Le Prince de Jéricho/Partie 2/Chapitre II


II

La captive

Durant un assez long moment, Nathalie demeura immobile, toute raidie, en proie à ce nom dont elle répétait inlassablement les trois syllabes, et à cette image dressée en avant de l’embarcation.

— Ellen-Rock… Ellen-Rock…

Qui l’avait averti de son départ ? Comment avait-il pu la rejoindre ? Quelles étaient ses intentions ? Toutes les idées de Nathalie s’entrechoquaient dans son cerveau, et son désarroi était tel qu’elle fut contrainte de se confier au capitaine Williams, et en des termes qui l’étonnèrent elle-même.

— On me poursuit, capitaine… Je connais cet homme. Il est acharné après moi, et je redoute…

Le capitaine sourit :

— On peut vous poursuivre, mademoiselle. Ce n’est pas sur le pont de mon bateau qu’on vous atteindra.

— Vous en êtes certain ? Il est capable de toutes les audaces et de toutes les réussites.

— Sauf de nous prendre à l’abordage, mademoiselle. Nous ne sommes plus au temps des flibustiers.

— Que comptez-vous faire ?

— Mais rien du tout.

— Rien ?

— Absolument rien. Nous n’avons même pas à nous défendre. Une barque montée par deux hommes n’attaque tout de même pas un vapeur de six cents tonnes, à équipage complet.

— S’il osait, cependant ?…

— Tant pis pour lui. Il se coulera tout seul, sans que nous ayons autre chose à faire qu’à le regarder. Mais ne craignez rien. Il y a des folies qu’on n’ose pas entreprendre.

Nathalie hocha la tête.

— Celui-là entreprend, il n’y a pas de folies pour lui…

Le canot avançait avec une régularité impressionnante. À chaque seconde l’intervalle diminuait… Cinquante mètres, quarante, trente… Nathalie distinguait le visage même d’Ellen-Rock. L’expression n’était point agressive, ni crispée, ni sarcastique, mais simplement réfléchie. De ses yeux attentifs, Ellen-Rock mesurait la distance et choisissait sa route, tout en criant ses ordres d’une voix sèche qui dominait le tumulte du vent.

Assis au volant, Berteux, le matelot, obéissait. Près de lui, la femme était assise, la tête et le buste entourés d’un châle de laine tricotée, de couleur violente. Nathalie savait que cette femme n’était autre que la chanteuse italienne.

À vingt mètres, le canot obliqua sur la droite, évitant le sillon creux et le bouillonnement des flots que laissait derrière lui le Nénuphar. Et presque aussitôt il fut à hauteur du yacht.

— Damné personnage ! grogna le capitaine Williams. Comment peut-il tenir sur sa coque de noix sans perdre l’équilibre ? Il fait de la corde raide, les mains dans ses poches.

Les marins de l’équipage s’étaient groupés autour de leur capitaine. De ses deux poings convulsés, Nathalie s’agrippait à la rampe du bastingage et plongeait son regard au fond du gouffre bouleversé où bondissait la barque. Ellen-Rock leva la tête et ôta sa casquette.

Il semblait toujours très calme et surveillait la manœuvre si tranquillement que l’on eût dit que sa présence suffisait à écarter le péril. Le canot se rangea contre le yacht.

— C’est de la démence ! protestait le capitaine Williams. Enfin, quoi ? Il va couler. Qu’espère-t-il ?

Ce qu’Ellen-Rock espérait ? Saisir un câble qui pendait le long du yacht. Deux fois il faillit l’atteindre. Mais le canot se heurtait brutalement au flanc du Nénuphar, qui le rejetait au loin, comme une balle. Cependant, à la troisième tentative, il bondit, s’accrocha à la corde, demeura suspendu au-dessus de l’abîme, et on le vit qui s’élevait vers le bastingage, grâce à un effort prodigieux et en s’arc-boutant des deux jambes.

Le capitaine Williams fut pris de colère. C’était l’abordage comme aux temps anciens, et cela l’exaspérait.

— Ah ! non ! non ! Pas de ça, mon bonhomme ! Il ne sera pas dit que le capitaine Williams aura permis une telle inconvenance !… Allons, les gars, un coup de hache dans le câble ! Et tapez dur ! Nous sommes chez nous, ici, hein ?

Un tel élan de fureur transportait également Nathalie qu’elle approuva la menace du capitaine. Elle non plus ne voulait à aucun prix que le « damné personnage » surgît à ses côtés, et elle stimula les matelots et renchérit sur les ordres du capitaine.

— Hâtez-vous donc ! Nous n’allons pas nous soumettre… Tant pis pour lui.

Surexcitation passagère. Au premier coup de hache qui s’abattit sur le câble, elle saisit le bras de celui qui frappait, s’empara de l’instrument qu’elle jeta au loin et se courba de nouveau au-dessus de l’abîme. L’entaille n’avait fait qu’effleurer la corde, sans en compromettre la solidité. Déjà Ellen-Rock atteignait les barreaux de fer du bastingage et se hissait à la force des poignets

Tout l’équipage se massa pour lui barrer le passage. Un revolver fut braqué.

— Halte ! ou je tire, hurla le capitaine, le canon de son arme contre le visage de l’assaillant.

Mais Nathalie s’interposa. Sans un mot, les bras tendus, elle protégeait Ellen-Rock. Tout le groupe recula, poussé par elle. Un espace vide s’étendit devant Ellen-Rock qui sauta, en riant, une seconde fois enleva sa casquette, et s’inclina légèrement, tout cela avec autant d’allégresse, et de la même façon désinvolte que sur la terrasse de Mirador.

— Excusez-moi, dit-il. J’arrive ici comme un intrus. Mais il le fallait pour votre bien, mademoiselle.

« Pour votre bien, mademoiselle… » On eût dit vraiment qu’il accomplissait un de ces actes de courtoisie et de dévouement banal qu’un homme bien élevé se doit d’accomplir envers une femme pour qui il éprouve de la sympathie. Tout de suite, d’ailleurs, il se mit à une autre besogne. L’extrémité du câble était enroulée autour d’une petite borne de cuivre. Il le déroula et le jeta par-dessus bord comme une amarre.

— Allons-y, cria-t-il à ses compagnons. Tu es prêt, Berteux ?

Berteux avait lâché son volant et la femme s’était dressée. Il fit un nœud avec l’amarre. Elle y passa les deux pieds et empoigna le câble qu’Ellen-Rock fit glisser autour de la borne de cuivre et attira vers lui.

La scène fut exécutée comme un exercice de voltige au cirque, sans fausses manœuvres ni gestes inutiles, sans efforts non plus, et comme si elle avait été répétée plusieurs fois au-dessus d’un filet protecteur. Une demi-minute plus tard, la femme se posait sur le pont ; son châle était tombé, découvrant la tête. Comme l’avait pressenti Nathalie, c’était bien la chanteuse italienne.

Resté sur place, le canot, sur l’ordre d’Ellen-Rock, vira et s’en retourna vers la côte française.

Ainsi Ellen-Rock avait accompli l’incroyable, l’inconcevable prouesse. Deux fois Nathalie avait fui, et voilà qu’Ellen-Rock se retrouvait en face d’elle après avoir déjoué toutes les précautions qu’elle avait accumulées. Sa victoire était si nette qu’elle n’essaya plus de s’y opposer et que lui, de son côté, n’éprouva même pas le besoin de se disculper. Il n’y eut aucune explication entre eux. L’explication de sa conduite, c’étaient les actes qu’il allait accomplir qui la donneraient. Nathalie retourna vers sa cabine, laissant le champ libre au vainqueur. Le capitaine Williams et l’équipage devaient lui obéir.

Tout de suite du reste, on vit qu’il était de ces hommes qui ont d’autant plus le droit de se faire obéir qu’ils savent commander. La manière dont il prit la barre et dont il ordonna qu’on changeât de direction fut celle d’un chef par profession et par habitude. Dix minutes après l’accostage, le Nénuphar, abandonnant la direction du sud-ouest, c’est-à-dire de l’Espagne, piquait vers le sud-est, c’est-à-dire vers l’Italie, ou plutôt vers la Sicile. Ellen-Rock était le maître du navire comme il semblait l’être des événements.

Si Nathalie ne s’était pas dominée, elle eût crié de rage et d’humiliation. Elle était captive, réellement captive, comme au temps des pirates et des tartanes barbaresques. Elle n’était pas la reine délivrée dont Ellen-Rock avait parlé le premier jour, mais l’esclave emprisonnée que l’on tient à sa merci. La reine, cette chanteuse des rues et des cafés borgnes, paraissait en tenir le rôle, comme une favorite dont on ne peut s’éloigner et qu’on emmène avec soi pour assister au triomphe.

Nathalie ne comprenait pas. Enfermée dans sa cabine, les yeux fixés sur le hublot où un peu de clarté pâle luttait contre les ténèbres de la nuit, elle reportait sa pensée aux premières heures de leur rencontre, à la villa Mirador, et elle s’apercevait que toutes les paroles qu’Ellen-Rock avait prononcées, elle en avait gardé le souvenir exact, de même qu’elle se rappelait les moindres incidents de ce soir extraordinaire. Il avait soulevé la lampe et, regardant Nathalie en face, il disait :

« Je vous ai vue jadis. Il y avait du soleil autour de vous et vous étiez près d’une fontaine, dans un jardin. Oui, il y a une minute de votre passé qui fait partie du mien, et c’est pourquoi je vous cherche. En me mêlant à votre vie, j’arriverai jusqu’à moi. »

Il avait dit cela, et d’autres choses qu’il reniait aujourd’hui puisqu’il semblait agir en ennemi. Au fond, dans son désarroi, elle attendait sa venue, certaine qu’il voudrait se disculper, ou bien, au contraire, lui reprocher sa fuite. Il était impossible qu’il fût si près d’elle et qu’il ne la rejoignît point.

Elle se trompait. Il ne vint pas.

Elle sonna et se fit servir à dîner.

Deux heures s’écoulèrent. Quand elle supposa que tout le monde dormait, sauf l’homme de quart, elle se glissa sur le pont. Deux silhouettes se tenaient debout, l’une près de l’autre, appuyées contre la dunette. Une lanterne proche permettait qu’on les discernât : Ellen-Rock et l’Italienne. Ils ne semblaient pas causer. Quelques paroles peut-être, tout au plus, et à voix basse. Elle essaya d’entendre. Aucun son ne parvenait à son oreille.

Elle obéit alors à une impulsion irréfléchie, et si opposée à sa nature qu’en agissant elle avait conscience de faire une chose honteuse et qui lui répugnait. Elle se jeta sur Ellen-Rock et murmura :

— Quel est votre but ? Est-ce qu’un homme se conduit ainsi ? Tant de grossièreté à mon égard !…

Elle ne savait plus ce qu’elle disait et s’en rendait si bien compte qu’elle se sauva sans achever sa phrase et sans même comprendre le but de son apostrophe. Elle retourna dans sa cabine, poussa le verrou et tourna la clef, blessée, frémissante de rancune et de haine. Mauvaise souffrance d’orgueil, la plus pénible de toutes pour une femme qui n’a jamais douté d’elle et de son pouvoir.

À ce moment, apercevant le volume du Corsaire, elle eut l’enfantillage de le consulter, comme on interroge un oracle aux heures de défaillance, et elle posa son doigt au hasard sur une page.

« Mon secret d’amour demeure profondément caché dans mon cœur solitaire… »

Un secret d’amour ! Rien ne pouvait l’outrager davantage. Elle ouvrit le hublot et jeta le volume dans la mer.

Elle ne s’endormit qu’au matin, d’un sommeil lourd et sans rêves.

Quand elle se réveilla, vers la fin de l’après-midi, le Nénuphar ne bougeait plus. Le halètement des machines avait cessé. Par le hublot, elle vit un quai, où roulaient des voitures, où se dressaient des maisons. S’étant habillée vivement, elle sortit et appela le capitaine Williams.

— Eh bien, où sommes-nous ?

— À Palerme.

Elle chercha des yeux et ne vit ni Ellen-Rock ni l’Italienne.

— Où est-il ? demanda-t-elle.

— Parti.

— Hein ? Parti ?

— Oui, un simple adieu « Je vous remercie, capitaine. » Il a voulu me donner cinq cents francs pour l’équipage. J’ai refusé. Alors il a froissé les cinq billets et les a jetés à la mer. Ensuite, il m’a confié une lettre pour vous, mademoiselle. Et il s’est éloigné avec sa compagne, pas plus gêné qu’un voyageur qui a fait une bonne traversée sur un bon bateau. Ah ! le damné personnage !…

Le capitaine tira de sa poche une lettre qu’il tendit à la jeune fille et qu’elle décacheta nerveusement. Quelques lignes étaient griffonnées au crayon.

« Il y a deux ans, quand votre père est mort subitement en Sicile, Jéricho s’y trouvait. Certaines révélations que j’ai obtenues de Pasquarella Dolci, l’Italienne qui m’accompagne, me donnent à croire qu’ils s’y sont rencontrés. Une automobile vous attend près du débarcadère, devant l’église Santa Lucia. Elle vous conduira en quelques heures au village de Castelserano, non loin du temple de Ségeste. Une chambre est retenue pour vous à l’auberge principale. Demain matin, vous voudrez bien, vers dix heures, monter tout en haut du village, à la Casa Dolci.

»  Hommages respectueux,

« Ellen-Rock. »

Nathalie n’hésita point. Libre, elle ne songea qu’à s’enfuir une troisième fois et à reprendre la mer. Le capitaine lui dit qu’il fallait attendre le retour d’une partie de l’équipage qui avait débarqué. Elle se promena donc sur le pont, impatiente et fiévreuse.

La machine se mit en marche. Trois matelots rentrèrent, puis le quatrième, qui était le dernier manquant. Mais, comme on s’apprêtait à retirer la passerelle, subitement, Nathalie changea d’avis, dit quelques mots au capitaine, se chargea de son sac, et s’en alla d’un pas précipité.

Une automobile de louage stationnait devant l’église. Le chauffeur lui demanda :

— La Signora Manolsen ?

— La Signora Manolsen, affirma Nathalie.

Elle prit place.

La route était cahoteuse, avec des flaques de pluie. Un paysage onduleux offrait des plantations de figuiers et d’orangers. Nathalie ne voyait rien et ne regardait pas, engourdie dans une rêverie confuse où elle avait la sensation douloureuse d’agir contre sa volonté. Pourquoi avait-elle accepté ce voyage ? Pourquoi cette soumission inexplicable ? Que la mort de son père ait coïncidé avec un séjour de Jéricho en Sicile, c’était là un hasard qui ne pouvait influer sur ses propres décisions. Alors ?…

La route s’élevait sur des collines que baignait l’ombre du soir. Nathalie arriva tard dans une auberge malpropre où deux hommes buvaient près de la cheminée. Un autre, à l’écart, fumait une cigarette. Tandis que la vieille femme qui tenait l’auberge cherchait le registre des étrangers, elle observait distraitement les trois individus, ainsi que la salle aux murs de chaux noircis. Elle inscrivit son nom sur le registre, puis la vieille la conduisit dans une chambre du premier étage, où son repas était servi.

Jamais elle n’avait éprouvé une telle détresse et une telle envie de fondre en larmes. L’auberge lui semblait sinistre, et elle se demandait si elle n’était pas tombée dans quelque embûche. Le chauffeur d’automobile, l’aubergiste, les trois hommes attablés, autant de complices peut-être. En cas de meurtre, qui saurait jamais ce qu’elle était devenue ?

Elle résolut de passer la nuit sur un fauteuil. Elle y somnola, inquiète, l’oreille aux aguets, regrettant d’avoir éteint sa bougie, et n’ayant pas le courage de la rallumer. Une horloge d’église sonnait les heures. Vingt minutes après minuit, peut-être, elle tressaillit, persuadée qu’on essayait d’ouvrir une des fenêtres, derrière son fauteuil. Elle n’osait se retourner. Elle n’osait appeler non plus, et ne l’aurait pas pu d’ailleurs, tellement la peur contractait son gosier.

Cependant le bruit se précisait, au point qu’elle suivait toutes les phases de la manœuvre, la pesée sur le volet, le crissement d’une vitre que l’on coupe, le jeu de l’espagnolette. Un souffle d’air froid l’assaillit. On avait ouvert. On entra.

Il y a eu autour d’elle le jet d’une lampe électrique. Elle espérait qu’en ne bougeant pas elle demeurerait invisible, dissimulée par le dossier du fauteuil. Mais on venait vers elle. On la touchait presque. Elle en eut l’affreuse conviction, et soudain, dans un sursaut d’énergie, se dressa, prête à la lutte.

La lueur de la lampe aussitôt s’éteignit, avant que Nathalie eût seulement le temps de discerner la silhouette de son agresseur. Une main la saisit à la gorge. Elle retomba assise, folle d’angoisse, incapable de résister. Et cela dura tout au plus une ou deux minutes. La main ne serrait pas davantage. Nathalie respirait à son aise. Mais l’autre main de l’homme cherchait autour de son cou. Son fichu fut dénoué. Un bouton de corsage fut défait. Nathalie tremblait d’horreur et de dégoût. Que lui voulait-on ? Elle comprit brusquement. La main avait saisi un bijou, une sorte de gros médaillon ancien qu’elle portait toujours sur sa poitrine, comme on porte une médaille de sainteté.

D’un coup, l’homme cassa la chaînette d’or et arracha le bijou.

Nathalie ne fit pas un geste. L’homme sauta par la fenêtre et s’enfuit.