sa domination. Avec les modérés qu’ils peuvent gagner par des concessions opportunes comme l’extension de l’Indian Councils Act, avec les souverains indigènes dont le loyalisme est aisé à conserver, avec les Musulmans dont il est facile de garder la reconnaissance intéressée, avec les « castes opprimées » dont ils essaient d’améliorer progressivement la triste condition sociale, les maîtres de l’Inde peuvent compter sur 200 millions d’indigènes que le souci de leur sécurité attache à la domination anglaise et rend hostiles aux nationalistes hindous.

En Indochine, nous sommes en présence d’une situation moins compliquée. Comme dans l’Inde anglaise, le sentiment nationaliste en est le caractère dominant ; mais nous ne savons pas encore, comme dans l’Inde, lui faire équilibre avec une coalition de croyances et d’intérêts.

Quand on discute l’avenir de nos conquêtes d’Extrême-Orient, on doit faire abstraction du Cambodge et du L ; ios qui, dans l’ensemble, ont un rôle négligeable. Notre domination ne dépend que de notre force dans le pays annamite, depuis la pointe de Camaû jusqu’à Moncay. Si nous ne sommes pas solidement établis à Saigon, Hué, Hanoï ; si nous ne sommes pas enracinés dans les cerveaux et les cœurs des Cochinchinois, Tonkinois, habitans de l’Annam central, nous ne conserverons pas les régions secondaires de notre empire indochinois. Or, le nombre est grand, des Annamites qui ne sont pas franchement ralliés au régime français ; mais ils n’appartiennent pas à une classe spéciale de la population, comme les babous indiens.

Ils ne sont pas, comme eux, victimes d’une éducation européenne sanctionnée par les diplômes les plus élevés, qui en a fait des ambitieux et des mécontens. Ils n’ont pas comparé les systèmes philosophiques de l’Est et de l’Ouest ; ils ne sont pas les champions d’une renaissance religieuse, les avocats d’une réforme sociale. Ils n’ont pas médité sur l’adaptation de la tradition au modernisme ; ils ne réclament pas une part dans la direction administrative de l’Etat, au nom de l’égalité des intelligences et du savoir. Leur nationalisme est plus simpliste : ils n’aiment pas les Français qui ont détruit le pouvoir du Roi et morcelé l’ancien royaume de Gia-Long. Les fils de leur bourgeoisie ne vont pas volontiers en Europe s’initier aux sciences occidentales dont ils n’admirent pas sans réserves les manifestations dans leur pays ; mais ils viennent en foule, mêlés aux fils du peuple, prendre part aux examens traditionnels des lettrés pour acquérir les seuls titres qu’ils estiment. Dans l’Inde, la chute du régime anglais n’arrêterait pas les chemins de fer, les bateaux à vapeur ; les brahmanes ou les babous maîtres du pouvoir continueraient à développer les manifestations utilitaires de la civilisation occidentale qu’ils adapteraient au nouvel état social. Dans l’Annam, au contraire, le retour à l’indépendance serait aussi le retour « à la barbarie : » les progrès matériels qui sont la marque de notre domination disparaîtraient avec elle sans laisser de regrets.

Ce nationalisme étroit n’est pas exempt de grandeur. Résigné, sinon éteint, avant la guerre de Mandchourie, sauf chez quelques patriotes irréductibles qualifiés « pirates » pour ménager notre amour-propre, les triomphes des Japonais lui ont donné une vigueur nouvelle. Ils croient qu’un des leurs, quelque jour, renouvellera les exploits de Lê Loï et détruira les troupes françaises comme leur grand héros écrasa l’armée du prince Thông. Ils escomptent le succès de complots habilement ourdis, mais toujours trop tôt dévoilés ; ils exaltent les hauts faits de leur fameux Dê Tham, témoignage toujours vivant de notre faiblesse ; ils s’attachent à faire disparaître la vieille rivalité du Nord et du Sud, cause de leurs divisions et de notre rapide suprématie, et se préparent sans cesse au retour d’un roi vraiment national.

Les Français auraient tort de juger les Annamites sur leurs échantillons habituels : le boy sournois et vicieux, la con gaï frivole et cupide, le mandarin soumis, l’interprète servile. En réalité, l’âme indigène nous est fermée ; sa passivité apparente révélera tôt ou tard une ténacité, une audace, une férocité que nous sommes loin de soupçonner. Ne nous hâtons pas davantage d’escompter les effets stérilisans de notre scepticisme railleur, que les Annamites européanisés croient élégant d’adopter.

Le paysan qui patauge derrière ses buffles dans sa rizière, le coolie qui trottine sur les digues en fléchissant sous le poids de son fardeau, le scribe qui épelle sa laborieuse copie, le métayer des « concessions, » le boutiquier dans son échoppe, le mandarin sans revenus et sans pouvoir, pensent aux impôts croissans, aux perquisitions toujours menaçantes, au formalisme coûteux, à la licence des mœurs, au mépris des traditions, que les Français ont amenés avec eux. Ils comptent qu’un roi de pure race, dont les étrangers n’environneraient pas le trône, qu’il soit l’Ham-Nghi captif en Algérie, où le Cuong Dê réfugié au Japon, rétablirait les anciens usages, supprimerait les gens de finance et de loi si durs au pauvre monde, les bàlon arrogantes et les interprètes vénaux. Et plus d’un regrette alors de n’avoir pas scrupuleusement exécuté, en 1885, les prescriptions de Tu-Duc : «… Si les Français ont pu venir jusqu’ici ; s’ils ont pu reconnaître nos routes, nos fleuves, nos montagnes, tout ce qui se passe dans notre royaume, c’est uniquement grâce aux chrétiens et à leurs prêtres. Par conséquent, si nous ne les tuons pas tous, nous ne parviendrons jamais à nous débarrasser des barbares d’Occident. Dès que nous commençons à bouger, les chrétiens préviennent les envahisseurs, et nous n’avons pas achevé nos préparatifs qu’ils arrivent pour nous détruire. C’est pourquoi tout le monde doit se mettre à l’œuvre et achever l’extermination des chrétiens. Si ce but est atteint, les Français seront réduits à l’immobilité complète, de même qu’un crabe à qui l’on a cassé toutes les pattes ne peut plus bouger. »

Dans l’Inde, les Musulmans ne sont pas, au point de vue de la race, plus homogènes que les Hindous ; mais ils sont unis par une croyance qui possède une extraordinaire puissance de liaison. Ils forment un bloc bien compact, que les Anglais ont eu l’art d’opposer comme une digue aux ambitions politiques des Hindous. Dans l’Indochine, l’unité ethnographique des Annamites est indiscutable ; mais la conversion à la religion catholique dresse en face de la masse dite bouddhiste un groupe dissident qui comprend aujourd’hui un dixième de la population. Comme religion, le bouddhisme indigène est inerte ; il n’est pas, comme l’hindouisme, un signe de ralliement religieux contre l’étranger ; mais tout Annamite quittant le bouddhisme se déclare implicitement partisan des Français dont il va partager la foi. La différence des mœurs et des institutions sociales rend ces conversions plus faciles que dans l’Inde. L’Annamite converti ne perd pas sa caste puisque, dans son pays, il n’y a d’autres distinctions de classes que celles qui résultent des fonctions officielles, obtenues en principe par des grades universitaires accessibles à tous. Il ne sera donc pas renié par sa famille ou ses amis ; le lien sentimental qui l’attache aux ancêtres, et qui est si fort, ne sera pas brisé. Tandis que, dans l’Inde, les déclassés, les parias presque seuls vont au christianisme, en pays annamite les conversions attirent chez nos missionnaires les lettrés et les ignorans, les riches et les pauvres, les coolies et les mandarins. L’antagonisme entre Annamites chrétiens et non-chrétiens est donc exclusivement politique ; il n’a aucun caractère religieux.

Cette distinction est importante. Elle doit nous permettre d’opposer les catholiques annamites aux nationalistes indo-chinois, comme les Anglais dans l’Inde opposent les Musulmans aux Hindous. On méconnaîtrait gravement les premiers élémens du problème de notre avenir colonial en négligeant, sous un vague prétexte de neutralité religieuse, d’utiliser la force de résistance que nous possédons dans les sympathies naturelles des Annamites convertis. Par le souvenir des persécutions passées, la certitude des spoliations et des massacres qui les attendent si le parti de l’indépendance triomphe, ils sont nos partisans intéressés. En célébrant officiellement la supériorité du bouddhisme et de la morale de Confucius sur la morale et les dogmes chrétiens, en dédaignant nos missionnaires et en méprisant leurs efforts, nous ne gagnerons pas le respect et l’affection d’un seul indigène hostile, et nous perdrons la confiance de nos cliens. Dans l’Inde, au contraire, les égards que les Anglais témoignent aux Musulmans, par justice et par intérêt politiques, ne sont pas incompatibles avec une rigoureuse neutralité envers l’hindouisme sur le terrain religieux, ni avec une bienveillance discrète à l’égard des missions chrétiennes de diverses confessions qui peuvent, avec le temps, leur assurer l’appui de 50 millions de parias.

Mais, si nous avons le tort de considérer comme inutile et négligeable la sympathie effective d’un million de catholiques annamites, nous ne l’avons pas remplacée par un groupement puissant d’indigènes intéressés matériellement et moralement à la durée de notre domination. L’optimisme officiel escompte le loyalisme des budgétivores qui se partagent quelques bribes de budgets copieux : les plantons, les secrétaires, les télégraphistes, les employés des chemins de fer et des administrations provinciales, les retraités des services civils et militaires, les instituteurs et les infirmiers. Sans doute, leur nombre est imposant, mais leurs traitemens sont trop modiques pour que la cupidité seule les attache au régime actuel. Dans l’Inde anglaise, outre la foule des emplois dans le service provincial, les indigènes peuvent prétendre aux fonctions les plus hautes : un sixième des places leur est réservé dans le Service civil indien, qui est le grand état-major général de l’administration ; comme inspecteurs, magistrats, chefs de district, conseillers, ils ont des appointemens dignes de leur situation sociale qui est supérieure à celle qu’ils trouveraient dans un bouleversement, dignes aussi de la nation qui les emploie et qui peut compter sur eux. Chez nous, leur situation matérielle ne dépasse jamais les 6 000 francs annuels de quelques privilégiés. Nous sommes plus parcimonieux encore dans la considération morale que nous leur accordons : il suffit d’avoir séjourné quelque temps en Indochine pour savoir combien est volontairement faible notre action sur le tout-puissant levier de la vanité annamite. Ainsi, la domination française n’est pas étayée par l’amour-propre et l’intérêt qui sont, dans une colonie, les facteurs les plus importans de la stabilité politique ; et M. Klobukowsky, comme ses prédécesseurs, ne parviendra pas, à coups de circulaires, à modifier chez nos compatriotes leur mentalité de conquérans établis en maîtres dans un pays taillable et corvéable à merci.

Notre conquête, d’ailleurs, est trop récente encore pour que les théoriciens de l’enseignement à outrance aient pu nous faire tout le mal qu’ils ont rêvé d’accomplir. La diffusion irréfléchie de l’instruction livresque est, en effet, la cause principale de l’Indian Unrest ; elle a créé dans l’Inde la classe dangereuse des babous turbulens, demi-savans comparables aux déclassés de chez nous, aux anarchistes russes, à qui une révolution peut seule donner l’occasion d’utiliser leur savoir et de satisfaire leur ambition. Pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer, nous n’avons pas été trompés par le mirage de l’enseignement obligatoire du français, des Facultés d’enseignement supérieur. Sous la pression de l’opinion publique, éclairée à temps par les avis d’hommes expérimentés, notre système d’écoles cantonales, d’écoles provinciales avec l’Université indochinoise pour couronnement est, malgré ses nombreuses imperfections, conçu dans un sens utilitaire et pratique. En outre, le privilège des avocats-défenseurs, récemment aboli, réservant les joules judiciaires a un nombre restreint de Français, a rendu les Annamites insensibles aux diplômes métropolitains des Facultés de droit. L’Indochine se trouve donc privée de cette corporation des avocats indigènes que les Anglais considèrent comme la cause principale du désordre indien. Nous n’avons pas à la regretter. Nous devons, au contraire, demander à notre enseignement la formation d’hommes laborieux qui deviendront, d’après leurs aptitudes particulières, d’adroits contremaîtres, de bons agronomes, d’habiles entrepreneurs, d’honnêtes commerçans, d’actifs industriels. Le pays annamite en a grand besoin, et la colonisation française ne saurait s’en passer : de nombreuses années s’écouleront avant que les intérêts coalisés des producteurs et des consommateurs indigènes provoquent un swadeshisme indochinois contre lequel nous avons le temps de prendre nos précautions. Laissons le soin de la formation littéraire et philosophique aux thày giao traditionnels, aux Frères et aux missionnaires français ou espagnols : ils s’en acquittent bien mieux que les apôtres d’une éthique d’exportation.

L’Angleterre a ouvert toutes grandes les portes de ses Universités aux étudians hindous. Ils s’y sont précipités, ont conquis tous les diplômes, et, s’estimant aussi savans que leurs maîtres, ont voulu comme eux diriger les affaires publiques de l’Inde. L’Annamite de chez nous n’a pas, actuellement, les mêmes ambitions. Sa conception de l’autorité résulte encore du régime politique, plusieurs fois séculaire, aboli par notre domination. Le royaume d’Annam était une démocratie égalitaire gouvernée par un souverain absolu : ni caste sacerdotale, ni aristocratie héréditaire ne séparaient le monarque du Tiers-Etat ; les fonctions publiques étaient exercées par les lauréats des concours littéraires, et le plus pauvre fils d’artisan pouvait prétendre aux plus hautes dignités. L’indigène a donc conservé, avec le respect théorique du pouvoir suprême, l’amour des situations officielles et la passion du mandarinat. Les prescriptions de nos derniers gouverneurs généraux sur la décentralisation administrative, le rétablissement des anciennes attributions, l’utilisation des Annamites dans les cadres européens du service civil, seraient habiles et bienfaisantes, si des circulaires suffisaient pour vaincre les préventions de la routine et l’orgueil des fonctionnaires français.

L’ambition de l’Annamite ne demande, pour être satisfaite, qu’un emploi hiérarchisé de l’Etat. Il ne comprend pas nos subtilités sur le législatif, l’exécutif et le judiciaire, et ne souhaite pas de détenir, comme représentant du peuple, une partie de l’autorité. L’organisation de conseils élus, dont les membres se partagent les responsabilités et les profits du pouvoir, nécessaire dans l’Inde, serait chez nous inutile et prématurée. Dans ce rôle de conseiller, l’Annamite n’aurait pas son libre arbitre. Il serait toujours dominé par son esprit de soumission au gouvernement. On peut en faire l’observation pendant les séances du Conseil colonial de Cochinchine où les membres indigènes, sauf quelques honorables exceptions, montrent bien qu’une expérience de vingt-cinq ans ne les a pas encore préparés au régime parlementaire. D’ailleurs, l’application du système électoral aux nominations des chefs de canton, des conseillers d’arrondissement et des conseillers coloniaux n’a pas produit, dans notre colonie, des résultats qu’il serait sage de généraliser.

La création d’assemblées où l’élément autochtone aurait le droit de critique et de discussion serait jugée, dans les pays encore soumis au régime du protectorat, comme une atteinte regrettable au principe même de l’autorité. Celle du roi, père et mère de ses sujets, est déjà trop réduite par nos empiétemens successifs pour que les Annamites nous soient reconnaissais de ce qui leur paraîtrait être une diminution nouvelle. Il ne reste plus grand’chose, en effet, des pouvoirs royaux tels qu’ils ont été définis par le traité de Hué. Nous sommes peu à peu arrivés à détacher administrativement le Tonkin de l’Annam où le souverain ne conserve plus qu’une apparence d’autorité. Quand Thanh Taï fut déposé, dans les conditions que l’on sait, on songea même à profiter de l’occasion pour supprimer tout à fait la fiction royale et décréter l’annexion complète de l’Etat protégé. Mais l’opération s’annonça si grosse de conséquences que le projet ne fut pas exécuté. Le loyalisme monarchique de la population s’était affirmé trop nettement pour être dédaigné. D’ailleurs, les Annamites avaient apprécié la folie du roi comme un châtiment du ciel, une juste conséquence de ses violations des rites et de ses scandaleuses exhibitions de Saigon et de Hanoï. Cependant la sage application du protectorat, dont nous avons en Tunisie un exemple convaincant, faciliterait notre tâche en ôtant au nationalisme indigène les motifs de subsister. Il faudrait, tout d’abord, que nos « éducations de princes » ne fussent plus dirigées par une pédagogie d’opérette. Les innovations administratives, les exigences fiscales qui sont indispensables pour la régénération de l’Indochine seraient alors acceptées sans peine par les populations, si elles étaient ordonnées par leur souverain légitime, agissant, d’après nos conseils, dans une connaissance raisonnée de ses droits et de ses devoirs.

C’est ainsi que les Anglais comprennent leur rôle dans les Etats semi-indépendans de l’Inde. Ils ne pensent pas à les absorber dans leurs possessions directes, car ils ont éprouvé les bienfaits d’un système qui leur assure à peu de frais le concours fidèle de 75 millions d’Indiens. Ils prévoient au contraire son développement au profit des familles déchues dont ils se ménagent ainsi la reconnaissante affection. Nous en trouvons un exemple dans la reconstitution partielle de l’Etat de Bénarès, décrétée en décembre 1910, et qui rend à Sir Prabu Narayen Singh, avec le titre et les prérogatives d’Altesse héréditaire et de chef souverain, un fief de 1 400 kilomètres carrés, habité par 362 000 sujets, enlevé à sa maison par droit de conquête en 1794. Nous aurions avantage à les imiter, au lieu de pratiquer une administration directe dont les plus visibles résultats sont les exigences tatillonnes, le froissement constant des caractères et des mœurs, le témoignage permanent de la sujétion, et qui multiplie néanmoins les abus qu’elle prétend supprimer.

Mais la confiance dans l’attachement intéressé des populations et des princes indigènes n’empêche pas les Anglais d’accroître sans cesse leur force matérielle, et de la préparer avec soin adonner en toute occasion son rendement maximum. Ils voient sans murmurer leurs dépenses militaires dans l’Inde passer de 375 millions en 1900 à 498 millions en 1906[2] ; ils approuvent sans les discuter les réformes de lord Kitchener qui brave toutes les routines et laisse à son départ, en 1910, deux armées solides, prêtes à toutes les éventualités, où l’élément indigène a vu si bien améliorer son sort que les tentatives de désaffection, faites par les agens des nationalistes, seront pratiquement sans effet. C’est ainsi que les soldes et les retraites ont été augmentées, le prestige de l’officier indien accru ; l’Imperial Cadet Corps fondé par lord Curzon attire les fils de grandes familles qui ne trouvent pas assez brillantes les situations honorables et suffisamment rétribuées des capitaines et lieutenans de la Native Army. En Indochine, au contraire, soit par lassitude d’efforts disproportionnés à nos moyens, soit par naïve confiance en des parchemins fragiles, nous supprimons en trois ans le tiers de nos effectifs, nous évacuons des postes, nous laissons de vastes régions sans troupes régulières. Nous refusons à nos tirailleurs le stimulant de l’ambition honnête, nous abolissons les prérogatives morales qu’ils devaient à leurs anciens rois, nous chicanons sur leur solde, nous les abandonnons, sans force de résistance intéressée, à toutes les suggestions perfides. Et comme si ces imprudences n’accentuaient pas assez notre faiblesse, nous voulons encore réaliser sur nos dépenses militaires une misérable économie de trois millions et demi, goutte d’eau dans les 140 millions du Budget général et des budgets locaux.

Certes, les signes de désaffection, les apparences de révolte prochaine sont plus visibles et plus impressionnans dans l’Inde Anglaise que chez nous. Le nationalisme y est plus actif et plus menaçant, mais l’art de gouverner y est plus parfait. Appuyée sur un corps de fonctionnaires éminens, sur des institutions dont la sagesse corrige le libéralisme parfois excessif, sur une politique d’habile équilibre entre des races et des croyances ennemies, sur des intérêts considérables et passionnément conservateurs, sur une armée nombreuse, satisfaite et bien entraînée, l’Angleterre peut attendre sans crainte l’orage des ambitions et des rêves hindouistes. Nous arriverons à la même conclusion pour notre empire indo-chinois si nos administrateurs et nos magistrats ne sont pas inférieurs à ceux de l’Indian Civil Service ; si nous traitons nos catholiques comme les Anglais traitent leurs Musulmans ; si nous donnons aux indigènes des situations administratives en rapport avec leurs aptitudes, leurs traditions et leur vanité ; si nous restaurons le prestige royal et si nous l’utilisons avec adresse, enfin si notre force matérielle est représentée par une armée solide et non par quelques troupes au rabais. Ces conditions signifient, en résumé, qu’un changement radical de notre politique indochinoise est nécessaire. Il n’est pas encore trop tard pour le tenter. La richesse et l’honneur de la France sont intéressés à la prompte exécution d’un programme hardiment réformateur.


PIERRE KHORAT.

  1. Voyez le tableau de la page suivante.
    Avant 1909

    CONSEIL LÉGISLATIF DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL

    MEMBRES DE DROIT

    Lieutenant-gouverneur du Bengale (ou du Punjab) (Selon que le Conseil se réunit à Calcutta ou à Simla.)

    Commandant en chef, Conseil exécutif 8


    MEMBRES SUPPLEMENTAIRES

    A) Nommés (dont 6 fonctionnaires) 11
    B) Élus :
    a) par les Conseils législatifs de Madras, Bombay, Bengale, Provinces-Unies 4
    b) par la Chambre de commerce de Calcutta 1 5
    Vice-Roi 1
    Total 25


    Après 1909

    CONSEIL IMPÉRIAL

    MEMBRES DE DROIT

    Les mêmes que ci-contre 8


    MEMBRES SUPPLEMENTAIRES

    A) Fonctionnaires représentant les huit provinces 8
    B) Membres nommés : pas plus de 15 fonctionnaires ; les autres représentant les minorités ayant des intérêts particuliers, ou les spécialités 19


    C) MEMBRES ÉLUS

    a) par les Conseils législatifs provinciaux et le Conseil des Provinces centrales 12
    b) par les propriétaires des provinces de l’Inde 10
    c) par les Musulmans dans les 6 provinces où ils sont nombreux 6
    d) par les Chambres de commerce de Calcutta et de Bombay 2
    e) par les représentans du commerce indigène 2 32
    Vice-Roi 1
    Total 68
  2. Budget indien pour 1909-1910 : Recettes 1 843 772 500 francs, en diminution de 95 257 500 francs ; dépenses 1 838 000 000 fr., en augmentation de 12 042 500 fr sur l’année précédente.