Le Prisme (Sully Prudhomme)/La Corde raide

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 86-88).


LA CORDE RAIDE


A Madame Aimée Godard.


Prudente équilibriste à l’œil fixe, au pas lent,
Ma raison se confie au doute vigilant
Et résiste à deux voix qui dans le cirque intime,
L’obsédant tour à tour, l’inclinent vers l’abîme.
L’une lui souffle : « L’homme, en naissant faible et nu,
Se prétend créé prince et n’est qu’un parvenu.
La terre, sa première et dernière patrie,
Ne fut pas pour lui plaire et le servir pétrie :
Il n’y défend ses jours que par d’affreux combats.
Elle voit sa misère et ne s’en émeut pas ;
Le sang que font couler l’injustice et la force
Inonde impunément son insensible écorce.
Aveugle, avant qu’il fût elle tournait sans lui
Et sans lui tournerait demain comme aujourd’hui.
Le doigt sûr qui traça son immuable orbite
N’en prit pas la mesure à ce nain qui l’habite,
Et n’eut point, en réglant sa carrière et son pas,
Ô mortels, le souci d’illustrer vos compas.
Son moteur éternel confond votre génie,
Et vos pleurs de sa loi troublent peu l’harmonie.

Vos cités, vos chemins, vos moissons, vos troupeaux,
Vos codes, vos outils, vos armes, vos drapeaux,
Qu’importe à l’Infini ? La terre en paix chemine
Et laisse fourmiller sur son dos sa vermine. »

— « Ô majesté du front ! chante alors l’autre voix,
Triomphe du vouloir sur l’instinct par le choix !
Puissance de la main ! don sacré du langage !
Hyménée où l’amour à se poser s’engage !
De l’homme sur la brute auguste primauté
Ô justice ! Ô tendresse ! Ô science ! Ô beauté
Ce que vous animez de terrestre matière
N’est, il est vrai, qu’un point dans la Nature entière,
Mais plus vaste qu’un ciel et libre comme Dieu
L’âme est une étrangère en ce grossier milieu ;
Son espace est ailleurs, elle n’est pas mortelle,
Tout le poids des soleils ne pourrait rien sur elle !
Oui, l’homme est bien un roi : nul ne connaît l’ennui,
Et nul ne peut sourire, en l’univers, que lui ! »

Pour moi qui n’ose point sous mon front éphémère
De l’immortalité caresser la chimère.
Et ne me reconnais ni vermisseau ni roi ;
Qui, des pensers d’un peuple héritier malgré moi,
Écho de ses leçons dans mes propres études,
Penserais autrement sous d’autres latitudes,
Dont l’amour par les sens captif impur du sol
Ne peut pourtant rêver sans jalousie au vol,
Et dont l’intelligence, éclair furtif, en elle

Mire, avec l’infini, la durée éternelle,
Je ne saurais sans peur et sans témérité
Élire la doctrine où gît la vérité.
Non ! ma raison, debout sur une corde étroite,
Avec un balancier qui penche à gauche, à droite,
Maintient son équilibre au prix de son repos
Jusqu’au bord de la tombe, où, sombrant, les yeux clos,
Elle s’endormira sans regard en arrière
Ni blasphème enfantin ni suspecte prière,
Refusant tout du cœur, même le désespoir,
Fidèle sans salaire à son cruel devoir.