Le Prisme (Sully Prudhomme)/L’Inspiration

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 9-10).
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L’INSPIRATION


À Mademoiselle Ernestine Bertrand.


Nos vers prennent souvent naissance
D’une impression qui, soudain,
Provoque une réminiscence
Par quelque appel proche ou lointain.

De nos songes le sort dispose,
Le poème est à sa merci :
Que je voie éclore une rose,
Je revois un sourire aussi ;

Que son parfum m’effleure l’âme,
Ce tendre éveil met en émoi
Quelque ancien amour qui réclame
Une larme, un soupir de moi.

Qu’une eau vive à mes pieds promène
Le cristal vibrant de ses flots,
Sa musique me semble humaine
Et me rappelle des sanglots.


Que l’air chasse une feuille morte,
Je songe à son vague chemin,
Au même vent qui nous emporte,
À notre inconnu lendemain.

Qu’une vapeur dans l’azur passe,
Il me faut sonder l’infini,
Je vole d’espace en espace
Où fuit le rêve au rêve uni.

Ainsi ma Muse emprunte au monde
Et ne reçoit que du hasard
Son inspiration féconde
Que n’égale jamais son art.