Le Porte-Chaîne/Chapitre 11

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 108-118).


CHAPITRE XI.


Ce sera la faute de la musique, cousine, si l’un ne tombe pas amoureux de vous avec le temps. Si le prince est trop pressant, dites-lui qu’il y a temps pour tout, et éludez la réponse par un rigodon.
Beatrice


Ursule ! répétai-je tout bas. Quoi ! ce n’est pas une Indienne ; c’est Ursule, l’Ursule du porte-chaîne, l’Ursule de Priscilla Bayard ; le roitelet de Susquesus !

André m’entendit sans doute ; car il s’arrêta dans la cour et me dit :

— Oui, c’est Ursule, ma nièce. L’enfant est comme l’oiseau moqueur ; elle retient les airs de toutes les langues et de tous les peuples. Quand elle chante une de nos romances hollandaises, Mordaunt, elle m’attendrit jusqu’au fond du cœur ; et Illustration elle chante aussi l’anglais, comme si elle ne connaissait pas d’autre langue.

— Mais cette chanson était indienne. — Les paroles du moins étaient du mohawk ou de l’oneida.

— De l’Onondago, ce qui est à peu près la même chose. Oui, vous avez raison ; les paroles sont indiennes ; on dit que l’air est écossais. Qu’il soit d’où il voudra, mon garçon, il me remue le cœur.

— Comment votre nièce en est-elle venue à comprendre un dialecte indien ?

— Ne vous ai-je pas dit que c’était un petit oiseau moqueur, et qu’elle imite tout ce qu’elle entend ? Mon Dieu, il ne faudrait pas plus d’une semaine pour en faire un aussi bon arpenteur que son frère. Vous savez combien j’ai vécu longtemps au milieu des différentes peuplades avant la guerre. Ursule était avec moi. C’est de cette manière qu’elle a appris la langue ; et ce qu’elle a appris une fois, elle ne l’oublie jamais. Ursule a tant vécu dans les bois que c’est presque une petite sauvage, et il faut avoir beaucoup d’indulgence pour elle ; mais c’est une excellente fille, et l’orgueil de mon cœur.

— Dites-moi : Est-ce que personne qu’elle ne chante en indien dans ces environs ? Susquesus n’a-t-il pas quelques femmes avec lui ?

— Lui ! il est bien homme à s’occuper de squaws ! Non, je ne connais que ma nièce qui chante comme vous dites.

— Vous m’avez dit, si je ne me trompe, que vous étiez venu ce matin à ma rencontre sur la route ; étiez-vous seul ?

— Non, non, nous étions partis tous, Susquesus, Frank, Ursule et moi, pour faire honneur au jeune maître, Mordaunt, et pour être les premiers à lui souhaiter la bienvenue. Ursule avait bien rechigné un peu, en disant que, jeune maître tant qu’on voudrait, il n’était pas convenable qu’une jeune fille allât au-devant d’un jeune homme. J’aurais pensé comme elle, s’il ne s’était point agi de vous, mon garçon ; mais vous n’êtes pas un étranger pour nous, comme le serait un vagabond d’Yankee. Je voulais aller au-devant de vous avec toute la famille ; mais je ne vous cache pas qu’Ursule montra de la répugnance à nous accompagner.

— Miss Ursule était donc de la partie ? Il est étrange que nous ne nous soyons pas rencontrés.

— Pas si étrange peut-être qu’on le croirait, et je commence à soupçonner le tour que nous a joué la maligne pièce. Vous saurez, Mordaunt, qu’après que nous avons eu fait un bout de chemin, elle nous a conseillé d’entrer dans un petit bois de pins pour manger une bouchée ; et je ne serais pas surpris que la fine mouche ne l’eût fait exprès, dans l’espoir que vous passeriez pendant ce temps, et que par ce moyen sa dignité de femme serait sauvée.

— C’était donc bien Ursule, pardon, miss Ursule Malbone, que j’ai entendue ?

— Allons ! pas tant de cérémonies. Appelez-la Ursule tout court, comme Frank et moi nous l’appelons.

— Oui, mais vous êtes son oncle, et je ne suis qu’un étranger pour elle.

— Un étranger ! non, non, je lui ai parlé trop souvent de vous, à elle et à son frère, pour qu’ils ne vous aiment pas l’un et l’autre presque autant que je vous aime.

Pauvre André ! quel sentiment pénible il me fit éprouver en m’apprenant que les personnes que j’allais voir me connaissaient déjà par le portrait, sans doute beaucoup trop flatteur, qu’il leur avait fait de moi depuis un an ! Il est si difficile de répondre à l’attente qui a été ainsi excitée ; et j’avoue que je commençais à me préoccuper assez de l’opinion de cette petite Ursule à mon égard. La chanson que j’avais entendue résonnait toujours à mon oreille, et depuis qu’elle était associée dans mon esprit à la personne d’Ursule Malbone, celle ci occupait une grande place dans mon imagination. Néanmoins il n’y avait pas moyen de battre en retraite, si je l’avais voulu, et je fis signe au porte-chaîne d’avancer. Puisqu’il fallait me trouver face à face avec la jeune fille, le plus tôt était le mieux.

L’habitation avait été, dans le principe, une sorte de forteresse, bâtie autour de trois des côtés d’un parallélogramme, toutes les fenêtres et toutes les portes donnant sur la cour. Le quatrième côté était défendu par des restes de palissades vermoulues, assez inutiles, du reste, puisque le bâtiment était construit sur une hauteur assez escarpée pour former une barrière contre les attaques ou les invasions.

L’intérieur du bâtiment offrait un aspect beaucoup plus agréable que l’extérieur. Les fenêtres donnaient à la cour un air de vie et de gaieté, et rompaient l’uniformité de cette masse de bois, accumulée sans goût et sans symétrie. Je savais que mon grand-père Mordaunt avait fait disposer quelques appartements pour son usage personnel. Je ne fus donc pas surpris, en entrant dans la maison, de trouver des pièces qui, sans être meublées avec beaucoup d’élégance, offraient du moins tout ce qui était nécessaire.

— Nous trouverons Ursule par ici, me dit le porte-chaîne en ouvrant une porte et en me faisant signe de le suivre ; Allez, Mordaunt, allez serrer la main de cette chère enfant ; elle vous connaît de nom et de réputation, je vous en réponds.

J’entrai, et je me trouvai à deux pas de ma belle apparition, de celle dont la présence nous avait sauvés tous. Elle avait la même robe que lorsque je l’avais vue pour la première fois, quoique la différence de son attitude lui donnât une toute autre expression. Ursule était occupée alors à ourler un de ces gros mouchoirs à carreaux dont se servait son oncle, par économie. Elle se leva à mon arrivée, en répondant par une grave révérence qui n’était pas sans grâce, à mon profond salut.

— Allons, dit André, pas tant de cérémonie, donnez-vous la main, mes enfants. Vous savez, Ursule, que Mordaunt Littlepage est comme un fils pour moi.

Ursule obéit, et j’eus le plaisir de tenir sa petite main, douce comme le velours, un moment dans la mienne. J’éprouvai une satisfaction que je ne saurais décrire en sentant qu’elle était si douce, puisque c’était la preuve qu’elle n’en était pas réduite à se livrer à des travaux pénibles et grossiers. Je savais qu’André avait quelques esclaves ; c’était même tout ce qu’il possédait, outre sa boussole, ses chaînes et son épée ; et c’était, sans doute, à ces esclaves, tout vieux et tout épuisés qu’ils devaient être alors, que la nièce devait d’être affranchie de tout service manuel.

Je tenais toujours la main d’Ursule, mais je ne pouvais surprendre son regard. Sa figure était détournée, quoique sans affectation ; il était évident qu’elle eût désiré que la connaissance se fût faite d’une manière moins intime, et que les premiers rapports se fussent bornés à un échange de saluts. Comme c’était la première fois que je la voyais, et que je n’avais pu l’offenser en aucune manière, j’attribuai cette conduite à un peu de mauvaise honte, et à l’embarras qu’elle éprouvait d’avoir été vue si récemment dans une position si différente de celle où elle se trouvait à présent. Je m’inclinai respectueusement, et serrant doucement la main qui était dans la mienne, pour rassurer celle à qui elle appartenait, je la laissai aller.

— Eh bien ! Ursule, avez-vous une tasse de thé à offrir au jeune maître, pour fêter son heureuse arrivée dans sa propre maison ? demanda André, très-content des rapports d’amitié qu’il avait établis entre nous. Le major a fait une longue marche, pour un temps de paix, et il ne sera pas fâché de se rafraîchir.

— Vous m’appelez major, mon ami ; et vous ne voulez plus qu’on vous donne ce titre.

— Ah ! c’est bien différent. Vous êtes jeune, vous pouvez devenir général, et vous le deviendrez avant que vous ayez trente ans ; mais moi j’ai fini mon temps, et je ne porterai plus d’autre uniforme que celui que j’ai endossé de nouveau. Je finirai, Mordaunt, dans le même corps où j’ai commencé ma carrière.

— Je croyais que vous aviez été arpenteur dans le principe, et que vous vous étiez rejeté sur la chaîne, parce que vous n’aviez pas de goût pour le calcul. Il me semble que vous me l’avez dit vous-même.

— C’est la pure vérité. Les chiffres et moi nous n’avons jamais pu nous accorder, et je ne les aime guère plus à soixante-dix ans que je ne les aimais à dix-sept. Frank Malbone, au contraire, le frère d’Ursule, sait manier des colonnes de chiffres comme votre père dirigeait son bataillon à travers un ravin. J’aime à porter la chaîne ; cela occupe suffisamment l’esprit. C’est un métier qui demande de l’honnêteté avant tout. On dit que les chiffres ne mentent pas, Mordaunt ; il n’en est pas de même de la chaîne elle ment quelquefois terriblement.

— Où est M. Frank Malbone ? je serais charmé de faire sa connaissance.

— Il est resté pour aider à dresser la charpente. C’est un vigoureux garçon, comme vous ; il a le poignet ferme, et il n’a pas à craindre de déroger, lui !

J’entendis derrière moi un léger soupir, et je tournai involontairement la tête. Comme si elle avait honte de sa faiblesse, Ursnle rougit, et, pour la première fois de ma vie, je l’entendis parler. Un son de voix agréable, chez un homme comme chez une femme, est un des plus heureux dons du ciel. La voix d’Ursule était tout ce que l’oreille la plus délicate eût pu désirer de plus mélodieux. Aussi éloignée de ces sons aigus et perçants qui dénotent une éducation vulgaire, que de ce bredouillement inarticulé qui accuse des prétentions à une fausse élégance, elle était pleine, douce, veloutée, et il était impossible de désirer une prononciation plus nette et plus charmante.

— J’espérais, dit-elle, que ce vilain temple était enfin debout, et que Frank serait ici presque en même temps que vous. J’ai été surprise, bon oncle, de vous voir travailler avec tant d’ardeur pour les Presbytériens.

— Je pourrais vous rétorquer le compliment, miss Ursule, et vous dire que votre conduite ne m’a pas moins étonné. Au surplus, il ne s’agit pas des Presbytériens, mais des Congrégationistes. Je crois que, pour vous, vous n’en retourneriez pas la main.

— Le peu que j’ai fait, je l’ai fait pour vous, pour Frank et pour M. Littlepage, ainsi que pour tous ceux qui étaient sous la charpente.

— Assurément, miss Ursule, dis-je en me mêlant à la conversation, nous vous devons tous une vive reconnaissance ; car, sans votre secours, nous courions vraiment grand danger d’être écrasés.

— Si c’est un exploit, il sortait un peu des habitudes de mon sexe, répondit Ursule en souriant, mais, à ce qu’il me parut, avec un peu d’amertume ; mais il faut bien chercher à se rendre utile quand on vit dans les bois.

— On dirait que cette vie ne vous plaît pas ?

— Pourquoi ne me plairait-elle pas, puisque je suis auprès de mon oncle et de Frank ? Ils sont tout pour moi, maintenant que mon excellente protectrice n’est plus ; je n’ai de demeure que la leur, de bonheur que leur bonheur, de plaisirs que leurs plaisirs.

Ces expressions pourraient paraître un peu prétentieuses, mais elles furent dites avec une simplicité qui partait du cœur. Je vis aux regards charmés d’André qu’il comprenait sa nièce, et qu’il savait quel fonds il pouvait faire sur la naïve franchise de son caractère. Pour Ursule, elle n’eut pas plutôt exprimé ce qu’elle éprouvait, qu’elle se retira en arrière, comme honteuse d’avoir dévoilé des sentiments qu’elle aurait dû tenir renfermés dans son sein. Pour venir à son aide, je donnai un autre cours à la conversation.

M. Newcome semble très-habile à manier l’esprit public, dis-je au porte-chaîne. Il s’y est pris très-adroitement pour donner aux vingt-un congrégationistes qui étaient de son parti, l’air d’être la majorité, tandis qu’ils ne formaient guère que le tiers de l’assemblée.

— Jason est impayable pour cela ! s’écria André. Il dit qu’il connaît son monde ; et, à force de marches et de contre-marches, il sait si bien s’y prendre que vous croyez faire votre volonté quand vous ne faites qu’obéir à la sienne. C’est du talent, major, c’est vraiment du talent.

— Oui, c’est même un talent qu’on devrait ambitionner, pourvu qu’on l’exerçât avec honneur.

— Ah ! voilà le hic ! Il l’exerce, c’est incontestable ; mais avec honneur, c’est une autre question. Je me dépite parfois, et parfois je me contente de rire en voyant comme ce Jason fait marcher tous ces gens-là ; les poussant par-ci, les jetant par-là, sans jamais commander lui-même l’évolution. Je vous réponds qu’il entend son affaire.

— Comme vous dites, il faut du talent pour avoir tant d’influence sur ses semblables.

— Oui, mais il faut commencer par mentir et par tromper, et notre homme ne s’en fait pas faute.

— Il me paraît, André, que mon agent n’est pas de vos amis. Il faudra que j’examine cela de près.

— C’est un homme très-légalement honnête ; car il jure par la loi et n’agit que par la loi. Ne craignez point pour vos dollars, mon garçon ; ils sont en sûreté, à moins que la loi n’ait mis la main dessus.

Je questionnai alors le porte-chaîne sur l’état dans lequel il avait trouvé la maison et la ferme, dont je lui avais confié la surveillance exclusive. Ceux qui y étaient logés étaient des gens simples, modestes, qui s’étaient contentés d’occuper la cuisine et les pièces réservées aux domestiques ; de sorte que les appartements principaux avaient été respectés. ce qui expliquait comment la plus grande partie du mobilier se trouvait encore dans un état satisfaisant. La ferme avait prospéré par la force même des choses, sans que personne s’en mêlât. Les arbres des vergers avaient grandi ; si les champs n’avaient pas été améliorés par un système de culture judicieux, du moins ils n’avaient pas été épuisés par des récoltes trop fréquentes. Sans doute les choses auraient pu être mieux ; mais il était très-heureux qu’elles ne fussent pas pires.

Pendant que nous causions, Ursule allait et venait sans bruit dans l’appartement, préparant elle-même la table pour le thé. Quand nous fûmes invités à nous asseoir, je fus surpris de la propreté, et même, jusqu’à un certain point, de la richesse du service. Les assiettes, les couteaux, étaient convenables ; mais le plateau était couvert d’un service en argent, d’une forme antique, mais très-bien ciselé. Des armes y étaient gravées. Je regardai attentivement, m’attendant à trouver le chiffre de ma famille : il n’en était rien. Je pris le pot au lait dans ma main, et je ne pus me rappeler rien qui ressemblât aux armes qui s’y trouvaient.

— Je suis surpris de voir ici cette argenterie, dis-je à André. Je savais bien que mon grand-père en était riche, mais je ne croyais pas qu’il eût poussé la prodigalité jusqu’à en laisser dans ce domaine perdu. Et puis, ces armes ne sont celles ni des Mordaunt ni des Littlepage. Puis-je savoir à qui elles appartiennent ?

— Aux Malbone. Ce service est à Ursule.

— Oui, mon oncle, et vous pouvez même ajouter que c’est tout ce qu’elle possède, dit vivement la jeune fille.

— C’est un grand honneur pour moi de m’en servir, miss Ursule. Ce service est vraiment fort beau.

— Il a bien fallu le mettre en évidence. J’ai cassé ce matin la seule théière qu’il y eût dans la maison. Frank devait en apporter une du magasin, mais il n’arrive pas. Quant aux cuillers, il n’y en a point d’autres ici. Obligée de prendre la théière, j’ai cru faire aussi bien de montrer tout d’un coup toutes mes richesses. C’est la première fois qu’elles voient le jour depuis bien, bien des années.

Malgré les efforts évidents d’Ursule pour parler d’un air d’indifférence, il y avait dans son accent quelque chose de mélancolique qui était extrêmement touchant. La joie grossière du parvenu tout enivré de ses richesses nous dégoûte et nous révolte ; mais nous éprouvons naturellement une douce sympathie pour la grandeur déchue, surtout lorsqu’elle nous apparaît sous les traits de l’innocence et de la vertu. Ursule ne cédait point dans ce moment à un sentiment de vanité et d’orgueil ; ces pièces d’argenterie étaient tout ce qui lui restait de sa famille ; fallait-il s’étonner qu’elle y fût attachée, et que les souvenirs qu’elles lui rappelaient exerçassent sur elle, même à son insu, une influence irrésistible ?

Je sus donc bon gré à Ursule de l’émotion qu’elle manifestait involontairement, et je lui sus meilleur gré encore de ne pas s’y abandonner avec complaisance. Ursule avait compris ce qu’exigeait d’elle l’état de vie qu’elle avait embrassé ; elle avait une mise simple, mais pleine de goût. Ce n’était pas l’élégance recherchée des jeunes personnes du monde ; mais ce n’était pas non plus le costume grossier des jeunes filles de la classe à laquelle elle semblait appartenir à présent. Il me parut qu’avec d’anciennes étoffes, qui lui venaient sans doute de sa famille, elle avait fait des robes appropriées à sa condition actuelle, mais qui lui allaient à ravir. On ne pouvait pas dire qu’elle eût cherché à s’élever au-dessus des autres ; et cependant sa mise même, et surtout son maintien, laissaient deviner son origine. En tout cas, elle était charmante.

— Goûtez ces gâteaux, me dit le vieil André qui, sans la moindre malice, cherchait toutes les occasions de faire valoir sa nièce ; c’est Ursule qui les a faits ; madame Washington elle-même n’en ferait pas de meilleurs.

— Si mistress Washington a jamais eu des prétentions en ce genre, il y aurait en effet de quoi la faire pâlir d’envie. Je n’ai jamais mangé de meilleurs gâteaux de cette espèce.

— Vous faites bien d’ajouter de cette espèce, dit vivement Ursule. Ma protectrice m’a transmis son talent ; mais les ingrédients ne se trouvent pas ici comme ils se trouvaient chez elle.

— En effet, puisque c’était une pension de demoiselles, il est certain que les douceurs ne devaient pas manquer.

Ursule rit, mais d’un rire étrange, quoique mélodieux, qui me fit tressaillir.

— On impute aux jeunes filles beaucoup de travers dont elles sont complètement innocentes, dit-elle. Les gâteaux étaient presque du fruit défendu à la pension, et on nous apprenait à en faite par pitié pour le palais des hommes.

— De vos futurs maris, petite fille, cria le porte-chaîne, qui s’était levé pour sortir.

— Pour nos pères, nos frères et nos oncles, reprit Ursule en appuyant sur ce dernier mot.

— Je crois, miss Ursule, continuai-je dès que le vieil André nous eut laissés seuls, que je sais assez bien à quoi m’en tenir sur ce qui se passait à la pension, par suite de la connaissance intime que j’ai faite d’une de vos anciennes compagnes.

Ursule ne répondit pas, mais elle attacha sur moi ses grands yeux bleus, qui semblaient me faire cent questions en même temps. Je pus remarquer qu’ils étaient remplis de larmes ; toute allusion à sa pension manquait rarement de produire cet effet.

— Je veux parler de miss Priscilla Bayard, qui a dû être une de vos bonnes amies, ajoutai-je, voyant qu’elle ne semblait pas disposée à parler.

— Priscilla ! répéta enfin Ursule étonnée. Et c’est pour vous une connaissance assez intime ?

— Je me suis mal exprimé, et vous seriez en droit de m’accuser de fatuité. J’aurais dû dire que ce sont nos familles qui sont entre elles sur le pied de l’intimité, et qu’il y a pour cela quelques raisons particulières. Je me rétracte et je m’empresse de faire amende honorable.

— Je ne vois guère en quoi consiste la rétractation ; et vous me permettrez de dire que ce que j’apprends m’afflige, m’afflige beaucoup.

Voilà qui était étrange ! Ursule était évidemment de bonne foi : la pâleur de son visage, l’émotion extraordinaire qu’elle manifestait, l’attestaient suffisamment. Avouerai-je les folles idées qui me passèrent par la tête ? — Pourquoi pas ? J’ai promis la vérité, et je dois tout dire. — Ursule, pensai-je, est triste de découvrir que le seul homme qu’elle ait vu depuis un an, qui, par son éducation ou ses manières, pût faire impression sur elle, a le cœur déjà pris, à ce qu’elle croit ! Dans des circonstances extraordinaires, l’aveu si prématuré d’une préférence quelconque m’aurait révolté ; mais dans toutes les paroles d’Ursule comme dans sa manière d’être, il y avait tant de naturel, que je n’en éprouvai qu’un intérêt plus vif encore. C’est aux sentiments tumultueux qui s’élevèrent alors dans mon âme, que j’ai toujours attribué l’empire extraordinaire que cette étrange fille prit si vite sur mon cœur. Les passions subites peuvent paraître une chose ridicule, mais qui quelquefois n’en est pas moins réelle. Je suis convaincu qu’il suffit d’un coup d’œil, d’un sourire, d’un de ces mille moyens que la nature nous a donnés de communiquer nos sympathies, pour faire naître une passion ; mais pour qu’elle dure, il faut des qualités d’un ordre plus élevé. Dans le premier moment, l’imagination seule est excitée ; le cœur obéit ensuite à l’impulsion donnée, en cédant à une influence plus lente et plus raisonnée.

Toutefois mon illusion ne dura pas longtemps. Soit qu’Ursule eût compris les fausses interprétations auxquelles elle donnait lieu, — supposition que j’admets à peine ; elle était trop naïve pour cela : — soit plutôt qu’elle vît la nécessité de ne pas me laisser en suspens, elle s’expliqua. Ses explications furent-elles satisfaisantes, et faites avec assez d’adresse pour ne pas blesser la susceptibilité de l’amie dont elle possédait le secret, c’est ce dont jugeront ceux qui auront la patience de continuer la lecture de ces mémoires.