Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Le Postillon
LE POSTILLON
Sur ce globe, la course humaine
Ne dure, hélas ! que peu d’instants.
Le postillon qui tous nous mène,
Je le connais trop, c’est le Temps. (Bis.)
En char pompeux aussi bien qu’en charrette,
Il nous emporte à nous faire crier :
— Vieux postillon, arrête, arrête, arrête ! |
bis. |
Il est sourd, ne fait nulle pause,
Sangle tout de son fouet puissant,
Se rit des effrois qu’il nous cause,
Et n’y met fin qu’en nous versant.
Je crains par lui qu’un jour notre planète
N’aille en éclats croupir dans un bourbier.
— Vieux postillon, arrête, arrête, arrête !
Buvons ici le vin de l’étrier.
Les sots et les fous en grand nombre
Nous jettent la pierre en chemin.
Fuyons-les donc ; mais quel encombre !
Ils seront plus nombreux demain.
Sais-je d’ailleurs ce que demain m’apprête ?
Podagre ou pair si j’allais m’éveiller !
— Vieux postillon, arrête, arrête, arrête !
Buvons ici le vin de l’étrier.
En des jours de mélancolie
On semble au but vouloir courir ;
Mais un rien nous réconcilie
Avec la frayeur de mourir.
C’est une fleur, c’est une chansonnette,
C’est un souris qui vient nous égayer.
— Vieux postillon, arrête, arrête, arrête !
Buvons ici le vin de l’étrier.
La poste soixante et troisième
Me fournit des relais nouveaux.
Le postillon, toujours le même,
Ménagera-t-il les chevaux ?
Amis, d’un mont moi qui descends la crête,
Pour vous attendre, ah ! je veux enrayer.
— Vieux postillon, arrête, arrête, arrête !
Buvons ici le vin de l’étrier.
Oui, fêtons mon anniversaire,
Réveil de souvenirs constants.
Puisse une amitié si sincère
Briser les éperons du Temps !
Pour ramener la joie en ma retraite,
Vingt fois encor venez vous écrier :
— Vieux postillon, arrête, arrête, arrête !
Buvons ici le vin de l’étrier.