Le Porte-Chaîne/Chapitre 7

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 61-71).


CHAPITRE VII.


Quelle est cette gracieuse personne auprès du chasseur de daims à peau rouge, que je vois là-bas ? à voir sa taille élégante et ses traits délicats, on la croirait destinée à embellir les salons des villes. Et cependant elle accompagne ce sauvage, comme si elle était de la même race.
Pinceney.


Je ne m’arrêtai à Albany que le temps nécessaire pour indiquer aux émigrants la route qu’ils devaient prendre, et pour louer un chariot qui devait me transporter avec mes effets à Ravensnest. Une sorte de calme plat avait succédé dans le pays aux émotions de la guerre. Un seul intérêt semblait entretenir quelque activité dans les esprits, c’était la recherche de terres, pour y former des établissements. Ainsi il était difficile de passer dans la grande rue d’Albany sans rencontrer un nombre plus ou moins grand de ces aventuriers qu’on reconnaissait à leur havresac et à leur hache. Neuf sur dix venaient de la Nouvelle-Angleterre, où étaient alors les États les plus peuplés, mais les moins favorisés sous le rapport du sol et du climat.

Il nous fallut deux jours pour arriver à Ravensnest, propriété qui m’appartenait depuis plusieurs années, mais que je voyais alors pour la première fois. Mon grand-père y avait laissé le soin de ses intérêts à un nommé Jason Newcome, qui était de l’âge de mon père le général, et qui avait été autrefois maître d’école dans les environs de Satanstoe. Cet agent avait lui-même pris à ferme des terres en grande quantité, et il possédait les seuls moulins de quelque importance de la concession. Je ne le connaissais que de réputation ; mais certains passages de sa correspondance avec mon père n’avaient donné lieu de penser qu’il n’existerait pas beaucoup de sympathie entre nous.

Quiconque a vu en Amérique ce qu’on appelle « un pays nouveau sait que rien n’est moins attrayant. Les amateurs du pittoresque n’ont qu’à s’enfuir au plus vite ; car les travaux qu’il a fallu faire pour les défrichements ont altéré les beautés naturelles du paysage, sans que l’art ait encore eu le temps d’y remédier. On ne voit de tous côtés que des piles de morceaux de bois à demi brûlés, de bûches équarries, des barrières grossièrement formées et remplies de ronces ; à chaque pas des souches et des racines qui sortent de terre, des constructions informes, des clairières désertes. Tout a un cachet de provisoire, parce qu’il a fallu pourvoir en toute hâte aux nécessités du moment. Quelquefois cependant cet état de transition se présente sous un jour plus favorable. Quand le commerce est en pleine voie de prospérité, et que les produits des nouvelles terres sont demandés, alors un établissement présente une scène active et animée, au milieu de la fumée des défrichements.

Il n’en était pas encore ainsi dans la partie que je traversais. Depuis l’endroit où je quittai la grande route du nord jusqu’aux limites de la concession, je ne trouvai guère plus de traces de culture que mon père, d’après son récit, n’en avait trouvé vingt-cinq ans auparavant. Il y avait bien dans cet intervalle une petite auberge construite en bois ; mais elle n’offrait pour boisson que du rhum, et, pour nourriture, que du porc salé et des pommes de terre, le jour du moins où je m’arrêtai pour y dîner. Il y avait des saisons où, à l’aide du gibier et du poisson, on eût pu faire un repas plus succulent. Ce n’était pourtant pas l’opinion de l’hôtesse, à en juger par les remarques qu’elle fit pendant que j’étais à table.

— Vous êtes heureux, major, me dit-elle, de n’être pas venu ici dans un de ces moments que j’appelle nos époques de famine.

— De famine ! Voila en effet qui est sérieux ; mais je n’aurais jamais cru que dans un pays aussi riche et aussi abondant, la famine pût se faire sentir.

— Qu’est-ce que cette richesse et cette abondance, s’il faut chasser ou pêcher toute la journée ? J’ai vu des jours où, sauf une douzaine ou deux de petits oiseaux, quelques truites, et peut-être à l’occasion un daim, ou bien un saumon de l’un des lacs, on n’aurait pas trouvé une bouchée à manger dans cette maison.

— Mais voilà une disette dont je m’aocommoderais assez bien pour ma part, pourvu qu’on pût y joindre seulement un peu de pain.

— Oh ! le pain, je n’en parle pas. Le pain et les pommes de terre ne manquent jamais ; mais je plains une famille quand la ménagère voit le fond du tonneau où l’on conserve le porc. Donnez-moi des enfants qui soient nourris avec de bon porc salé, et je vous abandonne tout le gibier de l’univers. Le gibier est bon comme friandise, ainsi que le pain ; mais le porc est l’aliment de la vie. Pour avoir de bon porc, il faut avoir de bon blé, et pour avoir de bon blé, il faut retourner la terre ; et une houe n’est ni une ligne, ni un fusil. Non, non, je compte bien élever mes enfants avec du porc, en leur donnant tout juste autant de pain et de beurre qu’ils en voudront.

Voilà ce qu’était la pauvreté en Amérique, en 1784 : du pain, du beurre et des pommes de terre à discrétion ; mais peu de porc et point de thé. Du gibier en abondance dans la saison ; mais le pauvre homme qui n’aurait eu que du gibier pour nourriture aurait paru aussi à plaindre que l’épicurien des villes qui, trouvant le marché dépourvu, ne peut pas en offrir à ses convives. La conversation de cette femme n’étant pas sans intérêt pour moi, je poursuivis :

— J’ai lu qu’il y a des pays où le pauvre ne mange jamais de viande d’aucune espèce, pas même de gibier, d’un bout de l’année à l’autre, et, quelquefois même, pas de pain.

— Du pain, je m’en soucie peu, je vous le répète, et ce ne serait pas une grande privation pour moi, tant que j’aurais du porc. Cependant je n’aimerais pas non plus à en être entièrement privée, et les enfants surtout aiment à en manger avec du beurre. Ne se nourrir que de pommes de terre, c’est tomber dans la vie sauvage.

— Il y a cependant des peuples très-civilisés qui n’ont pas d’autre nourriture, et cela par une dure nécessité.

— Est-ce qu’il y a une loi qui leur défend l’usage de la viande et du pain ?

— Pas d’autre loi que celle qui défend de se servir de ce qui appartient à autrui.

— Par ma terre ! — c’est une exclamation assez ordinaire parmi les femmes du peuple en Amérique ; — par ma bonne terre ! pourquoi ne travaillent-ils pas pour avoir des récoltes et vivre un peu ?

— Simplement parce qu’ils n’ont pas de terres à cultiver. La terre appartient aussi à d’autres.

— Mais s’ils ne peuvent pas acheter un champ, que n’en louent-ils un ?

— Parce qu’il n’y a point de terres à louer. Chez nous, la terre est abondante ; elle suffit et au delà à tous nos besoins ; peut-être serait-il préférable pour notre civilisation qu’elle fût moins étendue ; mais dans les pays dont je parle, la terre n’est pas en proportion avec les habitants.

— Quand on ne peut acheter de terres, il y a encore un moyen : il faut faire comme les squatters[1].

— Est-ce qu’il y a beaucoup de Squatters dans cette partie du pays ?

La bonne femme parut un peu embarrassée, et elle prit son temps avant de me répondre.

— On donne souvent ce nom à tort et à travers ; et croiriez vous bien qu’on va jusqu’à nous l’appliquer à nous-mêmes, à mon mari et à moi ? Nous avons acheté nos terres d’un homme qui n’avait peut-être pas de titres bien en règle ; mais nous avons acheté de bonne foi, nous ; et M. Tinkum — c’était le nom du mari — dit que cela suffit. Qu’en pensez-vous, major ?

— Je dis que celui qui n’a rien ne peut rien vendre, et que vous avez fait là un très-mauvais marché.

— Très-mauvais, c’est difficile ; car Tinkum n’a donné pour prix de la vente qu’une vieille selle qui ne valait pas deux dollars, et une paire de harnais que je défie bien qu’on ajuste jamais à aucune bête. Le loyer d’une seule année coûterait beaucoup plus, et voilà sept ans que nous sommes établis ici. Mes quatre enfants sont nés sous ce bienheureux toit, tel qu’il est.

— Alors vous n’aurez pas beaucoup à vous plaindre, quand le véritable propriétaire du sol viendra le réclamer. Il ne vous en a pas coûté beaucoup pour acquérir ; il ne vous en coûtera pas plus pour céder la place.

— Mais enfin, nous avons payé quelque chose, nous, et l’on ne peut nous traiter de squatters. On dit qu’un vieux clou payé en bonne forme, établit une sorte de titre auprès du plus haut tribunal de l’État. Les lois sont faites pour les pauvres.

— Pas plus que pour les riches. La loi doit être juste et impartiale, et les pauvres doivent être les premiers à désirer qu’il en soit ainsi, puisqu’ils ne peuvent manquer de perdre à ce qu’un autre principe domine. Croyez bien, ma bonne femme, que l’homme qui est toujours prêt à proclamer les droits du peuple, n’est qu’un adroit fripon qui ne crie si haut que dans quelque intérêt personnel ; car le pauvre n’a de refuge que dans une stricte justice. Si l’on s’écarte le moins du monde de la règle, c’est lui qui en pâtit ; le riche, lui, a mille autres moyens d’arriver à ses fins, quand on lui laisse le chemin libre en mettant quelque chose au-dessus du droit.

— Je ne dis pas le contraire ; mais je soutiens que nous ne sommes pas des squatters. Ce n’est pas qu’il en manque dans ces environs, et jusque sur vos terres, à ce qu’on m’a dit.

— Comment, sur mes terres ! j’en suis fâché, car je regarderais comme un devoir de les faire déguerpir. Je sais très-bien que la grande abondance des terres, leur peu de valeur, l’éloignement de la plupart des propriétaires, font fermer davantage les yeux sur ces envahissements ; mais, pour mon compte, je suis déterminé à ne pas les souffrir.

— Eh bien ! vous pourrez commencer par le vieil André, le porte-chaîne. Voilà un squatter de la première classe ! On dit que depuis qu’il est revenu de l’armée, il regarde tout le monde du haut de sa grandeur, et qu’il n’y a plus moyen de lui parler.

— Vous connaissez donc le porte-chaîne ?

— Si je le connais ! Tinkum et moi nous avons demeuré longtemps de côté et d’autre, et le vieil André passait toute sa vie dans les bois. Il a commencé un arpentage pour nous dans un autre endroit ; mais il s’est conduit en fripon fieffé, avant d’avoir terminé la besogne, et certes, jamais plus nous ne l’avons employé.

— Le porte-chaîne un fripon ! Voilà des mots bien étonnés de se trouver ensemble ! Voyons, expliquez-vous.

— L’explication est bien simple Tinkum l’avait chargé de tracer une ligne de démarcation entre quelques acres de terre que nous avions achetées et le bien d’un voisin. C’était longtemps avant la guerre, lorsque les titres de propriété étaient encore plus rares qu’aujourd’hui. Savez-vous bien quelle fut la conduite de cet André, major ? d’abord il demanda nos titres ; nous les lui montrâmes, et il était impossible de rien voir de plus en règle. Il se mit alors à l’ouvrage, à lui tout seul, et la ligne était tracée jusqu’à moitié chemin, et j’espérais que nous allions être éternellement en paix avec notre voisin, avec lequel, depuis trois grandes années, nous étions continuellement en guerre ; quand, je ne sais comment, ce vieil imbécile découvrit que l’homme qui nous avait vendu par contrat n’avait pas de contrat lui-même ; par conséquent pas de droit sur la terre, et il nous refusa tout net ses services. Je vous dis que le porte-chaîne est un être sur lequel on ne peut pas compter.

— Bon et honnête André ! Je l’en aime et l’en estime encore davantage. Mais, dites-moi, y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vu ?

— Un an à peu près, quand il est passé avec toute sa bande pour aller s’établir comme squatter sur vos terres, ou je me trompe fort. Il avait avec lui deux aides, Ursule et le jeune Malbone.

— Le jeune qui ? demandai-je avec un intérêt qui excita l’attention de l’hôtesse.

— Le jeune Malbone, celui qui fait tous les calculs pour le vieil André. Vous savez sans doute que le vieil André est incapable de comprendre que deux et deux font quatre.

— Mais alors le jeune Malbone est donc le frère d’Ursule ?

— Oui et non. Ils ont eu le même père, mais des mères différentes. Je connais les Coejemans depuis l’enfance, et les Malbone depuis plus longtemps que je ne voudrais.

— Est-ce que vous avez quelque chose à reprocher à la famille pour en parler ainsi ?

— Moi ! rien que leur orgueil incarné, qui leur fait mépriser tout le monde. Cependant on dit qu’Ursule et tous les autres sont au moins aussi pauvres que nous.

— Je crois que vous ne leur rendez pas justice, ma bonne dame ; et leur pauvreté même doit les mettre à l’abri de cet orgueil que vous leur reprochez.

— S’ils ne sont pas fiers, pourquoi donc cette Ursule tien telle une conduite si différente de celle de mes filles ? Ce n’est pas elle qu’on verrait monter à cheval sans selle et courir ainsi dans tous les environs. Non, une selle n’est pas trop bonne pour elle, et une selle de dame encore ! Mes filles ne font pas tant de façons, elles. Qu’on ait besoin d’emprunter quelque chose à Ravensnest, et il y a sept grands milles à travers bois, Polly va vous sauter sur un bœuf, à défaut d’autre monture, et la voilà partie, sans autre chose qu’un bout de corde pour tout licou. Parlez-moi d’une fille comme Polly !

À la fin le dégoût que m’inspirait cette femme triompha de ma curiosité. Mon dîner de porc salé était terminé, et Jaap attendait patiemment pour me remplacer à table. Prenant un fusil de chasse, avec lequel nous voyagions toujours à cette époque, je payai ma dépense, je dis à mon nègre et au conducteur de me suivre avec le chariot dès qu’ils seraient prêts, et prenant congé de mistress Tinkum, je m’acheminai à pied vers Ravensnest.

Il paraît que les terres au milieu desquelles je me trouvais avaient été l’objet de discussions, et que jamais on n’avait cherché à y fonder d’établissement sérieux. Quelque squatter s’était arrêté dans cet endroit pour avoir l’avantage de vendre du rhum au petit nombre de voyageurs qui se rendaient de nos concessions dans l’intérieur du pays, et l’auberge, si on peut lui donner ce nom, avait changé de maître cinq à six fois, par des ventes frauduleuses, ou tout au moins sans valeur, d’un squatter à un autre. Autour de la maison, qui n’était qu’un amas de bûches mal unies entre elles, le temps, et le feu, son grand auxiliaire, avaient formé une petite clairière, et répandu un certain air de civilisation. Mais au bout de quelques minutes le voyageur rentrait dans la forêt vierge, sans rencontrer d’autres traces de la main de l’homme qu’une petite route assez peu frayée. Certes on ne s’était pas donné beaucoup de peine pour la pratiquer. Les arbres qui se trouvaient sur le chemin avaient été coupés, il est vrai ; mais les racines n’avaient pas été extirpées, et le temps avait fait plus pour les détruire que la hache ou la pioche. À tout prendre, le sentier était devenu depuis longtemps praticable, et je n’eus pas de peine à le suivre, puisqu’un chariot même pouvait y passer.

Les forêts vierges d’Amérique ne sont pas un endroit à choisir pour le chasseur. Le gibier y est rare, et c’est un fait notoire que, tandis que l’habitant des frontières abattra un écureuil ou quelque autre bête à soixante pas, il n’y a que dans les parties anciennes du pays qu’on trouve des chasseurs en état de tuer au vol des bécasses, des cailles et des pluviers. J’avais la réputation d’excellent tireur dans la plaine et au milieu des bruyères de l’île de Manhattan ; mais je ne voyais rien à faire où j’étais, entouré d’arbres séculaires. Sans doute il m’eût été facile de tirer une corneille, un corbeau, ou même un aigle, si j’avais eu de quoi charger convenablement mon fusil ; mais je n’aperçus rien qui fût digne de figurer dans ma gibecière. Faute de mieux, je me mis à réfléchir aux charmes de Priscilla Bayard et aux excentricités d’Ursule Malbone, et je ne tardai pas à laisser bien loin derrière moi mistress Tinkum et son auberge.

Je marchais seul depuis une heure, quand le silence des bois fut tout à coup interrompu par des accents qui ne provenaient du gosier d’aucun oiseau, quoique le rossignol lui-même eût eu peine à faire entendre des chants plus doux. C’était une voix de femme. Il me semblait que je connaissais l’air ; mais les sons étaient gutturaux, et les paroles étaient d’une langue étrangère. Ce n’était ni du français, ni du hollandais ; car j’avais de ces deux langues une teinture suffisante pour être sûr de ne pas me tromper. L’idée me vint que la chanson était indienne, non l’air, mais les paroles. L’air était certainement écossais ; et il y avait des moments où je me figurais que quelque jeune montagnarde chantait près de moi une des chansons celtiques de son pays. Mais une attention plus soutenue ne me laissa aucun doute : les paroles étaient bien indiennes, probablement du dialecte mohawk, ou de quelque autre que j’avais souvent entendu parler.

La voix semblait partir de derrière un épais rideau de jeunes pins, qui s’étendait à peu de distance de la route, et qui sans doute masquait quelque hutte. Tant que dura la chanson, aucun arbre de la forêt ne fut plus immobile que moi ; mais dès qu’elle fut terminée, j’allais m’avancer vers le taillis pour en sonder les mystères, quand j’entendis un éclat de rire qui était presque aussi mélodieux que le chant lui-même ; il n’avait rien de rauque, de grossier, ni même de bruyant ; il était plein de douceur et de gaieté. Je m’étais arrêté un instant pour écouter ; et avant que j’eusse fait un nouveau mouvement, les branches s’entrouvrirent, et un homme sortit du taillis. Il ne me fallut qu’un coup d’œil pour reconnaître que c’était un Indien.

Quoique je susse déjà que je n’étais pas seul, cette apparition soudaine me causa quelque tressaillement. Il n’en fut pas de même de celui qui s’avançait de mon côté : il ne pouvait savoir qu’il y avait quelqu’un après de lui ; et pourtant il ne manifesta aucune émotion, au moment où son regard calme et froid tomba sur moi. Marchant d’un pas ferme, il gagna le milieu du chemin ; et comme je m’étais retourné involontairement pour continuer ma route, ne sachant s’il était prudent de rester seul dans ce voisinage, l’homme à peau rouge suivit la même direction, de ce pas silencieux ordinaire à l’Indien, chaussé du mocassin, et nous nous trouvâmes cheminer côte à côte.

L’Indien et moi nous continuâmes à marcher ainsi au milieu de la forêt, pendant deux ou trois minutes, sans parler. Je m’abstenais de prononcer un seul mot, parce que j’avais entendu dire que l’Indien respectait le plus ceux qui savaient le mieux réprimer leur curiosité ; habitude qu’au surplus mon compagnon semblait avoir contractée au plus haut degré. À la fin cependant, il me fit, du ton sourd et guttural de sa nation, le salut d’usage sur la frontière :

Sa-a-go ?

Ce mot, qui, sans doute, a fait partie autrefois de quelque dialecte indien, passe aujourd’hui pour indien chez les blancs, et pour anglais, sans doute, chez les Indiens. C’est ainsi que se sont popularisés, entre les deux races, les mots de squaw, de mocassin, de tomahawk. Sa-a-go veut dire : Comment vous portez-vous ?

Je répondis à la politesse de mon voisin en lui adressant la même question ; après quoi, nous cheminâmes de nouveau en silence. Je profitai de l’occasion pour examiner mon frère à peau rouge, ce qui me fut d’autant plus facile qu’il ne me regarda pas une seule fois, le premier coup d’œil lui ayant suffi sans doute pour apprendre tout ce qu’il voulait savoir. En premier lieu, je fus bientôt convaincu que mon compagnon ne buvait pas, grand mérite chez un sauvage qui vivait près des blancs. On n’en pouvait douter à sa démarche, à ses manières, et, en outre, à cette circonstance, qu’il n’avait point de bouteille, ni aucun vase qui pût en tenir lieu. Ce qui me plaisait le moins, c’est qu’il était complètement armé. Il avait le couteau, le tomahawk, la carabine, le tout de première qualité. Cependant il n’était pas peint, et il portait une chemise de calicot ordinaire, suivant l’usage de sa nation dans les chaleurs. Il avait, dans la physionomie, cette expression austère qui est si habituelle au guerrier Rouge ; et, comme il avait plus de cinquante ans, ses traits commençaient à paraître fatigués et flétris. Cependant il semblait encore vigoureux, avait l’air respectable, et l’on voyait qu’il avait dû demeurer longtemps au milieu d’hommes civilisés. Je n’avais pas d’inquiétude sérieuse de cette rencontre, bien que nous fussions enfoncés au milieu de la forêt ; mais je ne pouvais m’empêcher de réfléchir combien mon fusil de chasse serait inférieur à sa carabine, s’il lui prenait fantaisie de tourner les talons et de tirer sur moi, de derrière un arbre, pour me dévaliser. La tradition racontait des incidents semblables, quoique, à tout prendre, en fait d’honnêteté, l’Indien l’emporte encore sur ceux qui l’ont supplanté.

— Comment va le vieux chef ? demanda tout à coup l’Indien, sans même lever les yeux attachés sur la route.

— Le vieux chef ? Est-ce de Washington que vous voulez parler, mon ami ?

— Non, le vieux chef. — Votre père ?

— Mon père ? est-ce que vous connaissez le général Littlepage ?

— Un peu. Tenez, votre père et vous, — et il levait deux doigts de la main, — vous voilà ! qui voit l’un, voit l’autre.

— Voilà qui est étrange. Vous saviez donc que je devais venir par ici ?

— Je le savais. Je parle souvent du vieux chef.

— Y a-t-il longtemps que vous avez vu mon père ?

— Je l’ai vu du temps de la guerre. N’avez-vous jamais entendu parler du vieux Susquesus ?

J’avais entendu les officiers de notre régiment parler d’un Indien de ce nom, qui avait rendu de grands services, surtout dans les deux grandes campagnes du Nord ; mais il n’y était point lorsque j’avais rejoint le corps.

— Assurément, répondis-je en lui secouant cordialement la main. Et il me semble même que vous avez connu mon père avant la guerre ?

— Oui, oui, dans l’ancienne guerre. Le général était jeune alors, — juste comme vous.

— Comment vous appelait-on alors, Oneida ?

— Je ne suis pas Oneida, mais Onondago. — Tribu sobre. Ah ! j’ai beaucoup de noms, — tantôt l’un, tantôt l’autre. — Les Visages Pâles m’appellent Sans-Traces, parce qu’on ne peut retrouver ma piste ; — et les guerriers m’appellent Susquesus.

  1. On appelle squatters en Amérique cette race d’hommes qui mènent une vie nomade, dressent leur tente là ou ils ont espoir d’être le moins inquiétés, et s’établissent sans aucun scrupule sur la propriété d’autrui, — du verbe to squatter, s’accroupir, parce qu’ils vivent en quelque sorte blottis sur les frontières.