Le Premier Hivernage dans les glaces antarctiques/Dans la banquise

Imprimerie scientifique Charles Bulens (p. 47-81).

IV

DANS LA BANQUISE


Dans le Pacifique Austral. — Le long de l’iskant. — À corps perdu dans la banquise. — Bloqués. Dispositions pour l’hivernage. — Nos occupations. — La nuit polaire. — Mort de Danco. — Dépression morale. — Un cas de folie. — Retour du soleil. — Repeuplement de la banquise. — Préparatifs prématurés d’appareillage. — Noël et Nouvel An.



Puisque le hasard nous a menés dans le Pacifique, au lieu de nous conduire dans l’Atlantique austral, nous ne saurions mieux terminer cette campagne qu’en poussant vers le Sud-Ouest, pour reconnaître la région comprise entre la Terre de Graham et l’île Pierre Ier.

Après avoir franchi heureusement les écueils qui rendent si délicat l’accès du Pacifique par le chenal de Lemaire, nous continuons à gouverner au Sud et à ranger la côte d’aussi près que nous le permet le pack épais qui la défend.


VUE PRISE DANS LE CHENAL DE LEMAIRE

Le 13 février, à neuf heures du matin, nous essayons d’aller reconnaître les côtes de la Terre de Graham ; mais la banquise est trop compacte et nous sommes obligés de regagner le large après avoir parcouru quelques milles vers le Sud-Ouest.

Le lendemain 14, nous remettons le cap au Sud-Ouest vrai. Le temps est brumeux, mais la brise est favorable et nous naviguons à la voile seulement. De temps à autre, nous avons un iceberg à éviter. Par bâbord, du côté de la terre, un fort reflet blanc dans la brume accuse l’existence d’une grande quantité de glace.

Le 15 février, nous gouvernons au Sud 20° Ouest, toujours sous voiles. Nous rencontrons plusieurs icebergs. Sur notre sillage, de nombreux albatros, d’envergure majestueuse, volent en compagnie d’élégants damiers ou pigeons du Cap.

À midi, nous hissons les couleurs pour marquer le passage du cercle antarctique et célébrer notre entrée dans la zone polaire proprement dite.

À trois heures et demie, l’atmosphère étant un peu plus élevée, nous apercevons quelques icebergs à bâbord, puis de Viceblink, révélant la présence de grandes masses de glace. Peu après, en effet, nous distinguons l’iskant ou lisière de la banquise (le mot est dano-norvégien), à deux milles environ.

Une heure plus tard, une belle, mais courte éclaircie nous permet de distinguer dans l’Est des terres élevées dont les sommets sont noyés dans la brume : c’est la Terre de Graham. Nous en sommes séparés par la banquise, semée d’icebergs, qui semble s’étendre jusqu’à elle. Dans l’Ouest, la mer est libre avec quelques icebergs seulement.

Le 16, le temps étant clair, nous obtenons la position par observation (69° 50′ S. 70° 39′ O.) et, à quatre heures, nous stoppons pour sonder : trouvé 135 mètres ; nous sommes sur le plateau continental. La Terre d’Alexandre — que nous avons en vue au Sud — apparaît superbe avec ses puissants glaciers, se détachant en blanc jaunâtre sur l’azur foncé du ciel, à peine séparés les uns des autres par quelques pics plus sombres…

… Du 17 au 28 février, tantôt à la voile, tantôt à la vapeur, nous continuons à explorer la lisière de la banquise, pénétrant dans chaque brèche qu’elle présente.

À plusieurs reprises, le 18, le 20 et le 22 notamment, nous sommes bloqués pendant quelques heures et ne regagnons le large qu’à grand’peine…

Le 27, à midi, par 69° 24′ S. et 84° 39′ O., sondé 2,600 mètres. Il fait très beau et la mer est libre au Sud ; nous en profitons pour gagner encore quelques minutes en latitude.

À cinq heures du soir, par 69° 41′ S. et 84° 42′ O. trouvé un brassiage de 1 730 mètres. Peu après, la brise s’établit à l’E.-N.-E., et fraîchit.


Nous explorons la lisière de la banquise, pénétrant dans chaque brèche qu’elle présente

Vers huit heures, nous voyons la glace dans le Sud ; sous voilure très réduite, nous continuons vers le Sud-Ouest.

Pendant la nuit, le temps se couvre et s’embrume ; la mer se forme ; l’iskant s’ébrèche. Et, le lendemain, 28 février, date mémorable dans l’histoire de notre Expédition, une occasion unique de pénétrer dans la banquise, de la traverser peut-être, se présente à nous.

Bien que la saison soit fort avancée, bien que, dans nos tentatives antérieures pour entrer dans le pack, nous ayons déjà observé la formation de jeune glace, prodrome de l’hiver qui s’approche, l’occasion me paraît propice pour faire route au Sud.

Nous sommes en présence d’une banquise à lisière déchiquetée, coupée d’échancrures nombreuses et larges, praticable en somme. Peut-être ne s’étend-elle pas jusqu’au Continent Antarctique et laisse-t-elle au Sud, une vaste mer libre. En y pénétrant, nous pourrons probablement atteindre une latitude élevée, parcourir des eaux inexplorées.


FORMATION DE JEUNE GLACE

Mais, que nous franchissions la banquise ou que nous y soyons arrêtés, que nous parvenions à nous dégager à temps pour éviter l’hivernage ou que nous restions bloqués, nous devons, me semble-t-il, tenter l’aventure.

Lecointe est de quart sur la passerelle. Je vais le trouver, après avoir mûrement réfléchi et pesé toutes les chances bonnes et mauvaises que nous allons courir, et j’ai la joie de le trouver dans les mêmes dispositions que moi. Je reçois son adhésion dans un vigoureux shake-hand, et le cap est mis au Sud.

À neuf heures du matin, le 28 février, nous nous engageons donc à corps perdu dans les glaces.

Les clairières se succèdent, longues parfois de plusieurs milles ; elles sont séparées les unes des autres par des plaques de glace entre lesquelles la Belgica se fraye un passage. Mais la vigoureuse impulsion du vent ne suffit pas toujours ; souvent il faut user de la machine et « forcer » la glace, sur laquelle monte alors l’avant du navire pour la briser sous son poids…

La brise, déjà si dure, fraîchit encore. À six heures du soir, elle souffle en tempête.

Il neige abondamment ; on n’y voit pas à une encablure. La nuit s’épaissit… Notre navigation dans l’obscurité grandissante, à travers le chaos des blocs de glace heurtés, bousculés par notre étrave avec un fracas que domine à peine le bruit de la bourrasque, revêt un caractère fantastique.

Nous entrons, semble-t-il, dans un autre monde ; comme les héros des sagas Scandinaves, les dieux terribles nous y soumettent à des épreuves surnaturelles. Et n’était-ce pas dans un monde nouveau que nous pénétrions, en effet, ce jour-là, non pour délivrer quelque Walkyrie endormie, mais pour arracher à la blanche Antarctide quelques-uns de ses secrets si jalousement gardés ?

À dix heures, l’obscurité est complète. Nous mettons à la cape dans une clairière où nous croisons jusqu’au petit jour. La brise mollit bientôt et, lorsqu’à quatre heures du matin, le 1er mars, nous reprenons notre route au Sud, il fait calme plat. La banquise reste d’abord très détendue, très disloquée. Les clairières se succèdent, unies comme des lacs. L’après-midi, après avoir « forcé », pendant près de deux heures, un agglomérat de plaques, nous naviguons encore dans un lac d’eau libre que j’ai aperçu le matin, du nid de corbeau, allongé vers le Sud. Mais, arrivés à l’extrémité de cette clairière, nous sommes arrêtés : devant nous la banquise s’étend invulnérable.

Nous restons en panne toute la nuit dans l’espoir d’une détente, et effectivement, le lendemain, nous pouvons faire encore un peu de route. À midi, nous sommes par 71° 31′ S. et 85° 16′ O., c’est-à-dire à environ 90 milles au Sud du point où nous avons pénétré dans la banquise.

Les pans de glace qui nous entourent forment bientôt un floe[1] compact dans lequel il devient impossible d’avancer.

Le 3 mars, de petits chenaux se dessinent ; nous nous y faufilons, mais ne tardons pas à nous convaincre que le résultat obtenu n’est guère appréciable.

Puisque nous ne pouvons plus avancer vers le Sud, nous allons nous efforcer de regagner le large. Mais la banquise se resserre ; les clairières qui subsistent encore de la tempête du 28 février sont couvertes de jeune glace ; elles sont à peine navigables…

En une semaine, c’est tout au plus, si nous faisons, au prix des plus grands efforts, 7 à 8 milles vers le Nord, c’est-à-dire vers la lisière de la banquise.

Le 10 mars, la Belgica paraît définitivement bloquée. Les pans se soudent entre eux et forment un champ immense et continu…

Il n’y a plus à se le dissimuler, nous sommes condamnés à hiverner dans les glaces.

Dès le 15 mars (qui correspond au 15 septembre de l’hémisphère boréal), nous notons un minimum de — 20,3°. Nous nous rappelons que Nansen enregistrait, le 25 septembre 1893, une température de — 13°. Comme lui, mieux que lui encore, nous pouvons dire : « L’hiver approche à grands pas… »

Le dimanche 20 mars, l’automne austral commence ; tandis que dans l’hémisphère Nord, on salue avec joie l’avènement du printemps, nous devons songer à nous aménager en vue d’un rude hivernage.

Ce renversement des saisons nous fait ressentir, plus vivement qu’aux voyageurs arctiques, le contraste entre la vie polaire et celle qu’on mène dans des régions plus hospitalières.

Tous, cependant, nous prenons de bonne grâce notre parti de la situation.

Nous allons être les premiers hiverneurs de la banquise australe, et ce seul fait nous promet une ample moisson de renseignements à recueillir, de phénomènes à étudier. N’est-ce pas là ce que nous avons désiré, ce que nous avons cherché ?…

Nous entourons le navire d’un talus de neige s’élevant jusqu’à

NOUS CONSTRUISONS UNE TOITURE QUI RECOUVRE UNE PARTIE DU PONT
NOUS CONSTRUISONS UNE TOITURE QUI RECOUVRE UNE PARTIE DU PONT
NOUS CONSTRUISONS UNE TOITURE QUI RECOUVRE UNE PARTIE DU PONT


hauteur du pont, afin de réduire la déperdition de chaleur par le rayonnement.

Nous construisons une toiture qui recouvre une partie du pont, le transformant en un hangar clos fait de planches, de toile à voile imperméable, de carton bitumé, où l’on pourra travailler à l’abri et dans lequel on établit la forge. On y place, en outre, le distillateur à eau ; on garnit les parois de râteliers auxquels sont accrochés les skis, les raquettes à neige et autres objets indispensables aux promenades sur la banquise : c’est donc aussi notre vestiaire.

Sous le carré, à l’arrière de la chambre des machines, nous aménageons une soute avec casiers, où nous déposons les conserves en boîtes ; elles seront là mieux à l’abri de la gelée et de l’humidité que dans la cale, où nous laissons seulement les denrées emballées dans les caisses zinguées, et que le froid affecte peu ou point, telles que riz, haricots, nouilles, sucre, etc. La partie de l’entrepont ainsi dégagée sera convertie en lieu de travail pour l’équipage, et en cuisine.

En arrangeant la cale, nous trouvons dans une caisse, contenant de la verrerie de laboratoire, une carte avec cette mention : « Bonne réussite et bonne santé aux hardis explorateurs, 7 juillet 1897. Signé : L’emballeur L. Laumont, rue Pierreux, 61, Liège. » Voilà des souhaits dont l’expression nous arrive bien à propos !

Des édicules sont construits sur la glace pour servir aux observations.

Contre le navire, à tribord, par le travers de la machine à sonder, nous creusons un trou par lequel on pompera l’eau en cas d’incendie et par lequel, aussi, on pourra sonder et pêcher…

… Le 26 mars, nous laissons éteindre les feux de la chaudière, que nous avions entretenus jusque-là. Nous procédons à une estimation de ce qui nous reste de combustible : 70 tonnes de charbon dans les soutes et près de 40 tonnes d’anthracite dans les caissons.

Nous déverguons les voiles, sauf toutefois, afin de n’être pas complètement désemparés en cas de détente subite, la trinquette, les huniers et la brigantine.

Nous établissons un plancher sur le grand panneau qui, dans le rouf de l’arrière, donne accès à la chambre des machines. Sur ce plancher, nous installons un petit poêle qui chauffera tant bien que mal nos cabines disposées tout autour. Ces travaux d’aménagement nous occupent pendant tout le mois d’avril.


Petit à petit, notre nouvelle existence s’organise.

La question du régime alimentaire est de la plus haute importance. Les vivres ne nous manquent pas et nous possédons des échantillons de tout ce qui est susceptible d’être conservé.

Je dresse, une fois pour toutes, un tableau de vingt-huit menus : quatre pour chaque jour de la semaine, en sorte que ce n’est que le vingt-neuvième jour que le cycle recommence. Je dois reconnaître, cependant, que la variété réside surtout dans les noms. Toutes ces conserves ont, à peu de chose près, le même goût, et il n’est pas toujours facile de distinguer, par exemple, le veau du bœuf.

Les mêmes plats sont servis sur la table du carré des officiers et sur celle du poste de l’équipage.

Les fonds sous la banquise étant trop profonds, nous n’avons pas la ressource du poisson frais ; mais les manchots et les phoques nous fournissent un appoint de viande fraîche plus abondant que savoureux. Les filets d’un manchot impérial suffisent à composer la pièce de résistance d’un repas pour tous.

La chair de l’oiseau et celle de l’amphibie se ressemblent ; c’est une viande noire et coriace, grasse et huileuse, mais qui,


l’approvisionnement de neige pour l’eau potable

contrairement à ce que l’on croit communément, n’a pas le moindre goût de poisson.

Si les vivres ne font pas défaut, il nous manque un cuisinier.

Depuis Punta-Arenas, Michotte, la bonne volonté personnifiée, en cumule les fonctions avec celles de maître d’hôtel.

Ce brave garçon — qui fut, comme légionnaire algérien, un garçon brave — ne m’en voudra pas de déclarer qu’il n’avait pas précisément le génie de la cuisine. Ses préparations, dans lesquelles il ne déployait souvent que trop d’imagination, étaient généralement assez peu réussies.

Mais il était si plein de zèle que nous fermions les yeux sur son manque d’aptitudes culinaires. Et d’ailleurs quel autre à bord eût pu le remplacer et faire mieux ?

… À part un grog servi le dimanche soir ou dans les circonstances solennelles, les liqueurs sont proscrites.

Une fois par semaine, le samedi, il est procédé à une distribution de 500 grammes de sucre — par homme — 500 grammes de beurre, 100 grammes de tabac, une boîte d’allumettes, sel, poivre et moutarde…

Il reste de l’eau potable dans les caissons, mais il serait imprudent de continuer à en faire usage : nous pourrions être pris au dépourvu s’il venait à se produire dans la banquise une détente nous permettant de regagner le large.

Tous les matins, nous faisons donc provision de neige que nous allons chercher à quelque distance du navire, car celle qui entoure la Belgica est souvent souillée, non seulement par les débris de tous genres jetés par-dessus bord et par les dépouilles d’animaux qu’on abandonne après en avoir extrait les bons morceaux, mais encore, par la suie échappée des cheminées.

Au moyen de lard de phoque, débité en briquettes, nous alimentons le foyer du distillateur installé sur le pont ; et la neige se transforme bientôt en une belle eau cristalline, sans que nous ayons à user du charbon, dont nous devons être économes…


L’état-major se livre à des observations diverses. Quand le temps est clair, Lecointe fait le point, les vents et peut-être des courants nous entraînant en tous sens avec le champ de glace qui nous enserre ; j’effectue un sondage, par le trou à eau, et Arctowski recueille les sédiments rapportés, puis, avec une extrême minutie, il observe la température de la mer et prend des échantillons d’eau à diverses profondeurs pour les analyser ensuite.

Nous pêchons, par le trou à eau également, soit au moyen du

FABRICATION D’EAU POTABLE
FABRICATION D’EAU POTABLE
FABRICATION D’EAU POTABLE


chalut ou de la drague, soit à l’aide de nasses ou encore, de fauberts, sortes de grandes floches de chanvre qu’on laisse traîner sur le fond et auxquelles s’accrochent les êtres bizarres qui peuplent les abysses. Nous pêchons aussi, en nous servant de filets en soie, les organismes délicats qui vivent entre la surface et le fond.

Après chaque pêche, Racovitza a de la besogne de laboratoire pour plusieurs jours. Tout ce qui ne peut être conservé est étudié au microscope, dessiné, décrit…

Le service météorologique est assuré par Arctowski, Dobrowolski, Lecointe, Amundsen et moi. Les observations sont faites d’heure en heure.

Danco, à qui incombe les observations magnétiques, prend chaque jour trois séries de mesures.

Mais notre préoccupation à tous, notre distraction aussi, c’est la banquise qui nous entoure et qui se transforme fréquemment. Chaque jour, nous examinons les nouvelles crevasses de notre prison, ou celles qui se sont refermées par suite de pressions et dont la trace est marquée par des bourrelets plus ou moins élevés.

Lorsqu’il fait calme, des veines nombreuses s’ouvrent ; la banquise se disloque, se détend. Vienne un coup de vent, les grands floes se rapprochent les uns des autres, se heurtent avec fracas, se

Racovitza étudiant des organismes microscopiques

racovitza étudiant des organismes microscopiques


chevauchent, écornent leurs arêtes dont les débris s’amoncellent avec un bruit métallique.

Sur les fentes, la jeune glace qui se forme fait entendre une plainte continue, mélancolique et douce : c’est la chanson de la glace, faible d’abord, puis, lorsque les champs se heurtent, grondante, sinistre et coupée souvent par la clameur stridente des icebergs qui s’écroulent.

Le vent, en chassant ainsi les grands pans les uns contre les autres, détermine des pressions qui se manifestent d’abord à la surface par de petites toroses ; mais, à mesure que l’hiver approche, elles deviennent plus violentes et les toroses font place à des hummocks de plus en plus élevés. Souvent le navire, enserré comme dans un étau, frémit et vibre douloureusement.

Les beaux jours sont rares, mais de quelle magie ils parent la blanche banquise ! La plaine, comme poudrée de diamants, étincelle sous le clair soleil ; les icebergs et les hummocks dressent leurs arêtes d’argent et projettent derrière eux des ombres diaphanes, d’un bleu si pur qu’elles semblent un lambeau détaché du ciel. Les chenaux décrivent des méandres de lapis-lazuli, et, sur


détermination de températures sous-marines

leurs bords, la jeune glace prend des teintes d’aigue-marine. Vers le soir, insensiblement, les ombres changent, tournent au rose tendre, au mauve pâle, et, derrière chaque iceberg, il semble qu’une fée, en passant, ait accroché son voile de gaze. Lentement, l’horizon se colore en rose, puis en jaune-orange, et, lorsque le soleil a disparu, longtemps encore, une lueur crépusculaire persiste, s’estompant délicieusement sur le fond bleu sombre du ciel où scintillent, innombrables, les étoiles.

Plus souvent, hélas ! la brume noie tout ce qui nous entoure dans de blancs floconnements ; les nuages bas se confondent avec les dos arrondis des hummocks ; les ombres ont disparu avec les contours des choses, et c’est à tâtons qu’il faut marcher dans ces blancheurs opaques.

… Avril se passe ; la température moyenne du mois a été assez basse : le 3 (qui correspond au 3 octobre de l’hémisphère boréal), nous notions, à six heures du soir, un minimum de –26°,5.

La durée des jours s’abrège de plus en plus. Le froid augmente sensiblement. Pourtant, la banquise n’est pas déserte encore.

De temps à autre, nous voyons planer quelqu’une de nos connaissances Manchot impérial.
manchot impérial
ailées du détroit : un pétrel, un sterne, un goéland ; au cours de nos promenades, nous apercevons encore parfois un phoque assoupi sur le bord d’une fente, ou un groupe de quelques manchots. Parmi ceux-ci, le plus remarquable est le manchot impérial, oiseau géant dont la taille atteint parfois 1 m. 20 et qui pèse jusqu’à 40 kilogrammes. Il a le dos et le dessus des ailerons d’un noir bleuâtre avec le ventre et la poitrine blancs ; la tête est noire, avec, de chaque côté, une tache jaune orangé ; le bec allongé est noir, strié de rouge et de bleu à la base. Son énorme embonpoint témoigne d’une préoccupation unique : il semble évident qu’un bon repas et une paisible digestion sont pour lui la grande affaire de la vie. Or, sous ce rapport, la banquise est pour lui un Eden. Lorsqu’il a faim, il s’avance en se dandinant de droite et de gauche jusqu’à la crevasse la plus proche, s’y plonge le bec ouvert et s’y gorge de minuscules crustacés ; puis, remontant sur la glace, il va digérer à l’abri du vent.

Ce grand bonhomme de manchot a l’air le plus débonnaire du monde, aussi le manchot de la Terre Adélie, beaucoup moins imposant, Manchot de la Terre Adélie.
manchot de la terre adélie
(il ne dépasse pas 70 centimètres) semble-t-il être avec lui dans les meilleurs termes.

Relativement plus corpulent encore que son impérial congénère, ce petit manchot a la tête, le bec et le dos noirs ; sa gorge est toute blanche ou toute noire, suivant la variété à laquelle il appartient ; sa poitrine est plastronnée de blanc. Vif dans ses mouvements, il est extrêmement curieux. Lorsqu’il nous aperçoit, il accourt aussi vite que le lui permettent ses toutes petites pattes ou bien, s’aidant des pattes et des ailerons, il glisse à plat ventre sur la neige, le plus drôlement du monde. Lorsqu’il est arrivé à quelques pas de nous, il se redresse, reprend ses airs de gamin insolent et pousse de temps en temps un petit cri pour exprimer, sans doute, l’étonnement que lui inspire l’être bizarre que nous sommes pour lui.

… Nous continuons à nous organiser. La petite société qu’abrite notre bonne Belgica constitue une vraie démocratie.

Notre sort commun est désormais lié à l’existence de notre cher navire. Nos joies à tous, comme nos peines, procèdent des mêmes causes. L’union, la fraternité et l’égalité dans le travail nous sont nécessaires : notre devise nationale écrite en lettres d’or à l’endroit le plus apparent du pont, est là pour nous le rappeler.

Pendant la première moitié du mois de mai, il dégèle fréquemment ; alors l’épaisse couche de glace et de givre qui revêt nos agrès se détache par grands morceaux qui viennent tomber sur le pont avec un bruit mat et dont on doit prudemment se garer.

Notre champ de glace se morcelle : des veines et des crevasses nombreuses s’y forment…

La température est fonction directe de la direction du vent. Les vents du Sud apportent les grands froids, tandis que par ceux qui soufflent du Nord, c’est-à-dire du large, la température s’élève rapidement jusqu’à zéro et même quelques dixièmes au-dessus. Ce sont ces vents du Nord qui nous donnent en mai une température moyenne (— 6,5°) plus élevée de 5,3° que celle d’avril.

Nous atteignons en mai les points extrêmes de notre dérive vers le Sud, le 16 : 71° 35’ par 89° 10’ O., et le 31 : 71° 36’ S…

Mais peu à peu, la banquise, un moment détendue, se resserre, de violentes pressions sévissent et, sur les bords rejoints des crevasses, des hummocks se dressent…

Les habitants de la banquise nous abandonnent.

Le soleil ne se montre plus que quelques instants sur l’horizon ; la nuit polaire s’abat sur nous…


Le 17 mai, à l’occasion de la fête nationale norvégienne, je fais donner du champagne aux hommes de l’équipage.

L’un d’eux m’exprime le regret de ne pas voir plus de nationalités différentes, partant plus d’anniversaires à bord. Ce n’est pas mon avis : si notre cave est fraîche, elle est peu garnie ; nous ne possédons que quelques bouteilles, cadeaux d’amis qui ont pensé pour moi au superflu.

Ce jour-là, un fragment du disque solaire nous apparut encore, grâce à la réfraction ; puis commença une nuit de seize cents heures.


Au milieu de la journée, pourtant, l’obscurité cessait d’être complète.

Vers neuf heures au début et plus tard, au solstice, vers dix heures, l’aurore naissait ; c’était une clarté blafarde dont la faible intensité ne variait qu’à peine. On sentait que cette pâle aurore était impuissante à enfanter le jour ; bientôt elle renonçait à l’effort tenté pour triompher des ténèbres ; par une transition insensible, elle devenait crépuscule ; vers trois heures, ce crépuscule lui-même s’éteignait.

Encore fallait-il, pour nous donner ce triste semblant de jour, que l’atmosphère fût sereine, ce qui était relativement rare ; par les temps couverts et lorsqu’il neigeait, nous devions allumer les lampes pour le repas de midi.

Dans la lumière diffuse qui remplissait l’atmosphère durant quatre heures sur vingt-quatre, on ne distinguait pas les aspérités de la banquise, qui apparaissait comme une grande plaine, d’un
À skis sur la banquise.

à skis sur la banquise.
blanc sale, toute unie. Dans les promenades que nous nous imposions par hygiène, il nous arrivait de trébucher contre les hummocks, les monticules de glace, qu’aucune ombre n’indiquait. On appréciait mal les distances et les dimensions des objets. Il me souvient qu’un jour je crus voir, à une centaine de mètres, une caisse assez grande. J’étais loin du navire et je me demandais pourquoi on avait porté là cette caisse ; au surplus, le bois était pour nous chose trop précieuse pour qu’on le gaspillât. Très intrigué, je me dirigeai donc vers l’objet… Au bout de trois enjambées, mes skis le touchaient : c’était un petit morceau de papier qui, du bord, avait volé là !

À ces quelques heures de clarté nébuleuse, combien nous préférons, malgré leur mélancolie intense, les belles nuits claires, trop rares, hélas !

L’immense plaine se déroule alors, à l’infini, sous la molle et douce clarté de la lune. La Croix du Sud étend au ciel ses bras de lumière doucement scintillante. Çà et là, les icebergs dressent leurs formes étranges aux arêtes brillantes comme de l’argent et projettent derrière eux une ombre immense et triste, noire sur la blancheur de la banquise. La Belgica immobile, les cordages raidis par le gel et couverts de givre, ne décelant un peu de vie que par la légère fumée qui s’élève au-dessus du pont, à l’avant et à l’arrière, prend l’aspect d’un vaisseau fantôme. Le spectacle est d’une beauté grandiose et funèbre ; l’astre mort semble n’éclairer qu’un monde mort lui-même ; et, pourtant, si spectrale qu’elle soit, sa lumière repose nos yeux fatigués des ténèbres et de la brume.

Mais, à ces nuits merveilleuses, il manque le silence ; ce silence fait de mille bruits subtils, indicibles, qui sont comme le souffle régulier et doux de la terre endormie, prête à se réveiller à la prochaine aurore, rajeunie, triomphante, débordante de vie.

Ici tout clame et bruit : c’est un grondement sourd et continu, qui monte angoissant de l’immense banquise mouvante où la glace convulsée lutte constamment, broyée, pressée par le vent et la houle ; bruit menu, crissement de l’étau qui se resserre autour de notre frêle coque ; chocs des floes qui se rencontrent ; détonations lointaines des glaces qui s’écroulent.


Les phoques, les oiseaux s’en sont allés plus au Nord. Le pétrel des neiges a été le dernier à nous quitter. Toute manifestation de la vie a disparu de la surface de la banquise. Pourtant, sous l’épaisse couche de glace, elle triomphe encore, en secret, de tous les obstacles qui semblent s’opposer à son épanouissement. Entre deux eaux nagent des animaux microscopiques et rudimentaires. Ils se nourrissaient de diatomées, pendant l’été ; maintenant, faute de mieux, ils en sont réduits à se manger les uns les autres, car nulle part la lutte pour l’existence ne se fait plus implacable et plus féroce que dans ce monde des infiniment petits. Leurs débris morts tombent des couches supérieures de l’Océan, pour aller nourrir, dans l’abîme, d’autres êtres mystérieux et obscurs…

… Mais tous ces animaux dont la science nous a révélé l’existence, nous ne les voyons pas et ils ne contribuent en aucune façon à animer notre morne prison…


Chaque fois que le temps le permet, généralement pendant les heures du crépuscule, au milieu du jour, nous sortons pour nous promener.

Nous sommes chaudement vêtus d’un jersey en laine d’Islande que recouvre l’anorak en toile à voile, vêtement sans boutons, muni d’un capuchon, dont la coupe est empruntée aux Esquimaux, et qui se passe par-dessus les épaules. Sous le capuchon, nous portons, d’abord, un passe-montagne en tricot de soie, puis le bonnet en cuir, à oreillères, des chasseurs de phoques norvégiens. Lorsqu’il vente, nous enfilons le pantalon de toile à voile que la bise ne pénètre pas. Nous sommes chaussés de mocassins lapons,


La Belgica immobile, les cordages raidis par le gel et couverts de givre… prend l’aspect d’un vaisseau fantôme
(Photographie prise au clair de lune)

en peau de renne, que nous fourrons chaudement de senegraes

(herbe palustre de Laponie). Par les très grands froids, nous revêtons nos chauds costumes en peau de loup de Sibérie. Mais, bien que maintenant la température descende fréquemment jusqu’à 30° sous zéro, les promenades à skis constituent un exercice si violent que souvent nous sommes en nage lorsque nous rentrons à bord.


Malheureusement, les beaux jours sont rares et de fréquents chasse-neige nous tiennent bloqués dans le navire. Lorsqu’il est fort, le vent soulève sur la banquise des nuages de poudrin, grains de neige menus et durs comme du sable. Il les chasse à une grande hauteur ; et la neige qui tombe du ciel forme, avec la neige qui s’élève du sol, d’irrésistibles tourbillons. Elle pénètre et s’infiltre partout, mettant hors d’usage certains instruments très délicats, tels que les hygromètres à cheveu. Lorsque ces tempêtes, qui projettent parfois la neige plus haut que le nid de corbeau, durent quelque temps, il arrive que le navire soit comme enseveli. Il nous faut alors plusieurs jours pour le dégager.

Nos logements sont trop exigus pour être confortables ; mais, du moins, grâce au feutre qui en garnit les cloisons, la température y est rarement inférieure à 10° au-dessus de zéro, et nous évitons, ou à peu près, les condensations dont eurent tant à se plaindre d’autres explorateurs polaires.

Quelques jours après le commencement de la longue nuit d’hiver, nous eûmes un moment de vive alerte. Des craquements de la glace autour de la Belgica annoncèrent de fortes pressions. Elles se produisirent bientôt et persistèrent plusieurs jours durant.

Du 28 au 31 mai, la banquise se convulsa violemment ; des blocs chevauchèrent, s’amoncelèrent : le navire tressaillit tout frémissant sous l’étreinte obstinée, toute sa membrure vibra.

J’avais confiance en sa solidité, et pourtant sa plainte aiguë n’était pas sans m’impressionner douloureusement ; opposée aux forces déchaînées contre elle, notre petite carène est si frêle !

Le 29 mai, pendant plusieurs heures, ce ne furent que craquements sinistres du bois qui résistait, sourds grondements de la glace qui se mouvait autour de nous.

Une veine, ouverte la veille à tribord, se ferma, déterminant la formation d’une barrière de hummocks.

Le 30, sous l’action de pressions plus fortes encore, cette barrière se rapprocha du navire, la glace s’amoncela contre la muraille et s’éleva à l’arrière jusqu’à la hauteur du plat-bord, une énorme plaque glissa sous la banquise au lieu d’être broyée comme d’autres ; elle souleva l’avant d’une couple de pieds et obstrua le trou à eau…

Le 1er juin, le calme se rétablit… Mais nous avions envisagé, depuis deux jours, les pires éventualités.


L’histoire de notre hivernage contient une page douloureuse.

L’hiver austral s’était appesanti sur nous depuis quelques jours à peine que, déjà, nous savions qu’il faudrait lui payer un tribut.

Tout de suite, des Danco.
danco.
symptômes inquiétants s’étaient manifestés dans la santé de notre camarade Danco.

Il était atteint d’une affection cardiaque et le docteur n’avait pas tardé à reconnaître qu’il était impossible de le sauver.

Tant qu’il l’avait pu, vaillamment, Danco avait continué à faire ses observations magnétiques. Mais, dès le 20 mai il avait dû renoncer à tout travail et son état alla sans cesse s’aggravant, malgré les soins fraternels qui lui furent prodigués.

C’est le 5 juin, un dimanche, que, tout au matin, Cook vint me dire :

« Commandant, ce sera pour aujourd’hui. »

Ah ! l’horrible, l’inoubliable journée !

Un lourd silence régnait à bord.

Et, tandis que dans notre lointaine patrie c’était la saison adorable, aux longs jours ensoleillés, parfumés de brises odorantes, où la nature, les mains pleines de fleurs, chante toutes ses joies et toutes ses gloires, tandis qu’en ce dimanche de printemps, il y avait, sans doute, partout en Europe, exubérance de vie et de gaieté, — tout au bout du Monde, dans la nuit sinistre et froide, au milieu de cette désolation des désolations qu’est la banquise antarctique, ce drame simple et poignant avait son dénouement.

La mort faisait son apparition sur la Belgica pour nous enlever notre camarade Danco…

Ce jour-là nous prîmes nos repas dans mon étroit salonnet, car le moindre bruit fatiguait maintenant notre pauvre ami étendu depuis quinze jours sur le sofa du carré, notre chambre commune.

Vers sept heures, après le souper, Lecointe, son camarade de promotion, se rendit auprès de lui pour lui parler de son cher régiment qui était tout ce qui lui tint encore lieu de famille. Mais le malheureux était épuisé. L’effort de volonté, la réaction espérés ne se produisirent pas. Pourtant, lorsque quelques instants après nous nous groupâmes tous auprès de lui, il tourna vers nous ses bons yeux reconnaissants et, d’une voix basse et faible comme un souffle, il murmura : « Je me sens mieux, merci. » Presque aussitôt, son visage amaigri se couvrit d’une pâleur effrayante ; ses traits se contractèrent et il se raidit en arrière…

Quand nous fûmes un peu revenus de la consternation qui nous avait rendus muets et immobiles, nous songeâmes à lui rendre les derniers devoirs. Nous le couvrîmes du pavillon national et nous annonçâmes le triste événement à l’équipage désolé qui, respectueusement, défila devant lui…

Le lendemain, tout travail fut suspendu en signe de deuil.

Seul, le voilier procéda à la confection du sac en toile à voile qui devait servir de linceul.

Au moment où nous ensevelissions la dépouille de notre ami, mû par une touchante pensée, Van Rysselberghe s’approcha de lui et déposa sur sa poitrine quelques fleurs, maintenant fanées, que sa mère lui avait données avant le départ…

Le 7, jour des funérailles, il faisait mauvais ; la bise était âpre et glaciale ; on eut toutes les peines du monde à creuser le trou par lequel notre ami devait disparaître à jamais. Les drisses des pavillons, raidies par le gel, n’étaient pas maniables. Je désirais cependant que notre lointaine patrie fût représentée aux funérailles de Danco — lui qui l’avait tant aimée et si bien servie — et je fis attacher l’emblème national à mi-hauteur des grands haubans.

Vers onze heures, lorsque la nuit eut fait place à la lueur blafarde qui tenait lieu de jour, quatre hommes s’attelèrent au traîneau sur lequel le corps de notre camarade avait été déposé


funérailles de danco

et le halèrent jusqu’au lieu d’immersion. L’état-major, puis l’équipage,

vêtu de ses meilleurs effets, suivaient.

Au bord du trou ouvert dans la glace, le convoi s’arrêta et, tandis que tous nous nous découvrions, inclinant nos têtes sous le vent glacé, j’adressai quelques mots d’adieu à l’ami dont nous allions nous séparer pour toujours…


À partir du moment où Danco nous fut enlevé, notre existence se fit plus morne. Il semblait que la mort, qui venait de nous visiter, eût laissé partout des traces de son passage, jetant à bord comme une pernicieuse semence.

Notre vitalité diminua en quelque sorte : tous, nous nous sentîmes atteints d’une langueur morbide ; chez tous aussi, le docteur constata la décoloration des muqueuses, l’accélération du pouls devenu irrégulier et capricieux. Il nous arrivait d’avoir jusqu’à 130, voire 140 pulsations, après le moindre effort physique, après une simple promenade d’une demi-heure à peine. Plusieurs d’entre nous souffraient de vertiges. Tout travail intellectuel un peu prolongé, nous était devenu impossible et notre sommeil était interrompu par de longues insomnies, lorsqu’il n’était pas agité de cauchemars.

Ainsi, tout ce qui eût pu nous réconforter nous manquait à la fois : les distractions et le repos.

Bientôt, notre teint devint d’un jaune verdâtre ; nos organes sécréteurs fonctionnaient avec peine, et d’inquiétants symptômes d’affections cardiaques et cérébrales commencèrent à se manifester.

L’un des marins fut atteint d’accès d’hystérie qui le privèrent pendant quelques jours de l’ouïe et de la parole. Le retour du soleil le sauva seul de la folie.

Pour un autre, un Norvégien, les conséquences de l’hiver antarctique devaient être plus graves encore. Ce matelot, très intelligent, s’intéressait beaucoup aux travaux du laboratoire et y était fréquemment employé comme aide pour le dépeçage et l’empaillage sommaire de certains animaux. Un jour, sans aucun motif, il déclara qu’on lui faisait faire une besogne indigne de lui ; le malheureux était atteint de la manie des grandeurs ; sa folie, qui resta toujours douce, prit cependant un caractère plus inquiétant lorsqu’il déclara que ses camarades en voulaient à sa vie et qu’il n’était plus en sécurité au milieu d’eux.

L’obscurité prolongée, qui avait des effets déplorables sur notre circulation, l’isolement, le froid et, plus encore que le froid, l’humidité, n’étaient pas les seules causes de ce mauvais état de santé. Bien que nos conserves fussent excellentes, l’usage constant et exclusif, en un mot, l’abus que nous étions obligés d’en faire avait déterminé chez tous une paresse intestinale extrême.

À la fin de l’hiver, nous pûmes capturer des manchots et des phoques, dont la chair fraîche vint reposer nos estomacs fatigués.

Nous avions fini par surmonter notre répugnance du début pour cette chair huileuse, qu’il faut littéralement calciner pour en chasser l’excès de graisse.

… Notre vie se poursuit fastidieusement monotone.

Chaque jour, pendant les quelques heures de crépuscule, nous sortons, lorsque le temps le permet, explorant à skis notre prison de glace, relevant les changements si fréquents et si brusques qui s’opèrent, par suite de contractions ou de dislocations, dans la topographie de la banquise.

Un iceberg, prisonnier comme nous et éloigné de deux milles, est le but ordinaire de ces promenades, dont très souvent, d’ailleurs, nous sommes privés par suite de tempêtes et de chasse-neige…

Les loisirs de l’équipage.

les loisirs de l’équipage

Quand nous ne jouons pas aux cartes, la lecture occupe nos soirées jusqu’à onze heures, heure à laquelle invariablement on éteint la lampe du carré.

Nous recherchons avidement les livres qui peuvent détourner nos pensées de notre triste situation. Je trouve pour ma part un charme tout particulier à la lecture d’Africaines, le livre attachant dans lequel mon ami Lemaire a si heureusement évoqué l’Afrique : ces visions empruntent au contraste un charme puissant.

Le 21 juin, à six heures, temps du bord, a lieu pour nous le solstice d’hiver.

Le vent est du Sud-Ouest, il fait très froid, l’air est très transparent. À partir de ce moment, les jours vont croître ou plutôt, puisqu’il n’y a pas de jour et que le soleil ne se montrera à l’horizon que dans cinq semaines, l’aurore et le crépuscule seront de plus en plus longs.

L’atmosphère étant exceptionnellement pure ce jour-là, on pouvait lire, sur le pont, de onze heures du matin à une heure de l’après-midi, des caractères d’imprimerie de la grosseur de ceux-ci.

À midi, le ciel était merveilleusement coloré ; le fond d’azur sur lequel se détachaient, brillantes, Jupiter et quelques étoiles de première grandeur, était diapré à l’horizon de toutes les couleurs du spectre solaire, tandis que, dans la région zénithale, un amas de cirri vivement teintés de rose s’estompaient sur la voûte de saphir.

Notre situation devait s’améliorer avec le retour du soleil. Cet événement, mémorable pour nous, et qui fut salué avec une joie profonde, se produisit le 21 juillet.

À cette date, nos couleurs, hissées au grand mât, fêtèrent à la fois l’anniversaire de la dynastie belge et la réapparition de l’astre radieux qui nous avait tant manqué.

À vrai dire, le soleil ne s’éleva pas encore au-dessus de notre horizon ce jour-là. Mais comme, à midi, il n’en était plus qu’à quelques minutes de degré, nous pûmes apercevoir un fragment du disque, du haut d’un iceberg voisin dont nous avions fait l’ascension tout exprès.

En même temps, ses rayons, sans descendre jusqu’au pont de la Belgica, dorèrent un instant les plis du pavillon tricolore qui flottait au sommet du grand mât.

Après qu’il eut disparu, nous demeurâmes pendant quelque temps en contemplation devant la lueur qui se reflétait encore sur l’horizon ; puis tout retomba aux ténèbres des dernières semaines.


ascension d’un iceberg pour voir le retour du soleil.

Mais nos yeux restaient éblouis de la radieuse vision, et nos cœurs réconfortés s’ouvraient à l’espérance des jours meilleurs où la banquise redeviendrait navigable et où l’étau de glace dans lequel nous étions enserrés s’ouvrirait pour nous livrer passage.

Le menu du jour fut congrûment nationalisé :

Matin

Café, pain et beurre
Pain d’épices de Gand
Filet d’Anvers
Midi
Potage aux poireaux
Manchot Royal, sauce venaison
Pommes de terre en purée
Asperges de Matines
Jambon des Ardennes
Dessert
Soir
Boudins noirs de Liége

Compote de pommes.

…Cependant le retour du soleil n’a pas apporté un changement matériel radical, ni subit, dans notre existence. Nous ne sommes pas passés brusquement de la nuit ténébreuse à un océan de lumière. La transition est presque insensible ; mais, au lieu de la triste lumière crépusculaire que nous avions au milieu de la journée, le soleil se montre maintenant pendant quelques minutes, et, à mesure que les jours s’écoulent, son apparition se fait plus longue. Avec son premier rayon, la divine espérance, ce « miel de l’âme » comme disaient les anciens, est entrée dans nos cœurs…

En juillet, le froid est très vif, plus vif qu’en juin, où la plus basse température avait été de -30° (le 3) et la moyenne de -15,5°. La température moyenne descend à -23,5° : c’est la moyenne la plus basse de tout l’hivernage. Le 17, nous avons observé une température minimum de -37°.

À la fin du mois, le thermomètre se maintient aux environs de -30°. Mais le temps est admirable et d’une régularité sans précédent. À part deux courtes interruptions causées par des bouffées de brise du Nord, chargées de brume, nous jouissons d’un ciel pur pendant quinze jours consécutifs…

Les travaux ont repris très activement : nous pêchons, nous sondons et draguons fréquemment ; Lecointe, qui a assumé la succession de Danco, fait de nombreuses observations magnétiques.

Les hommes de l’équipage, habiles à tous les travaux manuels, ne manquent pas d’occupations. Les uns travaillent à la forge établie sous l’abri du pont ; les autres se livrent à des travaux de menuiserie, de charpentage, de matelotage et de voilerie, ou bien réparent leurs effets et lavent leur linge…


LE PONT DE LA « BELGICA » PENDANT L’HIVERNAGE
SOMERS ET DUFOUR À LA FORGE

Le pack se ranime peu à peu sous les caresses du soleil, et, chaque jour, nous entendons plus nombreux les Kaah… Kaah… discordants de nos amis les manchots…

Au cœur de l’hiver, la banquise présentait parfois des déchirures, des solutions de continuité ; des clairières, de longs chenaux ou de simples veines d’eau s’y formaient ; mais elles ne tardaient pas à se combler, soit par congélation, soit par suite de pressions.

À présent qu’il gèle moins, il arrive que des chenaux et des clairières restent ouverts plusieurs jours de suite.

À mesure que la saison avance, ces déchirures deviennent plus nombreuses dans la nappe blanche, infinie, qui nous entoure.

Des cétacés viennent y souffler ; sur leurs bords des phoques s’étalent mollement, par petits groupes.

Peu à peu, Racovitza recueille des embryons, de stades de plus en plus avancés.

Les oiseaux aussi nous visitent plus fréquemment.

Les diatomées, que l’hiver avait tuées, teintent de vert la glace et l’eau ; les organismes inférieurs vont puiser, dans leur nourriture favorite, une vigueur nouvelle, et n’en seront plus réduits à se dévorer entre eux…


LES MANCHOTS SONT REVENUS

À bord aussi, malheureusement, la « vie animale » se fait plus intense : nous sommes infestés de rats. Subrepticement ils se sont embarqués, à quelques-uns, pendant le chargement du charbon à Punta-Arenas. L’hiver austral ne leur a fait aucun mal ; ils se portent à merveille et ils se sont multipliés prodigieusement. Ils ont investi, maintenant, toutes les parties du navire. La nuit surtout, ils se livrent à de véritables saturnales. Impuissants à les écarter, nous les entendons grignoter des choses précieuses, irremplaçables, avec les débris desquelles ils se construisent de chauds petits nids. Mais nous avons beau leur faire la chasse et détruire ceux que nous pouvons attraper, le nombre de ces parasites par trop indiscrets croît de jour en jour…

Le plus généralement, le temps est morne maintenant ; le ciel, entièrement voilé, ne laisse arriver sur la glace que de la lumière diffuse ; il neige fréquemment.

Mais, lorsque le soleil brille, la banquise est si éblouissante que nos yeux n’en peuvent supporter l’éclat ; nous ne sortons pas alors sans « conserves ».


UN PHOQUE ANTARCTIQUE

Si le ciel est souvent gris et bas, il nous est cependant donné d’observer d’admirables phénomènes optiques. Les aurores et les crépuscules sont parfois d’une beauté féerique. Autour du soleil et de la lune apparaissent souvent des couronnes, des halos, des parhélies ou parasélènes splendides. Fréquemment aussi, l’azur est coupé par de beaux arcs-en-ciel.

Quelquefois le mirage, le matin surtout, surélève en apparence les bords de la banquise, qui semblent alors se dresser verticalement comme des murailles de glace. Parfois aussi, par suite d’une grande réfraction, nous pouvons voir des icebergs qui se trouvent au loin, en dessous de notre horizon.

En août, la température se relève : moyenne -11,3°. Mais au commencement de septembre, elle descend plus bas que jamais : le 8, à quatre heures du matin, le thermomètre tombe à -43,1°. La moyenne de septembre est de -8,5°.

Vers le 20 septembre, il dégèle fortement ; les agrès se dégarnissent de leur blanche fourrure.

Nous commençons à déblayer le pont de la neige qui le revêt. En vue de la délivrance, que nous espérons prochaine, nous enverguons les voiles. Nous fondons tous les jours une grande quantité de neige afin de remplir les caissons à eau. Nous démontons la toiture qui recouvre le pont.



Au commencement d’octobre, des clairières sont visibles dans toutes les directions, mais nous demeurons toujours bloqués. Notre floe mesure plus de deux milles de diamètre. Sur le bord le plus voisin du navire, à six cents mètres environ, un petit lac s’ouvre et demeure béant, ne se refermant plus que partiellement et temporairement. Des pressions ébréchent notre champ déglacé ; mais ce travail de la nature est d’une lenteur désespérante…

La dérive est fonction du vent, tout comme la température. D’une manière générale, elle a lieu dans le sens des courants atmosphériques. Mais un autre élément semble intervenir pour en modifier parfois la direction : c’est la configuration des côtes qui, sûrement, se trouvent dans l’Est et dans le Sud. Lorsque le vent souffle de l’Ouest la dérive s’infléchit généralement vers le Nord-Est.

Elle nous mène et nous promène en tous sens, cette fastidieuse dérive. Le 31 mai, un de ses caprices nous a fait atteindre notre latitude extrême : 71° 36’ ; le 1er novembre, elle nous reconduit au point où nous avons passé le 22 février, en naviguant à la vapeur…

Il est exaspérant, à la longue, d’aller ainsi sans but, sans direction, de-ci de-là, au gré des forces aveugles que nous sommes impuissants à maîtriser, dont nous sommes incapables de nous affranchir…


La Belgica est presque ensevelie et il nous faut plusieurs jours de travail ardu pour la dégager (page 80).


En novembre, les chasse-neige sont fréquents et très violents ; la neige s’amoncelle contre nos murailles et s’amasse sur le pont dégarni trop tôt de la toiture qui l’abritait. À la fin du mois, le 21, tout l’arrière du navire est presque enseveli et il nous faut plusieurs jours de travail ardu pour le dégager.

Ce n’est que le 27 novembre que nous avons le spectacle du soleil de minuit.

Depuis une dizaine de jours déjà, le soleil ne disparaissait plus sous notre horizon ; mais, le temps ayant été presque constamment couvert, nous n’avions pas encore pu le voir à cette heure. Nous restons tous levés pour assister à ce spectacle que la sérénité du ciel avait annoncé et que personne, avant nous, n’avait contemplé, à pareille époque, dans la zone australe…

Nous touchons au milieu de l’été. La variation diurne de la température devient très sensible.

La couche de neige qui recouvre le pack s’amincit de jour en jour et de grandes flaques d’eau de fusion se forment, donnant à notre floe cet aspect lamentable des champs de glace aux premiers jours de dégel, que connaissent bien les patineurs…

Mais les semaines s’écoulent sans apporter aucun changement à notre situation. Considérée du nid de corbeau la banquise apparaît toujours aussi close…

Nous sommes au cœur de l’été, et cependant, certains jours, lorsque le vent souffle du Sud, il fait assez froid pour que la jeune glace se forme sur les rares clairières…

Le 22 décembre, les feux sont chargés afin d’essayer la machine ; puis la chaudière, dont le plein avait été fait avec de l’eau de mer pour cet essai, est vidée ; peu à peu nous la remplirons d’eau douce.

Le 23, nous enlevons, au moyen d’eau bouillante, la glace qui encombre la jaumière et forme une gangue autour de la mèche du gouvernail.

À l’aide de la sonde géologique, Arctowski mesure l’épaisseur de la glace en divers points du floe ; à cent mètres du navire, près d’un hummock, il trouve plus de huit mètres…

Le 25 décembre, je donne au personnel subalterne, en guise de cadeaux de Noël, quelques effets d’habillement, de nouveaux couverts, des cigares et double ration de tabac. L’état-major et l’équipage fraternisent.

Michotte nous prépare un vrai festin.

Mais la fête manque d’entrain, car chaque jour qui passe diminue maintenant nos chances de délivrance. La mélancolie de tous est encore accrue par l’état mental de celui de nos matelots dont la raison s’est égarée. Atteint de la manie de la persécution, ce malheureux ne dort presque plus et fuit la société de ses camarades.

… Nous avons noté, pendant le mois, quelques températures positives. La moyenne est de − 2°,2.

Le 31 décembre, nous sommes par 70°03’ S. et 85°20’ O, c’est-à-dire près du point où nous avons rencontré l’iskant à notre entrée dans le pack, il y a dix mois. Et, cependant, depuis lors, notre dérive en tous sens nous a fait couvrir plus de 1 300 milles !

La clairière voisine subsiste toujours, là-bas, à quelque six cents mètres par tribord ; mais, étroitement enchâssée dans son étau de glace, la Belgica reste impuissante à l’atteindre…

Je remets à chacun des membres de l’équipage un « bon » à toucher au retour : Les matelots recevront une gratification ; les mécaniciens et le maître d’hôtel, un chronomètre en or. Quand recevront-ils ces montres et cet argent ?

1er janvier 1899. Le drapeau national et le guidon du Yacht-Club d’Anvers sont arborés.

Malgré la grave perspective d’un nouvel hivernage, le moral de tous reste satisfaisant.

LA CLAIRIÈRE OUVERTE EN OCTOBRE À 600 MÈTRES
LA CLAIRIÈRE OUVERTE EN OCTOBRE À 600 MÈTRES
LA CLAIRIÈRE OUVERTE EN OCTOBRE À 600 MÈTRES (page 78)
  1. Grand champ de glace, quelquefois d’une seule venue, mais, le plus généralement, formé par la juxtaposition de nombreuses plaques ou pans.