Le Prince de Jéricho/Partie 2/Chapitre I


Deuxième partie

Autour d’un temple grec


I

Nathalie s’enfuit

Maxime Dutilleul et les domestiques étaient rentrés à onze heures du soir. Nathalie trouva Maxime fort inquiet, l’appelant et la cherchant partout, une lanterne à la main.

— Eh bien, quoi ? s’écria-t-il. Qu’êtes-vous devenue ? Je me faisais un mauvais sang ! Et ce sacré baron… Il vous a donc abandonnée ?

Elle prit prétexte de sa fatigue et s’enferma chez elle sans donner la moindre explication.

Il en fut de même le lendemain, lorsque Janine et Henriette eurent été mises au courant. Elle ne leur répondit point, et pas davantage à Forville quand il revint à la villa Mirador, lui aussi tourmenté par les incidents de la veille.

— Voyons, Nathalie, insista Forville, que s’est-il passé ? Il paraît que vous vous êtes absentée. Où étiez-vous ? Cet individu vous a-t-il emmenée de force ? Et comment avez-vous pu vous sauver ?

Elle haussa les épaules, et répondit qu’elle était libre d’agir à sa guise.

— Eh bien, moi, Nathalie, je vous dirai l’idée qui m’obsède depuis hier soir, et qui m’a fait abandonner mon voyage et retourner ici. Je suis convaincu que le pseudo-baron est un complice de toute cette bande, un complice de tout premier rang. Sa mémoire perdue, un conte à dormir debout ! Une façon de se rendre intéressant ! Mais, croyez-moi, le personnage est louche, et certainement d’accord avec Jéricho. Qu’en pensez-vous, Maxime ?

— Parbleu ! formula celui-ci d’un air important. J’ai affecté d’être ébloui un moment, mais pour mieux cacher ma méfiance. C’est le type même de l’aventurier sans scrupules. Et je me méfie encore plus des musiciens ambulants. Oui, tout cela est équivoque, et, dans ces cas-là, moi, je décampe. C’est ma force.

Le surlendemain, les journaux du pays apportèrent une nouvelle qui augmenta l’agitation et l’incertitude parmi les hôtes de la villa Mirador, et qui se résuma dans cet article que Maxime lut à haute voix :

« Une étrange aventure. Révélations sensationnelles sur la bande de Jéricho. »

» L’avant-dernière nuit, vers une heure du matin, à Nice, deux agents cyclistes, qui débouchaient de la pointe du Vieux-Château, furent attirés par le bruit d’une querelle au long des quais. Ils arrivèrent au moment où un homme s’écroulait en gémissant, tandis qu’un autre, celui qui avait frappé, s’enfuyait. Poursuivi par les agents, celui-ci sauta dans une barque montée par plusieurs matelots et dont le moteur était sous pression. À la faveur de la nuit, cette barque put sortir du port et disparut.

» Quant au blessé, il avait reçu un coup de poignard entre les deux épaules et respirait à peine. Transporté dans la pharmacie la plus voisine, il fut interrogé et se mit à prononcer des phrases haletantes, précipitées, comme s’il eût voulu dire en hâte ce qu’il avait à dire. On les nota pêle-mêle au fur et à mesure que l’agonisant les balbutiait, et l’on put ainsi reconstituer son histoire.

»  Il s’appelait Ahmed. Il était turc. Cinq ans auparavant, il avait été engagé à Smyrne par un Corse du nom de Boniface, qui était le lieutenant principal du pirate Jéricho. Il avait ainsi participé à toutes les expéditions de la bande et ramassé quelque argent. On voyait peu Jéricho, qui dirigeait les opérations de loin, transmettant ses ordres au major Boniface, comme on l’appelait. Les affaires, depuis quelque temps, allaient mal. Pour cette nuit, on avait filé sur deux barques jusqu’à l’Esterel, au pied d’une villa où demeurait une étrangère très riche. Le coup était bien préparé et l’on comptait sur un butin considérable. Comme d’habitude, le major Boniface avait pris les devants en compagnie d’un camarade appelé Ludovic et d’une chanteuse italienne, tous trois camouflés en musiciens ambulants. À huit heures et demie, le signal avait été donné. Mais, tout de suite, sur la terrasse de la villa, un grand feu s’allumait et la cloche d’alarme sonnait. Alors on faisait demi-tour et l’on s’en allait jusqu’à Nice où Boniface devait revenir par le train. Ahmed, furieux de l’échec, pris de boisson sans doute, attendit Boniface sur le quai, l’accusa de trahison et lui réclama sa part de butin. Querelle, rixe, et, finalement, meurtre.

»  — Une canaille, marmottait Ahmed dans son délire… une brute… il m’a tout volé… une charogne…

»  Et il mourut en injuriant son chef.

»  Toute la journée, achevait l’article, des recherches ont été poursuivies, principalement dans le port et dans les rades et les villages des environs. Elles n’ont donné aucun résultat. En tout cas, un fait est certain : la bande de Jéricho s’est montrée sur la côte de l’Esterel. On doit savoir déjà le nom de la villa qui fut assiégée. Dès demain, le parquet s’y rendra. »

— Eh bien, qu’en dites-vous, Nathalie ? s’écria Forville, dès que la lecture fut terminée.

Maxime triompha, sans la moindre modestie.

— Hein ? je ne me suis pas trompé. Cette troupe d’ambulants, c’était eux… le major Boniface et ses acolytes. Fichtre, j’ai eu du nez de déguerpir, et je commence à croire que je suis doué de certaines qualités de finesse et de clairvoyance qui me mèneront loin dans la vie. Et alors, Nathalie, vous avez entendu les barques ? Et c’est Ellen-Rock et vous qui avez sonné la cloche d’alarme et allumé le feu de joie ? Nom de nom, ce devait être sinistre… Racontez-nous ça…

Nathalie ne raconta rien. Il était manifeste qu’elle se refusait à fournir la plus petite explication sur la soirée.

— Aucun intérêt, dit-elle. Ce ne fut pas sinistre, mais plutôt désagréable et, pour le moment, je vous demande de ne pas me tourmenter avec cette affaire.

Mais l’attitude même de Nathalie irritait encore plus Forville. Il pressentait, entre elle et le baron d’Ellen-Rock, l’existence d’un secret, de quelque chose de spécial qui troublait la jeune fille.

— Que vous le vouliez ou non, Nathalie, il faudra bien parler.

— Pourquoi ? dit-elle.

— Parce que, inévitablement, l’enquête aboutira ici.

— Qu’en savez-vous ?

— Les domestiques ont dû bavarder.

— Non. Ils m’ont promis le silence. J’ai payé.

— Mais on connaîtra le passage des chanteurs.

— Et après ?

— Vous serez interrogée.

— Je répondrai que je ne sais rien.

— Allez-vous garder le silence sur la visite du sieur Ellen-Rock ? Vous n’aiderez pas la justice à savoir ce que c’est que ce personnage et quel rôle il a joué de connivence avec les bandits ?

Elle déclara :

— Je n’ai pas à me mêler des actes du baron d’Ellen-Rock.

— Et si la justice vous y mêle malgré tout ? Si les journaux publient votre nom, le sien ?… Est-ce cela que vous désirez ?

Elle haussa les épaules de nouveau et se tut.

Vers trois heures, on apprit que les gendarmes visitaient des villas à l’est et à l’ouest de l’Esterel, et que des policiers opéraient non loin du Trayas. Le cercle se resserrait autour de Mirador.

À cinq heures, Maxime courut aux renseignements. Il revint tout ému.

— Je l’ai vu comme je vous vois.

— Qui ?

— Ellen-Rock.

— Ellen-Rock est par là ? s’écria Forville. Ah ! qu’il ne s’avise pas !… Mais vous êtes bien sûr, Maxime ?

— Sûr et certain. Il a essayé de se cacher. Trop tard. J’avais l’œil.

Toute la soirée, Nathalie demeura soucieuse. Elle se retira de bonne heure dans sa chambre et dormit à peine. Dès ce moment, elle avait résolu de partir.

Le lendemain matin elle fit passer une lettre à Forville, lui disant que, un peu souffrante, elle gardait la chambre, et le priant de faire en sorte que les soupçons de la justice ne fussent pas éveillés.

Vers neuf heures, le baron d’Ellen-Rock se présenta, tandis que, par bonheur, Forville courait à sa recherche d’un autre côté. Ellen-Rock sollicitait une entrevue pour une communication de la plus haute importance. Nathalie refusa de le recevoir.

Par une des fenêtres du premier étage, elle le vit qui déambulait dans le jardin, les mains au dos, en homme qui a décidé d’attendre. Tout au fond, près des remises, un brigadier de gendarmerie conférait avec les domestiques. Nathalie devait donc renoncer à cette issue.

Elle retourna dans sa chambre, hésita un instant, puis entassa dans un petit sac de l’argent, des carnets de chèques, du linge, descendit et traversa la terrasse. Ce côté de la villa se trouvait désert.

Elle resta penchée quelques secondes au-dessus du parapet qui dominait la terrasse et qu’Ellen-Rock avait franchi l’avant-veille. Très calme, ayant calculé ses risques, et certaine de réussir, elle enjamba.

Trois minutes plus tard, sans un faux mouvement, avec une adresse et une sûreté incroyables, Nathalie sautait sur le sentier de la berge, le remontait, atteignait la grand-route à deux cents pas au-delà de Mirador, et parcourait vivement la distance qui la séparait de la station du Trayas.

Elle prit un billet pour Paris et s’installa dans le premier train. Mais à Toulon, le visage enveloppé d’une gaze, elle le quittait et se faisait conduire au port.

Un joli yacht s’y balançait, fin, élancé, d’un luxe raffiné avec ses cuivres et ses bois précieux. C’était le Nénuphar, construit jadis sur les plans mêmes de M. Manolsen, et qui se tenait toujours prêt à partir pour les croisières que Nathalie entreprenait de temps à autre. Le capitaine Williams et les six hommes de l’équipage lui étaient dévoués corps et âme.

— En route, capitaine, dit-elle.

— À quelle heure, mademoiselle ?

— À deux heures.

— Direction ?

— L’Espagne… les îles Baléares.

À deux heures précises, le Nénuphar sortait de la Grande Rade et gagnait la pleine mer.

Une partie de l’après-midi, Nathalie resta sur le pont, étendue sur un fauteuil transatlantique, les yeux tournés vers la ligne des côtes. Elle n’essayait pas de se donner le change sur les raisons qui l’éloignaient de France. Les ennuis possibles de l’instruction, l’interrogatoire éventuel, le bruit fait autour de son nom, la mise au point exacte de ce qui s’était passé, autant de choses dont elle se souciait peu, et qui n’entraient pas en compte dans ses décisions. Mais l’idée de revoir Ellen-Rock lui était insupportable. Elle gardait de leur rencontre une impression de défaite qui la blessait au plus profond de son orgueil, et qui demeurait en elle si vivace qu’elle avait peur d’une nouvelle entrevue et d’un nouveau duel de leurs deux volontés.

Au fond, elle, toujours si lucide et si volontaire, elle agissait inconsciemment et, pour ainsi dire, automatiquement. Elle avait glissé le long de la falaise à la manière des somnambules qui se promènent, sans tomber, au faîte d’un mur. Elle se sentait moins forte que l’adversaire, battue d’avance, et c’est pour reprendre du champ, pour recouvrer son assurance et s’affranchir d’une domination inexplicable qu’elle prenait la fuite.

Très loyale d’ailleurs avec elle-même, elle ne craignait pas de se le dire à demi-voix :

— Je fuis. Quelques jours de liberté et de solitude, des paysages nouveaux, et l’équilibre s’établira aisément. Comme je rirai dès lors de cette alerte ridicule !

Les côtes de France se mêlaient à la brume de l’horizon. Au milieu de la journée, le vent s’éleva, il y eut un peu de houle, et des nuages crevèrent. Nathalie se réfugia dans sa cabine.

Charmante et gaie, toute tendue de toile de Jouy, cette cabine, avec ses bibelots épars et ses rayons de livres, offrait l’aspect d’une pièce que l’on n’a pas cessé d’habiter. Nathalie y retrouva sa vie au point où elle l’avait laissée lors d’une croisière récente en Turquie. Elle prit un livre. C’était le Corsaire, de lord Byron. Des passages y étaient marqués au crayon rouge. Elle lut, au hasard :

« Il n’avait rien qu’on pût admirer dans ses traits, quoique son noir sourcil protégeât un œil de feu… Mais bientôt, celui qui le regardait attentivement distinguait en lui ce quelque chose qui échappe aux regards de la foule, ce quelque chose qui fait regarder encore et excite la surprise sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi. »

Elle renferma le livre, avec impatience. Elle en ouvrit un autre qu’elle ne lut pas, reprit le Corsaire, et saisit ces mots : « Quel est le charme que sa troupe sans lois lui reconnaît ? Qui peut enchaîner ainsi la confiance des siens ? C’est le pouvoir de la pensée, la magie de l’âme… »

Nathalie éclata de rire et dit à haute voix :

— Enfin, quoi ! je ne vais pas me laisser obséder par cet individu.

Elle remonta sur le pont, et marcha d’un pas nerveux. Cependant la pluie redoublait, le parquet était glissant, et le bateau roulait. Elle dut s’appuyer contre un mât, enveloppée d’un grand manteau, et dans une attitude si romantique qu’elle en eut conscience et, de nouveau, se mit à rire. Elle était exaspérée contre elle. Alors elle éprouva le besoin de parler et, s’approchant de la dunette, dit au capitaine Williams :

— Eh bien, capitaine, il me semble que nous filons à bonne allure ?

— À bonne allure, mademoiselle. S’il n’y a pas de tempête, nous arriverons dès l’aube à destination.

— Vous prévoyez la tempête ?

— Non, mais un fort coup de vent.

Il s’était retourné et, tout en répondant aux questions de Nathalie, braquait sa longue-vue vers l’arrière, sur la partie de la mer que l’on venait de franchir.

— Curieux, dit-il entre ses dents.

— Qu’est-ce qui vous intrigue, capitaine ?

Il répliqua :

— Oh ! rien.

— Quoi encore ?

— Non, rien… un bateau qui suit la même direction que nous.

— Eh bien, c’est tout naturel.

— Tout naturel. Ce qui m’étonne, c’est qu’il nous gagne de vitesse, tout en étant de dimensions très inférieures au Nénuphar.

— Vous croyez ?

— Regardez vous-même, mademoiselle.

Elle appliqua son œil contre la longue-vue, chercha et aperçut en effet un assez gros point noir qui apparaissait de temps à autre au sommet des vagues.

— Que pensez-vous que ce soit ? dit-elle, un torpilleur ?

— Oh ! non.

— Un sous-marin, peut-être…

— Non, certainement non.

Ils parlèrent d’autre chose… Trois ou quatre fois, le capitaine se remit en observation. À la fin, il dit :

— Fichtre, ce qu’il nous rattrape ! On croirait qu’il veut nous atteindre… Il ne dévie pas de notre sillage.

— Et vous savez ce que c’est ?

— Maintenant, oui.

— Eh bien ?

— Un canot automobile.

— Hein ?

— Et qui file comme une flèche.

— Est-ce possible ?

— Voyez les deux masses blanches, à droite et à gauche, plus grosses que l’embarcation elle-même. C’est l’écume qui déferle comme deux énormes moustaches.

À son tour, elle regarda. Elle regarda longtemps, courbée en deux. Quand elle se releva, elle était très pâle, et elle murmura :

— Il y a un homme debout.

— Oui, un homme grand et mince… Il y en a un autre au volant… et il y a quelqu’un encore…

— Ils seraient donc trois ?

— Il me semble.

Le canot fendait la crête des vagues, plongeait, puis bondissait de nouveau. De plus en plus proche, il glissait vraiment sur la ligne qu’avait suivie le Nénuphar.

Dix minutes encore. On voyait distinctement les trois passagers du canot.

— Deux hommes et une femme, prononça le capitaine.

— Oui, deux hommes et une femme, certifia Nathalie. Un des hommes et la femme ne sont qu’à moitié visibles. Mais l’autre se voit tout entier.

— Oui, et on se demande, nota le capitaine, ce qu’il fait là, debout sur le ponton, comme s’il allait se jeter à l’eau.

En elle-même, Nathalie pensait, la figure contractée :

« Celui qui est debout, c’est Ellen-Rock. Aucun doute possible… C’est Ellen-Rock. »