Le Porte-Chaîne/Chapitre 6

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 53-61).


CHAPITRE VI.


Ils aiment leurs terres, parce qu’elles sont à eux, et dédaignent d’en donner d’autre raison, ils donneraient une poignée de main à un roi sur son trône, et croiraient lui faire honneur ; rudes, intraitables, ne craignant ni ne flattant personne, tels ils sont élevés, tels ils vivent et meurent, tous, à l’exception de quelques renégats qui se livrent à toutes sortes de trafics.
Halleck.


Un jour ou deux après mon retour à Lilacsbush, on eût pu voir une de ces scènes de famille qui sont si communes, dans le beau mois de juin, sur les rives de notre vieux fleuve de l’Hudson. Je dis vieux, car il est aussi ancien que le Tibre, quoique le monde n’en ait parlé, ni autant, ni depuis aussi longtemps. Dans mille ans d’ici, il sera connu par toute la terre, et sa célébrité égalera celle du Danube et du Rhin. Si, sur ses bords, on ne récolte pas encore d’aussi bon vin que sur les coteaux de ce dernier fleuve, du moins le vin qu’ils produisent s’améliore-t-il de jour en jour. Tous les voyageurs de bonne foi sont d’accord sur ce point.

Sur la pelouse de Lilacsbush, non loin du bord de l’eau, s’élève un noble tilleul, planté par le père de mon aïeule maternelle, et admirablement placé pour que, dans l’après-midi, on prit plaisir à venir s’asseoir sous son ombrage. C’est là que, dans les chaleurs, nous venions manger le dessert ; c’est là que, depuis leur retour de l’armée, le général Littlepage et le colonel Dirck Follock venaient, en fumant leur pipe, repasser ensemble les divers incidents de la guerre.

Dans l’après-midi du jour en question, toute la famille était assise sous le tilleul ; chacun avait pris la place qui lui semblait la plus commode ou la mieux abritée. Sur une petite table, placée à portée, étaient quelques flacons de vin et des corbeilles de fruits. Ma mère s’était rapprochée de moi, car je ne fumais pas, tandis que la tante Mary et Catherine se trouvaient enveloppées de l’atmosphère du tabac. Sur le bord de l’eau était un grand bateau, qui contenait une ou deux malles et un portemanteau. Jaap était étendu sur l’herbe, à moitié chemin à peu près entre le tilleul et la rivière, tandis que deux ou trois de ses petits enfants se roulaient à ses pieds. Dans le bateau était son fils, tout prêt à se servir des avirons dès qu’il en recevrait l’ordre.

Ces apprêts annonçaient mon prochain départ pour le Nord. Le vent était au sud, et des sloops, de diverses grandeurs, passaient successivement sous nos yeux, à mesure qu’ils avaient pu profiter de la brise pour se mettre en route. L’Hudson ne portait pas alors la dixième partie des embarcations qu’on y voit aujourd’hui ; mais cependant, si près de la ville, et à un moment où le vent et la marée étaient favorables, il y en avait assez pour former une petite flotte. Appartenant, pour la plupart, à la partie supérieure de la rivière, elles se ressentaient du goût de nos ancêtres hollandais. Excellentes marcheuses devant le vent, elles n’étaient plus bonnes à rien dès que le temps était contraire, et elles mettaient généralement de huit à quinze jours pour descendre d’Albany, pour peu que le vent soufflât du sud. Cependant presque personne ne songeait à franchir la distance entre les deux plus grandes villes de l’État, Albany et New-York, autrement qu’à bord d’un de ces sloops. J’attendais, en ce moment, l’arrivée d’un certain Aigle, d’Albany, commandé par le capitaine Bogert, qui devait me prendre à Lilacsbush. Ce qui m’avait décidé à choisir ce bâtiment, c’est qu’il avait, à l’arrière, une espèce de chambre, formée par un grand rideau vert, avantage que toutes les embarcations étaient loin d’offrir à cette époque.

Jaap, qui devait m’accompagner dans mon voyage à Ravensnest, devait m’avertir, dès qu’il apercevrait notre bâtiment, de sorte que je pouvais profiter sans crainte des derniers moments que j’avais à passer en famille.

— J’aurais grand plaisir à aller rendre visite à la vieille mistress Vander Heydeu, à Kinderhook, Mordaunt, dit ma mère après une des pauses qui avaient souvent lieu dans la conversation ; c’est une de nos parentes, et j’ai beaucoup d’affection pour elle. En même temps son souvenir se rattache dans mon esprit à celui de cette nuit horrible passée sur la rivière, dont je vous ai parlé, mes enfants.

En disant ces mots, ma mère jeta un regard attendri sur le général, qui lui répondit par un coup d’œil non moins expressif. Il était impossible de voir un ménage plus uni. Ils semblaient n’avoir qu’un même esprit, qu’une même pensée ; et si, par hasard, il venait à se manifester entre eux la plus légère divergence d’opinion, c’était alors, non pas à qui l’emporterait, mais à qui céderait le plus vite.

— Il serait bien, Anneke, dit mon père, que le major allât visiter la tombe du pauvre Guert, et s’assurer si la pierre tumulaire a été respectée. Je n’y ai pas été depuis 1768, et des dégradations pourraient avoir été commises.

Ces paroles furent prononcées à voix basse, de manière à n’être pas entendues de ma tante Mary ; d’ailleurs, elle était un peu sourde, ce qui rendait la discrétion plus facile. Il n’en était pas de même du colonel Dirck, qui fit une question qui prouvait qu’il avait entendu l’observation de mon père.

— Et la tombe de lord Howe, Corny, qu’est-elle devenue ?

— Oh ! la colonie y a pourvu. Ou l’a enterré, je crois, dans la nef de Saint-Pierre, et il n’y a rien à craindre pour son tombeau. Mais pour l’autre, major, il sera bon d’y veiller.

— De grands changements ont eu lieu à Albany, depuis que nous y avons été dans notre jeunesse, dit ma mère d’un air pensif. Les Cuylers ont été frappés par la révolution, tandis que les Schuylers sont montés au pinacle. Pauvre tante Schuyler ! Elle ne vit plus pour accueillir notre fils !

— Que voulez-vous, ma chère ? Le temps a marché ; et nous devons encore être reconnaissants que notre famille soit aussi nombreuse, après une guerre si longue et si sanglante.

Je vis les lèvres de ma mère s’agiter, et je suis sûr qu’elle remerciait la Providence de lui avoir conservé son mari et son fils.

— Vous nous écrirez souvent, n’est-ce pas, Mordaunt ? me dit cette tendre mère après une pause plus longue que les autres. À présent que la paix est rétablie, les communications seront plus faciles.

— On dit, cousine Anneke, — c’était ainsi que le colonel Dirck appelait ma mère, toutes les fois que nous étions seuls, — on dit que les lettres vont être transmises trois fois par semaine entre Albany et New-York. On ne sait vraiment pas où s’arrêteront les conséquences de notre glorieuse révolution !

— Si je lui dois de recevoir aussi souvent des lettres de ceux que j’aime, répondit ma mère, j’avoue que mon patriotisme s’en accroîtra sensiblement. Mais, de Ravensnest à Albany, comment les lettres parviendront-elles ?

— Les occasions ne manqueront pas. On dit qu’une foule de Yankees vont chercher des fermes cet été. Ils pourront me fournir des messagers.

— Ne vous y fiez pas trop ! murmura le colonel Dirck, qui conservait toujours un peu du vieux levain hollandais contre nos frères de l’Est. Voyez comment ils se sont conduits à l’égard de Schuyler !

— Oui, dit mon père en remplissant sa pipe, ils auraient pu montrer plus de justice et moins de préventions ; mais qui est à l’abri des préventions ou des préjugés dans ce monde ? Washington lui-même en a eu sa part.

— Voilà un grand homme ! s*écria le colonel Dirck avec chaleur ; voilà véritablement un grand homme !

— C’est ce que personne ne contestera, colonel ; mais n’avez vous rien à faire dire à votre vieux camarade André Coejemans ? Voilà près d’un an qu’il est à Mooseridge, et la besogne doit être bien avancée de ce côté.

— Pourvu qu’il n’ait pas pris un Yankee pour arpenteur, Corny ? dit le colonel en manifestant quelque alarme. Si une de ces sangsues s’attachait une fois à nos terres, elle trouverait le moyen d’en emporter la moitié dans sa boîte à instruments.

— Soyez tranquille, André s’y connaît, et nos intérêts sont en bonnes mains.

— Je le sais, je le sais. à propos, Mordaunt, n’oubliez pas que la première chose à faire, c’est de faire mesurer cinq cents acres de bonnes terres pour votre sœur Anneke, et cinq cents autres pour ma petite Kate que voici. Dès que l’opération sera faite, le général et moi nous rédigerons un acte en conséquence.

— Merci, Dirck, dit mon père avec émotion. Je ne refuserai pas ce qui est offert de si bonne grâce.

— Ce n’est pas grand-chose à présent, Corny ; mais plus tard cela peut avoir quelque valeur. Si nous faisions présent au vieil André d’une ferme pour ses peines ?

— De tout mon cœur, s’écria vivement mon père. Quelques centaines d’acres peuvent le mettre dans l’aisance pour le reste de ses jours. C’est une bonne idée, Dirck, et je vous en sais un gré infini. Mordaunt la choisira lui-même.

— Vous oubliez, général, que le porte-chaîne a eu ou va avoir une concession de terres en sa qualité de capitaine. D’ailleurs, que fera-t-il de terres, à moins qu’il ne les mesure ? Je crois qu’il aimerait mieux se passer de dîner que labourer un champ de pommes de terre.

— André avait trois esclaves quand il était avec nous ; un homme, une femme et leur fille, reprit mon père. Il n’a jamais voulu les vendre a aucun prix, malgré la détresse où je l’ai vu réduit quelquefois : — Ce sont des Coejemans, disait-il toujours ; ils ne me quitteront jamais. — Je suis sûr qu’ils l’ont suivi, et vous les trouverez tous campés, près de quelque source, entourés de quelques légumes, s’ils ont trouvé un terrain convenable pour en planter.

— Voilà une nouvelle qui m’est agréable, général ; car je vois que je vais trouver là une sorte d’habitation où l’on pourra passer son temps presque aussi commodément que lorsque nous étions au camp. Je ne vais pas manquer alors d’emporter ma flûte ; car, à entendre miss Priscilla Bayard, je dois trouver une merveille dans la personne d’Ursule, cette nièce dont le vieil André nous parlait si souvent. Vous vous en souvenez, sans doute ?

— Parfaitement ; c’était la santé d’Ursule que portaient presque tous les jeunes officiers de notre régiment à la fin des repas, bien qu’aucun d’eux n’eût jamais aperçu même le bout de son petit doigt.

Ayant tourné la tête par hasard dans ce moment, je vis que les yeux de ma bonne mère étaient attachés sur moi d’un air de curiosité, sans doute parce que j’avais nommé la sœur de Thomas.

— Est-ce que Priscilla connaît la nièce de ce porte-chaîne ? demanda-t-elle dès qu’elle s’aperçut que son regard avait attiré mon attention.

— Beaucoup, à ce qu’il paraît ; ce sont même de grandes amies, aussi grandes, à l’entendre, que Kate et miss Bayard.

— C’est difficile ; car la cause première n’est pas la même, reprit ma mère avec un léger sourire. Et puis la distance qui les sépare….

— Mais il paraît au contraire que cette distance n’existe pas. Miss Bayard va même jusqu’à dire qu’Ursule lui est supérieure à beaucoup d’égards.

— En vérité ! La nièce d’un porte-chaîne !

— Oui, mais ce porte-chaîne n’est pas un homme ordinaire. Le vieil André est d’une famille respectable, quoiqu’il n’ait pas reçu d’éducation. Le temps n’est plus où l’on pouvait faire une croix pour signature, et tenir néanmoins son rang dans le monde. Mais il faut prendre André et Ursule tels qu’il sont, et je ne serai pas moins, charmé d’avoir leur société cet été. — Mais Jaap me fait le signal convenu, et il faut vous quitter. — Hélas ! on est si bien sous ce bon vieux tilleul, et le toit paternel est si doux à contempler ! — Allons, allons ! l’automne arrivera bientôt, et je vous retrouverai tous, je l’espère. heureux et bien portants.

Ma bonne mère avait les larmes aux yeux en n’embrassant ; Catherine aussi, qui, malgré toute son affection pour Thomas m’aimait tendrement. Mon père et le colonel me conduisirent jusqu’au bateau. Mon père était ému ; cette séparation lui était pénible.

— N’oubliez pas les deux grands lots pour Anneke et Catherine, dit le colonel. Qu’André choisisse pour lui les meilleures terres, les mieux arrosées ; approuve tout d’avance.

Je lui serrai affectueusement la main, et, disant adieu à mon père, Je sautai dans le bateau. Nous avions un quart de mille à faire pour rejoindre le bâtiment, M. Bogert n’ayant pas jugé prudent de s’approcher davantage. On nous jeta une corde, et nous fûmes bientôt transférés tous, corps et bagages, à bord de l’Aigle. Dix minutes après, Lilacsbush était derrière nous, et j’étais lancé de nouveau seul dans le monde.

C’était le moment de regarder autour de moi, et de reconnaître quels étaient mes compagnons de voyage. Les passagers étaient nombreux ; il y en avait des deux sexes. Quelques-uns semblaient appartenir à la classe supérieure de la société ; mais tous m’étaient inconnus. Sur le pont étaient sept paysans robustes, au maintien calme et grave. Leurs paquets étaient entassés près du pied du mât, et je ne manquai pas de remarquer qu’il y avait autant de haches que de paquets La hache américaine ! que de conquêtes elle a faites, plus réelles et plus durables que celles de tous les grands guerriers ; et ces conquêtes, au lieu de laisser sur leur passage la ruine et la désolation, ont amené à leur suite la civilisation et la richesse ! Sur plus d’un million de milles carrés, des forêts vierges ont vu tomber leur cime impénétrable pour donner passage à la chaleur du soleil, et la culture s’est propagée, ainsi que l’abondance, là où les bêtes féroces erraient, poursuivies par le sauvage. Et tous ces résultats ont été obtenus entre le jour où je partis à bord de l’Aigle et celui où j’écris ! Un quart de siècle à peine a suffi à ces merveilleux changements ; et qui les a opérés ? ce noble, utile et précieux instrument, la hache américaine !

Il ne serait pas facile de donner au lecteur une idée exacte de la manière dont les jeunes gens et des hommes de tout âge quittèrent les parties les plus anciennes de la nouvelle république pour se répandre dans les bois afin d’abattre les forêts, et de mettre à nu les secrets de la nature, aussitôt que la nation secoua le joug pesant de la guerre pour jouir des bienfaits de la liberté et de la paix. Cette histoire, dans l’État de New-York, qui dans cette circonstance marcha si glorieusement à l’avant-garde, position qu’il a toujours noblement conservée depuis lors, reste encore à écrire. Quand elle aura été tracée, on verra sortir de l’oubli des noms qui méritent mieux des statues et des couronnes dans le temple de la gloire nationale que ceux de ces guerriers dont les brillants exploits fascinent les yeux de la multitude, plus que des conquêtes pacifiques et véritablement utiles.

Il n’était pas ordinaire que les planteurs, nom par lequel nous désignerons ceux qui vont s’établir les premiers sur un nouveau territoire, se rendissent des environs de la mer dans l’intérieur autrement que par terre, mais quelques-uns sortaient du Connecticut en passant par New-York, et alors ils remontaient l’Hudson. C’était la route qu’avaient prise les sept paysans qui étaient à bord de l’Aigle. J’entrai en conversation avec eux, dès le premier jour, et je fus assez surpris de savoir qu’ils me connaissaient déjà. Sans doute c’était par le moyen de Jaap qu’ils avaient trouvé moyen de recueillir quelques renseignements sur moi.

La curiosité innée et le penchant à questionner des habitants de la Nouvelle-Angleterre sont des faits trop généralement admis pour pouvoir être un seul instant révoqués en doute ; mais on n’est pas aussi d’accord sur la manière de les expliquer. On donne, entre autres, pour raison, leur disposition à émigrer, d’où résulte pour eux la nécessité de demander des nouvelles des amis qu’ils ont laissés loin d’eux. Je crois que c’est se placer à un point de vue trop étroit, et qu’il faut l’attribuer plutôt à la grande activité d’esprit d’une population qui n’est point gênée dans ses allures par les usages d’un état de société plus avancé. De cette habitude de parler ainsi de tout à tout le monde, s’est formé dans l’esprit des habitants de cette portion de l’Amérique une sorte de droit de s’immiscer dans les détails de la vie privée, protégés ailleurs par la barrière sacrée des convenances.

Quoi qu’il en soit, mes compagnons étaient parvenus à tirer de Jaap tout ce qu’il savait de Ravensnest et de Mooseridge, ainsi que les motifs qui m’avaient fait entreprendre ce voyage. Une fois ces renseignements obtenus, ils ne perdirent pas de temps pour se mettre en rapport avec moi, et m’adresser les questions qui les intéressaient le plus. Je répondis comme je le devais, et, la glace une fois rompue, nous parlâmes affaires. Je vis bientôt qu’ils cherchaient plutôt à affermer des terres qu’à en acheter. Les pauvres gens portaient dans leurs havresacs tout ce qu’ils possédaient, et le peu d’argent qu’ils avaient en réserve était destiné à fournir aux frais de leur premier établissement. Dans les huit jours que dura la traversée, nous eûmes tout le temps de débattre nos intérêts respectifs ; et quand les clochers d’Albany parurent à l’horizon, il était décidé que mes sept compagnons me suivraient à Ravensnest.