Le Premier Hivernage dans les glaces antarctiques/Du nord au sud

Imprimerie scientifique Charles Bulens (p. 14-29).


II

DU NORD AU SUD


Un départ sensationnel. — Escale à Ostende. — Dans l’Atlantique. — Escales à Madère, Rio-de-Janeiro et Montevideo. — Le détroit de Magellan. — La ville la plus méridionale du Monde. — En perdition. — Vers l’Antarctique.


Le 16 août donc, à 10 heures du matin, nous levons l’ancre et lentement nous descendons l’Escaut, salués par une foule enthousiaste. Tous les navires amarrés aux quais sont pavoisés.

Nous marchons en tête d’une petite flottille de yachts, de remorqueurs, de chaloupes. L’Émeraude porte les personnages officiels : le ministre de l’Intérieur, les présidents et des membres des Sociétés de Géographie de Bruxelles et d’Anvers, les autorités civiles et militaires, les représentants de la Presse, etc.

À la limite des eaux hollandaises, une vive émotion nous attend : la toute gracieuse reine Whilhelmine a envoyé un cuirassé pour nous escorter jusqu’au large. C’est au Doel qu’a lieu la rencontre, et elle ne laisse pas que d’être émouvante. Le Kortenaar hisse au grand mât les couleurs belges et les salue de vingt et un coups de canon ; à notre bord nous hissons les couleurs hollandaises. L’équipage du cuirassé pousse de retentissants hourras. Sur plusieurs yachts de notre escorte on entonne l’hymne hollandais. Cette scène, éclairée par un merveilleux soleil, est inoubliable…

Les passagers de l’Émeraude passent sur la Belgica pour nous faire leurs adieux. Un à un les yachts belges nous quittent. Le Kortenaar seul nous accompagne jusqu’au large…

Tous, nous nous sentons singulièrement émus.

Pour faire diversion, nous nous efforçons de songer déjà à la joie du retour, à cette joie si spéciale qui, savourée d’avance, fera pendant deux ans le charme de nos rêveries, et que nul ne peut apprécier s’il n’a été séparé par une longue absence des êtres et des lieux qui lui sont chers. Puisse cette heure n’être obscurcie pour nous d’aucune ombre douloureuse !

… Je devais pourtant revoir les miens plus tôt que je ne le supposais.

À peine étions-nous dans la mer du Nord qu’un accident survint à la machine. Nous décidâmes d’aller la réparer à Ostende. Là, deux hommes demandèrent à débarquer. Je repartis aussitôt pour Anvers, afin d’y chercher des remplaçants.


en rade d’anvers, le 15 août 1897

Étrange retour, deux jours après notre sensationnel départ !

Le double contretemps survenu à l’Expédition — accident et défection — eut pourtant une heureuse conséquence. Le 21 août, je fis une précieuse recrue en engageant un jeune étudiant polonais qui, avec une touchante insistance, demandait à être embarqué, fût-ce comme novice. Il devait nous rendre d’importants services comme aide de laboratoire et assistant météorologue, et justifier amplement la formule connue : last but not least[1].

Le surlendemain, lundi 23 août, la brise d’Ouest qui avait soufflé toute la semaine précédente ayant molli, nous appareillâmes. À huit heures du soir, nous levions l’ancre et nous quittions Ostende, salués de trois hourras par l’équipage du yacht royal à côté duquel la Belgica avait mouillé.


Le golfe de Gascogne ne mentit point pour nous à sa réputation de mer difficile. Puis le temps se mit au beau fixe, les brises devinrent favorables et, le 11 septembre, par une soirée idéale, nous mouillions devant Funchal, le port principal de Madère.

Nous n’y séjournâmes guère et, après avoir renouvelé notre provision d’eau douce et embarqué quelques vivres frais, nous reprîmes le large.

La traversée de l’Atlantique fut longue, monotone et plutôt pénible. Les vents alizés nous faussèrent souvent compagnie.

Je ne retrouve au journal du bord aucune notation d’incident marquant. J’y relève cependant cette mention, à la date du 4 octobre :

« À une heure trente, dépassé le quatre-mâts français Antoinette, de Dunkerque, en vue depuis le matin. Au moment où nous sommes par le travers l’un de l’autre, nos couleurs sont hissées simultanément et quelqu’un crie de la dunette du bâtiment français : « Vive la Belgique ! Vivent les hardis explorateurs ! » Tout l’équipage français répète ces vivats, auxquels nous répondons par les cris plusieurs fois répétés de : « Vive la France ! »

Il n’y a pas de place dans un livre de bord pour de longs développements. Mais, en dépit de son laconisme, ce simple procès-verbal suffit à évoquer dans ma mémoire une scène profondément émouvante…

Arctowski et Racovitza souffrent beaucoup du mal de mer. Ils n’en emploient pas moins vaillamment leurs heures valides à aménager les laboratoires, qui finissent par prendre, dans leur exiguïté, un air confortable et sérieux, faisant fort bien augurer de l’avenir…

Une expédition antarctique ne saurait débuter autrement que par une traversée de la zone torride. Futurs explorateurs de la banquise, en attendant d’avoir des glaçons plein la barbe, nous sommes accablés par la chaleur, en dépit de nos sommaires costumes blancs et de nos chapeaux de paille. Dans les cabines, disposées autour de la machine, et soigneusement calfeutrées en prévision des basses températures qui nous attendent, le thermomètre s’élève à plusieurs reprises jusqu’à 55° au-dessus de zéro ; aussi avons-nous installé des hamacs sur le pont et abandonné temporairement nos couchettes.

Les moments gais de la journée sont ceux des repas qui nous réunissent autour de la table du carré. Partie de sujets scientifiques ou plaisants, de souvenirs de voyages ou de la vie d’étudiant, presque toujours la conversation aboutit à l’Antarctide, le mystérieux pays de nos rêves !

Le soir, après le souper, les matelots réunis sur le gaillard d’avant chantent, tantôt de naïves mélodies scandinaves, empreintes toujours d’une teinte très douce de mélancolie, tantôt de bruyants et gais refrains flamands tout débordants de vie, et que l’accordéon allègrement accompagne. Nous les écoutons en faisant les cent pas sur la dunette, en manière de promenade de digestion. À 8 heures, la musique cesse, le changement de quart s’effectue et tout rentre dans le calme.

Nous sommes fréquemment suivis par des dauphins qui s’amusent à lutter de vitesse avec nous, ce qui n’est pas bien difficile. Quand la mer est phosphorescente leurs sillages ondulés semblent autant de grands serpents de feu prêts à nous enlacer : c’est fort beau, un peu fantastique même.

Il nous arrive de rester de longues heures sur le pont, sous le charme des belles nuits tropicales ; bercés par le clapotement monotone de l’eau contre la coque, nous ne nous lassons pas de contempler les milliers d’étoiles scintillantes qui emplissent le ciel et semblent grésiller en se reflétant dans la mer.

Le 6 octobre, passage de la Ligne, fêté avec tout le cérémonial bon enfant du temps jadis. Nombreux sont, à bord, ceux qui n’ont pas encore franchi l’Équateur. Tous se prêtent de bonne grâce au baptême traditionnel, condition essentielle à l’obtention du diplôme que Neptune exige pour le passage d’un hémisphère dans l’autre. Les diplômes de la Belgica, préparés depuis plusieurs jours dans le plus grand mystère, sont illustrés de dessins mettant humoristiquement en relief les petits travers des récipiendaires.


PASSAGE DE LA LIGNE

Une distribution de vin et de tabac à l’équipage, un concert, une audition du phonographe complètent la fête.

Nous fîmes ainsi joyeusement notre entrée dans l’hémisphère austral.

Le 15 octobre, nous commençons à faire la toilette de notre petit navire en vue de l’arrivée à Rio-de-Janeiro. La Belgica étant le premier bâtiment belge qui entrera dans ce port, depuis des années, c’est bien le moins qu’il fasse bonne figure, et que nos compatriotes établis là-bas n’aient pas à rougir de nous. Aussi tirons-nous tout le parti possible des quelques pots de couleur dont nous disposons. Il était deux heures de l’après-midi, le 22, lorsque nous pénétrâmes dans la rade de Rio, une des plus merveilleuses du monde.

Une lettre de crédit, qu’on me remit dès l’arrivée et sans laquelle nous restions en panne, m’apprit que l’administration avait enfin déposé chez mes correspondants d’Anvers le montant du second subside gouvernemental.

… La réception que l’on nous fit à Rio restera à jamais dans mon souvenir. Je remplirais un chapitre entier rien qu’à résumer les nombreuses et touchantes marques de sympathie qui nous furent prodiguées pendant les huit jours que dura notre escale, aussi bien par les autorités, la population et le monde savant brésiliens que par les membres de la colonie belge.

Notre ministre, le comte van den Steen de Jehay, prit la peine de nous accompagner dans toutes nos courses et démarches et réunit à sa table, en notre honneur, les ministres et chargés d’affaires étrangers. Le Président de la République nous accorda une audience privée. L’Institut d’Histoire et de Géographie nous admit au nombre de ses membres, nous reçut en une séance extraordinaire et nous exprima en d’inoubliables termes les vœux les plus ardents pour le succès de notre entreprise.

Les marques de sympathie ne se bornèrent pas là : les arsenaux de la Marine furent mis à notre entière disposition et, quant à nos compatriotes, ils allèrent jusqu’à vouloir solder de leurs deniers toutes les petites dépenses que l’Expédition avait été forcée de faire, et dont le total s’élevait à près de deux mille francs.

Presque tous les Belges habitant Rio-de-Janeiro vinrent à bord et m’exprimèrent la joie qu’ils ressentaient à voir enfin, sur la rade, le pavillon national. Quelques-uns étaient tout heureux de parler avec nous wallon ou flamand ; la Belgica était pour eux comme un coin de la patrie retrouvé.

Cependant, le samedi 30 octobre, il fallut partir. La Belgica fut escortée par trois petits vapeurs pavoisés : celui de la Compagnie du Gaz (compagnie belge), à bord duquel se trouvaient le ministre de Belgique et quelques membres de la colonie ; un autre monté par notre compatriote M. Cruls, l’éminent directeur de l’Observatoire, enfin un vapeur de l’État. Nous étions sous petit pavois, les couleurs brésiliennes au grand mât.

Tous les vaisseaux de guerre mouillés sur rade nous saluèrent au passage et hissèrent des signaux nous souhaitant bon succès. À bord du cuirassé anglais Retribution, le commandant et son état-major, alignés sur le pont arrière, donnèrent eux-mêmes le signal des vivats à l’équipage rangé à l’avant et massé dans les haubans, face à la Belgica, tandis que l’homme de garde présentait les armes. Sur le Fort Villegagnon, devant lequel nous passâmes, une musique militaire joua la Brabançonne…


Notre traversée jusqu’à Punta-Arenas devant encore durer plusieurs semaines, Racovitza, que le mal de mer avait le plus éprouvé, nous avait quittés à Rio. Il avait pris passage sur un paquebot rapide, qui le conduisit en six jours dans le détroit de Magellan où il put, en nous attendant, se livrer à des recherches zoologiques et botaniques.

En revanche, nous avions embarqué le Dr  Cook, dont l’engagement s’était véritablement fait à la yankee, et avec lequel je n’avais échangé jusque-là que quelques mots — par câble.

Le 8 novembre, au moment où nous entrons dans le Rio de la Plata, un pampero nous assaille. Je me décide à aller étaler ce coup de vent de suroit à l’abri du cap Polonio. Le lendemain, nous profitons d’une embellie pour nous rendre à terre où nous recevons un accueil cordial des vingt personnes qui habitent là deux ou trois maisonnettes bâties autour du phare.

Ces braves gens vivent de la chasse aux phoques qui se pratique tous les ans, du 15 mai au 14 octobre, sur les îlots gisant en chapelet à quelques encablures de la côte ; la petite colonie a capturé cette année 9 000 phoques et elle a établi une fonderie de graisse.

… Du 11 au 14 novembre, escale à Montevideo. Un compatriote rencontré là me conduit au marché. Pendant deux heures, nous y marchandons des légumes, des fruits, de la volaille, de la viande et du poisson.

Cette promenade me remet en mémoire une première visite que je fis, il y a quelque dix ans, à ce même marché de Montevideo. J’étais alors matelot à bord d’un voilier anglais, parti d’Anvers pour San-Francisco et que les fortunes de la mer avaient, après six mois de pénible navigation, amené désemparé à Montevideo. Nous n’étions plus que 4 ou 5 matelots, les autres ayant déserté ou ayant été licenciés à leur demande. Tous les jours nous conduisions le capitaine à terre dans une des embarcations du bord. Or, un jour, au lieu de nous renvoyer immédiatement en nous désignant l’heure à laquelle il désirait que nous vinssions le chercher, le capitaine ordonna aux autres hommes de l’attendre et me demanda de l’accompagner au marché. Ne m’attendant pas à cette promenade sur « le plancher des vaches », j’étais nu-pieds, n’ayant d’ailleurs pour tout vêtement qu’une Chemise de flanelle et un pantalon de toile, car il faisait très chaud. Et c’est dans ce simple appareil que j’allai pour la première fois au marché de Montevideo et que j’en revins, tenant dans chaque main une dinde vivante qui se débattait.

Aujourd’hui aussi j’ai acheté des dindes, mais ce n’est plus moi qui les porterai à bord. Dix années ont passé sur ma tête et, de matelot, je suis devenu capitaine. En suis-je plus heureux ? Autrefois, c’était une vie rude, toute pliée sous une obéissance passive ; mais j’avais vingt ans, j’étais insouciant, confiant dans l’avenir. L’avenir rêvé déjà alors, c’est le présent d’aujourd’hui. Mais quelle réalité atteignit jamais au doux éclat des rêves ! Je ne relève plus que de moi-même et pourtant il me faut obéir encore, obéir aux obligations, aux responsabilités de tous genres qui pèsent sur moi… C’était plus facile autrefois…

Pendant notre séjour à Montevideo, je reçois de M. Van Bruyssel, notre ministre à Buenos-Aires, une invitation pressante à aller passer quelques jours dans la capitale argentine, où nos nationaux, très nombreux, désirent nous recevoir et nous fêter. Mais je dois refuser faute de temps.

Je me proposais de quitter Montevideo le 13 de grand matin, quand un incident fâcheux nous causa un retard de vingt-quatre heures : je fus obligé de congédier le cuisinier pour manquement grave à la discipline et je trouvai difficilement à le remplacer en m’adressant à un « marchand d’hommes ».

Un grand journal local publia ce jour-là un long article sur l’Expédition. En terminant, il relata de la façon suivante le débarquement du coq : « Nous apprenons que le cuisinier renonce à l’honneur d’accompagner M. de Gerlache. Nous ne savons si celui-ci est parvenu à le remplacer, mais il y aurait lieu de faire une annonce ainsi conçue : Cuisinier. — On demande un cuisinier pour le Pôle Sud ; on n’est pas exigeant sur les aptitudes culinaires ; mais il faudra cependant qu’il sache accommoder le phoque ; au surplus il ne devra pas être frileux… »

Un cuisinier suédois fut engagé. Il tomba malade le lendemain du départ et dut être débarqué par la suite à Punta-Arenas. Nous appareillons donc le 14 novembre.


Le 17, nous voyons les premiers albatros ; le surlendemain les premiers manchots.

Nous sommes favorisés par le temps. Une brise légère rafraîchit la température ; il fait délicieusement bon.

Les albatros noirs et blancs sont de plus en plus nombreux autour de nous. Sur la mer, de grandes algues ondulent aux caprices des vagues.

Les aurores et les crépuscules, très longs maintenant, déploient toute la magie des couleurs, tout l’orient des plus belles nacres. Quand le soleil a disparu sous l’horizon, le ciel se colore ; un reflet d’or l’illumine longtemps encore et ce n’est que très, très lentement qu’il s’assombrit assez pour que la clarté des étoiles devienne distincte. Alors, à l’avant, la Croix du Sud se dessine, sollicitant nos rêveries vers les prestigieux pays de l’extrême Sud…

Le 26 novembre cependant, le temps se gâte. Le lendemain, une forte tempête du Sud-Ouest s’abat sur nous. La mer est démontée. Je dois recourir au filage de l’huile pour tempérer autour de nous l’action des flots.

La Belgica se comporte à merveille ; mais, vers dix heures du soir, le vent souffle avec une telle violence, la mer est si grosse que je vais me résoudre à « fuir devant le temps » et à chercher l’abri des Falkland, ce qui nous ferait perdre plusieurs jours. Heureusement la brise mollit soudain, le temps devient plus maniable.

Le 29, à cinq heures du matin, nous apercevons le cap des Vierges et, à midi, nous embouquons dans le détroit de Magellan…


La navigation dans le détroit de Magellan, comme en général dans tous les canaux de la Terre de Feu, exige la plus grande attention ; les courants y sont d’une grande violence et l’on y essuie des coups de vent terribles.

Avant d’atteindre Punta-Arenas, on doit franchir deux goulets étroits où les courants de marée atteignent une vitesse de sept à huit nœuds. Nous ne pouvions songer à nous engager dans ces passes autrement qu’avec le flot, c’est-à-dire avec le courant de marée montante venant de l’Atlantique. Nous avons donc procédé par étapes, et ce n’est que le surlendemain de notre entrée dans le détroit, c’est-à-dire le 1er décembre, que nous arrivions au mouillage de Punta-Arenas.

Racovitza rallie aussitôt le bord.

Notre camarade est enchanté de l’emploi des quelques semaines d’avance qu’il a prises sur nous, car il lui a été donné de recueillir de belles collections de la faune et de la flore magellaniques.


Les traités intervenus en 1881 et 1883 entre la République du Chili et la République Argentine laissent à la première, du côté continental, les rives du détroit de Magellan et une bande territoriale s’étendant jusqu’au 52e parallèle et, de l’autre côté du détroit, les parties septentrionale et occidentale de la Terre de Feu et tout l’Archipel magellanique situé à l’Ouest du canal de Cockburn et au Sud de celui du Beagle, tandis que la partie orientale de la Terre de Feu et l’île des États appartiennent à la République Argentine.

Punta-Arenas est la capitale des territoires chiliens, désignés officiellement sous la dénomination de Colonie de Magellan. Son nom de Punta-Arenas lui vient de la pointe de sable qui s’avance vers le Nord du mouillage.

CARTE DE LA TERRE DE FEU
CARTE DE LA TERRE DE FEU
CARTE DE LA TERRE DE FEU

C’est la ville la plus méridionale du monde.

Son histoire abonde en péripéties dont la dernière date de 1877. Punta-Arenas était alors une colonie pénale où les forçats et leurs gardiens traînaient une existence misérable — si misérable UNE RUE À PUNTA-ARENAS
UNE RUE À PUNTA-ARENAS
qu’enfin tous se révoltèrent, les soldats d’accord avec les galériens. Les rebelles s’emparèrent de la ville, mutilèrent le commandant de la garnison, le mirent à mort et lui tranchèrent la tête, qu’ils attachèrent sur la porte de la prison. Puis ils pillèrent. Mais, trois jours après, l’apparition d’un navire de guerre chilien les mit en fuite vers les plaines patagones où ils périrent de faim.

Ce drame allait avoir, sur l’avenir de Punta-Arenas, la plus heureuse répercussion : la ville se trouva du coup débarrassée de la prison qui ne fut pas rétablie, et de la triste population qui la gangrenait. Plus rien désormais ne s’opposait à sa prospérité.

Le gouvernement s’efforça d’y attirer des colons.

Des émigrés de tous les pays du monde civilisé répondirent à son appel et la colonie ne tarda pas à prospérer. Quatre ans plus tard, la population était montée de 195 à 800 âmes.

Dès 1868, les vapeurs de la Pacific Steam Navigation Cy avaient commencé à traverser le détroit de Magellan et faisaient escale à Punta-Arenas. Aujourd’hui, des paquebots allemands alternent avec les vapeurs anglais ; Punta-Arenas est ainsi en communication hebdomadaire et avec Valparaiso et avec Buenos-Aires et l’Europe. Depuis qu’elle a été déclarée port franc, Punta-Arenas n’a pas cessé de prospérer et, lors de notre passage, sa population s’élevait à 4 500 habitants environ.

Fonctionnaires, colons, officiers du stationnaire chilien Magalhanes, s’ingénièrent à l’envi à nous rendre agréable notre relâche, prolongée par les difficultés de l’embarquement des briquettes, LE POSTE DE POMPIERS DE PUNTA-ARENAS
LE POSTE DE POMPIERS DE PUNTA-ARENAS
expédiées de Belgique, et qui nous avaient attendus sur un ponton.
xxCependant, la fin de notre séjour sur la rade de Punta-Arenas fut marquée par un incident déplorable. Des hommes de notre équipage se rendirent coupables d’actes d’insubordi­nation et je fus contraint de les licencier. Le cuisinier embarqué à Monte­video étant toujours malade, je dus le débarquer aussi et je ne trouvai pas à le remplacer.

Nous n’étions donc plus que dix-neuf à bord lorsque nous appareillâmes le 14 décembre[2].

À Punta-Arenas, nous avions embarqué quelques vivres frais pour faire diversion pendant quelques jours encore à la monotonie de notre ordinaire. Les Pères Salésiens établis là, nous firent don de gros quartiers de bœuf qui furent accrochés dans nos hunes, garde-manger aéré à souhait.

Le Gouvernement argentin, nous a gracieusement invités à puiser dans son dépôt de charbon établi dans la baie de Lapataïa, dans le canal du Beagle.

Nos soutes sont assez bien remplies, mais on n’a jamais trop de combustible lorsqu’on veut entreprendre une longue expédition ; nous profiterons donc de cette bonne aubaine, et, au risque de
LE GARDE-MANGER
perdre quelques jours encore, nous passerons par Lapataïa pour y embarquer une cinquantaine de tonnes de charbon.

Cependant, les canaux de la Terre de Feu n’étant pas « éclairés », on ne peut y naviguer de nuit ; nous devons donc procéder par étapes, mouiller fréquemment. Ces relâches sont, du reste, mises à profit et à chacune d’elles nos collections s’enrichissent de spécimens nouveaux…

À Lapataïa l’embarquement du charbon fut des plus laborieux. Nous ne disposions, pour l’effectuer, que d’une mauvaise allège pouvant contenir à peine cinquante sacs. De plus, ce travail fut contrarié par le mauvais temps et fréquemment interrompu à cause de la mauvaise tenue du fond, qui fit que nous chassâmes sur nos ancres à plusieurs reprises. Aussi est-ce là que nous fêtâmes la Noël.

Le 24, après le pénible travail du jour, j’envoie tout le personnel à terre pour éteindre un commencement d’incendie qui s’est déclaré sur le rivage où des Indiens ont campé, et qui menace de gagner la forêt

Cet incident me sert à souhait. J’avais cherché vainement un moyen d’éloigner l’équipage au début de la soirée.

Restés seuls à bord, un officier et moi, nous descendons dans le poste de l’équipage, nous le décorons de pavillons, puis nous déclouons les caisses qui m’ont été remises la veille du départ d’Anvers par des amis de l’Expédition — Mme  Osterrieth, le général Wauwermans, Mme  Ramlot — et par ma famille, avec recommandation expresse de ne rien ouvrir avant ce jour.

Autour d’un arbre de Noël, nous disposons pour chaque homme un paquet contenant : un anorak et un pantalon en toile à voile, un tricot d’Islande, une paire de mitaines et un bonnet fourré offerts par l’Expédition ; puis des « surprises », des jeux de patience, des pipes, des blagues remplies de tabac, souvenirs de notre bonne fée anversoise Mme  Osterrieth.

Nous préparons ensuite les cadeaux destinés à l’état-major : des porte-crayons, des cachets en argent, avec cette devise pleine de promesses : Audaces fortuna juvat ; des foulards, des livres enfermés dans des couvertures brodées aux initiales de chacun.

Ce sont enfin, pour tous, des gâteaux délicieux faits spécialement à Bruxelles, il y a trois mois, et qui semblent cuits d’hier.

Aussi, quelle joie au retour de la corvée imprévue !

Van Rysselberghe et Tollefsen prennent la parole à tour de rôle au nom de leurs camarades belges et norvégiens, pour me renouveler l’assurance de leur dévouement.

Je les remercie de leurs cordiales paroles, et, les exhortant une fois de plus à la bonne entente, j’attire leur attention sur notre devise nationale qui doit être aussi celle de la Belgica pour que notre campagne soit fructueuse. Mes derniers mots sont couverts par des hourras en l’honneur de la Belgique.

Tout le monde est profondément ému ; les distances hiérarchiques sont bien près de s’effacer ; nous sentons si bien en ce moment que nous sommes les membres d’une même famille et que, pour vaincre, nous devons nous serrer cœur contre cœur, car l’heure des périls et des fatigues va sonner pour nous.

… L’heure des périls ! je ne croyais pourtant pas qu’elle dût sonner si tôt, si loin du but !


Le 1er  janvier 1898, vers 10 h. 30 du soir, dans la partie orientale du canal du Beagle, à quelques milles de l’Atlantique, la Belgica est drossée par un courant sur une roche immergée. Nous faisons aussitôt machine arrière à toute vitesse ; cette manœuvre reste sans effet. Nous essayons, toute la nuit durant, les manœuvres présentant quelque chance de salut ; nous sacrifions notre provision d’eau potable et même plusieurs tonnes de ce charbon que nous avons eu tant de peine à embarquer. Rien n’y fait. Pour comble de malheur, la brise fraîchit, la mer se forme, elle devient très mauvaise et déferle bientôt avec furie sur les flancs de notre cher petit navire. La Belgica tressaute, heurte violemment la roche fatale, les lames balayent le pont… nous sommes en perdition !

La Belgica en perdition ! Vous imaginez-vous bien, ami lecteur, le drame que je revis en le relatant ici, si laconiquement ?

La Belgica perdue, c’est l’Expédition terminée avant d’être commencée ! C’est la défaite avant le combat. Déjà, pendant cette nuit d’inutiles efforts, j’avais envisagé cette éventualité ; j’avais eu la vision de la ruine totale de mon entreprise et de mes espérances. Entre deux manœuvres, j’étais entré un instant dans ma cabine pour me recueillir, et là, je l’avoue, j’avais pleuré…

Pourtant, il faut lutter encore. Je tente, avant la catastrophe, un dernier effort : dans la machine la pression est poussée à la limite et le cylindre de basse pression est utilisé comme cylindre de haute pression ; le petit hunier est établi ; tous les hommes font force sur l’ancre que nous avons mouillée à une demi-encablure au large de l’écueil. Notre pauvre navire talonne d’abord de plus en plus violemment. Mais, tout à coup, obéissant à tous ces efforts qui le sollicitent, soulevé en même temps par la mer, il oscille autour de sa quille, se redresse, glisse sur la roche et se dégage. La Belgica est sauvée !

Au moment où Lecointe jugeait comme moi la situation désespérée, il avait chargé Arctowski, tous les hommes étant occupés à la manœuvre, de hisser les couleurs comme salut suprême à notre Patrie.

C’est au moment même où le pavillon s’élève que la Belgica échappe à l’écueil. Alors le salut d’adieu se transforme de lui-même en salut de délivrance et Lecointe, avec un beau sang-froid, marque l’heureuse coïncidence : me rejoignant sur la passerelle, il me dit de sa voix chaude et avec un gai sourire : « Commandant, c’est dimanche ! j’ai fait hisser les couleurs. »…

Cette terrible alerte me permit d’apprécier l’inébranlable dévouement de tous et raffermit encore la confiance que nous avions en la solidité de notre Belgica.

La seule conséquence matérielle de l’échouage fut, avec la perte de quelques espars qui nous avaient servi à béquiller le navire, celle, plus importante, de toute notre provision d’eau douce.

Pour trouver une aiguade, nous sommes obligés de nous rendre à l’île des États.

Il en résulte une perte de temps de quinze jours, et c’est le 14 janvier seulement que cinglant, enfin, vers les Shetland du Sud, nous quittons le dernier endroit habité pour nous enfoncer dans l’Inconnu Austral.


en perdition

  1. L’état-major de l’Expédition est à ce moment définitivement constitué de la façon suivante :

    Adrien de Gerlache de Gomery, né à Hasselt, le 2 août 1866, capitaine de la Belgica et chef de l’Expédition ;

    Georges Lecointe, né à Anvers, le 29 avril 1869, second de la Belgica et commandant en second de l’Expédition ;

    Henryk Arctowski, né à Varsovie (Pologne), le 15 juillet 1871, géologue, océanographe et météorologue ;

    Frédérick Cook, de Brooklyn (États-Unis), médecin et photographe (devant s’embarquer à Rio-de-Janeiro) ;

    Émile Danco, né à Malines, le 29 novembre 1866, chargé des observations relatives à la physique du globe ;

    Émile-G. Racovitza, né à Jassy (Roumanie), le 15 novembre 1868, zoologue et botaniste ;

    Roald Amundsen, né à Borje (Norvège) le 16 juillet 1872, second lieutenant ;

    Jules Melaerts, né à Bruxelles, le 21 juin 1876, troisième lieutenant ;

    Antoine Dobrowolski, né à Dworchowitzé (Pologne), le 6 juin 1872, assistant météorologue ;

    Henri Somers, né à Lille, le 21 février 1863, premier mécanicien ;

    Max Van Rysselberghe, né à Ixelles le 19 décembre 1878, second mécanicien.

  2. Voici pour compléter la liste du personnel de l’Expédition, donnée plus haut, les noms des hommes qui composent l’équipage au départ de Punta-Arenas :

    Louis Michotte, né à Bruxelles, le 6 novembre 1868, maître d’hôtel ;

    Adam Tollefsen, né à Hakestad (Norvège), le 3 mars 1866, matelot ;

    Ludvig-Hjalmar Johansen, né à Moss (Norvège), le 25 février 1872, matelot ;

    Engelbret Knudsen, né à Porsgrund (Norvège), le 16 février 1876, matelot ;

    Gustave-Gaston Dufour, né à Mons, le 12 décembre 1876, matelot ;

    Jean Van Mirlo, né à Anvers, le 12 juillet 1877, matelot ;

    Auguste Wiencke, né à Christiania (Norvège), le 22 août 1877, matelot ;

    Johan Koren, né à Frederiksstad (Norvège), le 4 octobre 1879, matelot.