Le Premier Hivernage dans les glaces antarctiques/Les préparatifs

Imprimerie scientifique Charles Bulens (p. 7-13).

Un fait devra, de siècle en siècle, ramener le nom de la Belgica parmi ceux des navires qui visiteront les terres australes : M. de Gerlache et ses compagnons sont, parmi tous les hommes, les premiers qui aient hiverné dans la zone glaciale du Sud.
Élisée RECLUS.


LE PREMIER HIVERNAGE
DANS LES GLACES ANTARCTIQUES



VOYAGE DE LA BELGICA


I

LES PRÉPARATIFS


Comment naquit mon projet. — À la recherche de 300 000 francs, d’un navire et d’un personnel. — Souscription nationale. — Subsides du gouvernement. — Difficultés multiples. — Enfin prêts !



Le 16 août 1897, au matin, la Belgica, escortée par toute une flottille d’embarcations, saluée par les clameurs de la foule et les accents de la Brabançonne, que des coups de canon scandaient à intervalles réguliers, quittait Anvers et descendait l’Escaut pour gagner la mer.

L’expédition qui débutait par ce départ en fête devait être longue et difficile. Moins longue encore et moins difficile, je pense, que n’avait été sa préparation.

Ce matin-là, je ne faisais que partir, et, cependant, mon état d’esprit était celui d’un homme qui vient d’atteindre son but.

J’avais un bon navire sous mes pieds, de vaillants compagnons autour de moi, et devant moi la mer. Il ne me restait plus qu’à naviguer ; et cela, c’était mon métier.

J’en avais fini avec les ingrates besognes d’occasion qui m’avaient absorbé pendant trois ans, fini avec les sollicitations, avec les expédients, avec l’interminable chasse aux ressources indispensables…

Ce départ, c’était la délivrance, l’évasion…, et les espoirs infinis.

… Les régions polaires avaient de bonne heure exercé leur fascination sur mon âme de voyageur.

En 1891 — j’avais 25 ans — ayant appris que Nordenskjöld, l’illustre explorateur arctique, projetait une nouvelle expédition, dirigée cette fois vers l’Antarctide, je lui écrivis pour lui demander de servir à son bord. J’attendis vainement une réponse. Si j’avais pu garder quelque rancune au grand voyageur, ce sentiment se serait dissipé quand j’eus expérimenté personnellement quelle quantité d’offres de service on reçoit en pareil cas.

Cependant, une idée d’abord vague était née, puis s’était précisée dans mon esprit : pourquoi n’entreprendrais-je pas moi-même, de ma propre initiative, un voyage de découvertes dans la zone antarctique, si peu connue ?… En 1894, mon plan était fait. Au mois de septembre, je me hasardai à le confier à quelques membres de l’Académie Royale de Belgique et de la Société Royale de Géographie de Bruxelles. Leur concours me fut tout de suite acquis.


Il me fallait de l’argent, un navire et un personnel.

Où les trouver ?

Pour rendre mon projet réalisable et pour lui donner quelque chance d’aboutir, je devais limiter au strict nécessaire le budget de mes dépenses. C’est dans cet esprit que fut dressé mon devis qui s’élevait à 300 000 francs en chiffres ronds, somme bien modeste si on la compare aux prévisions d’autres expéditions projetées ailleurs à la même époque et qui n’ont été réalisées que six ans plus tard.

Elle était modeste, cette somme, et combien pourtant elle fut difficile à réunir !

En janvier 1896, s’ouvrit à Bruxelles, sous les auspices de la Société Royale de Géographie, une souscription nationale en faveur de l’Expédition.

Déjà un an auparavant, un industriel belge, généreux autant que riche, M. Ernest Solvay, — avais-je besoin de le nommer pour qu’on le reconnût ? — m’avait promis de coopérer pour 25 000 francs aux frais de l’entreprise. Inscrite en tête des listes, cette souscription constitua une belle « étrenne ». Une telle sanction matérielle, apportée à mon projet par un Mécène aussi éclairé, entraîna le succès.

Grâce au concours des comités de propagande qui s’étaient constitués à Anvers, à Liège, à Gand, à Louvain, pour seconder la Société de Géographie dont l’action s’exerçait surtout à Bruxelles, grâce aussi à l’appoint fourni par des fêtes militaires, des concerts, voire des ascensions de ballons, grâce encore au concours de dévoués conférenciers et à l’appui de la Presse belge tout entière, nous avions recueilli en mai plus de 100 000 francs.

C’était un résultat matériel déjà considérable — un résultat moral plus important encore.

Forts de l’appui matériel et moral de l’opinion publique, mes amis et moi nous nous décidâmes à solliciter de la Législature un premier crédit de 100 000 francs ; il fut voté à l’unanimité par les deux Chambres.

Avec un budget aussi restreint que le mien, je ne pouvais songer à faire construire un
L’ÉTRAVE DE LA « BELGICA »
navire neuf, sur des plans particuliers. Dès la fin de 1894, je m’étais mis en rapport avec des armateurs de baleiniers écossais et norvégiens. Au commencement de 1890, j’obtins d’une importante maison d’armement de Sandefjord, la faveur de faire à bord d’un de ses navires, une campagne au Nord de Jan-Mayen et dans la banquise du Groenland. C’est au cours de ce voyage que je vis pour la première fois la Patria, qui devait plus tard devenir la Belgica, et qui, moins grande que le bâtiment sur lequel je me trouvais, me parut néanmoins plus solide et plus maniable. La Patria n’était pas à vendre alors, et d’ailleurs mes fonds n’étaient pas encore réunis. Mais je bénéficiai, par la suite, de toute une série de circonstances favorables, et, lorsque l’Expédition fut définitivement décidée, je pus acquérir à très bon compte cet excellent petit navire.


LE NID DE CORBEAU
Construit à Svelvig, près de Drammen, en 1884, il est gréé en trois-mâts-barque avec huniers à rouleau, et pourvu d’une machine auxiliaire de 35 chevaux nominaux. Sa jauge est de 244 tonneaux, mais l’épaisseur de sa robuste membrure est celle d’un bâtiment de tonnage triple. Sa coque est garnie d’un soufflage en greenheart dans toutes les parties exposées au frottement des glaces. Son étrave est renforcée et défendue extérieurement par des bandes en acier ; la proue est élancée, taillée de façon à monter sur la glace pour la briser sous son poids. L’hélice, en acier de Suède très épais, est à deux ailes ; elle est établie dans un châssis qui, pour la marche prolongée à la voile, peut être remonté, dans un puits, le long de coulisses à crémaillères. La jaumière est très large, de sorte qu’on peut, du pont, briser la glace qui viendrait s’y former et rendre impossible la manœuvre du gouvernail ; celui ci est d’une solidité à toute épreuve. Au sommet du grand mât, le nid de corbeau traditionnel sert de poste d’observation.

Long de 30 mètres et large de 6 m. 50 au maître-bau, c’était en réalité un tout petit bâtiment que cette Patria — si petit que j’eus un moment l’intention de lui donner le nom de Coquille.

C’est le 2 juillet 1896 que je tombai d’accord avec le propriétaire de la Patria. Quelques jours plus tard, le pavillon norvégien qui flottait à la corne d’artimon fut amené et remplacé pour toujours par les couleurs belges. Le navire reçut le nom de Belgica.

L’été et l’automne de 1896 furent employés à aménager la Belgica en vue de sa nouvelle destination. Il fallait, d’un baleinier, en faire un navire propre aux recherches scientifiques.

Ces travaux d’appropriation furent interrompus par l’hiver, mais reprirent au printemps de 1897. Au mois de juin, la Belgica était armée et cotée pour un terme de six ans dans la première classe du Bureau Veritas norvégien…


PLAN DES AMÉNAGEMENTS DE LA « BELGICA »
1. Claire-voie du poste de l’équipage. — 2. Mât de misaine. — 3. Bôme de pêche. — 4. Bobine d’enroulement du câble de pêche. — 5. Laboratoire d’océanographie. — 6. Laboratoire de zoologie. — 7. Passerelle. — 8. Machine à souder. — 9. Grand panneau. — 10. Treuil de pêche. — 11. Grand mât. — 12. Salon du commandant. — 13-16. Cabines. — 17. Chambre noire. — 18. Chaudière. — 19. Machine. — 20. Vestiaire. — 21. Carré. — 22. Puits de l’hélice.

Pendant ce temps, j’avais recruté l’équipage, tant en Belgique qu’en Norvège ; je m’étais mis en rapport avec les savants spécialistes qui devaient être mes compagnons et mes collaborateurs.

J’avais acheté notre matériel et les approvisionnements.

Notre outillage scientifique, acquis aux meilleures sources, était aussi complet que le permettaient les moyens dont je disposais

« Le profane croit naturellement que les misères commencent quand la vigie, de son nid de corbeau, signale les premiers blocs de glace ; il ne se doute pas des mille tracas que causent les préparatifs de l’armement et qui font que le départ définitif paraît être une véritable délivrance… Le choix ou la construction du navire, l’étude des moyens à adopter pour qu’il puisse lutter contre les glaces, la question des approvisionnements, la composition de l’équipage, l’embarquement de ces mille riens auxquels on pense à peine, mais qui sont absolument indispensables pour un séjour de plusieurs années dans des régions inhabitées, tout cela impose à celui qui est chargé de l’installation un fardeau considérable du soucis et de préoccupations…

« Rien que l’élaboration de la liste des objets à emporter, occupe l’esprit nuit et jour, car on sait que le moindre oubli aura des conséquences graves et que le manque d’une bagatelle, telle que du fil, des aiguilles, des allumettes et d’autres objets futiles en apparence, entraîne les suites les plus désagréables… »

C’est ainsi que s’exprimait un jour Weyprecht, à propos de l’organisation d’une semblable expédition, et je ne sais ce que je pourrais ajouter de mon cru qui ne fît double emploi avec ce tableau si précis, sinon que ces préoccupations si multiples et si diverses se sont toujours compliquées pour moi de cruels embarras pécuniaires.

Quel mélange hétéroclite, quel bizarre recueil de correspondance mon copie-lettres de cette époque n’offre-t-il point !

Il est vrai qu’Arctowski, Danco et Racovitza, dont le concours dévoué m’était acquis dès 1896, appliquaient, de leur côté, toute leur activité à la préparation de ce qui les concernait. Mais nous étions généralement éloignés les uns des autres, et comme je n’avais pas de secrétaire — les modestes ressources de l’expédition ne me permettant pas ce luxe — et que, d’autre part, je n’eus que beaucoup plus tard la bonne fortune d’associer Lecointe à mon entreprise, j’étais seul à représenter « l’administration centrale ».

J’achèverai de donner une idée de la minutie qu’il faut apporter aux moindres détails d’organisation, en notant ici un tout petit détail, à la fois plaisant et caractéristique.

Je désirais emporter des pâtes alimentaires ; mais lesquelles choisir ? Du macaroni ? Des nouilles ? Peu importe, pensez-vous — et je fus d’abord tenté de penser de même. Pourtant, avec un peu de réflexion, je m’avisai que le macaroni est rond et creux, tandis que les nouilles sont plates et pleines. Donc, le macaroni devait être écarté, comme tenant plus de place. Et, en effet, avec 16 caisses de nouilles, j’eus l’équivalent en poids de 24 caisses de macaroni…

Le 19 juin 1897 la Belgica reçut la visite de Fridtjof Nansen. Ce jour-là, un banquet nous réunit chez M. Bryde, le correspondant de l’Expédition en Norvège ; ce fut le grand explorateur qui me porta le toast d’adieu.

Une semaine plus tard, le 26 juin, l’ancienne Patria quitta enfin Sandeljord et, après une relâche à Frederikshavn pour embarquer des vivres et divers instruments, elle arriva le 5 juillet à Anvers.

La première des nombreuses difficultés qui m’y attendaient fut plutôt comique. J’avais, pour lester le navire dont le chargement ne devait être complété qu’en Belgique, fait remplir d’eau 12 caissons en tôle, bien que 4 seulement fussent destinés à la provision d’eau. À Anvers, il fallut donc en vider 8 pour y arrimer du charbon. L’équipage était encore incomplet ; nous avions de la besogne plein les bras. Le commandant des pompiers m’offrit l’assistance de ses hommes et j’eus la malencontreuse idée d’accepter. Il y avait quelques badauds sur le quai ; ils virent les pompiers vidant la cale de la Belgica : quelques heures après le bruit se répandait que mon navire faisait eau de toutes parts. La rumeur en parvint en haut lieu ; elle trouva de l’écho au Parlement, et on prétendit faire entrer la Belgica en cale sèche, pour visiter ses fonds. Heureusement, je pus dissiper toutes les craintes en produisant les certificats du Bureau Veritas norvégien : la Belgica fut réhabilitée.


G. LECOINTE, COMMANDANT EN SECOND
Nous embarquons 160 tonnes de charbon, dont 40 spécialement destinées au chauffage, et environ 40 tonnes de vivres, dont la presque totalité est emballée dans dix mille boîtes de fer-blanc.

Nous sommes prêts au grand départ.

Mais il manque quelque 80,000 francs pour assurer le sort de l’Expédition.

Nous invitons le public à visiter la Belgica ; de nouvelles souscriptions se produisent spontanément, une fête, qui réussit à merveille, se donne à notre profit au Parc d’Anvers.

Mais tout cela ne suffit pas… Je dois, en désespoir de cause, user d’un expédient, faire courir le bruit que, faute d’un complément de ressources, je vais liquider, mettre tout en vente. On s’émeut, et j’obtiens du ministre de l’Intérieur qu’une demande de subsides supplémentaires sera soumise aux Chambres législatives. Un nouveau crédit de 60 000 francs est voté à l’unanimité. Voté oui…, mais non liquidé. Il faut compter avec les lenteurs administratives avant de compter avec… la Banque Nationale. En quittant la Belgique, je devrai, au nom de l’Expédition, une somme assez rondelette à l’un de mes amis.

Le 14 août, je fais signer au personnel subalterne un contrat dont voici les clauses principales :

X… s’embarquera à dater du… 1897, à bord du navire mixte Belgica ou, par la suite, à bord de tout autre navire ou embarcation qui, par fortune de mer ou à raison des nécessités de l’Expédition, viendrait à remplacer provisoirement ou définitivement le dit navire.

Il prend l’engagement de suivre l’Expédition pendant toute sa durée — celle-ci devant être de deux ans, mais pouvant, par suite de circonstances imprévues, être écourtée ou prolongée — et ce, partout où son chef actuel ou celui qui viendrait à lui succéder croira devoir la diriger, tant sur la terre ferme ou sur la glace qu’en pleine mer, quelles que soient d’ailleurs la latitude et la longitude.

Les dernières difficultés étant levées, le départ est enfin fixé.