Le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse/03

Le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 627-672).
◄  II
LE
PRINCE VITALE
ESSAI ET RÉCIT A PROPOS DE LA FOLIE DU TASSE

TROISIEME PARTIE[1].


IX.

Le baron Théodore demeura plusieurs jours sans retourner chez Mme Roch, et Mme Roch demeura plusieurs jours sans penser au Tasse. C’était le temps des vendanges. Elle est femme de tête, et si elle charge son intendant de surveiller ses ouvriers, elle se charge elle-même de surveiller son intendant. Quand sa vendange fut en cave et qu’elle eut l’esprit plus tranquille, elle se rappela subitement qu’elle ne savait encore qu’à moitié pourquoi le Tasse était devenu fou. — Vite, dit-elle, qu’on fasse venir le baron ! Quoi qu’il en puisse coûter, j’en veux avoir le cœur net. — Si le baron fut content, ce n’est pas une chose à demander. Il arriva tout courant, et s’écria en entrant :


Quel heureux changement au palais me rappelle ?


Ah ! je le savais bien, madame, que vous vous décideriez à m’entendre jusqu’au bout ! — Et à ces mots, tirant quelques papiers de son inépuisable portefeuille : — Voici, nous dit-il, un manuscrit du prince Vitale ; il me le communiqua, sous le sceau du secret, le lendemain de notre excursion à Némi, et plus tard il m’en fit présent, décidé qu’il était à ne le jamais publier. Après déjeuner, nous étions allés nous asseoir dans le cabinet des Armilles, au pied de la statue d’Hermès Trismégiste, le visage tourné vers l’oratoire, dont la porte était entr’ouverte. D’un air pénétré, d’une voix émue, il me lut ce que je vais vous relire. Écoutez-moi avec recueillement ; c’est un homme antique, c’est un saint qui va parler par ma bouche ; en vous disant ce que fut le Tasse, il se fera connaître lui-même.


I. — LAISSEZ LES MORTS ENSEVELIR LEURS MORTS !

Trois fois heureux l’homme de génie qui naît et meurt à propos ! Heureux encore celui qui, né trop tôt, devance son temps ! Condamné par ses contemporains, il en appelle à la postérité. Les siècles à venir se lient d’amitié avec lui et le visitent dans son délaissement. Mais s’il est né trop tard, s’il est seul à représenter dans le monde quelque chose qui n’est plus, son malheur est sans ressource… Ah ! qu’il est dur de traîner après soi comme un boulet une inutile et ridicule fidélité au passé ! Ah ! qu’il est dur de s’entendre dire : « Laissez les morts ensevelir leurs morts ! »


Torquato Tasso s’était trompé de date en naissant ; ce fut là le plus grand de ses malheurs, celui qui rendit tous les autres irréparables. En vain chercha-t-il à se faire illusion ; il eut la douleur de découvrir qu’il n’était pas de son temps, et cette amère découverte brisa son âme et troubla son esprit. Faites-le naître soixante ans plus tôt : que j’aime à me figurer Léon X lisant la Jérusalem délivrée ! Il l’eût préférée au Roland de l’Arioste, et n’eût pas eu assez de couronnes à décerner au nouveau Virgile ; mais, ô funeste méprise ! ce grand poète, qui par la foi, par la pensée, était un contemporain de Vida, de Raphaël, de Castiglione, ne vint au monde qu’au milieu du XVIe siècle, et fut condamné à vivre dans l’Italie telle que l’avaient faite l’inquisition, le concile de Trente et la compagnie de Jésus… Sa mère, la Renaissance, était morte en donnant le jour à son dernier enfant, et il rêvait toujours d’elle, il s’obstinait à la croire vivante. Un jour il partit pour Rome, assuré de l’y trouver. Comme il entrait au Vatican, une figure terrible se dressa devant lui et lui cria : « Je m’appelle l’Inquisition. » Ce jour-là, son esprit éprouva un ébranlement dont il ne se remit jamais.

Qu’on veuille bien se représenter un poète qui emploie de longues années à composer un chef-d’œuvre accompli, dans lequel il met toute son âme, tout son génie, toutes ses complaisances. Cœur vraiment catholique, avant de donner son poème au public, il le soumet au jugement de l’église. Il se flatte qu’elle lui dira : « Mon fils, que ma paix soit avec toi ! Tu n’as pas consacré tes veilles à chanter de folles aventures, de vaines et puériles fictions, mais les gloires de la chrétienté, le tombeau du Christ reconquis sur les infidèles, les exploits que Dieu opéra par l’épée de ses chevaliers, gesta Dei per Francos… » Qu’il est loin de compte ! L’église détourne de lui sa face, peu s’en faut qu’elle ne le frappe d’anathème ; à ses humbles réclamations elle répond que sa muse s’est donné des libertés qui, approuvées autrefois, ne sont plus même tolérées, qu’il y a cinquante ans que Léon X est mort, que sous Grégoire XIII les seuls juges compétens en matière de poésie sont les inquisiteurs généraux et les bons pères de la compagnie de Jésus, qu’il aura beau faire, Clorinde, Armide, Renaud ne seront jamais de leur goût… Et l’on s’imagine que pour souffrir le Tasse a eu besoin d’aimer Léonore et de n’en être point aimé !


Toute cette histoire se trouve consignée dans les lettres du Tasse, et en particulier dans ce qu’on a appelé sa correspondance littéraire. Pourquoi nos tassistes n’en ont-ils jamais dit le moindre mot ? Le génie dépouillé de ses franchises, enfermé dans un cercle de Popilius, c’est une captivité qui vaut bien celle de Sainte-Anne. Hélas ! j’hésite moi-même à déclarer que Rome a eu part aux infortunes du Tasse. Scrupule puéril ! Que sont les souffrances d’un homme au prix des destinées de l’église ? Luther avait paru. Pour lui résister et pour le vaincre, il fallut qu’aux papes philosophes succédassent les papes rigoristes. Le Tasse naquit du vivant de Paul III, au moment où l’ordre des jésuites venait d’être institué, au moment où le concile de Trente allait s’ouvrir. Est-ce la faute de l’église, et pouvait-elle déroger en faveur d’un seul de ses enfans aux nouvelles règles de conduite que lui imposaient les circonstances ?

Le Tasse fut bien malheureux. Son malheur me touche plus que personne. Je sais un homme qui n’a point de génie, qui n’a point écrit d’épopée, qui n’est rien, et qui cependant souffre souvent, comme le Tasse, de n’être pas né à son heure. Ce siècle lui est un lieu d’exil, un désert. Pour tromper sa souffrance, il visite les hôpitaux, il baise des plaies saignantes, il s’enivre de charité. Soyez béni, mon Dieu, vous qui nous avez donné des pauvres à aimer, des malades à soigner ! La charité, qui est de tous les temps, est le divin remède à tous les troubles de l’esprit.


II. — LE CREDO DU TASSE ET DE LA RENAISSANCE.

Quelle fut la foi religieuse et philosophique du Tasse ? Question qu’il est besoin d’éclaircir pour savoir au juste ce que l’église peut trouver à reprendre en lui. À l’âge où l’on se plaît aux aventures, il s’était laissé entraîner à des erreurs dont il ne devait pas tarder à revenir. Dans une longue lettre qu’il écrivit à Scipion Gonzague deux mois après être entré à Sainte-Anne, il reproche amèrement à ses ennemis d’avoir fouillé avec acharnement dans son passé pour s’armer contre lui des erreurs oubliées de sa première jeunesse, et, s’il reconnaît qu’il a eu des doutes, il déclare que depuis longtemps il avait su s’en guérir.

« Il fut un temps, ô mon Dieu, s’écrie-il, où, plongé dans les ténèbres de la chair… je ne te connaissais que comme le principe éternel et immobile de tous les mouvemens et comme un maître qui se contente de pourvoir à la conservation du monde et des espèces ; mais je doutais si tu avais créé le monde, je doutais si tu avais doté l’homme d’une âme immortelle, et si tu étais descendu sur la terre pour t’y revêtir d’humanité… Toutefois il me fâchait de douter, et volontiers j’eusse banni de telles pensées loin de mon intelligence, avide des hautes et souveraines recherches ; volontiers je l’eusse réduite à croire sans répugnance tout ce que croit et enseigne sur toi ta sainte église catholique romaine. À la vérité, Seigneur, je le désirais moins par amour pour toi et ton infinie bonté que par une certaine crainte servile des peines de l’enfer, car souvent retentissaient dans mon imagination troublée les trompettes angéliques du grand jour des peines et des récompenses, et je te voyais assis sur les nuées, et je t’entendais dire (ô paroles pleines d’épouvante) : Allez-vous-en, maudits, dans les flammes éternelles ! Cette pensée était si forte en moi que parfois je ne pouvais m’empêcher de m’en ouvrir à quelque ami, et, vaincu par cette terreur, je me confessais et je communiais aux temps et de la façon que prescrit ton église. »

Cependant le Tasse avait, si j’ose ainsi parler, le cœur naturellement catholique. Il écrivait un jour au neveu du pape Grégoire XIII, le marquis Giacomo Buoncompagno, que les pères jésuites qui l’avaient élevé l’avaient fait communier avant l’âge de neuf ans, et lorsqu’il ignorait encore que le corps du Christ se trouve réellement dans l’hostie. Et néanmoins, ému d’une secrète dévotion, il devina le sacré mystère à la joie étrange qu’il sentit couler en lui. Un cœur ainsi fait ne peut être longtemps infidèle à Dieu ; le doute ne s’enracine que dans les âmes dont il se sent secrètement aimé. Au temps même de sa mécréance, le Tasse, — c’est lui qui nous l’apprend, — souhaitait le triomphe de la foi catholique dans le monde avec une indicible ardeur, con affetto incredibile. Il implora la grâce divine, qui ne fut pas sourde à ses prières. « Peu à peu, fréquentant les saints offices, récitant chaque jour des oraisons, ma foi allait s’affermissant… Et déjà je commençais à rire de mes doutes… Je n’osais, Seigneur, te demander de me ravir au ciel comme saint Paul, ou de te montrer à moi face à face comme à Moïse ; mais je m’approchais de la nuée derrière laquelle tu te caches, et, me tenant au pied de la montagne des contemplations, les oreilles et les yeux purifiés, je cherchais à entendre cette voix qui prononce des paroles de pitié, et à voir la montagne fumante et tout étincelante de foudres et d’éclairs. »

Assurément je ne voudrais pas faire du Tasse le modèle du parfait croyant ; ce n’était pas un de ces esprits réglés où tout se tient, où tout est d’accord, qui sont toujours dans une assiette ferme et égale. Ame combattue et flottante, il se faisait en lui des partages étranges, ou, pour mieux dire, il y avait en lui deux âmes, une âme de lumière, une âme de chair et de sang. Amant platonique de Léonore, auprès de Philis il n’écoutait que ses sens ; esprit contemplatif, il fut épicurien par accès. J’affirme seulement que, comme la volupté, le doute ne fut qu’une crise passagère dans sa vie. Il faut l’en croire ; jamais homme ne fut plus sincère en parlant de lui-même : « Je suis chrétien et platonicien, » a-t-il dit souvent. Oui, sa vraie foi, celle qu’il a professée dans tous ses écrits, celle qui inspira le plus beau de ses poèmes, c’est ce platonisme chrétien et catholique qu’enseignèrent à Florence Ficin et Pic de La Mirandole, que les pinceaux de Raphaël ont revêtu de formes et de couleurs, qui, au commencement du XVIe siècle, envahit tout, les académies et les cours, qui eut pour sectateurs des cardinaux comme Sadolet, des gens du monde comme Castiglione, et qui un jour s’est assis sur le trône pontifical dans la personne de Léon X.

Trop souvent la pensée religieuse de la renaissance a été méconnue, ravalée, travestie. L’enivrement des sens, l’exaltation de la chair, le culte frivole de la forme, l’adoration profane de la beauté, le paganisme ressuscité, c’est sous ces traits qu’on a peint le siècle de Léon X. Eh quoi ! connaît-on le génie d’une époque, quand on n’en considère que les déviations et les excès ? Et quel principe n’a été altéré et faussé par les passions humaines ? Dans le platonisme chrétien des Ficin et des Pic, je reconnais l’épanouissement complet de l’idée catholique, qui a pris toute sa croissance.

Les créations de Dieu comme les œuvres de l’homme sont soumises à la loi du développement graduel, elles suivent un cours ordonné. La douceur de Dieu est sa violence, il ne brusque rien ; les siècles sont ses journées. Il a donc voulu que la révélation eût son histoire, qu’à l’exemple de tous les êtres animés, elle se développât et s’accrût avec le temps. C’est pour cela qu’il a institué son église, divine couveuse chargée de féconder et de faire éclore l’un après l’autre, aux heures marquées par l’éternelle patience, tous les germes de vérité que renfermait l’Évangile. Cette volonté divine paraît visiblement dans la formation du dogme chrétien ; il a mis des siècles à s’organiser et à parcourir le cercle de ses métamorphoses. Comme le dogme, le génie moral du christianisme eut son histoire. D’abord l’église n’annonça aux hommes que la doctrine du salut par la croix, c’est-à-dire par les larmes, par la souffrance volontaire, par le mépris de tout ce que le monde aime et honore : toute chair est corrompue ; on gagne le ciel par le détachement absolu de toutes choses. La vie est un mensonge, rien n’est vrai que la mort ; mourez dès à présent à vous-même et au monde !… Ce cri retentit au milieu des corruptions de la vieille société mourante, au milieu des violences de la barbarie sortant de ses forêts pour se ruer sur l’héritage des Césars. Les austérités et le deuil de la pénitence, la discipline, les macérations de la chair, voilà ce que prêche le christianisme à la chair en révolte. Il est moine et ascète, il se revêt de bure ; le doigt levé vers le ciel, il maudit la terre, la nature, la vie elle-même.

Mais avec le temps un ordre nouveau se dégage du chaos sanglant de la barbarie. À mesure que cette société, d’abord incertaine d’elle-même, s’assied plus solidement sur ses bases, l’église change de rôle et de langage ; elle pressent de loin la naissance d’une civilisation nouvelle dont elle veut s’emparer pour la marquer à l’effigie de Dieu. Elle ne fulmine plus l’anathème contre le monde ; elle enseigne aux fidèles comment, en vivant dans le monde, ils peuvent vivre pour Dieu. Elle conçoit une autre sagesse que celle du moine savourant d’avance les délices de la mort dans le silence du cloître ; sage aussi est celui qui, habitant parmi les hommes, travaille d’un cœur pur et serein aux œuvres de son métier. Autrefois, dans la prévision de la fin prochaine de toutes choses, pèlerin en voyage, elle campait sous la tente, se tenant toujours prête à déloger ; aujourd’hui elle se bâtit des maisons de pierre magnifiquement ornées, et qui, plongeant dans le sol des racines profondes, témoignent qu’elle croit à ses destinées terrestres. Elle ne bénit plus seulement la haire et le cilice de l’ermite, mais l’épée du chevalier, la charrue du laboureur, la plume du savant, la truelle du maçon, l’équerre de l’architecte, consacrés par elle au service du Seigneur. Que dis-je ? elle se relâche de ses anciennes sévérités envers la guitare du jongleur qui s’applique par ses chants à tromper les ennuis des cours et des chaumières. Enfin elle voit ici-bas autre chose encore que des âmes à sauver en les purifiant par le sang du Christ ; elle proclame que la Providence a des desseins sur ce grand être collectif qu’on appelle l’humanité, et que le règne de Dieu, avant de s’accomplir dans les hauteurs des cieux, doit se manifester sur cette terre dans la vie des nations… Oh ! quel esprit de joie est soudain descendu du ciel ! Harpe de David, apprenez à moduler vos chants, entremêlez aux soupirs de la pénitence les accens d’allégresse des rachetés qui cheminent sur les mille sentiers du monde dans la sainte liberté de Dieu ! Couronne sanglante du Christ, qu’on vous voie reverdir et fleurir ! fleurs divines ! ce sont les fleurs de l’espérance, de l’amour, de la joie, toutes les fleurs de l’éternel printemps des cieux !…

Ne dites donc pas que la renaissance fut une surprise, un accident subit et inopiné ; elle avait été préparée de loin par le moyen âge : l’humanité commence à renaître dès le XIIe siècle… Vous alléguez ces manuscrits grecs qui, apportés comme par miracle en Italie, réveillèrent les intelligences assoupies. Ne faites pas de ces manuscrits des amulettes, des talismans. Byzance les méditait depuis des siècles, et Byzance restait Byzance. C’est que pour lire, il suffit d’avoir des yeux ; pour comprendre, il faut avoir une âme. Dans ces dossiers poudreux, l’âme renouvelée de l’Italie sut retrouver l’âme de la Grèce, et ce qu’elle étudia dans Sophocle et dans Platon, ce ne fut pas seulement l’art de bien dire, mais l’art de bien vivre, l’idéal de la vie complète que la Grèce avait su rechercher autrefois et que la renaissance s’appropria, mais en l’agrandissant, en l’épurant, en l’accommodant aux besoins d’une société chrétienne… L’ascétisme monacal disait à l’homme : « Abstiens-toi, mortifie-toi, vis le moins que tu pourras, prépare à la mort sa victime ! qu’à son arrivée elle trouve l’autel fumant et le sacrifice commencé !… » Le catholicisme platonicien dit à l’homme : «Étends ton âme, élargis ton cœur, répands ta vie ; en accroissant ton être, tu deviendras plus semblable à Dieu, qui est la perfection de l’être. »

Conséquente à elle-même, la renaissance s’occupe aussi du corps ; elle prend sa défense contre les injustes rigueurs de l’ascétisme ; elle ne veut plus qu’on l’insulte, qu’on le macère, qu’on le flétrisse ; elle remet en honneur la santé et l’hygiène. Pourquoi traiter le corps en ennemi ? Dieu l’a destiné au service de l’âme : ne doit-on pas des soins à ses serviteurs ? Aussi écoutez cet évêque, ce cardinal, ce pieux et fervent catholique, Sadolet. Dans son traité de l’Education, il veut restaurer au nom du Christ les méthodes de la Grèce. La gymnastique et la musique doivent être, selon lui, les institutrices du premier âge, et à ces esprits âpres et chagrins qui lui représentent que la souplesse des mouvemens, les grâces du visage et du maintien, l’agrément des manières et du langage, sont aussi peu nécessaires que les raffinemens de l’esprit à qui veut faire son salut, il répond : « Nécessaires, je ne sais ; mais utiles, n’en doutez pas. » Et il ajoute : « Ah ! gardons-nous de mépriser et de retrancher de notre vie tout ce qui n’est pas la seule chose nécessaire, de peur qu’en voulant devenir divins nous ne cessions d’être des hommes. »

La vie complète ! c’est le programme de la renaissance. Il est bon que l’âme essaie de toutes les attitudes ; est-il besoin d’être à genoux pour prier ? Il est bon que l’homme multiplie ses sentimens et ses pensées ; les esprits et les cœurs en friche ne sont pas agréables à Dieu. Il est bon que l’homme sache rire aussi bien que pleurer ; si le travail et la douleur sont sacrés, les plaisirs purs n’ont rien qui offense la suprême sagesse, et il dépend de nous de l’associer à nos fêtes. Écoutez encore ce chanoine, ce prédicateur, ce grand philosophe, Marsile Ficin. Cet apôtre de l’union mystique a écrit l’éloge des festins. On croit lire Platon, mais un Platon chrétien. Les banquets, selon lui, sont l’assaisonnement de l’amitié, le charme de l’existence ; dans la joie qui les accompagne, les âmes se détendent, les caractères se polissent, la raison même jette de plus vives étincelles. Il faut écarter avec soin de sa table les esprits moroses et contentieux, « à moins qu’ils ne ressemblent à Xénocrate le platonicien et à Zénon le stoïcien, qui s’adoucissaient par le vin comme les lupins déposent leur âpreté dans l’eau. » Il faut parler des choses divines avant d’avoir bu, des choses naturelles au dessert, mêler l’agréable à l’utile, des contes à la morale, et finir par les chants et la musique, laborum dulce lenimen. Bien dîner, c’est dîner dans la compagnie des Grâces, des Muses, d’Apollon, de Platon ;… mais gardons-nous d’oublier le Christ. Que la place d’honneur soit réservée à ce divin convive ! Il ne se refusait pas aux joies des banquets : à Cana, il changea l’eau en vin, et n’est-ce pas à table qu’il révéla à ses disciples les mystères de l’eucharistie ? « Lui présent, nous nous souviendrons que le principal aliment de l’homme, ce ne sont pas les plantes et les animaux, mais l’homme lui-même, et moins l’homme encore que Dieu. » C’est ainsi qu’en usait Ficin avec ses disciples Cavalcanti, Landino, Politien. Et ce même Ficin, en sortant de son cabinet, où il venait de passer de longues heures dans l’étude et dans l’extase, il s’en allait errer avec un ami au penchant des collines de Fiesole, et, contemplant avec délices l’admirable paysage qui se déroulait sous ses yeux, il s’y choisissait un site favorable pour s’y bâtir en imagination une maison selon son cœur… Méditer Platon dans une telle retraite, quel sort digne d’envie, et qu’il est doux, quand on a de tels rêves, d’être l’ami d’un Laurent de Médicis !…

Renoncer à tout pour aller à Dieu, c’était la maxime de l’ascétisme. Se servir de tout pour se rapprocher de Dieu, c’est le précepte de la renaissance. Et jamais peut-être son génie ne fut mieux défini que par le Tasse dans son dialogue sur la vertu : « Tout sert à la vertu, dit-il, pour parvenir à la vraie félicité ; elle tire parti des richesses, des honneurs, des magistratures, des armées, des commandemens, qui lui permettent d’agir avec plus de liberté et de grandeur ; elle fait servir à ses fins les armes, les chevaux, les riches ameublemens, les statues, les tableaux, tous les ornemens de la prospérité, — les amitiés aussi et les joyeuses compagnies ; elle appelle des extrémités du monde les plus fameux philosophes, elle rassemble les livres, elle recueille tous les monumens où se conservent les antiques souvenirs de l’humanité ; elle se fait apporter d’Arabie ou des Indes et du fond de l’Orient des herbes, des plantes, des animaux ; elle y ajoute les sphères, les globes, les images du ciel et de la terre, et de tout cela elle fait son profit pour s’élever aux félicités de la contemplation… »


Pourquoi l’homme est-il appelé à étendre sa vie de toutes parts et à reculer autant qu’il est en lui les bornes de son être ? C’est que l’homme, par la place qu’il occupe dans la hiérarchie des créatures, est véritablement le centre de l’univers. En lui, la nature se connaît et s’initie aux mystères de l’esprit, et, quand il lui plaît, il répand dans le sein de l’aveugle matière le Dieu dont il est plein. Oui, la matière informe, inerte, il l’ennoblit en la dressant au service de l’intelligence, et l’on dirait qu’il lui donne le sentiment et la pensée. C’est peu encore : par la magie ou par la cabale (car il est une magie sainte et favorisée de Dieu), il entre en communication avec ces âmes inférieures qui dorment ensevelies dans les ténèbres de la matière ; il les appelle, il les éveille, il les unit, les marie entre elles, et ces combinaisons produisent des effets surprenans où la raison ne peut atteindre. « La magie, a dit Pic, repose sur le mariage des vertus secrètes de la nature, magicam operari non est aliud quam maritare mundum. » Et plus surprenans encore que ces effets magiques sont les prodiges enfantés par la prière. Un cœur que dévore la fièvre de l’amour divin sait faire à la Divinité de saintes violences ; il la contraint de descendre en lui, et, au nom de cet hôte invisible qui lui communique sa puissance, il commande en maître à tout ce qui méconnaissait encore son empire ; il se fait entendre des flots irrités, des orages, de la mort elle-même, plus sourde encore que les tempêtes.

Cependant l’homme n’a accompli que la moitié de son œuvre, quand il lient sous ses lois les royaumes des êtres inférieurs. Placé aux confins et au point de rencontre de deux mondes, il les doit conquérir l’un et l’autre. Qu’il sache le vouloir, et, sans quitter la terre, le ciel sera son partage. La raison qui lui est propre n’est pas le suprême avantage dont il jouisse. O saintes déraisons où l’homme, possédé d’une fureur divine, contemple ce qu’il ne peut comprendre, et s’enivre de joies qu’il est impuissant à décrire ! Tantôt, comme s’arrachant à lui-même, il s’élance d’un bond jusque dans le séjour de l’éternelle beauté, dont tout ce qui existe n’est qu’une pâle et imparfaite copie, et il se nourrit avidement de cette chair délicieuse. Tantôt, illuminé d’un rayon prophétique, il sort du temps, les voiles tombent, ses regards fixes et assurés dévorent l’avenir, Dieu lui abandonne cette proie. Que si cette possession ne lui suffit pas, il a en lui de quoi s’élever plus haut encore. « L’intelligence humaine, a dit le Tasse, renferme en elle les formes de toutes choses, et elle a le don de s’assimiler à tous les objets de sa pensée, ce qui permet de dire que l’univers entier est en elle… Et ainsi, par la contemplation des pures intelligences ou des anges, il dépend d’elle de devenir angélique, et elle se rend toute divine par la contemplation de la Divinité. »

Homme, aspirant à la vie complète, vis par les sens, par la pensée et par l’extase, car l’univers est en toi ! — C’est le mot de la renaissance. Aussi ne nous étonnons pas des merveilles qu’accomplirent ses artistes. L’art atteint sa perfection, s’épanouit dans sa fleur aux époques où l’homme, connaissant sa propre grandeur, se sent en harmonie avec le monde.

Saintes de Fra Angelico, l’admiration que vous nous inspirez est mêlée d’une tendre pitié ! Ames charmantes, vous êtes malades et souffreteuses ! Je ne sais quelle pudeur de vivre vous travaille. Oh ! que la terre est dure à vos pieds délicats ! Vous semblez dire : Nous avons habité avec les peuples de Cédar et nous avons été étrangères au milieu d’eux. Qui nous donnera des ailes comme à la colombe ?… Anges dépaysés, hâtez-vous de fuir, car un jour nouveau se lève, et la terre entendra prêcher une nouvelle sagesse que vous ne pourriez comprendre… Une âme saine, libre et heureuse, une âme qui se sent à l’aise dans son corps, parce qu’il ne lui résiste pas et qu’elle le pénètre de toutes parts comme un rayon de soleil pénètre un pur cristal, une âme qui sait goûter tour à tour les joies de la contemplation, le charme de sentir et la douceur de respirer, une âme qui, guérie de toute fausse pudeur, s’abaisse sans déroger aux soins ordinaires de la vie, ou, s’élançant à Dieu, vit dans le divin comme l’oiseau dans l’air, une âme infiniment étendue et divinement harmonieuse, — voilà ce que je lis dans les yeux d’une Vierge de Raphaël !

Après avoir rétabli l’harmonie dans la vie humaine, la renaissance la rétablit aussi dans l’histoire de l’humanité. Elle a réconcilié les sens avec l’esprit, la matière avec les splendeurs angéliques ; — elle entreprend de réconcilier le paganisme avec le Christ, elle amène aux pieds du crucifié tous les sages de la terre, en lui disant : Ils sont à toi, un rayon de ton esprit était en eux, que ta grâce leur soit donnée !… Les horizons se sont agrandis, les entrailles se sont dilatées. Que la tolérance est un mot froid et vide de sens ! La renaissance est animée de cette brûlante charité de l’intelligence qui s’en va recueillir avec amour dans les doctrines les plus défectueuses et les plus entachées d’erreur les moindres parcelles de vérité qu’elles renferment dans des filons cachés. Elle ne peut plus admettre un Dieu jaloux, avare de lui-même, qui a fait luire sa lumière aux yeux d’un seul peuple qu’il s’était choisi pour dépositaire de ses secrets, tandis qu’il laissait marcher le reste de la terre dans les ténèbres de la mort. Disparais, vaine distinction du profane et du sacré ! Il n’y a de profane que le vice, il n’y a d’impie que le mal ! Le Christ aux bras étroits est l’idole des fanatiques. Périssent les autels de cette divinité menteuse !… Dieu vrai, Dieu infiniment bon, dans tous les temps toutes vos créatures vous ont été chères, vous vous êtes révélé à elles selon diverses mesures, et les doctrines des gentils furent la préparation de votre Évangile, l’aurore sacrée de ce divin soleil !

Déjà le moyen âge avait entrevu cette grande vérité. Il était allé demander à la Grèce son Aristote pour en faire un ouvrier du Seigneur… Avez-vous jamais vu l’un de ces vieux tableaux qui représentent le géant saint Christophe faisant passer un torrent à l’enfant Jésus assis sur son épaule ? Le courant est rapide ; si petit que soit l’enfant, il pèse comme un monde ; le géant marche courbé, s’appuyant sur son bâton ; un rayon du soleil levant vient chercher son front et lui apporte une bénédiction du ciel… Aristote fut le saint Christophe du moyen âge, le géant de Stagyre fit passer à l’enfant Jésus le torrent de la barbarie.

Ce que le moyen âge avait commencé, la renaissance l’achève. Ce n’est plus Aristote seulement, mais tous les philosophes de la Grèce, et à leur tête le plus religieux de tous, Platon, qu’elle enrôle parmi les serviteurs de l’église, car, en dépit de leurs contradictions apparentes, elle croit à l’harmonie de tous leurs systèmes. La philosophie n’est pas l’ouvrage de la raison abandonnée à elle-même, elle a été inspirée d’en haut. Il y a, selon Ficin, de la religion dans la philosophie, comme il doit y avoir de la philosophie dans la religion. Le vrai philosophe est un prêtre, le vrai prêtre est un philosophe. C’est par le jeûne, par l’oraison, que Pythagore se rendait digne des illuminations de l’Esprit-Saint. Socrate a été une préfiguration du Christ. Et que dira Ficin de son cher Platon ? Se couvrant de l’autorité de saint Augustin, qui déclare que les vrais platoniciens sont presque chrétiens, il affirme que Platon a été visité de Dieu, et que c’est par lui qu’on va à Christ. À son exemple, Pic démontra la concordance du platonisme avec les révélations juive et chrétienne, et tour à tour, interprétant le récit mosaïque de la création, il retrouvait dans la Genèse les dogmes de la philosophie ou il découvrait dans Platon les rudimens de la théologie chrétienne et l’explication des saints mystères… « Ah ! que vous êtes heureux, écrivait Landino à Robert Salviati, d’avoir joui de l’intimité de ce grand homme !… Grâce à lui, vous avez vécu dans la familiarité d’Aristote et de Platon, et il vous les a fait étudier de telle sorte, que vous avez appris à reconnaître en eux, outre l’antique doctrine de l’Académie et du Lycée, des lueurs de la sagesse des Paul, des Jean, des Denis, des Augustin, des Jérôme et des Thomas. »

Et ce n’est pas seulement les philosophies que la renaissance réconcilie avec le Christ, ses miséricordes s’étendent à toutes les antiques religions. Comme les sages, les dieux des gentils ont annoncé le vrai Dieu, dont ils furent une imparfaite et grossière ébauche ; comme les doctrines des Aristote et des Platon, les vieilles théologies furent des manuscrits incorrects et incomplets de l’Évangile. Les prétendues idoles sont des divinités voilées, toutes les fables des mythologies sont des allégories et des symboles. Les platoniciens florentins déchiffrèrent avec ardeur ces mythes qui avaient servi à mettre la vérité à la portée du monde encore enfant, et qui, déguisant des pensées profondes sous des fictions enjouées, prêtaient à la sagesse un faux air de folie. C’est à cette école que s’était formé le Tasse ; pas plus que ses maîtres, il ne crut déplaire au Christ en se liant d’amitié avec les dieux de la fable. Il vit en eux les génies des sphères célestes qui sont chargés par le Créateur de verser sur les hommes leurs influences bienfaisantes : de Saturne procède la puissance contemplative, de Jupiter les vertus royales et le don du commandement, de Mars les qualités qui font les héros, du Soleil les clartés prophétiques et le souffle qui fait les poètes, de Mercure l’éloquence, de Vénus les douceurs et les sublimes dévouemens de l’amour. Ailleurs il considère les olympiens comme des hommes inspirés qui ont répandu parmi les nations encore barbares les bienfaits de la civilisation, qui leur ont ouvert l’esprit à de hautes pensées et à qui Dieu permit de se faire adorer, afin que le ciel ne demeurât pas vide jusqu’à la venue du Christ. Le Tasse croit que dans tous les temps la puissance divine s’est révélée à ses créatures par des effets surnaturels ; il traite d’insensés ceux qui mettent en doute la réalité des prodiges dont sont pleines les antiques annales des peuples ; il pense que le serpent d’Epidaure, qui délivra Rome de la peste, était ce bon ange dont l’office est de guérir les douleurs humaines ; il estime que c’est un esprit céleste qui fit parler la Junon de Veïes, et que les deux cavaliers mystérieux qui annoncèrent la défaite de Persée étaient des envoyés de Dieu ; il admet que les bons démons ont toujours servi d’ambassadeurs entre le ciel et la terre, que Minos a réellement reçu ses lois de Jupiter, Lycurgue d’Apollon, Numa d’Egérie, et il tient pour certain que les mythologies sont des symboles profonds.

Laissons railler ou s’indigner à leur aise ces esprits moroses qui font un crime à la renaissance d’avoir osé représenter sur des murailles consacrées les images des Grâces, de Mercure et d’Apollon. Ils oublient que, par l’interprétation qu’elle donnait de leurs légendes, elle avait pour ainsi dire converti tous les dieux au christianisme. Qu’il était touchant d’ouvrir ainsi les portes du temple aux précurseurs du Christ et d’abriter ces néophytes augustes sous les ailes du Dieu vivant qu’ils avaient annoncé par des mensonges pleins de vérité ! La foi de ce siècle n’était pas cette foi inquiète et peureuse qui craint que son Dieu ne lui échappe, si elle ne le met en séquestre ; ce n’était pas non plus cette dévotion ombrageuse qui, semblable à une maîtresse chagrine et jalouse, exige que celui qu’elle adore n’ait des yeux que pour elle. Aussi ne craignaient-ils point, ces grands esprits, de comparer les extases de Socrate et de Plotin aux ravissemens de saint Paul, Diotime à sainte Elisabeth, les sibylles aux prophètes, Zoroastre à Moïse, Orphée à David, Hermès Trismégiste à saint Jean le précurseur, car ils avaient reconnu que, dès les commencemens du monde, il s’est fait dans la conscience humaine comme un travail d’enfantement, comme une sourde végétation de Dieu, jusqu’au jour où il plut à la vérité sainte de se déclarer tout entière dans la personne du désiré des nations et de remplacer par la pure lumière les pressentimens et les énigmes… Que signifient les mots, si ce n’est là le catholicisme éternel, la véritable église universelle qui est arrivée à se connaître, qui a renversé toutes les barrières par lesquelles elle donnait des bornes à sa propre grandeur, et qui voit d’un œil rayonnant de joie sa tradition perpétuelle se dérouler sans fin dans l’espace et dans le temps ?

Et cette véritable église catholique. Dieu voulut qu’elle prît un jour possession du trône des souverains pontifes, et il choisit à cet effet ce Jean de Médicis qui, dès son enfance, avait sucé dans la maison paternelle le lait de la nouvelle doctrine, ce Jean qui avait crû en grâce et en sagesse à l’école des Pic et des Politien, et à qui Ficin écrivait, en lui adressant un ouvrage d’un philosophe païen : « Désirant te féliciter d’avoir été nommé cardinal, je n’ai pas trouvé de meilleur messager que ce Jamblique que nous appelons divin et que nous traitons de pontife… Écoute attentivement ce que te dira cet homme divin. Il nous a promis de te parler un langage digne de lui et de toi et de te révéler tout ce qu’ont pensé sur la religion et sur les choses divines les prêtres égyptiens et assyriens. » Et il lui écrivait encore : « Du suc de toutes les fleurs que nous avons cueillies pour toi dans les jardins de l’Académie, abeille industrieuse, compose un miel céleste. »

Mais que servent les paroles ? Bramante et Raphaël se sont chargés de manifester la piété de la renaissance par des témoignages plus éloquens que tous les discours. Vous qui voulez savoir ce que la renaissance pensa de Dieu, allez au Vatican dans la salle de la Signature ; méditez ces fresques, dans lesquelles est résumée toute la sagesse d’un siècle ; pénétrez-vous de la pensée de paix et d’amour qui inspira cet incomparable poème, dont l’harmonie égale la grandeur. Ces murailles parlent ; quel concert ! La théologie, la philosophie, la poésie, la jurisprudence, unissent leurs accens ; la voix de Zoroastre et de Platon se marie aux cantiques des anges ; la lyre d’Homère alterne avec celle du roi-prophète ; Apollon chante, et le Père, le Fils et le Saint-Esprit lui répondent. Sainte conspiration ourdie par la renaissance ! Qu’êtes-vous devenus, anathèmes et tristesses de l’antique ascétisme ? Voici : « Ils allaient et pleuraient en répandant des semences ; ils sont revenus pleins de joie, portant des gerbes dans leurs mains. » ….. Voyageur qui veux t’instruire, en sortant du Vatican, entre à Saint-Pierre. Le témoignage de Bramante te confirmera celui de Raphaël, et tu ne contempleras pas longtemps ces voûtes sublimes sans reconnaître que le Dieu qui règne dans cette immensité, et qui seul peut la remplir, n’est pas uniquement le Dieu des hommes, mais qu’il est encore, pour parler avec David, le Dieu des dieux.


III. — LA RENAISSANCE RÉPUDIÉE PAR l’ÉGLISE.

Au sommet d’une colline avait crû un chêne immense ; sous son écorce rugueuse et durcie par les siècles courait une sève abondante, épaisse, incessamment rajeunie ; ses racines s’enfonçaient dans les profondeurs de la terre ; rien ne pouvait arrêter l’effort de ses bras nerveux qui s’allongeaient et se multipliaient de toutes parts ; il élevait jusqu’au ciel l’orgueil de son front. Des légions d’oiseaux accouraient s’abriter parmi ses feuillages et y bâtissaient leurs nids. Aux heures brûlantes du jour, tous les bergers venaient en compagnie de leurs troupeaux se mettre à couvert sous ses branches ; ils bénissaient cette ombre hospitalière, et une fraîcheur délicieuse entrait dans leurs yeux et dans leurs cœurs… Un jour un homme d’un esprit dur vint à passer en ce lieu, et comme les oiseaux et les bergers lui criaient : « Arrêtez-vous ici, mettez-vous à l’abri ! » il leur répondit avec mépris : « À Dieu ne plaise ! ces ombrages sont impurs ; ce chêne n’est qu’un gland corrompu, car enfin, pour devenir un arbre, il a fallu que le gland pourrît, et l’arbre qui est né de sa corruption n’a pu grandir qu’en s’engraissant de substances étrangères ; il s’est nourri de tous les sucs immondes de la terre, il a bu toutes les eaux souillées que lui versaient les nuages. Et que d’affronts n’a-t-il pas essuyés ! Il a été meurtri de la grêle, insulté des autans ; un jour la foudre a fracassé l’une de ses branches, — et pour consommer son déshonneur, regardez ces mousses, ces champignons vénéneux qui s’attachent à son tronc vermoulu !… » À ces mots, cet homme alla s’asseoir à l’écart ; tirant de sa besace un gland encore enveloppé de son chaton, il l’éleva dans l’air, le mit entre le soleil et lui, et, suant à grosses gouttes, il disait aux oiseaux et aux bergers : « Venez ici, voilà l’ombre qui vous convient ! » Telle est l’histoire de Luther accusant la Rome de Léon X de n’être que la corruption de l’Évangile et la sommant de rebrousser le cours de quinze siècles pour rentrer dans le chaton de l’église primitive.

L’attaque inopinée de Luther mit l’église en péril. Quand deux doctrines sont aux prises, la plus simple, la plus grossière a de grands avantages sur celle qui a des aspirations plus hautes, plus étendues, et qui, reposant sur des principes complexes, s’occupe de chercher des conciliations que le vulgaire prend volontiers pour des inconséquences. Le programme de Luther : « l’Évangile ! rien que l’Évangile ! plus de sacerdoce !… » avait une simplicité spécieuse propre à captiver les esprits. Cela était plus aisé à comprendre qu’une philosophie de la religion fondée sur l’étude des mythes et de Platon ; cela semblait plus conséquent qu’une théologie qui, effaçant la distinction du profane et du sacré, prétendait confirmer l’autorité de la tradition apostolique par celle d’Orphée et des sphinx même de l’Egypte. D’ailleurs, pourquoi le nier ? les pensées les plus hautes sont les plus sujettes à être mal interprétées ; les passions les défigurent, leur font subir des altérations frauduleuses. Le platonisme chrétien mal entendu avait jeté beaucoup d’esprits dans de funestes erreurs. L’antiquité réhabilitée eut ses fanatiques et ses idolâtres ; de principes vrais on tira de fausses conséquences : Ficin avait cru à l’influence des planètes et à la puissance de la magie ; des interprètes infidèles de sa doctrine expliquèrent par la magie tous les miracles du Christ, et attribuèrent à des conjonctions d’astres la naissance du christianisme. D’autres conclurent de l’analogie de toutes les religions à leur égalité, et, se posant en arbitres de tous les dieux, affectèrent une impartialité qui n’était qu’une indifférence mal déguisée. D’autres encore perdirent de leur respect pour l’Évangile, parce que la sagesse humaine en avait préparé l’avènement, et plutôt que de voir de l’inspiration partout, ils trouvèrent plus commode de n’en voir nulle part. C’est ainsi que l’église s’était affaiblie en s’agrandissant, et l’on eût dit qu’en reculant les bornes de la vérité elle en avait ébranlé les fondemens. De toutes ces aberrations dangereuses dont elle n’était point complice, Luther se fit des armes contre elle, et sa voix tonnante dénonçait dans tout le monde les corruptions de Sodome, Juda converti à Baal, et les forfaitures de la nouvelle Babylone, sentine de tous les vices, réceptacle de tous les mensonges…

Déjà le lion rugissant s’apprêtait à dévorer l’église. La papauté sentit toute l’étendue du péril ; elle n’hésita pas à prendre un parti extrême, et, ne consultant que les intérêts de son salut, auquel est attaché le salut du genre humain, elle lui sacrifia tout, la vérité même. Cruel holocauste ! Mais que ne doit pas l’église au salut des hommes ! Dans cette rencontre, semblable à un général dont l’armée occupait un front trop étendu, et qui, abandonnant à regret des positions impossibles à défendre, ramasse toutes ses troupes dans un lieu fort, on la vit laisser en proie à l’ennemi qui la menaçait toutes ses récentes conquêtes, encore mal affermies, et se vouer tout entière à la défense de son antique héritage. Par le concile de Trente elle réduit sa doctrine au vieux dogme traditionnel, dégagé de toute alliance avec la philosophie et de ces lumières nouvelles qu’elle avait puisées dans l’antiquité rajeunie ; elle renonce à ces agrandissemens dont elle faisait gloire, elle se renferme et se retranche dans sa vieille enceinte, où elle est sûre que l’ennemi ne pourra la forcer. En même temps, par l’institution des jésuites, elle rétablit la discipline dans sa propre armée, dont les mutineries l’effraient, elle combat la licence des opinions et fait rentrer dans le devoir ces intelligences hasardeuses qui, se réclamant d’elle, la compromettaient par leurs aventures. Les chevaliers de Jésus se font maîtres d’école ; ordre nouveau, ils sont de leur siècle, ils savent quel langage il faut lui parler pour s’en faire écouter ; ils connaissent les besoins, les désirs inquiets qui le travaillent, et ils s’appliquent non à les satisfaire, mais à les tromper. Ces magisters complaisans n’ont garde de heurter de front la renaissance ; mais ils savent si bien la prendre, qu’elle se réduit par leur conseil aux proportions d’un événement littéraire. De quoi s’agit-il après tout ? D’aller chercher dans Platon des rayons de lumière divine, de reconnaître la voix de Dieu dans les oracles de l’antique sagesse ? À Dieu ne plaise ! Le concile de Trente et le vieil Aristote des scolastiques suffisent à satisfaire toutes les curiosités de l’esprit. Seulement il est bon de lire Virgile et Cicéron pour apprendre d’eux à orner son langage et son style. — Laissez-nous faire ! — disent ces habiles gens, et, problème qu’eux seuls savent résoudre, ils se chargent de cultiver les esprits en les stérilisant. Je crois voir l’arbre de la connaissance taillé et émondé par ces industrieux jardiniers, et par eux dépouillé soigneusement de ses fruits, pour être réduit au luxe d’un inutile feuillage.

Si la renaissance refuse de se rendre aux insinuations de ces bons pères, qu’elle tremble ! La foudre gronde sur sa tête. Pour venir à bout et de ses ennemis redoutables et de ses amis compromettans, la papauté arme son bras d’éclairs ; elle menace, elle frappe. Caraffa vient d’instituer à Rome un tribunal suprême de l’inquisition sur le modèle de l’Espagne. On entend dans toute l’Italie un bruit de verrous et de chaînes. Des bûchers s’allument : les vents balaient dans l’air des cendres de livres mêlées à des cendres humaines… Les temps n’étaient pas mûrs. L’idéal de l’Évangile éternel, après avoir apparu un instant à la terre, rentra dans la nuée enflammée d’où il était sorti.

C’est une chose bien étonnante que la chapelle Sixtine. Sur les pendentifs du plafond, Michel-Ange a peint ces sibylles et ces prophètes qu’on ne saurait trop vanter : à côté de Jérémie, la sibylle de Perse ; à côté d’Isaïe, la sibylle de Cumes. Ces figures sublimes, revêtues d’une beauté de lions pacifiques, symbolisent cette alliance du profane et du sacré qui fut l’ouvrage ou, si vous le voulez, le crime de la renaissance. Mais retournez-vous vers la muraille du fond : là s’étale dans toute son horreur cette fresque du Jugement dernier qui donne le frisson. Là règnent l’épouvante, le ver qui ne meurt point et les pleurs que rien ne console. Plus terrible encore que les hideuses contorsions des damnés est la face de ce Christ qui les maudit. Son bras semble lancer la foudre ; son visage, froidement atroce, est celui d’un inquisiteur sans entrailles !… Cessons de nous étonner : Michel-Ange a peint ce plafond sous Jules II et cette muraille trente ans plus tard, sous Paul III.

Paul III fut le Janus des papes. Ce Farnèse avait deux visages : l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir ; disciple dans sa jeunesse de Pomponius Lætus, il fit organiser l’inquisition romaine par Caraffa, et ne laissait pas d’aimer Érasme et Sadolet. Ses successeurs n’eurent garde de tomber dans de telles inconséquences. Un rigorisme dont rien ne tempère l’intolérance prend possession pour longtemps du siège apostolique. Pendant la seconde moitié du XVIe siècle, on voit s’asseoir sur le trône pontifical des hommes qui se ressemblent peu par les goûts et le caractère ; tous cependant tiennent la même conduite, déploient les mêmes rigueurs ; ils subissent la loi des circonstances ; le Gesù et les inquisiteurs-généraux gouvernent tout. Pie IV, cet homme affable, bienveillant et qui aimait à jouir de la vie, avait une antipathie naturelle pour l’inquisition ; il lui laissa néanmoins tous les pouvoirs dont Paul IV l’avait armée.

Ces papes observent toutes les règles de la plus exacte discipline ; ils célèbrent la messe chaque jour, disent leurs heures à genoux, dissertent sur le dogme, ne lisent plus que l’Évangile et saint Bernard. Leur exemple réforme tout autour d’eux ; les cardinaux rivalisent de sévérité dans leur vie et dans leurs opinions ; ceux qui ont conservé le goût de Platon s’en cachent comme d’une faiblesse, que dis-je ? comme d’un vice. La cour romaine est devenue irréprochable dans ses mœurs, et sans contredit c’est un grand bien ; seulement on y proscrit la philosophie à l’égal de la volupté, et les joies de la pensée à l’égal des désordres de la chair. Une gravité triste est le masque que devra désormais porter l’ambition ; c’est par l’austérité chagrine, c’est par l’orthodoxie étroite et farouche qu’on acquiert les dignités. On se surveille beaucoup soi-même, on surveille encore plus autrui ; dur pour ses propres passions, on a le droit d’être impitoyable pour celles des autres ; on se console des privations qu’on s’impose par le spectacle des auto-da-fé.

La réaction contre l’esprit de la renaissance se renforce de jour en jour ; tout ce qu’elle aimait est devenu suspect. Le Tasse a raconté assez plaisamment la déception d’un poète de son temps qui se rendit à Rome pour s’y produire, pour s’y faire admirer ; il ne trouva personne qui voulut l’entendre ; dans toutes les conversations, on disputait si la résidence des évêques est de droit divin, grande question débattue au concile de Trente. Après s’être morfondu, le pauvre poète s’enfuit à Naples : nouvelle déception ; les professeurs d’escrime y avaient supplanté les disciples d’Apollon dans la considération publique. Plus malheureux encore fut un ami du Tasse, Guarini, l’auteur du Pastor fido, cette délicieuse et innocente idylle ; député par les Ferrarais pour complimenter Paul V sur son avènement, il eut le chagrin de s’entendre dire publiquement par le cardinal Bellarmin qu’il avait fait plus de mal à l’église par son poème que Luther et Calvin par leurs hérésies. Les édifices antiques ne sont pas plus heureux que les poètes ; on les traite de monumens impies, monument impietatis. Sixte-Quint, s’il n’eût écouté que lui-même, aurait détruit de fond en comble tout ce qui restait de la Rome païenne ; il menaça de démolir le Capitole, si les bourgeois n’en faisaient disparaître le Jupiter tonnant et l’Apollon dont ils l’avaient décoré ; il fit grâce à Minerve à la condition qu’elle représenterait Rome chrétienne et échangerait sa lance contre une croix ; il lui répugnait de voir exposé au Vatican ce groupe de Laocoon qui avait inspiré de si beaux vers à Sadolet. Trajan et Marc-Aurèle furent dépossédés de leurs colonnes qu’on purifia en les consacrant à saint Pierre et à saint Paul. Qu’en eût pensé Léon X ?…

L’inquisition avait fait accepter son empire dans toute l’Italie. Il n’était pas de ville où ne résidât, où ne régnât un inquisiteur ayant droit d’inspection sur les mœurs, sur les opinions, sur les livres. Aucun ouvrage, ancien ou moderne, ne pouvait voir le jour sans son approbation ; les libraires devaient soumettre à son examen tous leurs catalogues. La tyrannie de la congrégation de l’Index, récemment instituée, devenait chaque jour plus pesante, plus ombrageuse ; les classiques italiens furent mis à l’interdit ou expurgés soigneusement. Que d’hommes de lettres dénoncés, incarcérés, brûlés ! D’autres, plus heureux, réussirent à mettre les Alpes entre eux et le bourreau. Si l’église combattait l’hérésie à outrance, elle n’était pas moins ardente à traquer le platonisme ; les académies dont l’Italie s’était couverte lui causaient de mortelles inquiétudes ; un grand nombre furent fermées, supprimées ; les autres durent se réduire aux purs amusemens littéraires. Les jésuites remettent en honneur le Stagyrite tel que l’avaient accommodé les scolastiques ; c’est la seule philosophie tolérée. Platon ne trouve plus un lieu où reposer sa tête.


IV. — LE TASSE AUX PRISES AVEC L’ÉGLISE.

Bien que dans son enfance il eût fréquenté pendant trois ans les écoles des jésuites, le Tasse avait échappé entièrement à leur direction. Dès qu’il fut en âge de penser, il étudia avec passion les philosophes de l’antiquité et les platoniciens du XVe siècle. Pic et. Ficin furent ses maîtres ; ses dialogues en font foi. Quand il composa la Jérusalem, il se livra sans contrainte aux inspirations de son génie. Ferrare était alors la ville d’Italie où les esprits se sentaient le plus libres ; à la cour d’Alphonse, le Tasse put se croire dans un lieu de franchise. Ne cherchons pourtant dans sa Jérusalem aucune théorie philosophique ; il était trop grand poète pour faire dogmatiser la Muse ; mais on y trouve ce sens vraiment humain, cette sensibilité exquise, cette étendue de sympathies, cette conception large de la vie et de l’histoire qui fut le caractère de la renaissance. Le poète célèbre sur le ton de l’enthousiasme les exploits des croisés ; mais son enthousiasme est exempt de tout fanatisme : il ne craint pas d’attribuer des vertus aux musulmans ; Argant est un preux, Soliman est une grande âme ; Clorinde, avant même que le baptême l’ait purifiée, a toutes les vertus d’une chrétienne ; Herminie a toutes les grâces les plus délicates de la femme ; Armide elle-même, cette ennemie criminelle du Christ, se relève à nos yeux, quand nous découvrons en elle un cœur capable d’aimer, et les larmes de l’amante délaissée nous font oublier un instant les perfidies de la magicienne… Et quel est le sage du poème ? Un bon musulman qui s’est retiré dans une solitude, et qui vit dans la paix et dans l’innocence, méprisant les vaines passions des hommes et chérissant sa pauvreté. N’oublions pas non plus la lutte des deux magies qui joue un si grand rôle dans l’action. Par qui sont conjurés les maléfices des enchanteurs et les prestiges des esprits infernaux ? Par un saint et vertueux magicien, un mago naturale, qui fournit à Ubald et à son compagnon les moyens de pénétrer dans le château d’Armide et de ramener Renaud sous les étendards de la foi. Ce magicien qui représente la sagesse orientale, alliée naturelle du Christ, doit sa puissance et son art à l’étude approfondie qu’il a faite de la nature. « J’ai su découvrir, dit-il, les vertus mystérieuses des plantes et des eaux, j’ai surpris tous les secrets des choses. » Cette magie blanche, si chère à Pic et à Ficin, était en abomination aux rigoristes ; ils reprochaient à la renaissance d’avoir sécularisé le miracle : ce n’était pas, à leur sens, la plus innocente de ses témérités.

Ce fut en 1575 que le Tasse, ayant terminé sa Jérusalem et désireux d’obtenir le privilège du pape, se prit à se demander s’il n’y avait rien dans son poème qui pût choquer les princes de l’église. Pour s’en éclaircir, il adressa son manuscrit à Scipion Gonzague, dont il s’était concilié la bienveillance, et qui, fixé depuis longtemps à Rome, y était en fort bonne posture. Sur les observations que lui fit Scipion, il retoucha quelques passages et lui renvoya une nouvelle copie, chant par chant, en le priant de s’associer quelques experts de bon conseil. L’esprit de réaction était alors dans toute sa force. Grégoire XIII régnait depuis trois ans, Grégoire le vigilant, Grégoire le grand ami des jésuites, qui les assista dans toutes leurs entreprises et combla de ses libéralités leur fameux collège germanique, dont on espérait la conversion de l’Allemagne. Les collègues de Gonzague dans le conseil de révision furent un Lucquois, Flaminio de’ Nobili, Pier Angelio, surnonmié le Barga, littérateur attaché au service du cardinal Ferdinand de Médicis ; Sperone Speroni, le célèbre auteur de la Camace, qui lui-même eut plus tard des démêlés avec l’inquisition, et enfin un homme d’église, Silvio Antoniano, disciple de Philippe de Neri. Ce Silvio, qui devint cardinal et fut chargé par Sixte-Quint de la rédaction de ses brefs, était déjà un personnage d’importance ; il possédait toutes les qualités qui poussaient alors un homme aux plus hautes dignités de l’église ; il joignait à des mœurs pures, à des manières douces et insinuantes, une orthodoxie rigide et une intraitable sévérité d’opinions. Esprit cultivé, se mêlant lui-même de composer des vers, il ne goûtait que la poésie dévote. Quelques années encore, et Sixte-Quint allait couronner d’une croix l’obélisque d’Héliopolis. S’il est bon que les obélisques se signent, Silvio avait-il tort d’exiger que la Muse se couvrît d’agnus et s’aspergeât d’eau bénite ?

Le Tasse comprit bientôt que, de tous ses juges, Silvio était celui dont les décisions avaient le plus de poids : Rome elle-même parlait par sa bouche. Que pensa de la Jérusalem ce terrible homme ? Elle n’obtint pas son agrément, il la jugea dangereuse. Il y releva d’abord une foule de vers licencieux, des coups de pinceau trop libres et trop hardis, des expressions choquantes. Le Tasse parle quelque part des dévots crédules, i creduli devoti. La dévotion est-elle jamais crédule ? Plus loin, le jeune Eustache, à la vue d’Armide, s’écrie : « Ô femme !… si toutefois un tel nom te convient, car tu ne ressembles à rien de terrestre. » Une telle exclamation est digne d’un idolâtre. Ailleurs, au lieu de dire que le combat était indécis ; « Mars, dit le poète, était en suspens. » Que ce mot est malsonnant !

Passe encore si Silvio ne s’en fût pris qu’aux détails ; mais ses censures n’épargnent rien, ni le plan, ni les caractères, ni les situations, ni les principaux épisodes. L’histoire d’Olinde et Sophronie le révolte : il y a trop de magie là dedans. Et à quoi le poète a-t-il pensé en représentant une Sarrasine humaine, compatissante, qui arrache au bûcher deux martyrs chrétiens ? Il fallait peindre tout le peuple des infidèles comme un ramassis de brigands et de scélérats. Ce n’était pas assez de louer le Christ, il fallait outrager et maudire ce Mahomet que Pic eut l’impiété de citer un jour avec éloge, en lui attribuant ce mot : «Quiconque s’écarte de la loi divine se ravale au rang des bêtes. » Point de complaisance coupable ; un poème chrétien doit respirer cette bigoterie farouche qui est agréable à l’église régénérée. Eh quoi ! donner, des vertus à des mécréans ! prêter à des chevaliers du Christ des faiblesses, des inconséquences ou des vices !… Peut-on pécher quand on porte une croix blanche sur sa poitrine ? Torquato, gardez-vous donc de peindre un Rimbaud renégat, un Renaud prompt à la colère, ardent à la vengeance, un Bohémond qui ne respire que la gloire et le butin, un Tancrède amoureux d’une Sarrasine jusqu’à en perdre l’esprit !… Ce sont ces amours surtout, ces profanes et criminelles amours, qui scandalisent l’austère censeur. Que dis-je ? il ne fait pas même grâce à l’amour pur et chaste, aux nœuds les plus sacrés ; il en veut à ces deux époux, Gildippe et Odoard, qui, partis ensemble pour la terre sainte, y combattent et y meurent ensemble. « Que n’apprend-on pas à l’école de l’amour ? Ses leçons firent de Gildippe une guerrière intrépide. Elle va toujours attachée au flanc de celui qu’elle aime, et d’un seul destin dépendent ces deux vies. » Si pures que vous soyez, flammes terrestres, osez-vous bien échauffer de vos ardeurs deux âmes où Dieu seul doit régner ? Et quel Dieu ? Le Dieu des inquisiteurs, ce Dieu jaloux à qui tout fait ombrage, ce Dieu qui, pareil à Moloch, demande à ses créatures de lui donner leur cœur à dévorer !… Enfin Silvio réprouve formellement le magicien naturel, et sa baguette, et sa grotte, et ses enchantemens, et la divine inconnue qui conduit Ubald à la recherche de Renaud. Ce surnaturel humain, cette magie blanche, le choquent : Dieu seul et le diable ont le droit d’opérer des miracles. Aussi bien, quand le Tasse met en scène les puissances diaboliques, il ne les rend pas assez haïssables. Armide a trop de charmes, les sirènes de la fontaine du Rire ont des accens trop persuasifs… En vain le Tasse alléguerait que les sirènes ont reçu les séductions en partage, que si les Armides n’avaient point de charmes, personne ne succomberait à leurs pièges ; que s’il a peint Renaud subissant pour un temps un esclavage honteux, et brisant ses fers par un effort héroïque de sa volonté, un tel spectacle est digne de toucher les grands cœurs ; que s’il a donné à une magicienne impie une âme capable d’aimer, c’est que cela s’est vu, et qu’il ne faut pas calomnier la nature humaine, toujours mêlée de bien et de mal ; que d’ailleurs c’est le propre de la poésie d’ennoblir tout ce qu’elle touche ; que des scènes de volupté sans amour seraient un tableau repoussant ; que les poètes qui l’ont précédé se sont arrogé de bien autres libertés ; que cependant le Pulci a été chanoine, que Léon X n’a point fait difficulté d’accorder un privilège d’impression à l’Arioste… De telles raisons font sourire Silvio ; il a réponse à tout : il s’applique à faire comprendre au Tasse que les temps sont bien changés, et que sous Grégoire XIII la poésie ne doit pas se soucier de parler au cœur et à l’esprit, mais d’édifier les hommes d’église. « Je voudrais, lui écrivait-il, que vous ne visiez pas tant à être lu par les gens du monde que par les religieux et les nonnes, desiderarebbe che’l poema fosse letto non tanto da cavalieri quanto da religiosi e da monache. »

Les censures de Silvio causèrent d’abord au Tasse plus de surprise que d’inquiétude. Il tâcha de se faire illusion, de se persuader qu’il pouvait en appeler d’un jugement si rigoureux. Il était dans sa nature de se dérober à ce qui le chagrinait jusqu’à ce que, violemment étreinte par le sentiment de la réalité, son âme se laissât aller au plus profond abattement. Son dépit s’évapore en plaisanteries, en sarcasmes ; il traite Silvio de poétereau (poetino), de bigot, d’ambitieux qui affecte une sévérité outrée pour devenir plus sûrement évêque ou cardinal. « On voit bien, écrit-il à son ami Luca Scalabrino, que de tels avertissemens viennent de Rome, car ils sentent le collège germanique… Mais à qui échappe-t-il que, dans l’extase où l’a jeté la vue d’Armide, Eustache s’exprime à la manière des jeunes gens amoureux que l’enthousiasme fait extravaguer jusqu’à appeler leur dame déesse et paradis les lieux qu’elle habite ?… Et toutefois ces hyperboles excessives ne les font pas enfermer dans les cachots du saint office. »

Cependant l’inquiétude le prend : il sent que Silvio est une puissance, qu’il s’appelle légion. Dans l’espoir de le ramener par des concessions, il se résout à sacrifier tous les détails qui lui déplaisent. À ce prix, il pourra sauver le reste. Ce qui le rassure, c’est qu’il a des raisons de croire que les inquisiteurs de Ferrare et de Venise seront plus accommodans que le poetino. « Je suis fâché, écrit-il à Gonzague, de voir le seigneur Antoniani dans de telles dispositions. Votre seigneurie comprend que je me plains de sa sévérité en tout ce qui appartient à l’inquisition, et en vérité je crois que l’inquisiteur qui est actuellement à Ferrare, et qui y restera quelques jours, serait moins sévère. Je saurai m’y prendre : je ne donnerai pas connaissance au frère des censures qui me paraîtront trop rigoureuses ; je lui ferai voir simplement, sans dire mot, les vers censurés. S’il les trouve bons, je m’en tiendrai là. » Et il lui écrit encore : « Votre seigneurie m’a marqué quelque chose de l’excessive sévérité de… Si l’épisode de Sophronie est approuvé par deux inquisiteurs, obtenez de lui qu’il me permette de m’en tenir à leur décision. Demain, quoique ce soit le dernier jour du carnaval, j’irai m’entendre à ce sujet avec l’inquisiteur de Ferrare. » Malheureusement il ne trouve pas de ce côté toutes les facilités qu’il espérait. « Les vice-inquisiteurs procèdent aussi lentement dans la révision de mon poème que…, et je sais aussi qu’ils sont scrupuleux. Toutes ces lenteurs font le plus grand tort à mes projets. » Par momens il se décourage. « Je crains de n’avoir pas eu assez égard à la rigueur des temps présens et aux coutumes qui règnent aujourd’hui dans la cour romaine, de quoi je vais me doutant depuis peu, et cela m’a si fort effrayé que je désespère de pouvoir publier mon poème sans de grandes difficultés. Messer Luca peut m’en être témoin, et votre seigneurie elle-même, à qui j’en touchai quelques mots quand je la priai de me procurer le privilège du pape et de faire à cet effet les démarches nécessaires. Mais il suffit : à ce qui est passé il n’y a point de remède ; il n’y en a point, dis-je, parce que, pour sortir de misère et d’agonie, je me vois forcé de publier ce poème au plus tard après Pâques, et cependant je vous jure, par l’affection et le respect que je vous porte, que, n’était ma situation, je ne le ferais imprimer ni de si tôt, ni de quelques années, ni peut-être de toute ma vie, tant je doute du succès[2]. » Et Gonzague lui-même, dont l’attachement pour le poète ne se démentit jamais, partageait ses alarmes ; il craignait quelque orage. « Je regrette, écrivait Silvio au Tasse, que mon caractère ou ma vocation m’ait rendu si rigoureux, et je vous prie de me le pardonner, d’autant que j’en ai déjà été puni, puisque le visage de tel homme que j’aime et respecte au plus haut degré s’est montré à moi pendant quelques jours, je ne dirai pas plein de trouble, mais moins serein qu’à l’ordinaire. »

Enfin le Tasse tente un effort suprême pour fléchir ce juge intraitable ; s’il ne peut le convaincre, il essaie du moins de le toucher.

« 30 mars 1576. — Dans les avertissemens de votre seigneurie,… j’ai reconnu son jugement, sa doctrine, sa religion et sa piété, et j’y ai vu en même temps beaucoup de bienveillance pour ma personne, beaucoup de sollicitude pour ma réputation… Et puisqu’elle a ainsi accompli tous ses devoirs de chrétien, de réviseur et d’ami, je m’efforcerai, comme il convient, de ne lui point paraître indigne de ses bontés ou peu empressé à les reconnaître. Je vous remercie donc des peines que vous avez prises… Je désire ensuite que vous sachiez que j’ai accepté une partie de vos avertissemens, et que je prendrai les autres en sérieuse considération. J’ai accepté tous ceux qui se rapportent au changement de quelques expressions et de quelques vers qui pourraient être mal interprétés ou offenser les oreilles des hommes d’église (de’ pii religiosi). Et pour ce qui regarde le fond des choses, je retrancherai de mon poème non-seulement quelques stances que vous jugez trop libres, mais une partie aussi des enchantemens et du merveilleux : ainsi la transformation des chevaliers en poissons, le miracle du tombeau,… la métamorphose de l’aigle, la vision de Renaud, et quelques autres endroits que votre seigneurie condamne comme inquisiteur ou désapprouve comme poète, et je compte dans le nombre l’épisode de Sophronie, ou du moins la fin, qui vous déplaît le plus ; mais à la vérité les enchantemens du jardin d’Armide et ceux de la forêt, et les amours d’Armide, d’Herminie, de Renaud, de Tancrède et des autres, je ne saurais comment les supprimer sans ruiner tout le poème… Et ici je désire que votre seigneurie… considère d’un œil d’indulgence ma position et ma fortune, les usages du pays où je vis et mes inclinations naturelles. Qu’elle sache encore que, parmi les inventions merveilleuses dont j’ai enrichi mon poème, il en est peu dont l’histoire ne m’ait fourni le germe… Ce sont les historiens aussi qui m’ont engagé dans des récits d’amours, car il est écrit que Tancrède, qui fut du reste un cavalier de grand cœur et de grand courage, fut néanmoins très incontinent et désireux outre mesure des embrassemens des Sarrasines. Il est écrit pareillement qu’Odoard, baron anglais, passa en terre sainte accompagné de sa femme, qu’il aimait tendrement, et qu’ils y moururent ensemble… Maintenant que j’embellisse ces amours et que j’en ajoute d’autres, cela doit être toléré par qui tolère la poésie, car exagérer, orner, inventer est le partage des poètes, et j’ai d’autant plus droit à l’indulgence que, si nous en croyons les historiens, beaucoup de ces princes ne se rendirent pas seulement coupables d’incontinence, mais de méchanceté et de cruauté, et si, au lieu de raconter leurs injustices, leurs rapines, leurs fraudes, leurs trahisons, je ne peins que leurs amours et leurs emportemens, peut-on m’accuser d’avoir voulu déshonorer leur mémoire ou obscurcir leur renommée ?… »

Paroles perdues ! À tous ces raisonnemens, Silvio opposait cette douceur tenace, cette opiniâtreté bénigne, cet entêtement d’agneau qui est la puissance de certains hommes d’église. Le 24 avril de la même année, le Tasse écrit à Gonzague : « Par la lettre que j’ai reçue de…, j’ai pu me convaincre que mes longs raisonnemens ont été en pure perte ; tout ce que j’y ai gagné, c’est qu’il me tient pour un docte, ce dont je n’avais cure ; mais je n’ai pas obtenu ce que je désirais, car il déclare persister dans ses premiers sentimens et avoir tout dit en conscience. Je suis assuré de pouvoir faire imprimer mon poème à Venise et en Lombardie avec l’autorisation de l’inquisiteur, sans y faire d’autre changement que de retoucher quelques expressions ; mais je suis épouvanté par l’exemple de Sigonius, qui se fit imprimer avec la licence de l’inquisiteur, et cette licence lui fut ensuite retirée. Je suis épouvanté aussi de ce qui arriva à Muzio, à ce que m’a conté Borghesi. Je suis épouvanté de la sévérité de…, m’imaginant que ses pareils sont nombreux à Rome.» Et plus loin : « Je reconnais avoir fait une faute en faisant examiner mon poème à Rome… Je prie du moins votre seigneurie d’éviter toute occasion nouvelle de le montrer ou d’en parler… Par-dessus tout, qu’elle persuade à… que j’écouterai ses scrupules. Et certainement je ne conserverai aucune des expressions qui le choquent le plus. J’accommoderai à son goût l’invention du magicien naturel. (En effet le Tasse eut la précaution de le faire convertir et baptiser par Pierre l’Ermite.) Je retrancherai des chants IVe et XVIe les stances qui lui paraissent les plus libres, bien qu’elles soient les plus belles, et pour qu’elles ne soient pas tout à fait perdues, je ferai imprimer à double ces deux chants. À dix ou quinze de mes protecteurs les plus chers, je les donnerai en leur entier ; aux autres je les donnerai tronqués, comme l’exige la nécessité des temps, come comanda la necessità de’ tempi. » Et il ajoute encore : « Messer Flaminio remarque une chose que j’ai faite à bon escient : c’est qu’il n’y a pas dans mon poème d’amours qui finissent bien, et que cela suffit pour que ces gens-là les tolèrent. Les amours d’Herminie semblent seuls avoir un heureux dénoûment ; je voudrais leur donner aussi une fin édifiante, et l’amener non-seulement à se faire chrétienne, mais à prendre le voile. Je sais que cela ne pourra se faire qu’aux dépens, de l’art ; mais peu m’importe de plaire un peu moins aux connaisseurs, pourvu que je déplaise un peu moins aux scrupuleux ? »

Cependant, tout occupé de chercher des moyens de sauver son poème, le Tasse en avait trouvé un qu’il croyait infaillible ; c’était d’en donner une interprétation allégorique. On fit dans une de ses lettres à l’un de ses amis, Luca Scalabrino : « Las de versifier, je me suis mis à philosopher, et j’ai développé jusque dans les plus petits détails mon allégorie, de telle sorte qu’il ne se trouve plus dans mon poème ni d’action ni de personnage principal qui ne contienne des mystères merveilleux. Ce nouveau caprice vous fera rire. Je ne sais ce qu’en penseront le seigneur Gonzague et le seigneur Flaminio, et tous les autres doctes Romains ; à dire le vrai, je ne l’ai fait que pour amorcer le monde. Je ferai le col tors, farò il collo torto,.. . et, à l’aide de ce bouclier, j’espère protéger tant bien que mal les amours et les enchantemens… Seulement je crains de ne pas avoir su ou de ne pas savoir accompagner mes idées philosophiques des ingrédiens théologiques qui sont nécessaires ; aussi je laisse souvent des blancs, que le seigneur Flaminio remplira à sa guise. » Et le 15 juin il écrivait encore à Gonzague : « Pour confesser ingénument la vérité à votre seigneurie, dans le commencement je n’avais pas la moindre idée d’allégorie, me semblant que ce serait là une fatigue vaine et superflue… Mais lorsque j’eus dépassé le milieu de mon poème, et que je commençai à soupçonner combien ce siècle tient les âmes à l’étroit (la strettezza de’ tempi), je songeai à l’allégorie comme à un moyen d’aplanir bien des difficultés. » Malheureusement cette allégorie même risquait d’être suspecte aux inquisiteurs, car elle était fondée sur la doctrine de Platon, le grand suspect d’alors. « J’ai lu autrefois toutes les œuvres de Platon, et sa philosophie a déposé beaucoup de semences dans mon esprit… Ce qui est sûr, c’est que la doctrine morale dont je me suis servi dans l’allégorie lui appartient tout entière, mais de telle sorte cependant qu’elle appartient aussi à Aristote, car je me suis efforcé de les amalgamer si bien que leurs opinions parussent être en harmonie… Mais je crains fort que cette doctrine morale ne semble pas conforme de tout point à la théologie chrétienne. C’est à votre seigneurie et au seigneur Flaminio qu’il appartient de me corriger et de m’apprendre à me régler sur l’humeur des temps où nous vivons. Mon intention est de faire imprimer l’allégorie en tête du poème… Seigneur, s’il a été permis à Pic de La Mirandole et à tant d’autres d’accorder Platon et Aristote sur des points où ils sont évidemment en désaccord, pourquoi, se couvrant de votre autorité, un de vos serviteurs ne pourrait-il entreprendre de concilier les principes poétiques de ces deux philosophes ? Je n’attaque pas, je me défends : la défense est autorisée par toutes les lois… Priez le seigneur Flaminio de m’aider à atteindre le but ; seulement il ne faudrait pas qu’il mêlât parmi mes idées trop de théologie, car je désire qu’on puisse croire que toute l’allégorie est bien de moi… »

C’est ainsi qu’il s’embarrasse dans ses propres filets. Il charge son allégorie de plaider pour son poème ; mais qui plaidera pour l’avocat ? Captivité douloureuse du génie enlacé de toutes parts par une puissance invisible qui le garrotte et l’étouffe ! Plus il se débat, plus les nœuds se resserrent, strettezza de’ tempi. Selon les mouvemens capricieux de son imagination toujours oscillante, tour à tour il se roidit, s’exalte, s’écrie : Foin des pédans ! Cancaro ai pedanti ! — ou il perd courage, se désespère. Un jour il a reçu la visite du redoutable Silvio qui partait en mission pour l’Allemagne. Le poetino lui a semblé moins rigide en paroles que la plume à la main ; il lui a donné l’assurance qu’on ne prendra pas de mesures de rigueur contre la Jérusalem que seulement elle sera vue de mauvais œil à Rome. « De cela je ne me soucie guère, » s’écrie le poète ; mais huit jours plus tard il annonce à Scalabrino sa résolution de remanier son poème, qu’il ne se pressera point de publier, et il lui mande encore qu’il ne s’occupe plus que d’une chose, savoir de retrancher tout ce qui pourrait chagriner les inquisiteurs.

Pendant les derniers mois de 1576, il est en proie à de mortelles incertitudes. Tantôt il se résigne aux changemens, aux suppressions qu’on exige de lui ; tantôt le cœur lui saigne à l’idée de mutiler son œuvre, il s’indigne contre cette tyrannie aveugle à laquelle il doit immoler et ses inspirations et sa conscience de poète. Aussi bien, qui lui répond qu’au prix de si cruels sacrifices sa Jérusalem obtiendra l’agrément de Rome ? Pour plaire aux dévots, ai chietini, ne faudrait-il pas la refondre tout entière ? Le Gesù, le saint office feront-ils jamais grâce à Clorinde, à Soliman ? Se réconcilieront-ils avec le magicien naturel, quand Pierre aura répandu sur son front profane les eaux purifiantes du baptême ? De quoi ne s’avisent pas les scrupuleux dans un siècle tout plein de sainteté, in questi secoli pieni di santilà !… Dans certains esprits, l’irrésolution est sujette à dégénérer en maladie chronique, et cette maladie est un des chemins qui conduisent le plus sûrement à la folie. Partagée, combattue, contraire à elle-même, l’âme finit par se briser dans ces luttes intestines. La situation du Tasse devenait de jour en jour plus perplexe. C’était le moment où ses amis de cour, se faisant une arme de ses négociations imprudentes avec les Médicis, cabalaient à l’envi contre lui. Alphonse, dont il avait perdu la confiance, s’inquiétait de le voir ajourner sans cesse la publication de la Jérusalem ; il le soupçonnait de coupables arrière-pensées, il le pressait impérieusement de remplir enfin sa promesse ; Léonore, Lucrèce, joignaient leurs obsessions à celles du duc. N’osant leur confier le secret de ses inexplicables lenteurs, le Tasse s’ingéniait à inventer des défaites, car il lui importait que personne à Ferrare ne se doutât de ses inquiétudes, ni des difficultés qu’il avait rencontrées à Rome, et à plusieurs reprises il avait supplié instamment Gonzague d’observer à ce sujet la plus sévère discrétion. Un jour, ô surprise ! il entend répéter par un courtisan l’une des objections de ses censeurs romains. Ce fut pour lui comme un coup de foudre. Il s’inquiète, il s’enquiert, il découvre qu’en son absence on a ouvert avec de fausses clés la cassette où il renfermait ses correspondances. De ce moment il n’est plus maître de lui, il ne voit partout qu’embûches et trahisons ; son âme, toujours dans le trouble, toujours livrée à un tumulte orageux, ne se connaît plus. Le 13 janvier 1577 il écrit à Gonzague : « Je ne peux plus vivre ni écrire… Il me roule dans l’esprit un je ne sais quoi, — non posso vivere, ne scrivere. Mi si volge un non so che per l’animo. »

Dans son exaltation toujours croissante, il se persuade que ses ennemis l’ont dénoncé à l’inquisition. Ses soupçons étaient-ils sans fondement ? À cette époque, de telles négociations n’étaient pas rares ; c’était un moyen commode et très goûté de perdre un ennemi. Il s’en va trouver l’inquisiteur de Bologne. Égaré par la douleur, il se reconnaît coupable devant l’église, il se confesse de tous les doutes qu’il avait conçus autrefois, il s’accuse d’avoir tenu des propos trop libres, il se charge de fautes imaginaires. L’inquisiteur le renvoie absous ; mais cette absolution ne lui suffit pas. Il supplie qu’on lui fasse son procès, qu’on le confronte avec ses accusateurs. Le 17 juin de la même année, le résident de Toscane à Ferrare Maffeo Veniero écrivait au grand-duc François : « Le Tasse est atteint d’une maladie d’esprit toute particulière ; il est tourmenté par la persuasion de s’être rendu coupable d’hérésie et par la crainte qu’on ne l’empoisonne,… cas digne de pitié, vu son mérite et ses grandes qualités. » Cette triste affaire dut causer un sensible déplaisir au duc Alphonse. La politique lui défendait de fournir aucun aliment à la malveillance de la cour de Rome, avide de s’enrichir de ses dépouilles. À son avènement, il avait dû renvoyer en France sa mère Renée, dont l’attachement aux doctrines de Calvin avait fait trop d’éclat ; une des villes de son gouvernement, Modène, était un foyer d’hérésie, et voilà que son poète, le chantre officiel de sa gloire, était aux prises avec l’inquisition. Il ne négligea rien pour étouffer ce scandale ; il s’efforça de calmer le Tasse ; il cherchait à l’empêcher de se confesser, « parce que dans ses confessions il avait coutume de dire toute espèce de choses et de se répandre en un torrent de folies. » Cependant le Tasse ne se laisse ni calmer ni réduire au silence ; du couvent de Franciscains où il s’est réfugié, il supplie les cardinaux du saint office de le citer à Rome devant leur tribunal ; il conjure Alphonse de forcer ses accusateurs secrets à se faire connaître, il consent à être écartelé sur la place publique ou tenaillé dans un cul de basse-fosse, s’il est faux qu’il ait été dénoncé à l’inquisition ; il exige que son procès ait son cours, il ne veut pas qu’on puisse attribuer son absolution à l’intercession de son protecteur ; il se sent coupable, mais pas autant que ses ennemis le disent ; si les inquisiteurs sont justes, ils ne lui infligeront qu’une peine légère ; après l’avoir subie, il brisera sa plume, renoncera au monde, prendra le froc… À quelques jours de là, il s’échappait clandestinement de Ferrare et s’en allait, déguisé en berger, demander un asile à sa sœur.


V. — LA PENITENCE DU TASSE.

Les biographes du Tasse ont souvent déclamé contre ce Celio Malaspina, qui, s’étant procuré une copie de la Jérusalem délivrée, la publia à Venise, sans l’aveu du poète, en 1580, sous ce titre : Il Goffredo di M. Torquato Tasso. Disons plutôt : Béni soit ce forban littéraire, car sans lui nous ne posséderions pas la Jérusalem délivrée ! À cette époque, le Tasse était plus résolu que jamais à la transformer, à la refondre. Oui, sans Malaspina, sans Ingegneri, qui quelques mois plus tard en donna une nouvelle édition complète et moins fautive, la postérité n’eût connu peut-être que la seconde Jérusalem, la Gerusalemme conquistata, que le Tasse considérait naïvement comme le corrigé de la première et comme le dernier effort de son art. Le succès de Silvio Antoniano avait été complet ; le Tasse s’était dégoûté de ce qui fera l’enchantement de tous les siècles. On voit par une lettre qu’il avait écrite en 1576 à Orazio Capponi, pour lui exposer le canevas de son poème, qu’en ce temps il avait déjà renoncé à l’épisode d’Olinde et Sophronie, chef-d’œuvre de passion chaste et contenue. Depuis lors il médita d’année en année de nouveaux changemens, ou pour mieux dire de nouvelles mutilations, qu’il avait la simplicité de prendre pour des embellissemens. Dans le trouble qui le possédait, son génie se reniait lui-même. Quand eut paru l’édition subreptice de Malaspina, il ne s’affligea pas seulement de ce qu’on lui volait son bien, mais de ce qu’on livrait au public une ébauche inachevée et à peine dégrossie. Il écrivit à ses amis que tel qu’on l’avait publié, ce poème lui déplaisait, et que s’il tenait à la vie, c’est qu’il désirait le corriger et le refaire. Aussi, lorsqu’en 1585 la Crusca fulmina son réquisitoire, il se défendit mollement. N’ayant pas encore mis la dernière main à son œuvre, il se plaignait qu’on se pressait trop de la condamner : ne savait-on pas que son enfant lui avait été enlevé avant qu’il fût en âge d’être sevré ? Aussi bien, ajoutait tristement ce malheureux père, tous les défauts qu’on lui reproche, je m’en étais avisé avant mes censeurs.

Dans les attaques des académiciens florentins, l’odieux le disputait à la sottise. Ils ne se contentèrent pas de décider en cuistres que la Jérusalem était un prodige de sottise et d’ennui ; ils raisonnèrent en inquisiteurs ; ce que Silvio avait dit avec douceur, ils le répétèrent d’une voix tonnante et avec des gestes d’énergumène ; ils déclarèrent que le Tasse s’était couvert d’infamie en traînant dans la boue des héros chrétiens, des chevaliers célèbres par la sainteté de leur vie, et en leur attribuant des vices charnels et des péchés immondes. Ils eurent soin d’insinuer que le masque de l’allégorie a été souvent employé par les poètes grecs « pour déguiser l’impiété des plus scélérates fictions, per ricoprire l’impietà delle loro scelleratissime finzioni. » De telles accusations étaient propres à confirmer le Tasse dans son projet d’amender son poème en l’accommodant au goût des inquisiteurs et des jésuites. L’année suivante, il écrit à un ami qu’il corrigera tous les vices de sa Jérusalem, qu’il en réformera aussi l’allégorie, qui est plus platonicienne que chrétienne, qu’il retranchera tout ce qui a une odeur de paganisme, tutto quello che ritiene l’odor de la genlilità qu’il ajoutera beaucoup de choses tirées de saint Augustin, de l’Apocalypse, de saint Paul, du pape saint Grégoire et d’un « nouveau discours sur les armes et les pièges des démons réduit en forme d’art par le révérend don Giulio Candiotti de Sinigaglia, archidiacre de la Santa Casa di Loreto. »

Par intervalles, le Tasse eut des mouvemens de révolte. En 1582, il mandait en soupirant à son ami Cataneo qu’il avait peine à se soumettre au jugement de son siècle en matière de poésie. Deux ans auparavant, désireux d’intéresser à ses malheurs la noblesse et le peuple napolitain, il s’était oublié jusqu’à leur écrire que « les églises et les assemblées de prêtres avaient été pour lui des cavernes de brigands, » et il n’avait pas craint de se plaindre au marquis Buoncompagno, neveu du pape Grégoire XIII, que « l’église s’était conduite à son égard non en mère, mais en marâtre. » Vaines, déclamations ! Il n’avait ni le courage ni la force d’entrer en lice avec son siècle. Il s’étudia à réformer ses opinions, ses croyances, comme il réformait son poème ; il s’efforça d’effacer de son esprit toutes les leçons de ses maîtres ; ce fils de la renaissance chercha à oublier sa mère ; il se proposa de devenir un homme nouveau agréable à la réaction, à la Rome des rigoristes, au saint office et au Gesù. Dépouiller le vieil homme, entreprise difficile, sacrifice douloureux et amer ! Il eut plus d’une rechute. Dans sa prison, il composa des dialogues tout imprégnés de platonisme. Il s’en excusait en déclarant qu’assurément Platon est en désaccord sur beaucoup de points avec le Christ, mais que si le Tasse écrivait en platonicien, il croyait en chrétien. Et pour expier ces retours involontaires à ses anciennes erreurs, il composa d’autres dialogues où il outragea tout ce qu’il avait adoré.

Dans le Malpiglio, il attaque l’idée qui fut la plus chère aux hommes de la renaissance ; il établit que tous les systèmes se combattent, et que l’histoire de la pensée humaine n’est qu’une longue suite de contradictions. Son dialogue des Idoles porte le cachet du plus sombre ascétisme. Il y condamne tous les poèmes qui ne peuvent être agréés et goûtés par les cours ecclésiastiques. Idolâtres sont les poètes qui donnent une place dans leurs vers aux dieux de l’Olympe ! idolâtres sont ceux qui chantent l’amour, la plus coupable des idolâtries ! Et il confesse que lui-même autrefois fut idolâtre : toute âme qui a des attaches sur la terre est un temple consacré aux idoles. Idolâtres encore sont ces mondains qui recherchent de bons chiens de chasse pour courir le daim et le sanglier, ceux qui sont en quête de bons chevaux pour briller dans les tournois, ceux qui aiment les oiseaux de proie, les jardins et les palais, les eaux courantes et les collines fleuries, les étoffes précieuses, les parfums d’Arabie, les pierreries de l’Orient ! Idolâtres sont ceux qui aspirent à se faire admirer comme cavaliers, comme médecins, comme jurisconsultes, comme sculpteurs, comme peintres, comme poètes !… Qu’ils aillent tous s’instruire au prône du père Toledo ! Ils api)rendront de lui à purifier par la pénitence leur cœur consacré au culte des faux dieux.

Après être sorti de prison, le Tasse ne travailla qu’avec plus d’ardeur à se dépouiller de tout ce qui lui restait de ses idolâtries passées. Son projet favori était de se fixer à Rome, il songeait à prendre les ordres, il rêvait d’obtenir quelque bénéfice, quelque dignité ecclésiastique ; mais Silvio avait dit vrai : si Rome n’avait pas poursuivi la Jérusalem, elle l’avait condamnée dans son cœur. Le Tasse put s’en convaincre ; il essuya mille rebuts, mille affronts ; nulle main tendue pour venir en aide à son indigence ; les cardinaux le consignaient à leur porte ; pendant trois ans, il sollicita en vain une audience de Sixte-Quint. « Je suis comme expulsé du sein de l’église ; sono quasi scacciato dal seno de la Chiesa, » écrivait-il en 1590 à don Niccolo degli Oddi. L’infortuné s’appliquait sans relâche à désarmer par ses soumissions de si injustes rigueurs. Il s’était plongé dans de profondes études de théologie, « pour ne pas achever, disait-il, dans les ténèbres de l’erreur le voyage de la vie et pour pouvoir corriger toutes ses œuvres. » — « Je fus toujours catholique, je le suis et le serai ; si on a pu reprendre ma doctrine, mes intentions du moins étaient pures ; à l’avenir, ma foi sera sans reproche comme mon cœur. » Il protestait sans cesse de la pureté de ses croyances, du déplaisir que lui avait causé la publication de la Jérusalem, de sa ferme résolution d’expurger tous ses vers ; il se livrait à toutes les pratiques de la dévotion, tellement que dans un moment de dépit il compta parmi les malheurs de sa vie toutes les messes et les sermons qu’il avait été obligé d’entendre. Il était devenu si chatouilleux sur sa réputation d’orthodoxe que, don Niccolo lui ayant donné dans une lettre l’épithète de gentilissimo, le double sens de ce mot l’inquiéta. « Voulez-vous dire que je suis un gentil ? Je vous jure que je n’ai aucune autre croyance que ce qu’a enseigné le Christ, ce qui a été confirmé par le sang de tant de martyrs, par la parole de tant de docteurs, par l’autorité de tant de conciles et de papes. » Si parfois ses ferveurs s’attiédissaient ou que quelque fantôme du passé revînt, malgré l’exorcisme, le visiter et le troubler, il se croyait en proie aux influences diaboliques. Il fit demander au pape Grégoire XIV une croix d’or pleine de reliques et d’oraisons contre les mauvais esprits, avec l’autorisation de la porter toujours dans son vêtement. Lugubre métamorphose ! Qui reconnaîtrait dans cet esprit sombre et tourmenté le Torquato d’autrefois ?

Il faut lire ses lettres pour comprendre les mortelles langueurs de cette âme abattue, les mornes ennuis où elle se consumait. Peut-être avait-il moins souffert, enfermé à Sainte-Anne, que traînant des jours obscurs et méprisés dans cette Rome que ses prosternations ne pouvaient fléchir, qui n’avait point de larmes à donner à sa misère, et qui s’obstinait à lui reprocher d’avoir eu autrefois du génie. Et pourtant que de peines il prenait pour lui plaire ! Sa lyre est tendue d’un crêpe, il n’en sort plus que des accens voilés et d’une mélancolie funèbre. La vanité de toutes choses, la corruption de toute chair, l’imbécillité de la raison humaine, le prince des ténèbres, les fureurs vengeresses de Dieu, le grincement de dents qui n’aura point de fin, voilà les airs qu’il fait chanter à sa muse. Une tristesse infinie, une dévotion larmoyante et peureuse règnent dans ses Rimes sacrées, dévotion qui a je ne sais quoi de tendu, de contraint, et où l’on sent l’effort d’une âme qui se violente elle-même et qui croit parce qu’elle veut croire.

Dans le Torrismondo, Rosemonde s’écrie que les joies de cette terre sont un abîme d’impureté et de boue. « Heureux qui peut traverser cette vie immonde sans se souiller de sa fange ! » Dans le poème de la Création, la philosophie et la sagesse antiques sont outragées et couvertes d’opprobre. « Loin de moi, dit le poète, les mensonges de la Grèce, nuit profonde qui aveugle l’âme ! Loin de moi l’Académie et le Lycée et les erreurs de la ténébreuse Égypte ! » Renaissance, votre enfant vous crie anathème !

Et que dire de la seconde Jérusalem, dédiée au cardinal Cinthio et au pape Clément VIII ?

Les jésuites avaient réduit toute la poésie au genre didactique, et le genre didactique au genre édifiant. Du bel esprit de collège parfumé de dévotion, voilà ce qui enlevait tous leurs suffrages. Dans sa Jérusalem conquise, le Tasse prêche sans cesse. Lisez son Jugement sur son nouveau poème (Giudizio sovra la Gerusalemme di T. Tasso da lui medesimo riformata), vous verrez qu’il se vante de n’y avoir rien laissé à la vanité (a la vanità), et d’avoir su donner aux plus petits détails un sens occulte et mystérieux. Il a prodigué les allégories, il en emprunte à saint Basile, à saint Thomas, à saint Bernard, à saint Cyprien, à saint Grégoire, à saint Jérôme, et il a eu soin de consacrer un chant tout entier à la description du paradis ; comme on peut croire, il assigne des places d’honneur parmi les élus aux papes rigoristes et à toutes les petites seigneuries italiennes dont il voulait capter les bonnes grâces. Le paradis du Tasse porte le cachet de ce sensualisme mystique qui est propre à la dévotion des jésuites, et il est décoré dans ce style froid et contourné qui distingue leur architecture ; c’est un paradis de marbre, de jaspe et d’améthyste, avec force rubans et pompons de pierre entremêlés d’angelots bouffis voletant sur des nuages en tire-bouchons et de gloires en bronze doré. Allez voir à l’église du Gesù l’autel de saint Ignace, d’un goût si riche et si maniéré, qui se recommande surtout à l’admiration par un Père éternel tenant dans sa main le plus gros morceau connu de lapis-lazuli… Voilà le paradis du Tasse !

Qu’est devenu cet enthousiasme chevaleresque qui était comme l’âme de la Jérusalem délivrée ? C’en est fait ! Adieu cette ardeur de vivre et de sentir, cet esprit de joie que le poète amoureux de son œuvre communiquait à toute sa création. Quelle pénitence l’église fait subir à son génie ! Cette muse tour à tour si humaine et si celeste, cette muse qui savait prendre tous les tons et les marier dans une harmonie délicieuse, cette muse qui savait trouver des paroles de feu pour peindre les fièvres de l’amour et des accens de paix et de suavité pour raconter la présence de Dieu dans le cœur des justes, il faut qu’elle expie le crime qu’elle commit en répétant sur sa lyre tous les concerts de l’âme et en osant retrouver quelque chose de Dieu dans l’argile dont sont pétries nos passions. Pécheresse pénitente, nous la voyons passer devant nous découronnée, la tête couverte de cendres, cachant ses ailes captives sous la haire et le cilice !

En lisant la Jérusalem conquise, on sent que le poète l’a écrite sous le regard du saint office, et qu’il n’a été occupé que de lui complaire. Il fait taire sa sensibilité, il met dans la bouche de ses héros des propos d’inquisiteurs, il leur interdit de se souvenir que leurs ennemis sont des hommes, il allume dans leur âme les fureurs sombres et impitoyables du fanatisme. De toutes les pages s’exhale une odeur de sang mêlée au parfum de l’encens et des cierges. Godefroi qu’il s’était plu à nous représenter comme le modèle achevé du saint qui a des entrailles, nous le voyons maintenant dévoré de soifs sanguinaires. « Un jour, s’écrie-t-il avec joie, je couvrirai la cité sainte de meurtres, de flammes et de ruines ; je l’encombrerai de cadavres, je l’inonderai de sang impie. » Et quand il n’est pas en colère, ce chevalier qui autrefois parlait en chevalier et enflammait le courage de ses soldats par sa parole sobre et nerveuse, il se répand en de longues homélies empreintes d’une piété langoureuse et mignarde, dont la fadeur n’est relevée que par quelques concetti d’un goût douteux… En vérité, tout occupé de se conformer aux idées et aux conventions de son temps, le poète semble fuir l’inspiration ; on sent que l’air lui manque, c’est l’asphyxie du génie. Et l’on s’étonne que l’art ait dégénéré à la fin du XVIe siècle et que le siècle suivant ait été une page blanche dans l’histoire de la poésie italienne ! S’étonne-t-on qu’un oiseau enfermé sous la cloche d’une pompe pneumatique y perde la voix et la vie ?

Le mal serait moindre, si le Tasse eût entièrement refait son poème ; mais soit qu’il nourrît au fond de son cœur une secrète complaisance pour l’enfant qu’il affectait de désavouer, soit que son imagination épuisée n’ait pu lui fournir de quoi renouveler entièrement sa fable et son plan, il a transcrit dans sa seconde Jérusalem des chants entiers de la première, sans y rien changer, hormis quelques détails et le ton général de la couleur. Les fragmens de sa première œuvre condamnent la seconde ; on ne peut imaginer de disparate plus choquante. Toutes les lignes sont brisées, tous les contours grimacent ; par intervalles, des éclairs subits de romantisme ailé traversent les épaisseurs de ce classicisme de collège et de cette dévotion de commande… On se dit que le poète n’est qu’à moitié converti ; quelque chose on lui proteste contre la violence qui lui est faite. Lui-même, il sentait bien qu’en remaniant son poème il avait eu des ménagemens coupables qu’on ne manquerait pas de le lui reprocher. Dans son Giudizio, il demande grâce pour les beautés qu’il n’a pu se résoudre à sacrifier, il demande grâce pour le magicien naturel, qui n’est qu’une allégorie, et ne dit rien dont on ne puisse trouver l’explication dans saint Thomas ; il demande grâce pour les vertus qu’il a laissées à quelques Sarrasins, il allègue à sa décharge l’exemple de certains chroniqueurs chrétiens qui se sont permis de louer des héros musulmans. Du reste, il se soumet en toute humilité aux décisions de l’église, il désire seulement qu’on le censure avec indulgence ; il a pu faillir, mais ses intentions étaient pures. On croit entendre cette belle pénitente qui, pour expier ses péchés, consentait à ce qu’on lui arrachât les ongles, mais demandait grâce pour ses cheveux, qu’elle avait la faiblesse d’aimer encore.

D’ailleurs que de précautions il avait prises pour se faire pardonner ces emprunts qu’il s’était faits à lui-même ! Dans la première Jérusalem, c’était l’épée à la main que Renaud, confessé et absous par Pierre l’Ermite, conjurait les démons de la forêt enchantée : « Le ciel tonne, la terre tremble, les vents et les tempêtes se mettent en campagne et soufflent à la face du héros d’horribles tourbillons ; mais la main du chevalier n’en porte pas moins des coups inévitables, et toutes ces fureurs ne sont pas pour l’arrêter. Il coupe le myrte, le charme est rompu, les larves s’évanouissent. Le ciel se rassérène, les vents se calment. Lui, souriant, dit en lui-même : « vaines apparences, bien fou qui vous redoute ! » Et, retourné au camp, s’inclinant devant Godefroi : « Je suis allé, comme tu l’ordonnais, à ce bois redouté et je le vis ; je vis les enchantemens et je les vainquis. » Ricciardo s’y prend tout autrement. Il a beau brandir son épée, les fantômes redoublent leurs menaces. Alors il se dit : « Je rêve et j’extravague. Que peut mon épée ? La croix seule aura la puissance de dissiper ces prestiges. » Et à peine eut-il élevé dans l’air la croix qui était peinte sur son bouclier que tous les démons disparurent…

Le poète n’avait pu se résoudre à sacrifier Armide. Dans la Jérusalem conquise, il lui a conservé tous ses charmes ; il nous montre la nièce d’Hidraot faisant par l’ordre de son oncle la conquête de Renaud. Jusqu’à ce jour, elle est restée pure, sa seule faute est de s’être laissé initier par cet artificieux Hidraot à tous les secrets de la sorcellerie ; c’est pour servir ses desseins et la cause du croissant qu’elle s’arme de tous les mensonges de la coquetterie. « Lui seul est coupable, dit-elle, lui qui poussa dans une entreprisecriminelle mon âme hautaine et mon sexe fragile, lui qui fit de moi une femme errante, lui qui excita mon audace et m’affranchit des liens de la pudeur. » Cependant, devenue coquette par raison d’état, elle se prend à ses propres pièges. Elle a voulu se faire aimer du fils de Sophie pour le tenir dans une honteuse captivité, et en dépit d’elle-même l’amour la rend esclave de son prisonnier. Aussi, quand Renaud, revenu de ses égaremens, dit un éternel adieu à cette amante éplorée, quand, les yeux couverts de ténèbres, échevelée, presque expirante, elle s’attache à ses pas, quand elle s’offre à l’accompagner dans l’horreur des batailles, à lui servir de page et d’écuyer, et qu’elle fit sur le front du chevalier un refus irrévocable, son désespoir nous touche, et nous la trouvons assez punie… Ce n’est pas ainsi que l’entend l’auteur de la Jérusalem conquise. À ce moment, Araldo sort d’une embuscade, la saisit brutalement par les cheveux, lui arrache sa ceinture, lui lie les bras et les pieds dans les nœuds d’une chaîne de diamant et l’attache à un rocher. « Tu ne seras libre, lui dit-il, que lorsque, par ton ordre, les esprits infernaux auront détruit de fond en comble ton palais magique. » Elle s’empresse d’obéir, elle défait ses enchantemens, le palais a disparu ; mais, infidèle à sa promesse, se jouant de sa parole, le chevalier ne la délivre point ; il l’abandonne sur son rocher et s’éloigne en se glorifiant du succès de sa loyauté perfide et de sa pieuse supercherie :


…… Onore avranno,
Perfida lealtate e fido inganno !


Ah ! chevalier, chevalier, vous n’êtes pas un chevalier : vous êtes un estafier du saint office !

« Puisse ma nouvelle trompette aux accens angéliques, s’écriait le Tasse dans le préambule de son nouveau poème, réduire au silence celle dont le fracas remplit encore le monde ! »


E d’angelico suon canora tromba
Faccia quella tacer, ch’oggi rimbomba.


Et en 1593 il écrivait au père Francesco Panigarola, évêque d’Asti : « Je suis très affectionné à mon nouveau poème ou à mon poème nouvellement réformé, comme à un nouveau-né de mon esprit. J’ai retiré ma tendresse au premier, comme font les pères à des fils rebelles et soupçonnés d’être les fruits de l’adultère. » Oh ! que ce mot dit de choses ! Aux yeux des inquisiteurs et des jésuites. qu’était-ce que la renaissance ? Un adultère. Et Léon X ? Le criminel entremetteur qui avait fait entrer dans le lit de l’église Jupiter et Osiris.


VI. — L’ABSOLUTION DU TASSE.

Aimant les lettres et les arts autant qu’on les pouvait aimer dans ce temps de rigorisme soupçonneux, Clément VIII fut le Léon X de la réaction, mais un Léon X innocent et qu’on ne peut accuser d’avoir prêté la main à des intrigues adultères. Ses Sadolet et ses Bembo furent les Baronius, les Bellarmin et les Tolet. Ses Bramante, ses San-Gallo, furent les Maderno et les Ponzio. Son Raphaël fut le gentil chevalier d’Arpino, ce Joseppin qu’il nomma directeur de Saint-Jean de Latran, qu’il combla d’honneurs et de richesses. Sous son règne, le manièrisme fut le dieu de la peinture ; il envahit tout, les églises, les cloîtres, les palais ; il s’étala sur toutes les murailles. Où retrouver les grandes inspirations, la simplicité du grand goût, ces figures de saintes où se peignaient avec les joies de la piété vraie sa chaste réserve et ses pudeurs, ces figures de vierges qui semblaient dire : L’amour divin coule en nous comme le sang dans nos veines ? Je ne vois plus que des mines et des gestes affectés, des yeux en coulisse lorgnant le ciel, des cous qui se renversent avec effort, des extases simulées, toutes les minauderies ou les pantalonnades d’une dévotion qui s’affiche, comme il arrive dans les temps où l’on fait son chemin par la dévotion. C’en est fait, le joli a remplacé le beau, le joli, seule beauté tolérée par ces bons pères, parce qu’il est un plaisir et ne peut être une passion… Patience ! le sensualisme religieux n’a pas dit encore son dernier mot. Tout à l’heure il inventera la dévotion au sacré cœur de Jésus : source nouvelle d’inspirations pour les artistes ! Vierges de Raphaël, race adultère, disparaissez ! Un cœur de cire percé d’une flèche d’or, et entouré de guirlandes et de rubans, voilà le chef-d’œuvre qu’enfante un art régénéré !

Justice soit pourtant rendue à Clément VIII. Il fit dans sa vie plus d’un acte de courage. Si, en dépit de l’Espagne, il reçut en grâce Henri IV, en dépit du saint office il appela à Rome Patrizzi, le dernier des platoniciens, dont les œuvres furent mises depuis à l’index. Grâce à Clément, le platonisme eut une vieillesse honorée et pensionnée, ses derniers jours ne furent pas troublés, et, grâce aussi à cet Aldobrandini, le Tasse put mourir en paix. La seconde Jérusalem n’aurait pas désarmé les ombrages et la rancune de Sixte-Quint ; il eût jugé la réparation insuffisante ; Armide, même enchaînée et outragée par un estafier, n’eût pas trouvé grâce devant lui. Clément VIII fut moins sévère, il ne voulut pas imposer au Tasse des conditions trop dures ; il vit d’un œil favorable un poème où des louanges magnifiques lui étaient prodiguées ; il estima avec raison que, malgré quelques fictions encore trop libres, ce poème portait la marque de la Rome des jésuites et des inquisiteurs, et que le saint-siège pouvait agréer cette offrande ; il décida que l’église avait tenu assez longtemps rigueur à l’auteur de l’Aminta et de la première Jérusalem, et, accueillant avec indulgence le repentir de l’enfant prodigue, il voulut couronner au Capitole l’auteur de la Jérusalem conquise et du poème de la Création.

Hélas ! le poète regarda d’un œil indifférent les préparatifs de son couronnement. Sa conscience d’artiste s’était réveillée et protestait sourdement contre son triomphe. Quand le cardinal Cinthio le vint visiter dans son agonie et s’enquit de ses derniers désirs : « Je n’en ai qu’un, répondit-il, c’est qu’on brûle ma Jérusalem… » Ne croyez-vous pas entendre le e pur si muove de Galilée ?

Trois ans plus tard, un homme d’esprit, Domenico Chiariti, écrivait à Pellegrino que tous ceux qui avaient pris part à la grande querelle de la Jérusalem étaient morts avant le temps, et il ajoutait : « Le Tasse lui-même a expié par une mort précoce l’erreur qu’il avait commise en accommodant au goût de Rome le poème qu’il avait composé pour Ferrare, avendolo da Ferrara ov’ egli era indirizzato rivoltato a Roma. »

Dieu très saint, qui sondera le mystère de vos voies ? Quand votre église florissait et que le monde, la regardant avec admiration, s’écriait :


D’où lui viennent de tous côtés
Ces enfans qu’en son sein elle n’a pas portés ?


vous lui avez suscité dans la personne d’un prophète de mensonge un ennemi acharné, et pour résister à ses fureurs il fallut que des pontifes d’un esprit et d’un cœur durs prissent dans leurs mains redoutables le sceptre des âmes. Avec eux l’intolérance, le soupçon, la terreur, s’assirent sur le trône de saint Pierre, et pendant de longues années, Dieu de bonté, on ne vous annonça plus que comme un Dieu aux entrailles resserrées et au cœur jaloux. Inquiète, vivant dans les alarmes, tout ce que votre église avait toléré ou protégé lui devint suspect ; dans ses aveugles défiances, elle rompit toute communion avec la sagesse humaine, qui s’était faite son interprète et sa servante, et en la bannissant loin de vos autels elle lui fit prendre en haine votre nom. Alors parurent des hommes tels que la terre n’en avait pas encore vu. Ils disaient avoir mangé des fruits de l’arbre de la connaissance, et ils en étaient comme enivrés ; ils disaient aussi que la foi est un esclavage, et ils se réjouissaient comme des captifs qui ont reconquis leur liberté. Ayant désappris les oremus que leur avait enseignés leur mère, ils ne tremblaient pas en songeant que leurs lèvres étaient mortes à la prière ; ils n’avaient plus rien à vous dire, ils ne sentaient plus le besoin de ces paroles ailées qui savent trouver le chemin du ciel. Ces rebelles portaient sur leur front l’orgueil de leur délivrance ; on les voyait agiter fièrement aux oreilles des passans les tronçons de leurs chaînes brisées. Ils s’appelaient Bruno, ils s’appelaient Vanini ; l’âme de Marins et des Gracques était en eux. Ils ne disaient plus comme les sages d’autrefois : Les dieux de l’Egypte et les sages de la Grèce ont annoncé le Christ. Gloire à l’Évangile éternel ! mais ils s’écriaient : Périsse l’Évangile ! périsse l’église ! Gloire à la nature, reine et déesse des mortels ! La nature seule est Dieu, ipsa natura quæ Deus est !…


V.

Plus d’une fois en entendant cette lecture, continua le baron, j’avais laissé échapper des marques d’étonnement. Il me semblait que pour un saint le prince s’exprimait fort librement sur les affaires de l’église. Quand il eut fini, je lui dis : — Prince, je vous prie de compter sur ma discrétion et de croire à ma reconnaissance. Monsignore Spinetta n’avait pas tout dit. Grâce à vous, ma curiosité est satisfaite ; j’ai pu mesurer dans toute leur étendue les souffrances de l’homme le plus infortuné qui fut jamais. Cependant je ne puis souscrire à tous vos jugemens sur les hommes et les choses du XVIe siècle. Et par exemple vous n’aimez pas les jésuites. Ce qui me donne à réfléchir, c’est qu’un certain moine de ma connaissance, fra Antonio, ne les aime pas non plus. Vous leur reprochez d’avoir asservi les esprits, il leur reproche de les avoir trop émancipés. Vous l’avouerai-je ? si j’étais jésuite, je me sentirais flatté d’avoir tant d’ennemis, et des ennemis qui se contredisent… — Il ne me répondit rien. — Il me semble aussi, repris-je, que vous avez expédié un peu lestement Martin Luther. Il ne m’appartient pas de le défendre ; mais je serais curieux de savoir ce qu’un luthérien vous répondrait… — Il garda encore le silence. — Enfin, lui dis-je, votre enthousiasme pour les philosophes de la renaissance me surprend. Ces Ficin, ces Pic de La Mirandole, dont vous louez la religion et que vous reconnaissez pour vos maîtres, je les avais toujours considérés comme des humanistes, à la fois beaux esprits et esprits forts, et, s’il faut tout dire, comme des adorateurs de l’antiquité que leur idolâtrie pour Platon avait rendus infidèles au Christ.

Alors il s’élança de son siège, et, se tenant debout devant moi, une main appuyée sur la statue d’Hermès Trismégiste, il me dit d’une voix émue : — Pendant combien de temps les avez-vous étudiés, ces maîtres que je vénère, pour avoir le droit de les juger ainsi ? Eh quoi ! c’était un adorateur des faux dieux, ce Ficin qui n’a pas écrit une page où l’église ne soit glorifiée ! C’était un idolâtre de l’Académie, celui qui n’aimait Platon que parce qu’il mène à Christ, et qui, s’appelant lui-même un pêcheur d’hommes, s’écriait : «Servons-nous des filets du platonisme pour pêcher des âmes au crucifié ! » C’était un esprit fort, celui qui consacra sa vie à combattre l’averroïsme, celui qui déclarait que l’église a dans ce monde deux sortes d’avocats : les philosophes et les miracles, et qui attesta douze prodiges opérés de son temps par les reliques de saint Pierre à Volterra ? Et comment n’eût-il pas cru aux miracles, lui qui fut favorisé de visions béatifiques, lui qui fut guéri d’une maladie mortelle par l’intercession de la sainte Vierge ?… Et c’était aussi un mécréant ce Pic de La Mirandole, que le zèle de la maison du Seigneur dévorait, ce cœur qui n’était qu’humilité et tendresse, ce profond philosophe qui avait fait vœu, dès qu’il aurait achevé son livre sur la Concorde, de distribuer aux indigens tout son patrimoine, et les pieds nus, un crucifix à la main, de s’en aller courir le monde pour prêcher le Christ dans les chaumières et dans les palais ! Sainte reine du ciel, je vous prends à témoin, car vous l’avez reconnu pour un de vos serviteurs, vous lui êtes apparue à son fit de mort, et il a expiré le sourire aux lèvres, voyant les cieux s’ouvrir sur sa tête !

À ces mots, le prince, transporté par son enthousiasme, se retourna du côté de l’oratoire, dont les portes étaient ouvertes, et levant les yeux et les bras vers le crucifix qui resplendissait dans l’ombre : — Seigneur, vous le savez, s’écria-t-il, ces hommes étaient à vous, et votre gloire se manifesta dans le pontife qu’ils avaient nourri de leur sagesse ! Oh ! Jérusalem, en dépit de tes souillures, que tu parus belle à toutes les nations en ces temps bienheureux ! De quel éclat divin brillaient tes autels et quelles fêtes tu célébrais dans ton enceinte agrandie ! Du nord et du midi et des profondeurs de l’Orient, tous les dieux s’étaient donné rendez-vous chez toi, ceux de la Perse, ceux de la Chaldée, ceux de l’Olympe et ces sphinx qui se taisaient depuis des siècles ; avec eux étaient accourus les sages, les sibylles, les antiques pythonisses, les mages et les prophètes, apportant tous de l’encens et de la myrrhe, — et tous ils se tenaient humblement prosternés autour du trône du Christ. Ce jour-là, Seigneur, déposant pour la première fois votre couronne d’épines, vous aviez ceint votre front des violettes parfumées qu’avait vues fleurir l’Hissus, et vous teniez à la main un lotus du Nil d’une blancheur immaculée. Alors, vous penchant sur tous ces dieux et ces sages, on vit vos lèvres sourire et votre bras s’étendre pour les bénir, — et une voix d’ange, plus douce encore que celle qui avait annoncé votre nativité, s’écria : — Gloire à Dieu sur la terre ! paix entre les dieux réconciliés sous le regard du Christ ! Bénie soit la sainte église universelle !

Le prince avait prononcé ces paroles avec tant de véhémence et avec un accent si pénétrant, que j’en fus profondément ému. Que dis-je ? mon saisissement fut tel, que j’eus une véritable vision. Je crus voir le crucifix se détacher de la muraille et le Christ se pencher en souriant vers l’Hermès Trismégiste, qui lui faisait face, et il me sembla que ce dieu à tête d’épervier tressaillait sur son piédestal. Les deux bustes de Platon et la Minerve Poliade tressaillirent aussi. Et aussi loin que s’étendaient mes regards, je vis le peuple de dieux qui remplissait la galerie s’incliner pour recueillir la bénédiction et le sourire du Christ. Sur les murailles aussi et dans les arabesques dont elles étaient peintes, tout remuait. Les phénix agitaient leur huppe de pourpre, les longs cheveux des sirènes flottaient au vent, les roses et les lotus frissonnaient de joie, les mystérieux scarabées égyptiens entr’ouvraient leurs ailes d’émeraude qui jetaient des étincelles. Une chaleur brûlante s’était répandue dans l’air, un mystère s’accomplit dans mon cœur ; il me sembla que l’âme de la renaissance entrait en moi. Et si dans ce moment on m’eût donné des pinceaux et une palette, aussi vrai que j’existe, moi, le baron Théodore…

— Vous auriez peint à tout le moins une des sibylles de Michel-Ange, interrompit Mme Roch, qui eut vraiment l’air de se réveiller. Enfin vous avez trouvé le mot pour rire, mon cher baron. Il en était temps, je vous assure.

— Madame, répondit-il, je vous jure que dans ce moment je n’étais pas en humeur de rire, le prince encore moins. Il était si ému, que je lui proposai de prendre l’air pour se remettre. Madame, je vous en supplie, gardez encore votre sérieux pendant quelques minutes… Nous allons en pèlerinage.

Dans les jardins du couvent de Saint-Onuphre, on montre le chêne séculaire à l’ombre duquel le Tasse aimait à s’asseoir dans les derniers jours de sa déplorable vie. Est-ce une légende ? Est-il vrai que le véritable chêne du Tasse a été abattu par la foudre il y a quelques années ? Peu importe, ces jardins ont vu le poète, la mort sur les lèvres, se promener d’un pas chancelant parmi leurs ombrages, et c’est de cette terrasse que ses regards près de s’éteindre ont contemplé pour la dernière fois la ville éternelle… Le soleil allait se coucher. J’entraînai le prince à Saint-Onuphre. Ayant traversé l’église, une porte latérale nous donna entrée dans un atrium qu’entourent de petites arcades soutenues par des piliers. De là nous gagnâmes le jardin dont la grille était ouverte. Ce jardin, d’une médiocre étendue, est situé sur la crête même du Janicule. Le sentier que nous suivions court entre un potager et une vigne en pente qui enlace ses pampres à de longs roseaux. Rien de plus simple que cet agreste décor : un champ de tomates, des fèves, des figuiers, un bassin de fontaine aux marges moussues et ombragé de lauriers-roses, le bruit léger d’un ruisseau qu’on ne voit point, des saules qui se penchent pour écouter la plainte de cette eau fugitive qui s’échappe en se dérobant sous leurs pâles feuillages. À quelques pas plus loin, le terrain se relève brusquement, et l’enclos se termine par un tertre de gazon. Du côté du couvent, ce tertre présente aux regards une grotte dont l’entrée est obstruée par des gravois et des ronces, et que surmonte une niche décorée d’une urne brisée. Là tout est laissé à l’abandon, là foisonnent à l’envi les folles herbes, le lierre, l’ortie, la laitue, et les mille jets fantasques d’une vigne sauvage qui s’entortille à des buissons et à des osiers ; mais sur la pente du monticule qui regarde Rome a été pratiqué un petit hémicycle dont les gradins en brique sont dominés par une rangée de cyprès. C’est là que Philippe de Neri rassemblait ses jeunes élèves et leur enseignait une musique d’église toute nouvelle ; c’est sur ces gradins que sont nés, avec les harmonies du drame chanté, ces opéras sacrés qu’on appelle des oratorios. Au bas de l’hémicycle, une étroite terrasse est bordée par un petit mur en ruine ; à main gauche s’élève l’énorme tronc du chêne du Tasse, dont une branche maîtresse a été fracassée par la foudre, ce qui a pu donner lieu aux méchans propos que je vous rapportais tout à l’heure.

Ah ! quel tableau embrassaient de là les regards du divin poète ! À droite, le prolongement en courbe du Janicule avec son Transtévère à ses pieds, avec ses bosquets, ses vergers, ses terrasses couronnées d’églises, jusqu’à ce qu’en face de l’Aventin il dévale brusquement dans le Tibre, resserré à sa sortie de Rome par ces deux hauteurs rivales ; — de l’autre côté, s’abaissant en pente rapide, un bois d’yeuses, de noirs cyprès et de plus d’un vert velouté : — en bas, le Tibre qu’on voit à peine, mais dont le cours se fait reconnaître à la longue rangée de maisons sur pilotis qui l’accompagnent, hautes masures lézardées, ébréchées, jaunes comme les eaux qui en baignent le pied et percées d’étroites fenêtres où pendent des guenilles. Au-delà s’étend Rome tout entière, Rome immense depuis la place du Peuple jusqu’à la pyramide de Cestius, Rome avec ses toits rustiques recouverts d’une mousse flétrie et jaunâtre. Rome avec ses splendeurs que rien n’égale, et qu’annoncent dans un langage ; superbe ses dômes et ses coupoles. Au loin, on aperçoit les ombrages du Pincio, les jardins de Salluste, le grand ravin verdoyant qui sépare le Quirinal de l’Esquilin et que domine Sainte-Marie-Majeure ; plus près la tour du Capitole, le Palatin avec ses cyprès, ses myrtes et ses grenadiers entremêlant leurs feuillages aux immenses arcades ruinées du palais des césars, l’Aventin désert et ses églises solitaires environnées de cultures, le Celius à la croupe allongée qui se termine par la sublime basilique de Saint-Jean-de-Latran. Malgré la distance, je voyais se profiler sur le ciel les statues qui la surmontent, tant l’air était limpide ! On eût dit des esprits célestes en tournée sur la terre, et qui, se posant un instant sur ces corniches, reprenaient haleine avant de s’envoler vers le ciel. Plus loin, la plaine onduleuse et nue ; plus loin encore les monts Albains baignés d’une lumière violette, — puis les plans fuyans des montagnes de la Sabine, qui noyaient leurs cimes dans de fauves nuées, et dont la teinte purpurine allait se dégradant par des nuances insensibles jusqu’au gris cendré des lointains aériens. En retournant la tête, j’apercevais le mont Vatican, Saint-Pierre, une ligne de plus se dessinant sur l’horizon étincelant, des figuiers et des broussailles imprégnées d’une poussière d’or, et plus près de moi le bassin dans lequel tremblotaient les dernières lueurs du soir, nappe d’argent liquide où je voyais courir par instans de longs frissons de lumière rose.

Je m’assis au pied du chêne, et Torquato s’y assit avec moi. Il était bien pâle, il tremblait la fièvre. — Demain, lui dis-je, tu te mettras au lit pour n’en plus sortir. Regarde Rome une dernière fois. Ici tu vois ce palais de Monte-Giordano que tu habitas dans ta première jeunesse, et qui te reçut plus tard encore à ton retour de France ; il est resté tout plein de tes rêves. Ailleurs tu aperçois l’église et le couvent de Sainte-Marie-du-Peuple, asile ouvert à l’indigence de ton âge mûr. Sans ces bons pères, depuis longtemps tu serais mort de faim. Derrière toi se dresse ce Vatican où tu passas tant d’heures dans de mortelles attentes toujours trompées. Ici tu vois le Capitole, où se font les apprêts de ton couronnement, apprêts, hélas ! inutiles ; la fièvre qui te dévore ne te le dit que trop. Ah ! détourne plutôt les yeux de cette ville où tu as tant souffert ; contemple ces montagnes, suprême ornement de ce vaste tableau. Ces hauteurs accidentées, mais continues, qui l’encadrent d’une ligne horizontale infinie, communiquent à l’âme des aspirations immenses mêlées aux douceurs d’un repos éternel. Ce repos va commencer pour toi ; que dis-je ? tu en savoures l’avant-goût ! Certain de ta mort et la sentant déjà en toi, tu as atteint ce moment où l’homme se devient étranger à lui-même et se regarde comme par les yeux d’un autre, de cet autre mystérieux qui nous succède au-delà de la tombe. Non, celui qui a tant souffert à Ferrare et à Rome, ce n’est pas toi, mais un ami qui te fut cher, et ce n’est plus la douleur, c’est la pitié qui fait couler tes larmes.

Cet entretien se prolongea quelque temps. Quand je revins à moi, l’ombre avait tout envahi à l’exception de quelques nuées violettes qui recevaient les derniers adieux du soleil. — Mon cher prince, m’écriai-je, si j’avais le bonheur d’être poète, je voudrais composer une élégie que j’intitulerais les Dernières Pensées du Tasse, et si j’étais capable d’écrire en prose, je composerais une vie du Tasse dont je vous emprunterais la moitié et l’autre à monseigneur Spinetta. Ma conclusion serait que, comme le bonheur, le malheur a son ivresse, que, toutes les disgrâces ayant accablé à la fois ce divin poète, son âme, attaquée de toutes parts, a été jetée dans un état de désordre, que sa folie ne fut que le sentiment exalté de maux trop réels, et que cette exaltation, accompagnée d’accès de fièvre, de fureur et de délire, a duré jusqu’à ce que, dans son cœur épuisé par ses propres violences, l’esprit de révolte eût fait place à une résignation inerte. Ma dernière ligne serait conçue en ces termes : « Le Tasse dut la moitié de ses infortunes à la faiblesse de son caractère et l’autre à la beauté de son génie. »

Le prince ne me répondit pas. Il s’était assis sur un des gradins, et tour à tour il considérait un médaillon qu’il tenait à la main, ou, relevant la tête, il contemplait par-delà le tertre les vapeurs cendrées qui s’élevaient à l’horizon, et au-dessus desquelles la lune dessinait sa faucille d’argent. Je m’approchai de lui et lui pris des mains le médaillon. Il renfermait une copie en miniature du portrait de Léon X par Raphaël. En ce moment, j’entendis un bruit de pas, et je vis paraître fra Antonio. Cette apparition me causa le plus vif déplaisir. Aussi bien Antonio avait un air d’humeur aigre et bourrue : apparemment il nous en voulait d’être entrés chez lui sans lui en demander la permission ; mais, quand il eut reconnu le prince Vitale, il changea soudain de contenance et ce fut d’un ton de cafarde humilité et en s’inclinant jusqu’à terre qu’il le prévint qu’on allait fermer les grilles du jardin. Quant à la grassoccia sensitiva, il ne daigna pas l’honorer d’un regard. Dès qu’il eut tourné le dos, montrant du doigt tour à tour ce frocard et le médaillon : — Ceci, dis-je au prince, a tué cela. — Il attendit pour me répondre que le moine se fut éloigné, et alors, d’une voix sourde, mais vibrante : — Je crois et j’espère ! — s’écria-t-il, et d’une main faisant un signe de croix, de l’autre il jeta un baiser au Vatican. C’était un geste bien italien.

— Mon cher baron, dit Mme Roch, vous aurez beau dire et beau faire, vous ne me ferez jamais aimer votre prince Vitale. Tout à l’heure, pendant que vous aviez la bonté de nous, lire son manuscrit, j’avais les nerfs fort agacés. À vrai dire, je ne vous écoutait que d’une oreille ; mais le peu que j’ai compris m’a fort déplu. Je n’aime pas ces gens qui cherchent midi à quatorze heures. Sur ces choses-là, il en faut croire son curé, car enfin, à ce compte, de quoi serviraient les curés dans ce monde ? Allez, baron, la foi du charbonnier est la seule bonne. Comme le Tasse, votre prince est un esprit chagrin et orgueilleux, et je voudrais parier que, comme je. Tasse, il finira par devenir fou.

— Rassurez-vous, madame, il n’en est rien. Ce jour avait commencé entre nous une liaison très intime. L’ayant beaucoup pratiqué, je puis vous assurer qu’il n’y avait point d’orgueil dans son fait et qu’il n’était point en danger de perdre la raison. À la vérité, il était sujet à des accès de découragement et de tristesse ; mais il s’en défendait de son mieux à l’aide de ses consolateurs, qui étaient ses livres, sa harpe, ses pauvres, et un grand ouvrage qu’il composait à ses momens perdus… Oh ! n’ayez crainte, je ne vous en dirai pas le titre ! D’ailleurs il croyait, il espérait, et, son cœur étant simple et bon, il avait des gaîtés et des confiances d’enfant. Un jour que nous étions allés ensemble au Vatican, il me fit admirer les soins religieux qu’on y rend aux antiques, et il est certain, madame, que Jupiter n’était ni mieux logé ni plus honoré sur l’Olympe qu’il ne l’est aujourd’hui dans la demeure des papes. — Convenez, me dit le prince en sortant, que ce n’est plus Sixte-Quint qui règne à Rome ! — Et il m’exposa la théorie sur laquelle reposaient ses espérances. Il comparait l’église à une vigne imprudente qui est trop pressée de fleurir ; mais le grand vigneron, qui sait combien les printemps sont trompeurs et qui veut que sa vigne attende l’heure marquée par sa sagesse, lui envoie, au moment où elle s’apprête à épanouir ses fleurs, des gelées qui la font rentrer dans le sommeil de l’hiver. — Au XVIIIe siècle, me dit-il, l’église, conduite par les Benoît XIV et les Clément XIV, crut de nouveau que le moment de la floraison était venu. Dieu chargea la révolution de l’avertir qu’il était trop tôt. aujourd’hui pourtant je crois reconnaître à plus d’un signe que le temps de l’épreuve est passé, que toutes les divisions vont cesser et que l’âge d’harmonie va s’ouvrir. — Et, comme je l’écoutais d’un air rêveur : — À quoi pensez-vous ? me demanda-t-il. — Je pense, lui répondis-je, à ce mot trivial, mais expressif, d’un philosophe : « Un bas raccommodé vaut mieux qu’un bas déchiré ; mais il n’en va de même des consciences. » — Croyez-moi, s’écria-t-il gaîment, Dieu remet à neuf ce qu’il raccommode, et on n’y voit point de reprises.

Pendant le séjour que je fis à Naples, j’écrivis quelquefois au prince ; il ne répondit pas à mes dernières lettres. À mon retour, j’appris qu’il venait de mourir. Il courait plusieurs versions sur cette mort : les uns disaient qu’il s’était tué à force de fatigues et par des excès de charité ; d’autres parlaient d’un anévrisme au cœur. Le marquis Moroni m’assura qu’un jour le confesseur du prince, à l’instigation d’un cardinal rigoriste, avait ordonné à son pénitent de débarrasser son oratoire de la Minerve et des deux Platons qui en décoraient l’entrée, que le prince avait obéi, mais qu’il lui en avait tant coûté qu’il avait succombé à son chagrin. J’allai faire un tour dans son palais. Je trouvai la bibliothèque tout en désordre. Arrivé près de l’oratoire, j’aperçus la Minerve et les Platons gisant dans la poussière à côté de la harpe, dont toutes les cordes étaient brisées. Je voulus visiter l’église où on l’avait enseveli. Son tombeau de marbre est décoré d’une inscription fastueuse et banale dont je ne me souviens plus ; mais sur une des faces latérales j’aperçus dans un coin obscur quelques lignes crayonnées hâtivement par une main inconnue, et que j’eus de la peine à déchiffrer. Elles étaient ainsi conçues :


« Passant, ici repose un prince qui fut un saint. Il avait le cœur d’un enfant et il n’ignorait rien, pas même la kabbale. Il savait rire dans les festins, et souvent il a été vu pleurant devant les autels. Il balayait la chambre des pauvres, et il savait jouer de la lyre. Il adorait le Christ, il honorait Platon, il chérissait les muses. Passant, s’il fût né trois siècles et demi plus tôt, il se fût appelé Pic de La Mirandole, et Jean de Médicis l’aurait aimé. »

  1. Voyez les livraisons du 1er et du 15 juillet.
  2. Lettre à Scipion Gonzague, 1er octobre 1575.