Le Poids du jour/Texte entier

Les Éditions Variétés (p. ).

RINGUET
de l’académie canadienne française
LE POIDS
DU JOUR
roman
C. J.
855 BOUL. LAURENTIEN APP. 302
VILLE ST-LAURENT — 748-7076
LES ÉDITIONS VARIÉTÉS
à mademoiselle Charlotte Tassé,
respectueux hommages de
l’auteur,
Ringuet
Noël 1949 


LE POIDS
DU JOUR













DU MÊME AUTEUR :


Littératures… à la manière de… (en collaboration avec Louis Francœur), Montréal, 1924. — Les Éditions Variétés, Montréal, 1941.
Prix David, 1924.

Trente arpents (roman). — Ernest Flammarion éditeur Paris, 1938. Les Éditions Variétés, Montréal, 1942.
Prix de l’Académie Française, 1939.
Prix des Vikings, 1940.
Prix de la Province de Québec, 1940.
Governor General Award (Canada), 1938.

Un monde était leur empire.Les Éditions Variétés, Montréal 1943.

L’Héritage et autres contes.Les Éditions Variétés, Montréal, 1946.
Prix de l’Académie Française, 1947.

Fausse monnaie (roman). — Les Éditions Variétés, Montréal, 1947.

RINGUET
de l’académie canadienne française
LE POIDS
DU JOUR
roman
LES ÉDITIONS VARIÉTÉS
DUSSAULT ET PÉLADEAU
1460, AVENUE UNION   —   MONTRÉAL   —   CANADA

il a été tiré de cet ouvrage
50 exemplaires hors commerce,
sur papier rolland de luxe,
numérotés de I À L,
inclusivement
et signés par l’auteur.
exemplaire no
vi
Copyright by Les Éditions Variétés, 1949
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays y compris
l’U. R. S. S.
printed in canada


À ERNEST CORMIER















« Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et tu les
as traités comme nous, qui avons porté le poids du
jour
… »
(Évangile selon saint Matthieu,
chapitrexxe,versetxxxive.)

Il n’est pas de semaine que je n’entende : « Ah ! vous qui écrivez des livres, quel roman vous feriez si vous connaissiez mon histoire. »

Vous haussez les épaules. Vous souriez. Mais plus tard, à mesure que la vie vous apprend les hommes obscurs, vous savez que cela n’est point faux. Et que, secret pour tous, avec des pages que l’Homme lui-même n’ose point relire, sous la plume qui saurait le raconter, le roman de chaque Homme vaudrait les romans qui s’écrivent.

Cet ouvrier informe, assis en tas sur le seuil de sa porte ; cette femme qui, banale, attend au coin de l’Avenue un rendez-vous — affaires ? amitié ? amours ? drogues ? — ; le vieux qui, moi passé, ramassera furtivement la boîte, qu’il guigne ; quel film monotone, piqué de crimes, garni de prudents héroïsmes, longuement déroulé au long cours de leurs années, de quel film monotone ne sont-ils pas, ces gens sans couleur apparente, les réceptacles à jamais scellés.

Personne ne se trouvera pour raconter les joies et les tourments dont leur vie est tissue ; les remords de leur unique adultère en un lit sordide ; la tentation longuement goûtée devant l’étiquette. « Poison » sur une bouteille de l’armoire familiale ; la mince enveloppe de paye ramassée dans le dos d’un compagnon d’atelier. Et, pour dix d’entre eux sur cent, tout cela décuplé, centuplé ; le nouveau-né monstrueux qu’on a laissé mourir ; la petite fille brutalisée dont les yeux d’épouvante surgissent encore parfois dans le miroir du passé ; le testament brûlé près du cadavre encore chaud du père. Toutes les autres choses. Les imaginables et les inimaginables.

Même les simples malheureux, lentes victimes de destins sans aléas, savez-vous leur sort moindre que celui des créatures de roman ? et moins dignes d’être récités ?

Bien peu d’entre eux ont les épaules rompues, le front gravé, les pas crochus, les mains croûtées, le regard lourd de haine, de remords ou de fatigue.

Je raconte ici l’histoire d’un homme qui, comme tant d’autres, porta longuement le poids du jour et la chaleur.

RINGUET
Bien qu’ayant situé l’action de son livre en des lieux réels, l’auteur a pris avec la topographie et l’histoire toutes libertés qu’il a cru utiles ou commodes. Quant aux personnages, ils sont entièrement imaginaires. Leurs caractères physiques et moraux sont sans rapport aucun avec des individus actuels ou passés


PREMIÈRE PARTIE :
 
HÉLÈNE
ET
MICHEL











CHAPITRE PREMIER


– TU  es  là, Michel ?

— Oui, maman.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’écoute, maman… Tu sais, j’en ai vu un brun, tout à l’heure. Il ne chantait pas comme les autres ? Qu’est-ce que c’était ?

— Je ne sais pas ; je ne l’ai pas vu.

— Mais tu l’as entendu !… C’était beau !

La porte grillagée s’ouvrit en faisant grincer son ressort puis se referma avec un claquement sec. Hélène sortait retrouver son fils.

Elle s’arrêta un instant et renversa la tête en arrière pour boire un peu de jour. Dénouée, sa chevelure qu’elle venait sécher au soleil ruisselait sur ses épaules en une cascade de lumière chaude qui lui tombait jusqu’aux reins.

Michel ne savait pas combien sa mère était jolie ; mais il la sentait instinctivement tendre comme un jour de printemps. Il se colla sur elle avec des mouvements souples et gracieux de petit animal caressant. Brusquement, elle l’enveloppa de ses cheveux. Il se débattait avec impatience cherchant à sortir de ce filet dont les mailles faisaient à son oreille un bruit de mer lointaine et dont l’odeur chaude lui montait à la tête.

Hélène riait doucement, d’un rire qui faisait vibrer sa gorge et montrait ses dents blanches, petites et irrégulières comme des dents d’écureuil.

Michel était l’unique enfant des Garneau ; de Ludovic Garneau, serre-frein à l’emploi du Canadian Pacific Railway, que l’on n’appelle jamais que le C. P. R. et dont la gare était à portée du regard. De sa fenêtre, Hélène apercevait le bâtiment rouge, bas, et la haute tour-réservoir, aux toits encrassés par la fumée des trains. Elle eût pu tout aussi facilement voir son homme, tantôt penché sur un aiguillage, tantôt accroché à l’étrier du dernier wagon, le bras levé pour signaler la manœuvre. Mais elle ne portait que bien rarement les yeux de ce côté.

Ils s’étaient épousés quand elle n’avait encore que dix-sept ans et vivait avec sa mère dans le village voisin de Maskinongé où toutes deux tenaient une petite boutique. Jolie et accorte, elle avait eu à choisir. Ludovic lui avait plu d’abord parce qu’il était bon vivant, ensuite parce qu’elle désirait habiter une ville, pour petite qu’elle fût ; et avec un cheminot elle était sûre de ne jamais retomber en pleine campagne. Parmi tous les gens calmes qui peuplaient son enfance, attachés à la terre ou à leur échoppe, il se détachait à ses yeux. Quand elle le voyait passer, debout sur le marchepied avant d’une locomotive lancée, dans le nuage de vapeur blanche que soufflaient les purgeurs haletants, elle admirait naïvement en lui le cavalier de cette monture nerveuse et brutale, massive et souple, terrifiante.

Il avait peu changé depuis leurs noces. Son insouciance était restée ; mais sa joie, désormais, il l’allait chercher plutôt au bar où il traînait volontiers. Tous les quinze jours, à la paye, il rentrait ivre ; entre temps, il était souvent gris.

Ces derniers mois, la maison l’avait peu vu ; il travaillait de nuit. Hélène se levait à six heures pour lui servir à manger au moment où il rentrait. Il se couchait alors et ronflait toute la matinée. Au début de l’après-midi. Il filait vers la ville sans plus chercher prétexte de quelque course. Pour Michel et Hélène la journée était douce, l’un près de l’autre. À six heures le père passait prendre son dîner et sa cantine et disparaissait jusqu’au lendemain.

Michel grandit ainsi au seul contact de sa mère qui de plus en plus résumait pour lui l’humanité supérieure, celle des grandes personnes. À huit ans, sa lisière était allongée. Il fit alors partie d’une bande de galopins que l’école avait rassemblés. À quatre heures s’ouvrait brusquement la porte de l’externat, voisin de l’église paroissiale, et c’était toute une volée d’enfants qui s’échappait en criant à tue-tête la joie retrouvée. Les garçons se bousculaient, l’hiver dans la neige, l’été dans la poussière de la rue. À cent pieds de là, la bande ivre de liberté rencontrait le groupe de petites filles sortant du couvent bien sagement, par groupes de trois ou de quatre qui se tenaient par la taille et sautaient à cloche-pied. On leur criait quelques injures à quoi elles se gardaient de répondre ; ce qui les diminuait encore dans l’estime des garçons. Puis on partait jouer.

On avait élu comme domaine, tout près de la gare, un pré à l’abandon. C’était là qu’avaient lieu les ébats de la troupe. Cela finissait soit par des hurlements de triomphe dont l’écho bouleversait les cuisines maternelles, soit par des silences étranges lorsqu’avait éclaté une querelle particulière qui se réglait à coup de poings sur l’herbe grise étoilée de mâchefer.

Michel n’était dans ces combats et ces jeux ni un lâche, ni un héros. Il lui arrivait comme aux autres de rentrer à la maison furtivement, tirant bas sa culotte pour dissimuler un genou ensanglanté.

— Michel ?

— Oui, maman.

— Michel, viens ici !

— Ce n’est pas moi qui ai commencé, maman. C’est Bouteille qui m’a dit des noms.

Maman n’aimait pas Bouteille, ainsi nommé on ne savait pourquoi, Bouteille qui, malingre de corps, avait l’injure forte et « la bouche sale ». Bouteille, cela était certain, ne contenait rien de bon. Michel savait que sa mère n’aimait pas Bouteille et qu’entre Bouteille et lui, Bouteille aurait toujours tort vis-à-vis d’Hélène. Cela la faisait aussitôt devenir facile et compatissante.

— Ça t’apprendra aussi à jouer avec des gamins pareils ! Viens ici, pauvre petit. Tu ne t’es pas trop fait mal au moins ?

Elle pansait la blessure de ses mains douces, enlevait la chemise, prenait une aiguille et réparait le dégât. L’enfant repartait calmé et s’installait sur le perron.

— Tiens, disait la mère, prends ta musique.

Cela le tiendrait tranquille ; elle lui tendait l’harmonica, la musique à bouche, que l’enfant essuyait machinalement sur sa manche avant de la faire chanter. C’était un cadeau de monsieur Lacerte.

Monsieur Lacerte était une des rares personnes qui vinssent parfois à la maison. Il était tel que cela flattait Michel de l’avoir pour parrain. C’était en effet un homme qui ne laissait pas d’être considérable dans Louiseville ; il passait pour riche, et qui plus est, riche d’une richesse active. On disait de lui : « Monsieur Lacerte, oh ! il en fait de grosses affaires celui-là ! ». Agent d’assurance, il était en outre brocanteur, quelque peu banquier et courtier en toutes sortes de négoces. Tout l’intéressait qui se pouvait acheter à bon compte et revendre à bénéfice. Il recevait un singulier prestige du fait que n’ayant personnellement aucune marchandise dont il pût faire commerce, il savait tirer profit des biens des autres, qu’il s’agît de vingt sacs d’oignons, d’une faucheuse mécanique d’occasion, d’un droit de coupe ou d’une « ferme de quatre-vingt-dix arpents avec maison, dépendances et roulant ». Il achetait pour « des gens de Montréal » le foin, les chevaux, le lait, l’avoine, le sucre d’érable, le bois de corde, et ne voyait de tout cela ni un sabot de bête, ni un minot de grain. Un papier d’achat, un papier de vente, et il touchait sa commission. C’est ainsi que, sous forme de paperasses, dans son cabinet de la rue Saint-Antoine passait la richesse produite par le canton à trente milles à la ronde.

Michel le connaissait bien, ce cabinet. Il s’y rendait souvent à la demande de sa mère qui tenait évidemment à ce que le filleul ne se laissât pas oublier de son parrain. L’enfant sonnait, tirant de tout son poids sur la détente du timbre, n’osant encore entrer directement comme les grandes personnes. Il poussait la porte et se trouvait dans le couloir sur lequel s’ouvrait, à gauche, le bureau.

Il n’avait qu’à lever la tête pour apercevoir monsieur Lacerte, ou du moins sa large tonsure et son gros corps posé sur un tabouret comme une potiche, face à un haut pupitre chargé de papiers.

— Oui ! Qu’est-ce que c’est ?

Comme Michel ne répondait pas, monsieur Lacerte virait sur son siège et présentait, au lieu de la face vide de sa calvitie, ses aimables bajoues, sa moustache rousse et ses lunettes d’acier.

— Ah ! c’est toi, mon petit Michel ! Entre donc, entre donc !

— Bonjour, disait l’enfant un peu figé.

— Eh ? comment est-ce que ça va, chez vous ? Comment est ta mère ?

— Bien, monsieur Lacerte ; moi aussi. C’est elle qui m’envoie vous porter ça.

Monsieur Lacerte tendait la main et prenait la lettre, la déposait un instant sur le pupitre, derrière son dos, et regardait l’enfant en souriant des yeux derrière le reflet de ses verres ; puis il se tournait et ouvrait l’enveloppe d’un coup magistral de son coupe-papier de corne blonde.

— … Bon… Bon… Tu diras à ta mère que c’est bien. J’y verrai.

Michel hésitait, voltait sur un pied, allait partir surpris et déçu. Pourtant cela ne manquait jamais ; mais le parrain s’amusait chaque fois à ce jeu.

Il ouvrait lentement son grand tiroir et sortait d’entre les bordereaux accumulés un petit sac qu’il tendait au gamin. Des bonbons, parfois un joujou.

— J’y pense ; tiens… voilà quelque chose que j’ai trouvé dans la rue à Montréal.

« Quelle ville que Montréal », pensait autrefois Michel, « où tout cela se trouve dans la rue ! » Maintenant qu’il allait avoir neuf ans, il avait perdu cette naïveté.

De retour à la maison il ne disait rien, étant d’un naturel plutôt secret. Mais lorsque le père, attentif par hasard, remarquait un jouet nouveau, il n’en demandait jamais la provenance. Un juron étouffé que Michel ne remarquait point et qu’Hélène faisait semblant de ne pas entendre ; et le père prenait sa casquette, sortait.

Lui parti, la mère s’approchait de son fils.

— Viens me jouer un air, Michel.

L’enfant prenait son instrument, s’installait sur la berceuse près du poêle et se mettait à jouer.

Hélène écoutait, les yeux vagues, tout en hachant prosaïquement la viande pour le repas du soir. Sur ses lèvres, un sourire semblait refléter la paix profonde, invincible, qui dormait au fond de son cœur.

CHAPITRE

II


QUAND naguère parrain demandait à Michel :

« Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? » la réponse venait, immédiate, sans passion mais avec une étrange fermeté, une assurance d’enfant pour qui le problème n’existait pas, tant la solution était évidente, inéluctable :

« Quand je serai grand, je ferai de la musique. »

Depuis qu’il est grand, très grand même pour ses douze ans et que le problème en est un de demain, il répond encore :

« Je veux faire de la musique. »

Ce qui fait rire parrain.

Mais parrain cette fois essaye de discuter. Dame ! il est temps que Michel devienne sérieux, qu’il s’oriente vers ce qui demain sera sa vie ; et que pour cela il écoute les conseils décisifs de ses aînés. Le père, lui, ne semble pas en avoir souci. Sans doute, Michel est-il toujours un gosse qu’il ne voit pas grandir. Il parle si peu, le père, à la maison.

— Faire de la musique ! reprend le parrain. Mais qu’est-ce que tu vas faire pour gagner ta vie ?

— Pour gagner ma vie ? dit l’enfant, qui ne comprend pas très bien.

— Oui… pour gagner de quoi manger. Tu ne peux toujours pas manger de la musique ?

Michel baissa un peu la tête, les sourcils froncés. Comment parler de faire autre chose, quand pour lui être musicien était un sort si fatal, le seul qui pût être le sien, qu’il pût envisager, qu’il pût admettre ; une chose pour lui aussi normale que pour monsieur Lacerte d’être assis à son grand pupitre, pour son père de commander la manœuvre des trains, pour sa mère de faire les repas et de tenir la maison, de la nourrir et de l’aviver de sa douceur gracieuse et de ses chansons.

Certes, s’il s’en fallait encore qu’il fût homme, du moins y avait-il entre le Michel de cinq ans et celui de douze ans une différence majeure : il savait désormais l’existence du temps. Il en percevait maintenant sinon la valeur du moins l’écoulement. Jadis, rien pour lui n’avait de réalité que le jour et l’heure présente. Chaque minute lui était une éternité ; et c’est cela qui faisait ses joies si complètes et ses chagrins si absolus, si désespérés.

Hier ! il ne pouvait savoir le plaisir nostalgique que l’on éprouve à parcourir les allées de ce jardin endormi, lui pour qui le passé était aussi fluide que le rêve de la nuit écoulée.

On lui avait aussi révélé un présent médiat qu’il ne soupçonnait point ; et, à l’école, tant de choses inutiles. La géographie, qui eût été intéressante, peut-être, limitée aux seules images. Mais les noms ! les chiffres ! Russie, quatre-vingt millions d’habitants, superficie un million de milles carrés, capitale Saint-Pétersbourg… Le lac Supérieur a une forme oblongue, orientée de l’ouest à l’et… Mont Everest, 29.000 pieds d’altitude…

Et la grammaire, et l’histoire sainte, et les mathématiques ! Sans les examens, quelle importance cela pouvait-il avoir ?

Les heures de classe se passaient à guetter l’heure de la sortie, comme les mois scolaires à espérer le moment triomphal de l’entrée en vacances. Combien, heureusement, étaient longs les mois, les jours, les heures même ; surtout celles de l’été. Sept jours dans une semaine, trente jours en un mois, douze mois dans une année. Il semblait que cela n’eût plus de fin. Les heures d’ennui, cloué au banc d’école à écouter le frère marmonner les leçons avec, comme refrain, des menaces de châtiments. Combien vite oublié tout cela dans l’ébaudissement des jeux et, pour Michel, le charme des heures où il cherchait à exprimer sur son harmonica les idées sonores qui montaient en lui et que son souffle transformait en chansons.

Parmi tout cela, Hélène continuait de sourire. Pourquoi eût-elle contrarié son fils ? Pourquoi de la main eût-elle appuyé sur sa nuque pour la courber devant la réalité ? Ne suffisait-il pas d’attendre et de laisser les jours effacer les jours ? Elle, les prenait comme ils venaient, satisfaite de vivre les heures faciles, se défendant contre les heures difficiles en recroquevillant son âme légère. C’est ainsi qu’elle se feutrait contre les heurts de la vie. Son sourire doux semblait une barrière que le malheur ne pouvait franchir pour aller jeter sa semence de tristesse. Si la vie conjugale avec Ludovic n’était point ce qu’instinctivement elle avait espéré, elle se contentait de tourner le dos à ce nuage ; il disparaissait aussitôt à ses yeux. Elle se regardait dans la petite glace qui lui renvoyait une image amicale et jolie. Elle avait trente ans ; elle avait en outre une richesse : son sourire ; une parure : ses cheveux, qui ne vieillissaient point l’un ni les autres.

Michel était lié à sa mère par le lien du contact journalier. Il se sentait baigner dans sa fraîcheur insouciante qui faisait tout, autour d’elle, agréable et velouté… Elle dégageait une espèce de tiédeur amollissante comme le vent d’avril. Michel l’aimait de sourire toujours et de gronder rarement. Inconsciemment aussi, il l’aimait d’aviver de son goût serein le cadre, autrement mesquin, dans lequel ils vivaient. La maison sans étage, de bois maigre usé depuis longtemps par les intempéries, eût été facilement minable ; elle y plantait, dans de vieilles boîtes accrochées aux appuis, des pétunias qui riaient au soleil de toutes leurs lèvres éclatantes. De même, ses robes d’indienne à fleurs ou de cotonnade à pois ne valaient pas cher ; elle savait y ajouter un brimborion de cinq sous, une boucle d’acier, un ruban sur l’épaule ; et tout aussitôt cela devenait charmant. Là-dessus, sa tête fine, étrangement peu paysanne, son teint clair de blonde, les yeux couleur d’aigue-marine ; et, couronnant le tout, l’auréole de sa chevelure.

La maison, certes, était moins agréable quand Ludovic Garneau s’y trouvait, bien qu’il y prît de moins en moins de place. Michel s’en rendait compte. Sans se demander pourquoi, il sentait que la présence de son père lui était lourde à supporter et qu’elle était indifférente à sa mère. Cela était venu, s’était accentué à mesure que Michel grandissait. Le serre-frein était de plus en plus taciturne et aussi, hélas ! de plus en plus adonné à l’alcool. Les jours de repos, il disparaissait tout à fait, ne rentrant que pour dormir. L’enfant ne songeait pas à s’en plaindre tant cela lui était devenu normal. Hélène, elle, ne semblait trouver rien à redire. Elle ne s’absentait pas souvent et jamais pour longtemps ; de rares courses au marché ou aux magasins de la ville, de plus rares visites à des parents ou à des connaissances. Mais dès que son homme était au logis, elle ne chantait plus.

De sorte que le parrain prenait dans l’esprit de Michel une importance accrue. Il se créait entre le brasseur d’affaires et l’enfant une espèce d’amitié imprévue, faite de curiosité amusée chez le premier et de confiance admirative chez le second. De la part de Michel ce sentiment répondait en outre au besoin instinctif d’avoir un confident bénévole, qui ne fût pas de son âge, et qui fût un homme ; car entre son père et lui aucune intimité n’existait. Quant à monsieur Lacerte, il était sans enfant. Sevré apparemment de toute satisfaction sentimentale, il reportait sur son filleul tout ce qu’il y avait en lui de tendresse masculine. Originaire de Maskinongé, lui aussi, il connaissait depuis toujours Hélène Germain et sa famille ; quand la mère Germain était morte, peu de mois après le mariage, elle avait, disait-on, laissé quelque argent que la nouvelle madame Garneau avait confié à monsieur Lacerte, contre le gré de son mari. Lorsque Hélène l’avait voulu comme parrain de Michel, Ludovic s’y était d’abord opposé ; mais l’agent avait montré tant de joie, et tant de générosité — il s’était chargé de la layette — que tout s’était bien passé.

C’est ainsi que Michel se trouvait si souvent dans le grand bureau.

— Alors, petit gars, tu deviens sérieux ?

— Oui… mon oncle.

L’enfant avait résolu ainsi spontanément le problème de l’appellation ; il ne pouvait tout de même pas dire constamment « mon parrain ».

— Tu es fort en géographie ?

— Pas mal, mais pas trop.

— La grammaire ?

— Il y a la syntaxe ; c’est difficile.

— Et l’arithmétique ?

— Ça, j’arrive assez bon. La dernière fois, j’ai été quatrième.

— Très bien, Michel, très bien ! Et tu en as pour combien de temps encore à l’école ?

— Bien, mon oncle, je suis en septième année.

— Et qu’est-ce que tu vas faire quand tu auras fini l’école ?

Il y avait bien un an que parrain ne lui avait posé l’éternelle question. Michel n’eut pas à s’interroger. D’un mouvement rapide il tourna les pages du catalogue et une seule image se présenta, la seule qui l’arrêtât jamais.

— Je veux être musicien, mon oncle.

Cette fois monsieur Lacerte ne sourit point ; il ôta même ses lunettes et les déposa sur le pupitre. Cela devenait sérieux. Comment pouvait-on songer à être musicien ? Musicien ! De musiciens dans Louiseville il y en avait deux : le père Grégoire, bon violonneux qui faisait danser la jeunesse d’un archet mécanique et frétillant ; il était sellier de son métier. Et l’organiste, qui donnait en même temps, aux filles de gens de moyen sorties du couvent, de mornes leçons de piano. C’était une vieille fille au visage de pruneau sec, tout en dents jaunes, et qui vivait en marge de tout.

— Écoute Michel, je te parle sérieusement.

— Oui, mon oncle.

— Dans un an ou deux, il faudra que tu décides. Ton père ne peux pas te tenir encore des années à la classe. Il faudra que tu apprennes un métier, n’importe lequel ; mais tu auras à gagner ta vie… Si les affaires t’intéressaient…

D’un geste inattendu, il développa son bureau aux yeux de l’enfant, montrant tous les symboles de sa tâche et de son succès : le vieux pupitre encombré, la tablette lourde de registres serrés et, dans le coin, le coffre-fort entrebâillé.

« … Si les affaires t’intéressaient, je pourrais peut-être t’aider, te prendre avec moi. Je suis ton parrain, après tout. Et tu sais, je t’apprendrais. Tu pourrais faire de l’argent plus tard, beaucoup d’argent, aider ta mère ; elle en a besoin !… »

Michel écoutait vaguement, poliment, habitué qu’il était à entendre les grandes personnes parler ainsi avec gravité de choses incompréhensibles et vaines. De quoi sa mère pouvait-elle avoir besoin !

Tout est si simple à treize ans ! Pour un enfant la maison qu’il habite, les repas qu’on lui sert, les vêtements qu’il porte, tout cela qui est le quotidien et l’ordinaire, le normal, tout cela vient tout seul, ne sort de nulle part et de personne.

Si on lui eut demandé, « Qui donc vous fait vivre, ta mère et toi ? », il eût évidemment répondu : « Mon père est serre-frein au C. P. R. ». C’était la réponse correcte qu’il avait entendue souvent. Ce qu’il ne concevait point, c’était le lien entre ces deux choses : le travail et la vie ; et que ce lien était l’enveloppe de paye, ce maigre petit sac de papier qui renferme en puissance les repas de la quinzaine, le bois de chauffage, les chemises pour Michel, les robes pour Hélène, la bière pour le père ; de tout cela une certaine quantité et rien de plus. Ce qu’il ne savait pas encore, c’est le regard de celui qui ayant vidé le mince trésor y cherche encore vaguement tout le reste qu’il y voudrait voir mais qui jamais ne s’y trouve.

— … Dans quelques années, il faudra que tu gagnes ta vie. Si tu veux, je t’apprendrai les affaires ; mais il faut que tu connaisses les chiffres.

— Je les connais, mon oncle.

— Plus que ça, mon garçon, plus que ça !

Qu’est-il besoin de chiffres, pensait Michel, pour faire de la musique. Puisque monsieur Lacerte, pour vivre, n’avait qu’à lire et écrire des lettres, discuter avec les gens de Louiseville et faire des voyages à Montréal, pourquoi ne ferait-il pas sa vie de la musique ?

N’y avait-il pas à Montréal même quelqu’un de l’endroit, Louis Laquerre, qui jouait du trombone et ne faisait rien autre ; qui n’était commis, ni voiturier, ni forgeron, ni tailleur, mais musicien, rien que musicien. À Michel il suffirait de trouver son instrument, sa voix musicale ; le reste irait tout seul. Il jouerait les airs qu’il connaissait, ceux qu’autour de lui tout le monde chantait. Il jouerait aussi les airs qu’il entendait, lui, et que les autres ne semblaient pas entendre : les chants des oiseaux et des bêtes ; les chants des arbres et des collines ; les chants du vent et de l’eau. Il jouerait surtout les chants que personne n’avait jamais entendus que lui, parce que ces chants étaient en lui, naissaient en lui, en réponse à ceux qui lui venaient de tout ce qui vibre et vit par le monde. Le soir, avant de s’endormir, il sentait tout cela qui prenait forme et mesure. Les airs nouveaux, captivants, magiques, qui sourdaient du tréfonds de son être comme jaillit une source entre les herbes folles et les iris sauvages.

— Michel, tu ne m’écoutes plus !

— Oui, mon oncle.

— Je vais faire un marché avec toi. Si tu sors premier en arithmétique cette année à l’école, si tu gagnes le premier prix, je te donnerai… je te donnerai… un violon.

L’enfant bondit, bouche ouverte et sa casquette tomba par terre. Un violon, à lui !

— Non ! pas vrai, mon oncle, vous me donneriez un violon ?

— Si tu arrives premier en arithmétique, oui, mon gars. Je te rapporterai de Montréal un violon, un vrai !

L’enfant s’était levé, oubliant sa casquette, oubliant de dire merci. La porte était ouverte ; il se jeta dehors en courant.

Quand vint le jour de la distribution des prix, il n’y en eut qu’un au nom de Michel Garneau : celui de mathématiques.

Avec sa mère il quitta la séance sitôt fini le protocole. Le cœur battant, il ne demandait rien. Il suivit Hélène qui, au lieu de prendre le chemin de la maison, prit la Grande-Rue. Arrivée au coin de la rue Saint-Antoine, elle ne dit mot ; mais le regardant du coin de l’œil, elle le poussa légèrement du coude pour qu’il tournât.

Dix minutes après il sortait du bureau de monsieur Lacerte tenant couché dans ses bras, comme une mère tient un enfant, une boîte noire de forme bizarre, son violon !

Mais sans qu’il le sût, entre parrain et sa mère, son avenir avait été décidé.

Il ferait du commerce.

CHAPITRE

III


IL y avait un air qu’Hélène chantonnait souvent de sa voix pâle et toujours quelque peu absente. Une mélodie lente et pure comme ces complaintes populaires qui fleurissent soudain sur les lèvres du petit peuple sans que personne ne puisse dire jamais quand et de qui elles sont issues ; mais cette chanson d’Hélène, que Michel aimait aussi, semblait avoir une qualité humaine différente, sans aucun de ces artifices traditionnels que les trouvères paysans affectionnent si souvent.

La mère ne savait point de nom ni même de paroles à cette mélodie. L’enfant le lui avait un jour demandé ; elle avait simplement répondu :

— Il n’y en a pas, Michel.

— Mais, où l’as-tu apprise, maman ?

— Je ne l’ai pas apprise, Michel, je l’ai toujours sue.

C’est vainement qu’elle avait cherché, dans sa mémoire, de qui elle pouvait tenir l’air qui charmait l’enfant et qui si souvent autrefois l’avait endormi ; nulle part ailleurs il ne l’entendait jamais.

Le rythme en était lent, quasi triste, d’une tristesse ni morbide ni poignante mais apaisante comme un soupir. Cela était très court : au commencement une phrase presque monocorde répétée deux fois, en écho ; puis une variante brève vers l’aigu ; enfin un retour à la voix du début, la même phrase ; pour finir tout uniment sur la tonique, sans fioriture aucune.

C’est cette romance sans paroles que Michel tenta d’exprimer d’abord sur son violon tout neuf. Il avait trouvé dans l’étui une brochure illustrée qui indiquait comment tenir l’archet, délicatement, avec le bout des doigts de la main droite ; et comment placer la main gauche sur le manche, le bras demi tendu, les quatre doigts chevauchant les cordes tandis que la tête appuyait solidement sur la mentonnière d’ébène. Avant de tirer un son, il s’était essayé ainsi, tout seul ; il avait pris la pose et les yeux fermés s’était imaginé qu’il jouait l’Air de la Tempête, composé par lui, joué par lui, joué pour lui.

Les premiers essais avaient été décevants ; de la boîte vernie sortaient des sons affreux ; non pas même des sons, mais des grincements. Il s’était obstiné, cherchant à donner une note, une seule qui fût ronde et pure Il n’y avait gagné qu’un torticolis qui faillit le décourager et le renvoyer à son harmonica ; au moins avec cet instrument n’avait-il qu’à respirer le plus normalement du monde pour en tirer des sons complexes toujours doux, toujours justes. Sur le violon il suffisait que le doigt fût fatigué pour que son archet malhabile écorchât l’oreille.

Il s’était obstiné, rageur, plus par orgueil que par désir. Il ne cherchait même pas la gamme mais bien un air, fût-il de cinq notes. Si bien que la mère, souriant d’un air amusé, lui avait dit :

— À ta place j’irais m’installer dehors ; tu serais moins dérangé.

Très tien, il ne rentrerait avec son instrument que le jour où il saurait jouer !

Il chercha un abri, un coin favorable. Face à la route, il eût craint les plaisanteries des passants. Trop près des voisins, il eût eu à subir la curiosité importune des enfants. Il trouva.

Derrière la maison, après le potager étroit où les plants de tomates et les rangées de carottes luttaient contre les mauvaises herbes, le sol s’inclinait vers la rivière en une pente rapide. Le lit était profond, une trentaine de pieds ; mais à mi-pente, le talus s’interrompait. Il y avait là une courte plateforme suspendue en quelque sorte au-dessus des eaux courantes, un véritable balcon environné d’aubépines, de framboisiers, de saules nains et qu’ombrageait un cerisier sauvage touffu comme un bouquet. Cela le rassurait de sentir derrière lui le mur de la berge, de n’avoir devant lui comme parterre que le vide de la rivière avec, de chaque côté, les décors sans coulisses de la végétation. Il serait seul, caché. C’est là qu’il s’installa, disparaissant pendant des heures, oubliant désormais pour son violon le pré de la gare et les jeux de son âge.

La première fois que Ludovic Garneau avait aperçu le nouveau jouet de son fils, il avait dit simplement :

« Qu’est-ce que c’est que ça encore ? »
et avait haussé les épaules ; puis son front était devenu sourcilleux. Il était, depuis quelques jours, un peu plus souvent à la maison après ses heures de travail. Sans doute en attendant la prochaine paye. Il en avait même profité pour se rapprocher de son fils surpris et qui avait trouvé avec étonnement en son père un autre homme. Ce n’était plus le passant bourru et muet, le pensionnaire étranger dont la présence détruisait l’atmosphère familiale. Il parlait peu à sa femme, sauf pour le nécessaire ; mais il avait paru prendre conscience de Michel.

En tout autre temps, l’enfant en eût été heureux. Mais le violon désormais occupait toute sa pensée et il lui était désagréable que son père descendît à l’improviste dans son refuge. Pourtant Ludovic s’obstinait ; visiblement il avait en tête une idée.

Le jour où, pour la première fois, une phrase musicale toute entière, sans accroc, sortit de l’âme de son instrument, Michel connut la plénitude de la joie. Il s’arrêta un moment, ébloui, les yeux errant sur le ciel, la terre et l’eau, comme surpris que toute la nature ne se mit point à trembler de ce tremblement intérieur dont il était saisi.

À ce moment il entendit la voix de son père.

— Michel ! Michel ?

Il y eut un craquement de branches froissées par des pieds lourds ; Ludovic dévalait la pente.

L’enfant se laissa tomber sur le sol, posa sur ses genoux l’instrument, coucha soigneusement dessus l’archet et attendit. Le père écarta de la main l’arceau des ramures et s’assit à ses côtés. Il y eut un court silence.

— Alors, ça t’amuse encore, cette machine-là ?

Le fils ne répondit point ; mais ses doigts se crispèrent un peu ; la chanterelle pincée rendit un son grêle.

— Ça serait meilleur pour ta santé si tu allais jouer avec tes amis.

Garneau se souleva un peu, arracha de la terre meuble un caillou qui le blessait et le lança dans la rivière où il rebondit sur une tronce pour plonger avec un floue net dans l’eau trouble.

— Dis donc, Michel, t’as bientôt fini l’école ?

— Je ne sais pas, papa.

— Comment, tu ne sais pas ! Tu n’es pas pour passer ta vie en classe ; on n’est pas des millionnaires !

Il y eut un nouveau silence. Michel sentait la conversation glisser sur une pente périlleuse. Il n’aurait donc jamais la paix ! Puis il songea que cet homme, qu’il connaissait si peu tant il avait vécu en dehors d’eux, chaque jour voisin et chaque jour étranger, que cet homme était son père ; et que, pour son cœur d’enfant, cela devait signifier quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est que tu veux faire, Michel ? T’es en âge.

Cette fois l’enfant n’osa répondre. À parrain, qui n’avait sur lui aucun droit, il pouvait affirmer son désir, sa préférence, sa volonté ; car il ne dépendait pas de lui, qui n’était point réellement son parent. À sa mère aussi, qui était femme, qui n’avait donc point à juger de ces choses et à intervenir dans ces décisions d’homme. Mais à son père ; son père !

Il tourna légèrement la tête pour le regarder, et aperçut de profil un homme qu’il ne connaissait pas. Car ce qui lui était familier, c’était la face avec les traits brutalement horizontaux de la bouche, de la moustache, des yeux, des sourcils, sans aucune courbe qui en vint atténuer la dureté. De profil, il lui semblait à ce moment découvrir un homme différent, nouveau et plus humain ; le menton net mais arrondi où la barbe drue de la journée mettait une teinte bleutée ; le nez vigoureux qu’atténuait une pointe mousse et bonasse ; le front dégagé haut, se perdant insensiblement dans les cheveux raréfiés, d’un noir que l’argent de l’âge et du travail adoucissait. Michel voyait surtout les mains qui en ce moment caressaient doucement, tendrement presque, une branche de chatons de saule ; deux mains brunies, calleuses, aux ongles carrés et ternis ; mais étonnamment longues et déliées. Il se rendit compte aussi, pour la première fois, que jamais ces mains-là ne s’étaient levées sur lui pour le châtier. Une vague reconnaissance et une espèce de remords imprévu montèrent en lui, ainsi qu’un désir confus de rapprochement, de père à fils, mais aussi d’homme à homme.

— Sais-tu, Michel, que serre-frein on est pas si mal. Ça fait bientôt dix-huit ans que je travaille pour le C. P. R. Les gages sont pas gros ; mais c’est à l’année. Puis au bout de trente ans, on a une pension ; on fait ce qu’on veut. On ne fait plus rien.

Trente ans. Trente ans ! pensa Michel. Comment peut-on attendre ainsi toute sa vie, attendre d’être un vieillard pour vivre librement, pour rejeter le faix du travail insipide et quotidien qu’on accepte pour un temps parce qu’il faut bien manger, il le comprenait maintenant ; mais dont on attend avec impatience que la fin de l’étape permette de le jeter bas pour enfin se redresser en carrant les épaules dans l’air allégé ? Le travail qui n’était point, qui ne pouvait être la vie, cette vie dont il espérait tant.

— J’en ai parlé au chef de gare, continuait son père ; il m’a dit que dans quelques années il pourrait te prendre. En attendant, tu travaillerais à l’hôtel chez Gendreau. Pour ce qui est du C. P. R. je pense que tu peux compter dessus.

Et sans attendre la réponse qui d’ailleurs ne venait point, il se leva en s’appuyant sur la tête de son fils et remonta vers la maison.

Michel resta un moment immobile, oubliant son violon qui dormait sur ses genoux. Ses yeux descendirent vers la rivière. Paisible, elle glissait sans bruit et sans heurt, docile à ses rives qui dirigeaient vers la bouche du lac le cours jamais pressé de ses eaux. Des billes de bois naviguaient obliquement sans résistance et sans effort, filant vers la scierie prochaine. L’enfant se prit à envier toutes ces choses mobiles et calmes dont la course fatale ne rencontrait aucun obstacle.

Par delà la rivière, sur la berge opposée, un peu en contrebas, il voyait d’ici la maison de brique des Froment, avec le gros saule bancroche et feuillu qui éclipsait la moitié de la façade. Cela vivait, tout alentour. Il reconnut la chemise rouge de Jean-Baptiste, l’aîné, qui s’affairait autour du four à savon. Il y avait à ses côtés une boule noire qui avait l’air du chaudron et qui n’était autre que madame Froment.

À ce point, Michel entendit un appel. Il venait d’en face et la voix en passant par-dessus le fossé de la rivière se faisait étrangement ailée. À mi-côte, dans la nappe verte des broussailles, dans un coin où il y avait une talle de framboisiers sauvages, une ocelle bleue couronnée de roux en quoi il reconnut Marie-Claire Froment. Une main en porte-voix, l’autre sur les yeux pour se garer du soleil, elle lui lançait un appel amical.

S’il se fût levé en agitant la main, elle lui eût répondu par des gestes enthousiastes ; ils se fussent ainsi télégraphié par-dessus l’abîme de la rivière, comme ils le faisaient chaque jour. Michel eût pu emprunter aussi le bachot du voisin et passer sur l’autre rive ; ou encore marcher jusqu’à la passerelle qui par delà le passage à niveau chevauchait la rivière en se balançant de façon si plaisante sur ses câbles rouillés. Mais ce jour-là Michel ne se sentait point amical ; et la tendresse enfantine de Marie-Claire lui était infiniment plus distante que la rive opposée. Il se laissa doucement couler sur le dos, pour disparaître dans l’herbe haute dont la senteur un peu âcre lui devint sensible quand il l’eut écrasée du poids de son corps. Les yeux levés, il regarda pensivement l’azur qui filtrait à travers les branches noueuses et biscornues du cerisier sauvage. Il sentit une écume amère s’accumuler en lui. Une dureté qu’il ne se connaissait point lui donna soudain l’impression d’avoir subitement vieilli.

CHAPITRE

IV


ON était  en juillet. Les heures passaient vêtues de lumière bleue et parfumées par le foin d’odeur. Il régnait sur la campagne le calme somptueux de la mi-été, avant que ne commence la moisson, alors que la terre grasse est encore parée de toute sa richesse.

Il y avait pourtant dans l’air une étrange tension. Aucun orage n’éclatait ; mais la menace planait immobile au-dessus des hommes vaguement inquiets.

La maison des Garneau subissait l’influence. Ludovic, assoiffé par la chaleur, s’était remis à boire de plus belle. Il avait même manqué au travail, ce qui ne lui arrivait jamais. Hélène souriait moins, lèvres closes ; et quand les yeux de son mari se posaient sur elle, le regard en était noir comme le fond d’un puits où dort une eau glaciale et traîtresse. Pendant le jour, elle quittait à tout moment la cuisine d’été que la chaleur du poêle rendait intenable, pour venir derrière la maison chercher l’ombre et se rafraîchir à grands coups de son tablier bleu.

— Mon Dieu ! qu’il fait chaud ! Je pense que je n’ai jamais eu si chaud de ma vie ! Quand est-ce que ça va finir ! Il faudrait un bon orage. Tu n’as pas chaud, toi, Michel ?

— Bien sûr, maman ; ça fait trois fois que je me baigne aujourd’hui, mais j’ai chaud quand même.

Hélène défaisait le casque lourd de ses cheveux, les laissait flotter un instant, puis les remontait sur la tête en un chignon, pour dégager la nuque où la sueur brunissait les petites mèches plaquées sur la peau tendre.

— Ça devrait être la mode de se couper les cheveux ; on serait tellement mieux.

— Tu te couperais les cheveux, maman ?

— Seigneur, oui ! Mais tu vois ce que diraient les gens !

— Qu’est-ce que ça fait, ça, maman ? Madame Lacombe se les a fait couper, l’année dernière. Personne n’a rien dit.

— Elle, ce n’était pas la même chose. C’est le docteur qui l’a fait raser ; elle avait les fièvres.

— Pourquoi est-ce que les femmes ne font pas ce qu’elles ont envie de faire, comme les hommes ? Ça ne dérange personne.

Hélène se tourna brusquement vers son enfant et resta un moment sans répondre. Puis elle dit doucement :

— Eh oui ! Michel. Pourquoi est-ce que les gens ne peuvent pas faire ce qu’ils ont envie de faire ! Tout le monde serait tellement plus heureux !

Elle répéta, se parlant à elle-même :

— Pourquoi est-ce que les gens ne font pas ce qu’ils veulent ?

Elle sentit peser le regard interrogateur de l’enfant qui l’écoutait et demandait une réponse à leur commune question.

— … Parce que ce n’est pas possible, Michel. Le monde est comme ça. Ça n’a jamais été autrement.

— Mais moi, maman, quand je serai grand, je ferai ce que je veux.

— Peut-être que oui, Michel… Peut-être que non… Des fois tu pourras faire ce que tu voudras. Et d’autres fois tu feras ce que tu ne voudras pas. C’est peut-être mieux de même. Cela doit être mieux de même, puisque le Bon Dieu a fait ça comme ça.

Michel ne répliqua point. Sa pensée était déjà ailleurs. Il entra dans la maison, prit son violon et sortit.

Dans sa « caverne », le vent frais ne descendait point, arrêté par le mur de la berge ; mais l’ombre était moins lourde à porter que le jour brûlant. Car de cette brèche profonde où coulaient les eaux troubles de la rivière montait une certaine fraîcheur.

L’enfant s’assit un moment, l’oreille tendue. Aucun bruit ne se faisait entendre. Rien ne bougeait plus. Les maisons, volets clos, semblaient assoupies. En bas, la face de la rivière était couverte de billes pressées par l’estacade. C’est à peine si l’on apercevait ici et là une tache triangulaire d’eau couleur de plomb. Se ravisant, Michel rentra déposer son instrument et partit vers la ville.

Il y avait longtemps qu’il voulait aller chez le vieux Grégoire, le violonneux. Celui-ci apprenant que le fils Garneau avait un violon s’était arrêté un jour, au tout début. Michel en avait profité pour apprendre comment accorder les quatre cordes ; et le vieil homme, intéressé, l’avait invité à le venir voir.

— On fera de la musique, avait-il dit.

Il était dans son échoppe de sellerie. La porte pelée donnait sur une petite rue de quatre maisons minuscules après quoi, tout de suite, c’était la campagne.

Le violonneux travaillait, assis sur une chaise bancale et sans dossier parmi les harnais rompus, les valises éventrées et les rognures de cuir qui jonchaient le plancher et montaient par endroits jusqu’à la cheville. De temps à autre le bonhomme se penchait et pêchait dans ce fouillis la pièce qu’il lui fallait.

Par un trou dans la cloison, au fond, on apercevait le dos noir du poêle, un coin de la cuisine et un escalier sans appui qui grimpait vers les hauteurs obscures du comble où étaient les chambres.

Tout cela, et trois peaux accrochées au mur, raides et belles dans leur nouveauté lustrée, n’était éclairé que par une étroite fenêtre dont une rangée de géraniums panachés de rouche mangeait avidement la moitié de la lumière. Il régnait sur le tout une odeur forte et tonique, saisissante à l’abord, puis plaisante, celle du cuir tanné à quoi se mêlait le relent animal qui imprégnait les brides et les colliers.

Quand Michel entra, le sellier poussait l’alène en sifflotant une contredanse. Il leva un instant les yeux sous la haie broussailleuse des sourcils ; puis de la main droite il tira à bout de bras le ligneul pour serrer son point, se pencha pour le couper d’un coup de dent, posa l’alène sur un collier à portée de la main et dit simplement :

— As-tu apporté ton violon ?

— Non, monsieur Grégoire. C’est seulement des choses que je ne comprends pas et que je voulais vous demander.

— Ah ! c’est des choses que tu veux me demander ?

Il hocha la tête d’un air approbateur, sans sourire. Il y avait longtemps qu’il rêvait d’avoir un élève ; car de violonneux dans la ville il n’y avait que lui et qui se faisait vieux. Il avait peur surtout que la tradition mourût et que se perdissent les airs du bon vieux temps, ceux qu’il faut connaître pour faire danser les jeunes les soirs d’épluchette ou de noces.

— Comme ça, tu veux apprendre à violonner.

— Je veux apprendre à jouer du violon, monsieur Grégoire.

— Ça peut peut-être se faire, mon gars, ça peut peut-être se faire. Si t’es venu au monde avec le don, c’est facile. Si t’as pas le don, il y a pas moyen.

Il avait dit « le don » avec, un mouvement de sourcils. Il savait, lui qui le possédait, que ce n’était point là question d’étude, de pratique, mais bien d’inspiration, de prédestination. Celui qui avait la chance d’être septième des garçons d’une famille recevait le don de guérir. Il y en avait qui naissaient avec le don de faire passer les verrues ou d’arrêter le sang. Mais le don de la musique était plus rare encore et plus mystérieux. Il ne se souvenait pas, lui, après soixante ans passés, de n’avoir point joué ; et cela il ne pouvait le tenir du sang, puisque son père jamais n’avait rien entendu aux rythmes et aux sons. Il aurait juré que tout enfant il n’avait eu qu’à prendre un violon et que ses doigts s’étaient mis à sauter, son bras à tirer l’archet. Cela assurément lui venait de Dieu.

— Tu verras ça quand tu feras danser ! Tout le monde est là qui espère au milieu de la place. Tu prends ton archet, tu les fais attendre un moment. Et puis tu commences et tout ce monde-là est possédé ; pas par le démon, mais par toi. Si je voulais, je les ferais danser,… je les ferais danser jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je n’aurais qu’à ne pas m’arrêter. C’est déjà arrivé dans les temps ; le violonneux c’était…

Il coupa subitement, sentant qu’il allait révéler des secrets dont cet enfant, peut-être, n’était pas digne.

— … Mais plus tard je te dirai tout ça.

Il s’était penché, ses prunelles grises, perçantes comme son alêne, fixées droit dans les yeux clairs de l’enfant, les lèvres serrées sur le secret. Il était encore trop tôt.

— Montre ta main.

L’enfant instinctivement tendit la droite, paume en haut comme à l’école lorsque le maître arrivait la règle brandie pour punir.

— Non, pas celle-là, l’autre.

La main droite, c’était la main de l’archet, celle qui s’agite et fait sortir les notes ; mais la main gauche, côté du cœur, c’était celle des cordes, la main dont les doigts façonnent les sons que l’archet n’a plus qu’à lancer dans l’espace.

Le sellier saisit la main de Michel, poussant délibérément l’enfant de côté pour mieux voir. Il mit à côté la sienne ; l’une lisse, aux inflexions molles, aux lignes rares et nettes ; sa gauche à lui sillonnée tel un champ de printemps, aux lignes emmêlées comme des jonchets. Michel regarda les doigts du vieux ménétrier. Tout au bout, là où chez lui la chair s’arrondissait doucement pour terminer les doigts, ceux du sellier étaient déformés étrangement : chacun des quatre se terminait par une callosité sombre que coupait un profond sillon oblique.

— Ça, c’est les cordes, dit Grégoire, qui avait suivi le regard de l’enfant.

Le violonneux laissa tomber sa main et fixa celle de l’élève. Il palpa doucement la chair, à l’opposé du pouce, et vit que l’épiderme déjà durcissait et que commençait à marquer le creux fait par le manche de l’instrument ; tous ces jours derniers, l’enfant avait joué éperdument. Puis toujours tenant la main, il prit sur une tablette ses bésicles, les planta sur son nez et, penché, parut chercher quelque chose à la naissance des doigts, quelque signe mystérieux. Michel, impressionné, se taisait, vaguement inquiet.

Le père Grégoire se releva, ôta ses lunettes et prit une respiration profonde. Il posa sur les épaules de l’enfant ses deux mains aux doigts osseux, le tira pour approcher l’oreille de sa bouche à lui et dit a voix basse, lentement, mystérieusement :

— Oui !… Tu l’as !…

Puis il sortit de la pièce et monta l’escalier dont les marches craquèrent en cadence. L’instant d’après il redescendait tenant en ses mains son propre violon. C’était un vieil instrument au vernis craquelé, au chevalet béquillard, à la caisse rapiécée par endroits. D’un coup de pouce il banda les cordes en serrant les chevilles, fit jouer le son qui glissa longuement vers l’aigu jusqu’à ce qu’il fût juste à son oreille. Mi… la… ré… sol… Il corrigea un peu le ré, trop haut. Mi, la, ré… ré, ré… sol.

— Ça, c’est le Money Musk, le meilleur de toutes. Quand tu joueras ça vite, trop vite pour danser, tu seras un violonneux passable, pas avant. Il faudra que tu apprennes le reel, la gigue et le quadrille. Les miens, c’est le Reel à Ti-Coq, le Reel acadien, le Reel de Pâques et le Reel de maton. J’en sais beaucoup d’autres, bien sûr ; mais ceux-là, c’est les miens.

Il brandit l’archet et attaqua. L’archet frétillait comme un poisson hors de l’eau et les doigts noueux touchaient à peine les cordes, sautant de l’une à l’autre comme si elles eussent été brûlantes. La danse allait, allait, échevelée, sans une pause, sans un moment pour reprendre haleine. Les notes culbutaient, pressées à donner le vertige, en une cascade sonore qui ne cherchait point l’âme mais vous mettait dans les jambes une trépidation électrique et irrésistible.

D’un trait net, brutal, le père Grégoire coupa le fil magique. Un peu pantelant, il regarda l’enfant.

Michel ne dit rien.

Ce n’était pas ainsi qu’il voulait jouer.

La musique, pour lui, était autre chose que cette furie de notes bruyantes, que ce chapelet grenu de sons uniformes où le rythme était tout ; quelque chose de manuel et à quoi les doigts agiles du ménétrier seuls avaient part. Cette musique-ci avait un corps et point d’âme. En l’écoutant, il n’avait senti passer sur lui rien du grand souffle de la nature infinie qui les environnait et à qui il ne manque qu’une voix.

Le musicien, c’était celui qui, debout au sommet de l’univers, saurait être cette voix-là.

De la route de sa vie, Michel avait atteint la moitié ; tel était du moins ce qu’il pensait à quinze ans. Dans quelques mois se terminerait le long séjour à l’école qui pour lui contenait toute son enfance. Dans quelques mois une nouvelle vie s’ouvrirait à ses pas.

Au cours des années le monde qui l’environnait avait pris une forme définie, désormais fixée et dont l’image immuable resterait gravée dans sa mémoire. Quand plus tard il songerait à tout cela et le voudrait ressusciter, choses et gens apparaîtraient un instant comme un tableau éclairé par la lueur passagère d’une lampe et non comme une scène vivante sans cesse en mouvement.

Il y aurait la maison, où jamais rien ne changeait : le petit salon étroit avec son meuble de faux acajou recouvert de velours marron ; sur la tablette de la cheminée, un porte-allumettes en porcelaine coloriée à côté de l’horloge qui figurait un temple de marbre noir. Au plafond le tuyau qui faisait un coude pour venir, en hiver, réchauffer un peu la pièce. Puis la cuisine avec le gros poêle où il s’était brûlé le doigt un jour en voulant goûter la tire ; la table recouverte d’une toile cirée verte ; la haute penderie où il s’était tant de fois enfermé par jeu.

Et surtout sa mère, le charme de son sourire et la coquetterie de sa mise ; sa mère qu’il verrait toujours jeune, l’image même de la grâce, douce, un peu lointaine. Elle resterait toujours pour Michel l’être unique, irremplaçable, dont le souvenir ne serait teinté d’autre chose que de joie câline et de joliesse ; une mère qu’il aimait d’autant plus que, de tout ce qui l’entourait, elle était l’unique objet qui lui appartînt en propre, sur qui il eût des droits incontestés. N’ayant frère ni sœur, il était le seul qui pût l’appeler maman.

Quant à son père, il était à ses yeux moins nettement défini. Il n’avait point d’âge et faisait partie de l’autre génération, celle qui habitait un autre étage dans le stable édifice du monde. Il était parmi les vieux, ceux de vingt-cinq ans et plus ; de ceux qui se trouvent sur l’autre versant de la vie et pour qui rien ne changera jusqu’à l’effacement définitif.

Par ordre d’importance venait ensuite monsieur Lacerte dont la bienveillance à son égard ne se démentait point. Michel le voyait de temps à autre. Après la conversation sérieuse de l’an dernier, pendant quelque temps il ne l’avait pas retrouvé sans méfiance. Il craignait que la conversation ne s’engageât de nouveau sur la question ennuyeuse de l’avenir et des projets. Mais ni le père, ni le parrain n’avaient repris devant lui le problème ; et Michel avait retrouvé l’insouciance normale à son âge. D’ailleurs, l’homme d’affaires était de plus en plus occupé. Son activité était plus grande que jamais et son royaume commercial avait largement débordé les limites du canton. Dans Louiseville il était maintenant un des rares individus qui appelaient impérativement le coup de chapeau et à qui monsieur le Curé n’adressait point la parole sans dire « monsieur ».

Cela avait touché Michel en ce que l’enfant se sentait grandi par leur intimité. Tout le monde n’avait pas pour parrain un homme aussi considérable. L’enfant en tirait une fierté qui portait les gens à sourire quand ils passaient ensemble ; car il arrivait à monsieur Lacerte d’emmener Michel avec lui dans ses randonnées d’affaires.

C’est tout cela qui, par l’effet d’une inconsciente comparaison, enlevait, en l’esprit de Michel, de l’importance à son père. Celui-ci continuait de boire. Toute la ville reconnaissait sa silhouette branlante et son pas mal affermi du samedi soir. Et le fils était assez vieux pour serrer les épaules quand on lui demandait d’un air goguenard :

— Eh ! Michel ! Comment va ton père ?

Un moment toutefois, lors de cette courte conversation, l’an dernier, le père et l’enfant avaient failli se rapprocher ; leurs mains s’étaient presque jointes. Mais ce contact ne s’était pas renouvelé. Il n’avait plus été question de métier et de chemin de fer. Tant mieux. Michel suivait simplement l’inclination de son cœur, ne faisait point de projets pour un après qui n’existait pas encore et s’adonnait à son violon avec une passion croissante.

— Sais-tu que tu commences à bien jouer, avait remarqué Hélène.

Il lui avait demandé de nouveaux airs qu’elle lui avait appris, et cela encore les avait rapprochés. Elle, au moins, le comprenait.

Quand il avait en mains son violon sur lequel il devenait de jour en jour plus habile, il oubliait tout, surtout la menace vague que demain faisait planer sur sa tête. Autrement, il ne pouvait s’empêcher d’y penser parfois. L’année scolaire tirait à sa fin. Certes, son désir d’être musicien n’avait point changé ; mais il commençait à se rendre compte que cela pourrait bien ne pas aller sans heurts. Tous ceux qui l’entouraient se livraient à des tâches serviles qu’ils semblaient accomplir sans joie et sans récompense intérieure. Le soupçon lui venait que c’était peut-être cela, la vie. Peut-être était-ce cela aussi qui faisait la plupart des hommes et des femmes si mornes et éteints par comparaison avec la joyeuse exubérance de l’enfance dont Michel, lui, sortait à peine. Une des rares exceptions qu’il connût était parrain ; parrain pour qui la vie semblait une éternelle réussite, qui semblait la façonner à son gré, qui regardait venir les difficultés avec le calme souriant de celui qui s’avance vers un brouillard en apparence imperméable mais dont il sait qu’il le traversera sans peine pour retrouver de l’autre côté un soleil radieux.

Dans l’entourage immédiat de Michel, il y avait encore, qui comptait quelque peu, Marie-Claire Froment. À quinze ans, le fils d’Hélène et de Ludovic ne regardait plus les femmes avec des yeux d’enfant. Il était devenu homme sur ce point. Il percevait obscurément qu’un mystère — mal deviné — séparait les garçons des filles. Quelque chose de physique, cela il le savait. Mais aussi quelque chose de plus qu’il n’aurait pu définir qui le troublait et l’attirait en même temps comme un ravin profond lorsqu’on est sur la crête. Enfant, il n’eût pu sans vergogne jouer avec elles. Tandis qu’il se fût senti inférieur, désormais, s’il n’eut eu sa blonde comme tous les camarades. Trop jeune, néanmoins, pour connaître vraiment la passion qui vient avec la seule maturité, il se laissait chérir comme un seigneur, évitant d’afficher la moindre faiblesse, heureux quand même de se sentir aimé.

Marie-Claire, elle, venait vers Michel, offrant sa jeune âme pleine de cette tendresse romantique et pure qui fait battre le cœur des petites filles que les poupées ne satisfont plus et où l’amour maternel n’a pas encore fleuri. C’était une jolie fille que Marie-Claire. Elle avait une chevelure rousse, une peau lumineuse où les yeux noirs faisaient contraste. Elle aimait Michel au point de passer de longues heures assise parmi les framboisiers de l’autre rive lorsque, tapi dans son refuge, il se jouait à lui-même les airs qu’il préférait. Il le lui avait pourtant défendu.

Mais au fond, il ne lui déplaisait point de se savoir ainsi admiré à distance, d’avoir quelqu’un qui vît en lui le musicien, l’artiste. De tout le reste du monde il ne se souciait guère.

L’école ? Il y allait sans penser, aux heures fixées par le règlement. Jamais en retard de crainte de se mettre à dos les professeurs dont la plupart n’étaient point commodes. Il étudiait raisonnablement, se faisant inconsciemment et peu à peu à la routine du travail ; passant de la géographie au catéchisme et à la grammaire avec indifférence. Chose curieuse, depuis l’effort qu’il avait fait pour gagner son violon, les chiffres lui étaient relativement faciles. Il restait premier en comptabilité.

CHAPITRE

V


MICHEL  n’avait point encore de caractère nettement défini. La vie jusque-là avait doucement glissé entre ses doigts comme une corde sans nœuds. Il avait suivi le chemin banal, ne s’en écartant point, ramené d’ailleurs dans les ornières normales par des mains vigilantes chaque fois qu’il eût voulu tirer vers la libre campagne. Il grandissait ainsi facilement, sans heurts et sans contrainte perceptible. Il était d’ailleurs peu rétif même s’il n’était pas sans une certaine dureté instinctive que révélait son obstination à vouloir être musicien ; mais il arrivait rarement que cette dureté se fît jour.

Sur l’enfant, la volonté paternelle, si peu manifeste, ne pesait point. Cette manière d’être, qui eût paru étrange à d’autres ne surprenait pas le fils ; il n’avait jamais connu son père autre qu’il n’était maintenant. Qu’il eût été différent jadis, plus expansif parce que plus jeune, Michel ne pouvait se le rappeler. Depuis qu’il avait souvenir, toujours il avait vu chez son père cette même attitude, un peu celle d’un pensionnaire en sa propre maison. Depuis si longtemps, le travail et l’alcool semblaient les seuls mobiles de son existence.

Hélène elle-même était si calme et si douce, si peu grondeuse surtout. Jamais insurgée contre ce que sa vie pouvait avoir par moments d’âcre et de lourd à porter, sa fraîcheur enveloppante donnait au foyer une atmosphère particulière un peu voilée peut-être, mais sans orages apparents.

Pourtant, et tout récemment encore, il était arrivé à l’enfant de saisir des indices qui l’avaient troublé. Une fois, fort avant dans la nuit, semblait-il, il avait été réveillé par des bruits insolites en la chambre voisine dont une mince cloison le séparait. Puis il avait entendu sa mère répondre, d’une voix nette :

— Écoute, Ludovic, tu n’es pas pour recommencer encore cette discussion-là !

— Je recommencerai tant que je voudrai, maudit !

— Ne parle pas si fort, pour l’amour du Ciel, Michel dort. Tu vas le réveiller.

Le père avait un moment baissé la voix. Michel s’était pelotonné dans la chaleur douillette des couvertures, cherchant à retrouver le sommeil prochain. Il avait ensuite vaguement entendu :

— … Ta face de sainte-nitouche…
et s’était rendormi. Le lendemain matin, ce mauvais rêve eût sans doute été effacé de son esprit ; mais Hélène, au déjeuner, lui avait demandé d’un air qui se cachait vainement d’être soucieux :

— Tu as bien dormi, Michel ? Tu ne t’es pas éveillé, cette nuit ?

— Pourquoi donc maman ?

Il l’avait vu hésiter ; puis, se ressaisissant, reprendre :

— Pour rien. Ton père a fait un peu de bruit ; il a échappé ses bottines et renversé un verre.

Il avait alors compris que sa mère lui célait quelque chose, quelque chose dont elle ne voulait pas que cela causât à son fils un chagrin, quelque chose dont apparemment elle voulait être seule à souffrir.

Un autre soir le père était rentré au moment où le fils allait se mettre au lit. Il avait ouvert la porte de la chambre d’un coup de pied brutal ; puis s’était arrêté sur le seuil. La mère et l’enfant étaient agenouillés près du lit, disant à voix haute la prière.

Ludovic était resté là mains pendantes, la tête en avant comme une bête agressive. Sans rien dire. Une longue mèche grise barrant le front et éborgnant le regard, la bouche entr’ouverte dont les coins étaient brutalement tirés. Hélène n’avait pas interrompu l’acte de contrition qu’elle récitait. Elle avait simplement levé ses yeux sereins puis avait baissé la tête et les paupières ; et c’est à peine si sa voix avait un instant chevroté. La prière finie, elle avait bordé les couvertures, comme tous les soirs, et embrassé Michel un peu plus longuement que la veille. Mais contre son habitude elle n’avait point quitté la chambre. La lampe éteinte, elle avait tiré une chaise près du lit et était ainsi restée dans le noir, la main posée sur l’édredon. Et le fils avait eu l’étrange impression que sa mère cherchait auprès de lui un refuge. Un refuge ! elle qui si souvent avait été le sien.

Les jours suivants on n’avait guère vu Ludovic.

Le jeudi d’après, qui était congé à l’école, un des derniers de l’année finissante, Michel jouait du violon lorsque sa chanterelle sauta. Cela, évidemment, arrivait de temps à autre. Au début, il n’avait eu qu’à chercher dans les pochettes de l’étui où la prévoyance de parrain avait fait mettre une ample provision de cordes assorties. Mais justement, il n’y avait plus de chanterelles.

Il fallait en acheter et pour cela demander de l’argent. Or au contraire de tant d’enfants, Michel ne demandait presque jamais, par une sorte de fierté, une volonté de se suffire et de ne dépendre de personne. Il préférait se passer de quelque chose plutôt que d’avoir à quémander ; mais il lui fallait une chanterelle.

— Maman, j’ai cassé une corde et je n’en ai plus.

— Ah !

C’était la réponse ordinaire ; une exclamation machinale, un simple écho. Cela constatait sans surprise un fait sans importance, auquel on allait sans doute apporter le remède nécessaire.

Mais Michel ne put faillir à remarquer que le ton, cette fois, était différent et que les sourcils maternels avaient eu un froncement. Hélène avait même fait le geste de mettre la main devant sa bouche. Qu’y avait-il pourtant d’anormal à ce que la chanterelle fût cassée. Il ne l’avait point fait exprès, assurément. Et de son instrument il avait le plus grand soin, le couchant avec précaution dans son étui après chaque exercice.

— Alors, maman, tu veux me donner dix cents ; je vais aller au village m’en chercher une.

— Je ne peux pas te donner dix cents, Michel. Je n’en ai pas. Je n’ai pas dix cents.

— Mais maman, si je n’ai pas d’argent, je ne peux pas acheter de corde. Si je n’ai pas de corde, je ne peux pas jouer. Et cet après-midi, ça n’est pas possible que je ne joue pas. Pour cet air-là, je t’assure, trois cordes ça ne peut pas faire. Il faudrait que je change tout mon morceau.

— Mais je n’ai pas d’argent, Michel. Il faut attendre la paye de ton père.

— Bon. J’ai bien envie d’aller en parler à monsieur Lacerte.

Hélène sursauta.

— Non, Michel, non ! Ne fais pas ça. Je te le défend. Tu auras une corde dans quelques jours… Va jouer… Va… Va jouer dehors.

Michel restait là, figé. Il lui revint que depuis quelques jours il n’y avait rien, ou quasi, sur la table, aux heures des repas. Il s’en était même plaint, justement hier : des pommes de terre, des pommes de terre et encore des pommes de terre ! Et de la semaine sa mère ne l’avait envoyé en course au bourg. Au fait ! la dernière fois, le boucher lui avait dit catégoriquement :

— Tu diras à ta mère que ça fait assez longtemps que j’attends. Elle n’a pas besoin de demander autre chose.

Les disputes, la nuit, c’était donc cela ! À cause de son père, il lui faudrait donc laisser dormir son violon, refouler la vague enivrante de l’inspiration, étouffer la voix adorable qui chantait en son cœur.

Il sentit courir en lui une amertume nouvelle. Cela lui montait à la tête comme une vapeur. Il sentit que ses jambes tremblaient ; et que ses mains convulsées cherchaient quelque chose à briser.

Brusquement, il sortit.

Dans son refuge il y avait quelqu’un.

Marie-Claire était couchée par terre, dans l’espèce de nid que faisait, parmi les herbes folles hautes à mi-jambe, l’aire foulée par lui jour après jour. Le vieux cerisier et la touffe des aubépines fermaient la voûte de leurs branches entremêlées, sauf en un point où l’azur faisait une tache d’un bleu ardent. En contre-bas, la rivière du Loup roulait ses eaux boueuses.

Michel eut un mouvement d’impatience. Plus que jamais, à cette heure, il eût voulu être seul. Seul comme un homme qui, au contraire de l’enfant, consent à partager ses joies mais jamais ses misères. Il fut mécontent que la jeune fille fût ainsi venu le relancer. Marie-Claire ne bougeait point ; elle dormait.

L’idée lui vint de partir. Mais où fût-il allé ? Ce lieu-ci était le seul qu’il désirât. Sans bruit, il se laissa glisser sur le sol, aussi loin que possible de l’importune. Ses yeux durs s’égarèrent sur le paysage de l’autre rive, cherchant quelque chose à quoi s’attacher, quelque chose qui saisit son esprit et le détournât de la contrariété présente. Mais quelqu’effort qu’il fit pour échapper à sa rancœur, celle-ci lui revenait à la bouche en gorgées amères.

Il suivit un instant le vol d’un épervier qui, très haut dans le ciel clair, planait. Il le devina qui fouillait la terre du regard. Puis les cercles d’abord larges se resserrèrent. L’oiseau de proie, ailes fermées, tomba comme une pierre. Michel comprit le drame. Il goûta une joie cruelle à l’idée qu’un autre être que lui allait souffrir aussi.

Un mouvement de Marie-Claire le fit se tourner vers elle. Ramassée en boule, la tête sur son coude replié, sa toison rousse semblait mettre le feu aux herbes sèches. L’ombre était épaisse. Mais le soleil puissant de juin mitraillait les jeunes feuilles et, filtré par le tamis des branches, venait taveler le sol de taches d’or.

Michel aperçut l’une d’elles qui glissait lentement vers le visage de la jeune fille ; elle effleurait en ce moment la pointe fine du nez qui prenait ainsi un relief étrange. Distrait cette fois, il s’amusa à la regarder ramper doucement, sournoisement, presque vivante. Il ne la voyait point bouger ; pourtant il lui suffisait de détourner la vue pour la retrouver un peu plus loin, ayant gagné sur l’ombre. La joue était maintenant atteinte. Se penchant un peu il vit, éclatante de blancheur sous la lumière crue, la chair fine dont le grain était invisible mais où l’été approchant marquait les taches de rousseur comme si on eut jeté là une poignée de sable. La tache lumineuse glissait toujours. Elle atteignit un œil et les cils brillèrent. Marie-Claire poussa un long soupir et, sans bouger, entr’ouvrit les paupières.

— Te voilà, Michel !

Sa voix avait une langueur féminine qui troubla le jeune garçon. Elle restait là comme endormie et n’avait rien changé à son attitude. Mais si Michel tout à l’heure pouvait encore se sentir seul, puisque rien autour de lui, ni le soleil, ni la rivière, ni le paysage, ni Marie-Claire elle-même, n’étaient conscients de sa présence, tout maintenant était changé. La respiration de son amie n’avait plus ce rythme régulier, un peu animal, de tout à l’heure. Et si ses yeux étaient encore fermés, son âme était ouverte au monde extérieur. Ainsi abandonnée dans la chaleur douce de cet après-midi, elle avait l’air d’attendre quelque chose, la naissance de quelque rêve dont elle craignait qu’un geste de sa part en empêchât la floraison prochaine Michel ne disait rien.

Après un moment, elle ouvrit de nouveau les yeux. Elle ne fit pas un geste ; pourtant Michel sentit qu’elle se rapprochait et que sa tête cherchait silencieusement l’appui de ses genoux à lui. Il se raidit contre une mollesse qui le voulait gagner.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? dit-il presque brutalement.

Cette fois, elle se releva en le regardant de côté, d’un regard qui semblait déçu. Encore mal éveillée, ou du moins le voulant paraître, elle ne répondit pas. Michel se demanda un moment si tout ce temps elle n’avait pas été consciente de sa venue. Il lui en voulut de l’avoir ainsi trompé.

Elle secoua sa tête renversée et de la main appuya fortement sur son cou que le sommeil avait engourdi. Puis elle s’étira voluptueusement, les bras largement étendus et rejetés en arrière en un geste qui fit saillir sa poitrine et accusa sous la robe mince les pointes jumelles des jeunes seins. Michel détourna les yeux. Non par pudeur mais pour marquer son indépendance.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? répéta-t-il, plus doucement cette fois.

— Il fallait que je te parle aujourd’hui, Michel.

— Pourquoi ?

Elle le sentit hérissé et sa respiration se fit inquiète. Son instinct la retint de répondre. Tâtonnant un peu, cherchant la meilleure voie à suivre, elle sentait machinalement mais avec une certitude innée que l’heure et le temps étaient à la douceur.

— Je ne serais pas venue ici, Michel. Je sais que tu n’aimes pas qu’on te dérange dans ton coin. Mais je pense que je vais m’en aller.

— T’en aller ? Comment, t’en aller ?

— Oui, m’en aller. Chez nous m’ont dit qu’il fallait que je travaille. Ils ont décidé de me mettre en place. Il y avait le notaire de Saint-Léon qui cherchait une fille. Ils m’ont engagée là.

— Mais,… tu n’es pas trop jeune pour t’en aller en place, comme ça ?

— J’ai seize ans, Michel. J’aurai dix-sept au printemps prochain. Il ne put résister à l’envie de faire mal.

— Ah ! c’est vrai ; tu es plus vieille que moi.

Marie-Claire sentit le trait mais ne répondit point.

Ils restèrent un long moment silencieux. Michel avait ramassé un caillou et plantait à petits coups mesurés une branchette fichée en terre.

— Alors, je pars demain…

— Demain ?

— Oui.

— Eh bien, dis donc, ça s’est décidé vite !

— Oui, ça s’est décidé vite !

— Pourquoi ça ?

— Parce que,… parce que maman ne veut pas que je… qu’on soit amis, nous deux.

— Elle ne veut pas ?

— Non, elle ne veut pas.

— Pourquoi faire ?

— Je ne sais pas, mais elle ne veut pas.

— Bon !

— C’est pour cela que je suis venue te dire bonjour.

Elle ne faisait pas mine de partir. Insensiblement, au contraire, elle s’était encore rapprochée. Sa tête était maintenant tout près de l’épaule de Michel et l’odeur de ses cheveux lui montait au visage.

Elle tourna délibérément la tête, le cou tendu, ses yeux cherchant ceux de son ami. Celui-ci vit près des siennes les lèvres qui, ayant fait la moitié du chemin, attendaient.

— Tu pourrais au moins m’embrasser, Michel, pour la dernière fois que…

Il hésitait encore, obstiné ; mais ce fut soudain comme si quelque chose l’eut impérieusement poussé entre les épaules. Violemment, maladroitement, il lui donna un baiser.

Il se releva aussitôt, les yeux méchants, honteux d’avoir cédé à la tendresse. Il s’essuyait la bouche de la main comme pour effacer le goût brûlant de la caresse.

— Bonjour, dit-il durement.

Marie-Claire ne dit rien. Elle le regarda fixement, les paupières battantes. Puis soulevant du bras la tenture des branches, elle baissa la tête et disparut.

CHAPITRE

VI


L’ ANNÉE scolaire avait pris fin qui, pour Michel, était la dernière.

Il y avait eu la distribution de prix. Un frère, debout sur la scène, lisait les noms dans un grand registre. Les élèves montaient cinq marches pour recevoir les livres rouges noués de faveurs bleues. Le fils Garneau s’était vu appeler une fois ; cette fois encore il avait remporté le prix d’arithmétique où il avait triomphé sans effort et sans joie manifeste. Il avait aussi obtenu un accessit d’anglais.

Des condisciples du début, la plupart étaient tombés en cours de route. Ils avaient été plus de quarante en troisième année, quand Michel avait neuf ans et que tous avaient marché, brassard de soie blanche au bras, dans le groupe angélique des premiers communiants. Ils étaient seize qui terminaient leurs études primaires. Les autres s’étaient égaillés.

Bouteille, de son vrai nom Hermas Lafrenière, avait raté sa sixième et était passé sans transition apprenti chez Bilodeau, le voiturier. Michel le rencontrait souvent dans la rue. Bouteille prenait alors un air important mêlé de quelque mépris pour ceux qui étaient encore sur les bancs et ne travaillaient point tandis que lui était entré dans la vie et, suprême distinction, gagnait de l’argent.

La pauvreté en avait forcé plusieurs à quitter la classe pour aider leur famille où leur gain, si faible qu’il fût, était un appoint nécessaire. D’autres enfin avaient abandonné sans que l’on sût très bien pourquoi : à l’occasion d’une maladie un peu prolongée ou sous prétexte que l’école était loin de la maison. Il en était un qui avait mal tourné : Basile Croteau, la terreur du bourg, trop costaud pour qu’on osât l’appeler en face de son surnom de « Gratte-cul », avait justifié les noires prédictions des notables ; il était disparu un jour, cueilli par les gendarmes pour une affaire de vol où il avait suivi des aînés. On l’avait envoyé à l’École de Réforme pour quatre ou cinq ans.

Michel ne l’eût pas avoué mais il avait presque regretté ce mauvais garnement de Basile. U lui avait toujours envié sa force et son aplomb. Il lui avait surtout gardé une reconnaissance secrète. Dans une discussion qui tournait en rixe, Bouteille s’en était pris une fois de plus à Michel. Cela avait commencé par des injures qui, personnelles d’abord, s’étaient rapidement abattues sur les parents de chacun des contestants. Finalement Bouteille avait traité le fils de Ludovic de « racleux de boite à musique ». Basile devait ne chercher que l’occasion car il était subitement intervenu, avait pris en face du petit voyou la place de Michel et, le nez sous celui de son adversaire, lui avait dit les dents serrées :

— Bouteille, tu vas te la fermer. Tu vas te la fermer, Bouteille ! Michel peut gratter son violon tant qu’il voudra, c’est son affaire. Pour toi, va donc demander à ta sœur ce qu’elle faisait samedi soir derrière la pile de planches, dans le clos à bois !

Michel avait été oublié ; les deux bantams s’étaient sauté dessus, réglant visiblement des comptes accumulés. Le fils de Lafrenière s’était fait sonner, ce qui lui avait valu une raclée supplémentaire de son père qui ne supportait pas que son fils eût le dessous. Depuis ce temps Bouteille n’avait plus agacé Michel.

D’autres camarades étaient disparus pour toujours : Baptiste Gauthier, mort de diphtérie, et Almanzor Latour, on ne savait de quoi ; et Fortier Froment, un cousin de Marie-Claire, noyé dans la rivière du Loup, un jour de grande chaleur.

Ceux qui restaient s’allaient maintenant disperser, les uns au large dans le vaste monde, les autres à l’étroit dans le monde local et restreint qui se refermerait sur eux pour toujours. Ils étaient aujourd’hui rassemblés, et pour la dernière fois, dans le carrefour où s’amorçaient tant de routes différentes dont leurs yeux ne voyaient que l’entrée et qui se perdaient plus loin dans la futaie de leurs illusions.

Des compagnons de Michel, presque tous connaissaient déjà le chemin où ils s’engageraient pour la vie. Il leur était indiqué de façon péremptoire par ceux dont ils dépendaient. Pour la plupart, les fils d’ouvriers deviendraient ouvriers. Ils pousseraient le rabot, manieraient l’alène, forgeraient le fer, tailleraient le drap, aux côtés de leur père dont ils prendraient plus tard la place avant de la passer à leurs enfants. Les fils de l’épicier noueraient le tablier blanc ; le fils du marchand se mettrait à mesurer de la cotonnade ; quant aux fils de paysans, ils rentreraient dans le giron de la terre paternelle, prendraient les rênes de cuir ou de chanvre, saisiraient la fourche au manche poli par l’usage ; et, ayant pour toujours fermé les livres, retrouveraient la vie large et prosaïque de la ferme.

Pour Michel il n’en était pas ainsi et le destin ne s’était point prononcé. Les derniers jours avant la libération, les condisciples réunis dans la cour de récréation, abandonnant les jeux ordinaires, s’étaient laissés aller à parler de demain, de leurs projets, de leurs espoirs ; les uns avec enthousiasme, les autres avec une résignation un peu gênée. Tous pourtant voyaient sans déplaisir la fin du régime de la férule. Le fardeau de la vie prochaine leur paraissait doux à porter en regard de celui de leurs livres.

Mais quand on avait demandé à Michel ce qu’il serait demain, il n’avait point su répondre. Il eût voulu comme autrefois laisser son rêve jaillir sur ses lèvres ; il n’avait pas osé.

Car trois routes étaient offertes à ses yeux indécis, et non point une seule. À l’entrée de la première se tenait son père, lui indiquant du geste deux rubans parallèles qui étaient les rails indéfiniment nus et rigides du chemin de fer. Michel ne la pouvait regarder sans répugnance ; elle lui paraissait trop, droite et trop vide, sans détours et sans surprises.

La seconde était certes plus large, plus engageante aussi ; celle que lui offrait Parrain et vers laquelle il sentait que sa mère aussi le poussait doucement. C’était la route des affaires, un peu mystérieuse, baignée d’une incertitude qui n’était pas sans charmes, pleine de crochets imprévus et qui, dans le lointain, semblait s’élargir noblement en une avenue où l’attendaient, la main dans la main, deux fées : Richesse et Prestige.

C’est vers la troisième pourtant que ses pas libres se fussent d’eux-mêmes portés, bien que personne d’autre ne l’y invitât que cet être mystérieux qui vivait en lui ; vers le sentier de la musique où tout lui paraissait lumière et harmonie. Hélas ! Il sautait obscurément combien l’accès en était difficile et que quelque chose de sournois et de têtu en bloquait l’entrée ; que sur un geste de lui en avant, tous les autres pour une fois tomberaient d’accord et de leurs volontés brutales formeraient barricade. Autrefois ces obstacles n’eussent pas existé à ses yeux. Maintenant qu’il avait grandi, il sentait que son désir ne suffirait pas à l’emporter ; et le doute lui venait, angoissant. Pour la première fois il se demandait, dans le calme de sa maturité naissante, où le conduirait véritablement ce chemin à peine entrevu et qui si tôt se dérobait vers quels hypothétiques succès, vers quels probables et cruelles déceptions ! Une terreur descendait en lui quand il se rendait compte combien souvent l’homme dans sa course est souffleté par le vent de la contrariété, combien rarement aidé par un vent parallèle à son désir. Combien aisées paraissaient, à côté de celle-là, les autres routes.

Pour le moment il attendait, indécis, s’imaginant espérer, quand il s’efforçait tout simplement d’oublier, — chose facile à son âge — l’imminence de la décision. Il commençait même à se dire, avec une lâcheté qu’il ne s’avouait point, que s’il lui fallait plier il saurait garder pour la musique la même tendresse, quitte à l’enfermer pour un temps dans le coffret de son cœur ; que l’abandon, s’il y était contraint, ne serait que temporaire ; qu’il saurait revenir à ses amours, si pendant quelques mois, ou quelques années, il devait faire semblant de renier son vœu.

Il n’en retrouvait que plus passionnément son violon, comme inconsciemment on s’attarde en un lieu cher que l’on sait devoir quitter tout à l’heure ou auprès d’un être dont le départ est prochain. L’archet en main, les doigts sur les cordes, il serrait la mentonnière sur son épaule avec une espèce de tendresse à la fois inquiète et rageuse. Et plus que jamais il se cachait pour jouer.

Le lendemain de la sortie de l’école, son père lui avait simplement déclaré :

— Ben, alors ! C’est fini, la classe ! Ouais, ben, je vais m’occuper de te placer.

Les autres, sa mère et parrain, n’avaient rien dit. Mais l’homme d’affaires était venu à la maison pendant le jour et s’était longuement entretenu avec Hélène pendant que Michel était dans son refuge.

Le dernier jour de juin l’enfant, prisonnier de la pluie, était seul à la maison ; sa mère était sortie.

— J’ai quelques petits achats à faire, avait-elle dit. Il faut aussi que j’arrête en passant voir monsieur Lacerte. Puis j’irai peut-être passer une heure chez cousine Bernardine. Il y a longtemps que je la remets. Je reviendrai pour faire le souper.

Michel profitait de cette rare occurrence pour s’exercer dans le calme de la maison, bien qu’il s’y sentit moins à l’aise.

La porte s’ouvrit, le père rentrait. Il n’était pourtant pas cinq heures ; et l’ouvrage ne prenant fin qu’à six heures, le serre-frein n’arrivait jamais avant six heures quart.

En le voyant, Michel sentit sa mauvaise humeur.

— Où est ta mère ?

— Elle est en ville, papa, chez cousine Bernardine.

— Chez cousine Bernardine ?

— Oui, chez cousine Bernardine.

Ludovic parut réfléchir un moment, les sourcils froncés.

— Ça fait longtemps qu’elle est partie, comme ça ?

Le fils instinctivement mentit, dans le vague espoir de conjurer l’orage, de le retarder tout au moins.

— Non, ça ne fait pas longtemps.

Le père se mit alors à tourner en rond, cherchant machinalement quelque chose ; ouvrant les placards l’un après l’autre, fermant durement les portes, jetant un coup d’œil à chaque fenêtre. Il finit par tirer de dessous l’évier une bouteille de genièvre dont il but une longue rasade à même le goulot ; son fils le regardait avec une répugnance sourde, gênée, tout de même un peu chagrine. L’ivrogne s’assit près de la table en murmurant des paroles inintelligibles.

Michel resta là un moment, silencieux, indécis. Il était ennuyé que fut ainsi interrompu son travail au violon. Sans quitter sa place, il jeta un coup d’œil oblique vers la fenêtre : la pluie continuait de battre les carreaux qui vibraient sous les coups du vent d’est. La route était déserte ; Hélène heureusement ne venait point encore.

Sans qu’il s’en rendit compte, sa main avait repris l’archet ; de lui-même le violon vint se nicher dans le creux de son épaule comme un animal familier. Le père ne bougeait plus, les yeux ouverts mais fixés au sol. L’archet effleura les cordes et quelques notes légères se mirent à danser. Fermant les yeux l’enfant se laissa entraîner. En un moment il avait oublié qu’il n’était plus seul. Il se jouait cet air tendre et lent qu’il tenait de sa mère et qu’il appelait, faute d’autre nom, la Chanson d’Hélène.

Fracas !

Garneau venait de se lever brusquement, renversant sa chaise.

Le bras de Michel se figea. Mais il ne bougea point. Les yeux clos, crispés, il entendit les pas lourds de son père qui venait vers lui et sentit sa colère le toucher de son ombre lourde.

— Te v’ià encore avec cette affaire-là !… C’est un beau cadeau que t’as eu là !… Ben ! je l’ai assez vu ton cadeau ; et puis je l’ai assez entendu !

Cette fois l’enfant regarda son père mais trop tard. Son violon lui fut arraché des mains ; il eut à peine le temps de le voir brandi à bout de bras. L’homme leva simplement le genou et le bras se rabattit. Il y eut un son étrange, effroyablement douloureux ; une plainte musicale où se confondait la cassure des cordes et l’éclatement sonore de la caisse. Deux mains brutales ramassèrent les débris en un faisceau et une fois encore descendirent sur le genou, cassant la crosse. La masse informe, projetée sur le mur, s’effondra dans un coin.

— Tiens ! tu porteras ça à ton parrain !

Et comme l’enfant, le visage blanc, ne répondait rien :

— On va voir qui c’est qui mène, icitte ! On va voir qui c’est qui paye ! Ça fait assez longtemps que ça dure !.

Michel était resté assis, paralysé de surprise, d’horreur. Il eût voulu se lever, crier, frapper, meurtrir cet homme en qui il ne voyait plus rien autre qu’un être maudit, atrocement haï. Deux colères étaient face à face : celle du père, épaisse, bestiale, tonitruante ; celle du fils, acérée, surhumaine, parricide.

À ce moment, les yeux de Michel s’arrêtèrent sur la main de Ludovic à hauteur de son regard. Du pouce jusqu’au poignet courait une longue estafilade. Le bois de la caisse éclatée avait accroché la chair. Le violon, comme une bête vivante, avait déchiré avant de mourir. L’enfant ressentit une joie haineuse. Mais ce n’était pas assez, à son gré. Il eût voulu de ses yeux voir le sang couler, non pas goutte à goutte mais en un jet mortel. Ce n’était qu’un filet, qui lentement descendit sur le pantalon gras où il fit une traînée rouge, savoureuse.

L’ivrogne ne disait plus rien. Brusquement il haussa les épaules, s’essuya les doigts sur sa chemise et sortit.

Michel bondit vers le coin où gisaient les débris de son instrument. À genoux, il les recueillit de ses mains qui tremblaient. Il chercha à retrouver dans ces informes éclats l’objet de sa joie et de ses rêves. Rien ne subsistait plus : quelques cordes, qui lamentablement pendaient, des éclats de bois verni, une odeur de bois fraîchement ouvert. Rien autre.

Alors de toutes ses forces, à son tour, il jeta sur le parquet le cadavre de son violon. Ses pieds rageurs achevèrent la destruction. Il sentait en lui un effroyable chaos : les vagues de son chagrin qui battaient à coups rythmés le roc de sa colère. Il hésita un moment, près de s’écraser.

À pas durs, il passa dans la cuisine, ouvrit le robinet et fit couler sur sa tête un flot brutal d’eau glacée.

CHAPITRE

VII


JAMAIS  Michel ne sut exactement comment cela s’était passé.

Pendant les trois jours que le cercueil, fermé tant le corps était méconnaissable, fut exposé dans le petit salon dont on avait hermétiquement clos les persiennes, le fils ne posa point de questions. Lorsque les visiteurs se mettaient à parler de l’accident il se glissait dehors, saisi d’une terreur profonde dont il craignait qu’elle apparût sur son visage et le trahît. Il lui semblait que de sa vie il ne pourrait étouffer la voix dénonciatrice qui clamait en lui, calme comme la justice éternelle, incessante comme son cœur, plus cruelle de ne se point formuler ; et qui le soir le tenait éveillé dans l’attente d’un cri qui ne venait pas, qu’il désirait et craignait tout à la fois. Car il lui semblait que ce cri l’eût à la fois flétri et allégé. Cette mort de son père, ne l’avait-il pas voulue, appelée, commandée ?

L’accident n’avait pas eu de témoins. Il faisait nuit. Monsieur Bigras, le chef de gare, racontait :

— Quand Ludovic s’est présenté à l’ouvrage, il n’avait pas l’air en boisson. Peut-être un petit coup, pas plus que d’habitude et pas assez pour le déranger. Pourtant j’ai trouvé qu’il avait l’air drôle ; je lui ai demandé s’il était malade. Il m’a dit que non.

À l’enquête, le récit du mécanicien n’apporta pas grand’chose. Penché à la fenêtre de la locomotive, il avait aperçu le signal de Garneau, indiquant que l’attelage était complété. Il avait démarré, normalement. C’est alors qu’il avait vu le falot qui dégringolait le talus. Il avait aussitôt appliqué les freins et envoyé le chauffeur qui avait trouvé Garneau sous les roues, atrocement mutilé ; il avait même fallu avancer quelque peu le train pour dégager le corps et retrouver les membres.

Ce n’était pas du chagrin que ressentait Michel : la mort d’un voisin ne lui eût pas été moins douloureuse. Et cela déjà lui paraissait honteux ; « Père et mère honoreras, afin de vivre longuement ». Pourtant, et quoi qu’il fît, il se sentait incapable de regretter cet homme qui, lui semblait-il, n’avait été son père que nourricier. Mais chaque fois qu’il y pensait, lui revenait comme en un haut-le-cœur le souvenir de cette scène effroyable où, il s’en accusait avec épouvante, il avait si violemment désiré, voulu sa mort et une mort aussi cruelle que celle-là. C’est cette mémoire qui terrifiait le fils. Le sort, le Démon plutôt, qui guette les hommes et connaît au passage leurs désirs criminels les plus secrets, avait entendu son appel maléfique. C’est le bras mauvais de sa haine filiale qui avait poussé son père sous les roues et cela férocement, lentement, suivant son vœu, assez lentement pour qu’il se sentît mourir. Michel se croyait à son tour frappé par le regard de chacun, accusateur ; un regard qui le fouillait pour lui arracher l’aveu d’un crime qu’il n’avait pas directement commis mais qu’il avait voulu d’un vouloir si impérieux que le Destin avait obéi.

C’est pour cela qu’il n’osait trop approcher sa mère endeuillée. Hélène avait pris une longue robe noire en crêpe, toute unie, fermée haut sur le cou par une petite épingle de jais qui lui venait de Ludovic. Mais il arrivait que par contraste tout ce noir la faisait plus jolie encore et plus frais le rose éclatant de ses joues. Un papillon de ruban noir retenait ses cheveux dont la blondeur en était plus étonnamment joyeuse et vivante.

Elle se tenait dans le petit salon où elle accueillait les voisines d’un air convenable, un peu lointain, avec un mince sourire qui ne reflétait ni tristesse profonde ni indécente satisfaction mais suffisait à faire jaser les commères lorsqu’elles se retrouvaient sur le chemin. Chaque fois qu’elle lui parlait, Michel se sentait percé par la froideur calme de sa voix ; et le timbre lui en paraissait différent lorsqu’elle s’adressait aux autres. Lui pardonnerait-elle jamais si elle savait ?

Ce qui, aussi, gênait Michel était d’être subitement devenu quelqu’un.

Pendant les trois jours que la présence du mort avait hanté la petite maison, il avait dû, malgré sa répugnance, se tenir presque constamment là. Lorsque, s’échappant un moment, il se croyait oublié, la voix de sa mère le rappelait. Voisins, parents et connaissances venaient faire la visite d’obligatoires condoléances. Le jour, les femmes ; le soir, les hommes, compagnons de travail — ou de beuverie — de Ludovic Garneau. Tout le bourg défilait chez eux, les uns accomplissant simplement un rite, les autres excités par cet événement qui les sortait de leur vie quotidienne et automatique. Le fait que le défunt avait tragiquement péri rendait sa mort plus considérable encore.

Michel était forcé de rester dans ce cercle dont il occupait le centre avec celui qui, invisible, vivait mystérieusement dans sa boîte de sapin. Le fils portait son vêtement des dimanches auquel Hélène avait hâtivement cousu un brassard noir. C’est à lui surtout que les visiteurs offraient leur témoignage puisqu’il était le seul homme de la maison et qu’il avait dix-sept ans. Mais chaque fois que l’un s’avançait la main tendue, la parole empêtrée dans les formules coutumières, l’enfant croyait deviner dans la voix d’obscures réticences qui réveillaient son tourment. Il se sentait frappé dans le dos par les regards curieux qui cherchaient un meurtrier. Ceux qui le regardaient en face n’allaient-ils pas saisir en ses yeux le reflet de la haine qui hier encore y flambait, cette haine monstrueuse contre un homme qui était son père ? Puis le regard se détachait, fuyait comme saisi d’horreur pour le fils dénaturé qu’il avait été.

Tout ce temps Hélène se tenait un peu à l’écart et semblait se retirer de ce deuil comme s’il n’eut pas été tout à fait le sien. Monsieur Lacerte, toujours fidèle, venait chaque jour, à l’heure où les autres partaient dîner. Il y avait à régler les funérailles et tant de choses ! Il s’enfermait avec la veuve ; et le bruit confus de leur conversation venait jusqu’à Michel à travers la mince cloison. Quand elle se prolongeait, le jeune homme se sentait pris de panique ; car il se trouvait seul dans la pièce, seul avec le mort sournoisement enfermé dans sa boîte vernie dont la forme et la couleur lui rappelait bizarrement son violon.

Les funérailles passées, Hélène et Michel se retrouvèrent à la maison. Les commères qui avaient tenu compagnie à la veuve, pendant le service et la mise en terre à quoi les femmes n’assistent point, étaient reparties vers leur cuisine. Le vide s’était fait, absolu, définitif. Aucune parole ne s’échangeait qui ne fut strictement nécessaire. L’enfant, luttant contre son remords, errait de pièce en pièce :

— Pourquoi ne vas-tu pas dormir un peu, maman ? Tu dois être fatiguée.

Hélène, qui était assise dans un fauteuil du salon dont elle avait déjà ouvert les persiennes et remis les meubles en place, porta doucement les mains à sa nuque, soulevant la masse de ses cheveux de son geste coutumier. Puis elle regarda Michel qui se tenait debout, entre les sourcils une ride verticale qui était sa première. D’un mouvement doux elle le prit par la main et l’attira vers elle, la tête sur son épaule et lui dit simplement :

— Mais toi aussi, Michel, tu as besoin de te reposer. Nous allons dormir tous les deux. Après, nous verrons. Et regarde dehors, comme il fait beau. Nous avons un bien bel été.

Alors le cœur de l’enfant se rompit ; il éclata en sanglots hoqueteux. L’averse venait enfin où son angoisse allait se dissiper. Assis sur le parquet, il roulait son visage humide de larmes sur les genoux maternels en disant à travers ses hoquets :

— Maman, maman !

Il leva vers elle ses yeux gonflés, cherchant quelque chose qu’il ne savait demander mais qui était l’absolution de sa lourde faute.

Il la vit alors qui ne pleurait point, qui lui souriait doucement de son sourire de tous les jours. Et l’embrassant à son tour elle lui dit : — Il ne faut pas pleurer, Michel. Nous allons être heureux, tu sais, tous les deux ensemble ; tous les deux seuls. Tu verras.

Dans son âme tordue par le vent, mouillée par l’orage, un soleil tiède se fit jour ; et des oiseaux se mirent à chanter.

Jusqu’à la fin de la semaine, rien ne se passa. Ils respiraient tous deux cet air allégé comme au premier beau jour de printemps qui ouvre sur la campagne renaissante les fenêtres que l’hiver avait condamnées. Michel pourtant ne pouvait se défendre d’une nouvelle inquiétude ; de quoi allaient-ils vivre maintenant que le père ne serait plus là pour fournir le pain quotidien ? La mère laissait passer les jours et ne parlait point de cela. De sorte que l’enfant se demandait si elle n’attendait pas de lui une décision. Mais un tel calme régnait dans la maison assoupie par les chaleurs de fin juillet qu’il se laissait engourdir dans une torpeur complaisante depuis que le sourire de sa mère avait pansé la plaie de son remords. Il chassait instinctivement de son esprit l’image du disparu. Et quand malgré tout ce spectre prenait forme en lui, il appelait à son secours pour le conjurer la toute-puissance des mauvais souvenirs.

Il lui faudrait pourtant, décidément, travailler et gagner leur vie à tous deux, trouver quelque chose d’immédiat. Cela ne lui paraissait point facile. Son esprit repassait, sans trouver, chacun des métiers qu’il avait sous les yeux et chacune des boutiques de la grande rue. Quant à la musique, il était surpris que l’idée lui en importât si peu désormais ; jusqu’à ce qu’il se rendît compte que cet instinct, chaque fois qu’il renaissait, évoquait en même temps le souvenir du père et des tourments qu’il lui avait dus. C’est pourquoi, d’un geste précipité il repoussait instinctivement dans l’ombre ce récent et mauvais passé, jetant pêle-mêle dans la fosse profonde de l’oubli toutes les bribes de cette vie à laquelle était mêlé le disparu. Comme s’il eut craint que le retour à sa passion, que toute musique même éveillât la Furie qui dormait au fond de sa conscience d’un sommeil encore trop léger.

Le dimanche après-midi vit arriver monsieur Lacerte qui de quelques jours ne s’était montré.

— Bonjour, Michel, bonjour ; et… comment ça va, aujourd’hui ? Il avait l’air d’humeur radieuse.

— Très bien, mon oncle, ça va très bien.

— Ta mère est un peu reposée maintenant ?

— Je pense que oui.

— Bon, bon. Dis donc, mon Michel, sais-tu que tu grandis tout le temps.

— Vous trouvez ?

— Certain ! Tu grandis. Si tu continues tu va dépasser ton… ta mère. Elle est là, ta mère ?

— Elle est dans sa chambre… Maman ?… Maman !…

— Laisse faire, Michel ; je vais monter la voir. J’ai à lui parler. Mais Hélène avait entendu et descendait déjà l’escalier.

— Bonjour, monsieur Lacerte.

— Bonjour Hélène. Comment est-ce que ça va ?

— Ça va bien ; ça va très bien.

— Tant mieux ; tant mieux. J’ai pas mal de choses à te dire… Ça s’arrange, tu sais.

À ce point, monsieur Lacerte parut hésiter. Il se tourna légèrement du côté de Michel qui écoutait, attendant des précisions. Ce qui s’arrangeait, c’était évidemment leur vie, la sienne, celle de demain, d’après-demain et des jours suivants. C’est tout cela qui se décidait pour lui et en dehors de lui. Il comprit qu’on ne tenait pas à sa présence. Mais il se sentait homme désormais. Il avait le droit d’être là ; et ce droit il entendait l’exercer. Il y eut un moment de silence tendu qu’Hélène rompit enfin.

— Écoutez, monsieur Lacerte, c’est aussi bien de parler devant Michel. Il est assez vieux maintenant.

— Tu as raison après tout. Michel, viens t’asseoir, nous allons parler tous les trois de choses sérieuses. D’abord je me suis informé pour les assurances. Ludovic avait une police de mille piastres sur sa vie ; mais il n’a pas payé les primes depuis deux ans. Si j’avais su… Mais il n’y a plus rien à faire. C’est trop tard.

— Alors ça ne vaut plus rien ? soupira la mère.

— Non, ça ne vaut plus rien. Mais…

— Mais ton mari est mort en travaillant pour la compagnie ; on peut réclamer. L’accident n’est pas de la faute de Ludovic ; donc c’est la faute de la compagnie. Je pense que sans faire de procès tu pourrais avoir deux ou trois mille piastres. Ça, ça va bien. Bon. À part ça, j’ai vu madame Lang. Elle est prête à quitter son logement, celui de la Grande-Rue, pour la fin du mois. Avec quelques petites réparations que je ferai faire, tu vas pouvoir installer ton magasin de chapeaux.

— Non !

Le visage d’Hélène riait d’une joie enfantine.

— … Que je suis contente !

Pour un peu, elle eût battu des mains et sauté comme une petite fille.

— Il y a longtemps que tu rêves de ça ; eh bien ! tu vas l’avoir. D’abord ça va t’occuper. Comme tu ne connais pas les affaires, je te donnerai un coup de main, pour commencer. Pas tous les jours, par exemple, parce que…

Il avait pris un ton important et mystérieux qui éveilla la curiosité de la mère et du fils.

— Parce que ? demanda Hélène.

— Ça, c’est une autre nouvelle. Et c’est un secret. Pas un mot à personne. … Je m’en vais à Montréal.

— À Montréal ? Pour combien de temps ? Pour longtemps ?

— Pour tout le temps.

Michel et sa mère se regardèrent stupéfaits ; le fils ébloui, la mère visiblement quelque peu soucieuse.

— Comment, monsieur Lacerte, vous allez quitter Louiseville ?

— Ah ! ah ! Vous êtes surpris, hein !… Mais j’ai décidé que pour mes affaires il me fallait un bureau à Montréal. Je viendrai à Louiseville toutes les semaines.

Hélène paraissait troublée ; Michel comprit que sans guide elle se sentirait perdue. Depuis longtemps monsieur Lacerte avait été si bon pour eux. Mais ce dernier continuait de sourire. Ce fut la mère qui parla et Michel fut heureux qu’il fût enfin question de lui :

— Et Michel dans tout cela, votre filleul. Vous… aviez parlé… de le prendre avec vous.

Parrain cette fois se tourna vers le jeune homme dont jusque-là il semblait avoir presque ignoré la présence.

— Tu ne pensais pas tout de même que ton parrain allait t’oublier ! Hein ? mon Michel ! Ah ! non, pas moi ! Dans le temps j’avais pensé te prendre à mon bureau comme… assistant. Si tu avais eu de l’expérience, tu aurais pu voir à mes affaires pendant que j’aurais été à Montréal. Mais tu ne connais encore rien aux affaires

— Alors, mon oncle ?

Ce qui gênait Michel était que la vie de sa mère fut si facilement organisée tandis que la sienne paraissait être un insoluble problème. Toutefois parrain le regardait en souriant d’un air taquin. Il se sentit rassuré.

— Michel… tu vas entrer à la banque.

— À la banque !

Michel n’en croyait pas ses oreilles.

— Oui, à la Banque des Marchands. J’ai vu le notaire Jodoin, le gérant. Il va te prendre pour me faire plaisir. Tu comprends, je suis un assez gros client !

— Mais je ne suis pas trop jeune, mon oncle, pour la banque ?

— Mais non. Ils en prennent de plus jeunes que toi. Tu as dix-sept ans, non, dix-huit.

Michel se sentait un peu étourdi ; tant de choses en si peu de temps.

Chaque heure qui passait amenuisait sa terreur que le calme nouveau de la maison aidait à effacer. Hélène s’était reprise à chantonner par instants, s’arrêtant toutefois quand la conscience lui revenait de son veuvage si récent et des convenances. Jamais vraiment elle n’avait été plus jolie. Le deuil sévère et simple qu’elle portait sertissait sa blondeur comme pour un joyau le coussin de velours du joaillier. Jamais non plus elle n’avait été si maternelle. La tendresse légère qu’elle portait à son fils fleurissait désormais librement. Tout cela faisait la maison plus claire, plus aérée. Si l’un d’eux jetait un coup d’œil à la porte, ce n’était plus pour sonder le chemin et guetter craintivement la venue de Ludovic en se demandant ce que serait son humeur ; mais bien pour constater la splendeur tiède du jour ou la fraîcheur apaisante de la nuit. Et de ce jour et de cette nuit, rien de mauvais ne pouvait apparemment plus sortir. Chaque fois qu’Hélène passait près de son fils, elle le serrait près d’elle d’un geste de chatte qui ramène son petit. Il se dégageait d’une bourrade taquine, car il était un homme maintenant. Mais ils se comprenaient sans avoir besoin de paroles.

Il n’y avait que dix jours que le père était disparu — dix jours seulement ? n’était-ce pas plutôt dix mois ? — et leur vie s’organisait si bien. Michel était reconnaissant à parrain de l’avoir tiré d’inquiétude. Car le fils s’était demandé ce qu’il adviendrait d’eux, sans leur gagne-pain. Il avait même été surpris de voir, dans les jours qui avaient immédiatement suivi, la table tout aussi garnie ; comme si, le père parti, ils eussent dû se trouver immédiatement sans pain. La chère avait même été peut-être plus généreuse. Monsieur Lacerte devait y être pour quelque chose. Ce qui troublait le jeune homme, était l’idée qu’il lui incomberait désormais de gagner la vie de sa mère et la sienne. Gagner leur vie ? Mais comment ? Ce n’était point qu’il manquât de courage. Pour sa mère, pour la seule personne au monde envers qui il ressentît un tendre attachement, — car c’est de reconnaissance qu’il payait parrain, — il était prêt à toutes les tâches. Laquelle choisir ? „

La musique… Il constatait avec une vague surprise que ce désir avait vraiment été balayé par la tourmente. Certes il eût donné beaucoup pour retrouver son violon. Il n’y pouvait songer que sa gorge se serrât. Mais il sentait aussitôt le monstre bouger, en lui, prêt à s’éveiller. Il fuyait.

Et voilà qu’il allait entrer à la banque. Parrain en avait décidé ainsi. Il porterait des vêtements propres, coudoierait des gens de moyens, serait introduit aux arcanes des prestigieuses affaires. Plus tard, il pourrait revenir à la musique. Plus tard. En attendant, il ne serait ni apprenti voiturier, comme Bouteille, ni garçon boulanger, comme Bernard Laferrière. ni livreur, comme Jean-Marie Nodier.

Employé de banque !

CHAPITRE

VIII


– REGARDE comme il est joli !

Hélène s’asseyait devant la grande glace encadrée de bois doré. Elle jouait à la cliente, posant sur le socle de ses cheveux blonds le chapeau large comme une ombrelle et où, suivant la mode du jour, s’échafaudaient rubans, oiseaux, fleurs artificielles et plumes d’autruche. Ainsi parée, elle souriait à l’image que lui renvoyait le miroir. Autour d’elle ce n’était que couleurs et fanfreluches, depuis l’arrière-boutique où tout cela était en vrac comme si un jardinier eut vidé là son panier, jusqu’à la devanture où trois têtes de bois, écrasées sous les chapeaux massifs, fixaient de leurs yeux vides la rue peu passante.

Michel regardait sa mère en souriant lui aussi. Depuis la mort du père, depuis surtout qu’ils avaient quitté la petite maison de la rue Notre-Dame pour celle-ci où la veuve avait ouvert boutique de modes, une plus grande et plus douce intimité régnait entre eux. Le fils avait maintenant l’impression qu’il vieillissait plus vite que sa mère ; car elle gardait une fraîcheur de visage et d’esprit, une insouciance que ses trente-six ans n’avaient pas fanées. De sorte que Michel, plus vieux, croyait-il, que ses dix-neuf ans, semblait près de rejoindre Hélène. Par moments, il se sentait presque son frère.

Il la regardait avec une tendresse un peu taquine, un peu protectrice déjà. Il constatait avec joie qu’elle était toujours jolie. Telle qu’il la voyait en ce moment, faisant des coquetteries dans la glace, cherchant les attitudes des mannequins de cahiers de modes, il s’amusait à recevoir d’elle une double image, de face et de dos à la fois. Tout près, une nuque fine comme une tige de fleur et où frisottait le duvet mordoré que le peigne fiché dans le chignon haut ne pouvait contenir ; et dans le miroir, comme un tableau, le visage aux lèvres roses entr’ouvertes et les yeux bleus un peu enfantins sous l’édifice immense et luxuriant de la dernière création.

Car elle était heureuse, tout simplement, sans surprise, comme s’il n’eût pu en être autrement. Les heures passaient, dans la boutique étroite, à construire des chapeaux d’un goût désordonné, quelque peu voyant mais toujours, comme elle, pleins de fraîcheur. Elle s’inspirait des derniers cahiers venus de Montréal, cousant avec une application adroite les rubans moirés sur la paille fine comme une toile. Parfois, très sérieuse, elle cherchait longuement en suçant son pouce ; puis elle déplaçait une aigrette, ajoutait une boucle de soie et criait de joie en voyant que c’était un autre chapeau.

— C’est pour qui, celui-là, maman ? Pour madame Latour, encore ?

— Ah ! non, surtout pas pour madame Latour ! Il est bien trop joli. Il est trop chic ; je ne veux pas le vendre. Tu ne vois pas ça sur la tête de négresse de madame Latour ! Ou sur celle de madame Bigras, non ! Elle aurait l’air d’un parapluie sans manche. À part ça qu’elles n’ont certainement pas les moyens de payer le prix. Il y en a bien pour douze piastres, sans compter la façon. Tu ne vois pas une femme de Louiseville payer quinze ou dix-huit piastres pour un chapeau ! À Montréal, je ne dis pas. Il y en a qui payent cinquante, soixante…

— Soixante piastres pour un chapeau !…

— Et même plus… Mais à Louiseville, tu te rends compte ?…

— Il y a la femme de monsieur Jodoin.

— Penses-tu ! Elle, ne demanderait pas mieux. Mais le notaire, lui, rat comme il est !…

Hélène enlevait en soupirant le grand chapeau à fleurs. Elle en prenait un tout noir, auquel son veuvage trop récent la condamnait pour une autre année encore ; un canotier de paille qu’elle tentait d’aviver en y ajoutant un chou de ruban, un grand nœud plat derrière ou un ornement d’acier mat. Et lorsque cela était à son gré, elle donnait un dernier coup de brosse à sa coiffure montante, puis sortait faire un tour et montrer son chapeau.

Tout le long de la Grande-Rue, les hommes la regardaient venir d’un regard oblique, puis la saluaient d’un mot poli que leurs yeux égrillards démentaient. Mais l’un après l’autre, les rideaux s’écartaient un moment des fenêtres. Des visages maigres se collaient aux vitres pour suivre le plus longtemps possible la veuve audacieuse qui ne portait plus le grand voile, la pleureuse, et dont les lèvres riaient.

Deux ou trois fois le mois, elle allait à Montréal passer la journée pour y faire des achats. Elle prenait le matin, très tôt, à six heures quarante-cinq, ce qu’on appelait couramment « le train des canistres », qui recueillait à chaque station les bidons de lait destinés à la grande ville, et rentrait le soir par le rapide de sept heures vingt. Il arrivait que, trop occupée, elle manquât ce dernier. Elle revenait alors le lendemain midi ; Michel, habitué, ne s’inquiétait point.

Quant à lui, il était entré dans la banque. Tous les matins, il devait se rendre pour neuf heures au bureau dont il avait la clé. Il balayait, puis classait les papiers que le notaire-gérant avait laissés exprès sur le comptoir, la veille. Après quoi c’était l’ouverture du courrier qu’il avait pris à la poste en passant. À neuf heures et demie tapant, monsieur Jodoin entrait, ses quatre cheveux coupant sa calvitie d’une oreille à l’autre, chaque matin plus étonnamment jaune et sec. Il ouvrait son pupitre, plaçait dans le premier tiroir à droite un sac de chocolats et un paquet de petits cigares, sa provision de la journée, rangeait correctement ses plumes, puis ses crayons : le noir, le bleu et le rouge. Tout cela sans mot dire, mais en suçant sa dent creuse avec la régularité d’une horloge. Enfin sortant de sa poche de gilet un papier jaune plié en quatre sur lequel était inscrit le chiffre du coffre-fort, il procédait lui-même à l’ouverture. Une journée commençait.

La porte tournait lourdement, comme un pan de mur. Monsieur Jodoin sortait, pour les passer à Michel, en les annonçant —

— … le grand livre ;… le journal ;… les traites ;… les billets ;… Et finalement, du compartiment fermé à clé, en haut et au fond, la boite métallique dont l’étage de dessus contenait le numéraire et celui de dessous les billets de banque :

— … l’argent.

On procédait alors à la vérification de l’encaisse.

La première fois, Michel avait été ébloui. Sa main avait tenu un billet de cent dollars ! Et il y en avait comme cela huit ! Et des vingt et des dix et des cinq. Trois mille quatre cent vingt-trois dollars, sans compter la monnaie : les pièces d’argent en petits rouleaux serrés enveloppés de papier brun et le billon qu’on jetait en vrac sur le comptoir pour le compter d’un geste particulier : trois, trois, trois, les trois grands doigts de la main droite les jetant dans le tiroir d’un geste précis auquel Michel s’était appliqué et dont il était très fier maintenant. Car il comptait plus vite que son patron et ne se trompait jamais :

— Deux piastres quarante-sept, annonçait le notaire en prenant son crayon bleu. Michel jetait un coup d’œil sur le bordereau :

— Moi, j’ai deux piastres quarante-quatre.

On recommençait à compter.

— Deux et quarante-quatre ; tu as raison.

Et Michel était content.

De tout le jour il ne touchait plus, ne touchait pas encore à la caisse, à l’argent. Son rôle était de vérifier la paperasse, classer les traites et les billets, certifier les chèques, porter les inscriptions de dépôts et de retrait aux carnets des clients ; et faire le tour de la ville pour signifier les avis et recueillir les signatures. Le soir avant de partir, il préparait au besoin la papeterie du bureau en inscrivant d’un coup de tampon, sous le titre imprimé d’avance : « Banque des Marchands », le sous-titre : « Succursale de Louiseville, Hector Jodoin, notaire, gérant ».

Michel Garneau, gérant ! Cela viendrait un jour.

Quelle révélation pour lui que le monde vu du guichet de la banque ! Il ne l’eût jamais soupçonné si complexe et si clair à la fois, ni surtout si différent de l’image que son enfance s’en était faite.

Jusque-là, il avait classé les hommes de façon simple. Le plus riche avait été pour lui le boucher qui, chaque fois qu’il devait rendre la monnaie, sortait de dessous son tablier blanc taché de rouge un rouleau de billets de banque. Tout enfant, Michel ne comprenait point qu’un homme qui avait ainsi dans sa poche trente dollars, au moins, eût besoin de travailler. D’heureux, il y avait aussi monsieur Gravel : infirme d’une jambe, monsieur Gravel tenait près de l’église une boutique remplie de bonbons. Et tout au sommet de la pyramide, d’une nature différente et supérieure, monsieur le Curé ; avec monsieur le Vicaire qui en était le reflet.

Un peu plus tard, il avait pourtant compris que le monde était autrement fait ; et il avait souri de sa première naïveté. Il avait découvert qu’au-dessus de son père régnait le chef de gare, monsieur Bigras, auquel les trains obéissaient. Et monsieur le Maire qui, au grand jour de la Fête-Dieu, tenait de droit la colonne avant du dais sous lequel brillait l’ostensoir comme un soleil portatif. Monsieur le Curé lui-même avait quelque peu déchu à ses yeux lorsqu’était venu monseigneur Cloutier, en visite diocésaine. Et cet homme à la stature altière, au geste noble, à la parole grandiose, avait été pour lui l’image la plus approchée de la grandeur de Dieu.

Mais depuis qu’il était à la banque il en jugeait différemment. Toutes les valeurs avaient été révisées à la lumière de sa situation nouvelle. Les choses vues de si haut n’étaient plus les mêmes que lorsque, tout petit au creux du vallon de la vie, il devait lever la tête vers tous ceux et tout ce qui l’entouraient. La perspective désormais était différente. Les gens avaient changé de proportions. C’est ainsi qu’il savait maintenant : que le boucher renouvelait péniblement un billet de trois cents dollars traînant depuis deux ans ; que le crédit du chef de gare était au-dessous de tout ; que monsieur Gravel n’avait même pas de dépôt en banque. Et que du point de vue affaires, — le seul réel, — monsieur le Curé…, eh oui ! Monsieur le Curé n’entendait rien aux questions d’argent ! Ne s’impatientait-il pas chaque fois que monsieur Jodoin, catholique certes mais notaire aussi, et gérant de banque, refusait tout papier qui ne portait pas comme il se doit la signature du marguillier en charge.

il avait eu une surprise ; celle de trouver le nom de sa mère dans les livres, et de façon très honorable. Il n’ignorait pas qu’elle eût un compte ouvert à la Banque des Marchands, la seule d’ailleurs qui existât dans la petite ville. Mais quand il avait vu, à sa page, un crédit de deux mille cent et quelques dollars, il avait été étonné ; si bien que, contrairement à la règle qu’on lui avait révélée dès le premier jour de ne jamais parler des choses de la banque — et de cette règle il n’était pas peu fier — il s’était enquis auprès d’Hélène :

— Dis donc, maman, tu es riche !

— Comment ça, mon petit homme ?

Des épingles plein la bouche, un chapeau sur les genoux, Hélène parlait difficilement.

— Eh oui ! tu as un compte en banque et un gros…

La mère eut un cri ; elle avait failli avaler une épingle.

— … Je l’ai vu évidemment, continuait l’enfant, taquin. Tu comprends, c’est dans les livres ; je connais maintenant les affaires de tous les gens du canton. Je t’assure que tu serais surprise de certaines choses ; si je pouvais parler !… Mais toi, tu as une belle balance.

— C’est vrai, j’ai un peu d’argent en banque.

— Comment, un peu ! Presque deux mille deux cents piastres. Je ne nous savais pas si riches !

Hélène enleva une à une les épingles de sa bouche. La tête penchée, elle regarda le chapeau qui prenait forme et qu’elle copiait, avec quelques fantaisies de son cru, d’une gravure de modes fichée au mur devant ses yeux.

— … C’est beaucoup d’argent, ça, maman, insistait. Michel.

— Oh ! tu sais, je ne suis pas dépensière. Nous ne dépensons pas beaucoup tous les deux. Et puis, ça ne va pas mal du tout, le magasin.

— Oui, mais ça fait longtemps qu’il est bon, ton compte de banque.

— Que tu es curieux, mon petit Michel ! Vois-tu, j’ai eu un peu d’argent de ma maman à moi. Pas mal, même. Je l’avais confié à monsieur Lacerte qui l’avait placé. Ça a augmenté. Quand il est parti pour Montréal j’ai mis tout cela à la banque. Et puis… il y a l’argent que j’ai eu pour l’accident de ton père. La compagnie a payé. Monsieur Lacerte m’a arrangé tout ça. Et maintenant tu gagnes toi aussi. Ça fait plus d’argent qui entre dans la maison. Tu n’as pas à te tracasser, va, mon petit homme !

— Ne m’appelle pas « mon petit homme » tout le temps comme ça. Je n’aime pas ça, maintenant que je suis à la banque. J’ai dix-neuf ans, tu sais !

— Oui, mon petit ho… oui, Michel. Tiens, l’aimes-tu, ce chapeau-là ? C’est pour madame Lanthier. Elle ne veut pas payer plus que six piastres. Que veux-tu que je fasse pour six piastres ! Les plumes d’autruche sont terriblement cher et elle en veut. Enfin…

Elle poussa un soupir, mais heureux.

CHAPITRE

IX


MICHEL  s’était arrêté sur le seuil de la porte, hésitant à plonger dans la mare glaciale de cette nuit de novembre dégoûtante de pluie.

— Tu sors, Michel ?

— Oui, maman. Il faut que j’aille à la banque.

Hélène regarda la lampe à travers le verre qu’elle essuyait ; elle souffla dessus, bouche ouverte, et le polit jusqu’à ce qu’il fut brillant à son gré.

— Tu vas à la banque, ce soir ?

— Oui ! Monsieur Jodoin m’a demandé de vérifier. Il y a une erreur de soixante sous.

— Soixante sous ! Et c’est pour ça que l’on te fait travailler le soir, mon pauvre Michel. C’est effrayant être avare de même. Qu’est-ce que ça ferait à la banque, de perdre soixante sous ? Elle est bien assez riche. Et si c’est monsieur Jodoin qui les perd, les soixante sous, il n’en mourra pas !

— Mais tu ne comprends pas, maman.

Il prit un air important, teinté de condescendance envers l’ignorance de sa mère et son incompréhension des affaires.

— Ce n’est pas pour le soixante sous, vois-tu. Mais il faut que cela balance.

— Et si ça ne balance pas, qu’est-ce que ça peut bien faire ?

— Mais il n’est pas question que ça ne balance pas. Il faut que je trouve l’erreur. Monsieur Jodoin a essayé, il n’a pas réussi. Et si je ne la trouve pas, c’est moi qui paye. C’est le règlement.

— Alors si tu faisais une semaine une erreur de six piastres, tu perdrais tout ton salaire ?

— Évidemment. Mais je ne fais pas d’erreurs de six piastres, ni d’erreur de soixante sous.

— Drôle d’affaire, tout de même !… As-tu mis tes claques ?

— Non, elles sont percées.

Hélène poussa un petit soupir, de la bouche seulement. Elle rangeait les assiettes dans l’armoire. Il faisait dans l’étroite cuisine une chaleur enveloppante et grasse qui lui mettait au front un diadème de fines perles de sueur. Et la bouilloire recommençait de chanter sur le poêle.

— Tu aimes toujours ça, la banque, Michel ?

— Euh… oui. C’est intéressant. On apprend toutes sortes de choses ; les affaires.

— Tu n’aurais pas mieux aimé autre chose ?

Le jeune homme eut un léger froncement de sourcils. Il répondit un peu sèchement :

— Mais non, maman. C’est très bien comme ça.

Elle insistait, dérivant machinalement, sans intention précise, par simple besoin de parler :

— Tu ne penses plus à la musique ?

Cette fois Michel se détourna tout d’une pièce, face au carreau de la porte, les épaules dures et la voix crispée :

— Je t’ai déjà demandé de ne plus parler de ça, jamais… jamais !… Bonsoir.

— Oh ! tu sais, je disais comme ça, pour…

Il était sorti.

Hélène se reprit à chantonner.

Les lampes à incandescence qui de loin en loin mouchetaient la nuit, la faisaient livide sans la rendre plus claire. Une humidité de cave tombait dans le dos et transperçait les vêtements. On marchait dans une bouillie de neige détrempée et fondante qui collait aux semelles comme un gâchis tandis qu’une pluie invisible bavait sur les murs. Ce n’était que près des lampes, coiffées d’un abat-jour de tôle peinte, que l’on voyait les raies fines de la pluie oblique dont le treillis mobile emprisonnait la lumière. La rue était déserte, vidée par la nuit, l’hiver et le mauvais temps.

Michel sentait l’humidité qui commençait à transpercer ses semelles minces. Il hâta le pas.

Passant devant le restaurant du Grec, il entra s’acheter un paquet de cigarettes. Il y avait là tout un groupe de jeunes qui avaient fui les maisons sans gaîté et que le ressac de la nuit avait rassemblés. La fumée était dense à couper au couteau. Une odeur de linge mouillé prenait à la gorge.

— Tiens, voilà Michel Garneau qui fait des folies.

— Ah ! tiens ! bonjour, Lucien.

— Dis donc, Michel, t’en vas-tu voir ta blonde ?

— Moi ? je m’en vais travailler. Je suis pas un feignant comme vous autres.

À ce moment le timbre de la porte retentit.

Marie-Claire entrait accompagnée de « Bouteille » Lafrenière. Celui-ci avait le chapeau sur le derrière de la tête et les cheveux tombant devant l’œil. La jeune fille s’accrochait à son bras avec une espèce d’abandon et de soumission fière.

Michel regarda Marie-Claire qui le regarda aussi d’un regard assuré, un peu railleur. Il y avait quelque chose de changé en elle ; il y avait quelque chose de nouveau, de gênant et de savoureux en même temps qui faisait de Marie-Claire Froment, pourtant inchangée de visage, une autre personne.

— Bonsoir tout le monde, dit Michel en sortant.

Le froid le saisit et lui fit remonter le col de son pardessus. De l’autre côté de la rue, deux larges fenêtres brillaient, deux fenêtres ornées de vitres plombées. C’était le bar de l’hôtel, rempli à déborder et dont sortaient des éclats bruyants chaque fois que la porte s’ouvrait. Cela était presque en face du restaurant ; et ce dernier avait un peu l’air de l’antichambre de la buvette.

Michel monta les marches du perron, ouvrit la porte et se trouva dans le bureau dont il tourna le commutateur.

Il retrouva l’atmosphère quotidienne : les chaises rouges à fond d’osier rangées autour du mur avec les crachoirs de cuivre à demi pleins d’eau. Il régnait là une odeur fade de cigare bon marché. Ceux du notaire.

Levant la barrière qui donnait accès derrière le comptoir, il se mit à l’aise, en bras de chemise sur quoi il mit ses manches de lustrine. Il coiffa sa visière verte, alluma la lampe à abat-jour qui pendait au bout de son fil au-dessus du pupitre et prit dans le coffre-fort les registres et les liasses de papiers. Puis, éteignant le plafonnier, il se mit au travail.

Dans le calme absolu de la soirée, il attaqua les longues colonnes de chiffres qu’il suivait du doigt pour inscrire sur une feuille volante le total. Il n’y avait de bruit que le gargouillement assourdi de la gouttière au bout de la galerie extérieure ; et le rythme maladroit d’une valse qui lui venait à travers la porte feutrée donnant sur le logis du notaire.

Toujours rien ! L’erreur devait être dans un bordereau. Il s’entêtait malgré l’avance de l’heure, afin de pouvoir annoncer au notaire, lorsqu’il rentrerait, que la solution était trouvée. L’horloge marquait déjà dix heures et demie. Il tourna la page.

— Tiens tu es là, Michel !

Le jeune homme leva la tête mais ne vit rien, ébloui, malgré sa visière, par le cône de lumière de la lampe. Il se pencha sur son tabouret afin d’entrer dans la pénombre.

— … Je ne savais pas que tu travaillais, ce soir. Je ne t’ai pas entendu entrer.

— Eh oui ! madame Jodoin, je vérifie les balances. Il y a une petite erreur. Je suis en train de la trouver.

Elle se tenait un peu en avant de la porte qui restait ouverte sur le corridor bref. Michel voyait tout au fond un coin du salon et le piano noir, carré, massif, avec son tabouret. Madame Jodoin apparaissait ainsi en silhouette, plutôt petite bien que sa coiffure montante, à la Pompadour, tentât vainement de la grandir. Elle était vêtue d’une espèce de robe en molleton rose qui tenait de la robe de chambre et du déshabillé. Il ne voyait bien que les pieds petits, chaussés de mules à duvet et qui, sortant de la robe longue, étaient juste dans le cercle de lumière. Ce que Michel devinait encore c’était, dans l’échancrure de la robe, une tache blanche en triangle qui était le cou et le sommet de la poitrine.

Le jeune homme attendait, le crayon à la main, debout près de son siège.

— Bon, continue ; je ne veux pas te déranger.

Elle tira doucement la porte feutrée qui se referma sans bruit effaçant la silhouette et son cadre lumineux. Michel se remit à ses chiffres, sérieusement.

Voilà ! L’erreur était bien dans une addition de bordereau, comme il le pensait. Dans celui de Charles-Édouard Poirier, on avait pris un sept pour le chiffre un. Ce n’était pas trop tôt ; il passait onze heures.

— Pas encore parti, Michel ?

Il sursauta.

— … J’ai pensé que si tu étais encore ici, tu prendrais peut-être quelque chose. Veux-tu un verre de liqueur ? Ça te ferait du bien.

— Non, merci, madame Jodoin. Je n’ai besoin de rien. D’ailleurs j’allais partir ; j’ai justement fini.

Elle le regardait en souriant d’un sourire bizarre, un peu gêné, un peu mystérieux aussi.

— Et monsieur Jodoin ? Il n’est pas couché encore ?

— Monsieur Jodoin ? Mais il n’est pas ici, tu sais bien. Il est allé à Trois-Rivières. Il reviendra probablement par le train de nuit. Pas avant quatre heures du matin. J’attendais que tu sois parti pour aller me coucher moi-même.

— Oh ! Je vous ai dérangée.

— Pas du tout, je t’assure. Je faisais de la musique et puis j’ai lu un beau roman.

Elle s’était avancée de sorte qu’un peu de la lumière la baignait doucement. À Michel la robe de chambre parut un peu plus décolletée. La ceinture, lâche à la taille sans doute à cause de la chaleur de la maison, laissait bayer les pans si bien qu’il apercevait un mollet cambré dans un bas de fil noir.

Il évitait de regarder de ce côté. Mais s’il levait les yeux, ceux-ci accrochaient une tache d’ombre charnelle dans l’échancrure large du collet. Il restait là, mal à l’aise, attendant qu’elle partît pour classer ses papiers, remettre son veston et rentrer. Mais elle ne bougeait point. Sans doute attendait-elle son départ à lui.

— Je crois que je vais serrer tout cela. J’ai fini. Et j’ai trouvé l’erreur, comme je pensais.

— Veux-tu que je t’aide, Michel ?

— Jamais de la vie, madame, je…

Mais elle s’était déjà avancée et avait pris le grand livre, l’avait porté vers le coffre-fort dont la porte était grande ouverte.

— C’est ici que tu mets ça ?

Il s’approcha précipitamment.

— Voyons, madame Jodoin. Ce n’est pas la peine ! Vous allez vous fatiguer. C’est pesant. Donnez-moi ça !

Elle tenait le lourd in-folio sur son bras gauche. Pour le prendre, Michel dut glisser la main dans le creux du coude. Mais au moment où il allait tirer à lui le volume, il sentit la femme qui serrait le bras ; de sorte que la main du jeune homme était appuyé sur son corps à elle. Il sentit surtout, à travers le molleton, la chair qui, écrasée, cédait doucement. Et une épouvante le saisit. Si elle allait crier, appeler ! Personne ne le croirait lorsqu’il affirmerait qu’il ne l’avait point fait exprès. Une bouffée de chaleur lui brûla le visage.

— Oh ! pardon !

— Mais… de quoi donc, Michel ?

Elle n’avait point tressailli et encore moins bougé. Elle restait là retenant prisonniers le livre et la main. Il sentait au bout de ses doigts les battements du cœur et les heurts de la respiration. Ses jambes à lui tremblaient. Il la regarda, éperdu, affolé. Ce qu’il aperçut, sous ses yeux, ce fut ce même creux d’ombre lourde ; et le soulèvement jumeau de la chair entre les pans de la robe rose. Elle se penchait même doucement, un peu plus, comme pour nouer sur elle ce regard, faisant sous ses yeux se dégager la richesse de sa poitrine ; accusant ainsi, entre les seins à demi libérés, cette tache d’ombre qui était désormais une ligne nette, d’une terrifiante splendeur.

À hauteur de son regard il avait ses cheveux où la lumière accrochait des reflets mobiles.

— Sais-tu que tu es bien bâti, Michel, murmura-t-elle d’une voix de la gorge, si différente de celle qu’il lui connaissait. Tu as bien dix-huit ans maintenant et tu es solide. Tu as des bras !…

Elle avait saisi son bras et le palpait. Les doigts s’enfonçaient lentement dans la chair et dans les muscles qui se raidissaient.

Il sentit que doucement, imperceptiblement, d’un mouvement qui aurait tout aussi bien pu venir de lui, ils glissaient tous deux vers l’espace étroit et sombre entre le battant du coffre-fort et le mur. Il vit près du sien son visage étonnamment petit où ne vivait qu’une bouche entr’ouverte en un appel gourmand ; et deux yeux immenses, noirs et profonds où palpitait une double étincelle.

De sa main libre, Michel la saisit maladroitement à l’épaule, moins par désir que parce qu’il se sentait chanceler. Il se laissa tomber dans le gouffre vertigineux de cette bouche qui s’offrait à la sienne et qui se colla à ses lèvres. Tout, autour de lui, s’abolit. Son corps tout entier éclatait sous le bondissement de son cœur. Il était parvenu à dégager sa main gauche et cette main cherchait à se glisser entre les plis de la robe pour trouver la chaleur enivrante de la poitrine. Mais il ne rencontrait que le grand livre qui faisait bouclier et dont le coin de cuivre lui entrait dans l’épaule.

Elle le repoussa soudain, avec une force étonnante.

— Mais voyons, Michel, qu’est-ce qui te prends, tu es fou !

Il se trouva debout à trois pas d’elle, hagard. Elle le regardait d’un air surpris que les coins de sa bouche, tremblants encore, démentaient. Il ne comprenait plus, tout souvenir, toute conscience noyée dans ce tourbillon, ne se rappelant rien de certain de ce qui s’était passé, le temps d’un éclair auparavant.

— Qu’est-ce que dirait monsieur Jodoin, si je lui racontais ?…

Elle glissa doucement vers la porte qu’elle ouvrit d’une main glissée derrière son dos, les yeux rivés sur les siens comme ceux du dompteur sur une bête sournoise et brutale ; pâle un peu de la frénésie qu’elle avait provoquée ; savourant en même temps le goût capiteux de sa propre terreur.

Une vague immense saisit Michel. Rien n’existait plus pour lui que l’instinct. Mais avant qu’il eût pu se jeter, elle avait disparu derrière la porte. Il entendit le bruit net, définitif, du verrou.

— Madame Jodoin, dit-il d’une voix entrecoupée et violente ; si forte qu’il lui sembla que toute la ville avait dû l’entendre.

Il n’y eut pas de réponse. Pourtant elle devait être là, de l’autre côté du vantail de feutre clouté de cuivre, car il n’avait pas entendu ses pas s’éloigner. Ce qu’il percevait, c’était à travers la porte des battements précipités, sourds et puissants comme si un bélier eut frappé ce battant à coups rythmiques. Mais non ; ce n’était que son cœur à lui.

Maintenant qu’il n’était plus fouetté par la présence, son désir tombait, lourd, sur ses épaules.

— Madame Jodoin !… dit-il d’une voix tremblante.

Quelque part dans la nuit une horloge sonna les douze coups de minuit.

Il songea au lendemain, au moment où il lui faudrait revenir en ce lieu qui jamais plus ne lui serait le même. Et à monsieur Jodoin qui, même s’il ne savait pas, du premier regard devinerait tout.

Une odeur de papier brûlé monta dans la pièce ; et cela le ramena au sentiment de la réalité. Il avait posé — quand ? — une cigarette allumée sur le bord du pupitre et un bordereau commençait de charbonner.

Il se précipita. Il saisit les papiers, les registres, le grand livre qui se trouva posé sur une chaise sans qu’il sût comment. Il enfourna le tout dans le coffre-fort, enleva sa visière et ses manches de lustrine, remit son veston, sortit.

Comme un voleur il regarda, avant de descendre le perron, si personne ne passait dans la rue.

La pluie avait cessé. Sous les étoiles rallumées, les flaques d’eau se prenaient en glace.

Il ouvrit son pardessus et ôta sa casquette : la nuit était étouffante.

CHAPITRE

X


LA  maison dormait paisiblement quand Michel rentra.

Le jeune homme, lui, dormit mal. Il passa les longues heures noires à se tourner et retourner dans les draps froids ; à chercher l’apaisement d’un sommeil qui brûlait ses yeux mais fuyait son esprit frénétique. Et ce désir de l’évasion dans le néant, par son acuité même, aidait à le tenir en éveil. Michel gardait de sa vertigineuse aventure un désarroi physique, un tremblement profond de son être, qui ne laissait point sa conscience s’engourdir. Les images se présentaient, imprévues et heurtées comme dans un délire fiévreux, sans qu’il pût rien faire pour les retenir et les ordonner. S’il ouvrait les yeux dans le noir, il se mettait à songer aux conséquences possibles de sa folie. Les yeux fermés, c’était encore pis. Des tableaux lascifs s’esquissaient en lui, insaisissables, épineux et dont l’imprécision même ajoutait à sa torture. Le souvenir de cette femme à la chair fleurie qu’il avait tenue entre ses bras maladroits éveillait la meute des instincts qui se mettaient à mordre.

Que pensait-elle de lui maintenant, en ce moment où, pour elle sans doute comme pour lui, le sommeil se refusait ? Te haïssait-elle pour son effronterie ? Ou, peut-être, le méprisait-elle pour sa maladresse stupide et de ce qu’il n’avait pas su être un homme ? Peut-être que s’il eût osé, s’il eût su oser ?… Non ! Il se rappelait son reproche, sa menace : « Qu’est-ce que dira monsieur Jodoin ! ».

Mais puisqu’elle l’aimait, qu’elle l’aimait, lui, Michel !… Depuis combien de temps s’était-elle mise à l’aimer, à le désirer ? Il fallait certes qu’elle l’aimât, et violemment, pour le rapprocher ainsi d’elle, pour oublier ses devoirs de femme et le danger d’être surprise. Par quel aveuglement, par quelle naïveté dont il avait honte n’avait-il jamais deviné sa passion pour lui ?

Tout s’abolissait pendant une minute indéfinie qui pouvait être une heure. Puis il se retrouvait espérant le matin. Il regardait son réveille-matin pour constater qu’il n’était encore que trois heures. Après cet instant d’ombre et de silence intérieur, presque de paix, un nouveau souci l’avait réveillé en sursaut dans la sueur qui collait à son corps brûlant sa chemise glacée. Il songeait à son entrée au bureau, demain matin, tout à l’heure ; à ce moment où il se retrouverait face à face avec le notaire Jodoin qui assis dans son fauteuil lèverait sur lui un regard qu’il n’oserait rendre. Une haine incongrue lui venait envers cet homme à qui pourtant il avait si violemment fait injure. Il lui en voulait de sa tête chevaline, de ses oreilles volantes où se fanait un bouquet de poils gris, de sa répugnante calvitie qu’accusait, en la voulant voiler, le soin qu’il mettait à la couper de quatre cheveux tirés en travers, d’une oreille à l’autre, sur le sommet de la tête où des bosses étranges et indécentes tiraient l’œil.

S’il n’allait pas au bureau ? S’il envoyait sa démission, par lettre ?

À quoi bon ! Dans une ville, aux Trois-Rivières, à Montréal surtout, il eût pu éviter les rencontres qui imposent une explication ; mais ici, dans ce Louiseville où chacun était perpétuellement nez à nez avec les voisins ! Comment d’ailleurs se justifierait-il auprès de sa mère ; auprès de monsieur Lacerte, de qui il tenait cette situation inespérée ? Hélène jamais ne comprendrait, s’il ne disait rien. Jamais ne pardonnerait, s’il avouait.

Avouer ! Non, NON. Avouer à elle dont la vie était si blanche, si transparente ! Elle pour qui il n’y avait jamais eu qu’un homme, son mari, tout méprisable qu’il eût été ! Quelle vie misérable pourtant avait été la sienne aux côtés de Ludovic Garneau. Misérable ? non. Sa douceur souriante, son allègre patience avaient su triompher. Comme leur existence à tous deux, mère et fils, était paisible et bonne maintenant qu’ils étaient seuls l’un avec l’autre !

Il allait s’assoupir, apaisé…

C’est tout cela que par sa faute il voyait par anticipation s’écrouler et fondre dans la honte. De nouveau il rejetait ses draps et sentait se crisper ses membres moites.

Hélène dut éveiller son fils.

À déjeuner, il fit durer son café et sa cigarette, repoussant sournoisement l’échéance, jusqu’à ce que sa mère finît par lui dire :

— Mais tu vas te mettre en retard, Michel ! Qu’est-ce que tu as, ce matin ? Toi qui es toujours à l’heure.

Elle leva sur lui son regard et remarqua le bistre profond autour de ses yeux lourds.

— Tu as l’air fatigué ! As-tu mal dormi ? Tu n’es pas malade, au moins ? Tu as dû prendre froid hier soir, te mouiller les pieds. Tu n’as pas l’air bien. As-tu quelque chose ? Des ennuis ?…

Il fut épouvanté de sa clairvoyance et se hâta de sourire pour cacher son trouble.

— … Il ne faudrait pas que tu sois malade. Surtout qu’aujourd’hui je dois aller à Montréal. J’avais pensé n’y aller que demain ou jeudi. Mais il y a une vente de liquidation annoncée dans le journal.

— Mais non, maman ! Tu peux partir sans inquiétude. Je n’ai rien du tout, je t’assure. Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ! J’ai travaillé un peu tard, hier soir.

— Beaucoup trop tard, Michel. Je le sais bien. Je n’ai pas dormi tant que tu n’as pas été rentré. Comme toutes les mamans…

Cette fois, Michel sourit franchement mais ne dit rien. En passant devant la porte entr’ouverte de la chambre, il avait entendu la respiration calme, un peu sonore, de sa mère paisiblement endormie.

— Je pars. Bonjour, maman !

Il se pencha pour l’embrasser. Et comme à ce moment elle aussi penchait la tête, il toucha de ses lèvres le nid soyeux de ses cheveux fins, odorants comme le foin fleuri, au parfum un peu âcre, que l’on coupe en fin d’été et qui le soir embaume au loin l’horizon. Sa main toucha l’épaule de sa mère ; mais ce contact lui en rappela un autre. Il retira brusquement le bras.

— Bonjour.

En passant devant la glace du corridor, il aperçut ses propres yeux ; il n’osa se regarder en face.

Le ciel matinal le rasséréna et la lumière calme du jour. Ses yeux retrouvèrent un monde qui n’avait point changé. Le soleil guilleret sautait d’une flaque de glace à l’autre. Partout la pluie s’était par magie figée en un vernis qui recouvrait de feux nouveaux jusqu’à la vieille neige hier encore fangeuse. Une voiture paysanne passait, carillonnant de tous ses grelots fous sa joie d’avoir été tirée de la remise par l’hiver hâtif. Chaque vitre, aux fenêtres des maisons, était un paysage de givre. À chaque toit la nuit glaciale avait accroché plaisamment une barbe éblouissante.

Machinalement, le pas de Michel se fit plus vif.

Arrivé au perron de la banque, il s’aperçut qu’il chantonnait.

— Bonjour, Michel. Il est neuf heures quart !

— Bonjour, monsieur Jodoin, j’ai été retardé ce matin à la maison.

— Es-tu venu travailler hier soir ?

Le jeune homme regarda son patron et lui vit l’air tranquille, ni plus ni moins hargneux que d’habitude. La question ne cachait aucun piège. Il sentit soudain sa poitrine se dilater et l’air y entrer profondément comme un soleil levant qui d’un jet balaye l’obscurité et chasse les ombres louches de la nuit.

— Alors tu n’es pas venu hier ! Je t’avais pourtant demandé de chercher l’erreur.

— Mais, je l’ai cherchée, monsieur Jodoin. Et je l’ai trouvée. Cela m’a pris… une demi-heure à peine. C’était dans l’addition du bordereau de monsieur Poirier. J’avais pris un sept pour un un.

Monsieur Jodoin se passa le doigt dans le faux-col de celluloïde pour dégager le bouton qui lui écrasait la pomme d’Adam :

— À propos de Poirier, il doit venir pour son billet…

La journée reprit, toujours la même chaque jour recommencée. Michel se sentait joyeux comme un convalescent. Seulement, chaque fois que s’ouvrait la porte feutrée donnant sur le logement du notaire, le commis avait un sursaut ; ses doigts se figeaient sur la liasse de papiers et le cœur se mettait à lui battre aux oreilles. Mais ce n’était que la bonne qui venait demander à monsieur Jodoin « une piastre quarante-deux pour payer le boulanger ». Puis Josette, toute pimpante, qui avertissait son père que le déjeuner était sur la table.

Elle était plutôt jolie, Josette. Elle avait de sa mère un petit visage un peu chiffonné au milieu duquel le nez retroussé semblait sourire à tout venant. Très soignée de sa mise, elle tenait haut la tête avec un petit air de flotter au-dessus de son entourage. Car elle n’avait garde d’oublier sa graduation, non point au couvent de Louiseville, mais bien « chez les dames Ursulines » des Trois-Rivières ; ce qui la mettait un étage, au moins ! au-dessus de ses compagnes. Sauf évidemment de Corinne Laganière, la fille du député qui, elle, avait fait sa dernière année à Villa-Maria de Montréal. De sorte que Corinne et Josette s’étaient liées d’une amitié un peu hautaine, exclusive et parfois condescendante à l’égard de leurs parents et connaissances de l’endroit. Railleuse de son naturel, Josette, pourtant, ne laissait pas de moquer avec elles les airs que prenait Corinne et son insistance à rappeler que leur véritable nom n’était pas Laganière mais bien DE LA GANIÈRE ; et de se donner des airs de marquise.

Volontiers, s’il l’eut osé, Michel eût fait quelques avances à Josette Jodoin. Mais il eût fallu pour cela que la jeune fille se rendît compte de son existence ; alors qu’en fait, Michel semblait pour Josette absolument invisible.

Le jeune homme d’ailleurs n’avait que peu l’occasion de la rencontrer. Car il n’avait point d’amis véritables et ne fréquentait pas chez les autres. Les Garneau avaient vécu à l’écart du village alors en passe de devenir petite ville ; à une distance matérielle que l’ivrognerie de Ludovic Garneau n’était pas pour faire disparaître. Hélène elle-même n’était point d’ici et n’avait jamais voisiné ; et personne jamais ne semblait avoir recherché le commerce des Garneau. Michel avait été longtemps sans se rendre compte de cette anomalie dans un petit monde où pourtant chacun coudoie constamment les autres. Comme cela était de toujours, il n’en avait point souffert. Et jusque-là sa mère avait suffi à son affection.

Toutefois, et maintenant surtout qu’il allait avoir dix-neuf ans, qu’il vivait dans le cercle plus animé du bourg, habitant non plus un chemin mais une rue où gens et maisons se touchent, il se rendait compte que leur vie à tous deux n’était pas tout à fait normale. Il s’était demandé si l’isolement ne pesait point parfois à sa mère.

— Pourquoi ne vas-tu pas parfois veiller chez les gens, maman ? Cela te distrairait.

— Mais pourquoi, Michel ? Je suis très bien ici. Tu t’ennuies avec moi ? Moi, je suis heureuse ainsi.

À cela il n’avait rien répondu.

Il s’étonnait néanmoins de la voir sourire à sa solitude. Elle était libre désormais, puisque veuve. Avec tout ce qu’elle avait conservé, à trente-sept ans, de joliesse et de fraîcheur, elle eût pu et même dû songer à refaire une vie qui n’avait point été heureuse et qu’il n’était pas trop tard pour reprendre à neuf. Michel y songeait parfois, depuis peu. Mais, en même temps, il n’envisageait pas sans quelque répugnance l’idée qu’un autre que lui pût occuper une place auprès de sa mère. Il se reprochait alors son égoïsme.

Il y avait pourtant un homme qui tout naturellement se fût placé dans le décor de leur vie. Monsieur Lacerte était veuf, sans enfant. Il était son parrain et le seul ami qu’ils eussent. L’homme d’affaires n’avait jamais cessé de témoigner à Hélène une bienveillance aimable et courtoise et d’avoir souci de son filleul. Certes, il avait près de cinquante ans ; néanmoins, Michel avait cru percevoir que la petite ville avait été dans l’attente de ce mariage et que les commères avaient été désappointées qu’il n’eût pas lieu.

Michel lui-même y avait fait devant sa mère quelques allusions obliques. Hélène n’avait point paru comprendre. Tout au plus lorsque la pensée de son fils s’était faite inévitablement perceptible avait-elle eu un léger froncement de sourcils, un demi-sourire un peu amusé et, en même temps, peut-être légèrement gêné. Elle n’avait pas autrement répondu et Michel n’avait eu garde d’insister. D’ailleurs, il ne lui déplaisait pas, au fond, que sa mère restât ainsi toute entière à lui, sans partage. Il s’était aisément fait à cette petite et douce existence à deux, pareille à un mollissant après-midi d’été après une matinée d’orage.

Pour ce qui était de lui, pourtant, et bien qu’il ne se le fût jamais avoué, il lui eût été agréable d’avoir avec les camarades de son âge, filles et garçons, un peu plus de contact. Car il avait atteint cette époque de la vie où la camaraderie est un besoin normal. Tout en adorant sa mère, maintenant qu’il était un homme il commençait de sentir s’accentuer tout ce qui le pouvait séparer d’elle. Tout d’abord la conscience lui était venue, avec l’épanouissement de sa chair et les changements invisibles et profonds que la puberté apporte dans l’esprit, de la troublante barrière qui sépare et attire les sexes et qui ne cesse de croître en importance à mesure que s’éteint l’enfance. Pour Michel, Hélène était de plus en plus une femme qui, tout en ne cessant point d’être la mère, était de moins en moins la maman. Dans leurs vies plus que jamais mêlées, le contact n’était plus désormais le même. Il y avait maintenant en lui des choses que sa mère ne connaissait point ; et d’autres qu’elle ne devait point savoir. Il se rendait compte aussi qu’à certains moments les pensées de sa mère lui étaient indéchiffrables.

Il n’avait pas d’amis. Certes il connaissait tout le monde. Tout le monde lui disait bonjour et échangeait avec lui quelques mots au hasard du trottoir. La plupart des clients de la banque le tutoyaient. Les jeunes gens de l’endroit, il les avait tous connus sur les bancs de l’école et dans les jeux d’après la classe, à cet âge où l’on n’a pas encore conscience des murs que créent entre les familles la fortune, la situation ou les préjugés. Aux petites filles, il avait fait des niches avec les autres. Et si pour plusieurs il avait eu des penchants temporaires de petit garçon, pour l’une d’entre elles, pour Marie-Claire Froment, il avait ressenti cet élan de tendresse obscure que l’enfant, s’essayant déjà à être homme, tâche de se point avouer tout en se sentant grandi par leur existence même. Mais de tout cela, de cette promiscuité de dix ans il ne lui était resté, chose curieuse, aucun camarade, encore moins aucun dont il put dire : « Mon ami ». Un peu sauvage et naturellement distant, orgueilleux comme tous les sensibles, maladroit dans la camaraderie comme tous les fils uniques, il n’avait point d’aise avec les autres. Si bien qu’il restait isolé, n’en souffrant pas, tout en ne laissant pas de se sentir quelque peu singulier.

— Pourquoi donc n’as-tu pas d’amis ? demandait parfois Hélène.

— Mais, maman, je connais tout le monde.

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais tu ne sors jamais avec les autres.

— Tu aimerais peut-être mieux me voir passer mes soirées au restaurant plutôt que de rester avec toi ?

— Mais non, Michel, tu sais bien. Mais de temps en temps. C’est comme pour les jeunes filles. Il serait naturel que tu sortes avec elles de temps en temps. Marie-Claire…

— Ah, non…

— Bon, si tu veux !… Augusta Gravel ?… Elle est gentille, et pas laide. L’as-tu vue avec le petit chapeau bleu que sa mère lui a acheté ici ? C’est même un peu ta cousine. Tu serais invité dans les soirées.

— Ça ne me dit rien, maman. Je suis très bien comme ça. Après mon travail, je suis bien content de rentrer à la maison.

— Comme tu voudras. Tu sais, je ne me plains pas de t’avoir avec moi.

Elle n’insistait pas. Cela d’ailleurs eût été contraire à son tempérament. Pourquoi se fatiguer à vouloir violemment les choses ? Elle se contentait d’ajouter parfois, plaidant mollement contre son propre sentiment :

— C’est que… il faut penser à plus tard. Tu te marieras. Je ne serai pas toujours là.

— Ne dis pas cela, maman ! Je te le défends.

Il parlait alors avec une autorité subite et dure, rejetant la tête en arrière d’un mouvement volontaire qu’elle connaissait bien ; Ludovic Garneau avait jadis ce même geste brusque et cette même voix impérieuse. Mais cela, elle ne l’avait jamais dit à Michel.

Il était de fait que les jeunes filles ne semblaient point s’intéresser au jeune Garneau. Non pourtant qu’il fût laid. Sans être grand, il était d’épaules assez droites et portait la tête haute. De ses cheveux châtains, entre le noir de son père et le blond de sa mère, et qu’il portait un peu longs, une mèche retombait devant l’œil, une mèche trop longue qu’il relevait d’un geste fréquent de la main. Les yeux étaient clairs et nets, d’une indéfinissable couleur : un peu plus foncés que pers mais virant au noir brutal lorsqu’une colère subite faisait pâlir le visage. Le menton un peu avancé, la bouche plutôt mince avouaient plus de volonté que de jugement.

À la fin de l’année monsieur Jodoin, devant son insistance et sans doute grâce à l’intervention de monsieur Lacerte qui de loin ne l’oubliait point, monsieur Jodoin consentit à porter son salaire à dix dollars par semaine. Il avait d’ailleurs pris des responsabilités à mesure qu’il se faisait plus au courant des affaires de la banque.

Au printemps, le jeune Langlois fut engagé comme messager et dernier commis. Michel eut désormais quelqu’un à qui donner des ordres.

Pour les étrennes de sa mère, il lui acheta des boucles d’oreilles en or.

CHAPITRE

XI


À  MESURE qu’il avançait en âge, Michel prenait du monde une conscience plus précise. Mais ce monde ne pouvait être pour lui que la somme des êtres et des objets qui l’entouraient immédiatement ; de ces choses qui lui étaient d’autant plus réelles, avaient d’autant plus de substance, qu’elles étaient plus près de lui et qu’il les pouvait plus facilement toucher au cours de sa vie restreinte dont chaque jour ne faisait que répéter le précédent.

Il songeait peu au passé, ce qui est commun à tous ceux de son âge. Bien plus, mais pour des raisons qui ne sont point communes à tous les jeunes gens, il se défendait de rappeler à son esprit les années de son enfance. Maintenant qu’il s’était fait à cette demi-solitude à deux — sa mère et lui — qui lui tissait doucement un bonheur paisible, il lui répugnait de revenir en arrière et d’évoquer un passé que ni la maison, qui n’était plus la même, ni son travail, qu’il n’avait point autrefois prévu, ne pouvaient faire revivre dans sa mémoire volontairement oublieuse.

Hélène elle-même ne parlait jamais de l’époque d’avant son veuvage. Comme, sans néanmoins visiblement vieillir, elle s’éloignait de son bel âge, elle cherchait inconsciemment à effacer cette époque déplaisante. Ce qui lui revenait plutôt et qu’elle accueillait en souriant, c’était sa jeunesse à elle, le temps où, pieds nus et cheveux flottants, en tablier et robe d’indienne à fleurs, elle courait sur la nappe des champs étalés autour de Maskinongé ; et les hivers où, emmitouflée de lainages multicolores, elle glissait sur le miroir de l’étang formé par le barrage juste au-dessus du moulin. Elle aimait revenir sur ses amours de fillette, sur ces passions petitement violentes qu’elle avait inspirées nombreuses, et plus rarement ressenties. Elle riait en racontant ses désespoirs tragiques et passagers. Elle retrouvait la saveur agréable des jalousies qu’elle avait fait naître chez les galopins de son entourage. Sa bouche se mouillait voluptueusement au rappel de ses remords lorsque, à quatorze ans, elle s’était laissée embrasser par un séminariste en vacances ; ou qu’elle avait accordé à un cousin des libertés premières dont elle ne parlait point mais dont elle savourait en cachette le souvenir véniel. À son fils, elle parlait volontiers de ses douze ans, de ses quinze ans, et tout cela était singulièrement frais et vivant pour elle. Pour Michel cela se perdait dans les ténèbres des âges révolus et lui donnait l’impression d’images figées dans un livre et sans rapport avec la vie réelle.

Mais ce que tous deux, d’un tacite accord, supprimaient de leurs conversations était toute allusion aux années tourmentées qu’avait habitées Ludovic. On eût dit que Michel n’avait pas eu de père ni Hélène de mari.

S’il arrivait que par inadvertance cette ombre apparût entre eux, une certaine gêne les saisissait. Michel souffrait, pour sa mère, des torts que Ludovic Garneau avait eus à son égard et que le fils connaissait bien, encore qu’Hélène n’en fît jamais mention. Et de cela aussi il lui était reconnaissant. Il l’aimait et estimait davantage de ce qu’elle ne se laissât point entraîner à une amertume rétrospective. Un tel pardon de tant d’années blessantes lui inspirait même une certaine fierté filiale ; et par réversion, il en haïssait encore plus la mémoire de son misérable père.

Aussi bien cela lui était-il facile. Il n’avait jamais compris que ses livres d’enfant appelassent « sentiment naturel » un amour qui lui paraissait devoir toujours être mérité. La justice même lui imposait d’exécrer son parâtre ; toute indulgence lui eût paru une insulte à sa mère, un détournement de tendresse.

Inconsciemment, car elle était incapable de calcul, Hélène l’affermissait dans cette dureté. Car elle avait désormais envers son fils des élans que du vivant de son mari elle avait toujours contenus ; de sorte que Michel gardait rancune à son père de toutes les caresses dont il avait été privé à l’époque où, enfant, elles lui eussent été si délectables.

Mais la rancœur envers cet homme, dont il n’avait rien connu que de malfaisant, coulait surtout de la blessure profonde que les années avaient cicatrisée sans l’effacer ni la rendre moins sensible. De sa passion pour la musique il ne restait à Michel, du fait de son père, que le souvenir des souffrances qu’elle lui avait values et des violences qu’elle avait suscitées chez Ludovic Garneau. Les deux souvenirs étaient désormais inséparables. C’est pourquoi son esprit écartait aujourd’hui toute idée de cette musique dont pourtant autrefois il avait été si enthousiaste. Il n’y était certes pas indifférent ; au contraire, et par une extraordinaire perversion de son sentiment, il en était arrivé à éprouver de la répulsion pour ce qui avait été son espérance et sa joie.

À part ce tourment dont il avait peu conscience tant il mettait de soin instinctif à le refouler, le passé n’existait que peu pour sa jeunesse. À vingt ans, il sortait à peine de ces années insouciantes où le présent seul est réalité ; où l’aujourd’hui n’est point inéluctablement lié à un demain. Il goûtait même le présent. Il le goûtait d’autant plus que durant les années douloureuses qu’il avait vécues dans l’orageuse atmosphère familiale, il avait essayé d’écarter un présent alors trop pénible à percevoir. La musique avait été son refuge et son évasion. Aujourd’hui, à l’âge où la plupart des adolescents et des jeunes hommes commencent à vivre dans l’avenir, à escompter les joies qu’ils voient se rapprocher d’eux, il reprenait le temps perdu et en était encore à savourer les heures actuelles ; car elles lui étaient douces comme pour d’autres l’avaient été les jours émerveillés de l’enfance.

Il changeait pourtant. Maintenant qu’il était en son pouvoir de conditionner son destin, de le modeler au gré de son désir, maintenant qu’il était le maître de son propre labeur et qu’il en touchait le salaire, il commençait un peu à songer au lendemain. Mais ce lendemain pour lui n’était que l’aujourd’hui en plus large et en meilleur ; d’une durée indéfinie, sans révolution ni cassure. Son ambition actuelle se bornait à une augmentation de salaire. Puis, bientôt, il monterait un échelon dans l’échelle des situations bancaires. Le prochain pas, et d’importance, serait sa nomination éventuelle comme gérant de quelque succursale avant que de toucher, au bout de quelques années, un poste plus important, peut-être dans une ville ; aux Trois-Rivières, par exemple. Telle était son ambition et telle était sa certitude. Il se voyait déjà dirigeant un personnel nombreux, régissant des crédits de milliers, de centaines de mille dollars, traitant avec les compagnies qui commençaient à se développer et à secouer la torpeur aimable des villes du Québec. Il se sentait capable et désireux de travailler, de lutter. Capable de vaincre.

Ce qu’il y avait de permanent dans tout cela c’était l’image de sa mère. Sa présence indéfinie ne faisait point de doute. Il l’imaginait vieillissant à côté de lui, toujours jeune de sourire et d’insouciance.

Certes, Michel la voyait maintenant avec d’autres yeux. Il ne l’aimait pas moins intégralement, bien que sa tendresse à lui ne se manifestât que rarement et sans jamais de chaleur sensible. Il avait vieilli double comme il est normal de dix à vingt ans. Il ne se sentait de commun avec le petit Michel Garneau d’autrefois que des souvenirs et le fait qu’il n’y avait point eu entre eux de césure. Mais il se sentait homme désormais et beaucoup moins enfant que l’on ne se sent plus tard, à quarante ou à cinquante ans ; car il était encore trop jeune pour admettre ce qui, inévitablement, lui restait encore de puéril.

Hélène au contraire était restée la même. Elle était d’une pâte sans levain. Si à Michel elle paraissait quelque peu différente, cela tenait au fait que plus que les siens, les yeux de son fils avaient changé de même que sa compréhension. Il s’était, peu à peu rendu compte de ce qu’était sa mère. Il la jugeait de plus en plus en homme, tout en ne cessant point de l’aimer en enfant. Il avait pris conscience de son charme réel, de sa joliveté. Hélène Garneau était encore, à trente-neuf ans, la femme la plus séduisante de la ville. Les hommes se retournaient sur son passage. Et s’ils étaient deux, ils échangeaient encore à mi-voix quelque polissonnerie. C’est à peine si les années avaient alourdi ses paupières et ombré la bouche d’un pli léger. Mais son teint gardait la fraîcheur du jour et sa taille était celle d’une jeune fille.

Il n’en allait pas autrement de son esprit que rien ne parvenait à rider. Si la boutique de chapeaux donnait un peu, elle en dansait presque de joie ; si de la journée aucune cliente ne s’était montrée elle disait naïvement :

— Mon Dieu, que l’on est bien quand on est tranquille. Je n’ai pas été dérangée une seule fois.

Elle ne montrait d’excitation réelle que lorsque, revenue de Montréal, elle déballait ses colis de rubans, de fleurs et de formes fantaisistes qu’elle voyait déjà transformées en « bijoux de chapeaux ». Pourtant ces voyages commençaient à la fatiguer un peu ; elle en revenait les yeux tirés et les pieds brûlés par l’asphalte des trottoirs.

— Je ne peux plus aller à Montréal et revenir la même journée. Cela me met à terre pour une semaine. Je crois que maintenant lorsque je serai fatiguée, je passerai la nuit à Montréal. J’ai trouvé une maison de pension très bien près de la gare ; chez une dame Mallette. Elle est bien gentille. J’espère que cela ne t’ennuie pas si une fois de temps à autre tu couches seul à la maison ?

— Mais jamais de la vie, maman. J’aime bien mieux que tu ne te fatigues pas. Si tu passes la soirée à Montréal, tu pourras aller au théâtre. Peut-être monsieur Lacerte serait-il bien content de pouvoir se montrer avec une belle femme comme toi. À moins que son amie ne soit trop jalouse.

— Monsieur Lacerte ! Oh ! tu sais, je ne le vois pas chaque fois que je vais à Montréal. Il est trop occupé. Je ne voudrais pas le déranger.

Depuis lors, il arrivait que ses achats tinssent Hélène absente du foyer deux pleines journées. À son retour, elle trouvait toujours la maison en bon ordre, la vaisselle lavée et rangée par Michel et même, maintenant que c’était le printemps, la petite maison fleurie d’anémones et de violettes qu’il avait mises dans les deux petits vases, de chaque côté de la grande glace de modiste.

Elle lui faisait alors des joies d’enfant inespérément gâtée. Michel en était touché. Cela lui inspirait en même temps vis-à-vis de sa mère une tendresse particulière. Ce qu’il ressentait alors et de plus en plus, ce n’était point un amour filial mais bien un sentiment presque paternel qui lui était venu peu à peu, à mesure que plus mûr, mieux capable de juger, il s’était rendu compte que la douceur et le charme de sa mère étaient surtout faits d’indécision et d’imprévoyance. Étranger, il eût deviné que chez Hélène la sensibilité n’était que de surface. Elle avait une façon confiante, touchante et dangereuse, de se laisser aller au cours des choses, de chercher la voie facile, d’éviter les montées qui s’offraient un peu dures ; préférant faire un détour, pourvu que ce chemin de côté eût un peu de soleil, qu’il fût en même temps ombragé et qu’elle pût s’arrêter à cueillir un brin de foin d’odeur ou à regarder un écureuil faire de l’équilibre sur une branche de frêne. Au vrai, elle adorait les fleurs champêtres. Et c’est bien ainsi que son Michel la voyait, la tête couronnée de marguerites comme une petite fille, ne faisant d’ailleurs pas de frais d’imagination, ne jouant ni à la reine ni à la bergère, mais contente de sourire simplement au soleil souriant, sans songer que bientôt viendrait le soir puis la nuit.

Néanmoins, les absences relativement fréquentes de sa mère avaient fait sentir à Michel le poids de la solitude. Il se trouvait esseulé dans ce petit univers calme, cohérent et étroit de Louiseville, où personne n’était étranger et chacun mieux que cousin. Il se sentait anormalement isolé. On ne semblait point rechercher sa compagnie. Il ne laissait pas de le deviner, et qu’il n’était pas traité comme les autres jeunes gens de son âge et de sa condition. Il savait aussi pourquoi : on n’oubliait pas de qui il était le fils. Son père avait été la risée, presque la honte du bourg. Monsieur Jodoin avait une façon de le présenter :

— Mon comptable… disait-il à voix haute ; puis il ajoutait précipitamment, d’une voix indistincte :

— … Michel Garneau.

C’est un peu par orgueil qu’il décida que lui aussi aurait une amie.

Il l’avait d’abord remarquée à l’office du mois de Marie où elle était apparue un beau soir dans le banc de mademoiselle Béland. Il l’avait vue ainsi obliquement, à quelques pieds en avant et de côté. Ses yeux s’étaient arrêtés sur un chapeau à grande boucle de ruban bleu qu’il ne connaissait pas, puis sur la nuque que les cheveux tirés en un haut chignon laissaient dégagée. Elle avait tourné la tête vaguement et il l’avait trouvée plutôt gentille.

La surprise avait été de la retrouver le lendemain au bureau de poste, encadrée dans le guichet de la Livraison Générale. Il avait appris qu’elle était des Trois-Rivières, nièce de mademoiselle Béland et que sa mère étant morte, elle habiterait désormais chez sa tante.

Il lui parlait forcément lorsqu’il allait faire les expéditions de la banque. Ce qui attira son regard, ce ne fut ni ses yeux, ni sa bouche, ni les traits d’un visage qui pourtant n’était pas sans charme. Le nez était simple, un peu impertinent du bout où il se relevait juste assez pour rompre la monotonie et ajouter du piquant. Les yeux étaient sombres, d’un brun banal ; mais les cils très longs alourdissaient et cernaient les paupières. La peau était à la fois fraîche et chaude, fraîche de grain et chaude de couleur. Ce qui surtout avait saisi Michel était la beauté des cheveux châtains visiblement très soignés. Elle y portait constamment la main en un geste précis et machinal, les lissant distraitement sur les tempes pour les remonter vers le sommet de la tête où ils étaient roulés en une longue coque suivant la mode du jour. Les yeux de Michel restaient fixés sur ce casque soyeux où chaque mouvement de la tête faisait courir des reflets mordorés.

La jeune fille le regardait, le sourcil gauche relevé de façon bizarre et interrogative, attendant qu’il se décidât à parler. Michel se rendit compte de sa distraction et rougit.

Il rougit et se sentit gêné. Son secret avait été surpris en même temps que lui-même l’avait connu. Pourquoi n’avait-il pas comme tout le monde regardé les yeux et le visage ? Ou la poitrine ? C’est que pour lui, il s’en rendait compte, rien n’était plus attrayant chez une femme, rien de plus capiteux que la beauté de la chevelure, couronne de reflets magiques et brûlants que ses yeux cherchaient d’abord.

Il fut en quelque sorte reconnaissant à cette étrangère de la révélation d’un instinct dont il eût ressenti de la honte, car il sentait là quelque chose d’anormal. Pour la première fois il devina ce que l’idée de péché pouvait avoir de terrifiant et de savoureux en même temps. Ces cheveux, il eût voulu les toucher, y poser ses lèvres, les caresser longuement.

— Qu’est-ce que j’ai d’extraordinaire, monsieur Garneau ? Est-ce que je suis décoiffée ?

Il se mit à rire.

— Pas du tout. Au contraire. C’est bien joli, cette coiffure.

— Ça vous plaît ?

— Beaucoup…

Elle avait pesé le paquet qu’il avait apporté.

— Ce sera quatorze sous.

— Merci. Bonjour.

Il vint désormais chercher le courrier deux fois par jour, au lieu du messager. Et chaque fois la conversation était plus longue et plus plaisante.

Si bien qu’un jour il se décida.

De son bureau à lui, il apercevait par la fenêtre la porte latérale du bureau de poste, justement celle des employés. Il la voyait sortir chaque soir.

Le mercredi il prolongea exprès son travail et à cinq heures moins sept, il sortait de la banque. Le temps de traverser la rue, de regarder les cravates dans la vitrine du magasin Grosbois et il entendit claquer la porte puis le martèlement léger de ses souliers sur les madriers du trottoir.

— Bonjour, mademoiselle Georgette.

Il avait su qu’elle s’appelait Georgette, Georgette Paquin. Il n’avait cependant point osé l’appeler Georgette, tout court, comme il l’eût fait pour quelqu’une de l’endroit. Mademoiselle Paquin ? Trop impressionnant, trop cérémonieux. C’est tout cela qu’il avait calculé, pendant qu’il contemplait les cravates et les chemises et la guettait, fouettant son courage pour cet abord qui l’effrayait quelque peu. Non qu’il fut timide ; mais l’idée d’un refus possible, en plein jour et en pleine grande rue, faisait se cabrer son amour-propre.

— Tiens bonjour, Michel, dit-elle tout uniment.

Encouragé, il se plaça de façon à ce qu’elle dût s’arrêter. Elle enchaîna :

— … Pensez-vous qu’il fait beau !

— Oui. Vous vous en allez chez vous ?

— Oui… J’ai fini pour aujourd’hui.

— Si j’allais vous reconduire ? Je voulais justement prendre une marche.

— Si vous voulez.

Elle habitait rue Saint-Jean. Mais d’un commun accord ils décidèrent de continuer un peu plus loin. Vers la rivière.

Arrivés au pont, ils tournèrent à droite et s’engagèrent dans le chemin qui conduisait au moulin des Tourville.

De grands ormes groupés en bouquets inclinaient au-dessus de l’eau leur couronne de jeunes feuilles. Ils s’assirent un moment sur l’herbe courte encore et dont chaque brin luisait comme du métal dans la claire lumière de cette longue journée de juin. Ils tournaient le dos au village et n’avaient devant eux que le fossé profond où la rivière du Loup coulait ses eaux alourdies de glaise ; et à perte de vue, au delà, l’aire des champs avec ses avoines et ses blés qui, brefs encore, formaient un tapis ras d’un vert tendre. S’il se tournait vers sa compagne, Michel apercevait, plus loin, le cimetière du village : un champ plus petit que les autres, sans un arbre, et où parmi les stèles peu nombreuses et la floraison des croix de bois, les rares monuments de pierre avaient l’air de grosses bornes.

Georgette se tenait un peu penchée, montrant un profil agréable où la bouche très rouge et un peu grande faisait une tache luxueuse. Elle avait soigneusement relevé sa jupe de drap et laissait ainsi voir la cheville et l’amorce d’un mollet charnu.

De temps à autre et sans se retourner, elle regardait obliquement, du coin de l’œil et avec une coquetterie évidente, Michel qui, d’abord assis, avait fini par se coucher à plat ventre dans l’herbe. Lui, regardait avec délices le soleil allumer les cheveux de sa nouvelle amie. Ils parlaient de tout et de rien, des gens du village, de leur travail, des Trois-Rivières où Georgette avait grandi, de Montréal où Michel avait l’ambition d’aller. Elle écoutait plus qu’elle ne parlait, tandis que lui, tout au plaisir de cette heure complaisante, sentait monter en son cœur une force et des ambitions nouvelles.

Un tourbillon d’ailes hésita puis s’abattit sur une branche.

— Tiens, un mariage d’oiseaux, dit-il.

— Et… où sont les mariés ?

— À cette heure-ci… ils sont… partis en voyages de noces.

Ils se mirent à rire tous les deux, devinant ce qu’il n’avait pas osé dire.

Michel pensa qu’il serait bon de poser un baiser derrière l’oreille, dans la mousse des cheveux dont, en fermant les yeux, il crut deviner l’odeur lourde, entêtante et sensuelle. Mais ce désir en même temps lui était doux et paisible. Un émoi subtil fleurissait en lui sans qu’il pût reconnaître un sentiment encore imprécis et si nouveau pour lui.

Les notes de l’angelus passèrent au-dessus de leurs têtes, très haut dans le ciel, comme un vol d’hirondelles. Trois fois trois. Instinctivement, ils levèrent les yeux.

— Il faut que je rentre, dit Georgette calmement. Ma tante doit se demander dans le monde ce que je suis devenue.

Pour l’aider à se relever, il lui tendit les deux mains. Elle se fit tirer paresseusement, ne s’aidant point, laissant tout son poids porter sur les bras de Michel. D’un mouvement glorieux, il la mit debout.

Ils reprirent le chemin du village, suivant la rue principale que la fin de la journée animait un peu. Ils rencontrèrent tout le monde et Michel en fut heureux.

Comme elle montait le perron de sa demeure :

— Bonjour, Michel. Merci.

— Bonjour, Georgette… Merci !

Elle eut un sourire bref puis se mordilla la lèvre d’un geste dont il avait remarqué qu’il lui était coutumier. Elle avait ainsi l’air de goûter une cerise.

— Vous voulez que j’aille vous chercher des fois comme ça ? Il ajouta, en façon d’excuse :

— … Nous finissons de travailler en même temps. Et puis, il fait beau. C’est l’été.

— Bien sûr.

Il se hâta de rentrer chez lui en chantonnant et de la porte cria à tue-tête.

— Bonjour maman, bonjour !

Du fond de la cuisine, Hélène lui répondit doucement :

— Bonjour, Michel.

Mais elle ne posa pas de questions.

Elle l’avait vu passer tout à l’heure.

CHAPITRE

XII


LA  buraliste des postes et le secrétaire de la municipalité seuls connaissaient Zéphirin Legendre. Pour le reste du village, c’était tout simplement Bébé, et cela depuis trente et quelques années.

Sans lui, la vie eût été hérissée de petits problèmes insolubles. Pour la plomberie, il y avait un plombier ; pour la construction, des menuisiers ; pour les meubles, un tapissier. Pour tout le reste, pour tout ce qui n’a pas de nom, il y avait Bébé.

Il tenait, près du pont de la Petite Rivière, une boutique que feu son père avait occupée avant lui et où tout le village passait deux ou trois fois l’an.

De métier, Bébé n’en avait point ; car il les avait tous. Il était né adroit et débrouillard comme un carcajou. Le docteur, pour affûter ses lancettes ; le père Calaouine, pour rafistoler son vieux fusil de braconnier ; la mairie, pour débrouiller la serrure du coffre-fort ; mademoiselle Laplante, pour sa machine à coudre ; tout le monde venait voir Bébé.

Sa boutique faisait le rez-de-chaussée d’une baraque carrée dont il habitait l’étage avec sa femme et ceux qui avaient survécu des onze enfants qu’elle lui avait donnés. Y habitaient en outre sa vieille mère, une nièce et un écureuil apprivoisé qui était le sixième à s’appeler Jérémie. Il y avait peu de temps que « le père ’Phirin » avait quitté cette boutique que pendant si longtemps il avait orné de sa barbe en collier et de ses oreilles à boucles d’or, souvenir des temps où il naviguait sur la grande mer. L’atelier avait jadis été éclairé par une fenêtre unique, avant que les araignées y eussent tissé des rideaux à peu près impénétrables au jour. À présent il n’y avait de lumière que celle, intermittente et falote, de la forge, et celle surtout, variable suivant jour et saison, de la porte ouverte à double battant. Bébé quittait l’établi quand le jour s’éteignait. De sorte qu’il faisait, l’été, des journées longues et l’hiver, de courtes sessions où il devait garder son pardessus plus une couple de vieilles vestes de laine pour ne pas geler tout vif. C’est là que chacun venait apporter le fruit de la dernière catastrophe domestique.

— Bébé !

— Tiens ! Bonjour, mademoiselle Léger !

— Bébé, je ne sais pas comment j’ai fait, mais j’ai cassé la pédale de mon bicycle. Je pense que ça n’est pas réparable. Papa va être fâché.

— Bon. On peut toujours essayer. Mettez-le là.

— Et… quand est-ce que ce sera prêt ? Bébé n’hésitait pas un instant :

— Vendredi midi.

— Vendredi, certain ?

— Certain.

— Bon alors, je viendrai voir lundi si c’est prêt. Elle connaissait Bébé.

— Bébé !…

— Tiens ! Bonjour Monsieur Grosbois.

— As-tu réparé mon moulin à café ?

— J’étais justement pour m’y mettre. Ça va être prêt betôt.

— Mais tu me l’avais promis pour la semaine dernière.

— Si vous voulez attendre, dans cinq minutes ça va être prêt.

Sans se presser Bébé finissait de limer la pièce qu’attendait Élisée Lafleur, le maigre bedeau. Tandis que, surgi on ne savait d’où, Jérémie s’était penché sur l’épaule de son maître et mangeait précipitamment une cacahuète.

— C’est com… com… combien, Bééé… bé.

— Quinze cents. C’est pas trop ?

Avec des mouvements mesurés de somnambule, il posait la pièce terminée sur l’établi, suivant sa curieuse habitude qui était de ne jamais remettre l’objet en main, glissait les quinze sous dans sa poche et s’arrêtait un instant les yeux clos. Puis il montait vers le fond de l’atelier, repoussait une voiturette d’enfant, une roue de faucheuse, un pédalier de meule, plongeait le bras sans hésiter dans un invraisemblable écheveau d’objets divers et l’en sortait tenant le moulin à café.

— Je ne sais pas comment tu fais, Bébé, pour te retrouver dans tes affaires !

— C’est bien simple, monsieur Grosbois ; je ne vois pas clair. Je suis myope. Alors ça ne me sert à rien de regarder. Comme ça, c’est moins compliqué.

En un tour de main, le moulin était en pièces, les morceaux épars parmi le fouillis de l’établi. La manivelle tombé par terre, il la poussa simplement du pied. Il saurait ainsi où elle était. D’un bond Jérémie s’était envolé sur le soufflet de la forge.

— Bonjour, bonjour Bébé ! Tiens, bonjour Édouard !

— Bonjour, monsieur Bigras ! dit Bébé au chef de gare.

— Bonjour, Casimir, dit en même temps Édouard Grosbois.

— Est-ce que mon moteur est prêt ?

— Dans cinq minutes, monsieur Bigras. J’allais justement commencer.

— Bon je vais attendre, j’ai soupé.

Il savait que c’était le plus sûr moyen.

Penché sur l’établi, Grosbois, chauve et bedonnant, et Bigras, hirsute et mince comme un clou, suivaient machinalement des yeux les mains agiles dont les doigts fins étaient éternellement gantés d’une croûte de cambouis.

— Tiens ? C’est une dent d’alluchon qui est cassée.

— Ah… Et qu’est-ce qu’on peut faire, Bébé ?

— On peut peut-être en trouver une autre.

Il fermait les yeux, hésitait un moment, puis plongeait sous l’établi et en sortait une boîte pleine de roues dentées.

— Dis donc, Bébé, qu’est-ce que tu penses de l’affaire de l’église ?

Le marchand avait posé la question ; et le chef de gare avait cligné de l’œil d’un air entendu.

— Quelle affaire de l’église ?

— Ne fais pas l’innocent. Tu n’aimerais pas ça que nous ayons une belle grande église toute neuve à la place de la vieille ?

— Il y a des vieilles choses qui sont bonnes et belles, monsieur Grosbois. Il y a aussi des choses neuves qui sont ni belles ni bonnes.

— Moi je suis pour le progrès. Du nouveau, du moderne, il faut du changement.

— C’est ce qu’ont dit les protestants ; et ceux qui virent capot comme les suisses de Maskinongé. Ils ont laissé le vieux pour du neuf. Moi je suis habitué à notre vieille église. J’ai pas besoin de changer.

— Toi, tu es comme le Sénateur. Parce que la chaire a été sculptée au couteau par les vieux, il ne veut pas qu’on y touche. À ce compte-là, on ne ferait jamais rien. On garderait toujours les mêmes habits, les mêmes maisons.

— … Et le même maire !… glissa doucement Bébé qui connaissait les ambitions du marchand.

— Certain ! T’as frappé juste sur le clou. Ça fait assez longtemps que Sévère Latour est maire ; si c’était pas de lui il y a belle lurette que Louiseville aurait grandi, aurait dépassé Trois-Rivières…

— Pas tant que ça, pas tant que ça ! insinua le chef de gare qui se hâta pourtant de balancer son opinion : Mais il y a du vrai là dedans.

— Voyez-vous, dit le gros Édouard en donnant de la voix comme s’il se fut trouvé en pleine réunion électorale, il faudrait qu’un bon homme se présente. Ça fait assez longtemps que ça dure. Par exemple, on n’est plus chez nous. Il y avait déjà un restaurant grec et une buanderie chinoise. Il y a maintenant un Syrien qui veut ouvrir un magasin. Il ne manquait plus que ça !

— Vous voyez bien que la ville grandit, insinua le chef de gare. Il est même question de faire une autre voie d’évitement. Ça, c’est une vraie preuve.

— Oui, mon Casimir, mais avec tout ça, on ne sera plus chez nous, à Louiseville. Franchement toi, Bébé, si tu avais à voter, entre Latour et… un bon homme ?…

— Oh ! moi, monsieur Édouard, je connais pas ça ! C’est pas que je suis tant que ça pour monsieur Latour. Mais c’est pas non plus que je suis contre. Il y a du bon et du mauvais, comme pour tout.

— Pourtant, il faudrait bien que tu décides pour qui voter ?

— Je voterais peut-être pas. Moi, j’ai pour mon dire que tout ça c’est du temps perdu. Mais surtout, ce que j’aimé pas c’est de voter contre quelqu’un…

— Mais tu n’as pas besoin de voter contre quelqu’un. Tu voteras pour quelqu’un.

— C’est la même chose, monsieur Édouard. C’est tout du même et du pareil, comme disait mon défunt père, puisqu’en votant pour un on empêche l’autre d’avoir son contentement. Au fond on devrait pas avoir besoin de maire, de député, d’échevins. Si chacun était à son affaire, on serait mieux. Si tout un chacun s’occupait de ses affaires à lui sans vouloir arranger les celles du voisin, qu’est-ce qu’on aurait besoin d’hôtel de ville, de prison, de parlement ? C’est tout ça qui monte les gens contre le voisin. S’il fallait croire tout le monde, tout le monde serait du pas bon. J’aime mieux rien écouter de tout ça. Je connais tout le monde ; et tout le monde me paraît du bon monde. C’est peut-être parce que tout ce que je leur demande, c’est de payer mon ouvrage quand ils m’en donnent.

— Sais-tu comment ça s’appelle des gens comme toi qui veulent pas de maire et de députés ; ça s’appelle des anarchisses et il paraît que c’est dangereux.

— Je sais pas ce que ça veut dire, monsieur Édouard. Mais si être narchisse, ça veut dire de vouloir de mal à personne, ben je suis peut-être un peu narchisse, comme vous dites. Pi j’en connais Un autre qui l’était peut-être aussi, de Son temps.

— Qui c’est que tu veux dire, Bébé ?

— Rien. Je me comprends.

Ce disant il donnait calmement un dernier tour de clé à la manivelle et posait sur l’établi le moulin à café.

— C’est combien, Bébé ?

— Oh !… quarante cents. C’est pas trop ?

Le marchand lui tendit une grosse pièce de cinquante sous.

— Tiens, ça vaut bien ça.

— Ça vaut quarante cents, monsieur Grosbois, quarante cents.

Et de sa poche il tira un dix sous qu’il mit sous les yeux du client.

Une ombre était apparue dans la tache du jour cru que faisait la porte béante.

— Tiens, bonjour Michel ! dit monsieur Bigras, qui attendait patiemment.

— Bonjour, tout le monde ! Bébé, peux-tu réparer le fer électrique de ma mère ?

D’un revers de main, Bébé remonta une longue mèche, blonde comme de la filasse de maïs, qui lui coulait devant les lunettes.

— Ah ! j’en ai jamais réparé ; mais il devrait y avoir moyen. Laisse-le-moi.

— C’est qu’elle en a besoin. J’aimerais mieux attendre.

Le jeune homme alluma une cigarette. Monsieur Bigras ne disait mot et attendait aussi que l’artisan eût trouvé ce qui n’allait pas dans son petit moteur. En cinq minutes ce fut fait ; un simple contact qui avait pris du jeu.

Monsieur Bigras partit à son tour.

Le soleil, qui s’en allait rejoindre les soleils passés dans la fosse du couchant, s’était abaissé au point qu’il entrait désormais tout droit dans l’atelier et le fouillait jusqu’au fond. Sur le terre-plein séparant la boutique de la route, étendue sur l’herbe grise et rase une chatte langoureuse prêtait son ventre maternel à ses chatons dont deux, après avoir foui la fourrure épaisse, avaient enfin trouvé les tétins et se gorgeaient goulûment ; tandis qu’un troisième, repu, jouait à avoir peur, caracolait de côté, le dos en arc, sa petite queue droite comme la hampe d’une bannière dont l’étoffe eût été arrachée par un coup de vent.

On entendait, glanés par le soir dans la campagne, les sons lointains qui jamais le jour ne se rendaient jusqu’ici mais qui à cette heure glissaient facilement sur les rayons obliques. Une vache meuglait longuement d’une voix caverneuse. Du bouquet de saule, de l’autre côté du ponceau, sortait tout un pépiement d’oiseaux pressés de se raconter le jour avant que la nuit n’eût mis son couvercle sur les nids.

Michel se sentait heureux de vivre, tièdement. Il songeait que la vie était bonne et Georgette, aimable.

— Tu travailles fort à la banque, Michel ?

Assis sur la poutre polie qui formait le large seuil de la boutique, le jeune homme répondit sans se retourner à Bébé qui éparpillait sur l’établi les pièces du fer à repasser :

— Pas trop. Et puis c’est un travail intéressant. On sait des choses sur les gens…

Il y eut un silence accordé à la lenteur du jour de plus en plus rose.

— Comment est-ce qu’elle est, ta mère ?

— Pas mal. Un peu fatiguée. Elle a le rhume aujourd’hui.

— …

— …

— C’est-il vrai que le notaire va laisser la banque et qu’on va ouvrir un nouveau bureau avec un gérant de Trois-Rivières ?

— Pour le nouveau bureau, c’est pas mal certain. Pour le gérant, il n’y a rien de décidé. C’est pas sûr qu’il vienne de Trois-Rivières.

— C’est un morceau qu’est dessoudé, dit Bébé. Je vais te souder ça tout de suite.

Il prit sa lampe, donna quelques coups de piston et mit son fer à chauffer.

— … Tu serais assez vieux pour être gérant, Michel. Tu connais assez les affaires.

— Oui… Ça fait maintenant cinq ans.

— Oui… oui…

Après avoir mis le mordant, Bébé d’une main saisit la baguette de soudure, de l’autre le fer rouge. D’un geste précis il fit couler une goutte de plomb sur la brisure. Il attendit un moment, puis rassemblant les pièces, remonta l’appareil. Après quoi il vint s’asseoir sur le seuil aux côtés de Michel. La lumière n’était plus ; sa journée était finie.

— Une cigarette ?

— Tu sais bien, Michel, que je ne fume pas. Ça encrasse les poumons.

Il se tailla une chique modeste.

Tout doucement la nuit avait avalé le jour dont il ne restait que des lambeaux accrochés au faite des arbres. Michel eut subitement le sentiment vague que quelque chose s’était assis auprès d’eux, quelque chose de bizarre et d’anormal qui n’était peut-être que le silence et la paix tiède qui ouataient l’air et enveloppaient le village. Les rares passants glissaient sur un tapis de soie grise.

— C’est curieux la vie, Michel, c’est curieux… Il y a des choses de même.

— Comme quoi ?…

— Des choses de même…

Il s’interrompit, pour reprendre après une pause :

— … Le monde est drôle. Quand on pense qu’ils sont bons, on voit qu’ils sont pas bons. Puis quand on pense qu’ils sont pas bons, on trouve qu’ils sont bons.

— À Louiseville en tout cas, c’est tous des bons catholiques.

— Ah !… ça va à la messe… Et ça fait ses Pâques sans manquer. Ça va à confesse ; y a pas à dire. Mais c’est pas toujours les ceusses qui se confessent le plus qui sont les meilleurs.

— C’est vrai, Bébé, ce qu’on dit ? Que t’as des drôles d’idées ?

— J’ai des idées. Oui… j’ai des idées. Ils disent ça.

— Des idées comme quoi ?

— Ben ! La religion, c’est nécessaire. On n’est pas des animaux, malgré que les animaux faut pas en dire du mal. Mais il y a tout le reste.

— Quoi encore ?

— Ben… tout le reste. Il y a les lois, puis il y a l’argent. Puis il y a la méfiance : et des fois la mauvaiseté. J’ai pour mon dire que sans tout ça, la religion serait peut-être pas aussi nécessaire. Mais comme les choses elles sont, il en faut. Ça fait un ballant.

— Moi, Bébé, je trouve que le monde, il est pas mal.

— Oui, tu trouves de même. Puis un jour tu trouveras autrement. Puis tu te souviendras de ce que je dis là. Je le dis pas souvent parce que les gens comprennent pas. Mais je le pense.

La marée silencieuse de la nuit était maintenant étale. Les lampes allumées aux fenêtres crevaient de taches jaunes les façades noyées. La chatte passa, portant dans sa gueule un de ses chatons, jambes et tête pendantes comme une loque.

— Mais pourquoi que tu dis tout ça, reprit Michel, vaguement ennuyé.

Il ne s’offensait point des idées émises par l’artisan, bien qu’elles le missent un peu mal à son aise. Tout le monde tolérait ces lubies qui ne faisaient de mal à personne et qu’il exprimait toujours de façon obscure.

— Je dis ça, parce que t’es un bon garçon, Michel. Mais il faut prendre les gens comme ils sont. Moi, je suis habitué. Mais toi, t’es jeune.

Il se tut et resta un long moment silencieux tandis que la paix immense du soir bourdonnait aux oreilles de Michel.

Puis l’homme dit simplement d’une voix qui semblait glisser sur les mots :

— Tu sais, ton père, mon Michel… ben… après tout, ton père… c’était pas un mauvais gars… pas un mauvais gars. Je t’assure.

Des grenouilles coassaient dans le bas-fond de la Petite Rivière où la vase étalait pour elles son tapis nuptial, tiède et doux. Cela faisait un bruit continu, quelque chose comme un scintillement musical, comme les voix innombrables et emmêlées des étoiles palpitantes.

— … Eh oui ! Michel… Il y a des choses de même… Seulement, Louiseville, c’est pas grand.

Le plus jeune des deux hommes, car il ne se sentait plus enfant, Michel, hésita à son tour avant que de parler. Il ne comprenait pas très bien. Et d’ailleurs il se sentait étrangement troublé par cette voix calme et amicale qui dans la nuit venue semblait ne sortir de personne en particulier. Ou peut-être de lui-même ; d’un lui-même inconnu.

À son tour il reprit :

— Évidemment. J’aurais plus d’avenir dans une grande ville.

— Ah oui ! Ça serait peut-être pas une si mauvaise idée… parce que, tu sais, Louiseville !…

Il poussa un soupir profond et ne dit plus rien ; mais se levant, il prit à l’aveuglette le fer électrique resté sur l’établi et le posa sur le seuil, à côté de Michel.

— C’est vingt cents, Michel. C’est pas trop ?

— Non. Bonsoir, Bébé.

CHAPITRE

XIII


IL  arrivait souvent à Michel, le soir, de promener sa solitude par les rues peu nombreuses de la ville ; rues si courtes qu’elles le jetaient presque aussitôt dans le lac indéfini de la campagne. Il errait ainsi pendant des heures d’un pas qui rythmait son humeur du moment.

Qu’il n’eût point d’ami, il l’attribuait à son naturel peu liant. C’est à peine s’il lui arrivait de causer, au magasin, avec les jeunes de son âge ; et, rarement, d’être invité à une soirée où l’on jouait à des jeux de société jusqu’à ce que fût arrivée l’heure des boissons gazeuses et de l’éternel gâteau des anges dont c’était la mode.

Mais le jeudi, le jeudi soir dont la coutume faisait ce qu’on appelait le bon soir, c’est-à-dire le soir important, le soir officiel, le soir sérieux, il passait quelques heures avec Georgette. Depuis un temps il la voyait même les dimanches. Il eût été volontiers plus souvent auprès d’elle, s’il n’eut eu de toujours l’habitude de tenir à sa mère une compagnie qui était la seule qu’elle connût.

Lorsqu’il voyait sa blonde, ils restaient tous deux assis sur la véranda dont une vigne grimpante, accrochée aux ajours de la boiserie, faisait une espèce d’alcôve où l’on était invisible. Théoriquement, la tante Béland les chaperonnait de la fenêtre du salon, gardée ouverte si le temps le permettait. Ainsi les convenances étaient sauves. En réalité, les deux amoureux s’installaient dans le coin bien à l’abri des indiscrets, tandis que le trottoir était si près qu’ils ne perdaient rien de ce que pouvaient se dire les passants.

Michel s’était enhardi petit à petit et y avait gagné quelques privautés. Georgette et lui passaient des heures l’un près de l’autre à se tenir la main en causant des choses et des gens quotidiens. Il avait un soir, avec une fausse négligence, posé son bras sur le dossier de la chaise de sa compagne ; la fois suivante il avait recommencé. Elle n’avait rien dit, si bien que, d’un geste qui faisait semblant d’être machinal, il avait touché du bout des doigts la nuque de la jeune fille, là où la chair est rendue encore plus douce par la soie fine des premiers frisons. Puis comme Georgette ne protestait pas, il s’était mis à caresser doucement ses cheveux en une caresse régulière et légère à laquelle il prenait un plaisir qui le bouleversait profondément. Enfin il était arrivé que le hasard d’un mouvement avait fait glisser la tête de la jeune fille sur son épaule. Il l’avait embrassée hâtivement et maladroitement sur le coin de la bouche. Là encore elle n’avait point bronché, n’avait eu geste de protestation ni de recul ; ni, à la vérité, de mouvement qui eût pu être un acquiescement ou un commencement d’abandon. Rien. Quand il l’embrassait ainsi, depuis, elle interrompait simplement sa phrase pour la reprendre aussitôt terminé le baiser.

Lorsqu’il pensait de la quitter, marchant vers la maison dans ce calme de la nuit qui le rendait plus conscient de la violence de ses désirs, il reprenait sa veillée à ce moment précis où son audace avait failli et où il n’avait point osé tenter d’aller plus avant. Il s’imaginait alors glissant ses mains fiévreuses le long de l’épaule ferme vers la mollesse souple de la poitrine, disant les choses qu’il eût voulu dire et qu’il ne savait comment aborder. La prochaine fois…

Elle aurait la tête sur son épaule. Il essaierait d’un baiser plus violent et dont entre jeunes gens on parlait bravement comme d’une chose connue et pratiquée. Certes, jamais encore il ne l’avait essayé. Cela lui paraissait le comble de l’audace. Mais si elle allait rester encore impassible :

— Georgette, dirait-il, tu es bien froide !

Sûrement elle protesterait :

— Mais non, Michel, je t’assure !

— Tu n’aimes pas quand je t’embrasse comme cela.

Et il l’embrasserait de nouveau, longuement, plus longuement encore, d’un baiser pénétrant tandis qu’il la serrerait sur lui et que sa main caresserait ses cheveux.

Il la sentirait alors qui se mettrait à trembler. À son tour elle l’entourerait de ses bras…

Comme la nuit était fraîche, il enlevait son pardessus. Laissant le vent de minuit calmer son front brûlant, hâtant le pas, il se perdait dans l’ombre des grands arbres sous lesquels les rues venaient se dissoudre.

Le jeudi suivant il se retrouvait près de Georgette, tremblant d’un désir qu’il tremblait encore plus de lui voir deviner.

Il avait pourtant vingt-deux ans. Mais tout ce qu’il connaissait de la femme était ces attouchements énervants qui ne faisaient que rendre plus aiguë sa faim charnelle ; et le souvenir de cette heure nocturne où il avait senti près du sien le corps provocant de la femme de son patron. Il songeait avec impatience au jour où sa situation enfin établie lui permettrait d’épouser une femme qui serait, assurément, Georgette. Et son imagination suppléant à une connaissance qui lui manquait, il se faisait du mariage une sorte de paradis matériel où rien ne comptait plus que des caresses jamais interrompues.

Quand cela arriverait-il ? Peut-être avant longtemps pourrait-il passer gérant ?

Par moments, il se sentait à l’étroit dans cette petite ville. Il lui venait des impatiences, presque des rébellions intérieures qui cependant n’éclataient point dans le vide relatif qui le baignait. Il avait des moments étranges où il regardait tout ce qui l’entourait avec des yeux inaccoutumés qu’il sentait pourtant être les siens. Moments où rien de tout cela ne lui semblait plus familier, bien qu’il y eût vécu toutes les années de sa vie, bien qu’il ne connût du monde extérieur rien que ce que lui en apportait le journal quotidien et les correspondances officielles de la banque. Il lui prenait parfois envie de jeter par-dessus bord — d’un coup — tout ce qui était lui et que par moment il sentait ne pas être le vrai lui-même mais bien quelque chose comme un vêtement taillé pour un autre et que les circonstances lui eussent imposé.

Ce qui lui manquait surtout était l’occasion d’exercer une force et une virilité qu’il sentait frémir en lui mais qui jamais ne trouvait à s’extérioriser. Il se savait capable de violence. Bien plus, il ressentait le besoin d’une explosion d’autant plus forte qu’elle était depuis plus longtemps contenue. Mais tous les jours le ramenaient à la même routine. Tous les matins il se mettait à tourner la même meule en suivant la même ornière avec sur les yeux le même bandeau.

Il s’en consolait en se sentant devenu un homme. Et c’est pour se prouver à lui-même sa maturité qu’il se forçait d’accepter délibérément cette vie courante sans combats et par conséquent sans défaites, si elle était sans victoires. Il sentait quelque fierté à n’être plus ce qu’il avait été autrefois : un enfant demi-sauvage vivant dans le royaume étrange des sons et des harmonies dont il ne voulait désormais plus rien connaître.

Sa vie aujourd’hui était canalisée. Il ne songeait point trop à l’avenir, tout en gardant en lui-même une confiance que l’analyse n’eût peut-être pas justifiée. S’il eut pris état de ce qui s’offrait à lui, peut-être eût-il été déçu. Mais il ne cherchait pas si loin.

Qu’il fût nommé gérant de la succursale de Louiseville lui paraissait chose possible, prochaine et désirable. Il lui semblait qu’il pourrait, lui, donner à cet établissement une impulsion dont il jugeait le notaire bien incapable. Il se voyait alors vivant entre la douceur de sa mère et le charme de Georgette.

Il était d’ailleurs encouragé par monsieur Lacerte dont les visites à Louiseville étaient cependant de moins en moins fréquentes.

Le vieil homme d’affaires semblait réussir à Montréal. Il était entré en association avec un autre brasseur de combines et ne venait à peu près plus jamais dans la petite ville. On n’en avait de nouvelles que lors des voyages d’Hélène à Montréal, voyages eux-mêmes de plus en plus rares. Monsieur Lacerte était néanmoins venu à l’époque des fêtes pour régler un certain nombre d’affaires et aussi « pour voir les vieux amis ». Il avait apporté à Hélène son cadeau habituel, cette fois une ménagère en argent avec les burettes pour sel, poivre, huile et vinaigre.

Michel avait eu un sentiment bizarre d’éloignement et de rapprochement à la fois. Maintenant qu’il n’était plus un enfant, et maintenant surtout qu’il était comptable à la banque, il lui semblait que la distance entre son parrain et lui avait singulièrement diminué. Il se rendait compte que cela tenait à un double fait : l’idée accrue de sa propre importance et celle, diminuée, de l’importance de son parrain. Pour peu que cela continuât, il ne sentirait plus en sa présence cette timidité qu’il avait eu autrefois. Mais il lui resterait toujours une gratitude émue envers celui qui avait été si bon pour la veuve et pour l’orphelin.

Il avait même été gêné cette année-là, par l’attitude de sa mère. Elle avait accepté le cadeau traditionnel de parrain avec reconnaissance, certes, mais avait paru presque… désappointée. Michel n’avait pas compris, jusqu’au moment, plusieurs jours plus tard, où examinant le cadeau, il s’était aperçu à son tour que la pièce n’était point neuve.

Mais monsieur Lacerte n’en avait pas moins grandi dans son estime, même si le changement de perspective avait quelque peu diminué sa stature. Car le vieil homme — il était désormais réellement vieux — lui avait parlé quelque peu de ses affaires et lui avait même demandé conseil touchant la liquidation de certains intérêts qu’il avait encore dans la région et dont il se voulait départir. Il lui avait expliqué les opérations dans lesquelles il allait s’engager avec ce partenaire trouvé à Montréal et qui se révélait un financier d’envergure.

— Mon petit Michel, avait-il dit en se frottant les mains, si je réussis à monter cette affaire de biscuits, je vais être riche ; mais riche pour vrai.

— Mais vous n’êtes pas pauvre, mon oncle. Vous êtes riche !

— Je trouvais ça, moi aussi autrefois, quand j’étais à Louiseville. Parce que je faisais les plus grosses affaires du canton, je me pensais millionnaire. Mais depuis ce temps j’ai connu MONTRÉAL.

Il avait une façon large de dire ce nom en appuyant instinctivement sur la première syllabe, sur ce MON emphatique qui était presque une prise de possession.

— À MONTréal, un homme qui fait cent mille piastres d’affaires, c’est un petit commerçant. Tu sais, à moins d’un million !…

Pour le million, sa voix s’était faite négligente comme si ce chiffre eut été sa pâture quotidienne.

— Un million, mon oncle, c’est beaucoup. Même à Trois-Rivières…

— Trois-Rivières ! Hé ! C’est rien… C’est pas comme Montréal et New York ! Si mon affaire de biscuits réussît…

— Mais il faut en vendre des biscuits, mon oncle, pour faire un million d’affaires.

— Mon Michel, c’est une question d’annonce, de réclame.

— De réclame ?

— Oui de réclame. Ici on ne sait pas ce que c’est. Comme le dit mon associé : « Il ne faut pas offrir aux gens ce qu’ils demandent. Non ! Il faut leur faire demander ce qu’on offre ». Leur entrer dans la tête qu’ils ne peuvent pas s’en passer. Des annonces partout, dans les journaux, sur les murs, sur les poteaux, dans les villes, les villages, les campagnes. « Le biscuit Parfait, le seul. » « Le biscuit Parfait.. » « Le biscuit Parfait… »

Il était devenu lyrique ; mais Michel ne reconnaissait plus les mots ni les intonations de son parrain. Il le regardait étonné, un peu inquiet, et soudain il comprit. C’était l’autre, l’associé, qui parlait ainsi par la bouche de monsieur Lace rte.

— C’est pour ça, mon Michel, que je veux ramasser tout ce que j’ai. Dans quelque temps nous allons lancer notre affaire.

— Mais pourquoi, mon oncle, vous donner tout ce mal ? Pourquoi ne pas jouir un peu de la vie. Vous avez de quoi vivre et personne à qui laisser votre argent.

— Tu penses, Michel !

En disant ceci le vieux l’avait regardé par-dessus son lorgnon, ce même vieux binocle qu’il avait toujours eu mais dont les verres maintenant étaient si épais que les yeux en paraissaient grossis démesurément.

Et Michel avait compris. C’est à eux, à lui, que son oncle songeait à laisser son bien lorsqu’il viendrait à mourir !

Évidemment ! Il n’avait neveu véritable ni nièce que l’on connût. À peine des cousins éloignés qu’il ne voyait jamais. Le jeune homme regarda son « oncle » avec des yeux que l’émotion brouillait presque. Il songea qu’il eût été doux d’avoir pour père ce parrain à qui ils devaient tant ; au lieu de celui auquel il s’interdisait de penser et de qui il ne tenait, à part la naissance, qu’un nom dont il avait à rougir. Il sentit que pour monsieur Lacerte il ferait tout, poussé par un sentiment filial qui ne pouvait exister et qui existait pourtant, vigoureux et purifiant.

Et voici qu’il se prit à songer que sans doute ils devaient à parrain plus qu’il n’avait jamais deviné. Il comprit que constamment le vieil homme les avait encouragés et aidés. Il ne dit rien mais regarda monsieur Lacerte un moment, les yeux dans les yeux, avec dans son regard une reconnaissance attendrie que l’autre devina.

— C’est bon, Michel, c’est bon ! dit-il brusquement, d’un ton bourru.

CHAPITRE

XIV


CET automne, Louiseville ne manqua pas d’une animation à laquelle Michel prit un intérêt qui ne lui était point ordinaire. Mais il lui semblait qu’il dût désormais participer à la vie collective de la ville plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Son âge l’y poussait — il avait désormais droit de vote — et surtout un sentiment accru de son importance ; car la banque lui semblait être une des plus nobles cellules de la vie commune. Monsieur Jodoin, à cause de son âge et de sa prostate qui ne lui laissait point de repos, s’intéressait de moins en moins aux affaires dont il était d’ailleurs visible qu’elles passeraient bientôt en d’autres mains. Les communications officielles du bureau-chef le laissaient clairement entendre. Depuis quelques mois, la direction de la Banque était pratiquement le fait de Michel qui y voyait un entraînement utile à sa gérance prochaine. Or le devoir d’un gérant de banque était assurément de se mêler activement à la vie de la région, d’une façon détachée toutefois, d’une façon quelque peu supérieure même et en se gardant bien de jamais prendre parti dans les querelles et les rivalités intestines.

Il y avait d’abord eu les élections municipales.

Monsieur Grosbois avait fini par satisfaire l’envie qui depuis des années le tenait de poser sa candidature à la mairie ; et comme personne ne le lui avait offert, il avait organisé une manifestation de sentiment populaire sous forme d’une délégation de citoyens — ses clients et ses fournisseurs — qui étaient venus le prier.

Marchand de son métier et progressivement enrichi dans le commerce de la quincaillerie à quoi il avait depuis peu ajouté la confection, il avait deux ambitions qui la nuit le tenaient parfois éveillé et le jour le faisait s’arrêter, les yeux vagues. D’abord, celle de diriger un grand bazar à l’instar de ceux de Montréal ou de Québec. En esprit il voyait l’affiche, en lettres hautes de deux pieds : LES MAGASINS GROSBOIS ET FILS. Il se voyait aussi photographié sur le seuil, en manches de chemise pour que l’on vît bien qu’il était le propriétaire.

Sa seconde aspiration était vers les honneurs. Il enrageait secrètement de voir monsieur Latour, de moitié moins riche que lui et qui ne vendait que de la vulgaire épicerie, avoir droit au titre de Son Honneur le Maire, et occuper la place d’honneur, à côté de monsieur le Curé, dans les distributions de prix et les réceptions de notables. Il souffrait surtout de se sentir définitivement arrêté au deuxième échelon social sinon au troisième. Il y avait au-dessus de lui tous les gens dits « de profession » : le notaire Jodoin, le vieux docteur Vincent et le jeune docteur Elphège Caron qui, avec les habitants du presbytère, formaient l’aristocratie de l’endroit. Du fait de ses fonctions, monsieur Latour avait le droit de les coudoyer. Il y avait le dentiste, ce docteur Langevin qui se donnait des airs et qui, chaque fois qu’il le rencontrait, traitait de « cher confrère » le docteur Caron. Ce dernier en pâlissait de colère. Il fallait enfin ajouter, comme habitant le même étage, monsieur Laganière qui n’était certes qu’agent d’assurances mais que son poste de député provincial faisait important. En outre, n’avait-il pas fait son cours classique ? Jusqu’en Belles-Lettres, du moins ! Tous ceux-là tenaient le haut du pavé en vertu de droits que personne ne pouvait leur contester. Ce qui manquait surtout à monsieur Grosbois, et il en avait conscience, était l’instruction qu’il affectait de mépriser ouvertement : « Je ne sais pas beaucoup lire », disait-il, « mais pour savoir compter, ôtez-vous de là » ! Il avait aussi, en parlant des gens « instruits » des façons de dire et des intonations qui montraient que pour lui « avoir fait son cours » était, sauf chez un prêtre, quelque chose d’aussi anormal que d’être venu au monde avec deux pouces à la même main.

Il n’en affectait pas moins, pour cacher son ignorance, d’employer des expressions sonores qu’il modifiait parfois curieusement. Ainsi, il disait à tout propos :

« Quel beau panama ! ». Il voulait dire panorama. Ou encore : « La voiture de la malle fait la lavette entre Louiseville et Yamachiche et versi-versa. »

Il ne perdait pas une occasion de dire combien il admirait le « maître d’autel » de l’église paroissiale.

Dans son premier discours de la campagne électorale, place du Marché, il s’était écrié :

— Si vous m’élisez à la mairerie, je serai ménager de votre argent. Je serai près du trésor de la ville comme un lion rougissant.

Évidemment, cela était resté ; à son insu on ne l’appelait plus dans Louiseville que « le Lion rougissant ». On riait ; mais Sévère Latour, maire sortant, riait de moins en moins. Il ne laissait même pas de commencer à s’inquiéter.

Car le Lion ne faisait pas que « rougir » ; il s’agitait fort. Il dépensait libéralement au lieu de se contenter d’être aimable pour tous et d’offrir un verre à quelques électeurs choisis, comme l’avait toujours fait monsieur Latour, assez près de ses sous, ce que chacun savait.

Michel avait été flatté qu’on lui demandât, après le refus du notaire il est vrai et avec une centaine d’autres, de signer en qualité d’électeur le bulletin de présentation de monsieur Grosbois. Pour la première fois on lui donnait l’impression qu’il était quelqu’un ; l’impression que l’on avait conscience de son existence et que dans le faisceau des volontés humaines, la sienne avait pris puissance. Mais d’un signe monsieur Jodoin lui avait intimé l’ordre de s’abstenir. Ce dont il avait été chagrin, jusqu’à l’explication :

— Mon garçon, tu n’as pas l’air de te rendre compte de ce que c’est que la banque. Quand on est de la banque, on ne se mêle pas de politique. On reste au-dessus de ces affaires-là. Comme monsieur le Curé, mon garçon, comme monsieur le Curé.

Il n’en avait pas moins suivi avec curiosité les événements.

Dès le lendemain de la mise en nomination, on avait vu un spectacle inouï. Une espèce de chariot avait passé et repassé par la demi-douzaine de rues de la ville, sous les yeux ébaubis des électeurs et escorté par tout ce que Louiseville comptait de va-nu-pieds. C’était tout simplement l’automobile, mais oui, l’automobile du Garage Central conduit par Bouteille en personne et sur quoi on avait bâti un énorme cube de calicot blanc surmonté à chaque coin de drapeaux du Sacré Cœur et de drapeaux du Pape. Sur chacune des parois on lisait en grosses lettres bleues et rouges :

COMME MAIRE VOTER POUR ÉDOUARD GROSBOIS
candidat du peuple — candidat honnête
Louiseville EN AVANT !

En vérité, personne ne doutait de l’honnêteté d’Édouard Grosbois. Ni du fait que Louiseville allait de l’avant, bien que cela ne fût pas très perceptible aux gens de l’extérieur. Quant à l’honnêteté de l’ambitieux marchand, on savait que pour rien au monde il n’eût triché d’une ligne sur la mesure du drap ou mis le pouce sur la balance, fut-ce par distraction ; que personne n’était plus généreux que lui quand passait la guignolée, la veille du jour de l’an.

Mais on n’ignorait pas non plus — ce qui n’enlevait rien à son prestige, au contraire — qu’il s’entendait fort bien avec le député et que cette association était profitable à tous deux. Dans la construction du pont métallique sur la rivière du Loup, le gros Édouard avait tout fourni. À la suite de quoi Alcide Laganière avait acheté, et payé comptant, la maison de Charles-Édouard Poirier et l’avait refaite au point qu’on disait maintenant « la résidence de monsieur Laganière » (ses ennemis l’appelaient « la Maison du Pont » ) ; les trois filles Laganière avaient eu chacune leur bicyclette et madame Laganière un manteau de rat musqué. Pour ce qui est de Grosbois, personne mieux que Michel ne savait la grosseur des dépôts bancaires qu’il avait faits à cette époque ; jusqu’au moment où il avait acheté d’un coup quatre mille dollars d’obligations.

Or après une campagne électorale de quelques jours, le scrutin eut lieu : Grosbois l’emportait, par une faible majorité, il est vrai, mais il l’emportait. Il serait désormais Monsieur le Maire ! Mais ce triomphe, il le devait à un trait d’astuce, à un trait de génie de Georges-Édouard Gendreau, propriétaire de l’hôtel Canada et son principal agent électoral.

Le vote devait avoir lieu un lundi. L’avant-veille, samedi, dans la soirée, Bouteille avait subrepticement fait le tour d’une trentaine de maisons choisies : celles des gens besogneux et qui, sur les listes secrètes, étaient pointés comme favorables à la candidature de monsieur Latour. Tout en leur recommandant le plus grand secret, l’émissaire leur avait donné des instructions précises sur l’heure où ils devraient se rendre au bureau de scrutin et sur la façon de faire leur croix. Et en partant, il avait glissé dans la main de chacun un billet de deux dollars en ajoutant :

« Prenez ça pour boire un coup à la santé de not’maire, monsieur Latour. Trompez-vous pas : sur le papier c’est pas le premier nom, c’est le second, celui d’en dessous. Prenez-ça. Comme ça, je suis certain que vous voterez du bon bord ! »

Jusque-là rien que d’ordinaire et de normal, sauf de voir chez monsieur Latour l’ambition triompher de l’avarice. Les gens avaient même trouvé amusant de voir ce damné Bouteille travailler en sous-main contre monsieur Grosbois.

Mais la suite de l’histoire, que l’on ne connut que plus tard, atteignit des sommets inimaginables.

Le lendemain matin, dimanche, veille du scrutin, une demi-heure avant la grand’messe, monsieur Grosbois se présentait en trépignant à la porte du presbytère. Les cheveux en tourbillon, le chapeau sens devant derrière, sans cravate, il insistait pour avoir avec monsieur le Curé une entrevue de la plus extrême urgence. En quelques mots furieux, il révélait au chanoine Desgroseilliers ce qu’il venait d’apprendre de source absolument sûre : voyant que lui, Grosbois, allait être élu, un agent de monsieur Latour était passé chez certains électeurs sans scrupules ou simplement dans le besoin et pour deux dollars avait acheté leur vote.

La réaction de monsieur le Curé était inévitable. Car il ne se faisait d’élection dans la paroisse que la chaire ne retentît d’une homélie sur l’honnêteté électorale et d’une mercuriale contre les pratiques déshonnêtes de certains candidats. Monsieur le chanoine Desgroseilliers, qui avait l’esprit civique, votait, faisait voter ses vicaires et tenait à ce que dans sa paroisse tout se passât dans l’ordre.

Dans le cas présent, son premier réflexe fut de douter ; pareille chose ne pouvaient survenir après tout ce qu’il avait prêché depuis vingt ans. Mais monsieur Grosbois, les yeux exorbités, insistait :

— J’ai les noms, monsieur le Curé, j’ai les noms ! Pas tous, évidemment, mais plusieurs !

— Vous allez me les nommer, monsieur Grosbois. Mais je ne peux pas vous croire, je vous le dis.

— Très bien, je vais vous en nommer un ; et on va voir si c’est vrai. Moi aussi, monsieur le Curé, j’espère que c’est une calomnie ; j’espère ! Ça serait trop déshonorifiant. On m’a dit que le ’Toine Gadoury…

Cela ne traîna pas. Mandé dare-dare au presbytère, le ’Toine Gadoury arrivait dix minutes après. Et là, dans le secret du bureau, après un terrible combat verbal et une promesse d’impunité, tout tremblant il avouait que Bouteille, en effet…

— Comment, c’est Bouteille, c’est lui ! Ça, c’est le comble ! soupira monsieur Grosbois.

… que Bouteille, trahissant son bienfaiteur, lui avait donné deux dollars en lui faisant promettre de voter sans faute pour monsieur Latour. Il avait d’abord refusé, mais Bouteille avait insisté :

« T’as pas à te gêner. Monsieur Latour a décidé qu’il gagnerait. Monsieur le Curé est pour lui… »

— Il a eu l’audace de dire ça, le misérable ! s’écria le chanoine, les mains levées vers un ciel qui n’était que le plafond où erraient quatre mouches.

— Fais pas l’imbécile, qu’il a dit, Bouteille. Tout le monde le prend, l’argent. T’es au moins le quinzième !

Vingt minutes plus tard, monsieur le Curé montait les marches de la chaire, deux à deux malgré son âge, et sa dignité ne lui permettant pas de les monter quatre à quatre.

« Mes chers frères, j’ai appris », dit-il d’une voix tonnante après les annonces ordinaires de messes mortuaires et de mariages, « j’ai appris que des gens de ma paroisse, de ma paroisse ! sont assez sans-cœur pour vendre leur vote à un candidat aux élections. Ce candidat, je ne le nommerai pas. Mais ce que je peux vous dire c’est que ce n’est pas un nouveau dans la politique. Jamais je n’aurais cru cela de mes paroissiens. Ce que je peux vous dire aussi, c’est que je les connais ceux qui ont accepté de l’argent. J’ai les noms. Et demain, jour d’élection, si seulement un de ces malhonnêtes se montre au bureau de votation, c’est à moi qu’il aura affaire ! »

Le lendemain soir, monsieur Grosbois battait monsieur Latour par sept voix. Il lui en avait coûté trente-huit fois deux dollars ; mais les trente-huit partisans de monsieur Latour, épouvantés, étaient restés chez eux et n’avaient point osé voter.

Ce fut un éclat de rire d’un bout à l’autre du comté ; pas trop fort cependant de peur que le bruit n’en vînt aux oreilles de monsieur le Curé.

Michel, lui, avait voté pour monsieur Grosbois qui était un des meilleurs clients de la banque.

Il y eut à part cela, pour la première fois en dix-huit ans, un meurtre.

Cela s’était passé dans un rang éloigné et sur une ferme isolée au pied des collines. Un valet de ferme avait étranglé la femme de son maître. Le crime à lui seul eut suffi à donner de l’importance aux gens de l’endroit ; Mais surtout l’on chuchotait certains détails scabreux qui faisaient plus extraordinaire encore un événement si rare. Chacun se montrait ouvertement scandalisé ; mais chez tous les Louisevillais, comme on disait d’habitude, — ou chez les Ludovicapolitains, disait monsieur le Premier vicaire — on sentait en même temps un orgueil secret du fait que pendant quatre jours leur ville eut la manchette dans les grands journaux de Montréal.

Toutefois, ce second événement qui, au début, avait passionné Michel comme tout le monde, perdit subitement pour lui de son importance. Car vers la fin de novembre Hélène tomba vraiment malade.

Cela avait commencé par des ennuis du ventre qu’elle avait tenus secrets, attribuant à son âge les incommodités dont elle souffrait. Pourtant Michel était devenu soupçonneux : il arrivait souvent que sa mère eût les yeux lourdement bistrés. Sa peau avait perdu de sa transparence et elle avait maigri du visage tout en paraissant prendre de l’embonpoint. Ses cheveux, si beaux jusque-là, ternissaient aux tempes. Bref, elle semblait engagée sur la pente de la vieillesse et y glisser rapidement, trop rapidement pour que cela fût normal.

Sur les instances de son fils, elle alla consulter. Mais elle choisit le vieux docteur Vincent, qui lui paraissait moins gênant à cause de ses cheveux blancs. Il la questionna, puis il lui recommanda un traitement sur lequel elle ne voulut donner à Michel aucune précision.

Mais comme au bout de quelques semaines, elle semblait ne pas aller mieux et que visiblement il lui était désormais pénible de se lever le matin, Michel, inquiet, proposa un voyage aux Trois-Rivières.

— Nous allons consulter un bon docteur, le docteur Normand. Tu sais, il a sauvé madame Gravel il y a deux ans.

— Mais, voyons donc, Michel, ce n’est pas si grave. Je t’assure que ça va mieux. Et puis je dois retourner voir le docteur Vincent, mardi.

— Mais, maman, il ne faut pas négliger ça, la maladie. Allons à Trois-Rivières. Je vais demander une journée de congé à monsieur Jodoin.

— Non, non. Ce docteur-là, c’est un chirurgien. Il va me proposer de m’opérer.

— Mais si c’est nécessaire, maman !

— Jamais je ne me laisserai opérer. Et puis tout ça, ça n’est rien, c’est mon âge. C’est des choses de femme. Tu ne connais pas ça.

Ce qu’elle ne dit pas mais qui l’inquiétait elle-même, c’était que ses pieds étaient le soir de plus en plus enflés.

CHAPITRE

XV


OUI    vraiment, cet automne apporta à Michel des soucis nouveaux.

Et pourtant, cette époque de ses vingt et un ans était celle qui, vue autrefois de ses quinze ans, semblait devoir être la plus belle.

Mais la santé de sa mère lui causait de plus en plus d’inquiétude. Le fils se rendait compte des efforts que faisait Hélène pour afficher ce qu’elle croyait être le même sourire, mais qui la trahissait. D’ailleurs, elle traînait maintenant des heures au lit, le matin. Elle y avait même ajouté la sieste, sous prétexte d’une fatigue qui ne lui était certes point habituelle.

— Je veux me reposer pour me refaire une santé et une beauté, disait-elle en riant. On ne sait jamais. Peut-être quelque veuf viendra-t-il me demander en mariage. C’est pour cela que je me couche tôt et me lève tard. Si toutes les femmes faisaient comme moi !…

Elle en était rendue à se mettre au lit sitôt fini le souper ; et Michel s’était aperçu, pour être revenu un jour à l’improviste, qu’elle se levait à peine une heure avant midi, juste à temps pour lui préparer son repas.

Mais même ce régime prudent ne lui allait guère. Elle fanait de semaine en semaine et assez pour que Michel se rendit compte d’un changement si rapide. Ses lèvres étaient appâlies. Sa peau devenait mollement transparente, un peu cireuse. Ses cheveux dont elle avait été si fière et qu’elle soignait moins désormais, dans un abandon progressif de sa coquetterie ancienne, ces cheveux que Michel caressait toujours en l’embrassant, s’étaient éteints ; aux tempes, ils avaient pris ce gris terne, cendreux et sans douceur, qui vient aux blondes avec la maturité. Pour comble, ses dents s’étaient mises à se carier rapidement si bien qu’elle les avaient fait enlever et portait désormais deux râteliers dont le docteur Langevin était très fier mais qui blessaient Hélène dans son orgueil et dans son sourire.

Les derniers vendredis qu’elle était passée par les rues pour se rendre au marché, les hommes s’étaient retournés à son passage comme ils le faisaient autrefois. Mais cette fois leurs regards avaient été de surprise et un peu aussi de regret. C’est un été vivant qu’ils voyaient ainsi se flétrir. Tous obscurément s’étaient sentis naguère rafraîchis quand leurs yeux, et leurs désirs inavoués, se posaient sur Hélène Garneau. Elle avait vraiment été la fleur de la petite ville. Et bien des jeunes gens avaient rêvé d’elle.

Cette fois monsieur Bigras avait dit à son ami Laferrière :

« As-tu vu cette pauvre Hélène Garneau. Elle est bien changée. Je crois qu’elle file un mauvais coton. Que c’est de valeur, elle qui était si jolie ! »

Jean Grosbois, le fils du maire, avait dit à Louis Laganière :

« As-tu vu madame Garneau, comme elle est changée ! Je pense qu’elle aurait besoin d’un homme. Tu sais, je n’aurais aucune objection à la soigner. » Et tous deux s’étaient mis à rire, d’un rire trouble et novice en même temps.

Quant à madame Léger, elle était exprès allée rendre visite à son amie mademoiselle Béland, la vieille tante de Georgette.

« Non ! mais avez-vous vu la Garneau, dernièrement. Non ? Ben, c’est pas beau. Elle est pas faraude, je vous le dis. »

Sur les instances de son fils, elle avait cessé de vendre des chapeaux. Depuis quelques mois d’ailleurs, depuis qu’elle se sentait ainsi lasse d’une lassitude qu’elle n’attribuait qu’aux changements profonds que l’âge lui apportait comme à toutes les femmes, elle n’avait plus goût à ce travail qui autrefois était pour elle un si agréable passe-temps. Il y avait des mois qu’elle n’était allée à Montréal. Les quelques chapeaux qui lui restaient avaient, sous la poussière, l’air de bouquets jetés en un coin après la fête. Dans les boites dormaient plumes et rubans. La glace ovale se voilait et ne reflétait plus que les fleurs bleues déteintes du papier tenture.

Les bénéfices évidemment n’avaient jamais été bien grands. Si petits qu’ils eussent été cependant, ils aidaient à boucler le maigre budget de la maison où par ailleurs la dépense n’était pas forte. En outre, dès que Michel avait commencé de gagner, il avait intégralement remis son salaire dans les mains de sa mère, se réservant à peine un dollar pour ses cigarettes et ses menus, bien menus plaisirs. Depuis qu’il fréquentait Georgette, cependant, il avait été plus dépensier ; sa toilette était plus soignée et il amenait de temps à autre son amie prendre chez Adamakis, le Grec, une glace compliquée de confitures et d’amandes. Son salaire était maintenant de seize dollars par semaine. Il pouvait faire le magnifique. Il suffisait d’autre part qu’Hélène vendit une couple de chapeaux pour que la maison connût une aisance qui jamais n’y avait régné, même du temps, si oublié, de Ludovic Garneau.

Mais aujourd’hui cela ne suffisait qu’à peine. Il fallait payer les visites du docteur Vincent et les toniques qu’il fabriquait à l’intention de sa malade. Il venait tous les lundis. Chaque fois, Michel s’arrangeait pour rentrer avant son départ, car le vieux praticien savait trouver les mots qui rassurent. Et pourtant, malgré ces affirmations réitérées, malgré ce visage calme et paternel, Michel retrouvait son inquiétude dès que le docteur les avait quittés.

Michel avait un autre souci. Depuis quelque temps, Georgette semblait moins accueillante. Il l’avait trouvée distraite, un soir, que comme tous les jeudis puisque c’était sa blonde et qu’il avait à son égard des intentions sérieuses, il allait passer la soirée avec elle. La semaine précédente il n’avait pu la voir que très peu, ayant eu à rester près de sa mère. Quand il avait revu son amie, elle lui avait paru singulièrement refroidie.

La questionner, il ne l’avait voulu ni osé. Sans doute s’agissait-il d’une saute d’humeur passagère et ce froid serait-il vite passé. Elle s’était laissée embrasser un peu, comme d’habitude, à l’abri de l’écran qui fermait un coin du salon. Mais quand il avait voulu prolonger son baiser, le faire plus tendre, plus amoureux, elle l’avait repoussé d’un geste presque impatient.

— Fais donc attention, Michel, ma tante est là, avait-elle dit à voix basse. Mais il avait semblé à Michel que sa voix sonnait faux.

— Voyons, Georgette, je l’ai entendue monter dans sa chambre tout à l’heure.

— Mais elle peut revenir. Laisse-moi !

— Georgette, rien qu’un autre. Encore un.

Il l’avait saisie par la taille et tâchait de rapprocher du sien le corps souple et plastique de la jeune fille. Ses lèvres cherchaient la nuque, goulûment, maladroitement. Elle le repoussa du coude et de la main.

— Laisse-moi tranquille. D’ailleurs tu ne pourras pas rester longtemps ce soir. Il faut que je me couche de bonne heure : j’ai mal à la tête.

Le ton de sa voix parut à Michel si étrangement glacé qu’il en fut transi. Il sentit sa gorge se serrer et pour la première fois il perçut qu’il l’aimait profondément. Ce qui au début n’avait été qu’un désir charnel à quoi s’ajoutait l’orgueil d’être l’ami en quelque sorte officiel de cette jeune fille jolie, s’était lentement sublimé, bien que, plus que jamais, il ressentît auprès d’elle, à son contact, le même émoi profond. Mais une douceur était passée en lui depuis quelque temps, un flot très doux qui venait battre son cœur de longues vagues mollissantes, une tendresse qui lui était d’autant plus délectable qu’elle ne lui était point naturelle ni coutumière.

Ce soir-là, il sentit que dans le bleu de son ciel intérieur un nuage se levait, lourd et chargé de menaces. Georgette de toute évidence n’était plus la même. Il dut la quitter tôt. Elle était nerveuse et semblait presque chercher querelle.

— À quelle heure reviendrais-je, dimanche soir ? dit-il comme d’habitude en la quittant.

— Je voulais justement te dire que dimanche soir je ne peux pas te voir. Ma tante a besoin de moi. Nous devons aller à Yamachiche voir mon oncle Paul qui est malade.

Or le dimanche soir, passant devant la maison, Michel aperçut de la lumière à la fenêtre du salon. Il s’arrêta subitement, surpris, torturé par le doute. Le store baissé empêchait qu’il ne vit à l’intérieur. Peut-être quelque voisine était-elle venue garder la maison et donner à manger au chat. D’un pied hésitant il monta les deux marches du perron et se trouva sur la véranda. La rue était déserte. Il fit un pas de côté et fut dans l’ombre de la vigne dont les noirs rameaux emmêlés le cachaient à la vue. Se penchant enfin, il regarda par l’interstice laissé entre le bas du store et le rebord de la fenêtre.

Georgette était assise sur le divan ; et tout près, un bras autour de sa taille, qui lui disait à l’oreille des mots qu’il ne pouvait entendre mais qu’il devinait… Jean-Marie Nodier !

Sous son poids une planche soudain craqua. Georgette leva brusquement les yeux. Oubliant qu’il était dans l’ombre, Michel se sentit regardé, fixement.

Il se jeta hors de la véranda et fuyant la lumière qui clignotait au coin de la rue, enfila une rue de traverse.

Il marcha longuement dans les rues noires que novembre gelait et où, le long des trottoirs, les flaques d’eau se croûtaient d’une glace que son pied rageusement faisait éclater. D’abord rapidement, comme pour fuir l’image torturante qui se collait pourtant à son souvenir, puis plus lentement à mesure que les bouillons de la colère s’apaisaient pour ne laisser surnager que la lie de sa haine et de son désir de vengeance. Il erra ainsi pendant un temps qui lui parut immense comme une nuit sans étoiles, parcourant les rues peu nombreuses les unes après les autres, cherchant dans la fatigue de son corps la guérison à tout le moins temporaire de son cœur.

Et voici que, sans l’avoir fui ni cherché, il se trouva près de la rivière du Loup, non pas en amont, là où il eût retrouvée, modifiée et repeinte, méconnaissable, une maison qui avait été autrefois la leur et qu’il n’avait jamais plus voulu revoir ; mais bien sur le petit chemin latéral qui conduisait au moulin des Tourville.

Le ciel s’était éclairci. Les clous d’or des étoiles apparues tendaient le drap noir du firmament invisible. Bas sur l’horizon, à l’ouest, une lune métallique comme un couperet luisait méchamment. Au-dessus de sa tête, c’est à peine s’il pouvait deviner les plus bas des membres nus que les ormes tordaient dans la nuit cruelle de l’hiver.

Michel reconnut l’endroit où, — il y avait si longtemps et si peu de temps — il avait passé près de Georgette une heure heureuse à regarder les oiseaux ivres de la lumière caressante du soir. Sur la terre glacée où les herbes étaient mortes, il se laissa tomber, cherchant à dégorger les sanglots qui refusaient de sortir et l’étouffaient. Il s’abandonna à la dérive de sa peine, oubliant pour un moment son orgueil blessé pour ne plus songer qu’à la douce figure de son amie, à la douceur de leurs simples caresses, à la volupté aiguë de leurs jeunes baisers.

Sortant de la terre comme une sève de mort, il sentit le froid qui lentement le gagnait. Son corps s’engourdissait de froid et de chagrin. Ses paupières étaient lourdes et dans ses veines courait un poison léthargique. Il songea un moment qu’il serait beau de mourir ainsi dans la nuit inhumaine. On le trouverait demain ; et parmi l’émoi qui secouerait la ville, l’infidèle sentirait dans le fond de son cœur que c’était pour elle et par elle qu’il était mort ainsi ; que c’était elle qui l’avait tué.

Puis il lui revint qu’ainsi il ne serait point vengé. Que son rival pourrait, tout à son aise,… Une vague de colère monta en lui dont le feu subit le brûla. Il se releva, serra les dents et les poings et partit vers la maison.

Mais avant d’entrer, il s’arrêta un moment pour se composer un visage. Il ne voulait point se trahir et qu’Hélène lui posât des questions.

Par-dessus tout, il craignait de subitement se mettre à sangloter sur les genoux de sa mère, comme un enfant qu’il n’était plus, qu’il ne voulait plus être.

CHAPITRE

XVI


LE  printemps de cette année fut hâtif ; et comme l’hiver avait été dur, l’air avait une douceur encore plus sensible. Le calendrier n’avait point perdu la page de février que déjà un soleil vigoureux, allié à un tiède vent du sud-ouest, s’attaquait aux neiges amoncelées.

— J’ai vu une corneille, hier, rapporta Gaspard Grosbois le soir du premier mars.

Tout le monde se moqua à qui mieux mieux ; mais il fallut se rendre à l’évidence. Et chaque matin on les aperçut plus nombreuses, croassant des salutations d’un arbre encore nu à un autre et, le long de la voie du chemin de fer, ponctuant de leur épais point noir l’I majuscule des poteaux télégraphiques.

Chaque soir un merle grave et confiant, installé sur le mât du bureau de poste, sifflait longuement pour appeler l’été.

Les paysans pouvaient se montrer inquiets et mécontents, à leur accoutumée, et parler sinistrement d’éveil prématuré de la végétation, du danger des gelées tardives dans un printemps hâtif, de la récolte de sucre d’érable qui serait ratée ; égoïstement, les gens de la ville ne songeaient qu’à la joie de remiser, au fond des caisses et des placards, caoutchoucs et pelisses et de fouler d’un pied allégé les briques nues des trottoirs. Les gamins avaient déjà presque passé l’époque de la toupie et commençaient sans plus attendre à lancer d’une pichenette leurs billes sur l’agate multicolore partout où ils trouvaient un carré de terre sèche. Les jeunes femmes songeaient un mois à l’avance à leur chapeau de Pâques et osaient rester un moment sur le seuil, joues et cheveux au vent. Et quand passait dans la rue une carriole à sonnailles, le cheval qui tirait obliquement du collier pour traverser les flaques de terre semblait anachronique.

Corinne Laganière et Josette Jodoin se promenaient bras dessus bras dessous avec Marthe Gendreau, la fille du propriétaire de l’hôtel Canada. Elle avait pris au couvent quelques leçons de dessin ; ce pourquoi elle affectait un genre artiste qui consistait à porter des écharpes aux couleurs violentes dont un bout était rejeté en arrière. Elles passaient par les rues, allant et revenant le soir après le souper, saluant d’un petit coup de tête condescendant les jeunes gens de l’endroit, pour pouffer de rire dès qu’elles les avaient dépassés ; réservant leurs œillades pour les richards qu’elles allaient voir passer dans le wagon-salon du rapide de Québec, à sept heures trente-trois.

Le seul que le printemps semblait laisser de glace était le notaire Jodoin ; et encore ! Maintenant que l’âge et l’expérience l’avait rendu plus clairvoyant, Michel avait cru lui voir subrepticement frôler au passage le derrière timide de la bonne. Mais son visage restait solennel.

À Michel lui-même, le retour des beaux jours apportait une vigueur nouvelle. L’automne le trouvait généralement prêt à consentir à son sort pour étriqué qu’il fût. Mais le réveil de la nature l’aiguillonnait.

De la maison à la banque ; de la banque à la maison. La vie de Michel était simple. Trop simple, se disait-il. Il sentait passer en lui des frissons de force, des velléités de lutte, un besoin de heurter et de vaincre, durement, glorieusement. Il lui semblait que sa tâche actuelle ne pouvait être qu’une préparation, qu’un entraînement à de plus riches destinées. À vingt-deux ans, il attendait des mois à venir un avancement rapide ; pour le moment, il comptait sur sa nomination au poste de gérant de la banque à Louiseville puisque depuis un an le notaire se désintéressait de plus en plus des affaires courantes. Au delà, l’avenir ne lui présentait pas d’image bien nette. Pourtant il se sentait fait pour autre chose que le maniement des registres et la discussion des prêts de deux cents dollars aux boutiquiers de l’endroit « contre billet dûment endossé par deux personnes responsables » ; et les commissions d’un quart de un pour cent sur la vente des obligations comme supplément à un trop maigre salaire.

Il n’en parlait point, d’abord parce qu’il était secret de son naturel et surtout parce qu’il n’avait personne à qui s’ouvrir. Depuis près de six mois monsieur Lacerte n’était pas venu à Louiseville. Un jour cependant, impatienté par la minutie du notaire il avait laissé échapper devant lui :

— La banque, c’est intéressant, mais les affaires… c’est autre chose ! Monsieur Jodoin avait haussé des sourcils broussailleux et scandalisés. Il avait même pour répondre enlevé sa visière et déposé sur le bord de l’encrier le petit cigare qu’il fumotait :

— La Banque, Michel, mais c’est ce qu’il y a de plus important ! Sans la banque, il n’y aurait pas d’affaires. Donc sans la banque, il n’y aurait rien.

Parfois, le soir, dans son lit avant que de s’endormir, Michel se laissait rêver de choses fantaisistes. Son imagination lâchée échafaudait les entreprises dont la réussite magique entraînait des affaires plus magnifiques encore. Il se voyait propriétaire de compagnie et finalement directeur du chemin de fer Canadian Pacific, sommet au-dessus duquel il ne pouvait y avoir rien au monde.

À Hélène, le printemps n’apporta rien de favorable.

Chaque mois du court hiver l’avait un peu plus étiolée. Elle n’avait encore que quarante-deux ans et pourtant elle vieillissait de semaine en semaine, de jour en jour et quasi d’heure en heure. Il arrivait à Michel de trouver le soir en sa mère une femme presque différente de celle qu’il avait embrassée le matin : les traits plus tirés, le regard moins vif, le sourire plus plombé. Elle semblait s’amenuiser, s’étrécir. Quelque chose sournoisement soutirait de ce corps un peu de sa vitalité. Toute fraîcheur l’avait quittée. Ses cheveux autrefois chatoyants s’étaient éteints. Dans son visage amaigri, sous les lèvres sans éclat, les râteliers trop blancs faisaient tache.

Elle n’avait jamais été grasse bien qu’elle eût toujours été de chair fleurie, mince de silhouette, ronde d’épaules et de poitrine ; mais elle était maintenant consumée. Michel la regardait par moments avec la surprise de la trouver si flétrie de corps et de mouvement. Du jour, elle passait la plupart des heures couchée. Elle vaquait pourtant encore aux travaux domestiques : ménage, repas, malgré les protestations de son fils qui pendant un temps lui avait même cherché de l’aide.

Et surtout, quand elle passait dans la cuisine, elle semblait à Michel douloureusement difforme. Car le visage était creux, les épaules caves, les jambes fondues ; alors que sous le peignoir défraîchi ou la robe de chambre en molleton rose, le ventre faisait une saillie perceptible. Elle paraissait enceinte, mais d’une grossesse anormale, comme si quelque sorcier eût jeté en elle le germe maléfique d’un monstre qui ne pouvait croître qu’en la dévorant.

Michel ne la quittait plus que pour aller à son travail. Il passait les longues heures du dimanche assis à ses pieds tandis qu’elle restait allongée sur un petit divan près de la fenêtre par où entrait l’or du soleil nouveau. Au début, elle avait mollement protesté, heureuse de l’avoir près d’elle et de ne pas être seule, mais craignant en même temps que ce sacrifice ne lui fût importun.

— Sors donc, mon Michel, sors donc un petit peu. Il fait si beau. Reste pas toujours à la maison. Je peux très bien m’arranger toute seule. Pourquoi est-ce que tu ne vas pas voir Georgette ? Elle va se plaindre que tu la négliges et être jalouse de moi.

— Laisse faire Georgette, maman. D’ailleurs il n’est pas nécessaire que je la voie tous les soirs ! Et puis j’ai toujours le temps de la voir après le bureau.

Il voulait rester près de sa mère. C’est qu’il sentait planer sur la maison le malheur que seule la présence constante d’un homme pouvait conjurer indéfiniment. Il avait l’impression, obscurément pénible, de voir sa tendre maman s’effacer graduellement du monde des choses tangibles. S’il était près d’elle et qu’elle s’endormît, il se sentait subitement étreint par une immense et terrifiante solitude comme si ce corps qu’il avait sous les yeux et dont seules les narines battaient légèrement, n’eût été que le reflet de son souvenir, la matérialisation trompeuse de sa tendresse au lieu d’être la personne vivante de sa mère, du seul être au monde qu’il aimât désormais.

Un peu pour ne pas la tracasser, et beaucoup pour ménager un amour-propre qu’il ne s’avouait pas, il lui avait caché que Georgette et lui ne se voyaient plus. Et puis, il sentait sa mère reconnaissante de ce qu’elle croyait être un sacrifice à elle offert par l’amour filial de son Michel. De son côté il ne demandait pas mieux que de lui laisser ce contentement. En outre, cela lui évitait une explication qu’il eût été fort embarrassé de fournir.

En effet, sans un mot, sans une dispute, la jeune fille avait brusquement cessé de lui être accueillante. Vainement avait-il guetté son départ du bureau de poste ; elle variait ses heures de sortie. Une fois même, il avait cru la voir regarder à la fenêtre et se retirer brusquement en l’apercevant. De son bureau à lui, il avait plusieurs fois vu Jean-Marie Nodier, abrité contre le vent dans l’encoignure du vestibule amovible que l’on montait chaque hiver, battre la semelle en attendant Georgette.

Pour éviter que sa mère le questionnât à ce sujet, il ne rentra plus directement à la maison mais fit chaque beau jour une promenade d’une demi-heure. Il marchait par les rues de la ville, parmi les flaques d’eau où flottaient de vieux journaux et des boîtes de cigarettes, évitant les coins ombreux où une neige crasseuse se figeait encore et s’attardait. Il se donnait à lui-même le prétexte de sa santé. Parfois avec inquiétude en pensant à sa mère, parfois avec élan s’il pensait à son travail et à son avenir, parfois avec une rage trouble en pensant à son amie ; mais prenant grand soin de ne jamais passer devant la fenêtre d’où sa mère eût pu l’apercevoir toujours seul.

Le soir il s’asseyait sur le pied du lit où reposait Hélène. Il lui faisait gaîment le récit des événements du jour, ceux de la banque et ceux de la petite ville, lui disant ainsi le journal de l’endroit comme il lui lisait celui de Montréal. Il y avait même une espèce de feuilleton qui était le récit potinier des prouesses du nouveau maire.

Bien qu’elle eût le sommeil difficile, il arrivait à Hélène de s’assoupir au son monotone de la voix de Michel.

Le fils alors laissait doucement filer sa voix jusqu’à s’éteindre insensiblement.

Il écoutait respirer — si légèrement — cet être cher dont il ne se souvenait pas qu’elle eût été absente de lui ; celle qu’il avait toujours sentie à ses côtés, plus soyeuse qu’une épouse et plus indulgente aussi, plus câline qu’une enfant, plus jolie que n’étaient les mères des autres ; celle qui de si longtemps n’avait eu d’ami et de compagnon que lui ; celle à qui il devait tout et qui ne lui devait rien, tant elle avait donné et si peu elle avait reçu.

Alors profitant de son sommeil, il se laissait doucement glisser ; sa tête brune se posait à côté de la tête blonde d’Hélène. De ses lèvres il frôlait doucement les mèches tristes de ces cheveux dont la soie désormais était fanée.

Au bout d’un long moment, elle ouvrait les yeux sans bouger et ses pupilles se tournaient vers lui. Dans le silence de la nuit :

— Je ne dors pas, disait-elle à voix basse, voyant que lui non plus ne dormait pas. Je ne dors pas, tu sais. Je t’écoutais. Tu peux continuer. Tu racontais que madame Gravel…

Il y avait de cela bien des minutes et il avait depuis parlé de bien des gens. Il disait simplement :

— Et moi qui te pensais endormie pour de bon. Je t’embrassais avant que d’aller me coucher. Il est tard ! Passé onze heures !

— Reste encore un moment, Michel. Reste comme cela.

Il demeurait ainsi sans bouger ni parler, attendant que la respiration de sa mère, redevenue perceptible et rythmée, lui apprit qu’elle s’était endormie réellement cette fois. Souvent, c’était lui qui s’endormait. Quand il reprenait conscience après cinq minutes ou une demi-heure :

— Je crois bien que je me suis assoupi, disait-il naïvement.

Ouvrant les yeux, il avait aperçu ceux de sa mère, fixés sur lui.

— Oui, tu as dormi quelques instants, reprenait Hélène sans sourire.

Depuis qu’elle était moins bien, il n’y avait pas que son visage qui se fût modifié.

Elle était devenue pieuse. Non qu’auparavant elle eût été négligente ou même tiède. Mais alors sa fidélité rituelle était inconsciente. Cela faisait partie de sa vie au même titre que le manger et le dormir, encore que cela fût, évidemment, sur un plan supérieur. Savoir que demain était vendredi rendait automatique l’achat du poisson. L’arrivée du dimanche fermait non moins automatiquement la boutique et entraînait la sortie de son meilleur manteau pour l’assistance à la messe, de préférence la grande. Tout comme elle ne se fût pas levée sans refaire sa coiffure et laver son visage, elle faisait en quelque sorte la toilette de son âme en disant, à genoux au pied de son lit, la prière du matin dans le délicieux engourdissement qui suit le réveil. Elle n’eût pu imaginer une vie d’où ces pratiques eussent été absentes. Pour elle, il y avait de par le monde d’une part les catholiques, tous pratiquants comme elle et à sa façon, avec les mêmes petites superstitions touchant les images, les agnus dei et les médailles de Notre Dame des Oliviers qu’elle invoquait contre les éclats de la foudre ; et d’autre part, hors du sanctuaire des élus, les gens qui ne croient à rien, payens, athées et protestants, qui se livrent à toutes les débauches et glissent sans recours droit en enfer.

Dernièrement, toutefois, sa religion était devenue plus active. Durant les heures qu’elle passait dans son lit et que de vagues douleurs faisaient si longues, elle s’était mise à dire des chapelets, puis des rosaires, et enfin des « neuvaines de rosaires » et des « guirlandes de chapelets ». Pour occuper son esprit, elle les offrait à l’intention de son fils, de ses connaissances dont elle apprenait qu’elles étaient malades, de ses parents et amis défunts et, en bonne catholique, aux « intentions du Saint-Père ». Désormais, et dès Michel parti, elle commençait sa journée et suivait un ordre qui peu à peu s’était établi. Sa Sainteté Pie X était le dernier sur la liste ; après quoi elle recommençait.

Mais lorsqu’elle ne se leva que quelques heures par jour, ces intentions ne lui suffirent plus ; c’est à peine si elle était ainsi conduite au début de l’après-midi. Il lui fallut donc s’ingénier à trouver de nouvelles intentions. De cette recherche elle s’était fait une espèce de jeu plaisant, chaque fois cherchant à se faire à elle-même une surprise par l’imprévu de ses propres trouvailles. Elle avait ainsi prié pour le Premier ministre du Canada, pour le Roi d’Angleterre dont elle avait demandé à Dieu la conversion, pour le chef de la Franc-maçonnerie (s’il n’était pas trop tard). Dernièrement elle avait encore trouvé mieux. Parmi les vieux livres de classe de Michel, en cherchant autre chose, elle avait déterré un atlas-manuel de géographie. Et tous les midis, désormais, alors que sa liste habituelle était épuisée, elle ouvrait le livre au hasard d’une carte. Elle fermait les yeux et mettait le doigt sur le point noir d’une ville inconnue :

— Le rosaire que je vais dire maintenant, annonçait-elle à voix haute, je vais le dire à l’intention d’un jeune homme qui s’appelle Michel et qui reste à…

Elle lisait le nom :

« … à Saint-Pétersbourg. »

Le suivant était —

« … pour une femme de quarante-deux ans qui s’appelle Hélène et qui reste à… »
des yeux elle épelait le nom étrange et difficile :

« … Santiago. »

Si bien que pour elle, désormais, sur le chapelet du monde était enfilée toute une série de villes dans chacune desquelles vivaient une Hélène et un Michel dont la conversion à la foi catholique était tout doucement et sans qu’ils le sussent en train de se faire.

Sur la recommandation du docteur Vincent, elle avait obtenu que monsieur le vicaire Laurendeau la vint voir tous les vendredis pour la confesser et lui donner à communier. Il lui apportait aussi des petits tracts édifiants. La lecture la fatiguait quelque peu. Elle n’avait jamais aimé les livres. Mais pour ne pas faire de peine à Monsieur l’abbé, et aussi pour que son dix sous ne fût pas complètement perdu, elle en lisait une page ou deux le jeudi afin qu’il pût croire qu’elle les avait parcourus.

De tous ces changements celui cependant qui surprit le plus Michel fut de la voir revenir au passé dans leurs conversations. À tout propos !

Michel racontait que :

« … avec cet argent-là, il a acheté le moulin à carde, près de la rivière aux Glaises. Ça fait que Hippolyte Jobin…

— Hippolyte Jobin ? Pas le garçon à Joséphine Garand ?

— Joséphine Garand ?

— Oui, la femme de Prime Jobin.

— Je ne sais pas, maman. Mais Hippolyte vient du rang des Petites-Terres.

— C’est bien ça. Joséphine était la fille de Louis-Joseph Garand. C’est elle qui, lorsqu’elle était petite…

Elle racontait alors des souvenirs, indéfiniment.

Or sur l’écran du passé apparut une ombre qui jamais jusque-là n’avait été évoquée : celle du père.

La première fois qu’Hélène prononça le nom de « Ludovic », le fils demanda machinalement :

— Ludovic qui, maman ?

— Mais… ton père !

Michel eut un sursaut tandis qu’en lui brusquement s’agitait quelque chose de mauvais.

Et voici que, depuis, l’ombre de ce père auquel il ne voulait jamais songer, dont il croyait avoir pour jamais tué le souvenir, qui jamais n’avait habité leur maison de la Grande Rue devenue récemment la rue Saint-Laurent, se précisa de plus en plus et revêtit à nouveau forme humaine. Au début, les allusions brèves d’Hélène n’avaient été que de fugitives conjurations du spectre dont même cette nébuleuse image provoquait chez Michel des frissons parricides. Puis, appelé par les évocations de la mère, le fantôme prit de plus en plus corps. Le fils sentit qu’ils n’étaient plus désormais, qu’ils ne seraient jamais plus seuls tous les deux, sa mère et lui, dans la petite maison ; que, par un sortilège imprévu, Ludovic Garneau avait repris sa place au foyer de ceux qui portaient son nom.

— Je t’en prie maman, ne me parle pas de lui.

Hélène ne répondait point. Mais ses allusions et bientôt ses anecdotes se firent plus fréquentes malgré la répugnance de son fils.

Or ce qui revenait ainsi à Hélène, après tant d’années, c’était l’époque de ses amours avec un Ludovic Garneau que jamais n’avait connu Michel ; et qui ne ressemblait en rien à l’ivrogne dont il gardait un souvenir si épineux.

— Sais-tu, Michel, que lorsqu’il venait me voir chez maman, à Maskinongé, il m’apportait presque toujours des fleurs, quand il pouvait en trouver ! La neige n’était pas fondue qu’il arrivait avec des chatons ; puis c’étaient des petites fleurs blanches et roses qui ne duraient pas mais qui étaient si jolies. Ensuite les violettes, puis plus tard les lilas. Et cela continuait ainsi tout au long de l’été jusqu’aux neiges. Cela faisait rire les autres de le voir arriver avec son bouquet ; mais il savait combien ça me faisait plaisir. Il en ramassait partout le long de la voie du chemin de fer. De sorte qu’à la fin je n’avais qu’à regarder ses fleurs et je savais s’il était allé à la jonction de Berthier ou au ruisseau Lapointe.

Michel ne disait rien, mais il serrait les lèvres et sentait durcir son cœur. Hélène continuait. Si bien qu’un jour le fils comprit, rien qu’à la façon que la mère eut de le regarder après une autre anecdote du temps des amours. Il sentit, bouleversé, qu’elle voulait corriger ce qu’il y avait d’amer dans le souvenir qu’il gardait de son père. Elle pardonnait, elle qui avait eu tant à souffrir !

Il lui en voulut un peu d’oublier si facilement.

CHAPITRE

XVII


LUCIEN   BIGRAS fit les choses de façon remarquablement soignée. La mère de Michel était sa première cliente depuis qu’il était revenu de Montréal où, pendant un an, il avait appris à la Mutuelle de Frais funéraires, le noble et digne métier d’entrepreneur de pompes funèbres. Hélène étrenna le corbillard de bois noir aux quatre angles duquel des anges, vernis comme des nègres, annonçaient aux populations le jour éternellement futur de la résurrection. Michel n’avait demandé un service que de quatrième classe ; mais Lucien lui en avait donné un de deuxième, conscient qu’il était de se faire une réclame opportune. De la maison à l’église, ganté de noir et le visage solennel, il avait précédé le cortège, les yeux obstinément fixés devant lui. Derrière le corbillard, tiré par deux chevaux à la grande admiration de la petite ville, suivait le bref défilé.

La mise en terre terminée, Michel quitta le cimetière et revint seul à la maison qu’il avait laissée une heure auparavant dans le brouhaha. Monsieur Lacerte, son parrain, avait dû aller à quelque affaire avant que la fosse ne fût comblée ; il s’en était excusé.

Le fils entra sans bruit. Par un geste dont il avait l’inconsciente habitude, il retint la porte de la main pour qu’elle ne claquât point. Il ôta sa casquette et l’accrocha à sa place ordinaire : la patère brisée du porte-chapeau de chêne, à gauche du miroir. Après quoi il passa dans le petit salon-boutique.

Pendant le service, comme on faisait maintenant à Montréal, tout avait été remis en place par Louis Barrette, l’employé de Bigras. Il avait enlevé les accessoires funèbres et poussé les meubles à l’endroit qu’ils occupaient depuis des années, le long du mur, et qui se reconnaissait à ce que les bouquets de violettes du papier-tenture y avaient gardé un peu de leur fraîcheur première.

Il restait encore au milieu du petit salon un espace libre où d’ordinaire était le comptoir de modiste. C’est là que tout à l’heure Hélène avait reposé sur les tréteaux masqués de noir, ses mains ivoirines croisées sur le crucifix avant que de passer pour la dernière fois ce seuil et de s’en aller dormir dans le calme d’une mort éternelle près de Ludovic Garneau et des grands-parents Garneau que Michel n’avait pas connus.

Michel recula, sortit de la pièce et en ferma la porte derrière lui. Dans la cuisine, madame Gravel et madame Lang avaient profité de son absence pour tout ranger. Sur la table voisine de l’évier, prévoyantes, elles avaient laissé, couvert d’une mousseline contre les mouches, un peu de jambon froid et des pommes de terre, pour son déjeuner du midi.

Il monta à l’étage, passa de la chambre de sa mère à la sienne. Il s’assit sur son lit puis se leva l’instant d’après pour jeter distraitement un regard dans le grenier, cherchant obscurément quelque chose, il ne savait quoi, quelque chose qui lui manquait et qui était simplement son chagrin.

Il redescendit dans la cuisine le cerveau vide, le cœur engourdi, la gorge serrée mais les yeux secs. Un filet d’eau courait sur le plancher. Michel s’aperçut qu’on avait oublié le plat de vidange sous la glacière. Il le vida soigneusement dans l’évier. En le replaçant, il aperçut une petite feuille de papier jaune tombée derrière le meuble. C’était une note pour le boulanger. Il lut :

« Pas de pain aujourd’hui, » écrit de la main de sa mère.

Alors il sentit subitement dans ses paupières la pression des larmes accumulées. Il coucha doucement sa tête sur son bras replié et, affalé sur la table de la cuisine, il se mit à sangloter violemment, durement, des sanglots cahoteux qui sortaient à gros bouillons de son cœur éclaté. Puis les secousses se firent moins aiguës. Il pleura simplement, en roulant la tête sur son bras :

« Maman, maman, maman, maman, maman, maman… »

Quand il se tut, ce fut le silence dans la petite maison. Il était seul désormais, seul en une solitude inimaginable, seul dans cette ville où personne ne lui était rien. Renversé sur sa chaise, la tête au mur, les yeux fermés, il songea qu’il eût été doux d’avoir comme les autres des frères et des sœurs qui eussent porté leur part du fardeau commun de leur deuil. Il se souvenait pourtant d’avoir été égoïstement heureux de n’avoir pas à partager cette maman adorée dont la mort donnait subitement au monde entier une couleur différente et lugubre. Il ouvrit les yeux et vit le soleil de midi qui entrait par la fenêtre. Il sentit alors qu’il haïssait ce soleil.

Tout à l’heure il n’était point seul. Quelques personnes avaient marché avec lui derrière le corbillard neuf : monsieur Jodoin, son patron, allant à pas somptueux en tenant son melon d’une main gantée de gris dont il gardait le pouce soigneusement caché pour qu’on ne vît point qu’il était usé. Monsieur Grosbois, le maire, s’était montré au moment du départ ; il avait même pris place dans le cortège mais pour s’esquiver après quelques pas lorsque Michel ne pouvait plus le voir. Le docteur Vincent était venu à l’église, près de la porte pour la levée du corps, comme il faisait toujours pour ses clients peu riches, n’assistant à tout le service que pour les gens d’importance. Il y avait eu aussi quelques connaissances de Michel dont l’un des fils Grosbois : Gaspard, Bernard Laferrière et le jeune Langlois, junior à la banque. Le hasard ayant voulu que ce jour-là fut le dernier d’une inspection, deux inspecteurs de Montréal, avaient fait acte de présence en attendant le train de dix heures vingt. Dans l’église, Michel avait aperçu parmi les femmes, à qui l’usage interdit le cortège, madame Hermas Lafrenière, la femme de Bouteille, celle qui avait été Marie-Claire Froment, son premier amour. Elle l’avait regardé doucement ; mais il l’avait à peine vue ; il cherchait des yeux Georgette Paquin et ne l’avait point trouvée. Son chagrin s’en était alourdi.

Quant à monsieur Lacerte, il était naturellement arrivé dès la mort d’Hélène que Michel lui avait appris par téléphone. Il s’était occupé de tous les détails attristants mais inévitables tandis qu’à la maison Michel recevait les rares visiteurs et les visiteuses que poussait la coutume et un peu aussi cette curiosité qui toujours entoure les morts.

Tel était le désarroi du fils que tout cela, tout ce remue-ménage, ne l’avait point distrait de sa douleur mais lui avait rendu plus épineuse sa solitude et sa détresse.

En ce moment assis dans la cuisine, il songeait aux heures heureuses de son enfance et surtout à cette étroite intimité filiale que lui avait apporté la disparition de son père. Il se sentait subitement devenu différent, tendu contre le monde entier et contre cet avenir dont il ne pouvait rien deviner mais où il se savait devoir être seul désormais. Après les heures douloureuses qu’il venait de passer, après la passion et les larmes, il sentait monter en lui une révolte dure et cruelle.

Il lui semblait qu’en le quittant sa mère avait arraché de lui toute douceur, une douceur qu’il ne tenait que d’elle et qui jamais, chez lui, n’avait été normale. Le rappel de l’ombre paternelle le fit roidir, comme toujours. Une fois de plus, la comparaison entre ce père honteux et la plus parfaite des mères s’imposa à son esprit. Il en voulut à Ludovic Garneau du fait qu’il portait et porterait toujours son nom détesté, quand aux yeux des gens qui ne les avaient point connus, rien de matériel ne rappellerait le souvenir de celle à qui il devait tout. Pour le monde, il serait toujours un Garneau, le fils de Ludovic Garneau. De nouveau une gorgée de haine lui monta à la bouche.

— Ça va mieux, mon Michel ?

C’était monsieur Lacerte qui venait d’entrer.

— Oui.

Parrain leva des yeux surpris. Il s’attendait à une voix lourde de chagrin ; elle était dure et sèche. Ses yeux parurent interroger ceux de son filleul avec une espèce d’inquiétude. Il attendit et hésita avant que de continuer à parler. Se serait-il passé quelque chose pendant sa courte absence ? Mais Michel le regarda et sourit un peu, d’un sourire qui n’était pourtant que du coin des lèvres.

— Vous avez fini, mon oncle ?

— Oui. Je suis passé à l’église et chez Bigras, l’entrepreneur ; j’ai réglé.

— Merci, monsieur Lacerte. Je vous rembourserai ces jours-ci.

— Laisse faire Michel, ce n’est pas pressé.

La voix du vieil homme était morne et les mots tombaient de sa bouche lourdement, humides et gonflés de larmes inexprimées. Il avait beaucoup vieilli depuis peu.

La mont d’Hélène, à qui il avait toujours, depuis qu’elle était enfant, témoigné tant d’affection calme, semblait l’avoir vieilli plus encore. Michel, pour qui le monde entier avait changé de visage maintenant qu’il avait perdu sa mère, Michel fut reconnaissant à cet homme qui lui, au moins, était modifié dans son être par une telle catastrophe quand tout, par ailleurs, restait apparemment indifférent et inchangé. Tant que parrain serait là, il se sentirait un peu moins seul. Ils seraient deux à entretenir le feu sacré du souvenir.

En maigrissant et vieillissant, il était venu à monsieur Lacerte des bajoues qui tremblaient mollement quand il parlait. Ce qui autrefois semblait une tonsure s’était fait calvitie. Il ne lui restait plus de cheveux qu’une couronne franciscaine sur les tempes et la nuque. Les sourcils, eux, avaient démesurément poussé par compensation, plus noirs que jamais, avec de longs poils raides comme des soies, tandis que la moustache avait blanchi et prenait même par endroits une teinte jaunâtre. Il marchait courbé et traînait un peu ses larges pieds.

Le jeune homme, sans bouger réellement, se rapprocha intérieurement de son parrain. Il sentit qu’appuyés ainsi, s’étayant l’un l’autre, ils pourraient plus facilement soutenir le poids de leur chagrin.

Il dut avoir un geste qui laissait deviner sa pensée car monsieur Lacerte lui dit simplement :

— Tu sais, Michel, que tu peux compter sur moi. Je continuerai à faire pour toi ce que je pourrai. Tu vas rester à la banque, évidemment…

— Merci, monsieur Lacerte, merci !

Et pour voiler un peu leur commune douleur, il fit lui aussi l’effort de revenir au monde des vivants et des soucis quotidiens.

— La banque… vous savez, la banque, c’est bon pour apprendre les affaires. Mais je peux faire mieux que ça.

— Tiens, je pensais que tu serais resté à Louiseville comme gérant. Michel ne répondit pas directement. Il tenait de l’un des inspecteurs que le gérant était nommé ou à peu près : un homme des Trois-Rivières, autrefois de Louiseville, il était vrai.

— Oh ! maintenant que… je suis seul, je ne laisserai pas passer une occasion si elle se présente. Je veux faire des affaires. Pas celles des autres, mais les miennes. La banque, c’est un apprentissage ; ce n’est pas un avenir.

— Alors tu ne penses jamais plus… à la musique ?

Michel se leva brusquement ; il sourit durement d’un sourire aigre et tordu :

— Monsieur Lacerte, je ne veux plus entendre parler de cela, jamais, vous m’entendez…

Il se rendit compte que sa voix tremblait de violence et il ajouta :

— … sauf le respect que je vous dois. Mais jamais, au grand jamais ! Rappeler ça ; c’est rappeler… mon… père. Et celui-là !…

— Bon, bon ! Ne te fâche pas. Malgré que…

Il y eut un silence. Puis il demanda à son parrain des nouvelles de ses affaires à lui.

Lacerte s’était lancé dans cette histoire de confiserie, biscuits et bonbons, dont il avait parlé naguère. Il espérait beaucoup de cette entreprise où il avait engagé tout ce qu’il avait pu réunir de son capital.

Mais une fois l’affaire sur pied, il se présentait quelques difficultés imprévues. La mise en train avait été plus coûteuse que son associé et lui n’avaient escompté. Si bien qu’il leur restait peu de disponible pour assurer le roulement. Le succès était assuré, les commandes étaient même passées ; mais tout pouvait s’effondrer si l’on ne parvenait à trouver les fonds nécessaires.

— Sais-tu Michel que tu pourrais m’aider. Je me suis adressé au bureau-chef de la Banque des Marchands. Ils étaient prêts à me consentir des avances, car mon affaire est excellente. Ils s’en rendent compte. Mais le gérant des Prêts me connaît peu ou pas.

— Vous savez, mon oncle, je ne demande pas mieux que de vous aider. Évidemment, je n’ai pas grand’chose. Maman avait un peu d’argent a la banque ; assez même. Mais les frais de maladie… Et quand j’aurai payé le service et l’enterrement, il me restera peut-être trois cents piastres, pas beaucoup plus.

— Non, non, Michel ! D’ailleurs tu penses bien qu’il s’agit d’un assez gros montant. Trois ou quatre mille piastres. Mais si tu allais à Montréal, par hasard, et que tu voyais les gens du département des emprunts, au bureau-chef, tu pourrais parler en ma faveur, et je crois que ça suffirait à emporter l’affaire.

— Justement, je pensais aller à Montréal. J’ai droit à deux semaines de vacances. J’y ai même à faire, au bureau-chef.

— Et qu’est-ce que tu vas faire de cela, ici, les meubles et tout ?

— Les vendre, je pense. Je ne peux pas tenir maison. D’ailleurs, j’ai averti monsieur Desjarlais, le propriétaire.

CHAPITRE

XVIII


IL  y avait longtemps que Michel rêvait de ce voyage à Montréal. Jamais pourtant il n’eût songé que son désir dût se réaliser en pareilles circonstances ; et qu’au lieu de s’y rendre en compagnie de sa mère, comme il l’avait souvent imaginé, il s’y trouverait seul.

Lorsqu’il avait parlé à son patron de son idée : prendre deux semaines de repos et les passer à Montréal, le notaire l’avait regardé d’un air stupéfait : « Mais tu ne peux pas partir, Michel ! Qui est-ce qui va faire ton travail ? »

— Voyons donc, monsieur Jodoin, depuis trois ans que je suis à la banque, je n’ai pas eu une seule fois des vacances, des vraies vacances, comme tout le monde.

— Comment, des vacances ? Pourquoi faire, des vacances ? Est-ce que j’en prends, moi, des vacances ? Est-ce que les affaires en prennent, des vacances ?

Il haussait les sourcils avec une violence inaccoutumée qui dressait vers le ciel les trois grands poils menaçants de son sourcil gauche ; et il suçotait son caramel avec un bruit impatient.

Michel était néanmoins d’humeur à ne point se laisser intimider. Aussi bien sa religion à l’égard de la banque avait-elle subi quelque dommage depuis qu’il avait appris la nomination et la venue prochaine d’un nouveau gérant ; tandis qu’il se voyait apparemment condamné à rester encore simple comptable et pour combien d’années !

Il consentit cependant à quelque délai. D’ailleurs ses affaires, et celles de sa mère, avaient besoin d’être ordonnées, pour minces qu’elles fussent.

Il remit le logement, cette petite maison dont sa solitude de célibataire n’avait désormais que faire. La séparation pourtant lui fut douloureuse. Avec Hélène, dont le souvenir restait accroché à ces murs défraîchis, il avait connu là un bonheur qu’il savait ne devoir jamais retrouver aussi plein, aussi calme, aussi velouté. Pour lui désormais, et jusqu’à ce que plus tard s’édifiât son propre foyer, ce serait la simple chambre garnie : un lit, une commode, une petite table, deux chaises ; le cabinet de toilette et le lavabo en commun avec les autres logeurs étrangers ; et le sentiment d’un lieu de passage où l’on n’entre que pour s’en évader le plus tôt possible.

L’hôtel eût flatté son orgueil ; mais la modicité de son salaire lui interdisait un luxe réservé aux voyageurs de commerce des grandes maisons de Québec et Montréal. Ses meubles vendus en vrac à Bernard Laferrière qui se mariait, il prit chambre et pension chez madame Lang.

Une fois payés les frais et les dettes courantes, quelques-unes inattendues, Michel se trouva devant moins de deux cents dollars. Pendant la maladie de sa mère le loyer avait couru, tandis que la boutique de modes ne rapportait rien. Bien plus, les factures s’étaient mises à pleuvoir : notes de fournisseurs et de modistes en gros, comptes en souffrances depuis des mois, des années même et qu’Hélène avait réussi à lui cacher. Pauvre Hélène, pauvre maman, si peu faite pour tout cela !

Il ne pouvait penser à sa mère qu’avec ce sourire intérieur que fait naître l’évocation de quelque chose de doux et de joli : un rouge-gorge sur une branche de prunier en fleur, un chaton dans un rai de soleil, la première violette dans les bois que mai vient de peindre de frais. Il n’avait de souvenirs d’elle que délicats et riants ; et les images plaisantes qui de ce passé mutuel sourdaient en lui ne l’attristaient point.

Le soir, il errait par les rues de la ville, cherchant partout des souvenirs. Les retrouvant parfois, il recréait autour de l’ombre fugace et chérie de sa mère un guignol singulier et charmant où ils revivaient tous les deux et dont il était le seul maître et le seul animateur.

Fin juin, il prit le train pour Montréal avec l’intention bien arrêtée d’y passer deux semaines.

En sortant de la gare Viger, son sac de voyage au bout du bras, le chapeau melon tout neuf sur la tête et une pochette de couleur bien en vue sur le cœur, il s’arrêta un moment, déçu. La gare débouchait sur une rue latérale, au fond d’une espèce de fosse. Il crut vaguement s’être trompé ; une ville de l’importance de la métropole, « la quatrième ville française de l’univers », disaient les journaux, ne pouvait ainsi accueillir les visiteurs ! De ce Montréal qu’il attendait, de ses rues larges, de ses édifices étonnants, de la foule houleuse, il ne voyait rien. Il cherchait son mirage et n’en trouvait même pas les matériaux épars. Tout ce qu’il découvrait c’était, au haut d’une butte presque verticale, un amas de vieilles constructions.

Mais des percherons aux jambes barbues tiraient hors de la gare d’immenses voitures où les caisses s’équilibraient miraculeusement. Les roues bandées de fer roulaient des tonnerres continus sur les pavés de pierre inégaux. Des autos passaient en cornant avec impatience ; à quoi les charretiers répondaient par des jurons insouciants et des injures de bonne humeur. Tout ce fracas laissait deviner la Ville.

Ce que Michel subitement saisit, au travers de cela et malgré cela, ce fut une vibration sourde et profonde qui était la respiration dure de la Cité. Une rumeur immense, partout autour de lui, venant des quatre points cardinaux. Flottant au-dessus de lui, mêlée à la fumée lourde du ciel. Et même, sous ses pieds ; en grondement souterrain, comme annonciateur de quelque séisme. Tout cela et l’air vicié de la Ville, Michel l’absorba d’un coup. Ses épaules s’ouvrirent et ses côtes se soulevèrent à plein effort pour faire pénétrer en lui cette haleine âcre et puissante, tout comme, dans l’immensité des champs campagnards, l’homme des villes dilate ses poumons pour les imprégner de l’air frais et généreux qui le vivifie.

Le jeune homme resta là encore un moment, à regarder les gens apparemment tous pressés, tous courants, et les choses pour lui curieusement heurtées. En tout cela il se sentit profondément isolé, mais d’un isolement combien différent de celui, bizarre et familier, qui ne l’avait jamais quitté pendant les années de Louiseville et auquel il s’était fait au point de ne le plus ressentir. Là-bas, dans ce bourg, chez lui, où jamais il n’avait été tout à fait à l’aise, où il se sentait effacé et diminué, les gens certes le connaissaient et le reconnaissaient. Mais ils n’étaient liés à lui que par les fils ténus de la trame quotidienne et commune et non par les attaches aimables de la camaraderie. Dans la rue principale, rencontrer un visage inconnu lui était un sujet d’étonnement ; et le salut, de la main envers les hommes, du chapeau envers les femmes, n’y était qu’un signe de reconnaissance vide de toute intimité.

Tandis qu’ici, dans ce tourbillon qui l’avait désorienté au premier abord mais auquel il lui semblait, — il en sentait un sourd orgueil — se faire déjà, il cherchait vainement un visage qui ne lui fût pas étranger ; une image, chose ou personne, qui le reliât à tout ce qui avait été sa vie jusque-là. Plusieurs fois, en ces quelques minutes, soit dans la volée de ceux qui sortaient de la gare, soit dans la procession de ceux qui, indifférents, passaient rapidement sur le trottoir, il avait cru reconnaître une silhouette connue. De plus près, chaque fois, il avait constaté son erreur. Tout ici lui était pleinement étranger, décor et acteurs. Et cette solitude lui fut bonne. Il en ressentit une espèce de détente que jamais il n’avait goûtée.

Il était sans but immédiat ; et cela aussi lui était bon. Demain, après demain, le plus tard possible et quand l’envie lui en prendrait, il verrait à ses affaires. Il rendrait visite à monsieur Lacerte et il irait au bureau-chef de la banque. Mais pour quelques heures, pour quelques jours encore il se laisserait bercer par le flot mouvant de la grande ville, il se fondrait en elle et se donnerait l’illusion d’être une des gouttes d’eau de cette mer bruissante.

Une pointe de faim le remit en marche. Descendant la courte pente, il déboucha dans une rue large et houleuse au delà de laquelle s’étendait un parc qui lui parut immense. Il se sentit en pleine ville. Deux jeunes filles, aguichantes dans leur jupe noire et leur blouse claire, le dépassèrent et en le frôlant du coude, lui jetèrent un regard en dessous ; puis elles se mirent à rire d’un rire frais et provocant à la fois. Elles lui parurent d’autant plus jolies qu’il se sentait plus heureux ; et l’une d’elles avait ce qui pouvait le plus le troubler : des cheveux admirables d’un blond brûlé qui lui rappelèrent ceux de sa mère. Elles étaient déjà loin et se retournaient une dernière fois lorsqu’il songea qu’il eût pu, peut-être, tenter de les aborder.

Après s’être restauré dans une petite crémerie voisine de la gare, il chercha et trouva, quelques rues plus loin, une chambre meublée convenable et bon marché. C’était dans une venelle brève et calme, derrière un grand édifice de pierre noircie par la fumée et qui était l’Université ; à deux pas de ce carrefour prestigieux dont il avait si souvent entendu parler : le coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. Sa valise et ses paquets défaits, où il avait entassé toute sa mince garde-robe, il crut avoir oublié à Louiseville le portrait de sa mère. Il lui en vint un remords aigu ; intérieurement il demanda pardon à la morte d’avoir été, même involontairement, un fils oublieux.

Les deux jours qui suivirent passèrent rapidement. Il était constamment dehors, en longues promenades qui chaque jour lui révélaient un peu plus de ce monde nouveau. Il finissait presque chaque fois par se perdre et par demander son chemin à quelque passant. Il fut encore plus gêné la première fois qu’il prit le tram car il dut s’enquérir : « Combien ? ». Il y avait foule à l’arrière du véhicule encombré et il sentit que tout le monde devinait le provincial qu’il était. Pourtant il aimait déjà cette ville énorme qui l’écrasait de sa masse, qui l’avait avalé sans un frémissement. Il s’y perdait, comme ses yeux dans l’infini du ciel. Il lui semblait avoir trouvé enfin ce qu’inconsciemment il cherchait depuis toujours : une lice à sa taille pour les combats auxquels aspirait son ambition. Des voitures passaient, autos luxueuses ou victorias traînées par deux chevaux de race soigneusement appariés ; à l’arrière un homme à cheveux gris, le front ridé, sans doute par les calculs. Des femmes en chapeaux ruisselants de plumes : épouses ou filles des rois du monde ; des grands commerçants, des industriels, des banquiers. Michel les regardait sans envie ; car une voix secrète à laquelle il prêtait une oreille complaisante l’assurait qu’un jour viendrait où il aurait son tour ; qu’un jour, lui aussi vaincrait la Ville.

En attendant, il vivait une vie pleine de découvertes anodines : les cinémas à dix sous, où toute une vie sautillante et curieuse passait sur l’écran ; les restaurants Northeastern, avec leurs aboyeurs en toque blanche qui lançaient des ordres tonitruants à d’invisibles cuisiniers, les étalages gênants et capiteux du corsetier, et tant d’autres choses nouvelles pour lui.

CHAPITRE

XIX


CHEZ un marchand de confection, il commanda un complet, fit l’achat de chemises, cravates et chaussettes, bref, s’habilla des pieds à la tête afin que le gérant du personnel, à la banque, eût de lui une impression favorable ; ainsi que monsieur Lacerte. Et aussi afin que, à son retour à Louiseville, la semaine prochaine, on vît que ce voyage avait fait de lui un autre homme. Mais plus que tout il désirait passer inaperçu dans cette foule montréalaise, se fondre en elle, n’y être plus qu’une cellule sans identité personnelle, sans rien qui le distinguât des autres Montréalais.

Il passa ainsi près d’une semaine à goûter la nouveauté de tout cela, à se rendre familiers les édifices et les trams, heureux de se sentir seul en ce monde étonnant, heureux de ne plus attirer l’attention. Il commençait déjà à distinguer, avec un mépris amusé, les couples campagnards venus en voyage de noces et qui déambulaient rue Sainte-Catherine : le marié en cravate blanche et bottines à tige de drap gris ; la mariée en robe à encolure de dentelles, avec deux petites baleines qui soutenaient le col et lui faisaient la tête raide ; tous deux solidement accrochés par la main de peur de se perdre.

Michel ne parlait qu’aux heures des repas pris à cette même crémerie qu’il avait découverte le premier jour près de la gare. Pour vingt sous on avait, et dans un décor étonnamment propre malgré son inévitable mesquinerie, un potage, deux œufs ou un plat de viande, un dessert et « un breuvage » : thé, café ou lait. Tout cela sucré par le sourire des filles du patron qui, toutes les cinq, servaient les tables. Cette combinaison familiale, et le fait que les œufs montaient de la cave où était le poulailler, rendaient possible un tel bon marché. Michel tâchait de toujours trouver place aux tables que servait Annette. Elle avait les lèvres rouges et des cheveux de soie. Cela suffisait à Michel qui s’essayait à plaisanter avec elle, ce à quoi elle répondait gentiment. Il se promettait chaque jour de l’inviter au cinéma ou même au parc Sohmer et n’osait rien en faire.

Ce n’est qu’au début de sa seconde et dernière semaine qu’il se décida à rendre enfin visite à la banque d’abord, puis à parrain.

Au bureau-chef, rue Notre-Dame, le Chef du personnel ne le reçut qu’un moment et lui donna rendez-vous pour le surlendemain, mercredi. Michel comprit que dans l’intervalle on compulserait son dossier et il partit sans inquiétude. Il se rendit sans tarder chez monsieur Lacerte à qui il avait téléphoné.

Le vieil homme d’affaires habitait rue Saint-Hubert, entre Ontario et Demontigny, une de ces maisons à perron monstrueux construites naguère par des commerçants à l’aise alors que le quartier était encore bien vu. Il avait loué d’une vieille fille le salon double de l’ancienne maison bourgeoise. De la moitié sur rue, il avait fait une sorte d’étude remplie de papiers et de journaux épars et dont on reconnaissait la destination à l’énorme bureau à cylindre, près de la fenêtre. Un paravent de soie, vaguement chinois, cachait à demi la seconde moitié, côté cour, où était le lit, la commode et la table de nuit sur laquelle traînaient des faux cols souillés à côté d’un verre où le lait avait marqué.

Tout cela recevait des fenêtres de la façade une lumière grisâtre, en grande partie dévorée par la couche de poussière grasse qui dépolissait les vitres et par les rideaux de damas où les trous faisaient des motifs imprévus.

Monsieur Lacerte, qui ne l’attendait pas si tôt, parut gêné que Michel le surprît à onze heures, encore en chemise de nuit et en pantoufles.

— Je me suis couché tard, hier soir. Nous avons discuté d’affaires jusqu’à des deux heures du matin. Excuse le désordre ; je suis sur le point de déménager. Un appartement neuf rue Rachel, près de la rue Saint-Denis. Beaucoup mieux. C’est plus dans l’Ouest. Tu verras.

Il enleva de sur une chaise un paquet de buanderie encore ficelé, chercha des yeux où le poser et le glissa tout simplement sous le lit.

— Et alors, Michel, te voilà à Montréal !

— Eh oui !

— Tu n’as pas trop de peine à te retrouver.

— Mais non. Je vous assure que je commence à m’y reconnaître pas mal. Vous auriez peine à m’écarter.

— Et… tu es allé à la banque.

— Bien sûr. C’est d’ailleurs pour mes affaires que je suis venu à Montréal. J’ai vu le Chef du personnel quelques minutes. Je dois retourner le voir demain. Et aussi le Gérant général, probablement. Il a paru bien disposé. Je ne sais pas encore ce qu’ils vont m’offrir, mais je suis bien décidé…

— As-tu parlé… ?

— … à obtenir ma nomination comme gérant ?

— Bon. Mais as-tu parlé au Chef du département des prêts ?

— Je n’ai pas eu affaire à lui.

Monsieur Lacerte parut ennuyé. Il passa plusieurs fois la main sur son menton où la barbe non rasée faisait une espèce de moisissure grise et courte qui crissait sous les doigts.

— J’aimerais bien si tu le voyais, si tu le voyais pour moi.

Il s’agissait encore de ce prêt de quatre mille dollars pour lancer définitivement, pour mettre sérieusement en marche la « East End Confectionery Company, Limited », dont le vieil homme faisait sonner le nom avec une satisfaction quelque peu enfantine. Visiblement, il voulait se donner des allures de grand brasseur d’affaires.

— Et ça presse un peu, mon Michel, ça presse, tu sais. On a une belle affaire en main, mon associé et moi. On ne sait jamais, peut-être… dans les cent mille, peut-être plus. Il y a des millionnaires qui ont commencé avec moins que ça, avec moins que ça. Mais il nous faut juste un peu d’argent pour nous mettre en train. Sans ça on perdrait tout, au moment de tout gagner.

Il paraissait soucieux et Michel le comprit. Monsieur Lacerte avait mis dans cette affaire tout son avoir et tout son crédit. Le jeune homme se sentit pitoyable envers ce quasi vieillard qui se jetait ainsi contre le sort tête baissée, courageusement, dangereusement, pile ou face, tout ou rien ; au lieu de vivoter tranquille en tricotant ses petites affaires. Il songea aussi que si le coup de dé réussissait, lui, Michel, y gagnerait quelque chose puisque cet héritage lui était destiné ; ou que, à tout le moins, il y trouverait au besoin une situation majeure. Le point de départ peut-être de son succès à venir.

Le lendemain, le jeune homme ne put voir le Gérant du département des prêts qui n’était pas revenu d’une excursion de pêche. Mais il fut reçu par le Chef du personnel. Son affaire marchait. Sans doute ne serait-il pas immédiatement promu ; mais on le lui promettait et dans un délai de six mois au maximum. En attendant, il retournerait à Louiseville avec une prochaine augmentation de salaire sous un nouveau gérant qui serait là dans deux semaines. Et au printemps il y aurait pour lui une promotion assurée.

Au téléphone parrain lui avait dit :

« Viens vers quatre heures. Si je ne suis pas à ma chambre, attends-moi. Nous irons souper ensemble ce soir. »

La logeuse, avertie, le laissa entrer chez monsieur Lacerte qui, en effet, était en retard. Michel s’installa pour attendre.

Il regarda dans la rue qu’une pluie intermittente vidait de passants. C’est à peine si de temps à autre filait sous ses yeux le dôme noir d’un parapluie. Dans la maison d’en face, un léger mouvement de tenture attira son attention. Par intervalle, une tête de femme apparaissait, cherchant dans la rue. Il s’amusa à imaginer une aventure ; mais au bout de dix minutes il en eut assez. Il bâilla longuement, s’étira et se laissa tomber dans un fauteuil de velours dont les bras pelés montraient la trame.

Un guéridon se trouvait à côté. Dessus, une liasse de papiers divers, des factures apparemment. Un registre mince. Deux bouts de crayon. Une bouteille d’encre vide. Un catalogue de machineries.

Sur la tablette de dessous, un journal vieux de deux semaines. Une plaquette : Le Naturaliste Canadien, que Michel feuilleta d’un doigt distrait. On n’y parlait que d’insectes et de plantes et les pages n’étaient point coupées. Le remettant en place, il aperçut un album de photographies.

C’était un vieux livre lourd et dur, à dessus de carton-pâte moulé en haut relief : un de ces albums de famille dont on voyait autrefois partout, dans chaque salon, les tranches dorées. Michel le tira à lui, le posa sur ses genoux et l’ouvrit.

D’abord de vieux portraits sur zinc, montrant des enfants aux cheveux laqués, aux yeux ronds, le cou raidi par l’appui invisible qui les empêchait de bouger et leur faisait garder la pose. Ils guettaient « le petit oiseau ».

Puis des nouveaux mariés souriants et timides. Et des vieux un peu étonnés, presque défiants ; sauf un qui sourit angéliquement dans son collier de barbe blanche.

Michel tourne les lourdes pages où courent des guirlandes de roses et des grappes de lilas. C’est un défilé rapide de visages inconnus et périmés qu’il regarde machinalement, sans s’y arrêter plus qu’un instant pour s’étonner des toilettes bizarres, des jupes cloche, des fichus de dentelles, des coiffures en bandeaux lisses sur les tempes avec parfois sur le front une frange qui vient à l’instant de passer au coup de peigne.

Encore un couple, l’homme assis sur un fauteuil, la femme debout, une main sur l’épaule de son mari. Lui a une cravate blanche. Et une moustache fine. Elle, a une masse de cheveux pâles…

Mais oui ! c’est… son père et sa mère ! De Ludovic Garneau, c’est bien là le front droit ; et le nez accentué, qui serait agressif sans le bout tout rond comme une petite pelote.

Et surtout, c’est bien là Hélène. Son demi-sourire un peu triste, un peu distrait. Même le jour de ses noces. Elle regarde droit devant elle, si bien que Michel a l’impression qu’elle le regarde.

Comme la photo a glissé dans son cadre de carton il n’a qu’à tirer sur le bout qui dépasse. Au dos, une date : 3 juin 1889. Il y a 25 ans. Son âge à lui, Michel. En diagonale, monsieur Lacerte a écrit : « Mariage de Ludovic Garneau et d’Hélène ».

Page suivante, au verso, un bébé, un bébé joufflu perché sur une table devant un décor qui représente une colonnade dans des roseaux. Le poupon a un visage qui tourne aux larmes. Le photographe a dû se hâter avant l’explosion.

Mais c’est… c’est monsieur Lacerte ! Cela est trop drôle, mais c’est bien monsieur Lacerte. Plus il le regarde et plus cela s’affirme. Michel évoque le visage de parrain, l’imagine sans bajoues mais avec des cheveux. De sa main, il supprime presque tout de la photo pour que rien ne distraie plus de ce visage qui subitement, par la seule magie de ce geste simple, sort du temps passé. Le bébé qu’il voyait tout à l’heure n’a rien du vieil homme qu’il connaît de si longtemps ; mais le vieil homme qui émerge dans son esprit a les traits d’un vieil enfant. Après tant d’années. Au fait… combien ?

Michel soulève le papier que le temps a décollé. Il y a au dos de la photo le nom du photographe. Et dans une banderole, écrit d’une écriture qu’il connaît, pourtant :

« Michel, 7 décembre 1889. »

Surpris, il retourne la photo face au jour. C’est donc lui-même.

Puis brusquement il reprend celle de ses parents, leur photo de mariés : 3 juin 1889.’89 ? C’est un 8, 1888 ? Mais non c’est bien un 9, avec son trait tiré sous le huit, assez loin, de la façon particulière qu’a parrain pour faire ce chiffre.

Et sa date de naissance c’est bien cela : le 7 décembre 1889.

Machinalement il a repris la photo du bébé, du bébé qui a ses quelques cheveux soigneusement roulés au sommet de la tête, en un boudin que l’on devine édifié à force de salive maternelle ; et la tête sans cou posée sur les épaules maladroites, comme ces poupées à bascule des jeux de massacre. Qu’il est drôle ainsi, monsieur Lacerte. Mais non, c’est lui, Michel. Monsieur Lacerte, Michel. Monsieur Lacerte. Parrain.

Et soudain il regarde les deux dates et se met à compter sur ses doigts tremblants. Juillet, août, septembre, octobre, novembre, décembre. Six mois. Six mois entre le jour de leur mariage et celui de sa naissance. Et cette autre photo. PARRAIN !

Il sent une étrange chaleur, une vague brûlante qui lui monte au visage. Un éclair fulgurant…

Ainsi donc, tout le monde, tout le monde savait, tout le monde, sauf lui.

Et quand on le voyait auprès de monsieur Lacerte…

Les éclats de colère de Ludovic Garneau, son père… De son père ?…

Soudain il jette par terre le lourd album qui tombe avec bruit. Il glisse machinalement dans sa poche les deux photos, furtivement, fiévreusement, comme un voleur. Ouvrant la porte de la chambre il tend l’oreille vers les profondeurs de la maison. Rien.

Il se glisse dans le corridor, les oreilles bourdonnantes, le cœur lui donnant comme des coups de poings dans la poitrine trop étroite pour contenir ce qui vient d’y éclater. Il lui semble que s’il était surpris, ce serait… il ne sait quelle épouvantable catastrophe. L’idée d’avoir à dire quelques mots, d’avoir à expliquer, l’épouvante. Car il lui semble que rien autre chose que son secret, son misérable secret que tout Louiseville connaît, ne pourrait jaillir de ses lèvres.

Il ouvre avec une lenteur précipitée la porte extérieure qui grince aigrement.

— Monsieur Garneau, monsieur Garneau. Est-ce que je vais dire à…

Mais il s’est jeté dehors. Il ferme violemment la porte. Il descend en courant, en deux bonds, les huit marches du perron comme un enfant après quelque méfait. À pas trébuchants et précipités, il s’enfuit, tournant le dos à tout ce qu’il connaît, à tout ce qui peut le connaître. Il fuit, du pas inhumain de celui qu’en rêve un spectre monstrueux poursuit.

D’un coup il a tout compris, d’un coup le monde s’est ouvert à ses yeux.

La bienveillance protectrice, depuis toujours, de celui qu’il appelait « parrain » !

La patience étonnante de celle en qui il voyait la plus parfaite des mères !

Les colères et le martyre, oui, le martyre de celui qu’il appelait à regret son « père » !

Une seule chose désormais emplit le monde : sa honte.

CHAPITRE

XX


UNE  accablante moiteur suintait de partout. Cela semblait descendre du ciel comme une averse, ruisseler le long des murs pour imbiber l’asphalte poudreux des trottoirs et de la chaussée où le pied des passants faisait une marque grasse. La ville entière nageait dans un bain de vapeur invisible. Dans le carré Viger où, sous les arbres, l’on eût pu espérer quelque fraîcheur, l’ombre même était lourde et chaude comme une couverture.

Michel chercha une place libre sur l’un des bancs de bois qui tournaient le dos aux pelouses miteuses. Mais sur chacun se serrait une grappe de flâneurs. Il finit par remplacer un partant près de la fontaine à trois vasques au sommet de laquelle une cigogne de fonte, dont la peinture verte se déplumait, crachait en l’air un maigre jet d’eau qui dégoulinait ensuite d’étage en étage jusqu’au bassin inférieur où s’ébrouaient des pierrots.

Il n’y avait là que des hommes. Point de femmes ni d’enfants dans ce parc étriqué et bizarre qui, dans Montréal, ne ressemble à aucun autre. Aussi bien les parcs prennent-ils partout la couleur du quartier qu’ils desservent et des gens qui l’habitent. Ils en sont l’illustration et le résumé. Pour ce qui était de celui-ci, depuis longtemps les grands bourgeois, puis plus tard les petits, évitaient ce qui avait été naguère les Jardins Viger, au temps où le quartier logeait des juges et où les commerçants de gros y discutaient l’importation des draps et des flanelles. Une humanité différente et singulière l’habitait désormais, de l’heure où la rue Saint-Denis s’éveillait au travail jusqu’à celle où se vidaient les tramways. Les dernières ombres errantes disparaissaient alors des allées profondes.

C’étaient maintenant des contremaîtres à la retraite, des sans-travail chroniques, des infirmes chichement pensionnés, des pères impotents à qui les enfants grandis ne pouvaient, jusqu’à leur mort prochaine, refuser le gîte, un peu de tabac et une part du hachis quotidien.

Dans l’air visqueux du jour la plupart dormaient affalés, bouche ouverte et jambes en V, les pieds dans des pantoufles éculées. Les premiers boutons de la braguette, détachés pour libérer un peu le ventre hydropique, montraient des pans de linge sordide.

Un béquillard s’approcha. Il salua de la main des copains qu’il retrouvait, comme chaque jour de beau temps, au même endroit et sur le même banc. Il eut pour Michel un regard de côté qui voulait lui faire sentir son usurpation. Un des hommes tendit à l’infirme sa blague à tabac où il prit de quoi bourrer son brûlot.

— Merci. Merci ben, monsieur Bisson… Non, mais croyez-vous qu’il fait chaud ! On n’a pas eu chaud de même depuis ça fait longtemps.

— Et puis ? Quelles nouvelles de la guerre ?

La guerre, celle de 1914, en était à ce mois où les vagues allemandes, ayant rompu facilement les faibles digues de Belgique, gagnaient sur les plaines des Flandres françaises. Pourtant les bulletins, chaque jour, ne donnaient que d’encourageantes nouvelles.

Mais Michel n’écoutait point, ne regardait point, ne s’intéressait point, indifférent à toute défaite qui n’était pas sa propre défaite, à toute catastrophe qui n’était pas celle de sa vie. Le bouleversement d’un monde lointain ne lui était rien à côté de la blessure qui lui avait ouvert le cœur. Ou, plutôt, ne prenait-il conscience de l’extérieur que pour se réjouir de ne plus voir dans le monde entier qu’une cuve immense et fétide où bouillonnait l’infernale potion des sorcières de Macbeth.

Une jeune femme passa, les traits tordus par une paralysie qu’accentuait au lieu de la cacher un coup de crayon rouge sur les lèvres obliques. Puis deux Chinois, les cheveux noués sur la nuque en un chignon dur. Tout au fond, la rue de la gare vomissait une gorgée de voyageurs.

Le jeune homme, machinalement, regardait cette ville dont en si peu de jours le visage avait changé pour lui ; dont l’aspect à ses yeux avait depuis trois semaines revêtu tant de dureté. Il regardait autour de lui ces hommes, tous vieux, vieillis par leur pauvreté, vieillis par leurs maladies, vieillis par leur lâcheté devant le travail et la vie : les manches trouées, le bas du pantalon effrangé, la chemise sans faux-col ouverte sur le cou gras qui affichait parfois un haillon de scapulaire en drap noir, le chapeau terreux sur les billes des calvities. Dans les sillons de leurs rides dormait la poussière de la rue. Et pourtant Michel se sentait pris d’envie pour leurs haillons miteux, et pour leur misère quand il la comparait à la sienne.

« Ils peuvent, eux, avouer leur naissance. Ils sont légitimes. Tandis que moi, je ne suis qu’un bâtard… oui, qu’un bâtard. »

Une fois de plus le mot explosait en lui, ce mot qu’il croyait voir affiché sur sa poitrine et qui lui baissait la tête comme le poids d’un carcan. Il se répétait le mot cruel, s’en flagellait avec fureur, le murmurait même entre ses dents serrées par une rage immonde qui le faisait se haïr à travers l’image de ceux qui l’avaient fait ainsi, au gré de leur plaisir égoïste.

« Je ne suis qu’un BATARD ! »

Cette fois, dans son emportement il avait parlé assez haut pour que l’on entendit sa voix. Il se sentit pâlir car le béquillard avait jeté sur lui un regard de côté. Mais on n’avait pas compris et Michel en fut quitte pour sa douleur. L’infirme s’était vigoureusement remis à l’analyse de la situation militaire.

— Moi, si j’étais à la place de Joffre, je laisserais passer les Allemands ; et puis tout d’un coup…

Une fois de plus Michel toucha dans sa poche, celle de gauche car celle de droite était déchirée, les quelques pièces qui lui restaient : quatre-vingt-quatorze sous. Une grande pièce de cinquante, trois de dix sous, deux piécettes de cinq sous. Puis quatre de un sou. Il refit l’addition chaque jour plus brève. Demain il serait censé payer à madame Galibert le loyer de cette chambre où, il y avait maintenant cinq semaines, un homme qui était pourtant le même, lui, s’était installé triomphant. Les premiers jours de la catastrophe, il les avait passés enfermé dans cette pièce étroite, banale, et si terriblement, si vertigineusement vide depuis qu’il avait anéanti dans une explosion de colère démoniaque, le portrait retrouvé de sa mère, seul lien qui le reliât à sa vie passée ; comme si cette destruction eut suffi à abolir son tourment.

Le soir, il avait erré dans les rues, les épaules voûtées et le regard bas, comme un malfaiteur, comme un réprouvé. D’un pas rapide et glissant il fuyait quelque chose d’innommable qui était son opprobre mais qui, il le sentait désormais, ne pouvait pas plus se détacher de lui que de ses os il eût pu arracher la chair. Son chapeau rabattu cachait ce front où chacun lui semblait chercher un stigmate.

Les miséreux ne l’étonnaient plus. Bien mieux, il se rapprochait d’eux, se laissait aller à leur ressembler. La barbe longue, les souliers gris de poussière, le faux-col de celluloïde déchiré au pli, la manche d’habit déjà hirsute, les semelles crevées et brûlées par l’asphalte des trottoirs.

— Tiens, voilà les gens de Louiseville ! Bonjour, dit une voix. Michel eut un sursaut.

Terrifié à l’idée d’être reconnu, il freina brutalement son premier mouvement qui avait été de se retourner. Il se leva sans oser regarder. Mais une autre voix inconnue :

— D’abord, je ne suis pas de Louiseville en toute, je suis de Sainte-Ursule, vous savez…

Il n’entendit point la suite car il était parti.

La rue Craig, poussiéreuse et populaire, s’offrit à lui comme un refuge. Il passa lentement devant les devantures des fripiers juifs où les instruments de musique voisinaient avec les bassines d’hôpital. Sur le pas de chacun de ces bazars de la misère, le dos à l’intérieur pour que le magasin ne restât pas sans surveillance, le ventre maigre dehors pour chercher un peu d’air mobile de la rue, un Juif, à lévite et à calotte noire d’où dégoulinaient deux petits tire-bouchons de cheveux, se retrouvait chaque fois le même, de porte en porte comme en un cauchemar. Michel s’approchant, le boutiquier se penchait un peu, l’œil à l’affût de la bonne affaire, que ce fût un dépenaillé qui voulait vendre ou un mieux vêtu qui voulait acheter. Plus encore s’il se fût agi d’un jeune homme pâle cachant sous son veston un objet suspect. Mais en voyant Michel, l’œil expert du brocanteur se détournait : ni chaland, ni voleur.

Le souvenir de Louiseville, le nom même de ce lieu qui pourtant avait été toute sa vie, le faisait se crisper. Chaque fois qu’il en entendait l’écho, il lui en venait une bouffée de chaleur au front, un mouvement de haine dans le cœur. Et subitement en un éclat qui le figea sur le trottoir malgré les coups de coude des passants, il comprit la raison de sa solitude enfantine et pourquoi toujours il s’était senti, dans ce milieu pourtant si facilement grégaire, seul, abandonné, repoussé, rejeté, excommunié ; dans ce milieu étroit où tout ce qui ne se sait pas se devine, où tout ce qui se devine se chuchote et finit ainsi par être connu de tous sans que personne jamais n’ait eu à en parler.

Ainsi donc, pendant vingt-quatre ans il avait affiché cette tache originelle que lui seul ignorait. Dans la petite ville, il avait été pour tous le fils du péché. Sa mère ne l’en avait pas moins laissé vivre condamné sans le savoir pour un crime qui n’était pas le sien. Il devinait maintenant les sourires ; derrière son dos, les remarques et sans doute les quolibets. Son père savait ; et telle assurément avait été la raison qui lui avait fait chercher dans l’alcool l’oubli de sa dérision.

Sa mère ! sous quels traits lui apparaissait-elle maintenant ! Qu’était le reste des humains si sa mère elle-même n’avait été qu’une…

Il sentit monter à sa gorge des larmes que rageusement il ravala, honteux de son chagrin, honteux même des épaves de tendresse brisée qui tournoyaient lentement dans le remous de sa rancœur.

Jamais, jamais ! Dès le premier jour sa décision avait été prise : jamais il ne retournerait à Louiseville. Jamais plus désormais, maintenant qu’il savait, il ne se donnerait en spectacle. Descendre sur le quai de la gare sous les yeux de monsieur Bigras et des compagnons de travail de son père ! Passer rue Saint-Laurent entre les haies jumelles de ses concitoyens armés des verges de leur mépris ! Ne pouvoir regarder homme ni femme, sans se sentir souffleté au visage par le regard gouailleur des hommes, le regard offusqué des femmes.

Ainsi donc, les mots couverts dès l’école, l’interdiction à Marie-Claire Froment de l’aimer, l’abandon de Georgette ; et le mot du vicaire un jour, mot qui lui était toujours resté et que jusqu’ici il n’avait pas compris : « La faute des parents retombe parfois sur les enfants, » avait-il dit un jour au catéchisme. Et plusieurs s’étaient retournés. Et le refus de louer à sa mère le logement des Grenier. Et tant d’autres choses !

Il tourna, sans choisir, le coin d’une rue, la traversa distrait, ignorant les coups de gong d’un tram qui dut freiner brusquement. La montre d’un miroitier était tapissée de gravures aux couleurs vulgaires : des Sacrés-Cœurs, des Saintes-Vierges. Mais ce qu’il aperçut seulement, ce fut, dans une immense glace au cadre lourdement doré, un être lamentable, au vêtement défraîchi, au chapeau melon grisonné. Et cet homme aux épaules lourdes d’un poids invisible, aux yeux dont le regard hésitait à s’affirmer entre les paupières basses, c’était lui. Il se sentit gêné de sa propre image, et amer. Ses pieds instinctivement se remirent à la cadence de la marche.

Une foule bigarrée le coudoyait dans cette rue Saint-Laurent par laquelle, jadis, le haut commerce était monté de la rue Saint-Paul vers la rue Sainte-Catherine et l’Ouest, ne laissant plus que des boutiques hétéroclites. À un moment donné, il dut céder le trottoir à une chaîne de cinq marins en ribote qui descendaient en hurlant des refrains bachiques. Des filles à cheveux jaunes, les bas de coton blanc tirés sur les jambes torses, leur seize ans effacés par le maquillage, les regardaient venir d’un air engageant et leurs lançaient même au passage quelques mots aguichants et grossiers.

Un peu plus loin dans l’enfoncement d’une petite rue qui longeait un marché public, un attroupement s’était fait autour de la table d’un camelot.

— … Vous n’êtes pas riches, moi non plus. C’est justement…

Michel s’approcha instinctivement.

« … pour cela que vous ne pouvez pas vous passer de notre merveilleux, de notre extraordinaire nettoyeur américain… »

Une dizaine de curieux et de fainéants, à quoi se mêlaient un ou deux campagnards, faisaient cercle. De temps à autre l’un d’entre eux, ayant entendu jusqu’au bout le boniment, se glissait entre les autres et s’échappait du noyau qui par ailleurs, happant quelques passants, allait grossissant. Au bout de cinq minutes Michel se trouva près de l’éventaire.

Alors il reconnut l’homme. Il le reconnut à quelque chose qui n’était pas les traits, changés depuis l’enfance, évidemment ; mais à un air particulier fait de cynisme, d’assurance et de crapulerie et où il retrouva tout ce qui était autrefois Basile Croteau, son compagnon d’école, qui n’avait quitté Louiseville que pour une École que l’on appelait de Réforme mais dont tout le monde savait qu’elle était la miniature, l’antichambre du bagne. Basile n’avait pas l’air fort prospère. Visiblement ce n’était qu’un avatar temporaire, une forme de déguisement, peut-être.

Ses yeux, vairons comme autrefois, passèrent un instant sur Michel, allèrent ailleurs et revinrent le viser de nouveau.

« On nous a offert dix mille piastres, oui, dix mille piastres pour notre secret ; mais nous voulons que la population de Montréal… »

Michel déjà s’était enfui. À peine un remous dans la petite foule, tant il s’était fait mince et sournois pour disparaître, pour fuir cet individu hâve, à la peau suintant le vice, que l’on devinait à l’affût de quelque mauvais coup et derrière lequel on cherchait instinctivement l’ombre des barreaux auxquels il était irrévocablement destiné. Or même sous le regard de cette épave, de cette rognure de la société humaine, il s’était senti rougir et il avait craint d’être reconnu.

Par une ruelle il rejoignit la rue Sainte-Catherine. Une averse bruyante se mit à tomber dont il attendit la fin sous la marquise d’un ciné.

Il repartit. Les trottoirs lustrés par la pluie brillaient sous le soleil reparu tandis que, des toits sans gouttières, de grosses gouttes tombaient avec bruit sur les rares parapluies prudents. Au bout de quelques pas il sentit une fraîcheur poisseuse pénétrer ses bottines à travers la semelle percée. Il allait lentement, n’essayant même plus de fuir le tourment irrémédiablement accroché à ses épaules comme une défroque. Il sentait que, désormais, toujours il tournerait en rond, vainement, dans la prison de sa honte ; marchant toujours sans jamais s’échapper.

Et, surtout, sentant à ses côtés une ombre qui marchait quand il marchait, s’arrêtait quand il s’arrêtait, que tous les efforts de son être ne parvenaient qu’à tenir hors du contact immédiat. Ce fantôme il ne pouvait le reconnaître puisque son regard intérieur le fuyait. Mais il savait que ce fantôme était le fantôme jadis chéri de celle à qui il devait tout, même et surtout sa honte.

« L’ARMÉE A BESOIN DE VOUS ! »

Près de la rue Sanguinet, sur une façade éclatait une banderole rendue flasque par l’averse.

Dans la boutique vide transformée en bureau de recrutement, on avait installé quelques planches sur deux tréteaux. L’on avait recouvert le tout d’un drapeau anglais à quoi on avait ajouté, puisque l’on était dans l’Est français de la ville, un tricolore comme appeau supplémentaire.

Le passant hésita un instant, puis entra. Une bouteille à demi vidée disparut, escamotée sous la table. Derrière les deux drapeaux, ils étaient trois en kaki, dont l’un avait au bras les galons de sergent.

— Entrez, mon ami, entrez…

Sa voix rappelait, en plus insidieux, en moins épanoui, la voix du camelot, tout à l’heure, rue Saint-Laurent.

— … Enfin voilà quelqu’un de solide, et de jeune ; et qui a l’air dégourdi. Justement nous avons besoin pour notre régiment d’hommes comme vous. Nous manquons de sous-officiers. Vous ne pourriez pas tomber mieux.

L’homme ne disait rien. Il regardait sans la voir une affiche violemment colorée qui éclaboussait le mur. Elle montrait une femme, jeune, vêtue d’un drapeau belge et qu’un soldat à face verte, aux yeux exorbités, à la bouche baveuse, traînait par les cheveux. Au-dessus, le portrait de Sa Majesté le roi George en uniforme d’amiral.

— Mon vieux, continuait le sergent, tandis que les deux acolytes appuyaient de la tête, dans un mois vous pouvez être caporal. Par la large baie vitrée, le soleil entrait et illuminait sur le plancher la mare qui de minute en minute s’agrandissait sous les pieds de l’homme.

— En attendant, vous êtes logé, nourri, habillé et vous recevez par jour, juste pour les cigarettes et la bière, une piastre et dix, oui, une piastre et dix… Trente-trois piastres par mois. C’est pas croyable. En plus, si vous êtes…

Michel eut un mouvement du bras, un geste bref mais qui repoussait tout ce qui pouvait être devant et autour de lui.

« Où est-ce qu’on signe ? »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


DEUXIÈME PARTIE :

LES

ANTIPODES












CHAPITRE PREMIER


PAR  le  trou  lumineux que dans le mur du bureau faisaient les baies jumelées, on apercevait, comme à travers une lorgnette, la cour déserte de l’usine. De part et d’autre couraient deux ailes basses, sans étage, en brique de mauvaise qualité déjà effritée aux angles là où l’eau des gouttières avait fait de longues traînées pisseuses. Sous le ciel bleu pastel d’un décembre encore sans neige, cela encadrait un panneau lointain de maigre campagne en mal de lotissement, meublée d’un hangar branlant, d’une pile de ferraille emmêlée et de deux ormes aux bras tordus et désespérément secs.

Le plus étonnant était le silence. Car les bâtiments et cet espace, on les devinait faits pour le bruit et l’agitation ; on y voulait des hommes hâtés, des piles de caisses croulant à vue d’œil dans les camions, la rumeur aiguë de mille tours mus par mille courroies bourdonnantes ; dominant l’ensemble de cet orchestre mécanique, les cinquante xylophones des machines à écrire crépitant dans le grand bureau.

Mais tout, apparemment, s’était tu. Tout était immobilisé. Tout, apparemment, était mort. Tout sauf, écho posthume et malingre, le cliquetis unique d’un unique et invincible dactylographe. Tout cela faisait plus froid encore le chromo du soleil hivernal dont, au bout des deux bras de l’usine, s’offrait la face ronde couleur de beurre.

— Ce que c’est tranquille ici, maintenant. La dernière fois que je suis venu…

Mais l’autre, de son bureau où il compulsait des feuillets, ne disait rien. Il se contenta de hocher la tête sans répondre. Puis sans regarder, il tendit une boite à cigares en argent poli où le visiteur prit un havane dont il enleva la bague dorée pour la glisser subrepticement dans sa poche. Dame ! un cigare, à quinze sous au moins. Et comme le directeur ne semblait pas voir qu’il s’était servi mais continuait à tenir la boîte à portée, il en prit un second qu’il fourra dans sa poche en rougissant un peu.

C’était un homme menu de corps et gros de tête. Enfoncé dans le fauteuil, il dépassait le dossier de son crâne poli par une calvitie précoce qui lui donnait un air d’enfant vicieux. Les oreilles décollées faisaient balancier de part et d’autre. Comme il était petit, il se voulait grand. Il essayait de se tenir tout droit dans ce fauteuil trop profond qui le tirait traîtreusement aux fesses. Mais c’est à peine s’il touchait la têtière de dentelle mécanique par quoi ce bureau d’affaires rappelait le wagon-salon.

Il suçait nerveusement son cigare, un peu parcimonieusement toutefois, afin de faire durer ce luxueux plaisir que lui valait le fait d’être frère et coulissier de député. À tout moment il mouchait son mégot dans un cendrier fait d’une femme nue tenant un plateau d’argent.

— Et qu’est-ce que vous allez faire de tout ça maintenant ? reprit-il, voyant que l’autre fermait enfin son dossier.

— C’est à peu près réglé. Il a bien fallu.

Absurde, le silence retomba. La machine à écrire même s’était éteinte.

Partout, dans toutes les usines comme ici à la St Laurence Corporation Limited, dans toutes les autres villes comme ici, à Montréal ; dans les autres pays comme en ce Canada de 1918, pourtant si géographiquement loin des champs de bataille et des frontières pour lequel les hommes s’étaient égorgés avec soumission ; partout au monde les machines, qui à peine avaient suffi à nourrir les bouches de tant de canons, s’étaient tues peu de temps après que les canons eux-mêmes eussent lâché leurs dernières salves pour la célébration de la victoire. Et tout comme les hommes d’ici avaient senti descendre sur eux le silence du chômage, sur ceux-là qui dormaient aux champs des Flandres et de la Champagne, s’était étendu le drap feutré d’un silence plus nouveau.

Ici, ce même onze novembre avec ses sonneries de cloches, ses hurlements de foule, ses pétards de canons pacifiques, avait bientôt figé les machines, éteint les chaufferies, immobilisé les génératrices, vidé les ateliers et rendu au silence et à la solitude les usines vastes comme des temples où les hommes disaient le chapelet ininterrompu des obus. Aux portes des chantiers de construction maritime où bayaient des coques inachevées, les guérites des factionnaires étaient vides.

— Alors vous pensez trouver un contrat ? Vous savez que nous aurons bientôt des élections ; et il faudra de ça…

Le pouce glissant sur le majeur faisait le geste bien connu.

— Si vous croyez qu’un contrat se trouve comme ça ! J’ai cherché. Mais pour le moment, rien.

La voix était dure comme une tenaille.

— … La paix est arrivée à un mauvais moment, pour vous comme pour moi. Que voulez-vous, ça ne pouvait durer éternellement ! Il y a une fin à tout. Si seulement les Allemands avaient tenu six mois de plus ! Les derniers contrats surtout étaient vraiment intéressants… Enfin !…

Il eut un bref soupir et haussa les épaules. Mais son interlocuteur avait un moment cessé de fumer ; un de ses fils était officier d’artillerie. À la maison, dans le chalet que l’on venait d’acheter à crédit et qu’il faudrait abandonner, la mère avait pleuré de joie quand était venue la première nouvelle, la fausse, de la capitulation allemande. Il ne lui répugnait pas de toucher le prix du sang à condition que cela s’appelât « bénéfice d’affaire », « commission ». Mais le cynisme de son compère le gênait.

Le visage du directeur était un mélange de dureté et de jeunesse ; quand il regardait l’autre, ses yeux avaient ce regard pointé, volontairement injurieux, de l’homme dur pour le faible. Il reprit :

— Malgré votre frère qui se vantait de pouvoir faire traîner les choses, l’ordre d’Ottawa ne s’est pas fait attendre. Le contrat est annulé ; et sans indemnité. Nous fermons les livres. J’ai inscrit ici le total de ce que je vous ai versé. Sa part des profits pour le dernier trimestre est de deux mille trente-cinq piastres et quarante-quatre sous…

Le jeune vieux se redressa, radieux. Ce n’était pas si mal. À vingt pour cent pour lui, cela faisait…

— Contre cela, j’ai avancé à votre frère mille neuf cent quatre-vingt-dix piastres…

Cette fois l’autre s’effondra et disparut définitivement dans le fauteuil.

— … ce qui laisse à revenir quarante-cinq piastres et quarante sous. Voici le chèque, les reçus pour avances et la feuille de comptabilité. Vérifiez.

Il se leva et marcha brusquement vers la fenêtre, les épaules un peu voûtées dans son complet sans élégance. De dos il pouvait avoir quarante ans. Mais les mains, que l’on voyait jointes si durement, étaient celles d’un lutteur avec des ongles rongés comme ceux d’un mauvais collégien.

Au fond du couloir, à cheval sur l’horizon, le soleil cuivré se figeait un moment avant de plonger.

Un petit groupe d’hommes s’était rassemblé au milieu de la cour. Une quinzaine environ. Tous tenaient à bout de bras un baluchon fait de quelques outils personnels dans leurs bleus tachés de cambouis. L’un d’entre eux parlait avec des gestes maigres et les autres, collet relevé par le froid, l’entouraient serré comme la pulpe d’un fruit sur le noyau.

Il y en avait un qui se tenait à l’écart et se contentait de regarder les fenêtres, de regarder sans le voir le patron dont quelques pieds et l’épaisseur des grandes glaces le séparaient. C’était un homme de trente ans peut-être, mais vieilli par l’usage et pour qui probablement les années avaient compté double. Il avait un œil de verre. Sur son veston trois rubans de couleur, brillants et neufs, et à la boutonnière le bouton cuivré des vétérans. Il fit quelques pas et le directeur vit qu’il boitait un peu. Puis se retournant il regarda ces ateliers déserts où, quelques semaines auparavant, il tournait des obus à cinquante-cinq sous l’heure, avec double paye pour les heures supplémentaires.

Bernard Lemercier éleva sa voix morne et se hissa hors de son fauteuil.

— Bon, je dirai tout ça à Édouard. Mais sûrement, ça va s’arranger et le prochain trimestre…

— Vous pouvez lui dire que la guerre est finie, qu’il est temps pour lui de l’apprendre et qu’il n’y aura pas de prochain trimestre. Il avait sa part sur les contrats qu’il m’apportait. Les contrats sont finis.

— Mais l’usine…

— Elle ne vaut rien maintenant. D’ailleurs il reste les dettes courantes. Et si nous pouvons la vendre assez cher pour balancer !… J’ai pu trouver quelqu’un. S’il achète, je lui souhaite du plaisir. Je me demande ce qu’il en fera…

Lemercier s’essuyait le front. Il songea à la tête de son frère quand il apprendrait les nouvelles de « son usine » !

— … Moi, je vais essayer de me caser quelque part. En attendant, bonjour !

Il le conduisit à la porte à travers le grand bureau où les pupitres étaient vides. Il n’y avait là qu’Alice Clément. En passant, il lui caressa subrepticement la nuque qu’elle portait rasée, à la mode de l’année.

Le groupe des hommes s’était approché.

— Je vous demande pardon, mais pensez-vous ouvrir l’usine bientôt et qu’on pourra avoir de l’ouvrage ? Avant de chercher ailleurs…

Le patron les regarda d’un air satisfait. Il ne leur connaissait pas, jusqu’ici, ce ton soumis et un peu plaintif ; il lui était doux de l’entendre. Pendant deux ans, il avait fallu supporter leurs exigences et quand il leur parlait, surveiller, mieller ses paroles. Car le travail pressait et les concurrents guettaient les ouvriers. C’était son tour maintenant. Il tenait la trique et saurait s’en servir.

— Je n’en sais rien. Que voulez-vous que je vous dise ? Moi-même je suis actuellement sans ouvrage. Peut-être que dans quelques jours ; ou deux semaines, ou deux mois…

Il vit s’attrister un peu plus quelques visages déjà soucieux, ceux où la barbe oubliée grisonnait les joues lourdes ; les pères de famille, dont une femme et une demi-douzaine d’enfants attendaient au foyer les maigres étrennes d’un Noël de chômage. Il y avait aussi deux ou trois hommes aux épaules encore droites. À ceux-là les traits, au lieu de mollir, avaient durci ; et à l’entendre leurs lèvres s’étaient froncées. La menace d’un chômage qu’ils n’avaient jamais connu ne les inquiétait point ; ce qu’ils ressentaient, c’était plutôt une révolte étonnée contre l’injustice de cet arrêt du travail, de ce tarissement subit de la paye qui jusque-là n’avait jamais failli. Tandis que les premiers songeaient aux peines imminentes, les autres ne voyaient que les plaisirs dont il se faudrait sevrer. Aucun d’entre eux, ou quasi, n’avait fait provende contre un lendemain trop médiat. Pourquoi des économies ? alors que pour chaque paire de bras disponibles le choix des situations étaient offert et à prix fort. Nul, tant la vie était facile, n’avait réfléchi que les jours de fortune ne sauraient s’éterniser et que le mois suivant pouvait ramener l’ère des foyers éteints, des buffets vides et des gardiens brutaux au portail des usines pour contenir la foule des mendiants de travail.

Le petit groupe restait là, hésitant, un peu serré, chacun, semblait-il, cherchant dans le contact un appui et un stimulant. Seul le vétéran était resté un peu à l’écart, assez près de ses compagnons pour que l’on sentît son sort lié au leur, séparé toutefois par quelque chose de particulier qui était une rébellion étrangère aux autres. Son visage était insolite, son regard presque hallucinant avec son œil de verre fixe dans les paupières creuses. Il parla :

— On n’est tout de même pas pour rester sans manger ! Il y a deux semaines aujourd’hui que l’usine a fermé. Et comme salaire, ce qu’on nous offre ailleurs !… J’ai fait deux ans de guerre ; il me semble qu’après ça…

Il y avait sur sa poitrine trois rubans ; mais son veston était défraîchi et le bord des manches avait été taillé aux ciseaux pour cacher la frange d’usure.

— J’essaye, répondit froidement le patron. Mais je n’ai rien trouvé. En tout cas, si je trouve quelque chose, les salaires ne seront sûrement pas les mêmes. Revenez mercredi.

Dans l’ombre qui rapidement descendait, ils disparurent.

Rentré dans son bureau, le directeur alluma un cigare et se renversa dans son fauteuil à bascule, les pieds sur son pupitre. Une fois de plus ayant mordu dans le fruit de la vengeance, il avait trouvé savoureuse son amertume.

Ses pieds, chaussés de bottines solides et bien cirées, étaient à hauteur des yeux. Rien d’anormal à ces pieds. Et pourtant de les voir le fit rire intérieurement. Grâce à eux il avait été rejeté de l’armée alors qu’il s’offrait, poussé par une bouffée d’écœurement. N’eussent été ses pieds plats, il serait peut-être celui qui tout à l’heure demandait l’aumône d’un peu de travail.

Cela aussi il l’avait connu.

Automne 1914. Recherche d’une situation qui l’empêchât de mourir de faim, qui l’arrachât à l’attrait de l’abîme lorsque du viaduc de la rue Notre-Dame il regardait en contre-bas passer les locomotives fumantes dont les roues eussent mis fin à sa souffrance ; s’il avait eu le courage.

Hiver. Pelleter la neige dans les rues à vingt sous l’heure, les mains saignantes, les pieds glacés dans les chaussures béantes. Les nuits au refuge de l’Armée du Salut ! Les cantiques et les faces doucereuses des missionnaires qui guettaient le moment de leur rabattre un coup de bon Dieu sur la tête.

Premier mai 1915. Un homme, qui était lui, marchant dans la rue, un bout de papier rouge à la boutonnière, sans bien savoir ce qu’il faisait parmi ces deux cents bougres, sinon qu’il s’agissait de haïr, de détruire et peut-être un jour de tuer. Rue Saint-Denis, sous les yeux écarquillés des petits boutiquiers inquiets pour leurs vitrines. Une voix chanta en lui, une voix lointaine, méconnaissable d’être si lointaine :

 « C’est la lutte finale, »
« Levons-nous et demain, »

Non, ce n’était pas cela…

Quelque chose plutôt comme « Groupons-nous… et demain ».

Il fredonna l’air en cherchant les paroles, éleva inconsciemment la voix puis subitement se tut, en jetant à la cantonade un regard inquiet.

Les murs autour de lui avaient bien changé depuis son entrée comme comptable à la Fonderie Saint-Laurent, devenue depuis la St Lawrence Corporation, Limited. La première était un baraquement où travaillaient vingt ouvriers. C’est lui qui avait fait la seconde, avec ses deux grands ateliers, son immense bureau, ses trois cents mécaniciens, lorsqu’il avait acheté la boutique à crédit grâce à un contrat de fourniture d’obus. Il avait peiné, les dents serrées, craignant les échéances, courant les ministères, travaillant sans arrêt, dormant peu et mangeant moins encore. Toujours à la veille de l’écrasement ; jamais écrasé. Aujourd’hui l’usine était reconstruite et aux frais de l’État. Les machines étaient là par centaines prêtes au nouveau travail qui commencerait bientôt : un sous-contrat pour la Steel Car, avec les salaires coupés de moitié, sauf le sien.

De l’autre côté de la cloison, la machine à écrire s’était remise à tapoter comme pour affirmer sa présence. Il prit le téléphone :

— Allo. Uptown 2877… Allô. Oui… elle est sortie ? Bon. Je ne rentrerai pas avant tard. Une assemblée… Lionel ?… Bon. Faites demander le docteur, ce n’est pas si compliqué. Non, ne me dérangez pas, c’est l’affaire du docteur… Très bien.

Le bruit de la machine s’interrompit. La secrétaire entra, une brune solide, jupe courte au genou, yeux rieurs que démentait la bouche dure, vulgaire, positive. Elle avait les yeux turquoise sous les cheveux noirs lustrés, coupés courts et minutieusement rangés en vagues brillantes.

La robe de soie mince laissait percer la pointe des seins et dessinait un corps presque nu.

— Bon. Vous avez fini ? C’est prêt ? Je vous ai retardée.

— Ça ne fait rien ? Je n’étais pas pressée.

Il prit les deux feuillets. Le crayon à la main, il se mit à les parcourir, prêt à raturer le tout à la moindre faute. La secrétaire se tenait debout près du pupitre, sur un pied.

Rendu à la fin, il échangea le crayon pour une plume et signa brusquement, en oblique ascendante. Puis sans se retourner et sans rien dire, sans même lever les yeux, il étendit le bras et saisit le sein de la jeune fille qui se mit à rire de la gorge, en sourdine, d’un rire cahoteux et vénal.

Alors il la jeta brutalement sur ses genoux et lui mordit la bouche.

CHAPITRE

II


QUE  de différence en ces six années qui, à la date d’avril 1921, s’étaient succédé ; dures mais de plus en plus libérales.

Il ne leur avait point de reconnaissance. Rien ne lui avait été gratuit. Pour certains les fruits s’offrent à la main ; elle n’a qu’à se fermer sur eux sans effort pour les cueillir. Si bon le fruit et si petit l’effort que la peine en est effacée par la saveur du fruit et souvent cette saveur même diminuée par tant de facilité. Pour lui, au contraire, la rétribution qu’était sa vie d’aujourd’hui, il l’avait gagnée de haute lutte. Quand il y songeait, ce dont il avait rarement le temps et encore moins souvent le désir, il se voyait aux prises avec une ombre ennemie qui était un autre lui-même. Petit à petit, de ce combat qu’il savait et voulait sans merci avait émergé un homme nouveau trempé par l’amertume et durci par les défaites partielles et temporaires qui avaient précédé la victoire finale.

Il s’appelait Robert M. Garneau. Le rejet de son prénom de Michel, réduit à une initiale à la mode américaine, symbolisait le dépouillement de ce passé qu’il avait voulu arracher de sa chair.

Le passé, il l’avait résolument abandonné. Parfois, rarement, s’ouvrait d’elle-même la porte grinçante donnant sur le jardin défait ; il regardait les décombres de ce qui avait été son étroite vie d’enfant et de jeune homme. C’est lorsqu’il se sentait tenté de redevenir humain et désaigri qu’il allait chercher dans cette promenade amère un nouvel aliment à sa haine. Il y rencontrait des souvenirs dont chacun le flagellait avec les verges cuisantes du souvenir. Et quand il lui fallait, dans le combat incessant qu’était sa vie d’aujourd’hui, un coup d’aiguillon particulièrement violent, il n’avait qu’à évoquer un spectre dont la vue suffisait à le durcir ; le spectre, celle à qui il devait le stigmate qui le brûlait : sa mère.

Voilà pourquoi rien de joyeux n’était resté visible en lui : aucune musique et aucun parfum.

Pour étrenner l’appartement où ils venaient de s’installer, rue Bernard, à Outremont, dans ce quartier neuf sujet des ambitions suprêmes des boutiquiers qui ne sauraient aspirer aux splendeurs de Westmount, sa femme avait invité quelques personnes. Elle avait toujours rêvé recevoir. Jeune fille, elle réunissait rarement ses compagnes du Mont-Sainte-Marie dans la maison de son père. Elle souffrait alors d’habiter cette rue Mentana dont le calme villageois ne lui paraissait point répondre à leur fortune. Mais à Outremont la pendaison de crémaillère avait été l’occasion rêvée d’inaugurer les réceptions qui feraient de madame Garneau — à ce qu’elle croyait — une des prêtresses du culte mondain. Deux fois déjà elle avait trouvé moyen de faire passer son nom dans le carnet Social de la Presse ; elle guettait une bonne œuvre dont elle s’occuperait juste assez pour que sa photo parût en cinquième page, entre celles de madame Beaulieu et de madame Angers.

Elle se sentait digne des salons les plus huppés. Son père, retiré des affaires après avoir fait fructifier dans deux garages le produit de la vente de son épicerie, lui avait laissé un capital satisfaisant. Cela lui permettait d’avoir un « compte ouvert » chez Morgan. Elle s’y rendait aux jours et aux heures où elle savait rencontrer celles dont elle convoitait les invitations. Elle passait des heures autour des comptoirs, à magasiner, c’est-à-dire à tripoter les étoffes, faire sortir les blouses, essayer des gants, bref à mettre sur les dents les vendeuses qui l’exécraient ; tout cela dans l’espoir d’être vue.

Les invités de ce soir n’étaient pas encore ce qu’elle espérait. Mais leur diversité donnait à cette maigre soirée couleur de salon. Elle ne s’occupait point de son mari qui détestait ces réunions.

— Oh ! toi et tes invitations ! Alors ! tu as encore un cirque ce soir ! Un de ces jours tu vas me demander de me mettre en tuxedo l

— N’empêche que c’est ce qui se fait dans le monde bien. À Westmount, les gens se mettent en habit tous les jours à cinq heures !

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’y es jamais allée.

Elle se dressait alors, insultée dans sa prétention de femme ambitieuse.

— Je suis de Montréal, moi. Je ne suis pas de Louiseville ! C’est vrai, que je ne suis pas allée à Westmount ; pas encore… Mais mon père…

— Oui, oui, je le sais…

Il se mit à singer son ton, ce léger zozotement qu’elle avait et dont le rappel la crispait :

« … mon père était invité chez le zuze Zourdain, avenue des Pins.

— Oui ! Et ils avaient deux bonnes et un chauffeur !

— … et il est mort couvert de dettes et sa femme loue des chambres !

Elle se taisait alors. Non qu’elle ne sût que répondre. Mais il lui semblait de meilleur ton de le regarder de haut en songeant bien visiblement : « Quand on est d’une famille de rien.. Au fond, néanmoins, et malgré ces piques peu fréquentes, ils formaient un ménage point du tout désuni.

En ce moment le maître de maison, verre en main, était assis et causait avec Marius Chênevert, son gérant que, comme toujours, il avait tenu à inviter. Ils discutaient des choses de l’usine. À leur côté, sur une console de style jacobite, dernière acquisition de sa femme, fleurissaient les bouteilles : whisky — et du Dewar’s, s’il vous plaît ! — genièvre, cognac, bière, et des baguettes au fromage à côté de craquelins.

Il y avait là Gaspard Lafontaine, agent d’assurances par métier mais politicailleur par passion. Dix phrases, et l’on savait qu’il était à tu et à toi avec tous les ministres de Québec comme d’Ottawa. Il conversait en ce moment avec le journaliste Donatien Beaugrand, mal rasé, noir comme un négrito, laid comme un pou, et dont les oreilles immenses faisaient semblant d’écouter tandis que ses yeux bigles louchaient littéralement vers la provision d’alcool. Dans une heure il serait effondré dans un fauteuil ou sorti sans que personne, pas même lui, ne s’en soit aperçu. Il nagerait dans cet éden cosmique que poursuivent sans cesse les ivrognes et se réveillerait au matin dans quelque poubelle. Si on l’invitait, c’est qu’il avait la dent dure. Le pamphlet hebdomadaire, le Juste, dont il était propriétaire et unique rédacteur, avait le verbe haut mais pouvait se taire si l’on employait les arguments nécessaires. Enfin, on le savait resté dans les meilleurs termes avec le ministre des Travaux publics, à Ottawa, son ami d’enfance et son condisciple. Cela faisait oublier sa hideur et les taches suspectes qui maculaient ses vêtements. Intelligent et cynique, il supposait que Garneau le destinait à quelque besogne ; aussi buvait-il libéralement de son whisky, en acompte.

— Je suis passé devant vingt-cinq personnes dont quatre députés, vantardisait Lafontaine. L’antichambre était pleine. Mais j’ai foncé dans son bureau et je lui ai dit : Pitou — moi, je l’ai toujours appelé Pitou — je ne te laisserai pas faire cette bêtise-là. Taschereau est en train de te mettre dedans. Là-dessus, il m’a avoué…

À la faveur d’un instant de silence imprévu, il baissa la voix juste assez pour attirer l’attention de ceux qui se trouvaient à portée :

— … Que Johnson voulait donner le contrat à la Quebec Foundation. Mais je lui ai dit net, fret, sec que ça pouvait pas se faire comme ça…

Beaugrand s’était doucement glissé de côté et avait colleté la bouteille de whisky. Il mesura du regard ce qui en restait et se versa un bon demi-verre. Puis il déposa avec un soin amoureux la bouteille au dernier rang et disposa les autres de manière à ce qu’elles fissent écran et la protégeassent contre les soifs indiscrètes.

Paul Leblanc, toujours soigné, à la boutonnière un œillet dont la queue trempait dans un minuscule vase d’argent dissimulé sous le revers, les dents comme un service de Limoges, regardait machinalement du côté des dames. On l’eût dit faisant un choix. Peut-être cela était-il vrai. On le savait galant et les femmes lui en savaient gré. On ignorait ses ressources et les hommes lui en montraient méfiance. Après un début d’études légales passées surtout à tirer les jupes des serveuses chez Geracimo, il avait un jour disparu. Ses connaissances l’avaient retrouvé quelques mois après inspecteur aux douanes. Garneau le tolérait à peine. Il lui en voulait de se laisser confortablement porter par la vie. La semaine précédente, dînant par affaires dans un hôtel de Hull, l’usinier avait cru voir passer vivement, dans le corridor des salons particuliers, Leblanc bientôt suivi d’une femme au visage enfoncé dans sa fourrure et au sillage violemment et luxueusement parfumé. Or ce parfum, il avait eu la surprise de le retrouver dans le bureau même du ministre des Postes, à Ottawa. Il n’avait point osé s’informer discrètement sur un sujet aussi délicat ; mais il finirait bien par savoir. Il n’avait pourtant rien dit quand sa femme avait annoncé :

« Ce soir il y aura Paul Leblanc et Jean-Marie Knox ; et ton ami Beaugrand ! »

Knox, l’air mal ressuscité, les cheveux blond cendré rejetés en arrière sauf une mèche coulant sur l’oreille, se tenait noblement, la main gauche posée sur l’épaule de Marthe Gaudet, son égérie du mois. La bouche épaisse de toutes les amertumes humaines et surhumaines, il laissait goutter le robinet de sa tristesse :

« … Ah !… le Canada !… Montréal !… La poésie !… La littérature ! … (La main droite longue et pâle, où les ongles noirs faisaient dièses sur le clavier d’ivoire, monta lentement puis retomba en un geste de danseuse) … Impossible de respirer… Je songe à m’engager… comme égoutier à la ville… n’importe quoi… gagner ma vie… »

Tout le monde souriait. On savait que son père, dentiste à la mode, lui payait un appartement luxueux avec un valet de chambre japonais, ce qui semblait à tous le comble du raffinement. Jean-Marie Knox, malgré son nom, parlait mal l’anglais et avait dû s’appliquer longuement pour mettre au point la touche d’accent britannique qu’il affectait. En littérature, l’Éclaireur de Beauceville avait, sans doute faute d’autre matière et à la stupeur de ses abonnés, publié de lui un poème d’une trentaine de vers et plus tard un sonnet.

« Mon œuvre… oh ! (il haussait les épaules)… Surtout mon sonnet : « L’Infinitif éternel »… J’ai failli… mais c’est raté… Du mauvais Lautréamont… »

— Vous exagérez, murmura l’égérie, à tout hasard.

— Hélas… non…

— C’est très beau, je vous assure. Ainsi :

Elle commença de réciter, doucement ; et sa voix était fraîche comme la neige d’automne :

« La fontaine épandra le charme de ses eaux,
« Narcisse aux bras d’argent ; et dans l’or des roseaux… »

— Je vous en prie, Marthe. C’est indécent !

Madame Garneau passait, toute heureuse ; Conrad Lanteigne, le député, venait d’arriver.

« Alors, ma chère Aline, vous avez trouvé une bonne ? »

Elle s’assit parmi les femmes, entre Marthe Gaudet et Aline Knox grassouillette et terre à terre, et qui formait avec son esthète de mari l’attelage le plus saugrenu. Elle n’était pourtant point sotte et ne semblait nullement malheureuse. Leur ménage se rompait apparemment sitôt arrivés quelque part ; et ils ne reprenaient conscience l’un de l’autre qu’au moment où elle lui disait :

« Tu t’en viens, Jean-Marie. »

Ce à quoi il répondait, de façon inattendue et sans sourire :

— Tout de suite, mon amour.

Elle l’aidait à mettre son pardessus et il lui tendait son rouge à lèvres car elle ne portait jamais de réticule.

Madame Gaspard Lafontaine, le teint voué au beige comme ses robes, disait l’ennui de laver la vaisselle, ce qui faisait vraiment un peu peuple au gré des autres. Mais on plaignait tacitement le sort lamentable vers lequel son mari conduisait la barque conjugale. On saurait avant longtemps qu’elle cherchait du travail et cela signifiait l’abandon de la plupart de ses amies. Quant à madame Chênevert, la femme du gérant de l’usine, elle portait ce soir-là une robe étonnante, noire à large parement de soie verte qu’elle pouvait renverser en un instant, changeant d’un geste son corsage tout noir en un corsage tout vert. Cela hypnotisait littéralement Beaugrand qui, déjà complètement imbibé, ne tenait encore debout que par un miracle d’habitude.

— Les domestiques sont vraiment impossibles aujourd’hui. Tenez ! mon mari se cherche justement un chauffeur…

Hortense Garneau constata avec une joie secrète l’éclair de surprise envieuse dans les yeux de ses auditrices.

— … mais même en y mettant le prix, il ne peut vraiment trouver personne de fiable.

Elle papotait sans cesser de voir à tout, surveillant particulièrement Beaugrand dont les yeux commençaient de s’écarquiller ; il marchait les doigts curieusement écartés, signe qu’il était presque à point. Elle ne cessait pas, non plus, de percevoir le désir inconscient des hommes flottant autour d’elle dans les volutes de la fumée. Elle n’était point belle, avec une peau mate, douce à toucher des yeux, et des lèvres humides intensément vivantes. Mais son port, sa démarche, ses moindres gestes avaient un charme directement sexuel qu’elle accentuait tant par sa mise que par l’audace modérée d’un maquillage rare à cette époque. Honnête en vérité, elle eût été offusquée si un ami de son mari lui eut murmuré des propositions trop directes ; mais elle ne l’eût pas été moins de passer inaperçue comme de ne pas inspirer à Jean-Marie Knox des double-sens discrets et à Lafontaine des compliments de village. La veille, un adolescent l’avait frôlée avec insistance, dans la presse de l’ascenseur, chez Eaton. Pendant qu’elle choisissait longuement des gants, elle avait senti une volupté chaude monter à sa bouche à le deviner qui, à quatre pas derrière elle, la mangeait de ses yeux tendres et inquiétants de collégien.

— Hortense !

Son mari l’appelait de la pièce voisine. Elle le trouva mettant son pardessus et le regarda avec surprise.

— Comment, tu sors ?

— Oui. Lanteigne m’a apporté des nouvelles d’Ottawa. Et je viens d’avoir un coup de téléphone…

La sonnerie du téléphone, en effet, avait joué, quelques instants plus tôt. Il s’était trouvé là et avait répondu lui-même.

« … l’honorable Aegédius Saint-Jacques est en ville pour une heure. Il repart pour Toronto. Il faut que je le voie. »

Elle lui fut reconnaissante de ces précisions ; d’autant qu’il n’en était pas coutumier.

— Tu n’emmènes pas monsieur Lanteigne, au moins ?

— Mais non, répondit celui-ci avec une amicale bourrade à son hôte. Si vous pensez que je ne vais pas en profiter, pendant que votre mari ne sera pas là !

En rentrant dans le salon, elle ne faillit pas à dire :

« Il faut excuser mon pauvre mari, obligé de sortir ! On vient de l’appeler. Une conférence importante avec un ministre. »

— Pauvre Hortense ! Et pauvre lui ! Ce n’est pas une vie. Toujours sur la trotte.

— Ah ! ces hommes d’affaires ! murmura avec compassion Marthe Gaudet, en regardant madame Lafontaine.

Hortense Garneau fut la seule à ne pas sentir passer un léger souffle d’ironie.

Dans la rue, Garneau fut un bon moment sans parler à son gérant qui l’accompagnait.

La nuit était tiède, une humidité de salle de bain. Une nuée basse coiffait la ville, rouge comme le reflet immense d’une conflagration.

Après un long hiver, l’air paraissait tonique et capiteux. On sentait mai à fleur d’horizon, avec ses nids et ses feuilles toutes neuves. En attendant, les branches des arbres étaient déjà moins grêles et, sur les ramilles, les bourgeons en chapelet avaient l’air de chatons. Des bouffées capricieuses soulevaient les pans des pardessus et faisaient tourbillonner la poussière dans les encoignures, avec les immondices que la neige disparue ne pouvait plus cacher.

— Alors, monsieur Garneau, vous voulez vraiment que je dise demain au père Gervais de ne plus revenir.

— Combien de fois est-ce qu’il faut que je vous répète. C’est agaçant à la fin. Son avis ; demain.

— C’est que… le pauvre vieux… Avec sa femme à l’hôpital et son garçon épileptique…

— Qu’il le place. Ou qu’il le garde s’il le veut. Ce n’est pas mon problème. Et c’est une manufacture que j’ai ; pas un hospice !

Chênevert ne répondit rien. Il connaissait la dureté du patron. Ils marchèrent encore quelques instants en silence. Un taxi passa ; Garneau le héla.

— Bonsoir, Chênevert.

— Bonsoir, monsieur Garneau.

— Chauffeur, prenez l’avenue du Parc, en descendant.

Et quand on s’y fut engagé, il précisa :

« … Rue Jeanne-Mance, passé Prince-Arthur. Je vous indiquerai la porte. »

Il n’était pas tard et Chênevert décida de rentrer chez lui à pied. Deux bons milles, d’ici à la rue Berri. Mais la nuit était douce. Il entra chez un marchand de tabac, acheta un paquet de cigarettes, vit que le Financial Post de la semaine était arrivé et, à la lumière de la devanture, chercha la cote du Textile.

Des couples passaient en riant. Des hommes lourds dont le visage reflétait l’inquiétude du lendemain. Des femmes. D’autres femmes au visage hermétiquement clos sur leurs maigres secrets. Un ivrogne, l’esprit concentré sur la route du retour.

Beaucoup de Juifs. Le quartier, de plus en plus, s’enjuivait. Déjà ! L’invasion d’Outremont était commencée.

Dès que ce quartier s’était ouvert et que des familles chrétiennes de la bonne bourgeoisie étaient venues s’y installer, les propriétaires de boutiques de robes de la rue Sainte-Catherine, les gros importateurs du pied de la rue Saint-Laurent, les fabricants de casquettes de la rue Duluth et les pelletiers du vieux Montréal, tous Israélites, avaient cessé de convoiter les appartements de la rue Esplanade que les autres races leur avaient abandonnés. Fuir le ghetto était depuis des millénaires leur instinct majeur ; et pourtant, où ils s’établissaient, là était le ghetto qu’ils traînaient avec eux et en eux.

Petit à petit le niveau sémite montait dans Outremont. Après les appartements, ce seraient les boutiques. Puis les échoppes et les petits ateliers. Plus tard les boucheries afficheraient l’étoile à six branches : Finkelstein’s Kosher Meat Market.

Et dès lors, les familles canadiennes françaises, anglaises ou écossaises ne songeraient qu’à fuir ces rues dont les trottoirs ne seraient plus assez larges pour trois voiturettes de front poussées par des femmes crépues ; pour les hommes discutant de Sionisme et des cours du coton ; pour les jeunes gens habillés à la dernière mode de Hollywood ; et pour les enfants beaux comme des Jésus. Tout cela grouillant de vie, les épaules voûtées par l’habitude de l’injure mais les yeux clairs d’espoir et de volonté.

Puis, plus tard, les fils des bourgeois chrétiens partis, les fils des bourgeois juifs ne voudraient plus habiter ces mêmes rues. Ils les abandonneraient à leurs coreligionnaires en lévite, aux élèves rabbins et aux commissionnaires qui passent dans les rues portant à brassées les pardessus neufs et les renards argentés. Éternellement nomades, ils continueraient à chercher une terre promise dans les lieux où les Philistins les auraient précédés.

Chênevert descendait la rue Clarke ; aucune boutique qui montrât une affiche française ; aucune échoppe où l’on vit quelque visage d’Écossais ou même d’Italien. À peine ici et là quelques Polonaises blondes et trapues. Ou des Roumains à moustaches.

Il songea que les Juifs, intelligents et laborieux, se cantonnaient heureusement dans quelques industries partout les mêmes. D’ailleurs ils n’étaient point mauvais patrons, sachant reconnaître le bon employé. C’est avec eux qu’il avait débuté, avant de devenir contremaître pour les constructeurs italiens chez qui la Fonderie Saint-Laurent était venu l’embaucher.

Garneau. Quel patron dur ! Mais le salaire était bon et il fallait à Chênevert, qui à trente-deux ans avait déjà cinq enfants, gagner assez pour chausser et vêtir tout ce monde.

Au début, il n’avait point compris son patron et plusieurs fois avait failli le quitter. Il se souvenait de sa fureur, le troisième jour, quand il s’était mis à siffler un air d’opéra. Il n’avait deviné que plus tard, lorsque Dupré, le camionneur dont la voix était si belle, avait été flanqué à la porte. Le patron avait la musique en horreur.

Pourtant il devait y avoir chez Garneau, brutal et impérieux, quelque chose d’humain et de pitoyable. Mais si profondément enfoui, si perdu dans le maquis du reste que c’est à peine si parfois cela se laissait soupçonner.

Ce que Chênevert avait cru saisir, c’était que la brutalité du patron était plus inhumaine encore lorsqu’il avait senti en lui même quelque velléité de douceur. Peut-être aussi le souci des affaires le rendait-il ainsi ? L’entreprise gagnait sans cesse en importance. Depuis que l’on avait accepté du capital américain afin de pouvoir fabriquer des machines pneumatiques, les affaires s’étaient raffermies, étendues. Garneau serait bientôt riche, s’il ne l’était déjà.

Quant à lui, Chênevert…

Il arrivait à sa porte après cette longue marche qui l’avait un peu lassé. Sa femme, qu’il avait laissée chez madame Garneau, rentrerait plus tard. Sa belle-sœur Armande avait, pour ce soir, accepté de garder les enfants.

Il tira sa clé ; poussa la porte.

Tout au fond, dans la cuisine éclairée, Armande berçait la petite Clorinda.

— Sais-tu, André ! Clorinda a l’air malade. Elle fait de la fièvre et elle est toute rouge. Je me demande si ça ne serait pas la scarlatine ?

CHAPITRE

III


ÊTRE  UN HOMME. Ce qui, désormais, pour Garneau était à dire : un roc. Voilà le but à chercher, le seul. Voilà la forme qu’avait pris à ses yeux la poursuite du bonheur.

Puisque l’âge ne l’avait encore éteint ni atténué, il ne voyait dans la vie qu’un effort constant vers une complétion de soi-même à laquelle, dans un âge avancé, — quarante ans ? quarante-cinq ans tout au plus ! — il finirait bien par atteindre. La jeunesse et l’adolescence ? Un long travail de modelage d’où l’homme sortirait, définitif. Jetant les yeux autour de lui, il voyait ses aînés fixés, lui semblait-il, dans leur forme permanente à laquelle de toute éternité ils étaient destinés et qu’ils avaient fini par prendre au prix des efforts plus ou moins douloureux d’une volonté plus ou moins rigide. Pour lui, il se sentait désormais d’âge à crever son cocon, à ouvrir ses ailes au grand et dur soleil.

Quelques-uns, les maîtres, s’étaient pleinement réalisés. Durs comme des statues, nets comme des machines, actifs et dangereux comme elles. D’autres, trop faibles, étaient restés chétifs, amorphes, ébauchés. Lorsqu’il regardait Marius Chênevert, aux épaules alourdies par les années banales, à la moustache éternellement soulignée de brun domestique par un reste de café comme sur les pilotis d’un quai la marque des marées hautes, il avait le sentiment d’un être falot, tout de chair molle, sans charpente d’os ni d’acier. Qui, n’ayant pas su ou pas voulu vouloir, ne s’était jamais complètement matérialisé. Voilà ce qu’il ne serait pas, lui !

Jadis, lorsqu’il n’était que Michel, le petit enfant qui cueillait les sons aériens et jouait à se baigner dans la miraculeuse chevelure de sa mère, c’était sans angoisse, en pleine confiance, qu’il avait voulu le bonheur. Il le voyait là, à portée des yeux et presque de la main, prêt à se laisser saisir et enfermer tout palpitant dans ses bras d’enfant. Quelque chose comme un écureuil apprivoisé aux yeux de perle noire. Comme un oiseau tiède et duveteux. Comme une fleur d’églantier.

Plus tard il en avait rêvé comme d’une chambre magique tout tapissée de rose tendresse, ornée des guirlandes du sourire maternel en attendant celui de Georgette quand elle serait enfin à lui. Tout cela simple et naïf ; comme lui-même était naïf et simple.

Et, voilà qu’il avait suffi d’un accident. Moins même : d’un coup d’œil de hasard sur une photographie passée, pour que tout cela s’évanouît comme une vapeur ; pour que le faux horizon de toile peinte aux couleurs idylliques se déchirât de haut en bas ; et que, par le trou béant, lui fût subitement montré le panorama d’un monde hideux. Tel dans la nuit un paysage révélé par l’éclat de la foudre.

Vaincre. Vaincre les choses. Vaincre les hommes. Vaincre le temps. Et pour cela, se vaincre soi-même, surtout soi-même. Tuer la tendresse qui est un leurre. Tuer la douceur qui est un lien. Arracher de soi la compassion et la bonté, qui font l’homme faible. Tel lui apparut le destin de l’homme, le sien. Il s’y entraînait.

Lorsqu’il avait pris la direction de l’usine, sa secrétaire avait été une jeune orpheline sans charme ; mais douce et dévouée. Elle portait des robes de cotonnade d’une touchante laideur et un sourire hésitant qui semblait demander permission avant que de fleurir sur ses lèvres anémiques. Machinalement, n’étant point sur ses gardes, il avait été généreux avec elle, tolérant sans reproches des retards occasionnels de quelques minutes le matin ; lui permettant des départs plus hâtifs lorsqu’il devinait, à sa précipitation craintive, qu’elle avait ce soir-là quelque sortie avec son fiancé. Il la savait souffrant d’une infirmité, légère mais douloureuse, à un pied. Lorsque fatiguée, elle boitillait. La bousculade dans les trams, aux heures d’affluence, lui était un effroyable supplice. C’est pourquoi, et sans qu’elle le lui demandât, il lui arrivait de la libérer un peu avant cinq heures.

« Vous pouvez partir », lui disait-il de sa voix qui était volontairement froide et tranchante. Dans l’atelier les machines bourdonnaient encore. Elle levait les yeux et regardait l’heure à l’horloge du mur.

— Il n’est pas cinq heures, monsieur Garneau. Si vous le désirez je pourrais rester pour terminer le courrier.

Sa voix avait un léger accent qui trahissait le sacrifice, même s’il était offert gracieusement, sans remords.

— Non, demain.

Elle hésita un moment, puis commit une faute :

— Monsieur Garneau…

Il leva les yeux, le crayon arrêté sur un mot du document qu’il lisait, pour ne pas perdre l’endroit.

— … Je voulais seulement vous dire… vous remercier… Vous dire combien vous… vous êtes bon pour moi.

Elle vit qu’il changeait de visage mais ne comprit point.

— Partez. Allez-vous en. Allez, allez !

Deux semaines plus tard, et comme elle était retenue à la maison par une grippe, elle reçut par la poste son avis de congédiement.

De plus en plus, il recherchait les occasions de ce genre afin de s’endurcir.

Sa situation n’avait encore rien de stable. Sa fortune était loin d’être faite.

Il n’était aujourd’hui encore à la tête que d’une petite usine où l’on fabriquait pour le compte d’une firme étrangère des pièces métalliques. L’établissement, trop grand depuis la paix, était situé dans la banlieue de la ville. Pour pouvoir exécuter les contrats qu’il avait pu décrocher lorsque la paix avait mis fin aux fructueuses opérations des munitionnaires, il lui avait fallu négocier à la banque un assez lourd emprunt dont il n’était pas encore libéré. Les bénéfices accumulés pendant les bonnes années, celles de la guerre, avaient tout juste suffi à désintéresser l’ancien propriétaire, son patron, qui vivait aujourd’hui de ses petites rentes. Quant à Garneau, il pouvait se trouver à la merci d’une échéance et le savait.

Mais il savait aussi que sa force était son vouloir. Il n’avait pour les quinze ans à venir d’autre programme que celui-ci : faire fortune ; comme tant d’autres qu’il connaissait ou du moins dont il connaissait l’histoire. De ces chefs d’industrie, de ces princes de la rue Saint-Jacques, plusieurs avaient commencé encore plus bas que lui. Ludger Constantineau, simple messager à la Bourse, douze ans auparavant, régnait aujourd’hui sur le marché des obligations. Edmour Saint-Denis, directeur d’une demi-douzaine de compagnies et président du Montreal Club, demain sénateur. Norman T. McDiarmid, fils d’un commis épicier dans le Griffintown, sorti de l’école à douze ans pour faire des livraisons à bicyclette et qui à trente-huit ans monopolisait le commerce de l’épicerie en gros. Alberto Marchioni, venu d’Italie au Canada en entrepont, vers 1902, aujourd’hui constructeur de ports ; presque illettré et cinq fois millionnaire. Que d’autres !

Il y avait place pour Robert M. Garneau. Quel serait son domaine ? Il l’ignorait encore. Ce dont il était sûr, c’était que l’occasion s’offrirait un jour, à lui comme à tout le monde ; mais que lui ne la laisserait pas passer sans bondir. Il savait aussi que rien ne l’arrêterait. Il serait des chefs de l’industrie, ou des chefs de la finance, des maîtres dorés de Montréal et du Canada. Il tutoierait les ministres, achèterait les juges, jetterait bas ses adversaires.

En attendant, il faudrait peiner et il était prêt à peiner. Plus tard il connaîtrait la détente et les voyages et les longues flâneries dans les clubs d’hommes d’affaires où même le repos est mis à profit. Plus tard, lorsque l’élan étant donné, il n’aurait plus qu’à se laisser porter par le succès.

Il vaincrait. Il vaincrait les choses, les hommes, le temps. Mais ce qu’il désirait vaincre surtout, — il ne s’en rendait point compte — c’était non pas un monde, ni un pays, ni une capitale, mais bien une petite ville. Une petite ville dormant au bord de sa rivière aux eaux bourbeuses. Une petite ville sans importance sur la carte et qui déjà avait oublié de Michel Garneau le nom et la personne ; qui ne connaissait point encore Robert M. Garneau.

Trois coups à la porte du bureau.

— Entrez !

C’est le gratte-papier, Lareboulière, Joseph-Édouard, mince de cou et large de pieds, que tout le monde appelle J’Édouard, pour simplifier. Mais J’Édouard, qui est dans le bureau depuis des années, prend cette apostrophe pour un témoignage d’estime et un signe de popularité. D’importance aussi, à peine un étage au-dessous de « m’sieu Garneau ».

— Il y a là un individu, lequel veut vous entrevoir.

Parce qu’il a encore de la parenté outremer, une grand-tante qui habite en France « la ville de Clermont-Ferrand que mon grand-père en est venu de là en ’70 », Lareboulière affecte un langage particulier et un accent vieille-France de haute fantaisie. Cela fait hausser les épaules aux dactylos et pousse les autres employés mâles à exagérer encore, par réaction, leur parler canayen et leurs expressions populacières. Mais rien ne trouble J’Édouard, lecteur assidu du Devoir, qui cite Bourassa, Orner Héroux et Léon Daudet ; qui porte à ses revers de veston à la fois le bouton de la Ligue du Sacré-Cœur, la croix de tempérance et la fleur-de-lys.

— Et qu’est-ce qu’il veut ?

— Sauf votre honneur, monsieur Garneau, il ne m’a pas fait de déclaration. Mais il a dit qu’il était urgent.

— Bon ! Qu’il entre. Ensuite, vous m’apporterez la correspondance avec la Commercial Assurance Company.

— Selon, monsieur Garneau. Selon.

Touchant sa visière verte d’une main pompeuse, J’Édouard s’effaça pour laisser entrer.

— Excusez-moi si je vous dérange, m’sieu Garneau, mais c’est rapport à un renseignement. Je suis le détectif Dagenais.

— Et qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Fouillant la poche de son veston, le détectif en sortit un fort carnet noir ceint d’une bande élastique. Il enleva la bande, la glissa en bracelet autour de son poignet pour ne la point perdre, ouvrit le calepin et en tira un carton qu’il posa sur le bureau.

C’était la photo d’un homme âgé, à cheveux rares et blancs, barbe hirsute, faux col sans cravate ; et qui semblait dormir, les yeux clos, la tête légèrement renversée.

— Avez-vous une idée qui ça pourrait être ? demanda l’agent.

Garneau chercha un bon moment sans trouver.

— Franchement, je ne vois pas. À quel propos est-ce que ?…

— Bien, voilà ! C’est un homme qui est mort subitement avant-hier. Évidemment un quêteux. Sur lui il n’y avait rien ou presque. Quelques sous, un mouchoir, pas même de clés. Pas d’adresse.

— Mais où est-il mort ?

— Au poste de Saint-Henri, rue du Couvent. On l’avait mis dans les cellules pour protection. La patrouille l’avait ramassé sur un banc, dans la gare de Saint-Henri. Le matin on l’a trouvé mort.

— Mais je ne vois pas en quoi je puis vous aider ! Moi plutôt qu’un autre.

— Je vais vous dire. Tout ce qu’il avait sur lui de particulier, c’était des découpures de journaux. Et chaque découpure était à propos de vous.

— Quoi ?…

— Oui. Une, c’était votre mariage. L’autre c’était… Tiens. Regardez.

Il y avait une demi-douzaine de bouts de papier soigneusement découpés. Un grand datant de sept ans et qui le représentait, lui, Robert Garneau, avec sa femme, le jour de leur mariage. Il se rappelait : Hortense avait appelé un photographe de quartier et lui avait fait promettre de faire passer dans les journaux. Un deuxième, pris de la page financière du même journal et qui contenait l’avis légal pour l’obtention de lettres patentes au nom de la St Lawrence Corporation, Limited. De plus petites, extraites du Carnet mondain, passion de sa femme : un voyage à Québec, un autre à Ottawa, une fin de semaine à Old Orchard.

Ses yeux subitement élargis reviennent à la photo. Il comprend et sent les oreilles qui, traîtreusement, lui rougissent. Dans ces bajoues mal rasées, sous cette calvitie morne, il voit renaître un visage. Pour cacher son trouble, il reprend les petits papiers jaunis et froissés, allume un cigare, cherche dans un tiroir quelque chose, n’importe quoi. Heureusement, l’agent a les yeux tournés vers la cour où deux livreurs s’injurient.

Garneau veut parler mais sa voix fléchit. Il tousse. Il lève les épaules et tend au visiteur photo et découpures.

— Et… qu’est-ce que vous faites de… dans ces cas-là ?

— Bien, si personne ne les réclame, on les envoie à l’université.

— À l’université ?…

— Oui. À l’université. Pour les étudiants, la dissection.

L’agent remet soigneusement le tout dans son calepin dont il fait claquer la bande élastique avant que de l’enfourner dans sa poche.

— Mais… quand vous l’avez amené au poste, il n’a pas donné de nom ?

— D’abord on a pensé qu’il était saoul. Mais faut croire qu’il était malade. Dans le registre, on a inscrit Lasalle. Ça peut être Lacerte. Ou Laserre. Ou quelque chose comme ça. Et puis tout ça, ça ne veut rien dire » après tout. Ces traîneux-là, un nom ou un autre ! En tout cas, il est à la morgue depuis deux jours. Il n’y a encore personne qui l’a identifié. On m’a envoyé vous voir parce que… on ne sait jamais.

Garneau se leva de son fauteuil et, par-dessus le bureau, tendit au visiteur un de ses petits papiers qu’il allait oublier.

— Je regrette de ne pouvoir vous aider. Mais vraiment je n’ai pas la moindre idée qui ça peut être.

La porte feutrée se referma avec un bruit sourd, plus sourd encore que d’habitude, sembla-t-il. Et plus sonore en même temps ; comme un couvercle ;

Une sirène se mit à hurler, seule d’abord et lointaine. Puis une autre, et une autre ; puis toutes à l’unisson. Elles avaient jailli presque en même temps, comme au signal d’un invisible chef d’orchestre. Rien ne pouvait mieux faire sentir combien la vie collective était rythmée, combien tout y était prévu, rangé, fixé. Il était midi moins cinq. Automatiquement, quatre cent mille bras dans l’île de Montréal venaient d’interrompre les mouvements répétés depuis le matin et de retomber, lassés ; pour, tous ensemble le moment d’après, prendre les deux cent mille cantines où attendaient quatre cent mille sandwiches et deux cent mille bouteilles thermos remplies de café. Midi moins cinq. Les hommes venaient de reprendre conscience des femmes ; les femmes conscience des hommes. Et tous, déchaînés pour une heure de leur machine, reprendraient temporairement possession du monde.

Quand les sifflets se furent tus, il y eut une minute de silence léger. On entendit un grondement sourd et bref qui était le coup de canon du parc Mance annonçant midi précis. Et ce fut la pluie douce, liquide et claire des cloches tintant l’angelus, faiblement, obstinément.

Garneau était debout près de la fenêtre. Il ne regardait rien. Il n’écoutait rien.

Car sans regarder il voyait un spectre de plus se ranger près des autres, dans l’abîme brumeux de son passé.

Lui, cherchait au fond de son cœur le premier jaillissement joyeux d’une haine enfin assouvie.

Mais il était déçu. Il ne sentait aucune joie.

CHAPITRE

IV


SUR  la moquette du salon, les deux enfants jouaient avec Moumoune. Moumoune était une trouvaille de Jocelyne qui l’avait aperçu, à peine gros comme un rat, confortablement assis au beau milieu de la chaussée, avenue Dollard, près de la maison. Pour ne pas l’écraser, les autos devaient freiner brusquement, virer brutalement sur deux roues, ou lui passer en trombe, de justesse, par-dessus la tête ; jusqu’à ce que quelque chauffard s’amusât de lui casser les reins. En attendant, calme, confiant parmi le tourbillon des monstres puants, et minuscule par comparaison, il regardait le soleil de ses prunelles verticales et, de temps à autre, bâillait démesurément en montrant les aiguilles blanches de ses dents.

Quand sa fille était arrivée portant en ses mains cette boule de fourrure noire, Hortense n’avait pu que sourire. Il était dans le caractère de Jocelyne d’incliner à la tendresse. Le moindre moineau lui faisait écarquiller les yeux ; et elle avait un jour pleuré sur une coccinelle écrasée par son pied. Son nouveau jouet fut installé dans un coin de sa chambre, sur un vieux coussin.

Le père avait simplement demandé :

— D’où est-ce que ça sort, cette chose-là ?

— C’est des idées à Josse, avait répondu Lionel, de sa voix de huit ans qu’il voulait faire mâle. Qu’est-ce que tu veux, papa, ça n’est qu’une petite fille !

— Bon. Mais s’il crotte partout… dehors !

— Certain, papa. Certain, dit anxieusement Jocelyne. Je vais y faire bien attention. Je lui ai mis une boîte. Mais je le garde, mon minou.

— Ce n’est pas un minou, reprit la bonne. C’est une minoune.

— Comment vois-tu ça, s’enquit Jocelyne.

— Par les dents, c’t’affaire, répondit Gratia.

La mère avait ri, le père n’avait soufflé mot ; et Minou était devenu Moumoune.

De temps à autre, une querelle éclatait : Lionel tirait la queue de la chatte en criant : « Ding ! Ding ! », pour le plaisir de la voir se retourner brusquement, les oreilles couchées, dressée comme un boxeur, griffant l’air de ses deux petites pattes maladroites. Après quoi Moumoune se réfugiait sous un fauteuil d’où Josse avait toutes les peines du monde à la tirer tant que son frère était là.

Ce dernier avait de son père un visage net qui à huit ans perdait déjà cette douce plénitude commune à tous les visages d’enfants. Le front commençait à s’accidenter. Le menton voulait s’affirmer. L’œil était précis comme une mire. Il marchait en roulant un peu les épaules et, comme son père, s’arrêtait parfois brusquement, le regard fixé sur quelque chose qu’il était seul à voir. Il avait une façon à lui de saisir, sans demander permission, un jouet de sa sœur ou un gâteau, en tenant le front haut comme pour braver.

Quant à Jocelyne, elle semblait à première vue tenir plutôt d’Hortense, dont elle avait un peu le port de tête élégant. Mais il y avait en elle toute une douceur qui n’était pas en sa mère et encore moins en Robert Garneau. Ses longs cheveux blonds très pâles qu’on lui faisait porter flottants sur les épaules, contre le goût de son père, lui donnaient un air limpide de source forestière. Elle aimait la parure, semblait avoir plus de goût et de charme que d’intelligence, encore qu’elle fût loin d’être sotte. Lorsqu’elle dormait, on eût pu croire qu’elle avait longuement cherché la pose tant il y avait en elle d’exquis abandon.

Tous les quatre vivaient dans un décor qui résumait le bourgeois montréalais, — et, généralement, canadien ou américain — des années 1920. Un énorme divan flanqué de deux fauteuils monstrueux formait le fameux « set de chesterfield » recouvert de velours à ramages et dont tout « vivoir » honorable ne se pouvait passer. Il y avait, entre autres choses, sur une table une coupe de marbre rose où deux colombes buvaient le vide, sous une lampe en simili fer forgé frangée de verroterie.

Hortense était ravie de son appartement. Il était un progrès sensible sur le plain-pied où, jeune ménage, ils s’étaient installés, rue Bordeaux, près de la rue Marie-Anne, et qui n’était guère mieux que la maison paternelle de la rue Mentana. D’habiter Outremont la rendait très fière. Garneau, lui, n’y voyait qu’une étape dans son ascension.

— À quelle heure est-ce qu’il va rentrer, papa ?

— Je ne sais pas, Jocelyne. Tu sais bien que ton papa est occupé. Il travaille fort.

— Papa, renchérit Lionel, papa, c’est l’homme le plus important de Montréal. C’est l’homme le plus riche du monde.

À l’appel de la sonnerie, Hortense se précipita au téléphone.

« Allô. Oui, c’est toi, Éva ? »

— Qui c’est, maman ? demanda Lionel.

Et comme elle ne répondait pas :

— Qui c’est, dis, maman ? Je veux savoir.

— Tiens-toi tranquille ; c’est madame Vanasse. Allô… Oui, Éva, j’allais justement sortir. Je m’en vais chez Morgan pour choisir un ameublement de salle à manger. J’ai décidé de changer…

Courir les comptoirs, telle était la principale, presque la seule occupation de madame Garneau. Elle avait une bonne de tout repos, laide, grognonne et dévouée, à qui elle abandonnait la régie de la maison et le soin des enfants. Néanmoins, elle ne trouvait point de répit. Son lit la retenait longuement le matin, plus longuement encore lorsqu’elle pensait à celles qui, à cette heure, mesuraient des étoffes dans les boutiques ou prenaient la dictée dans les bureaux. Toute heureuse lorsqu’une amie l’appelait à qui elle pouvait laisser voir la vie facile qu’était la sienne :

« … Excuse-moi un instant… c’est la bonne qui m’apporte mon jus d’oranges. »

L’après-midi se passait généralement dans les magasins, sauf les jours où se réunissait son club de mah-jong : Éva Vanasse, Aline Knox, Germaine Lanteigne, femme du député de Maisonneuve, et quelques autres ; la plupart habitant comme elle Outremont.

De temps à autre, elle allait prendre le thé au Castle Blend avec Mary Harrison qu’elle avait connue au couvent du Mont-Sainte-Marie et retrouvée depuis.

Mary était assistante à la Redpath Library de l’Université McGill. C’était une grosse fille aux cheveux filasse et aux mains gourdes, qui pleurait encore le seul homme qu’elle eût jamais aimé et le seul aussi qui jamais se fut occupé d’elle. Il avait été tué en 1918 dans l’attaque de Mons, le matin même de l’armistice ; aussi, Mary pouvait-elle librement parler de « son fiancé ». Elle portait au doigt sa bague d’ingénieur, seul souvenir qu’il lui eût laissé en partant.

Qu’elle fût bibliothécaire ne disait rien à Hortense. À peine y avait-il dans le salon de celle-ci, entre deux appuis-livres, trois petits volumes reliés commercialement en maroquin : une Anthologie des Poètes contemporains. Plus : le Vieillard, de Mgr Baunard, et Corbin et d’Aubécourt, de Louis Veuillot, à cause de leur reliure. Elle ne les avait jamais ouverts, ne lisant même pas le journal, sauf le Carnet mondain dans l’espoir d’y trouver son nom, ce qui arrivait de temps à autre, grâce au soin qu’elle prenait de signaler à la chroniqueuse chacun de ses déplacements.

Son mari ne lisait pas plus qu’elle. Ce vice, dans leur monde, était ou ignoré ou tenu pour suspect. Un liseur n’eût pas inspiré confiance à Robert M. Garneau ; ce ne pouvait être qu’un bohème, un être qui n’entendait rien aux affaires. Telle était une des raisons, mais non la seule, de son antipathie envers Jean-Marie Knox.

Ce qui, en Mary Harrison, flattait Hortense Garneau était son nom même. Il était de bon ton d’avoir une amie anglaise. Elle ne perdait pas une occasion de glisser :

« Mary Harrison, ma meilleure amie… Comme disait l’autre jour Mary, Mary Harrison… Mary Harrison qui est à la bibliothèque de McGill m’a dit qu’en Angleterre… Mary Harrison a vu à New York… »

Elles ne se voyaient pourtant qu’une fois le mois, à peine ; et encore était-ce toujours Hortense qui provoquait la rencontre. La situation des Garneau, meilleure depuis quelque temps, permettait même à Hortense d’inviter son amie à déjeuner en ville, la plupart du temps au Tudor Grill Room dont la cuisine était mauvaise mais la clientèle surtout anglophone.

À la fin de l’été, et comme Lionel allait avoir dix ans, il fallut décider du collège où il entreprendrait ses études secondaires. L’endroit fut, dans le ménage, un sujet de discussions prolongées et même de bouderies. Sur le fait du « cours classique », ils étaient d’accord ; leurs moyens permettaient cette affirmation de supériorité. La mère surtout avait hâte de pouvoir dire à ses partenaires de jeu : « Mon garçon qui est au collège… ». Elle y voyait une victoire sur les Lanteigne et sur les Carrière dont les fils n’allaient qu’au Mont-Saint-Louis.

— Ce n’est qu’un simple cours commercial, disait-elle.

— Je vous demande pardon, corrigeait madame Carrière, c’est un cours scientifique. C’est écrit dans le prospectus.

Pour son Lionel, Hortense aurait voulu le Loyola où les Jésuites donnaient l’enseignement en anglais à tout ce qu’il y avait de mieux comme Irlandais catholiques.

— « Et vous savez, on y fait beaucoup de sport. »

Bien entendu, elle prononçait sportt, à l’anglaise.

Mais Robert avait décidé que ce serait le nouveau collège français des mêmes Jésuites, Brébeuf, où allaient entrer aussi les deux fils du sénateur Gauvreau.

En septembre, Lionel fut admis en Éléments latins.

Les absences de Garneau étaient peu fréquentes et consistaient surtout en brefs voyages à Québec ou à Ottawa. Depuis les jours faciles de la guerre, il n’avait jamais cessé d’avoir avec les hommes politiques des relations profitables. Vaguement libéral d’opinion, ce qui signifiait simplement qu’il votait systématiquement et sans autre examen pour le candidat officiel du parti, il entendait bien en politique être non pas de ceux qui servent, mais plutôt de ceux qui se servent.

Il lui arrivait de prendre le rapide du matin pour l’une des capitales, d’y passer quatre ou cinq heures et de revenir ensuite par le dernier train. Il avait déjeuné dans un restaurant à service rapide, s’il était seul ; au Château Laurier ou au Château Frontenac, luxueusement, s’il avait un invité utile.

Cette fois-ci, il était quelque peu soucieux lorsqu’il prit le train pour revenir d’Ottawa à Montréal. Le contrat qu’il espérait décrocher semblait lui échapper. Il était pourtant allé assez loin dans la voie des gratifications. Mais la souscription qu’on lui demandait « pour la caisse électorale », ne lui laisserait qu’une marge de profit bien mince.

Il ne se scandalisait point de la vénalité de quelques députés et fonctionnaires. Cela lui paraissait normal. Et normal aussi le fait que les malins comme lui en profitassent. Il était même surpris de la sévérité relative de certains hommes en place sur ce point. Parfois cela marchait tout seul. Il suffisait alors de voir un individu que tout le monde vous désignait. Après discussion des clauses du contrat le personnage sortait de son bureau « pour quelques minutes » mais ayant soin de laisser béante la porte d’un petit coffre-fort commodément placé dans un coin de la pièce.

En rentrant, il allait tout droit au coffre. S’il y avait là « du nouveau » :

— Bon ! bon ! Je verrai qui il faut demain. Je pense que cela ira, disait-il. Il était satisfait.

Ou au contraire :

— Je ne suis pas sûr que cela puisse marcher. Vous avez de gros concurrents. Mais excusez-moi encore un moment.

Il sortait et le visiteur devait comprendre.

Mais à Ottawa ou à Québec on avait souvent affaire avec des gens qui ne voulaient rien entendre. C’était le cas cette fois.

En revenant d’Ottawa, Garneau n’avait pu trouver place dans le wagon-salon et avait dû partager un siège ordinaire avec une voyageuse. À sa demande : « Is this seat occupied ?… Je vous demande pardon, mais cette place est-elle libre ? »

Elle avait répondu par un signe de tête affirmatif, sans plus.

Il parcourut rapidement le journal puis, désintéressé, tourna machinalement les yeux sur la campagne. Il n’en pouvait voir qu’un morceau étroit, inclus entre le montant de la fenêtre d’une part et d’autre part le profil à contre-jour de sa voisine.

Comme on allumait les lampes, il vit que c’était une femme jeune, probablement anglaise. Vingt ans ? Trente ans ? Ses yeux se portèrent sur les cheveux châtains qui descendaient en longues ondulations souples. Souvent, en tramway par exemple, il s’était amusé à deviner l’âge d’une femme à la seule apparence de ses cheveux, à leur lustre ; il se trompait rarement. Celle-ci n’avait assurément pas vingt-cinq ans. Soignée. Pas riche : le manteau était de bonne étoffe, n’avait pas une tache ; mais deux boutonnières étaient effrangées. De côté, tout en regardant dehors, il voyait le nez fin et la coupure de la bouche dont la lèvre supérieure avancée se gonflait comme un grain de raisin.

Le visage un peu tourné vers l’extérieur, elle regardait apparemment sans le voir le ruban de la campagne qui se déroulait à toute allure, coupé de temps à autre par la masse brutale d’une gare. Et voici que soudain la voyageuse eut un mouvement du coin de la bouche. Ses yeux se fermèrent à demi tandis que, lasse, sa tête s’appuyait en arrière. Entre les cils que frappait le dernier rayon de soleil bas, Garneau vit briller une étoile humide.

Il fut pris par surprise ; et avant qu’il eût le temps de s’en défendre, il se sentit bizarrement troublé et saisi. Il ressentit pour cette inconnue, plus jeune que lui de quinze ans, une compassion subite et un intérêt étrange qui n’était ni paternel, ni galant, ni surtout charnel. Certes, ce n’était pas la première fois qu’il s’arrêtait à regarder vivre une femme ; mais ses pensées d’ordinaire étaient plus directes et même assez crues. Dans sa jeunesse, il avait senti comme tous les jeunes gens des passions inavouées, temporaires et secrètes, pour des femmes de tout âge et de toutes conditions : madame Daveluy, la femme du gardien de l’hôtel de ville. Il la revoyait, assise hiver comme été sur sa berceuse, dans le portique vitré de l’escalier qui conduisait au sous-sol qu’elle habitait. Une femme au profil net, presque masculin, à la peau lumineuse sous un casque puissant de cheveux noirs. Chaque fois qu’il passait elle répondait à son œillade par une autre, directe, qu’il ne comprenait pas. Caroline Gélinas, longue et mince, laide de visage mais de corps singulièrement agressif ; vieille fille déjà à cette époque (elle avait alors, mais oui, pas plus de trente-cinq ans) et sur laquelle couraient des bruits qui troublaient le sommeil des garçons. Adrienne Saint-Amand, qui à douze ans faisait tous les hommes se retourner au passage de son manteau rouge feu ; les jambes flutées, la démarche assurée, le sourire inquiétant ; et surtout laissant après elle un sillage chargé d’un charme odorant et inattendu. Tant d’autres. Tant d’autres, dont jeune homme, il rêvait le soir. Avec qui il imaginait des fugues, des aventures ou simplement des nuits qui le troublaient, ou des gestes dont il devait s’accuser au confessionnal. Et Marie-Claire Froment ! Et madame Jodoin ! Et surtout Georgette dont l’image se détachait parmi les autres. Brusquement, d’un souffle, il éteignit la lampe de son souvenir.

Combien d’autres visages, depuis des années. Visages lointains, visages disparus. Il n’était pas de ces hommes en qui un sourire engageant, une poitrine librement affichée, un mot égrillard font sourdre l’aiguillon du désir. Il n’en avait pas moins eu parfois, rarement, des… distractions, des passades, d’une heure ou d’un mois, auxquelles il n’attachait point d’importance et qui dans sa vie n’avaient la valeur que d’un fait divers.

Pourtant il les avait voulues, presque cherchées par moments, moins par besoin toutefois, ou par goût, que pour se prouver à lui-même qu’il était un homme, qu’il était libre, que coutumes et préjugés n’avaient sur lui que peu d’empire. Jamais cependant il n’aurait eu pour ses partenaires d’occasion un geste tendre, une caresse imprévue, une attention délicate, rien qui fût à ses yeux une faiblesse ; pas même un mot qui eût enjolivé la banalité d’une conjoncture amoureuse sans amour.

C’est en continuant à se maîtriser ainsi, il le savait, qu’il arriverait à cette forte possession de lui-même et du monde à quoi il aspirait et qui lui paraissait la première condition de la réussite. Si sa vie était encore dure et peu féconde en joies, c’était sans doute qu’il n’avait pas encore édifié la fortune……

— Je vous demande pardon !… Sa voisine, d’une voix tiède, lui demandait : Pourriez-vous me dire à quelle heure nous arrivons gare Windsor ?

Elle était donc canadienne française. Il remarqua que la main posée sur le manteau portait une alliance.

— Huit heures cinq, madame. Si nous ne sommes pas en retard.

Mollement, la conversation se poursuivit et petit à petit devint plus personnelle. Réticente d’abord, la voyageuse révéla, par bribes hésitantes, un peu d’elle-même. Revenant de Hull où elle avait passé trois semaines, elle rentrait à Montréal.

Avant même que d’avoir eu le temps de réfléchir, il s’offrit d’aller la reconduire à l’arrivée. Surprise, elle refusa. Un peu surpris lui-même, piqué au jeu, il insista.

— Mon auto est à la gare ; je l’ai laissée ce matin. Et je vous descendrai près de chez vous, si vous préférez.

Elle se mit à rire, d’un rire charmant, d’un rire à paillettes :

— Oh ! ce n’est pas que je sois inquiète ! Avec un homme de votre âge, ce n’est pas compromettant…

Il fut blessé, du mot et de la limpidité de son sourire qu’aucun sous-entendu ne troublait. Il fut blessé surtout que cela eût jailli spontanément, sans intention méchante et calculée. Il n’avait après tout que trente-six ans.

— … D’ailleurs, mon mari m’attend à la gare.

Il n’en porta pas moins son sac. La grille passée, il s’arrêta pendant qu’elle embrassait rapidement un homme de taille moyenne, vêtu d’un complet bleu défraîchi.

— Dionis, je veux te présenter monsieur,… qui a bien voulu me tenir compagnie dans le train.

— Monsieur Garneau, Robert Garneau.

— Ah ! bonjour, monsieur Garneau.

Ils se serrèrent la main, poliment.

Dionis Cyr avait un visage tiré et dur, un visage qu’il semblait à Garneau avoir vu quelque part. Il avait un œil de verre et sur la poitrine trois rubans de couleur : un ancien militaire, évidemment.

Pendant les quelques jours qui suivirent et sans qu’il sût pourquoi, Garneau fut hérissé de mauvaise humeur. Et, Chênevert, son gérant, dut subir le gros de l’orage.

Depuis quelque temps d’ailleurs, le patron l’avait pris en grippe. Tout semblait l’excéder chez « et homme qu’il avait hérité de l’ancienne administration et dont il se demandait maintenant pourquoi il l’avait si longtemps toléré et gardé à son service. Il y avait d’abord cette habitude instinctive, lorsqu’il était d’humeur contente, de siffler des airs d’opéra et même de les chantonner d’une voix de baryton fort passable. Mais, surtout, cette manie anticléricale, chez Marius Chênevert ! À tout propos, il trouvait moyen de parler des « curés à gros presbytères », des « curés gras à lard », des « curés en bonnet de vison », des « curés en automobile ». Tout était « la faute du clergé ». Cela était passé à l’état aigu depuis la faillite du curé de Saint-Médard où s’était évaporé la somme invraisemblable de deux cent quarante mille dollars en bel argent de la paroisse et des paroissiens ; la femme de Chênevert y avait perdu les quelques centaines de dollars qu’elle possédait.

— Vous pouvez être sûr qu’il a un beau magot caché quelque part, le curé ! On l’a envoyé aux États-Unis ? En pénitence, qu’ils disent ! Ouais ! On connaît ça.

En fait, on racontait partout dans les cercles bien-pensants que ce pauvre homme de curé avait été l’innocente victime d’un sien cousin, notaire jusque-là sans réputation bonne ni mauvaise, et qui était heureusement mort cinq semaines avant la catastrophe.

Quelques-uns des plumés, dont Chênevert au nom de sa femme, parlaient ouvertement de poursuivre en justice le curé de la paroisse, le diocèse, monseigneur l’évêque même. Pour un peu, à l’entendre, il eût fait un procès au pape.

Garneau souffrait difficilement les sorties de son gérant, tout comme sa musique. Certes, lui-même n’était point du dernier pieux. La messe du dimanche suffisait à sa religion. Mais pour rien au monde il ne l’eût manquée. Son petit Lionel en savait quelque chose : il avait reçu une raclée pour s’être fait prendre à troquer la grand-messe contre une promenade à bicyclette avec des camarades. Garneau prêtait souvent sa voiture aux bonnes Sœurs. Il avait souscrit pour cent dollars à la bourse de monsieur le curé Champagne qui quittait la paroisse. Madame Garneau était dame patronnesse de l’hôpital Notre-Dame, conseillère dans la dévote Confrérie des Dames de Sainte-Anne et lui-même vice-président de la Ligue du Sacré-Cœur. En attendant le Tiers Ordre, quand ils auraient atteint la soixantaine.

CHAPITRE

V


LE  jour  où, rentrant chez lui, Garneau jeta avec une négligence affectée :

« À propos ! J’ai acheté la part de Leblanc, il y a quelques jours : je suis membre du Club de golf de Grande-Baie, »

Hortense poussa un cri et faillit se pâmer de joie. En fait, l’affaire avait été conclue le midi même ; mais Robert ne voulait point trahir son contentement intérieur et la hâte qu’il avait eue de l’annoncer. Il continua :

— Nous pourrions peut-être y aller souper, un soir de la semaine prochaine ?

— Pourquoi pas ce soir ?

— Non, je n’ai pas le temps. Mais après-demain, si tu y tiens. Tu inviteras quelqu’un. Les Lanteigne ? Peut-être l’honorable Saint-Jacques et sa femme, s’ils sont en ville ?

Il y avait des années qu’elle aspirait à cette joie. La fleur des hommes d’affaires canadiens français faisaient partie de ce club. Cela leur donnait le sentiment d’être les égaux des banquiers anglais et écossais qui pratiquaient le même sport à Saint-Lambert, à Rosemère ou à Mont-Bruno, tous clubs où l’on n’admettait que difficilement les gens de langue française. On pouvait être de la Chambre de Commerce, ce qui était bien ; de l’Association des Manufacturiers, ce qui était mieux ; mais rien ne valait la cote que donnait le Club de Grande-Baie. Le nombre des parts étant limité et l’admission sujette à ballottage, être admis classait définitivement un homme. Il ne lui restait, pour atteindre le sommet, qu’à se construire une maison de stuc rose le long de la route où, après un arc de triomphe inattendu, les villas se disposaient avec une irrégularité minutieusement calculée.

Ce n’était pas que le jeu du golf dît grand-chose à Garneau. Mais la culotte knickerbocker, les bas à revers et la casquette de toile, avec le sac à bâtons de golf, symbolisaient pour lui le gravissement d’un échelon de plus dans son ascension. Le jour même de sa nomination, il s’était présenté à son bureau en costume ! Puis il s’était inscrit chez Sam Callahoun, pour des leçons particulières. Ce à quoi il songeait par-dessus tout, c’était aux rencontres qu’il savait devoir y faire et aux « contacts » qu’il y établirait.

Hortense, elle, regrettait qu’il n’y eût pas un costume spécial pour femme de golfeur. La véranda du pavillon l’attirait. Les Lanteigne l’y avait invitée deux ou trois fois et depuis ce temps elle en avait rêvé. Car pendant que les hommes vaguaient sur l’admirable pelouse du green, on avait au loin le spectacle étonnant des montagnes bleutées flottant sur les eaux lumineuses de la baie. L’on avait surtout le spectacle de Montréal tout entier dont chaque jour les habitants étaient fouillés, épouillés, écorchés par la brigade des amazones à moustaches assises sur les berceuses ; tandis que les femmes jolies, fortes de leur jeunesse, surveillaient du coin de l’œil l’époux de leur meilleure amie. Madame Lanteigne avait déshabillé pour Hortense chacune des voisines éparses autour des tables chargées de collins ou de whiskys et qui les regardaient du coin de l’œil en leur rendant la pareille. En deux heures elle en avait plus appris sur les lits conjugaux ou les divans extra-conjugaux de ses connaissances de Montréal et d’Outremont qu’en deux ans de vie.

Quand revenaient les maris assoiffés, cheveux lustrés par la douche, discutant les coups qu’ils avaient faits et surtout ceux que la malchance leur avait fait rater, la conversation devenait flottante. D’une table à l’autre, les hommes se saluaient vigoureusement, avec l’air épanoui de l’agent d’assurances en face d’un client possible ; ce que tous étaient, plus ou moins, les uns pour les autres. Et tous avaient une façon particulière qui suintait l’ostentation et le contentement d’être membre du Club de Grande-Baie ; car ils se savaient ou se croyaient (même chose), enviés du reste de l’univers. N’ayant jamais lu Babbitt, ils ne se sentaient ni gênés, ni ridicules. Pourquoi d’ailleurs l’eussent-ils été ? Tous, ou presque, issus de familles mal aisées, leur travail et leur génie collectif était en train de créer autour d’eux une société nouvelle, un Canada différent, un Montréal meilleur. Plus tard leurs fils, riches de l’héritage laissé par des parents en bretelles, pourraient librement porter la chemise flottante et des souliers bicolores : s’adonner à la fainéantise ou au tennis ; et même se livrer au modelage de nus ou à la peinture abstraite, ce qui ferait hausser les épaules à leurs oncles et les sourcils à leurs tantes.

Garneau était affilié depuis quelques mois maintenant et n’y avait invité encore que peu d’amis. Aussi bien avait-il plus de relations que de camarades. Il était peu liant. Mais il avait rencontré au Club des médecins courus, comme le docteur Marcel Durand-Lapointe, frère de Lacoste Durand-Lapointe, l’as canadien de la Grande Guerre ; et aussi Paul N. Côté, celui de la New York Assurance et du procès célèbre ; Ludger Constantineau, courtier en valeurs ; Longwood Lessard, le spéculateur en grains ; le général Marchand et sa ravissante femme qui, parce qu’elle était une Gatien, des Gatien de la Banque, s’obstinait à ne point reconnaître Hortense Garneau ; et Elmuth Stänger ; et René Bussières ; et Gabriel du Boust, qu’il fallait se garder d’appeler du Bout. Personne n’ignorait que son grand-père avait eu nom simplement Pinette ; qu’il y avait eu à Saint-Côme deux familles Finette ; et que pour les distinguer des autres, on parlait toujours des Pinette du bout du village. D’où le surnom. Quoi qu’il en fût, cet anoblissement verbal avait suffi à donner à Gabriel une allure cavalière et racée qu’il accentuait par sa toilette et qui affolait les femmes. Agent de change, il faisait des affaires excellentes et depuis quelque temps s’intéressait particulièrement à la région d’Amos où l’on découvrait chaque semaine une nouvelle mine plus prometteuse que la précédente.

Parmi ceux-là il y en avait cependant que possédait réellement une passion violente pour ce jeu de golf, calme comme l’Écosse qui l’avait inventé. Ils citaient avec aisance les noms et les exploits des grands professionnels, suivaient par les journaux les tournois américains, discutaient pendant une heure d’un brassie ou d’un niblick.

Garneau, lui, trouvait un réel plaisir à cette détente, à la longue promenade que comportait une partie dans cet admirable décor. Sans qu’ils s’en rendissent compte, les joueurs étaient pénétrés de la grandeur du paysage qu’ils avaient sous les yeux. Une fois ou deux la semaine, en été, Garneau venait au pavillon manger la cuisine d’un chef justement réputé. Il ne regrettait point les sept cent quarante dollars que lui avait coûtés la part, ni les cent dollars de la cotisation annuelle. Pourtant il n’y trouvait pas encore la satisfaction qu’il avait escomptée. Et il en voulait à sa femme d’avoir à ce sujet le triomphe un peu vulgaire.

L’automne venu, les arbres qui bornaient le terrain se paraient de couleurs étonnantes qui, sur la butte où était construit le pavillon, forçait les hommes d’affaires les plus invétérés à s’asseoir face au panorama. Avec les journées raccourcies, le golf du soir était remplacé par de longues séances autour du café et du cointreau dont Hortense raffolait. Dans un coin, les célibataires, ou ceux qui affectaient de l’être, se livraient à une discrète partie de poker.

— Non ! Mais ça c’en est une bonne !

Violemment frappé sur l’épaule, Garneau se retourna.

Il hésita un bon moment devant la main qui se tendait et le visage, pourtant connu. Ces épaules carrées, ces yeux bruns, cette bouche épaisse sur la mâchoire large, ce complet étonnant à carreaux bruns et gris…

Garneau se sentit pâlir. Bouteille ! c’était Bouteille ! Bouteille, son compagnon d’enfance ; Bouteille avec qui il se battait dans le pré attenant à la gare. Bouteille ! Hermas Lafrenière !

La dernière fois qu’ils s’étaient vus c’était, tant d’années auparavant, à… à Louiseville. Lafrenière tenait garage. Il avait épousé Marie-Claire Froment. Où était-elle ? Garneau la chercha des yeux et ne la trouva point. Seul Gabriel du Boust se tenait là, le visage fendu d’un sourire :

— C’est une surprise, hein ! C’est une surprise !

Garneau s’essuya le front, pourtant sec et glacé. Au fond de lui-même, un vent mauvais s’était levé qui faisait tourbillonner des morceaux de souvenirs, des bribes d’images enfantines, des objets et des visages méconnaissables. Toute cette poussière brutale le prenait à la gorge, l’étouffait. Ce qu’il voyait, dans ce face-à-face imprévu, c’était toute sa jeunesse, toute la petite ville, tout son opprobre si péniblement refoulé et qui giclait pour les fissures éclatées.

Hortense, un peu surprise, levait les sourcils en attendant une présentation qui se faisait attendre. Du Boust intervint.

« Madame Robert Garneau… »

Déjà Lafrenière avait tendu la main, une main rugueuse où brillait le paradoxe d’un diamant.

« … Monsieur Hermas Lafrenière, d’Amos, Abitibi. »

— Votre mari a dû vous parler de moi. Des vieux amis. Et toi Garneau, qu’est-ce que tu deviens ?

Le pas était franchi. L’ombre de Michel n’avait pas réapparu. Son nom n’avait pas été prononcé.

En mots abondants et légèrement emphatiques, Lafrenière donnait quelques détails. La vente de son garage, y compris l’agence de la compagnie Ford, à un prix dont il s’épanouissait encore. Le départ pour l’Abitibi…

« … avec mes trois enfants et Marie-Claire. Tu te souviens de Marie-Claire, ton ancienne. C’est maintenant une belle femme. Du solide, je t’en passe un papier ! Tu ne la reconnaîtrais pas ! »

Il avait ouvert un hôtel, mais depuis quelque temps s’intéressait surtout aux mines.

« … Dans dix ans, il y aura dans la province de Québec plus de millionnaires qu’il y a maintenant de quêteux. En ce moment, je m’occupe de la St John Gold, de la Harricanaw Reserve, de la Gallarty et de la Lac-Fret Exploration. Ça, c’est mes compagnies. Mais tout ça, c’est rien ! »

Il se pencha et d’un ton mystérieux :

« Avant longtemps vous entendrez parler de la Royal-Roussillon. Celle-là !.. »

Garneau lui fut éperdument reconnaissant de ce que, pas une fois, il n’avait prononcé le nom de Louiseville. Ils étaient désormais l’un d’Amos, l’autre de Montréal. Quelques instants plus tôt un passant l’avait salué :

« Bonjour, Robert ! »

Un autre avait crié :

« Comment ça va, Bob ? »

Et Garneau n’avait pas parlé de « Bouteille ». Lafrenière avait compris. Sans qu’il en eût été question, Michel et Bouteille, les deux garnements en culotte courte, aux bas reprisés et qui jouaient à se rouler dans la poussière et le mâchefer, disparurent tous deux, doucement enlisés dans un passé à jamais hermétique.

— Ça m’a fait plaisir de te revoir, Garneau.

— Voyons, Hermas, tu peux m’appeler Robert. Viens donc me voir au bureau. Peut-être que…

Lafrenière, relevant la main, fit jeter à sa bague des feux éblouissants.

— Certain, je vais aller te voir. Et si tu veux embarquer avec nous, on pourra des fois te donner une chance… De la grosse argent !… Bonjour, madame Garneau.

— Et salue bien Marie-Claire, Hermas !

Cette rencontre éveilla en lui un contentement contre lequel il n’avait pas eu le temps de se défendre. L’événement l’avait pris à l’improviste. Autrement, il n’eût pas manqué de fuir éperdument devant Bouteille. D’instinct il se dérobait à tout ce qui pouvait projeter sur l’écran de sa conscience quelque image d’un passé cruel désormais irrévocablement proscrit. À ce point que la seule crainte d’y rencontrer de nouveau cet homme eût pu suffire à lui faire s’interdire le club.

Mais tout s’était passé de façon inespérée. Si bien que maintenant, et comme rançon d’une épouvante première dont les derniers frissons s’éteignaient à peine, pour un peu il eût pris dans ses bras encore tremblants l’homme qui venait de le quitter et qui s’en allait, là-bas, en saluant de part et d’autre ses connaissances. Il n’en apercevait plus que le dos, un dos large et voyant comme une affiche lumineuse, dans le veston bigarré ; et la brosse des cheveux sur la nuque pâteuse ; et les jambes bancales qui, pliant sous le faix du corps grossièrement nourri, s’ouvraient en chatière à ras le sol et dont l’arc était encore accusé par les bas écossais à revers.

Une joie inconnue animait Garneau, lui faisait léger l’air de ce soir automnal. Joie, neuve pour lui, de retrouver un camarade, de reprendre un contact ancien, de renouer enfin l’amarre à un môle jadis familier. Toujours jusque-là, une telle occurrence lui était apparue à l’avance sous couleur de catastrophe. Or en Bouteille — ou plutôt en Hermas Lafrenière — il venait de toucher sans répulsion quelque chose de son enfance, un être qui avait eu part à l’époque gênante de sa jeunesse ; mais qui en même temps avait décidément rompu ce cadre ancien que tous deux, semblait-il, répudiaient également. Rien en Hermas Lafrenière qui rappelât le Bouteille agressif du pré de la gare, le Bouteille qui sans vergogne troublait le silence du catéchisme par ses bruits grossiers, qui organisait le pillage des vergers, barrait de traîtres fils de fer les trottoirs de la petite ville…

Robert Garneau se ressaisit. Il mit à revenir au moment présent tout le poids de sa volonté. Il n’était point bon d’évoquer ainsi les choses mortes. Au moindre appel, les spectres pouvaient se lever hors les brumes sournoises du passé. Déjà, en lui, quelque chose avait bougé qui était peut-être… Michel.

— Qui est-ce, ce « monsieur » Lafrenière ? s’enquit Hortense, fort à propos.

Elle avait prononcé le mot « monsieur » de façon à se ménager une honorable retraite au cas où le nouveau venu n’eût pas été « de son monde ». Il s’agissait justement pour elle de le classer dans l’échelle de leurs relations, de lui faire une fiche mentale et de doser l’affabilité qu’elle lui manifesterait à la prochaine occasion. On ne sait jamais ! N’avait-elle pas failli snobber monsieur Edmour Saint-Denis, lors de leur première rencontre ! Elle pâlissait encore à ce souvenir. La leçon lui était restée.

« D’où est-ce qu’il vient ? Qu’est-ce qu’il fait ?… Est-ce qu’il est, lui aussi, membre du Club ? Sa femme, qui c’est ?… Tu ne m’en as jamais parlé, Robert. »

Selon le milieu où ils se trouvaient, elle appelait son mari Bob, Robert ou même Bobby. Si elle l’eut osé, pour faire chic, en certaines circonstances elle lui eût même dit vous.

— Lafrenière ? (Garneau avait failli dire Bouteille ? et avait avalé juste à temps) Hermas Lafrenière ? Oh ! je le connais depuis toujours. Mais je le vois rarement. Il est dans l’Abitibi. Dans les mines. Il a l’air prospère.

— On pourrait peut-être l’inviter quelques jours à venir prendre un cocktail à la maison.

Redevenu prudent, Garneau ne répondit pas.

CHAPITRE

VI


TIENS  ! bonjour Bob ? Bonjour madame Garneau ?

C’était le docteur LeMay, impeccablement vêtu comme toujours, un œillet blanc à la boutonnière. Il s’avançait en roulant car il bedonnait un peu. Il grisonnait aux tempes comme un vieux premier de théâtre. Ses paupières étaient marquées de cent petits plis qui s’y étaient gravés prématurément à force de sourires et de clignements.

— Toujours radieuse, ma chère amie !

— Voyons, docteur, vous exagérez !

— Et modeste, comme toujours ! Quelle femme vous êtes !

Il eut un soupir plein d’intentions. Il avait pris dans la sienne la main d’Hortense, la tenant plus longuement que de raison, en un geste élégant qui gardait cependant quelque chose de médical. Il ne pouvait s’empêcher de tâter le pouls aux gens.

Sa femme Madeleine, elle, une rousse-henné sèche comme un mannequin et tout aussi parfaitement élégante, avait entamé avec Garneau la conversation banale des gens qui n’ont rien en commun :

— Pensez-vous, monsieur Garneau, que le coucher de soleil a été beau ! Il y avait une heure déjà que le soleil était descendu derrière la barre lointaine des Laurentides. Mais il restait, flottant mollement sur l’horizon phosphorescent, de longs lambeaux de jour, de glorieuses écharpes de nuages encore teints d’une pourpre royale qui coulait tout en bas jusque sur la surface invisible du lac.

— J’ai bien peur qu’il pleuve demain.

— Ça se pourrait. C’est bientôt l’automne. Et on n’a pas vu passer l’été tant il a été court.

Un peu à l’écart, le docteur continuait de causer avec Hortense. Il avait tiré son fauteuil tout près du sien. Il la regardait avec une attention constante, presque tendre, la tête un peu penchée, les épaules en avant, mais les cuisses discrètement écartées pour faire place au ventre.

— Je ne pensais pas finir si bien ma journée, chère amie. Moi qui hésitais à venir ce soir au club ! J’ai bien fait.

Cette cour discrète et peu compromettante ravissait Hortense. Sans qu’elle eût jamais à se défendre, elle le sentait aimablement épris, mais avec si peu d’emportement qu’elle l’eût parfois désiré quelque peu plus direct.

« C’est tellement un homme du monde », se disait-elle en guise de consolation.

Il était, à l’estime de madame Garneau, de la plus haute société canadienne française. Elle eût presque dit « de la meilleure noblesse ». La fortune, dans sa famille, ne remontait-elle pas à trois générations déjà ! Le grand-père Lemay dit Balthazar avait été l’un des ingénieurs-conseils pour le fameux pont de Québec. Et l’un des frères de ce dernier, le chanoine Lemay, avait, disait-on révérencieusement, frôlé de près l’épiscopat. Quant au docteur, il se faisait bien voir dans tous les milieux scientifiques et financiers : anglais et français. Chirurgien brillant, Fellow de l’American College of Surgeons, professeur à la Faculté, membre correspondant de la Edimburg Medical Society, il avait la rosette violette que lui avait décernée la France et dont les méchants disaient qu’il la portait même au revers de ses pyjamas.

Quant à madame LeMay, c’était une Simoneau de Québec, bien que de la branche pauvre. Elle n’en était pas moins la petite-fille de sir Tancrède Simoneau, fait lieutenant-gouverneur de la Province, environ 1900, pour services insignes rendus au parti dans la profitable gestion des fonds électoraux. Madeleine Simoneau avait grandi dans les bocages de la Résidence, à Spencer Wood. Aux yeux de toutes, cela lui donnait le droit de tenir la main haute à chacune et d’ignorer le vulgaire. Elle ne s’en faisait pas faute et expliquait mollement :

— Que voulez-vous ? je suis tellement myope. C’est de famille.

Et au jugement d’Hortense cela même, chez elle, était un nouveau titre de noblesse.

— Vous êtes extraordinaire, ma chère… Madeleine.

— Trop aimable, madame… Garceau.

Elle se trompait ainsi, quatre fois sur cinq.

Mais en ce moment, Hortense n’en avait que pour son chevalier.

— Je suis venu au golf, samedi. Mais vous n’y étiez pas, il me semble.

Qu’il eût remarqué son absence, vraiment !… Comme elle eût été heureuse que ses amies fussent à portée d’entendre.

— Nous devions venir, docteur, mais monsieur Garneau…

Il lui paraissait de bon ton de désigner ainsi son mari en parlant à des gens de la grande société.

— … Monsieur Garneau a été appelé à Ottawa, en consulte. Des députés, des ministres…

Elle eut un geste des mains, comme pour chasser l’essaim importun des ministres et des députés.

— Moi, je suis restée au lit. Un peu fatiguée.

Subitement touché, le bon docteur se pencha vers elle. Il en oubliait le pli fragile de son pantalon tendu.

— Rien de grave, j’espère !

Il eut un sourire coquin pour continuer :

« … Des petits ennuis de femme ?… »

— Justement, docteur.

Toute heureuse de la consultation offerte, elle se lança à voix basse dans une description détaillée tandis que son mari causait avec Lanteigne et Paul Leblanc qui s’était joint à eux.

Mais le savant maître n’avait désormais d’yeux et d’oreilles que pour madame Garneau. Il se doutait bien que depuis quelque temps sa santé faiblissait. Elle se fanait, et beaucoup trop rapidement pour ses… trente-huit ans ; quarante ans peut-être, tout au plus. Le foie ? Le pancréas ? Probablement des ovaires kystiques, avec des trompes malades. Ou même, qui sait ! quelque carcinome du col ou du corps de l’utérus.

Tel était le ressort, le seul ressort de son intérêt, le secret mobile de sa fausse galanterie. Personne, sauf sa femme, ne savait à quel point il était vénal, assoiffé d’argent. Tout lui servait d’atout : son tailleur, ses titres, sa prestance, ses relations, le nom de sa femme, la beauté de ses deux filles, ses propres cheveux gris, sa voix tiède et contenue. Il ne faisait pas une excursion en auto sans se diriger vers quelque large maison aux pelouses opulentes où habitait une cliente riche, cliente passée ou future. On disait sa fortune belle ; en réalité, il était sans le sou. Il faisait beaucoup d’argent qu’il dépensait largement pour en faire venir plus encore, tout heureux de sa réputation de richard, hanté par une terreur maladive de la pauvreté. En robes seulement et en falbalas, son épouse et ses filles lui coûtaient bon an mal an une dizaine de mille dollars.

C’est par les femmes qu’il réussissait, gâtant les enfants pour s’attacher les mères ; dans l’attente de la colique qui finirait bien par éclater et qui appellerait chez le petit une appendicectomie d’urgence.

« Une heure de plus, madame, et il était trop tard. Le pus montait vers le cœur. Un des cas les plus extraordinaires de ma carrière. »

Et la maman, toute heureuse, répétait partout :

— Vous savez, mon petit Alain, « le cas le plus extraordinaire de toute sa carrière », m’a dit le docteur LeMay.

Mais il guettait surtout les femmes pour elles-mêmes, surveillant celles qui atteignaient l’âge du cancer naissant ; et l’âge où, fatiguées, attribuant à la maladie ce qui n’était qu’usure et début de vieillesse, elles accepteraient volontiers l’opération définitive et coûteuse. Justement, il sentait Hortense glisser sensiblement vers cette maturité. Déjà, il la voyait en esprit à l’hôpital, dans la « chambre de luxe avec solarium particulier » qui ferait baver d’envie ses confrères. Il voyait surtout le chèque dont il avait un besoin plus pressant que jamais.

— Ce n’est sans doute rien, ma chère amie, probablement rien. J’en suis… à peu près certain. À moins que… Mais non. Mais non. Passez me voir, disons jeudi, jeudi à quatre heures. Un petit examen, pour la forme. Quelques pilules et tout rentrera dans l’ordre. Vous avez d’ailleurs un teint superbe.

Hortense en rougit de joie sous les fards d’Elizabeth Arden qu’elle croyait naïvement invisibles.

(Cinq cents dollars, au moins, pensait le docteur. Et même sept cent cinquante, avec la situation de Garneau ! Et les visites comptées en supplément. Puis durant six mois les injections d’extraits ovariens.)

De nouveau, il eut conscience des doigts de sa cliente qu’il avait machinalement repris. Il les serra doucement et elle répondit à cette pression légère. Le clinicien ne faillit point à percevoir la froideur des extrémités et leur pâleur. Troubles circulatoires, évidemment.

Garneau avait engagé avec Leblanc et Lanteigne une discussion d’affaires dont madame LeMay, indifférente, attendait la fin en poudrant soigneusement son nez que mouchetait de petites virgules variqueuses.

— Alors, Garneau, ça ne vous intéresse vraiment pas. Six appartements, à deux pas du parc Lafontaine. La rue Mentana, c’est la première à l’ouest.

Hortense sursauta. Qu’elle était loin, en ce moment, de cette rue Mentana et de son enfance sans éclat parmi les commis en douane et les maîtres-barbiers de l’Est montréalais. Elle s’en était échappée. Mais elle ne pouvait oublier les vérandas basses garnies de boiseries à jour ; l’épicerie du coin où elle achetait pour un sou, à son choix, quatre boules de gomme aux couleurs assorties, une paire de souris en guimauve liées par un élastique ou un bâton de cannelle d’un dur agréable aux dents et dont, après tant d’années, le goût piquant lui revient à la bouche avec un flot de salive. Il lui semble entendre le bruit fêlé de la cloche fixée à un ressort d’acier brutalement mis en branle par le battant de la porte…

Sans le savoir, elle en sourit du coin des lèvres.

Les rues calmes, ombragées d’érables sous lesquels les soirs d’été, les voisins en bretelles, interpellent d’un perron à l’autre, les voisines en bigoudis…

Et derrière leur logement sans soleil, l’arbre de la cour ! de quelle espèce ? Elle ne l’a jamais su et elle s’étonne, une fois de plus, de jamais n’avoir tenté de le savoir. Cet arbre qui, au printemps, jetait par les fenêtres ouvertes du logis une mousse si légère qu’elle fuyait devant le balai…

Les compagnes ! Que sont-elles devenues, depuis les jours révolus de Mère Masson, à l’Académie Sainte-Blandine, rue Roy, et des Sœurs de la Congrégation à la coiffe bizarrement godronnée ? Jeannette, la petite bossue, ambitieuse et méchante, cherchant à venger sur toutes et sur tout son incurable infirmité ; Édouardina, avec ses longs boudins de cheveux jaunes tous les samedis enroulés sur des lisières de coton, pour le dimanche et la grand-messe ; Camille, qui louchait à volonté ; Gertrude, qui « tombait dans un mal » ; « Poucette » et Dolorès, les inséparables ; Marie-Blanche, racontant à voix basse des histoires qui les faisaient toutes s’esclaffer de confiance, mais qu’Hortense n’avait vraiment compris — en rougissant — que beaucoup plus tard, quand elle était devenue grande fille et même après ; Germaine, enfin, pour qui, en son adolescence, elle avait brûlé d’un amour si parfait et si grand qu’elle eût voulu souffrir pour elle et qu’elle, avait songé, oui vraiment ! songé au suicide, en apprenant son intention de s’enfermer dans la profondeur définitive d’un cloître. Il y a deux ans qu’elle y est morte…

Les jeux dans les resserres superposées des trois logements, parmi les cordes de bois de chauffage, les voiturettes de bébés et les berceaux temporairement remisés entre deux naissances, les chaises boiteuses, les seaux défoncés, les vieilles malles consacrées non point aux voyages, mais aux déménagements prosaïques et, pour plusieurs, annuels…

Enfin, très loin dans le fond des premiers âges, les apartés avec les petits garçons ; les jeux, innocents et impudiques à la fois, que provoquaient leur naïve curiosité ; plus tard, les premières amours enfantines : « Hortense aime Georges-Édouard » affiché sur tous les murs du quartier ; les premières amours, douces et fragiles comme une glace de gâteau…

— Hortense !

Elle sursauta, brutalement jetée à bas de son rêve, bousculée dans le présent. Alors, reprenant conscience de ce qui l’entourait, elle se sentit rougir violemment. Et de se savoir rougissant redoubla sa rougeur ; au cou, à la nuque et jusque sur le front qui étalait ainsi son occulte vergogne. Honteuse, elle rougit de cette excursion momentanée dans un passé vulgaire. Elle rougit surtout d’y avoir pris quelque plaisir. Devant les Lanteigne, les Leblanc et surtout devant les LeMay ! Dans ce décor pour elle si parfaitement distingué du Club de la Grande-Baie ! Si vifs avaient été ses souvenirs, si nettes ces images, qu’elles n’avaient pu, lui sembla-t-il, manquer de se projeter ouvertement sur l’écran de son visage.

— Hortense, dis donc ! Tu n’as pas entendu celle-là ? Il y a Leblanc qui veut à tout prix me vendre une maison à appartements, sais-tu où ? Rue Mentana !… Oui ! rue MENTANA !

C’était ce nom seul, ces trois syllabes qui, tel un éclatement dans les profondeurs, avait ramené à la surface les débris du passé ; d’un passé qui à sa conscience retrouvée apparaissait tristement miteux. Les autres, eux, auraient pu évoquer leurs vacances enfantines à La Malbaie, à Old Orchard et pour madame LeMay, dans les jardins immenses et somptueux de la Résidence, à Spencer Wood. Tandis que pour elle, ce n’était que la rue Mentana.

— La rue… quoi, Robert ? La rue… Matana ?… La rue… Montagna ?

C’est avec une joie intérieure féroce et une fausse nonchalance qu’elle déchire et déforme à plaisir ce nom que pourtant elle ne connaît que trop.

« … Dans le monde ! Où est-ce que ça perche, cette rue-là ? À Viauville ? Dans la Côte-Saint-Michel ? »

Mais heureusement le docteur vient de se lever. Son départ détourne l’attention.

CHAPITRE

VII


AFFALÉ  de travers dans l’énorme fauteuil capitonné de velours à ramages, Garneau buvait sa bière froide à petits coups. Il regardait machinalement le verre embué où, en couleurs criardes, était peinte une scène tropicale : un palmier et une baigneuse court-vêtue.

Quand il trempait la bouche dans la mousse, il lui restait aux lèvres une fraîcheur humide dont l’âcre goût : houblon et colophane, lui étaient agréables. Puis il s’amusait à sentir la gorgée descendre au-dedans de lui, nettement perceptible tout d’abord, étrangère et froide ; puis brusquement volatilisée, disparue dans les profondeurs de son corps où elle se fondait avec sa propre substance qu’il ne pouvait percevoir.

Son esprit vaguait, émasculé par la chaleur. Mais Josette n’en continuait pas moins son histoire bien que, visiblement, il ne l’écoutât plus :

— … en argent plaqué. Et savez-vous ce qu’il a eu le toupet de me dire même après ça ! « Vous savez, si vous n’êtes pas contente : votre chapeau et bonjour !… » Pourtant, il n’y a pas deux semaines, il me suppliait…

L’air était épais et figé, dans le minuscule appartement fait d’une pièce assez grande, mi-salon mi-chambre à coucher et dont le mobilier bâtard tenait des deux ; derrière une porte étroite, la chambre de bain grande comme une cheminée ; pour cuisine, un placard baptisé kitchenette. Tout cela anonyme comme une chambre d’hôtel.

Par cette journée de juillet, il n’y avait de frais que la bière, les bras de Josette et, visibles par le trou béant de la fenêtre aux rideaux écartés, la douzaine d’ormes et érables feuillus qui meublaient le petit terre-plein, au confluent des rues Jeanne-Mance et Sherbrooke. Le vert ombreux de leur frondaison suffisait à provoquer l’idée de fraîcheur en effaçant un peu la poussière, l’asphalte et l’écœurante odeur qui montait après le passage des autobus.

Assise près de la fenêtre, vêtue légèrement d’une robe de cotonnade imprimée qui laissait nues ses épaules et demi-nue sa poitrine, la jeune fille fumait lentement.

— … de la chance, vous ! Vous êtes le patron. Mais moi, qu’est-ce que je peux faire ? Je vous assure que si je trouvais une autre place, aussi bien payée…

D’un regard oblique, elle le sonda. Mais il n’avait point bronché. Ceinture, cravate, faux-col détachés, il épongeait à grands coups d’un mouchoir déjà trempé son front un peu dégarni où les gouttes de sueur faisaient de petites pustules brillantes qui sitôt effacées renaissaient plus drues.

— … En tout cas, tout ce que je souhaite, c’est que mes parts montent un peu !

— Tes parts ?

— Oui. À cette heure, j’ai de la Sonora Exploration, du Ventures et de la Macamic.

Elle jouait, prise comme tout le monde par la contagion de l’agiotage. Des hommes d’affaires, la passion de la Bourse était passée aux avocats, aux médecins, puis aux employés et enfin aux femmes. Le marché était une espèce de roue de fortune immense installée sur la place publique et dont chacun était sûr de connaître et de tenir les numéros gagnants. Dans les bureaux de courtage, une foule tendue par l’espérance se pressait au pied des tableaux noirs et autour du ruban des tickers. Il y avait là des demi-adultes de trente ans, hier vaguement placiers en pharmacie, aujourd’hui sacrés génies financiers et dont les conseils étaient des oracles. Il y avait des agents en uniforme, entre deux factions place d’Armes. Des veilleurs de nuit qui sommeillaient dans les fauteuils en attendant l’ouverture du parquet et de la coulisse. Des pompiers en rupture de caserne. Des curés de banlieue maigres de visage et gras de ventre. Des dentistes aux mains soignées. Et jusqu’à des veuves, en robe noire et chapeau 1900, qui restaient là des heures comme en oraison, les yeux fixes, les oreilles dressées pour recueillir les précieux tuyaux, et dont les mains serraient sur leurs genoux pointus une sacoche râpée pleine de paperasses mystérieuses. À l’heure du déjeuner, cela se grossissait du flot des sténos et des clercs d’avoués qui avalaient un sandwich, les yeux glués au tableau de la cote. Lorsque, rarement, l’Agent de change en personne apparaissait hors de son cabinet, il se faisait un silence respectueux.

Chaque jour on inscrivait de nouvelles compagnies minières. Les facteurs pliaient sous le poids des prospectus et, les lisant à la dérobée, se hâtaient pour aller, avant l’heure de clôture, acheter sur marge un millier d’actions à sept sous. On ne comptait plus les millionnaires.

— … Avec vingt-deux piastres par semaine. C’est pas drôle.

Josette continuait son récit. Garneau bâilla largement et pivota afin de poser la nuque sur un coin frais du velours.

Elle parlait beaucoup, Josette ; mais elle était commode et généralement plaisante. Depuis qu’elle avait laissé la St Lawrence Corporation, il venait chez elle de temps à autre. Un coup de téléphone, simplement, pour vérifier si elle était au logis et libre. Il s’amenait après avoir acheté une bouteille de rye à la Commission des Liqueurs ou commandé en passant une douzaine de bière à l’épicerie du coin. Là, il se sentait curieusement libre, débarrassé des lisières, pourtant lâches, qu’étaient les choses courantes et obligatoires : famille, bureau, foyer domestique, réunions d’affaires, à quoi il tenait certes, mais par une habitude trop quotidienne pour ne pas être devenue inconsciente.

De Josette Dallin, il ne savait pas grand’chose. Il y avait sept ans qu’il la connaissait, pourtant : depuis qu’elle était entrée à son emploi comme sténo. Elle avait depuis quitté l’usine pour un salaire meilleur. Il la savait fille d’un Belge et d’une Canadienne française, élevée à Sainte-Thérèse-de-Blainville parmi des fillettes dont rien ne l’avait distinguée. Naguère brune, elle s’était faite blonde par fantaisie et pour masquer quelques cheveux blancs. Généralement gaie, sans exubérance et sans éclats imprévus, point trop portée sur l’alcool, point vénale surtout, elle ne semblait pas le moins du monde offusquée du fait que Garneau passait des semaines sans lui donner signe de vie et jamais ne l’invitait à sortir, pas même pour le cinéma. Une seule fois, il l’avait emmenée dîner en ville.

Josette était à son ordinaire de conversation vive et enjouée, racontant volontiers les événements de sa vie passée et les minces péripéties de sa vie présente mais de telle façon qu’elle n’y révélait jamais rien d’intime. Si bien que Garneau avait d’elle une connaissance superficielle dont il se contentait d’autant mieux que cela écartait l’idée et le fait d’une liaison qu’il ne désirait point et même d’une habitude qui n’était pas dans ses goûts. Aussi bien, dans le plaisir qu’il prenait à se trouver là, la question charnelle ne tenait-elle aucune place.

— Et vos affaires à vous, ça marche ? Comme vous voulez ?

— Ça marche… Ça marche même très bien.

— La manufacture ?

— Pas mal… Pas mal en toute… Il y a même une grosse compagnie américaine qui tente dessus… Et pour un gros prix.

— Vous allez vendre ?

— … Non.

Bien qu’à retardement, le « non » avait été sec, précis. Comme une balle qui fait mouche. Un non bien modelé, mûri par une réflexion suffisante par la pesée du pour et du contre.

— … Non. Si c’est assez bon pour les Américains, c’est assez bon pour moi !

Il hésitait toujours à parler de ses propres affaires. C’est qu’il était ainsi pris entre sa discrétion innée, sa tendance naturelle au secret, d’une part ; et, d’autre part, le désir de faire savoir ses réussites, de publier ses succès par crainte qu’on ne le méconnût. Afin, aussi, d’exciter chez les autres une jalousie qu’il lui arrivait de percevoir chez son interlocuteur moins heureux, — « moins fort », se disait-il — et que chaque fois il dégustait avec la même délectation ; loin de soupçonner que celui aux yeux de qui il cherchait à se mettre en valeur n’était autre que lui-même, un lui-même à jamais méfiant et inquiet.

— Un gros prix ? Combien… à peu près ?

Elle questionnait, sans grande curiosité. Mais cette fois, il sourit sans répondre.

Il avait fermé les yeux. Si bien qu’elle put le regarder à la dérobée. À peine quelques cheveux gris ; mais le front un peu trop haut et au-dessus des tempes deux encoches profondes. Par contre, les sourcils s’épaississaient, montrant quelques poils raides qui trahissaient la maturité et l’âge imminent. Le nez un peu mou prenait racine dans trois brefs sillons verticaux, constants : signe d’entêtement. De la bouche enfin les lèvres eussent été ourlées de façon presque naïve, enfantine même, si presque toujours une tension intérieure ne les eût amincies, volontairement avalées.

« Drôle d’homme. Du mauvais qui ne cherche pas à se cacher. Du bon que l’on devine, qu’il faudrait chercher… si cela valait la peine. Plus d’ambition que de tout autre chose. Intelligent ?… Peuh !… Tout au plus du talent pour les affaires. Ou, peut-être, simplement de la ténacité… Avec ça, terre à terre. N’a jamais aimé personne. Sans culture et sans goût. Preuve : son horreur de la musique. »

À son tour elle fléchit, amollie par la chaleur de cette fin de jour et par l’humidité qui ne se décidait point à crever en orage. La pensée même fondait, tel du beurre dans une assiette oubliée.

— Voulez-vous un autre verre de bière ? Mais je n’en ai plus de froide.

— Non, merci. Il faut que je m’en aille.

— Vous partez tôt, aujourd’hui.

Elle n’insistait pas, sa phrase une constatation bien plus qu’une invite.

Garneau était un de ses amis, parmi plusieurs. Car sans attache, libre absolument, elle était de cœur facile et aimait, sans arrière-pensée aucune, la compagnie des hommes. De bon accueil, elle était au fond indifférente et peu sensible, répugnant à l’effort, aux calculs et aux artifices qui eussent pu attirer auprès d’elle l’ami normal et constant ou le mari commode. Ce qui l’éloignait du mariage était le souvenir de son père qui pendant dix ans n’avait cessé de lui corner aux oreilles : « Qu’est-ce que tu fais que tu ne te maries pas ? Tu vas sûrement rester en plan ! ». À trente ans, elle se savait glissant tout doucement vers une facilité sexuelle qui lui rendait la vie à la fois douce et incertaine, sans sécurité aucune. Mais trop molle pour réagir : « Que voulez-vous ? », disait-elle. « À moi, ça ne me fait rien ; et ça leur fait tellement plaisir ! »

Au volant de sa voiture, Garneau prit la direction d’Outremont.

Il avait eu trente-sept ans la semaine précédente. Alors que ceux de son âge étaient généralement encroûtés dans quelque emploi subalterne, on commençait à le connaître sur la place de Montréal et même au dehors. On savait sinon le sien, du moins le nom de la St Lawrence Corporation, Limited. Ses fourneaux de cuisine, ses calorifères, ses poêles, étaient partout. Seul maître dans son usine de Saint-Laurent, chef de cent cinquante employés, il manœuvrait sans grande difficulté entre échéances et contrats. Son expérience de la banque, qu’il dissimulait, lui était utile. Il avait maintenant appartement à Outremont, part dans le club de golf et dans un club de pêche dans le Nord ; il venait de s’inscrire au Cercle Laurentien et pouvait parler sinon encore de son chauffeur, du moins de sa secrétaire. Il avait en outre une femme qui ne le déshonorait point et deux enfants dont, surtout, un fils : Lionel. À d’autres cela eût suffi.

Vraiment, lorsque autrefois d’en bas il regardait ceux qui s’étaient hissés, par travail ou fortune, à ce niveau, il lui semblait qu’à cet échelon le bonheur serait à portée de la main, au prix d’un dernier et facile effort. Que de si haut — de si haut ! — il écraserait la tourbe des petites gens, la racaille des petites villes. Parvenu aujourd’hui à un point auquel, jadis, il n’eût même point osé aspirer, ce qu’il voyait était non pas ceux qui restaient sous lui mais bien ceux qui installés à l’échelon au-dessus pouvaient encore, de leur talon, écraser ses doigts ambitieux.

Pour l’instant, le prochain stade de son ascension serait une maison rue McEachran ou avenue Outremont, un « cottage », comme disait Hortense, en prononçant bien entendu à l’anglaise ; un cottage qui n’aurait du vrai cottage ni les fenêtres à petits carreaux, ni les murs de pierre champêtre, ni le toit de chaume ; mais avec tourelles et verres plombés de couleur, large véranda aux colonnes peintes de teintes vives qui éclateraient parmi les pelouses rigoureusement passées à la tondeuse et les plates-bandes lourdes de pivoines. Il en guignait un particulièrement, dont il savait le propriétaire atteint d’un cancer ; la famille serait forcée de vendre à bas prix.

Et après ? Oui, après ? Car ni la maison, ni l’usine, ni le Club de Grande-Baie, rien de tout cela n’était un but, un terme. Ce dont il souffrait encore, c’était d’être presque invisible dans la foison des petites industries éparses en la banlieue de la grande ville comme cailloux dans un champ.

Son but ? Le même, depuis si longtemps : accumuler non point tant l’argent, ni les honneurs, mais les armes. Se forger à coup de vouloir un blindage contre les heurts ; pour cacher la cicatrice qui jamais ne pâlirait. Se forger encore une massue pour forcer Montréal et le monde entier à reconnaître sa maîtrise, à le craindre.

S’il pouvait prendre pleine conscience de son désir, si son ambition prenait forme palpable, il se rendrait compte que ce à quoi il aspire n’est point tant de régner sur ceux en qui il voit encore des rivaux, et pour beaucoup, des maîtres. Ce vers quoi sans le savoir il reste tendu, c’est vers un retour passager au lieu passé de sa défaite. Mais un retour conquérant, le rachat par la victoire de la fuite panique de jadis alors que, éperdu, il tournait le dos à Louiseville. Devenir un chef, un dompteur. Celui qui tient le fouet. Devant lequel chiens et fauves se couchent, soumis.

Une ambition même démesurée n’est point rare à vingt ans. Le boutiquier tend à devenir grand commerçant, l’apprenti espère passer patron, le placier veut arriver à la gérance générale. Mais tous, petit à petit, se laissent enliser bénévolement dans le confort relatif de leurs habitudes douillettes, de leur vie à bon marché, dans leur bonheur de camelote. Jamais ne souffrant de leurs ambitions désormais éteintes. Satisfaits par ce que leur labeur de la semaine achète de mesquines joies dominicales. Trop heureux s’ils deviennent enfin marguillier dans leur paroisse de banlieue ou échevin du village.

Tels étaient ceux qui jadis l’entouraient et dont pendant si longtemps rien ne l’avait différencié que sa passion — ce qu’il avait cru sa passion — pour la musique. Tels étaient encore ceux qui l’environnaient aujourd’hui, ceux qui servaient sous lui. C’est à cela qu’il avait lui-même été promis jadis alors que, levant la tête, il ne voyait au sommet du mât de cocagne que la gérance de la Banque des Marchands à Louiseville et le mariage avec Georgette Paquin.

Si son ambition ne s’est point émoussée comme tant d’autres, c’est qu’elle a été trempée par l’abomination brutalement révélée à sa jeunesse. Avec cet aiguillon attaché à son flanc, il regarde désormais sans indulgence ceux qu’il a déjà laissés derrière lui, ceux qui se laissent porter par le courant facile du quotidien, entre des rives sans espérances et sans promesses, sans trahison aussi : les faibles et les doux, que devancent les forts, les durs. Être dur, encore et encore, voilà quelle est l’arme de la conquête, la cuirasse et la massue, le bouclier et le coup de poing. Haïr ! Sentir en soi sans cesse le cilice de la haine qui empêche que l’on ne s’endorme ! Ne jamais faiblir !

Cela lui revenait avec une acuité particulièrement douloureuse chaque fois qu’il en rencontrait un… un père avec son fils, son fils qui légitimement portait son nom et son sang. Certes, maintenant qu’il savait mieux le monde et ses secrets, il se demandait — satisfait d’une réponse dont il se voulait persuadé, — combien de ces enfants étaient vraiment les fils de ceux dont ils portaient le nom ; et combien au contraire comme lui…

CHAPITRE

VIII


AS-tu    vu ?… Si c’est pas effrayant ! — et sans attendre réponse qui d’ailleurs ne venait point :

— … Deux enfants brûlés à Joliette !… Pense donc ! Tiens ! … monsieur Émery Simoneau, de Longueuil, qui est mort… oui… il est mort !…

— Tu le connaissais ?

— Non… mais je me demande, des fois, si ça ne serait pas parent de madame docteur LeMay.

Garneau ne dit rien. Il continua de lire la seconde moitié de La Presse dont Hortense explorait la première avec commentaires. C’était une habitude chez elle que de penser tout haut. Se taire lui demandait presque un effort de volonté.

— Robert !… Ça, c’en est une bonne !… Écoute ça : Rue Delorimier, un bœuf s’est échappé de l’abattoir et il est entré dans une taverne…

Silence.

— … Tiens la police a enfin arrêté les bandits qui avaient hold-uppé la caissière du théâtre Florida… Quand on pense !… Le plus vieux a dix-neuf ans… Des enfants !… Qu’est-ce que tu penses qu’on va leur faire ?… Le pénitencier ou l’école de réforme ?… Hein ?… Rotertt… Réponds-moi donc !…

— Veux-tu me laisser lire tranquille ! Je verrai tout ça tout à l’heure.

— Mais c’est des nouvelles intéressantes !

Il poussa un soupir et déposant son journal ouvert sortit de la pièce.

— Où t’en vas-tu ?

— Acheter un cigare et prendre l’air.

Ce petit travers de sa femme l’agaçait. Mais pour y échapper, la fuite lui paraissait préférable à une discussion domestique qui l’eût fait sortir de son caractère.

Aimait-il encore Hortense ? La question même l’eût surpris.

Lorsque les jeudis soirs, jadis, il prenait le tramway pour se rendre auprès d’elle rue Mentana, le cœur ne lui battait point. C’est calmement qu’il avait décidé un jour de faire une demande qu’il savait agréée d’avance. Il y avait été poussé par un mélange indéfinissable d’intérêt, car elle avait du bien, et d’inclination. Oui, c’était bien là le mot : inclination. Et non amour. Inclination née du désir d’échapper à une solitude ennuyeuse qui trop facilement le laissait en proie à ses souvenirs. Calme et modérément ambitieuse, Hortense lui était apparue comme un refuge commode et sûr. Mais inclination tout de même vers cette fille souple dont la chair friande ne manquait pas d’attraits. L’amour, l’amour qui anime, qui transforme, c’est autrefois qu’il l’avait connu. Certes, il avait brûlé du désir de prendre et de celui, non moins violent, de donner. Georgette Paquin avait été celle à qui il devait la révélation d’un amour que jamais plus il ne ressentirait, maintenant que le vent mauvais avait séché son cœur déjà vieux.

Hortense Morissette lui avait été une compagne imparfaite et louable qui, pour peu qu’il y regardât de près, se pouvait comparer aux autres femmes de leur connaissance. Son snobisme de petite bourgeoise en voie d’ascension ne le gênait point. Au fond, il la préférait ainsi. Les femmes, généralement, l’estimaient et acceptaient volontiers ses invitations, car elle se targuait de « bien faire les choses ». Et elle ne passait point inaperçue aux yeux des hommes. Elle ne pouvait assurément l’aider dans sa carrière ; il était de ceux qui ne mêlent point leurs épouses à leur vie d’homme, n’apportant du bureau au foyer ni dossiers ni soucis d’affaires. Hortense savait peu de chose de sa situation. Mais il lui suffisait de la sentir solide. Elle tolérait qu’il lui téléphonât subitement :

— Je ne rentre pas dîner. Je pars pour Ottawa.

Et qu’il ne prît même pas la peine de lui dire pour combien de temps. Il lui était ainsi arrivé de rester absent cinq ou six jours. Puis de rentrer le plus simplement du monde en disant :

— Bonjour !

— Tu as fait bon voyage.

— Oui.

Pour la tenue de maison et pour sa toilette il ne la privait point. D’ailleurs, elle tenait de son père une tendance modérée à l’économie et le goût d’une gestion attentive.

Garneau ne recevait à peu près jamais ses amis à la maison. Ses indispensables relations d’affaires, il les entretenait au Club de golf, à son Cercle, ou encore à déjeuner au Vauquelin, rue Saint-Jacques. Deux ou trois fois la semaine il savait y rencontrer, à la table voisine de « la table des juges », tout un groupe d’affairistes qui lui étaient parfois utiles.

Sa femme ? il ne la voyait plus. Elle était désormais fondue dans le décor du foyer. Elle était un meuble ; comme ce vase massif qui bloquait la fausse cheminée et qu’il avait remarqué le jour de son arrivée mais dont il n’avait plus conscience et dont seule la disparition eût pu attirer là son attention.

Les enfants eux-mêmes ne tenaient dans sa vie qu’une place restreinte et peu sensible. Rien n’existait vraiment devant son ambition sourde de réussir, devant la résolution obstinée sur laquelle il s’hypnotisait.

Jocelyne avait maintenant dix ans. Longue, mince et mate comme un jeune bouleau. De longs cheveux de miel que sa mère lui attachait soigneusement en nimbe avec deux petites boucles au dessus des oreilles. Des yeux pâles, du bleu doux de la fleur de chicorée qui en juillet étoile le revers des routes ; des yeux clairs, un peu petits entre les cils maigres. Elle avait encore son visage d’enfant, les traits menus et asexués ; et ce teint d’aquarelle qui, jusqu’à l’époque amère de l’acné, donne aux petits une beauté subtile et précaire de fleur champêtre. Ce qui lui manquait étrangement était la vivacité qui généralement accompagne les dix ans. Il y avait dans ses attitudes, dans sa démarche même, une certaine langueur insouciante qui chez elle annonçait à l’avance la femme. De qui tenait-elle ? Assurément point du père, aux gestes durs, à la voix brève, aux décisions brutales. Ni de sa mère dont l’esprit léger sautait constamment à cloche-pied et qui sous les dehors de la maturité avait, elle, gardé beaucoup de la petite fille.

Sans doute était-ce de l’un des grands-parents que tenait Jocelyne Garneau. L’hérédité, comme il arrive souvent, avait sauté un échelon. Cette grâce inaccoutumée, cette perfection sans brisure dans les attitudes, ce rythme sans heurts des mouvements, bref, ce charme vivant et mobile ! … Elle avait une façon particulière de s’asseoir par terre, à son accoutumée, en se repliant mollement sur les genoux, pour se répandre sur le tapis comme un bouquet dénoué. D’ailleurs elle était toujours aux pieds de quelqu’un : de son père quand il le tolérait ; de sa mère, si elle en avait le temps ; de son frère, s’il n’en eût profité pour traîtreusement lui tirer les cheveux ou lui meurtrir l’épaule de son poing brutal. Elle était adorée des amies de sa mère, de Mary Harrison, d’Éva Vanasse, de madame Lafontaine ; et surtout de Jean-Marie Knox sur les genoux de qui elle courait se draper et qui en raffolait.

Elle étudiait peu, ne s’intéressant à l’histoire ni aux mathématiques ; mais quittait brusquement sa grammaire pour regarder de près une libellule et même une simple mouche domestique.

— Viens voir, maman. Viens voir !

— Qu’est-ce que c’est encore ? Une bête à patates ? Une sauterelle ?

— Oh ! ce qu’elle est jolie. Regarde. Elle a le corps vert et les ailes comme du papier de soie. Tiens, en voilà une autre qui veut lui faire mal.

Elle essayait de chasser l’une sans déranger l’autre, de rompre l’accouplement, ignorant la réalité de ce qu’elle avait sous les yeux et les lois les plus simples de la nature. Lionel, lui, ricanait et d’un coup écrasait les deux bestioles. Jocelyne poussait un cri, les yeux noyés de chagrin et d’horreur. Puis elle venait s’asseoir pieds nus sur le tapis de velours devant l’appareil de TSF. Son livre ouvert sur les genoux, les bras gracieusement étendus, la tête penchée sur l’épaule comme une corolle, elle partait au pays des rêves.

— Où es-tu rendue, encore, ma Josse ? À quoi penses-tu ?

— À rien, maman. Mais c’est beau.

Si Hortense eût jadis connu Hélène Garneau, c’est du sien qu’elle eût retrouvé en Jocelyne. La même insouciance. Le même charme.

Lionel, lui était tout l’opposé.

Bien qu’il touchât à peine douze ans, il semblait déjà un homme : les premiers accents physiques de la maturité éclataient chez lui. De l’enfance il ne gardait que la logique imprévisible et une irresponsabilité dont, à la vérité, certains hommes même restent à jamais imprégnés. Rien ne lui semblait plus injuste que la juste conséquence de ses actes. Si dans sa colère il donnait contre le mur un coup de poing violent, il en voulait au mur de lui avoir écorché les jointures et lui rendait un coup de pied. Extérieurement, il était grand pour son âge. Ses cheveux noirs descendaient en pointe sur le front. Les sourcils étaient épais, les lèvres un peu lourdes, le nez vulgairement arrondi. Mais il y avait pourtant dans tout cela l’annonce d’une indubitable et mâle beauté. La voix était déplaisante : en pleine mue, elle hésitait encore entre les deux registres. Par moments, des éclats de voix profonde se mêlaient au fausset de l’enfance.

Il était, de la maisonnée, le seul auquel s’intéressât Robert Garneau. Ce que le père eût lui-même voulu être et ce qu’il n’avait pas été, il espérait, il était sûr que cet enfant le serait. S’il pouvait lui amasser une fortune, s’il pouvait lui créer l’instrument, Lionel serait un dominateur. Ferme dans sa foi, il lui voulait une dureté de caractère qui déjà se manifestait et dont il accueillait les manifestations avec une muette satisfaction. Hortense ne comprenait point qu’il tolérât les révoltes de son fils, parfois contre l’autorité et la volonté paternelles même. Qu’il s’amusât à torturer les chats et les chiens du voisinage, — au point que Jocelyne avait dû renoncer à garder des bêtes — qu’il étranglât les oiseaux et coupât la queue des écureuils ne répugnait en rien au père. Justement parce que lui-même, dans son enfance, avait aimé les animaux et la nature entière.

Il ne se rendait point compte que, profitant outrageusement de la protection paternelle, Lionel devenait de plus en plus sournois. Gratia l’ayant surpris à voler, il avait fini par la faire partir à force de brimades. Quand il rentrait marqué de quelque coup, les vêtements souillés, le chapeau égaré, ou lorsque un voisin furieux fulminait au téléphone, Lionel se rebiffait grossièrement contre les remontrances de sa mère ou les gronderies de la bonne. Mais devant son père, il accusait toujours les autres et affirmait effrontément.

— J’ai reçu ton bulletin, Lionel. C’est pas bien beau. Encore l’avant-dernier. Tu m’avais pourtant promis…

— Écoute, papa ! C’est à cause de la Punaise…

— La Punaise ?…

— Oui ! la Punaise : le Père Brisebois. Il veut bloquer tout le monde, cette année. Il a choisi des questions si difficiles pour l’examen du mois que toute la classe a zéro. Il est même question d’aller en groupe protester chez le directeur…

— Bon. Bon. Mais, pour la conduite, tu…

— Ça, c’est la faute de Ranger. C’est lui qui…

— Laisse faire Ranger ! Tâche de faire mieux le mois prochain.

— … Dis-donc papa ! Tu ne pourrais pas me donner cinq piastres ? J’ai des choses à acheter… des cahiers… des livres…

Il fumait déjà. Pour aller au cinéma, il chipait à la maison de menus objets qu’il bazardait. Son père l’avait surpris qui en plein été emportait ses patins.

— Où vas-tu, Lionel ?

Il avait fini par avouer ; mais en ajoutant.

— C’est à moi, les patins ?

— Oui, mais…

— Tu me les as donnés ?

— Oui.

— Alors !…

Il était parti. Le père avait souri et, tout fier, avait raconté le fait à ses amis.

Dernièrement, on l’avait amené à New-York où Garneau allait discuter d’affaires avec les gens de la Zenith Pneumatic Tool Company. L’enfant avait été difficile. Pour une réprimande bénigne, il avait fait une colère et brusquement quitté ses parents en pleine Quarante-quatrième rue. Après trois heures d’affolement maternel, la police, alertée, l’avait finalement trouvé : il cherchait à s’engager comme plongeur dans un restaurant de Broadway !

L’objet de ce voyage, fait en auto avec toute sa famille et un chauffeur engagé pour l’occasion, avait été l’étude d’une proposition de gens importants de New-York. Des banquiers américains avaient acquis la Zenith Pneumatic Tool, dont Garneau tenait un contrat, et la plupart des fabriques similaires. Le tout, fusionné en une vaste combine, était devenu la Amair Corporation, avec une filiale canadienne : la Canair.

Pour y joindre la St Laurence Corporation, on faisait à Garneau l’offre suivante ; on lui cédait, au prix de quatre dollars et cinq-huitièmes, dix mille actions de la nouvelle compagnie alors que ces mêmes parts cotaient en Bourse aux environs de douze et prenaient chaque jour de la valeur. En fait, les financiers américains achetaient ainsi l’usine sans bourse délier ; ils touchaient même quarante-quatre mille dollars comptant. De son côté, Garneau n’était pas moins avantagé puisqu’il recevait, pour cette somme, une valeur de cent vingt mille dollars, tout en restant, à de forts émoluments, administrateur-délégué de l’usine. Sans compter les jetons comme membre du bureau d’administration de la nouvelle firme canadienne.

Robert n’en avait soufflé mot. Mais pendant des jours il avait été morose et absorbé. Il lui arrivait de se lever la nuit, et d’allumer un cigare, seul dans le salon singulièrement hospitalier et calme. Autrement, il se tournait dans son lit jusqu’aux heures matinales sans pouvoir rejoindre le sommeil.

— Qu’est-ce que tu as encore, demandait Hortense péniblement éveillée. Il est…

Elle allumait la lampe de chevet et regardait l’heure —

« … Si ça a du bon sens ! Il est trois heures. Qu’est-ce que tu as donc ? »

— Je n’ai rien. Je n’ai rien. Justement, j’allais m’endormir. Et puis dors donc. Qu’est-ce que cela peut te faire ?

— C’est que tu remues tout le temps comme un ver à chou. Je ne sais pas ce qui t’a pris depuis quelques jours. Tu es nerveux !

Il ne répondait pas. Pour avoir la paix, il faisait bientôt semblant de dormir et même de ronfler.

Jamais dans le passé, — depuis bien longtemps tout au moins, — son sommeil n’avait été troublé. Même lorsqu’il avait dû faire face à des situations périlleuses, à des échéances dont certaines, assurément, avaient failli être catastrophiques. Au contraire, il s’était alors endormi sur son inquiétude comme sur le plus mol des oreillers pour s’éveiller au matin, dispos et lucide.

De sa vie d’homme d’affaires, il n’avait été mentalement torturé à ce point. Ce n’était pourtant pas la Ruine qui cette fois heurtait sa porte, mais bien plutôt la Fortune. C’était bien son tour. Il avait patiemment attendu tandis que, autour de lui, tous voyaient leur capital décuplé par la hausse des valeurs boursières. Il n’y avait plus de pauvres, semblait-il, que les imbéciles ou les peureux. Un des seuls, il avait fermé les oreilles à l’appel des sirènes de l’agiotage. Chaque jour, néanmoins, il lui fallait essuyer les vanteries de ses amis. C’était René Bussières : — Sais-tu, Garneau, que depuis vendredi dernier, sans bouger de mon fauteuil, je fais quatorze mille dollars. J’ai du Nickel à 44.

— Oui ! Eh bien, moi renchérissait Conrad Lanteigne, j’ai un stock pas connu : la Bronx Investment. C’est sur le Curb de New-York. En vingt-cinq jours, c’est monté de six piastres et quart à seize. Et ça ne fait que commencer.

— Qu’est-ce que c’est que ça, la Bronx Investment ?

— Oh, une affaire organisée par des gros big bugs. C’est eux autres qui mènent la Bourse. Il paraît qu’il y a là dedans un Carnegie et un Rockefeller. C’est sûr comme la banque.

Cela agaçait Garneau qui ne disait rien. Le comble était d’arriver à son bureau le midi pour trouver Marius Chênevert accroché au téléphone, à passer négligemment des commandes :

— … Cinquante British-American à 65. Bon. Deux cents Hollinger au marché ; et cinq cents Massey-Harris à 59 1/4. Comment est le marché ?…

À l’entrée du patron, Chênevert se levait et sortait ; mais les pouces triomphalement accrochés dans les bretelles.

Plusieurs fois Garneau avait failli s’engager, lui aussi. Il s’amusait parfois à guigner la cote et à imaginer qu’il achetait sur marge cent Smelters ; la valeur, pour lui, était bonne et prête à grimper. La semaine suivante, il regardait le journal : sa mise eût été doublée.

Ce qui le retenait était une instinctive méfiance. Il les connaissait, tous ces nouveaux millionnaires. Il savait leur incompréhension des affaires, leur jobarderie. Il lui revenait aussi, de son apprentissage chez le notaire Jodoin, quelques maximes que, chose étrange, il n’avait jamais oubliées :

— Tu sais, Michel Garneau, l’argent, c’est de l’argent. Et le papier ? bien ça n’est que du papier.
ou encore :

— Michel Garneau, quand on t’offrira deux pour cent pour ton argent, refuse, c’est pas assez. Et si on t’offre quinze pour cent, refuse, c’est trop.

Ce qu’il lui semblait surtout, c’était que cet argent, ces cent, non : ces mille et ces cent mille dollars que chacun gagnait facilement, simplement à regarder un tableau noir, que cet argent-là ne pouvait être le même argent que, tangible et dur, lui et d’autres acquéraient si péniblement ; les mêmes dollars que ces dollars fuyants et fluides qu’avec tant de constance il pourchassait. Ce qu’il savait aussi c’est que jamais on ne gagne rien qui ne soit arraché à quelqu’un ; qu’il n’y a pas de gagnant sans perdant. Or dans ce jeu d’aujourd’hui, de perdants il n’y avait apparemment point. C’est donc qu’il y avait en tout cela quelque chose d’anormal, d’inadmissible, de malsain.

C’est tout cela qui l’effrayait aussi dans l’opération si avantageuse — trop avantageuse ! — qu’on lui offrait.

Il prit pour réfléchir les quatre semaines qu’on lui avait accordées. Pendant ce temps, la cote de la Canair avait atteint 13 1/2 et s’y maintenait avec des oscillations d’équilibriste.

Puis le coût de l’argent monta en flèche. Absorbées par l’insatiable troupeau des joueurs, les disponibilités avaient fondu. En même temps, Robert se rendit compte que pour payer les quarante-quatre mille dollars qui eussent libéré les nouvelles actions, il lui faudrait engager non seulement tout son avoir mais encore tout son crédit. Il hésitait encore. À ce moment…

Ce fut l’écroulement. D’abord la chute verticale ; chute encore limitée mais suffisante pour effacer d’un coup les bénéfices imaginaires et appeler d’impérieuses couvertures. Déjà quelques millionnaires étaient lavés. Puis la descente en montagnes russes. Les uns après les autres, les comptes se fermèrent ; et sur des pertes épouvantables qui laissaient, au lieu des gains d’hier, des soldes débiteurs tels que pendant des années ils rongeraient gloutonnement, sans répit, les misérables victimes : médecins, hommes d’affaires, pompiers, agents de police, sténos ; et les pauvres femmes en chapeau 1900 qui s’en iraient mourir dans la cave de quelque hospice, délaissées par les neveux déçus dans leur espoir d’héritage.

Le krach ne parut point toucher Robert Garneau. Personne ne sut combien il l’avait échappé belle. Il préféra laisser ses amis lui témoigner une admiration envieuse et le féliciter de son flair. Certains d’entre eux par ailleurs ne désespéraient point. Malgré la descente qui se continuait, ils prédisaient à chaque palier une reprise triomphale. Les beaux jours étaient sur le point de revenir. Il s’en trouvait même pour lutter à contre-courant et qui, râclant le fond de leurs coffrets, engageaient leurs dernières disponibilités, convaincus que l’on avait touché le fond. Demain ce serait la victoire.

La combine américaine des machines pneumatiques s’était naturellement écrasée. La Zenith était revenue à la surface et Garneau continuait de fabriquer pour eux. Mais la vente des outils à air comprimé se faisait difficile ; le bâtiment n’allait plus très fort. Heureusement, le petit peuple des campagnes québécoises, pour lequel la St Lawrence Corporation fabriquait depuis quarante ans des cuisinières, des poêles et des chaufferettes, continuait d’acheter ces produits indispensables. Sa marque de commerce, une tête d’orignal, gardait sa popularité.

Au Cercle Laurentien, si animé d’habitude, les salons mi-déserts n’étaient maintenant hantés que par des hommes tristes qui venaient là prendre un whisky avant le dîner ou qui fuyaient leur foyer pendant une absence de leur femme. Le bridge à « un vingtième du point », avait remplacé le poker ; la grande table, celle où l’on perdait ou gagnait mille dollars en une heure, n’était plus qu’un souvenir fabuleux et, pour beaucoup, nostalgique.

Un soir, Gameau buta sur Gabriel du Boust qu’il n’avait point vu depuis des mois. Il faillit ne pas le reconnaître. La barbe longue, les cheveux dans le cou, le complet froissé, les souliers ternis, le financier offrait un visage cireux où presque rien, que les traits, ne restait de ce Gabriel du Boust si bien gourmé et satisfait que tous avaient admiré. Agent de change, hier prophète et grand-prêtre de la déesse Fortune dont ses bureaux luxueux étaient le reposoir, il avait, pendant les deux dernières années, fait la vie d’un véritable rajah. Dans son hôtel de l’avenue Western à quoi il avait ajouté des serres en enfilade et, pour ses dix domestiques, des communs à tourelles, il recevait presque chaque jour à des dîners somptueux. Le champagne entrait non pas à la caisse mais à plein camion. Un yacht de haute mer attendait sa fantaisie, constamment sous pression à Portland. Au printemps, il avait fait en Europe un voyage des Mille et Une Nuits où, en plus de sa famille, il avait défrayé tout un groupe d’amis. Sa femme, jolie et dépensière, s’amusait à collectionner les émeraudes. Pour lui, son seul souci avait été de trouver à dépenser ses revenus.

Tout cela l’avait brusquement quitté. Joueur lui-même, peu ordonné, comme un grand seigneur qu’il voulait être, il faisait aujourd’hui une banqueroute princière : plus d’un million et quart de dollars. Tout était aux mains des huissiers. Quant à ceux qui avaient chez lui titres ou argent, ils perdaient tout. Ceux qui avaient des dettes les gardaient, mais triplées et quadruplées par l’effacement de leurs maigres marges et la baisse vertigineuse.

— Tiens, bonjour Gabriel !

— Ah ! c’est toi ; bonjour.

La voix était désormais sans fermeté. La phrase tombait dès les premières syllabes.

— Comment est-ce que ça va ?

Du Boust essaya de montrer un peu d’allant. Mais ce ne fut qu’une lueur vite éteinte. Il voulut quand même donner le change.

— Ça va. Ça va. Comme tu vois, je suis toujours en vie… Le reste… Il haussa les épaules d’un geste dégagé que ses yeux éperdus démentaient.

— … Et toi, Garneau ? Tu perds beaucoup ?

— Moi ? non !

Garneau répondait d’une voix froide, une voix qui affirmait : « Moi je ne suis pas un de ces imbéciles, un de ces cornichons… Je savais, moi, ce qui allait arriver… »

« … Moi ? Je me suis contenté de mes petites affaires. La Bourse ? Non, merci ! Et je n’ai pas, je pense, à le regretter. »

Il attendait dans les yeux de son interlocuteur une lueur admirative, un signe d’envie. Cela ne vint pas.

— Moi non plus, dit du Boust, je ne le regrette pas, après tout. J’ai eu un million, deux millions, je ne sais plus. J’ai mené la grande vie pendant deux ans, trois ans… Si c’était à recommencer…

— Tu te mettrais de l’argent de côté, je pense ?…

— De l’argent de côté ? À quoi bon. Je l’aurais placé, moi aussi, dans la Bourse, comme les autres. Et je serais lavé. Comme les autres… Comme je le suis à cette heure. Tant que cela a duré, ça été la bonne vie !

Cette fois, il avait retrouvé un peu de sa voix claironnante. Il s’était dressé sur ses talons, tête presque haute, yeux fermes.

Garneau songea à toutes les petites gens dont l’argent avait passé en bonne chère, en tapis d’Orient, en champagne, en émeraudes. Il songea aussi à la régularité de sa vie à lui, à sa lésine relative de gagne-petit. Quelque chose en lui {{{2}}} brusquement. Il eût voulu son ami blessé à mort, souffrant. Il le voulait écrasé ; tandis qu’il le voyait qui de sa défaite même tirait un sujet de contentement.

— Alors ta maison ? Et ton yacht ?

— Pfffuitt !…

Il ne pliait point encore. Eh bien, on verrait s’il saurait crâner longtemps.

— Mais comment vas-tu gagner ta vie maintenant ?

— Je ne sais pas. Je me débrouillerai bien.

Du Boust, loin de céder, se dressait toujours. Sous le fouet, il reprenait couleur et aplomb. Une rage insolite descendit en Garneau. Il chercha ce qui pourrait abattre son adversaire, le désarmer, le faire haleter et saigner sous ses yeux. Le génie du mal lui souffla cette fois les mots qu’il fallait… : Monique ! la femme-poupée de Gabriel qui l’adorait.

— Et ta femme ? Qu’est-ce qu’elle dit de tout cela ? Qu’est-ce qu’elle va faire sans ses domestiques ? Je ne la vois pas très bien frottant les casseroles ou lavant le plancher de la chambre de toilette.

Cette fois l’homme s’immobilisa, interdit. Il respira profondément, s’arrêtant au haut de son souffle avant de le laisser sortir longuement, comme un soupir dernier. Puis ses épaules s’amenuisèrent, étrangement dégonflées. Les yeux se firent angoissés tandis que de chaque côté de la bouche se dessinaient deux traits profonds, vers le bas.

— Oui… oui… évidemment. Monique !… Pauvre Monique… !

Virant lentement sur les talons Gabriel du Boust sortit en tirant doucement la porte pour qu’elle ne fît pas de bruit.

Le lendemain midi, comme Garneau rentrait déjeuner chez lui, sa femme se précipita à sa rencontre.

— Tu as su la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Bien c’est dans le Herald, à midi. Mais je le savais avant : Germaine Lanteigne m’a téléphoné.

— Mais qu’est-ce que c’est encore ? Lâche-le !

— Gabriel du Boust.

— Bien quoi, Gabriel du Boust ?

Importante, elle la lança, sa nouvelle :

— Il est mort.

— Quoi ! Pas possible, je lui ai parlé hier soir !

— Hier soir ?… Bon ! Il paraît qu’il est allé faire un tour au Samovar, puis au Picadilly, puis à l’Embassy. Partout. À chaque endroit, il ne restait que quelques minutes, ne prenait rien, ne disait rien, pas même bonsoir aux Knox et aux Durand-Lapointe qui étaient là.

— Et puis ?

— Et puis : on l’a trouvé ce matin dans son garage. Il était encore en tuxedo. Le moteur avait marché tant qu’il y avait eu de quoi. Les portes étaient fermées. Il était mort.

— Il a dû avoir une syncope.

— Bien voyons ! Tu vois bien qu’il s’est suicidé, même si…

Et moi je te dis que c’est une syncope !

Garneau, qui avait presque hurlé sa répartie, ferma la porte brusquement et s’enferma dans sa chambre.

Qu’avait-il fait au sort que même ce triomphe lui fût douloureux.

CHAPITRE

IX


SI,  de  nécessité, il arrivait à Robert de calculer, jamais il ne s’arrêtait à réfléchir. Son esprit n’était point de ceux pour qui toute situation prête à l’analyse, tout souvenir au ressassement. Qui préfèrent le chemin stérile de la contemplation à celui de l’action. Le goût ne lui venait jamais de ruminer ses pensées, de démonter ses gestes accomplis pour en scruter le mécanisme, de figurer ses gestes prochains pour spéculer sur l’infini de leurs conséquences possibles. Il n’avait que peu d’imagination et ses réactions étaient positives, simples, automatiques.

Pourtant, comme tous les humains il tendait vers le bonheur ; vers un bonheur qu’il n’eût pu définir, même s’il en tenait l’existence pour infailliblement assurée. Bien mieux, il croyait, il savait, et de science certaine, devoir y atteindre tôt ou tard. Or jusque-là ce fruit de Tantale s’était obstinément écarté chaque fois qu’il l’avait cru à portée de sa main impatiente, à la merci d’un ultime effort.

Enfant, il lui avait paru que le sommet de sa vie serait l’âge magnifique de vingt ans. Cela lui semblait l’époque de la plénitude : plénitude du corps mûri, plénitude de l’esprit aiguisé, bref, plénitude du destin d’homme. Après quoi il deviendrait vieux, vieux comme ceux de trente ans. Pour enfin plus tard, après des éternités, être atteint par la décrépitude des plus de quarante. Seuls échappaient à la règle et n’avaient point d’âge perceptible ceux de son entourage immédiat : son père, sa mère, monsieur le curé, monsieur Lacerte.

Puis, vingt ans était arrivé. Il s’en fallait encore de dix ans au moins qu’il eût atteint son but et réalisé sa vie. Employé de banque, c’est donc vers la trentaine qu’il serait enfin gérant, solidement établi, homme considérable en sa ville natale. Qui sait ? peut-être même marguillier ! Il serait marié, aurait déjà des enfants — au moins un garçon et une fille — maison à lui et un compte de banque dans les quatre chiffres. Deux fois l’an, il toucherait les coupons de ses titres de rente. Chaque matin, sur le coup de neuf heures, il pousserait la porte du bureau privé d’où il régirait les destinées financières du canton. Il serait aimable pour les employés, même pour le junior. La fin du jour le ramènerait chez lui, auprès de Georgette dont chaque fois que le désir l’en prendrait — et ce serait souvent — il pourrait faire à son plaisir.

Ses vingt ans étaient passés. La terre subitement avait tremblé sous ses pieds ; sur sa tête s’étaient écrasées les colonnes du ciel. Il avait vu des profondeurs de l’ombre sortir le spectre de ce père qu’il y avait enfoui, tandis que sa mère déjà morte au jour mourait doublement à sa tendresse. Tout un passé chéri avait été emporté par le vent cruel.

Après la césure, quand de l’abîme il fut sorti durci et méconnaissable, Robert M. Garneau s’était donné jusqu’à quarante-cinq ans pour devenir un puissant et un maître. L’usine avait été son premier instrument.

Quarante et un ans. Il avait aujourd’hui quarante et un ans. Un âge qui vu de l’enfance lui avait paru la vieillesse même. Il se sentait pourtant plus ferme que jamais. Tout jusqu’ici, lui semblait-il, n’avait été qu’un entraînement pour le combat qu’il espérait toujours. Il ne se trouvait point vieux ; bien des années encore l’attendaient. La vieillesse, c’était soixante, soixante-dix. Même pas, si l’on avait la santé. Pourtant, lorsque instinctivement il faisait un retour sur le temps révolu, il se sentait pris d’impatience. Cela ne tardait-il pas vraiment de façon exagérée ? Le chemin qu’il avait couvert jusque-là avait été long, pénible, fait pour décourager un homme moins tenace ; pour le pousser à s’arrêter au revers de la route et à attendre que soient passées la chaleur et la fatigue, indéfiniment. Le chemin qu’il voyait encore devant ses pas semblait bref ; mais il restait ardu. La crise des affaires entraînée par le krach n’allait-elle pas le rendre plus difficile ? À moins que n’agît une sorte de sélection naturelle qui ne laisserait que les durs, les durs comme lui.

S’il mettait en balance ses efforts et leur résultat, il était déçu de ne point voir encore les plateaux s’équilibrer. À peine celui du succès avait-il commencé de bouger, hésitant. Voilà ce qu’il ne comprenait point. Il avait pourtant la certitude d’avoir correctement posé les données et cherché dans la bonne direction la solution du problème. Pour être heureux : faire fortune. Pour faire fortune : être fort. Ce qui se ramenait à l’équation : pour être heureux, être dur. Raisonnement pour lui d’une inattaquable logique. Comment alors expliquer que le bonheur lui échappât ? Que sa soif de vengeance contre un sort inique ne fût point apaisée ? Que dans l’ombre de la fosse, les fantômes par trop reconnaissables errassent encore presque librement, quelqu’effort qu’il fît pour les exorciser ?

Sans doute sa chance à lui n’était-elle pas encore venue. Elle viendrait. Fatalement. En attendant, il avait pour seule consolation, pour seul encouragement de compter les faibles tombés en route.

À l’usine, ruiné d’argent et d’espérance, Marius Chênevert se faisait tout petit, servile, depuis l’écroulement de son château de papier. Terrifié à l’idée de perdre sa situation, il ne répondait plus que par des « Oui ! monsieur Garneau ! », « Certainement ! monsieur Garneau ! », « Comme vous avez raison ! monsieur Garneau ! ». Si le patron allait lancer quelque plaisanterie, il riait avant qu’elle ne fût née. Il tolérait même que Lareboulière, J’Êdouard, pour le punir de ses mois de gloire l’interpellât par son prénom. Une diminution de salaire ne l’avait pas fait protester. Garneau en avait des haut-le-cœur. Il eût préféré son gérant tel qu’il était naguère : le verbe haut, les pouces dans les bretelles, les pieds sur son pupitre.

Un autre :

Ayant tout perdu, situation, honneur et fortune, ayant vendu à pleins coffres des émissions sans gage, Ludger Constantineau n’avait dû qu’à ses relations politiques de n’aller pas rejoindre, derrière les barreaux, une demi-douzaine de boursicotiers, placiers en mines d’or qui n’avaient été que mines de vent. Quant à Longwood Lessard, roi du maïs et baron du blé dont il n’avait jamais vu un épi ni un grain, il avait disparu. On le disait à la campagne, en pleine crise mentale. Combien d’autres !

— Sais-tu, Hortense, qui est venu me demander de l’ouvrage, ce matin ? N’importe quoi !

— Non. Qui ça ?

— Durand-Lapointe.

— Pas possible !… Tu ne veux pas dire Lacoste Durand-Lapointe.

Sa voix s’était faite compatissante. Non qu’il fût de leurs intimes. « Lack », comme l’appelaient ses familiers, naviguait généralement en de plus hautes sphères, parmi les grands importateurs de charbon, les grossistes, les administrateurs de compagnies, par delà même les ministres et les juges. Il était né rue Dorchester-ouest, dans un de ces vastes hôtels particuliers que la suie des locomotives a désormais défigurés. Il était fils de l’honorable Émery Lapointe dit Durand-Lapointe, lui-même issu d’un charretier de Bécancour, et venu à Montréal à seize ans, pieds nus, à peu près illettré. Brassant dans sa marmite contrats, politique, finance, fonds secrets et haut chantage, il en avait tiré onze directorats de compagnies, la présidence d’un quotidien, deux millions, un siège au sénat et une réputation d’imbattable crapule. Ses funérailles, avec absoute par Monseigneur l’archevêque, avaient été triomphales. C’est sa fortune que s’étaient divisée ses onze enfants, dont Lacoste. Celui-ci, aviateur de chasse en ’17, était revenu avec à son crédit huit avions allemands, plus murmurait-on, un zeppelin attribué injustement à un as britannique. Six fois décoré, choyé, fêté, il n’avait eu qu’à choisir parmi les héritières. Il avait épousé Corinne Lamothe, dont le père, dans l’agrandissement de Montréal, avait débité sa ferme potagère en tranches de cinq mille dollars à l’arpent. Cela avait joint deux fortunes. Il n’en restait rien.

— Pas Lacoste Durand-Lapointe ! répétait Hortense, consternée.

— Oui… oui. Lacoste Durand-Lapointe.

La voix de Robert, elle, était brutale comme un projecteur sur un cadavre. Ce qui, pour sa femme, était une défaite quasi personnelle, l’émiettement d’une idole symbolique de ce monde auquel elle aspirait, était pour Robert une image agréable. La chute de l’autre le consolait de n’avoir point encore réussi à monter jusque-là. Car cela se résolvait quand même par un échelon de moins entre « eux » et lui.

— Il y a aussi Lafontaine.

— Lui aussi ? Cela me surprend moins. Qu’est-ce qu’il devient ?

— Il se cherche une place au gouvernement. Je me demande ce que devient sa femme. Cette pauvre Jeanne !

Le ménage Lafontaine en était arrivé à sa crise finale ; cela s’était terminé par une séparation, de longtemps imminente.

— Comment ! tu ne sais pas ? L’autre jour Aline s’est trouvée nez à nez avec « cette pauvre Jeanne » Lafontaine, comme tu dis.

— Où ça ?

— Je te le donne en mille !… Dans le lobby de l’hôtel Mont-Royal, faisant les touristes américains !

Ruiné comme les autres, ou plus exactement — car il n’avait jamais vécu que d’expédients — laissé à sec par l’appauvrissement de ses amis, Gaspard Lafontaine avait dû quitter sa maison, remettre son auto impayée et se réfugier chez ses vieux parents. Sa femme ne l’avait point suivi dans sa déchéance. Elle n’oubliait pas que dans la vie joyeuse de son mari elle n’avait guère compté.

Tant qu’elle avait cherché un introuvable travail, sa vie était restée aussi plate et familiale que l’on pouvait attendre de Jeanne Lafontaine. Puis on l’avait vu se transformer subitement. Cela avait été brusque et imprévu comme une fusée. Elle qui s’habillait mal, ignorait les artifices du coiffeur, gardait ses ongles nature et détestait boire, elle s’était contre toute vraisemblance mise à afficher des robes voyantes, un maquillage de théâtre, des cheveux flamboyants. Peut-être depuis toujours aspirait-elle à une vie fébrile et licencieuse ; et, surtout, à une vie personnelle où tout brillant et toute joie fussent pour elle. Si bien que devenue par artifice d’une joliesse vulgaire, elle avait pris logement et faisait la paire avec une poule de nuit : une drôle de créature qu’elle avait vaguement connue pendant son enfance dans les champs suburbains de la Pointe-aux-Trembles où cette petite traînait le nom invraisemblable de Dalvina Rompette. Cela était devenu Dalma Rumpert, nom de guerre dont son oreille aimait la sonorité vaguement anglaise. Désormais inséparables, elles couraient toutes deux ouvertement les halls d’hôtels et même, car le gibier se faisait rare, les gares de chemins de fer et la rue Windsor. Un de ces jours prochains on les verrait sur le banc de la Correctionnelle, coude à coude avec les pensionnaires de maisons closes mâchant de la gomme et avec les marchands de cocaïne.

— Ça ! par exemple, dit Robert étonné, ça bat quatre as !

— Est-ce que c’est pas terrible ! compléta Hortense.

Elle en voulait à Jeanne Lafontaine de rabaisser ainsi le sexe auquel toutes deux appartenaient. Elle se sentait encore plus diminuée du fait qu’une de ses intimes fût tombée si bas. Et, dure aux femmes comme toutes les femmes, elle ne lui pardonnait point mais la lapidait en esprit.

Avec tout cela, le cercle de leurs amis s’était modifié ; ou, plus justement, avait été modifié par les événements et surtout les changements de fortune qui avaient atteint les uns et les autres. Comme il ne s’agissait en aucun cas de vieilles amitiés, de connaissances datant de toujours, l’évolution s’était faite sans heurts. Parce que l’on ne fréquentait plus les mêmes endroits, on ne se voyait plus que rarement. Le bonjour de Robert était inchangé. Hortense embrassait l’amie retrouvée avec pareille effusion ; et la quittait avec le même :

« Ça n’a pas de bon sens ! Il y a des mois qu’on ne s’est pas vues. Téléphone-moi, sans faute, ces jours-ci ! »

Mais les semaines passeraient sans que l’on s’appelât au téléphone. Et l’on n’était pas dehors que madame Garneau disait :

— Cette pauvre Éva ! As-tu vu comme elle était attifée !

Le changement de milieu avait été facile aux Garneau. Ils n’avaient point perdu au change. Leur situation restant solide parmi tant de ruines, ils se trouvaient montés d’un cran. Si bien qu’Hortense ne restait fidèle à peu près qu’à la seule Mary Harrison. Encore les rencontres se faisaient-elles plus espacées. Quant à Robert, il ne gardait de rapports un peu suivis, et que l’on pût appeler amicaux vraiment, qu’avec Hermas Lafrenière.

Il était rare que ce dernier, lors de ses passages à Montréal, ne déjeunât ou ne vînt passer une demi-heure avec son condisciple de Louiseville. Habitant toujours les régions neuves de l’Abitibi, gagnant sa vie dans Amos à tenir auberge et à vendre de la bière, l’ancien garagiste persistait à guetter la fortune pour la prendre au collet, et à porter des complets à larges carreaux de couleur. Mais la fortune semblait jouer à cache-cache avec lui. Les complets étaient trop voyants maintenant qu’ils étaient moins neufs. Lafrenière n’en restait pas moins joyeux, sûr que demain ce serait enfin la richesse.

Ces rencontres ne déplaisaient pas à Robert. Par une entente tacite, on ne parlait jamais de Louiseville et du passé. Plusieurs fois cependant, par mégarde, certaines questions avaient failli échapper à Robert. Il les avait retenues à temps. Enfin, bien que Hortense trouvât Marie-Claire peu huppée, on avait fait quelques sorties à quatre. En tout cas, Robert ne pouvait s’empêcher d’être stimulé par l’optimisme indéfectible d’Hermas à qui même la crise avait été une cause d’espoir :

— Bon ! Extra ! Quand les gens auront fini de mettre leur argent dans les industries et dans les vieilles affaires, les mines deviendront quelque chose. Et puis, on va avoir des ouvriers à des salaires raisonnables. Comme ça, on va pouvoir développer les prospects sérieux.

Pendant ce temps, madame Lafrenière (comme disait son mari), questionnait Hortense sur la vie à Montréal et sur les grandes ventes du lendemain chez Morgan et chez Simpson. Marie-Claire était maintenant une boulotte dont les cheveux avaient terni pour devenir d’un roux grisâtre au-dessus de ses joues gauchement fardées.

Hermas, magnanime, ne désespérait pas de faire un jour la fortune de son compatriote. Encore la semaine d’avant :

— Tu sais, cette fois-là, je l’ai !

— Quoi donc ?

— Une mine… Une vraie !

Dans le Cercle désert, les mornes garçons, serviette sous le bras sommeillaient le dos au mur, Hermas rapprochait sa chaise et par-dessus l’épaule regardait si personne ne l’espionnait. Puis à voix basse, le doigt mystérieusement levé :

Beaudry Gold ! La Beaudry Gold.

De sa poche il tirait la main qu’il y avait subrepticement plongée. Dans le creux se cachait un petit éclat de pierre où, en se penchant, Garneau pouvait distinguer quelques étincelles jaunes.

— Vingt piastres et demie à la tonne, mon vieux. Hein ! Si tu en veux, je peux peut-être t’en laisser avoir un petit paquet d’actions, à onze cennes. Dans un mois, ça sera trente cennes au moins et dans deux ans… Oh boy !

Il levait les yeux très haut, plus haut, plus haut encore, pour tenter d’apercevoir la Beaudry Gold au pinacle qu’elle aurait atteint dans deux ans.

Hermas s’en frottait doucement les mains comme si ce fut là chose faite, comme s’il fut déjà directeur de cette nouvelle mine qui n’était encore qu’un coin de forêt rocheuse, hérissée de pins et de bouleaux nains, où l’on avait creusé une vague tranchée de cinq pieds par deux cents. En attendant toutefois, et comme il était philosophe, il avait tapissé les murs de son bureau, à l’hôtel, avec les titres multicolores de ses mines défuntes : la St John Gold, la Harricanaw Reserve, la Gallarty, la Lac-Fret Explorar tion, quelques autres. Et à la place d’honneur, au-dessus du coffre-fort, la Royal-Roussillon.

Robert souriait des offres généreuses et enthousiastes de son ami. Il l’eût voulu qu’il lui eût été fort difficile de tenter la chance de conserve avec lui. Car il n’avait point d’argent disponible. À l’usine, les commandes se faisaient de plus en plus difficiles à obtenir. Les clients, eux-mêmes serrés, exigeaient des conditions inacceptables, des crédits sans terme pour, souvent, faire faillite. Garneau avait commencé par couper les salaires ; puis il avait renvoyé du monde.

Le personnel du bureau ayant été réduit à l’indispensable, il apportait le soir, chez lui, des liasses de papiers. Il travaillait ainsi sans désemparer. À peine s’il avait le temps de jeter sur les journaux un regard en diagonale. À quoi bon, d’ailleurs : il n’y avait de nouvelles que mauvaises.

Un léger serrement de cœur lui venait en entrant le matin à l’usine, dans la partie affectée à l’administration. La peinture pelait aux murs et le linoléum du hall était crevé en deux endroits. Il se rappelait l’époque déjà lointaine où il était venu en ce lieu pour y commencer sa carrière. On voyait alors dans le grand bureau attenant à son cabinet vingt pupitres jumelés garni chacun d’une machine et d’une dactylo. Il songeait avec nostalgie à la musique crépitante de cet orchestre industriel dont il avait été d’abord le répétiteur puis le chef. De vingt, l’on était depuis longtemps descendu à huit. Puis à quatre. Depuis un mois, elles n’étaient plus que deux.

Néanmoins, Robert ne se décourageait pas. On avait assurément touché le fond de cette dépression catastrophique. Sur ce point tous les experts étaient d’accord. Les affaires désormais assainies, purgées, ce serait bientôt la reprise. Il suffisait de patienter et de tenir. Grâce aux coupures qu’il avait faites dans les dépenses et surtout parce qu’il avait eu la sagesse de ne pousser la production que des articles depuis longtemps connus, l’usine se maintenait.

La vie des Garneau n’était point difficile. Certes, il fallait être prudent ; mais le prix des choses s’était affaissé. Enfin, dès le début du krach, Robert avait acquis à bon compte cette nouvelle maison à laquelle Hortense avait si longtemps aspiré. Ils avaient ainsi quitté le logement de l’avenue Dollard qui avait succédé à l’appartement de la rue Bernard. Malgré tout, l’ascension continuait.

Leur nouveau logis était — enfin ! — un cottage rue Pratt, dans un quartier tout neuf d’Outremont. Des fenêtres, on avait immédiatement sous les yeux la gare de triage du Pacifique Canadien. Par delà, c’était la ville adjacente de Mont-Royal avec ses larges avenues et ses pelouses ; puis plus loin, l’île Jésus. Tout au fond, la ligne bleue onduleuse des Laurentides.

Pour satisfaire le goût de ses clients, et sans doute le sien propre, l’architecte avait fait les murs de style normand à charpente visible. La nouvelle prétention était d’ailleurs d’imiter la pauvreté mais avec luxe dans la masse et les matériaux. Il y avait des cottages anglais, à fenêtres si basses que la lumière du midi y pénétrait à peine ; des villas italiennes, stupéfaites de se trouver parmi les neiges de l’hiver canadien ; des missions californiennes aux arcades inutilisables. Il y avait même quelque part une mosquée miniature.

Mais le confort réel des intérieurs rachetait le ridicule des dehors. Chez les Garneau, on comptait quatre chambres à coucher aux murs pastel et aux boiseries légères que le soleil baignait largement. Salle de bains à chaque étage. Cuisine modèle, ivoire, à parements rouge-corail, qu’Hortense montrait à ses amies avec une fausse négligence. Une salle à manger aux carreaux plombés. Enfin, au sous-sol, un grand fumoir aux boiseries de « vrai chêne », éclairé par une suspension en fer-forgé dont les six lampes simulaient des bougies et où de lourds fauteuils de cuir fauve faisaient cercle autour de la cheminée. Une vraie cheminée, une cheminée chauffante, un « feu de foyer que l’on peut allumer » précisait Robert ; (bien que la seule fois qu’on l’eût tenté, la maison avait été enfumée durant deux jours) ; et non comme avenue Dollard, une niche dans le mur avec des chenets en toc et des blocs de verre derrière lesquels brûlait une lampe électrique à feu rouge.

Heureuse de sa nouvelle installation, Hortense en avait profité pour renouveler tentures et tapis. Elle y avait dépensé une bonne partie du bien personnel qui lui venait de son père. Courant les ventes aux enchères, elle avait rapporté les dépouilles de quelques nouveaux pauvres.

— Comment aimez-vous ce tapis, ma chère ? Pensez-vous qu’il est beau ! Vous savez, c’était le tapis de salon chez les Herman Côté. Oui, oui ! dans leur grande maison du Westmount Boulevard. C’est un vrai tapis de Turquie, vous savez.

Grâce aux huissiers et aux commissaires-priseurs, elle avait ainsi connu les intérieurs luxueux des gens de la haute. Cela lui permettait de dire, à propos :

— Tiens vous avez là un beau radio-combiné. Où il y en avait un beau, c’était chez les Rancourt.

Mais elle s’abstenait de préciser dans quelles circonstances elle avait enfin pu connaître le mobilier des Rancourt. D’ailleurs les Garneau eux-mêmes commençaient à être reçus chez des gens d’assez bon ton. L’élite, ceux dont la fortune datait de deux générations, ne les connaissait pas encore ; mais cela viendrait. Madame Garneau avait été invitée à « jouer le bridge » chez madame John Galarneau, sur le Belvedere Road.

Sa santé, qui laissait à désirer, limitait les sorties d’Hortense. Les expéditions dans les grands bazars lui étaient un peu pénibles. Le plus souvent elle achetait par téléphone, réservant ses forces pour les thés et les soirées où elle voulait être vue et qui flattaient sa petite vanité. Mary Harrison, qu’elle voyait de plus en plus rarement — elle habitait si loin, et le tramway 96, plein de Juifs, sentait tellement l’ail ! — avait vainement tenté de l’entraîner une seconde fois au Salon du Printemps qui venait de s’ouvrir à la Galerie des Arts. Bien que cela fût chic, Hortense avait prétexté ses pieds sensibles. Mais elle avait avoué à son mari l’ennui que lui inspirait « la peinture moderne », qui pour elle datait de 1900. Suzor-Côté lui faisait l’effet d’un futuriste. D’autre part elle montrait à tout venant les deux Icart qu’elle avait acquis dans une liquidation ; c’était là pour elle le sommet de l’art.

CHAPITRE

X


– ROBERT !… Robert !…

Garneau, enfoncé dans son fauteuil favori près de la cheminée, le nez dans le journal, ne répondait point à sa femme qui l’appelait du haut de l’escalier. Comment eût-il entendu ? Le poste de TSF vomissait un jet de musique saccadée interrompu toutes les trois minutes par la voix glaireuse de l’annonceur qui exposait les mérites du tonique Bon-Sang ou ceux du savon Velvet « à la mousse incomparable, douce comme la peau d’une jeune fille et fraîche comme la brise de mai ».

Par miracle, il y eut un quart d’instant de silence.

— Robert !

— Oui !… Qu’est-ce que c’est ?… Lionel ! veux-tu me fermer cette machine-là !

— Fermer quoi ?

Le radio ! Seigneur !

Le souper à peine fini quelqu’un, d’un coup de doigt en passant, avait machinalement ouvert l’appareil. L’on vivait noyé dans ce bruit incessant, monotone, que les jeunes ne semblaient point entendre, qui pourtant leur était nécessaire et imperceptible comme l’air ; c’est quand ce bourdon se taisait qu’ils devenaient subitement conscients d’un silence pour eux intolérable.

Lionel ne broncha point. Jocelyne, étendue par terre, les coudes dans la peau d’ours, la tête dans un livre, étendit le bras et coupa. Aussitôt on entendit, comme un écho, la même musique qui par la fenêtre ouverte venait de la maison d’en face, des maisons voisines, de tout le quartier et, semblait-il, de toute la ville unanime.

— Robert ! Voyons ! Nous allons être en retard. Tu n’es pas encore habillé.

— Habillé ? Bien sûr que je suis habillé. Je n’ai ôté que mes chaussures. Hortense eut un soupir d’impatience :

— Tu sais bien ce que je veux dire. Te changer. Mettre ton tuxedo.

— Mon tuxedo ? Pourquoi faire ?

— Mon Dieu ! tu le sais bien. Ça fait une semaine que nous sommes engagés chez les Galarneau !

— Les Galarneau ! Pourquoi faire ? Je ne vais pas chez les Galarneau. Tu peux y aller si tu veux.

Chaque fois c’était la même comédie.

Néanmoins, monté dans la chambre, il commença d’enlever son veston et tira de la penderie son costume du soir. Pendant ce temps, assise à la coiffeuse, Hortense donnait un coup de crayon à la raie de ses cheveux dont la racine montrait une touche grise sous la teinture.

— Veux-tu bien me dire, Hortense !… Cette affaire de se changer au lieu d’aller veiller en costume ordinaire !

Veiller ! Ce n’est pas une veillée. Tu oublies que c’est chez les Galarneau que nous sommes invités. C’est une grande… c’est une grande…

La voix d’Hortense fléchit subitement. Levant les yeux, Robert aperçut sa femme qui s’appuyait au meuble. Même sous la poudre et le rouge, il vit la peau qui s’était faite cendreuse ; et les yeux agrandis, battant curieusement.

— Qu’est-ce que tu as encore ?

— Je ne sais pas. Je me sens drôle,… faible. Ça va passer.

Il y vit un espoir.

— Si tu veux, je vais téléphoner aux Galarneau que tu n’es pas bien ; et nous allons rester ici.

Mais elle, faisant un effort pour se mettre debout :

— Tu n’y penses pas… Chez les Galarneau !

Puis subitement, elle se laissa glisser. Sa tête en frappant le tapis fit un bruit curieux, à la fois dur et feutré.

Saisi, Garneau appela les enfants et porta Hortense au lit. Jocelyne mettait à sa mère un sac d’eau chaude aux pieds et une serviette froide sur le front. Au téléphone, Robert appelait successivement quatre médecins dont, en ce samedi soir, aucun n’était chez lui.

Revenue à elle-même Hortense avait murmuré quelque chose à sa fille.

— Veux-tu sortir un instant, papa…

Après un quart d’heure un cinquième médecin arriva enfin. C’était le praticien de quartier, celui qui soignait la bonne. Un petit homme blond, au crâne où ne moussait plus qu’une fade peluche comme de la moisissure sur une pierre. Il parlait les yeux bas, hésitant, apparemment sans confiance aucune en ses propres moyens.

— Vous pouvez… lui mettre un sac de glace sur le ventre.

— Ah ! je lui ai mis un sac d’eau chaude. Le docteur LeMay d’habitude…

— Le docteur LeMay ! Ah bon ! Ah bon ! De la chaleur, oui, excellent, très bien. Au fond de la glace, de la chaleur… c’est la même chose… Et… une légère purgation. C’est ça. Oui, une purgation. Je vais passer à la pharmacie.

Une heure plus tard, le docteur LeMay, finalement rejoint, n’hésita pas un instant.

— Grave ! C’est grave ! Mais une intervention d’urgence devrait la sauver. C’est une hémorragie interne. Un cas rare. Heureusement, vous m’avez atteint. J’appelle l’ambulance et l’hôpital.

— Ah ! Je vous accompagne.

— Non. Restez plutôt ici. Je vous appellerai dès que ce sera fini. Prévenez les enfants… On ne sait jamais, bien que…

Le lendemain, dimanche, Hortense allait un peu mieux. Mais elle avait encore des moments de demi-inconscience où son esprit s’égarait. Jocelyne ne quittait point sa mère et s’était fait installer un divan dans le minuscule boudoir attenant à la chambre d’hôpital. Robert y était venu à midi. Il y passerait dans la soirée, un peu troublé bien que sans tristesse réelle. Pourvu qu’elle se remît bientôt. Car il avait des affaires importantes à régler et un voyage à Québec dont il espérait beaucoup.

Le mardi, dans l’après-midi, l’état de la malade devint décidément alarmant. Bien qu’elle ne fût pas inconsciente, Hortense restait inerte dans son lit, les yeux vagues, la bouche entr’ouverte. Chaque respiration tendait les cordes de son cou maigre tandis que chaque pulsation donnait à la tête un petit mouvement saccadé presque ridicule. Puis elle sombra rapidement. Oubliant qu’avant-hier encore il était pleinement optimiste, le docteur LeMay mit Robert au courant du danger menaçant. Venu visiter la malade dès après le dîner, il prit le mari à part et l’entraîna dans le corridor où régnait une odeur mêlée, — œillet et désinfectant, — qui évoquait de façon mal opportune l’atmosphère des salons mortuaires.

— C’est le cœur qui m’inquiète, mon cher Garneau ; c’est le cœur. L’opération, elle, a été un succès. En tant que chirurgien, je ne puis qu’être satisfait. Mais… nous avons affaire à un mauvais terrain, plus mauvais que je n’aurais cru.

— Mais, est-ce qu’on ne pouvait pas… avant l’opération…

— Mon cher Garneau, la chirurgie est une science positive. Pour ce qui est de la médecine !… En tout cas, j’ai fait appeler mon confrère le docteur Bastien en consultation. Je souhaite simplement que la médecine réussisse aussi bien que la chirurgie.

LeMay savait passer la main à propos. De la sorte, il se trouvait toujours quelqu’un d’autre pour signer le certificat de décès.

Le professeur Bastien examina longuement la malade. Il lui ausculta méthodiquement la poitrine, le dos, le côté droit, le côté gauche. Il percuta la région du cœur d’un doigt magistral, à la façon d’un pianiste virtuose. Puis aux questions de Jocelyne et de son père il se contenta de répondre par une moue qui n’avait rien de rassurant et un mouvement de tête qui ne signifiait rien. Enfin il murmura :

— Il est bien tard, monsieur Garneau, bien tard. Enfin !… Sans plus attendre, je vais donner les ordres nécessaires et prescrire.

— Pensez-vous, docteur, qu’il y a encore des chances ?

— Patience et courage ! Courage et patience. Nous verrons demain… Garde ! Apportez le dossier et faites venir mon interne.

On installa près du lit une bonbonne d’oxygène et un goutte-à-goutte chargé de toniques cardiaques. L’interne passait toutes les heures, vérifiait le fonctionnement de l’appareil et la position de l’aiguille dans la veine. Puis il donnait une piqûre et, bien stylé par ses patrons, partait sans un mot.

Le mercredi midi, Robert ne put venir, retenu qu’il était à l’usine. Le soir, avec Jocelyne, il s’attarda auprès de sa femme. Les traits tirés par cinq nuits d’insomnie, la jeune fille allait et venait sans bruit. Tantôt elle humectait les lèvres ou les tempes de sa mère ; tantôt, simplement assise dans un fauteuil, elle tenait longuement dans la sienne la main aux ongles bleuissants qui pendait atone hors des draps. Prête, malgré sa fatigue, ses pieds brûlants, à se lever au moindre murmure. Pour Lionel, son père l’avait envoyé à la maison chercher un dossier qu’il voulait repasser pendant sa soirée de veille. Il tardait.

— Je ne sais ce que fait ton frère. Cela fait bien deux heures qu’il est parti avec l’auto.

À onze heures et demie, il n’avait pas encore reparu. Animée par l’oxygène, une touche de rose aux joues, Hortense semblait devoir sommeiller.

— Écoute, Jocelyne. Je pars pour la maison. D’ailleurs je ne veux pas me coucher trop tard ; j’ai une journée de chien, demain. Je vais prendre un taxi. Si… tu as besoin de moi, appelle-moi au téléphone.

— Bien, papa… Bonsoir.

Dans son désarroi, elle eût voulu se serrer un moment contre lui, sentir autour de son cou les bras paternels et appuyer son chagrin trop lourd sur cette forte poitrine d’homme. Mais pas plus que d’habitude il n’eut de geste vers elle. Il sortit de la chambre.

Dans le corridor déjà vidé par la nuit prématurée de l’hôpital, les derniers visiteurs partaient en sourdine, glissant sur la pointe des pieds après un « Bonne nuit » chuchoté. On avait éteint les plafonniers. Il ne restait plus que, de loin en loin, quelques lampes basses à ras de plancher. Près de chaque porte les vases de fleurs, posés par terre hors de la chambre pour la nuit, faisaient un chapelet de taches violentes.

Près du poste, une religieuse parlait à une infirmière dont les mains tenaient une seringue, l’aiguille plantée dans une boule d’ouate. Passant près d’elle, Garneau perçut l’odeur piquante et propre de l’éther. Puis sortit d’une chambre latérale une civière poussée par un infirmier. Sans doute un malade que l’on montait d’urgence à la salle d’opération. Machinalement, il chercha à voir le visage. Alors il se rendit compte que le drap avait été tiré jusqu’en haut et couvrait la tête. Malgré lui, un frisson désagréable lui serra les épaules. Et ce fut un reconfort que de pénétrer dans l’ascenseur peint de frais, brillamment éclairé, où un heureux père disait sa joie au préposé indifférent.

Sur le pavé noir de l’avenue des Pins, la pluie ruisselait en longues traînées que les lampes des devantures et les affiches panachaient de rouge et de bleu, les phares des autos et les réverbères, d’un blanc aveuglant. Il eut quelque peine à trouver un taxi. Quand il s’y fut engouffré, il se détendit avec soulagement sur la banquette grasse. On monta l’avenue qui coupe le parc Mance, vaste et vide. Allumée là-haut dans le ciel barbouillé de pluie, la croix du Mont-Royal faisait une tache jaunâtre et méphitique. Garneau n’en respirait pas moins à larges bouffées conscientes l’air nocturne chargé d’humidité à quoi se mêlait l’odeur poisseuse du taxi. Après celui de l’hôpital, lourd d’iodoforme et de miasmes morbides, cet air lui semblait par comparaison pur et vivifiant.

Le trouble qu’il avait ressenti tout à l’heure s’était aboli maintenant qu’il n’avait plus sous les yeux le visage flasque et hâve d’Hortense, avec ses lèvres croûteuses et ses yeux dont les paupières entr’ouvertes ne laissaient voir que le blanc. Tout cela, qui était pourtant si prochain, lui devenait irréel sans l’irrécusable témoignage de ses sens. Il n’était plus vrai que sa femme fût à l’hôpital ; que la mort la guettât, menaçante ; que bientôt peut-être ce serait pour lui, après dix-sept ans de vie commune, cet état anormal : le veuvage. Ce qu’il ne voyait plus avait par là même cessé d’exister. En ce moment, il lui semblait rentrer chez lui pour y retrouver la vie quotidienne : Hortense accrochée au téléphone, Jocelyne couchée sur la peau d’ours près de la cheminée et Lionel cherchant sournoisement à escamoter l’heure de l’étude. Il se sentait soulagé, presque content. Tout à l’heure encore il avait senti là-bas une étrange crispation dans la poitrine, un serrement dans la gorge, un tremblement dans les mollets ; et, tout au fond, une infiltration de tendresse qui sourdant d’invisibles fissures lénifiait son cœur réfractaire. Avant qu’il eût le temps de se reprendre, il s’était penché et avait embrassé les cheveux doux sur la tempe d’Hortense.

Au coin de l’avenue Van Horne, deux voitures glissant sur le pavé venaient de s’emboutir. Les chauffeurs s’injuriaient sous la bruine tandis que, placide, un agent motocycliste dressait procès-verbal. Cet incident rappela, à l’esprit de Garneau, Lionel et son retard. Peut-être avait-il eu, lui aussi, un accident ? Rien d’étonnant. Malgré tous les avertissements, les menaces de retrait de permis, les amendes, les accrochages, son fils conduisait avec une folle témérité, jouant en pleine ville au chauffeur de course qu’il avait ouvertement l’ambition de devenir.

— Voilà, monsieur…

Le chauffeur attendait, une fois relevé le pavillon du compteur. Par une habitude dont il ne s’était jamais défait, Robert se pencha pour vérifier le montant.

— C’est soixante-cinq sous, monsieur.

Il tendit un billet de deux dollars. L’homme à casquette lui rendit un dollar puis se mit à fouiller ses poches l’une après l’autre longuement, pour n’en tirer la monnaie que lorsqu’il vit son client décidé à ne point la lui abandonner.

Se tournant vers la maison, Robert eut le temps de voir s’éteindre une fenêtre à l’étage. Une voiture, la sienne, attendait le long du trottoir. Il monta les quatre marches du perron, tira sa clé puis poussa la porte.

Du vestibule, un long corridor s’ouvrait en enfilade et aboutissait à la cuisine. En entrant, Robert vit distinctement deux ombres passer dans la profondeur. L’instant d’après, une porte se refermait avec une brusquerie contenue. Puis Lionel, sortant de l’ombre, s’en vint vers son père. Il était tout rouge, avec des yeux bizarres, à la fois hypocrites et méchants, et dans son vêtement un désordre trop précis qui le trahissait sans qu’il le sût. Sortant sur le perron, le père put apercevoir la silhouette d’une femme se glisser le long de la haute clôture.

Il rentra vers Lionel dont il devinait l’attente inquiète… Mais non ! Au lieu d’un enfant penaud et gêné, il trouva un homme aux épaules bandées pour le choc, la tête haute et qui, les boutons maintenant correctement attachés, s’était installé sur le divan après avoir mis sur le phono un air de blues.

— Lionel !

La dureté dans la voix de son père mit une lueur d’inquiétude dans les yeux du fils. Mais il n’en continua pas moins de crâner.

— Oui, p’pa.

— Arrête-moi ça !

— Quoi donc, p’pa ?

Mais sans attendre, Garneau avait soulevé le couvercle de l’appareil et d’un geste fracassait le disque sur le parquet.

— Veux-tu m’expliquer… Qui ?… Comment peux-tu… pendant que ta mère.

— Ben quoi ?

— Je commence à en avoir assez !

À ce moment, catégorique, retentit la sonnerie du téléphone. Lionel sortit posément dans le corridor et prit l’acoustique.

— Allô ?… Allô !… Oui… Qui ?… Je ne comprends pas… Ah ! c’est toi, Josse. Mais qu’est-ce que tu as… Ah… Une minute.

Mais déjà Robert avait saisi l’appareil.

À travers les sanglots, il entendit la voix de Jocelyne. Hortense venait de mourir.

* * *

Les semaines qui suivirent furent difficiles pour Robert Garneau Non qu’il eût été fort attaché à sa femme. Mais la vie côte-à-côte, avec sa division logique du travail familial, était devenue une facile habitude, une routine confortable où rien n’accrochait ; il y avait longtemps que le mécanisme était rodé. Tant qu’elle avait été là, il n’avait pu se rendre compte de l’utilité d’Hortense et de la place qu’elle occupait non point tant dans son esprit que dans sa vie. Par elle nombre de problèmes petits et quotidiens étaient arrêtés et résolus sans même qu’il en prît jamais connaissance. Tandis que se révélaient maintenant les cent soucis qui chaque jour assaillent la maîtresse de maison : domestiques, fournisseurs, enfants, ménage, achats, prévisions. Cela venait s’ajouter à sa part qui était le travail de l’usine.

Ils avaient heureusement une bonne de confiance qui les avait suivis dans le déménagement. C’était une Gaspésienne solide, haute en couleurs, qui n’entendait rien à la cuisine mais qui passait la journée torchon en main, à la poursuite de trois grains de poussière. Cette Marie-Ange avait pour parler à chacun des membres de la famille un ton différent. À Lionel, qui ne l’intimidait point, elle parlait fort et sec. Après avoir essayé de la gagner par menaces d’abord, puis par de menus cadeaux — qu’elle avait d’ailleurs refusés, — il avait fini par se rendre. Elle était la seule personne qu’il craignît. Pour Robert elle s’exprimait d’une voix froide, nette, qui ne voilait point le peu de cas qu’elle en faisait pour tout ce qui était régie domestique. À Hortense elle parlait sans douceur mais avec le respect que demandait l’autorité et même avec une touche d’affection.

C’est à Jocelyne qu’elle réservait toute sa tendresse de femme sans mari et sans enfant. Elle prenait à son compte les petites gaucheries de « ma Lyne ».

— Il n’y a pas de jus d’oranges ce matin. Il n’y avait plus d’oranges, disait-elle à la table du déjeuner, en servant le gruau d’orge. Mais Jocelyne avait eu dans son lit le plein verre qu’elle aimait au réveil.

Après la mort d’Hortense, Jocelyne dut s’aliter quelques jours. Douce et sensible, elle sentait les larmes lui mouiller les yeux devant chaque objet qui lui rappelait sa mère. Celle-ci pourtant n’avait jamais été encline à la tendresse et aux gâteries. Mais le penchant naturel de Jocelyne était d’aimer. Et ce qu’elle pleurait c’était la perte de l’objet sur quoi elle avait fixé son amour. En le perdant, il lui semblait avoir tout perdu puisque ni son père, toujours froid et facilement dur, ni son frère, qu’elle n’eût su estimer et qu’elle eût détesté si un tel sentiment eût pu entrer en elle, ne pouvaient se prêter à sa dévotion. Elle avait mis la photo de la disparue dans une espèce de sanctuaire minuscule devant lequel elle s’agenouillait matin et soir pour ses prières. Et parfois dans le jour, elle y venait dire un chapelet sur le rosaire dont les grains avaient été faits des roses prises sur la tombe.


CHAPITRE

XI


CE  que  Robert, par le départ d’Hortense, connut encore, ce fut la protection dont la mère avait entouré son fila. Cela expliquait qu’il n’eût eu à intervenir que rarement, c’est-à-dire lorsque l’enfant avait outrepassé les bornes de l’insolence, poussé trop loin la paresse et l’indiscipline ou que le père, une fois de plus, devait payer les frasques du gamin. Tandis que désormais tout venait jusqu’à lui.

Jocelyne ne lui donnait point de souci. Elle suivait ses cours de l’Académie Sainte-Claire avec application. Ses succès étaient modérés comme son intelligence. Sa sensibilité, très grande, l’eût poussée vers une carrière artistique si une telle chose eût pu entrer dans la tête de ses parents et même dans la sienne. Pour l’instant, son goût se traduisait par la lecture dont elle abusait peut-être :

« Tu vas te brûler les yeux ! lui répétait alors sa mère » ;…
et aussi par le soin avec lequel elle arrangeait de façon imprévue un vase où elle avait mêlé marguerites et muflier sauvage ; mais surtout par sa passion pour la musique. Cela était entre son père et elle le sujet d’un désaccord qu’elle ne comprenait point. Elle restait toujours étonnée de la violence qu’il y apportait. Elle avait néanmoins fini par obtenir, pour son quinzième anniversaire, un petit appareil de TSF qui dans sa chambre lui permettait d’entendre les grands concerts, surtout ceux de Toscanini qui pour elle était un dieu.

Quant à Lionel, à dix-sept ans il dépassait son père de toute la tête. Il était grand et solide comme ceux de sa génération.

Robert lui-même devait lever les yeux pour parler à son fils. Celui-ci portait, à la mode américaine, des vêtements coûteux et négligés, le pantalon tirebouchonnant, les chaussettes de grosse laine aux couleurs crues sur des souliers informes, et des chandails à grands carreaux. Jamais de chapeau. Il avait l’orgueil de ses doigts jaunis par la nicotine et pour accentuer ces taches avait soin de tenir sa cigarette feu en bas.

Ses traits ne laissaient pas de rappeler ceux de son père. Tous deux avaient en commun le front plat, le menton agressif, le nez un peu globuleux du bout, des yeux brun clair qui semblaient foncer avec les sautes du temps et de leur humeur. Mais tandis que les lèvres du père étaient fines, bellement dessinées, celles du fils étaient lourdes et sans caractère. Lionel n’en avait pas moins une espèce de beauté dure que jamais n’avait eu Robert Michel Garneau. Cela lui valait auprès des jeunes filles un succès dont il affectait de ne faire aucun cas, ne se gênant point pour railler ouvertement Geneviève Lanteigne qui, plus âgée que lui, l’aimait avec soumission, et toutes celles qui se sentaient pour lui passion ou béguin. En fait, il les préférait vulgaires parce que plus faciles et moins encombrantes.

C’est pour racoler celles-là qu’il lui était arrivé maintes fois de prendre en cachette la voiture de son père. Quand il s’était fait pincer, Hortense devait intervenir pour le protéger :

— Écoute, Robert ! Si tu as des reproches à faire, c’est à moi. Je l’ai envoyé faire une commission chez Marthe Gaudet. Je ne t’ai pas averti parce que je pensais qu’il aurait le temps de revenir avant que tu aies eu besoin de l’auto.

— Mais il y a bien une heure que j’attends !

— Il est peut-être passé au garage. Tu lui as dit qu’il y avait quelque chose au moteur.

Lionel rentré, elle allait le trouver dans sa chambre où il s’était glissé :

— Voyons Lionel ! Pourquoi est-ce que tu ne m’avertis pas quand tu prends l’auto ? Chaque fois tu fâches ton père et tu me mets dans des transes.

— Ne te fatigue pas, m’man, je m’arrangerai bien. Mais pourquoi aussi papa ne m’achète-t-il pas un char à moi, comme Jack Galarneau ?

Il ne lui venait pas à l’idée qu’il y avait entre la fortune des Galarneau et celle de son père une énorme différence.

— Mais tu sais bien, mon Lionel, que ça n’est pas possible. Plus tard. Bientôt. Peut-être l’année prochaine.

Point du tout studieux, il avait depuis deux ans déjà quitté le collège Brébeuf après avoir de nouveau raté sa Versification qu’il venait de doubler. Les Pères l’avaient rendu à ses parents.

— Ça n’est pas très encourageant, lui avait reproché Garneau. Tu n’as pas honte ?

— Mais je t’assure que ça n’est pas ma faute, papa. C’est le Père qui m’a pris en grippe.

— Ça n’est tout de même pas pour ça que tu as bloqué tous tes examens encore cette année. Je voudrais bien avoir eu la chance de faire mon cours comme toi… Quand on voit ton ami Marcel Gauvreau qui a passé !

— C’est pas surprenant : il avait les questions d’avance.

De guerre lasse, Robert renonçait. Certes, il se fût glorifié d’un fils brillant et qui eût tenu la tête de sa classe. Mais ouvertement il s’en consolait, et inconsciemment il reprenait les arguments de son fils :

— Au fond, Lionel a raison. C’est un garçon pratique. C’est ce que j’aime chez lui. Voulez-vous me dire à quoi ça rime ces affaires de thèmes grecs et de vers latins, l’Histoire de France et la Rhétorique ! De la bouillie pour les chats. C’était bon il y a cent ans. Les Anglais s’en passent bien, eux. Et regardez-les réussir. Regardez les Américains !

Si Lionel eût voulu, Garneau l’eût peut-être envoyé au High School. Pour l’instant, il lui faisait prendre des cours privés pour le préparer à l’École des Hautes Études commerciales.

Ce dont il ne se doutait point, c’était que depuis plus d’un mois Lionel n’avait pas mis les pieds chez le répétiteur.

En fait, la seule chose qui intéressait Lionel, le seul travail qui ne lui fût point répugnant, le seul service qu’il n’était pas besoin de lui demander six fois, était de servir de chauffeur. Il avait la passion du volant et même de la mécanique. Peut-être, dirigé de ce côté eût-il fait Polytechnique ou à tout le moins l’École des Métiers. En attendant, et puisqu’il ne savait comment arriver à être pilote de course, il se fût contenté d’un simple taxi. Faute de l’auto qu’il n’aurait pas, ou de la motocyclette que son père hésitait à lui donner, il ne perdait pas une occasion de saisir le volant et de faire ronfler le moteur plein gaz.

Malheureusement, au grand regret de son fils, Garneau préférait le train à l’auto lorsque ses affaires l’appelaient à Québec, Toronto, Ottawa ou New-York.

Cette fois-ci pourtant, comme il ignorait combien de fonctionnaires il aurait à voir à Québec, le temps qu’il lui faudrait faire antichambre, celui que prendrait la discussion avec le sous-ministre ; comme d’autre part, il entendait rentrer chez lui le soir même, à contre-cœur il se décida pour l’auto.

Cette route Montréal-Québec, il y avait des années, des années, qu’il ne l’avait suivie. Peut-être, au fond, l’avait-il évitée avec une telle constance parce que, inévitablement, elle traversait Louiseville. Déjà, par le train il lui fallait stagner dix minutes en gare de son ancien village où l’on attendait le rapide « montant ». Il ne pouvait voir la maison de son père. Elle était à l’écart sur la route que coupait un passage à niveau juste avant le pont sonore qui sautait par-dessus les eaux lourdes de la rivière du Loup. D’ailleurs, de nouvelles constructions la cachaient à la vue du train. Ce que, pendant l’arrêt, il avait sous les yeux, c’était les maisons nouvelles construites entre la station devenue gare et le village transformé en petite ville, là où autrefois paissaient les vaches mélancoliques.

Tout le temps que durait l’arrêt, Robert était mal à l’aise. Tel que s’il eût été guetté par les choses et par les gens, les choses et les gens de jadis. Il suffisait d’une vieille grange pour faire revivre en lui les décors d’autrefois et pour peupler de fantômes la scène de son passé. Combien pourtant tout cela avait changé ! Il s’était tissé de l’église au « dépôt » un lien continu qui jadis n’existait point : une rue complète de part et d’autre, avec arbres, trottoirs et maisons. Des usines avaient surgi dans les champs où enfant il prenait ses ébats avec les autres garnements. La petite place de la gare était comme autrefois couverte de mâchefer ; mais au lieu de trois voitures avec les chevaux le nez dans leur musette, quinze taxis y faisaient des virages pressés.

D’un coup, il était quand même reporté à trente ans en arrière. C’est qu’il venait d’apercevoir, entre deux bâtiments de brique, la remise des Grosbois fraîchement passée à la chaux, comme chaque année depuis toujours ; et la maison camuse de la veuve Croteau, la mère de ce Basile surnommé « Gratte-cul ». Au lieu de la bonne vieille petite église avec son dos voûté et sa peau rocailleuse, dans le ciel, au-dessus des hauts ormes qui ombrageaient le parvis, se dressaient nouvellement les pointes en tôle brillante des flèches jumelées, dans l’entre-jambe desquelles un ange doré sonnait de la trompette. Mais une chose du moins demeurait inchangée : la station elle-même, avec son bâtiment semblable à toutes les stations du Pacifique Canadien échelonnées entre Halifax et Vancouver. Peinte de rouge sombre, un rouge marbré par les soleils, les pluies et la fumée grasse des locomotives. Et le nom sur chaque flanc, en larges lettres noires : louiseville. Sur les madriers du quai, les jeunes belles de l’endroit se promenaient rieuses, bras dessus bras dessous, comme autrefois Corinne Laganière et Josette Jodoin ; lorgnant en coulisse les passagers du wagon-salon, pouffant d’un rire sans naturel lorsque l’un d’eux avait fait un clin d’œil.

Le train partait avec une secousse brutale, une secousse qui chaque fois rappelait à Robert Garneau qu’en ce lieu même son père avait perdu pied et que son corps avait roulé sous les roues. Il croyait presque entendre craquer les os. À celui-là d’autres revenants venaient donner la main : père, mère et parrain réunis dans la mort et dans la haine, ceux-là qui, misérables eux-mêmes, l’avaient fait misérable à leur image.

Mais jamais jusqu’ici il n’était entré dans cette ville depuis le temps lointain de sa fuite. C’est pourquoi il ne pouvait imaginer les rues autrement que telles il les avaient jadis connues. Pour lui, elles étaient fixées dans le temps et dans une forme éternelles, semblables à ces photos passées où hommes et choses ont été arrêtés, gelés instantanément par le déclic. Semblables, ces rues, à celles qui penchaient les gouttières basses de leurs toits garnis d’une barbe de glaçons sur un enfant passant qui s’appelait Michel.

Maintenant qu’il avait décidé de faire en auto ce voyage, il en venait à Garneau une impatience mêlée de crainte. Il avait même rêvé qu’il passait seul, à pied, au milieu de la rue Principale tandis que, de chaque côté, immobiles et muets comme pour la Fête-Dieu, la foule des spectres sans visage formaient une double haie. Mais, en même temps, il n’y pouvait songer à l’avance sans cette attirance magique et inquiétante qui fait le voyageur toucher du pied la marge extrême du précipice et s’y pencher avidement.

— Va moins vite, Lionel.

Il ne reconnut point les abords du village devenu ville. D’ailleurs on n’y accédait plus par le chemin sinueux qui autrefois venait de Maskinongé et dont chacun des passages à niveau rappelait une tragédie. La nouvelle route était toute droite. Dès l’amorce de l’embranchement qui monte vers Sainte-Ursule, ce n’étaient que garages, débits, maisons à étage et aux longues galeries extérieures superposées. Où donc était la Petite Rivière du Loup ? Supprimée, apparemment. Disparue, comme la boutique de « Bébé » Legendre que remplaçait un poste d’essence en forme de chalet suisse. Mais non ! La voilà, la rivière, ou plutôt le ruisseau, plus maigre encore que ne la faisait son souvenir. Et canalisée, cimentée, encombrée de ferrailles et de vieux paniers, réduite à l’état d’égout où pourrissent des eaux malsaines.

— Lentement, Lionel. Va plus lentement.

Où sont les maisons basses de jadis ? Les maisons des pauvres gens qui vivaient en marge du village ! Les humbles maisons de bois coiffées ou de bardeaux fleuris de mousse, ou de tôle que vent et soleil avaient bruni d’un or tenace. Les maisons timides dont il connaissait de chacune le visage, dont les portes entrebâillées souriaient gentiment au passant, étranger comme ami. Et les boutiques, sœurs des maisons, qui n’avaient de commercial que dans la fenêtre un maigre étalage au lieu du rideau de mousseline à pois. Et surtout la rue poudreuse où, parmi les voitures de paysans, s’attardaient les vaches montant de la commune devant un polisson pieds nus, à la main la hart de saule avec ses deux feuilles terminales.

La rue est méconnaissable. C’est celle d’une ville et d’un chef-lieu. Toute droite et large entre les grands arbres dont on a abattu des pans pour dégager les affiches commerciales. Et une cohue d’autos de toutes couleurs, aux plaques de toutes les provinces ; jusqu’à des Américains, cigare au bec dans l’encombrement des valises.

« Grosbois & Frère, Enrg., Confections, ferronneries ». Garneau n’a pas le temps de lire le reste. Jamais il n’eût reconnu le magasin. D’immenses devantures avec des mannequins… Autrefois ce n’était que « Alcide Grosbois, Marchand général ».

— Va doucement, Lionel, va doucement.

Il cherche de l’œil la maisonnette qu’avec sa mère il avait habitée, la maison de son bonheur ; … comme celui-ci elle a disparu. À sa place est installée une boucherie-épicerie.

Une affiche moderne d’un bleu somptueux : « Bigras, Salons funéraires ». « Salons », au pluriel ! Il a bien réussi, Lucien ! Depuis sa première cliente … sa toute première… Hélène Garneau.

Passe une voiture de boulanger : « Bernard Laferrière, Pain de fantaisie, pâtisseries ». Bernard se présente à son esprit, gai comme pinson dans ses vêtements aux bords frangés.

Tiens ! L’hôtel Canada. Non : le « Canada Château » maintenant. On lui a collé un portique, énorme comme un faux nez, et une véranda pansue. Là où était la porte à vantaux du bar, il n’y a plus que des fenêtres longues à verrières plombées.

— Pas besoin d’arrêter, Lionel. Continue, continue…

— Mais, papa, il n’y a plus moyen de passer.

Anachroniques, deux voitures de paysans se sont arrêtées tête-bêche. En se croisant, Mathias a reconnu Jean-Baptiste. Ils échangent des nouvelles de la parenté, goguenards, sans souci de la foule hurlante des voitures mécaniques. Il faut qu’un agent de la police locale, dans son uniforme poudreux aux manches trop longues et au pantalon trop court, vienne les persuader de déguerpir.

Une fois la rue dégorgée :

— J’entre acheter un paquet de cigarettes, dit Lionel.

Avant que Robert ait le temps de l’en empêcher, il a garé la voiture le long du trottoir et est entré dans une boutique. À deux pas, c’est le bureau de poste. Machinalement, comme tous les jours autrefois, les yeux de Robert se lèvent vers l’horloge de la façade qui marque midi moins cinq.

Voici la porte de côté qui s’ouvre et une employée sort. Brusquement, le front moite et le cœur bondissant, Garneau s’est rejeté dans le fond de son siège.

Il regarde du coin de l’œil, stupéfait, refusant de croire :

Georgette ! C’est Georgette !

Après dix-huit ans, sans un moment d’hésitation il l’a reconnue. Du premier coup, comme s’il l’avait vue hier en ce même lieu qui, lui, n’a pas changé et aide à l’illusion. Pourtant, au second regard il hésite presque. Mais pourtant oui ! c’est bien elle ! C’est la silhouette qui d’abord l’a saisi ; il retrouve maintenant le visage. Et la voilà qui inconsciemment se mordille la lèvre, telle une gourmande mangeant une cerise : son geste d’autrefois.

Elle s’est arrêtée à cinq pas de lui, hésitant bien que, apparemment, par simple désœuvrement, sans but ni raison. Ses yeux sont vagues, ses gestes sans impatience. Il ne s’agit point de rendez-vous : pas une fois elle ne regarde les aiguilles qui maintenant se joignent. Robert en ressent une sorte de joie bizarre, méchante, en même temps qu’une petite pitié.

Elle est nu-tête, car il fait beau. Les cheveux, ces cheveux qu’elle avait beaux et vivants, sont coupés courts et frisottés par une permanente à bon marché ; ils sont ternes, sans vie et sans lumière, sans splendeur et sans jeunesse !… Fanés. Fanés comme elle. Fanés comme son sac de cuir usé, comme sa robe défraîchie, comme ses souliers déteints. Maintenant qu’il a retrouvé son assiette, Garneau, oubliant le péril d’une rencontre, la détaille avidement. Heureusement, le montant du pare-brise le masque. Ce sont les mêmes traits, bien que touchés, noyés par la pâte des années qui a coulé sur le visage : le nez à la pointe un peu retroussée, les yeux aux cils longs qui battent en ailes de papillon, le menton court. Et les lèvres, bulleuses, charnues. Mais tout cela quand il le compare à l’image collée dans l’album de son cœur n’est plus qu’une triste caricature. La peau des joues est fade, avec une plaque de rouge mal posée, mal fondue. Le front est rayé de lignes horizontales, comme une portée de musique. De part et d’autre du nez masculinisé par l’âge, deux plis font sur la bouche tombante un accent circonflexe qui l’accuse.

Georgette pousse un soupir profond qui soulève visiblement son corsage. Elle se retourne. Subitement, ses yeux se fixent sur Garneau.

Il sent sa respiration qui se barre dans sa poitrine. La voici qui fait un pas, les yeux toujours braqués sur lui… Puis, elle se retourne et part lentement. De dos, elle est étrangement lourde.

Il y a à son bas de soie une échelle et des reprises.

Elle ne l’a point reconnu.

CHAPITRE

XII


– MONSIEUR GARNEAU !

— Oui, J’Édouard.

— C’est comme pour vous dire : de ce que c’est quasiment votre fille qu’elle aspire à vous voir, Jocelyne…

Sans laisser au vieil employé le temps de mettre bas une phrase fleurie à son gré, la jeune fille entrait dans le cabinet de son père, un bouquet de violettes à la main.

— Bonjour, papa !

Son bonjour était calme et posé, plus calme et plus posé qu’on n’eût attendu de cette bouche aux lèvres douces et de cette grande enfant, charmante bien que sans réelle beauté, saine dans son apparente fragilité. Elle n’avait point le corps des jeunes filles de son époque, ce corps modelé par les sports, dont les muscles bougent en un rythme somptueux et cadencé, mais en qui une vie semblable à celle de leurs compagnons a imprimé quelque chose de masculin. Parmi les autres, la féminité de Jocelyne détonnait et sa grâce. Quelque chose de préraphaélite. Jocelyne Garneau évoquait une allée en sous-bois, avec des jeunes ormeaux inclinés parmi les fleurs rustiques. De caractère délicat, sans tristesse ni gaité franches, il lui arrivait rarement de sourire sous ses cheveux blonds qu’elle laissait allonger pour s’en faire une couronne, suivant une mode d’autrefois qui revenait alors et qui seyait à sa fraîcheur.

— Ça va bien, J’Édouard ?

Le vieil homme arrêta sur le seuil de la porte ses pas traînants. Les années ne l’avaient point épargné. L’occasion était belle de parler de ses maladies.

— Ah ! ma petite Jocelyne !

Dame ! il l’avait vue grandir.

— … pour le rapport de ma santé, ça ne va guère. Il y a d’abord mon dentier du bas que je ne sache pas l’endurer. Et puis il y a mes pauvres de jambes… C’est de la thrite, que dit le docteur lui-même. Il faudrait me passer au Crayon X. La semaine dernière…

— C’est bon ; c’est bon ! Laisse-nous ! interrompit le patron, péremptoire.

Mais J’Édouard n’en finit pas moins sa phrase qu’il marmotta tout en s’en allant à reculons.

— Papa.

— Oui. Qu’est-ce que c’est ?

— Tu sais la date, aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? Bien… c’est le… 22, le 22 septembre.

— Oui ! C’est le 22 septembre.

Elle poussa un soupir et attendit. Mais Garneau restait la tête penchée sur ses rapports.

— Alors ? demanda-t-il au bout d’un long moment et voyant que Jocelyne se taisait.

— Voyons, papa !

Sa voix s’était faite un peu chagrine, un peu reprocheuse aussi.

Il chercha dans sa mémoire, dans sa mémoire qui retenait si facilement tous les chiffres sauf les dates d’événements domestiques. Mais non ! Ce n’était point l’anniversaire de sa fille qu’il oubliait ainsi : au début de juin, le 3 ou le 4. Quant à Lionel, c’était en plein hiver, entre Noël et le jour de l’An.

Relevant les yeux, il vit ceux de Jocelyne étincelants de larmes retenues. Alors il devina, plus vraiment qu’il ne se souvint.

— C’est vrai… Ta mère… le 22 septembre. C’est bien cela ?

Elle hocha la tête, douloureusement.

— Il y a un an aujourd’hui. Je suis passée au cimetière tantôt. De son pas souple et silencieux, elle marcha vers le mur du fond où, à côté d’une vue aérienne de l’usine, il y avait une photographie d’Hortense Garneau prise quand elle avait trente et quelques années. On l’y voyait, aux lèvres un demi-sourire qui n’était pas sans grâce, le buste émergeant d’un nuage de tulle vaporeux qui accentuait la ferme perfection de ses épaules. C’est Jocelyne elle-même qui, l’année précédente, avait apporté cette photo encadrée de noir et, avec l’aide de J’Édouard pleurant, l’avait accrochée au mur au-dessus des casiers métalliques où l’on rangeait les dossiers.

Elle chercha des yeux. Ne trouvant point de vase, elle prit sur le guéridon un verre qui s’y trouvait à côté de sa carafe. L’ayant rempli d’eau, elle y mit ses fleurs et posa le tout sur le casier, sous la photo, en offrande votive. Pour trouver des violettes en cette saison, elle avait dû faire vingt boutiques.

Ils restèrent un instant silencieux. Jocelyne, la main sur la jeannette qui pendait à son cou gonflé de sanglots muets, disait des lèvres une courte prière. Le père attendait, mal à l’aise, gêné de son oubli et du reproche de sa fille, gêné de ne point ressentir le chagrin qui eût été normal et convenable. Si bien qu’après plusieurs instants il attendait toujours, le stylo à la main, n’osant se remettre au travail. Ce fut elle qui rompit le silence :

— Je peux te parler deux minutes, papa ?

— Oui. Malgré que…

— Pas longtemps, je t’assure. D’ailleurs Jerry m’attend en bas. C’est à propos de Lionel..

Le père se dressa sur sa chaise. Quoi encore ?

— … Tu sais qu’il voulait travailler.

— Bien, ce n’est pas trop tôt ! Il aura bientôt vingt ans. Non ! vingt et un !

Depuis la mort de sa mère, le fils avait ouvertement renoncé à l’étude et jeté ses livres aux orties. Il passait la matinée au lit, l’après-midi dans la maison à écouter la radio en se rongeant les ongles ; et disparaissait le soir lorsqu’il avait en poche quelques dollars. Comme depuis des mois son père lui en refusait, il faisait la tête. Seule Jocelyne finissait par se laisser attendrir et par lui passer une partie de l’argent qu’on lui donnait pour une robe.

— Je sais bien, papa, continuait-elle, mais…

— La meilleure chose pour lui serait de venir ici à la manufacture. Il y a une place à prendre depuis que Chênevert est parti.

— C’est vrai. Qu’est-ce qu’il devient, Chênevert, avec ses six enfants ? Et sa Clorinda, malade des poumons. Comment est-elle ?

— Je n’en sais rien. D’un coup de sa volonté docile, il écarta l’image qu’appelait Jocelyne. Si Lionel voulait, continua-t-il, il pourrait travailler avec moi. Je le ferais commencer par l’expédition…

— Je ne pense pas, papa.

— Ah ! Il t’a dit ce qu’il veut ?… Qu’est-ce qu’il y a, à cette heure ?

On ne savait vraiment à quoi s’attendre avec lui. Cette audace, cette débrouillardise qu’il avait autrefois manifestée et qui enorgueillissait Garneau, Lionel ne s’en servait désormais que pour carotter quelques dollars ou pour imaginer des combines dont il pourrait tirer profit sans effort. Bien plus, depuis longtemps déjà le père n’osait laisser son portefeuille sur sa commode. Il se souvenait du jour où une amie de sa femme s’était écriée curieusement en reprenant son sac après la soirée :

— Tiens ! comme c’est drôle. Il me semble que j’avais dix dollars dans ma bourse !

Heureusement pour lui, il ignorait la mise en garde que se chuchotaient les invitées d’Hortense.

— J’aime mieux te le dire, papa. D’autant plus qu’il ne me l’a pas dit en secret. Je pense même qu’il m’en a parlé pour que je t’en parle à toi… Il veut s’engager comme…

Elle hésitait. Le père la pressa un peu de la voix, sans ménagement :

— Comme quoi, dis-le.

— Comme chauffeur d’autobus. Il est même allé à la Provincial Transport.

Le père poussa un soupir et tourna légèrement la tête vers le mur, vers le vide. Puis il s’en voulut de donner, même à sa fille, le spectacle de sa défaite.

— Au fond, dit-il sèchement, c’est peut-être aussi bien comme cela. Ça va lui servir de leçon. Je lui ai fait la vie trop facile.

Ainsi donc, de ses enfants non plus il ne tirerait point la satisfaction qu’il avait escomptée. Car c’est sur Lionel qu’il avait misé. Et voilà ce qu’il voulait être : conducteur d’autobus ! De Jocelyne il n’avait rien attendu. C’était une femme. Et les femmes…

— En tout cas, il n’a pas l’intention de commencer demain ?

— Je ne sais pas. Je ne pense pas. Mais je voulais te prévenir.

— Très bien. Dis-lui que nous en parlerons.

— Je peux garder l’auto, papa ? Je viendrai te chercher à cinq heures. Je vais reconduire Jerry.

— Pour six heures moins quart. Bonjour !

Jerry, c’était Gérald Côté. De bonne et riche famille, certes, puisque son père était Paul N. Côté, propriétaire d’un des plus importants bureaux d’assurances de la province. Paul Côté avait eu quelques vagues démêlées avec la justice, autrefois ; une histoire de maisons de jeu dont il aurait été, en sous-main, le bailleur de fonds et le propriétaire. Mais l’affaire était restée pendante indéfiniment. On était intervenu en haut lieu. Devenu prudent, Côté s’était richement marié et ne gardait de tout cela avec son capital qu’une réputation de bon vivant, de sportif et de finaud. Il vivait grand train.

Son fils était à l’opposé. Adjoint de son père en affaires, Gérald était un grand garçon sérieux et efflanqué, lourd de mâchoires, aux yeux patients de myope et qu’affligeait un léger bégaiement. Il y avait un an qu’il fréquentait Jocelyne en camarade. Ce qui les unissait était un commun engouement : Jerry avait une discothèque impressionnante où voisinaient Ravel et Corelli. Il faisait même des chansons qu’il chantait à Jocelyne le soir, au clair de lune. Il ne manquait jamais un concert et souvent y invitait son amie qui, connaissant l’horreur de son père pour la musique, n’avait point osé lui demander un abonnement. Mais Jerry n’avait que dix-neuf ans quand Jocelyne déjà touchait la vingtaine.

Sa fille partie, Garneau se remit à sa besogne.

Depuis quelque temps, il cherchait le moyen de diversifier la production de son usine afin d’en augmenter le rendement. Jusqu’ici il avait pu s’en tirer, malgré la terrible dépression qui semblait toutefois avoir dépassé son creux. Il avait tenu, grâce au bas prix de la main-d’œuvre qui venait s’offrir sans condition. Mais Robert avait assez d’intuition pour se rendre compte qu’en affaires, demain serait à ceux qui auraient préparé les jours prospères. C’est pourquoi il cherchait une invention nouvelle, une modification ingénieuse qui convertissait le fourneau d’une banale cuisinière en marmite norvégienne, permettant ainsi une importante économie de combustible.

— Monsieur Garneau ?

Suivant l’habitude dont il avait été impossible de le guérir, J’Édouard avait poussé la porte ; après quoi, pour attirer l’attention, il heurtait la vitre de ses phalanges squelettiques.

— Qu’est-ce que c’est encore ?

— C’est un monsieur Maltais, Jean-Marie Maltais ; qu’il est insistant pour vous voir.

— Qu’il attende une minute.

Garneau finit posément sa lecture puis ferma le dossier et le rangea. Comme il se levait pour faire entrer le visiteur, ses yeux tombèrent sur le bouquet. Ses sourcils se froncèrent. Que penserait-on ? D’un geste irréfléchi il saisit l’offrande et l’allait jeter dans la corbeille à papiers : il lui répugnait que l’on vît dans son cabinet une telle manifestation de sensiblerie.

Mais son regard un instant s’arrêta sur le visage d’Hortense, sur ces traits à jamais fixés dans un calme sourire. Il regarda autour de lui Personne ne pouvait le voir. Il porta d’instinct les violettes à son visage pour y chercher un parfum inexistant. Puis il les rangea dans un tiroir de son bureau.

Partageant son temps entre l’usine et la maison Garneau ne trouvait de satisfaction complète dans l’une ni dans l’autre. Dans la première, maître de ses soixante employés, il devait apporter la volonté et la défiance d’un dompteur d’hommes. Puis rentré le soir dans son foyer, il s’y sentait périlleusement isolé, environné d’ombres suspectes qui le hantaient. Un moment il avait envisagé de se remarier. À quarante-six ans, cela lui eût été facile. Il y songeait encore parfois. Mais l’occasion qu’il ne cherchait point n’avait que peu de chances de se présenter. Maintenant qu’il était veuf, il fréquentait rarement les maisons de ses amis et ainsi ne rencontrait pas de femmes. Peu amateur de golf, il n’allait quasi plus au Club de la Grande-Baie. C’est à son Cercle qu’il passait souvent ses soirées à lire les journaux et discuter politique ou négoce.

Ses propres affaires se maintenaient. Elles reprenaient même quelque peu. Pourtant Garneau ne sentait pas sous lui les assises de la large et solide fortune qu’il visait encore. Il n’était même plus très sûr que la St Lawrence Corporation fût l’instrument qui le pouvait conduire au sommet. Jadis il tirait quelque satisfaction de son arrivée matinale au travail. Dans la calme petite ville de Saint-Laurent, banlieue de Montréal, entre la gare endormie et l’église paroissiale, ses ateliers prenaient figure d’industrie majeure. Elle était alors la seule de l’endroit, ou à peu près.

En les vingt dernières années, Montréal avait débordé dans sa banlieue. Allongeant ses rues comme des tentacules, la grande ville avait lié contact avec les essaims du voisinage, avec les anciens villages de la périphérie. Comme elle avait fait cinquante ans plus tôt avec Hochelaga, Saint-Henri, la Côte-des-Neiges, elle avalait ses faubourgs l’un après l’autre. En même temps qu’ils se soudaient à la ville-mère, Lachine, Saint-Laurent, Montréal-Est voyaient s’ouvrir de nouveaux établissements industriels, le plus souvent issus de capitaux étrangers, américains, britanniques ou même français et belges. Déjà ces villes secondes faisaient à Montréal une ceinture qui le soir brillait de la lumière verdâtre et crue des lampes à mercure. Maintenant que s’effaçait la dépression, les combines internationales profitaient des circonstances pour installer à frais moindres des filiales modernes auprès desquelles la St Laurence Corporation, avec ses déjà vieilles constructions de brique ternie aux fenêtres étroites, faisait pauvre figure.

Mais il se trouvait là encore plus à l’aise que dans la maison de la rue Pratt, dans ce pavillon qui avait réalisé l’une des ambitions majeures de sa femme et qu’elle avait à peine eu le temps de meubler. Garneau s’y sentait singulièrement isolé, entre la bonne un peu toquée, montrant son regret de la maîtresse en ignorant le maître ; Lionel, qui s’était remis à passer les nuits dehors ; et Jocelyne qui n’avait point avec son père de contact paternel. Elle était obscurément convaincue que ce père ne l’aimait pas. Ce qui ne l’empêchait pas, elle, d’avoir pour lui toutes les petites attentions filiales que pouvait lui suggérer sa réelle tendresse. Sans qu’il s’en fût douté, la mort d’Hortense avait à ce point touché Jocelyne que pendant quelques mois elle avait sérieusement envisagé l’idée d’entrer chez les religieuses Clarisses, pour y cultiver dans la paix et l’oraison le souvenir de la disparue. Elle avait été retenue par le sentiment d’un devoir qui était de ne point abandonner son père et son frère.

***

Le sort de ce dernier se décida de façon brutale et imprévue peu de temps après la conversation de Jocelyne et de Robert Garneau. Un soir que le père se trouvait chez lui, il fut mandé au téléphone par Édouard Lemercier qui de simple député était devenu ministre dans le cabinet fédéral. Ils étaient restés en bons termes depuis le temps maintenant lointain où, pendant la guerre de ’14, le député obtenait pour la St Lawrence Corporation d’intéressants contrats qui n’avaient pas été sans profits pour lui. De passage à Montréal, il insistait cette fois pour voir Garneau sans retard à l’hôtel où il était descendu. La gravité de sa voix surprit Garneau. Il fut flatté que le ministre eut à ce point besoin de lui.

De cette entrevue il sortit bouleversé.

Lemercier l’avait mis au courant d’une affaire de contrebande de cigarettes américaines que venait de découvrir la gendarmerie. Or Lionel Garneau avait servi de chauffeur dans une — ou plusieurs — des expéditions nocturnes où, avec la complicité de douaniers, de pleins camions avaient franchi la frontière.

Robert n’avait rien dit. Cela n’expliquait que trop bien certaines absences récentes de son fils ; son air désinvolte ; l’argent de source inconnue qu’il semblait avoir. Les cigarettes américaines ? Mais Lionel en avait même offert à son père. Il avait les poches pleines de Camel et de Lucky Strike.

— Vous savez, Garneau, il vaudrait mieux que votre Lionel… s’absente quelque temps. Par amitié pour vous, cela m’ennuierait de voir votre nom sortir dans cette affaire.

— Évidemment. Évidemment.

— Je ne crois pas que l’affaire éclate dans les journaux avant quarante-huit heures. D’ici là il faut que vous gardiez le secret, le secret le plus absolu. Sans cela je ne réponds de rien.

— Bien sûr ! Merci, Lemercier, merci bien ! Je vais y voir.

Sur la place devant l’hôtel, Garneau s’arrêta un moment pour laisser le vent d’automne, qui brassait les dernières feuilles, apaiser la chaleur moite de son front. Les taxis guettaient les touristes. Les tramways passaient avec bruit. Des femmes jeunes et maquillées marchaient lentement en regardant à la dérobée les hommes seuls qui sortaient de l’hôtel. Non ! la vie continuait comme tous les jours.

Lorsque, en rentrant, le père appela son fils, il se trouva face à face non plus avec le jeune homme impatient et facilement rebelle qu’il connaissait, mais bien avec un pauvre enfant. Lionel savait déjà : un inspecteur de la gendarmerie s’était présenté dans l’après-midi et l’avait longuement interrogé. Il avait tout avoué.

— À quoi as-tu pensé, Lionel ! Es-tu fou ?

Mais le fils ne répondait rien, anéanti, écrasé dans son fauteuil, terrifié à l’idée du tribunal et de la prison, rongeant, comme un prisonnier déjà, ses doigts jaunis de nicotine.

— En tout cas, il faut trouver une solution. Qu’est-ce que tu veux faire ?

Muet de stupeur, l’autre se contenta de hausser des épaules pliées sous les coups du sort adverse. Tout cela lui avait paru si simple, si… si sportif.

— Il faut que tu t’en ailles. Et dès demain.

L’enfant fit signe que oui, prêt à se jeter dans la porte qu’on lui offrait sans même demander sur quoi elle s’ouvrait. Garneau se sentit pris de pitié envers ce fils à lui, envers cette loque affalée dans le fauteuil, sans volonté, sans ressort, sans os. Puis il lui en voulut de provoquer cette pitié même. Cela fit naître en lui une rancœur impatiente qui hâta son désir de le voir partir.

— Écoute, Lionel ! Un de mes amis, René Bussières, part demain pour la Floride. Il y passera l’hiver. Il a besoin d’un chauffeur.

Lionel fit signe de la tête et se redressa. Décidément, les choses s’arrangeaient. Comme toujours il avait eu tort de s’affoler, songea-t-il.

Le lendemain soir, distraitement, la bonne avait comme d’usage mis trois couverts à la table familiale. Les yeux de Jocelyne rencontrèrent ceux de Robert. Alors elle osa se lever de sa place et vint l’embrasser doucement.

CHAPITRE

XIII


MARY  HARRISON, dont c’était le jour de congé, et Jocelyne prenaient ensemble le thé chez Morgan après une longue promenade à travers les rayons du bazar. Cela avait fini par l’achat d’une paire de bas.

Il arrivait de temps à autre à la jeune fille de rencontrer ainsi celle qui avait été de sa mère l’amie la plus intime, la plus chère. C’était la seule personne de sa connaissance qui pût lui parler de l’époque obscure et lointaine où Hortense Garneau était encore Hortense Morissette. La seule aussi qui, parce que Hortense et elle avaient vécu en des milieux complètement distincts, pouvait lui en parler franchement, sans aucune réticence inspirée par cette jalousie obscure qui s’insinue toujours entre femmes d’un même milieu. La bibliothécaire d’ailleurs, intelligente et cultivée, savait évoquer les vingt ans de son amie défunte avec une touche si animée que Jocelyne avait l’impression de trouver en l’image de sa mère le portrait d’une sœur.

Pour l’avoir vue grandir, Mary avait toujours nourri à l’égard de celle qu’elle appelait, avec un fort accent « ma béelle Joceleene », une tendresse profonde.

— Et, comment vont tes amours, ma béelle Joceleene ?

— Je n’en ai pas, tante Mary.

— Tst ! tst ! faisait Mary, et Jerry ?

— Mais non. Ce n’est qu’un camarade, je t’assure.

Cela était vrai. Le cœur de Jocelyne Garneau inclinait vers la tendresse plutôt que vers l’amour. "

— Une autre fois, ma béelle Joceleene, nous irons magasiner dans l’est. J’adore le magasin chez Dupuis. C’est tellement ‘old fashioned’.

Cela était dans sa bouche un grand compliment. Il suffisait que quelque chose, fauteuil, maison ou tarte aux pommes, fût à la mode d’autrefois pour qu’elle s’en éprît. Par ailleurs, Mary Harrison affectait d’aimer fort l’atmosphère canadienne française où, en fait, elle trouvait quelque chose d’archaïque. Elle avait gardé l’attitude d’esprit de certaines vieilles familles anglaises dont les individus, nés en Québec, ayant grandi dans les petites villes de la province québécoise, témoignaient envers la population indigène la même curiosité protectrice que certaines créoles de la Caroline et de la Louisiane envers les noirs de leurs plantations. Mary Harrison évoquait les anciennes bonnes qui avaient veillé sur son enfance, à Sherbrooke, comme dans les romans et le cinéma américains on montre les ’mammies’ lippues et bougonnes. L’esprit de Mary avait gardé quelque chose de victorien et d’impérial. Mais il entrait dans son attitude envers les habitants beaucoup d’intellectualisme sur un fond d’intérêt et d’affection véritables.

— As-tu déjà remarqué la différence, ma Joceleene. Dans les magasins de l’est, regarde les vendeuses : elles rient, se disputent, s’interpellent, se taquinent, parlent de leurs amours, sautent comme des girouettes fleuries. Elles savent sourire à la cliente et d’un sourire qui est leur sourire naturel de tous les jours. Rue Sainte-Catherine, il suffit de dépasser la rue Saint-Laurent pour se croire en un coin d’Europe. Tandis que dans l’Ouest, chez Morgan, chez Simpson, chez Birks ou chez Ogilvy, les vendeuses généralement sont tristes et à peine aimables. On sent que tout ce à quoi elles pensent, c’est à l’heure du départ, à leurs pieds sensibles et à augmenter leur chiffre d’affaires.

— Je n’avais jamais remarqué, tante Mary ; mais c’est vrai… Tu vas m’aider pour Noël ? Je ne sais pas quoi acheter à Papa.

Pour sortir, comme l’heure de la fermeture approchait, elles longèrent les comptoirs où les employées, les traits tirés, abruties par huit heures de station debout, commençaient à ranger subrepticement la marchandise avec la terreur de voir arriver une cliente de la dernière minute. L’air y était chargé d’une odeur d’humanité accumulée tout au long du jour ; un air gras où rien ne restait plus de la nouveauté du matin alors que, sous les vastes arcades apaisées par la nuit, chaque employée apportait un corps fraîchement baigné, une coiffure refaite, la robe repassée et une touche de parfum derrière l’oreille.

— Comment est-il, ton père, Joceleene ?

— Assez bien. Mais il travaille très fort. Il ne prend jamais de vacances.

— Et, quelles nouvelles de Lionel ?

Mary ignorait évidemment les circonstances qui avaient imposé le départ du jeune Garneau. Le sachant de caractère difficile et peu enclin au travail, elle avait supposé une décision du père d’envoyer son fils au loin, pour lui donner une leçon, et l’en avait tacitement félicité.

Brièvement, Jocelyne lui donna les dernières nouvelles de son frère. Elle en parlait avec une douceur un peu attristée. Bien qu’il n’y eût jamais eu entre eux d’intimité fraternelle, elle souffrait d’avoir perdu tout ce qui lui restait, avec son père, de sa brève famille. Lionel avait quitté les Bussières peu de temps après l’arrivée en Floride. Il était maintenant du côté d’Atlanta, en Géorgie, où il avait pris de l’emploi.

Mais la jeune fille ne dit rien de ce qu’avait traversé son frère après s’être séparé de ses « patrons » dans des circonstances qui ne seraient éclaircies que lors du retour de ceux-ci, au printemps. Pendant quelques semaines, il avait vécu assez confortablement d’abord, puis plus difficilement à mesure que fondait son peu d’argent. Après quoi il avait dû vivre d’expédients, dormir à la belle étoile, accepter des besognes indéfinies et momentanées. Il avait été, poussé par la faim, tour à tour aide-maçon, laveur d’autos et même homme-sandwich. Bien autre chose, sans doute. Les quelques touristes montréalais qu’il avait pu repérer, il les avait tapés en se servant du nom de son père. Pour finir et par égard pour ce dernier, René Bussières avait tiré le fils Garneau de la prison où il avait passé deux jours pour vagabondage.

Par télégramme, Lionel avait demandé de l’argent à son père. Sur le refus de Bussières de le reprendre, il avait décidé de remonter vers le Canada « au pouce ». Inquiet devant l’accusation qui l’attendait, le père lui avait fait savoir qu’il eût à abandonner cette idée de retour. Et comme Lionel avait trouvé du travail dans un poste d’essence, Garneau lui avait promis une petite pension mensuelle tant qu’il demeurerait à Atlanta.

Jocelyne et Mary Harrison sortirent dans la rue. Contre le vent glacé qui tourbillonnait dans l’avenue Union, elles durent serrer d’une main leur jupe et de l’autre les fourrures autour de leur cou.

Novembre sans pitié arrachait des arbres les rares feuilles qu’octobre avait épargnées et roulait dans le ruisseau la défroque déteinte de l’automne. La nuit tombait déjà. Sur sa petite butte, silencieuse parmi le tintamarre et calme parmi la bousculade, la cathédrale anglicane allumait avec une confiance naïve les feux diaprés de ses verrières. Dans l’encoignure du magasin, abrité contre l’aquilon, l’éternel violoneux, hâve et moustachu, branlait la tête hors mesure en sciant sur son crin-crin une bourrée paysanne. On sentait la neige suspendue au-dessus de la ville. Un homme à cheveux gris se lança sur la chaussée, parmi les autos pressées, après son chapeau dont la bourrasque se faisait un cerceau.

— Un instant, ma Joceleene.

Comme chaque fois, Mary ouvrit son porte-monnaie de cuir. Elle y choisit soigneusement une pièce blanche qu’elle laissa tomber dans l’étui béant posé sur le sol à côté du ménétrier.

— Bonjour, tante Mary ! Je me sauve. Il est cinq heures et demie et Papa va quitter le bureau. Il dîne toujours à six heures quart.

***

À ce moment Robert Garneau n’était déjà plus dans son bureau de l’usine.

Accoudé à la balustrade du belvédère qui du haut de la colline règne sur le damier de Westmount, il contemplait vaguement sous ses pieds la ville dont le mugissement assourdi montait en longues pulsations sonores. Derrière lui, le jour s’éteignait dans l’or et la pourpre. Mais la lumière touchait encore, par delà la barre du fleuve, la campagne étalée jusqu’aux montagnes Montérégiennes qui, nuages légers, flottaient au-dessus de l’horizon comme des mirages.

— Celle-là… là… Qu’est-ce que c’est ?

Garneau se pencha près de sa compagne sur la flèche de cuivre encastrée dans le béton de l’appui.

— C’est la montagne de Saint-Hilaire ; la montagne de Belœil, comme on l’appelle souvent.

Tout en bas, les rues vues en enfilade allumaient leurs guirlandes lumineuses. Très loin, au fond de la plaine montante, des étoiles basses glissaient qui étaient les phares de mystérieuses voitures portant des hommes à jamais inconnus.

— Vous n’avez pas froid ?

— Un peu… C’est déjà l’hiver !

Elle fit mine de se mieux protéger en se pelotonnant dans son manteau de drap noir dont les boutonnières s’élimaient et dont le collet était d’une fourrure contrefaite.

« … C’est beau, ici ! Je n’y suis jamais venue. Vous y venez souvent, vous ? »

Il mentit froidement. En fait ce n’était que la seconde fois qu’il y montait :

— De temps à autre. Quand je suis fatigué et que je veux prendre un peu d’air.

— Je pense qu’il faut que je rentre chez moi.

— Où est-ce, chez vous ?

— Oh ! bien loin dans l’est. Rue Adam. Mais vous n’avez qu’à me laisser à un tramway, je…

— Mais non ! Mais non ! Venez. Je vais vous reconduire. J’ai le temps.

Tout à l’heure il était à travailler quand on lui avait annoncé cette visiteuse.

— Qu’est-ce qu’elle veut, avait-il demandé plutôt sèchement ?

— Je n’en sais rien, monsieur Garneau. Elle ne l’a pas dit.

Il allait l’éconduire lorsque par la porte il aperçut l’intruse qui visiblement l’avait entendu. Il en fut gêné. C’était une femme assez jeune mais au visage défleuri. Les traits pourtant n’avaient pas dû être sans agrément ; il lui en restait assurément quelque chose encore malgré la trentaine largement dépassée. Les cheveux châtains étaient seyants sous le feutre tout simple orné d’une touffe de plumes de coq. Il sembla à Robert avoir vu quelque part ces yeux piqués de lumière dans cette face attrayante en dépit de sa pâleur.

— C’est bon. Faites-la entrer.

Le seuil franchi, l’inconnue leva sur lui des yeux dont le regard tout de suite parut animer et rajeunir le reste du visage. Un peu comme sur un paysage nocturne la lueur d’un phare tournant. Visiblement, elle le reconnaissait aussi, à demi, et cherchait parmi ses souvenirs oblitérés.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda Garneau. Si c’est pour une place, je n’en ai pas. Pas en ce moment.

Le ton était abrupt, comme à l’accoutumée ; mais ses yeux à lui n’étaient point trop rogues.

— Je viens simplement vous demander si vous ne prendriez pas un abonnement à la Revue Canadienne ?…

Tout en parlant, elle cherchait encore, le front barré par l’effort. Si bien qu’ils restaient là, immobiles tous deux, face à face, occupés pareillement à ouvrir, dans le grenier du passé, les malles de souvenirs amoncelés, dans l’espoir de tirer au jour ce souvenir commun qu’ils pressentaient. Soudain ce fut elle qui sourit.

— Je savais bien que je vous avais déjà rencontré, monsieur Garneau.

— Oui ! Il me semble… Mais où ?…

— Dans le train d’Ottawa. Il y a bien des année…

… Treize ans, affirma-t-elle après quelques recoupements mentaux. Oui ! C’est à peu près trois ans avant que…

Elle se tut brusquement sur un secret intime.

Garneau aussi commençait de se rappeler. Il retrouvait en esprit le wagon de première qui le ramenait à Montréal. Et la jeune femme, sa voisine de banquette, dans les yeux de qui il avait vu sourdre une larme subite, incongrue. Mais c’est en vain qu’il cherchait le nom disparu dans le puits du passé. Or comme, à ce moment, elle se tournait vers la fenêtre et lui offrait son profil, l’autre image jaillit en lui, précise. De face il l’avait à peine retrouvée, avec ses traits désormais noyés par le mou des années, le menton empâté, la peau trop grenue, les pores du nez visibles sous la poudre. Tout lui revenait maintenant. Le nez effilé. Et surtout la bouche, à la lèvre supérieure gonflée comme un fruit. Et les cheveux, dont la couleur de noisette était un peu durcie aux tempes mais dont on voyait des boucles que l’âge n’avait point terni et qu’elle devait assurément soigner tant ils gardaient de souplesse et de luxuriance.

— Cela me revient maintenant ! Vous m’avez présenté votre mari à l’arrivée, gare Windsor.

— Ah oui ! mon mari…

La phrase mourut insensiblement. Il devina la coupure. Et le vent doux d’une joie minime et illogique passa sur son âme. Elle compléta :

— Mon nom est Cyr. Germaine Cyr. Madame Germaine Cyr.

***

Il la revit plusieurs fois dans les semaines qui suivirent. Pour l’atteindre, il fallait téléphoner à l’épicerie voisine de son logis car elle n’était point abonnée. Au bout du fil, gênée par des présences invisibles pour lui, elle ne répondait que par des oui et des non. Sa voix lointaine était pleine de réticences qu’il ne savait trop comment interpréter.

Non sans se faire un peu prier, elle accepta le cinéma trois semaines de suite. Après la séance, on allait prendre un café dans un restaurant, Child’s ou Honey Dew. Elle parlait peu, et encore moins d’elle-même. Il apprit cependant qu’elle n’avait « de comptes à rendre à personne », bien qu’elle craignait « de faire jaser les voisines ». D’humeur généralement tempérée, il lui venait toutefois, à l’improviste, des accès d’enjouement, presque de gaîté. Elle parlait alors avec la vivacité d’une petite fille, avait dans la voix des éclairs de liesse, des bouillons de plaisir comme une eau qui s’échappe subitement de l’écluse ouverte ; et des gestes jolis que l’œil cueillait au vol. Cela fleurit surtout le soir où, après le théâtre, elle consentit à le suivre au café Chez son Père où Garneau commanda pour elle des huîtres, dont elle raffolait, un homard et du sauterne. Jamais, sembla-t-il, elle n’avait été de pareille fête. Mais elle n’avait point accepté le cabinet particulier qu’il lui avait proposé.

— Restons dans la grande salle. C’est plus gai. Et j’aime voir les gens.

Elle parlait apparemment sans arrière-pensée. Mais son compagnon devina le soupçon qui la retenait.

Elle but à elle seule la moitié de la bouteille. Ses lèvres s’attardaient dans le verre à baigner dans l’ambre lumineux du vin. Lui s’amusait à voir ainsi la bouche carminée que la réfraction déformait curieusement. Germaine — il l’appelait déjà par son nom — semblait transportée dans un autre monde, en un jardin magique où elle marchait pieds nus sur le velours du gazon humide de rosée, parmi les corbeilles d’hyacinthes, les buissons de roses et les massifs de lilas aux lourdes grappes violettes. Quand, vers deux heures du matin, il la reconduisit chez elle par les rues que le froid faisait étincelantes et désertes, il la sentit qui se serrait un peu près de lui. Mais conduire sur le pavé glacé était trop difficile pour qu’il l’entourât de son bras. Sur le pas de sa porte, pour la première fois elle se laissa embrasser. Pourtant, et quand il voulait la bouche, elle ne lui tendit que la joue. De sorte que le baiser se logea dans la fossette aimable que forment les lèvres en se joignant.

Il lui téléphona dès le lendemain, en fin d’après-midi ; elle n’y était point. Quelques jours plus tard, l’homme qui répondit insista pour savoir qui parlait. Lorsque Garneau se fut nommé, on lui fit savoir que madame Cyr ne pouvait venir à l’appareil. Il en fut de même les jours suivants. Si bien qu’il finit par comprendre : elle avait donné des ordres pour qu’il ne pût l’atteindre désormais.

Ce n’est que cinq semaines plus tard qu’il reçut d’elle un mot bref : Après des années de séparation, elle s’était remise avec son mari et disait à Robert Garneau à la fois merci et adieu.

***

Cette lettre, il venait de la trouver dans le courrier qu’il avait apporté chez lui pour le dépouiller après le dîner du soir. Il s’était tout à l’heure proposé d’aller faire un tour chez Josette Dallin qu’il n’avait point vue depuis longtemps et d’où il voulait rapporter divers objets qu’il y avait laissés. Mais jetant les yeux par la fenêtre, il avait aperçu la neige que, inlassable, mars continuait d’entasser sur celle de février. Justement la souffleuse mécanique passait, luttant contre la tempête. Enneigée jusqu’aux essieux, une auto grondait rageusement sans parvenir à démarrer.

Il était seul dans la maison. Jocelyne passait quelques jours au chalet des Gauvreau, à Sainte-Adèle, où tout un groupe de jeunes étaient montés pour faire du ski. Quant à Marie-Ange, la bonne, elle prenait son congé hebdomadaire.

La lecture du court billet de son amie jeta le trouble dans l’esprit de Robert Garneau. Sur le reste du courrier empilé près de son fauteuil il posa la petite enveloppe bon marché que la curiosité lui avait fait ouvrir la première.

Debout, il se regarda dans la glace du salon. Pour la première fois depuis longtemps, il interrogea son visage et fut surpris de le si mal connaître. Depuis les jours lointains où lui avait été révélé son destin, toujours il avait fui le tête-à-tête avec son image tout comme il avait fui le tête-à-tête avec son cœur. Lorsqu’il se rasait, le matin, il avait de longtemps pris l’habitude de se regarder à petits coups rapides comme ceux du rasoir. Cela d’ailleurs était machinal et d’ordinaire son esprit vaguait.

Cette fois, résolument tourné vers le miroir, il vit un homme au visage dur, aux yeux fermes et barrés. Il se détailla avec une curiosité nouvelle. Les cheveux étaient plus rares qu’il n’eût cru : grisonnant aux tempes, ils faisaient place, après le front trop haut, à une espèce de duvet, mêlé de poils blancs tout raides, et semblable à cette mousse légère qui couvre la tête des tout-petits enfants. Il vit les paupières lourdes marquées d’un pli. La bosse d’un kyste sur la joue. Les sillons qui encadraient le nez et la bouche. Les poils noirs qui frangeaient les narines ; et le bouquet de poils hirsutes dans les oreilles.

Ce détail infime suffit à évoquer un souvenir. Dans le silence subitement perceptible et la solitude de la maison, Robert Garneau sentit près de lui la présence immatérielle de Parrain. Il y avait des mois, même des années qu’il n’y avait songé, qu’il avait pu se défendre victorieusement contre cette apparition. Cette fois il était déjà trop tard. Et près de celui-là, sans bruit, vinrent se ranger les autres. Autour de Michel Garneau redevenu enfant : Ludovic Garneau, Hélène Garneau, monsieur Lacerte, tous trois sans visage et pourtant reconnaissables. Et derrière eux, le nuage confus des spectres secondaires.

Comme un enfant, comme eût fait Michel, Robert Garneau alluma toutes les lampes, celles du salon, celles du couloir, celles de la salle à manger et de la cuisine ; puis celles du hall et celles des chambres à coucher, à l’étage ; toutes, pour chasser l’ombre qui recelait les ombres, espérant que de supprimer l’une effacerait aussi les autres. Monsieur Lacerte ! Parrain ! « mon oncle » ! à qui il avait donné sa confiance d’enfant ; dont il s’était cru gratuitement aimé alors que le vieil homme ne faisait que traîner le boulet d’une faute dont rien jamais ne pourrait effacer l’infamie. Monsieur Lacerte, son… père ! Et Hélène Garneau, à qui il ne pouvait pardonner l’aveugle tendresse qu’il lui avait journellement offerte, tous les élans qui l’avaient porté vers cette mère indigne. Hélène Garneau, madone déchue sur un autel pourri ! Et enfin Ludovic Garneau, le moins coupable de tous, peut-être, bien que longtemps le seul haï ; victime lui-même avant que d’être bourreau à son tour. Ludovic Garneau qui ne lui était rien. Rien que le meurtrier de Michel, avec les autres !

Germaine ! Que ne pouvait-il appeler à son secours Germaine Cyr, Germaine dont il ne connaissait que d’hier le sourire calme mais dont il découvrit soudain qu’elle lui eût été le refuge au moment où sa force défaillait, au moment où la forteresse de sa haine lui était devenue prison ; où les verges de sa haine lui étaient devenues chaînes. C’est que, au contact de cette femme, quelque chose de Michel était réapparu en Robert Garneau, quelque chose qu’il n’avait jamais cessé de porter en lui, collé à sa chair, rivé à son cœur ; comme un ver dans un fruit ; ou plutôt comme une semence au sein de la terre.

Tous les bruits étaient éteints. Seul avec lui-même, il s’en voulut d’avoir ainsi faibli, de cette accidentelle défaillance d’une volonté qu’il avait cru affermie. Subitement, il se sentit souffrir.

On ouvrait la porte. La voix de Jocelyne lui vint du hall. Tout en secouant ses pieds enneigés, elle criait gaîment :

— Pa-pa !… Pa-pa !… Où es-tu ?

— Ici.

Ses lourdes bottines de ski enlevées, elle courait vers lui sur le tapis du couloir.

— Mais… qu’est-ce qui se passe, papa ? À voir toute la maison illuminée, j’ai pensé que tu donnais un bal !

Elle se penchait vers lui pour l’embrasser.

Mais il fit la moitié du chemin.

CHAPITRE

XIV


DEVANT la glace pendue à côté du téléphone » Jocelyne ajustait son chapeau en ayant soin de faire coquettement bouffer les cheveux sur les oreilles.

— Tu sors ?

— Oui, papa. Je vais rencontrer Adrien Léger. Mais je ne rentrerai pas tard.

— Écoute, Jocelyne, intervint Hermas Lafrenière du fond du divan où il fumait son cigare d’après-dîner. Si tu veux, je peux te reconduire. J’allais justement partir tout à l’heure.

— Non ! Non ! Je ne veux pas vous déranger. Ce n’est probablement pas le même chemin. Je vais tout simplement prendre le tramway.

Mais Lafrenière insistait. Cela avancerait un peu l’heure de son départ ; on l’attendait.

— Allons, viens-t-en. Je t’emmène.

Et sans plus attendre il appela par téléphone un taxi.

— Mais je ne vais peut-être pas du tout du même côté que vous ?

— Toi ?

— Vers l’est. Et vous ?

— Euh !… je descend. Puis je prends la rue Sherbrooke, justement.

— Alors, c’est bon. Je vous attend.

— J’ai à voir… quelqu’un… à propos d’une affaire. Un contrat à discuter. Des machines pour la Cariboo Mining.

Qu’après avoir nagé dans le vague Hermas se mît à donner des précisions fit sourire Garneau, son hôte. Le départ hâtif de son ami était chose entendue ; il devait s’en aller sitôt sorti de table. Quant à deviner où il se rendait et quel était son « quelqu’un », il n’était rien là d’impénétrable. Lors de son dernier passage à Montréal, Garneau lui avait présenté Josette Dallin. Les deux s’étaient tout de suite accordés. D’ailleurs, si à Robert Hermas n’eût pas fait de cachette ridicule, devant Jocelyne il se sentait moins à l’aise et se voyait instinctivement obligé à une dissimulation pourtant gratuite.

Ses intérêts lui faisaient faire à Montréal des séjours brefs bien que assez fréquents. Quant à sa femme, Marie-Claire, ses multiples occupations mondaines et paroissiales ainsi que la famille sans cesse accrue la retenaient là-bas. Elle ne venait dans la grande ville que deux fois l’an, au printemps et à l’automne, pour les achats et sa permanente. Car elle ne confiait sa tête qu’à Marcel, chez Eaton.

Hermas lui-même n’était plus le même homme. Physiquement il avait gardé la même carrure, les mêmes façons mi-paysannes, mi-métropolitaines. Mais ses complets désormais étaient ceux d’un homme d’affaires ; des cheviotes à gros grain ou à chevrons. Il n’en était cependant pas encore aux rayés discrets des gens de la banque et de la haute finance ; et il ignorerait toujours le veston croisé des architectes et des diplomates. Néanmoins, le diamant était monté de son doigt à sa cravate et une chevalière aux armes des Chevaliers de Colomb en avait pris la place.

Il avait vendu — et bien vendu — son hôtellerie d’Amos, le Château de Paris aux soixante-quinze chambres. Depuis deux ans ses pénates et son coffre-fort étaient installés à Rouyn, hier marécageuse clairière dans la grande forêt, aujourd’hui ville-champignon. D’un mois à l’autre on y avait vu les rues nouvelles chevaucher les buttes, les rochers se coiffer de baraques, puis les baraques faire place aux boutiques à large devanture et aux tavernes fumeuses et bruyantes où, pour certaines, l’on n’accédait encore que grâce à des ponts volants par-dessus les fossés de drainage. Son capital matérialisé, Hermas l’avait aussitôt engagé dans des entreprises minières qui n’étaient plus les spéculations de l’année précédente, sans assises réelles, mais bien des espérances, et même des probabilités. On en était au règne de la géologie et des techniciens. La Beaudry Gold produisait déjà ; les dividendes ne tarderaient point. En attendant, monsieur Lafrenière, qui n’eût eu qu’à consentir pour être conseiller municipal, faisait pour l’instant partie du conseil d’administration de la Beaudry, de celle-là et de dix autres entreprises minières fraîches nées. À lire les rapports d’ingénieurs, à discuter sur le terrain, il s’était fait le langage technique d’un prospecteur. Devant Garneau qui n’y entendait rien et l’en taquinait, il faisait volontiers de longs et enthousiastes exposés où, parfois méconnaissables, jaillissaient les laccolithes et les batholites, les dikes, les contacts, les cross-cuts et les stopes. Au dessert tout à l’heure, il avait pendant un bon quart d’heure discouru sur les avantages du forage au diamant.

— Je suis prête, dit Jocelyne.

— Bon allons-y. Le taxi est à la porte.

— Vas-tu aux vues ? demanda le père, plus en guise de bonsoir que par réelle curiosité.

— Non, papa, je m’en vais à la bibliothèque Municipale.

Elle avait en effet un paquet sous le bras.

— … Vous pouvez simplement me laisser au tramway, monsieur Lafrenière.

À la porte de la Municipale, Jocelyne attendit un moment. Au-dessus de sa tête, les hautes colonnes formaient un dais massif. En s’y appuyant, la main sentait sous le poli du granit la chaleur douce et inattendue que, pendant le jour, y avait emmagasinée le soleil. Il y avait là tout un groupe, quelques hommes sans âge et surtout des jeunes gens et des jeunes filles, tête nue, presque tous un livre sous le bras et qui après le long hiver terminé goûtaient la joie pénétrante d’un nouveau printemps. Devant leurs yeux, le mur du couchant était meublé délicatement par les arbres du parc Lafontaine. Les jeunes bourgeons éclatés habillaient les branches d’une mousse vert chartreuse. De temps à autre un couple quittait le perron et dérivait mollement vers les sentiers plus calmes du parc. Ils étaient souriants, vifs de paroles sinon de gestes, sans cette langueur tendre qui ne vient aux femmes qu’avec le début de la maturité et sans cette décision dans la volonté amoureuse qui vient aux hommes avec la trentaine.

Sortant de la bibliothèque, Adrien Léger rejoignit Jocelyne. Mais ils ne s’arrêtèrent point à savourer ensemble l’apaisement du jour descendant où se mêlait déjà imperceptiblement un peu de la douceur vespérale. L’air se teignait d’un mauve dilué à l’infini. Sur le ciel d’ouest assombri, les arbres maintenant découpaient à contrejour la noire dentelle de leurs rameaux. Tous deux, Jocelyne avec son paquet, Adrien portant un large cabas de papier, partirent vers le tram de la rue Amherst ; pour de là correspondre avec celui qui, par la rue Ontario, plonge vers les régions de plus en plus populaires et de plus en plus minables de l’Est montréalais, en ces quartiers où même le luxe des arbres, le long des venelles et des rues, est chichement compté au menu peuple.

Très loin, à la rue Théodore, ils descendirent de la voiture progressivement vidée. Dans les lots vacants, les herbes printanières n’avaient pas encore réussi à cacher les immondices abandonnées par l’hiver. Des enfants aux yeux candides fouillaient les poubelles crevées. Parmi les champs sans pelouses et les carcasses de voitures mortes, Jocelyne et Adrien élirent, entre les maisons jumelles, une que rien ne distinguait de ses voisines. Elle avait comme les autres une véranda à colonnettes d’où un escalier extérieur, accroché à la façade comme une échelle, jetait entre le premier et le second un pont oblique et vertigineux.

Ascension faite, Adrien frappa du doigt le carreau de la porte où pendait un rideau soigneusement rapiécé.

Ce fut la deuxième des filles de Marius Chênevert qui vint répondre. Elle ne parut pas autrement surprise.

— Ben ! Bonsoir, mam’zelle Garneau ! Bonsoir, m’sieur Adrien !

Elle eut pour Jocelyne un sourire, pendant que d’un coup d’œil elle palpait l’étoffe de son manteau. Puis elle regarda le jeune homme avec des yeux accueillants et un peu gourmands qu’il ne sût point voir.

— Bonsoir, Cora ! Et, comment va-t-elle ?

— Ah ! Je pense qu’elle n’en a pas pour bien longtemps. Avant-hier, on aurait cru qu’elle allait passer. Mais elle ne se plaint pas. Elle est pas plaigneuse, Clorinda.

Cora parlait à voix basse afin que du cabinet noir, à côté, dont une mince cloison les séparait, sa sœur ne pût les entendre. Et aussi pour ne point éveiller les trois jeunes enfants qui dormaient déjà dans la pièce de façade, le salon-boudoir-dortoir. La voix de Cora était monocorde, sans vivacité comme sans tristesse. La jeune fille était seulement dépitée qu’on l’eût surprise la tête hérissée de tortillons que fixaient des épingles. Elle toussait, elle aussi, comme de longtemps avait toussé Clorinda. Mais elle, au moins, suivait la clinique de l’Institut Bruchési. On lui avait recommandé la campagne. La campagne ! quand ses douze dollars par semaine étaient indispensables à la maison !

Jocelyne défit son paquet. Il y avait là un fichu tricoté qui avait appartenu à sa mère, une bouteille de jus de viande et un ruban rouge pour les cheveux. Quant à Adrien il était passé tout droit dans la cuisine où, sur la table, il vidait son sac des légumes et des viandes qui le remplissaient. Puis il partit chercher de la crème et de la glace dans un restaurant-épicerie du voisinage.

— Vous savez, mamzelle Jocelyne, dit la mère d’une voix sourde et lasse, cette pauvre Clorinda, elle ne peut quasiment plus rien avaler, à cette heure. Rien que de l’eau et un peu de crème au chocolat.

— Ah !… Vous avez reçu les couvertures ?

La toux de Clorinda parut crever le carton du faux mur. Dans le couloir étroit, le poêle cylindrique jetait une chaleur étouffante et sèche. Germaine Chênevert conduisit Jocelyne auprès de sa fille.

— Comment ça va, ma petite Clorinda ? Attend, je vais remonter tes oreillers.

Devant « la visite » elle exagérait les soins, comme si elle eut craint qu’on l’accusât de négliger son enfant.

— Papa n’est pas là ? La voix de la malade était presque éteinte.

— Il est sorti. Il est allé voir pour une position à Viauville. Il va sûrement rentrer d’un moment à l’autre.

Clorinda sourit avec effort à Jocelyne qui s’étant avancée dans la ruelle du lit lui avait amicalement pris la main.

— Bonjour, Jocelyne. Tu es gentille d’être venue me voir.

— Bonjour, Clorinda. Tu as l’air mieux, aujourd’hui. Je me demande même si tu n’as pas commencé à engraisser.

— Oui. Ça va pas mal mieux. Je pense qu’avec l’été…

CHAPITRE

XV


AU  Cercle Laurentien où Garneau, de temps à autre, allait passer une heure ou deux, les habitués d’autrefois revenaient peu à peu. Il y manquait certes quelques visages. Certains autres lui étaient mal connus. Mais la « grand-table » de poker avait repris, à côté des tables de bridge, bien que les mises y fussent moins saisissantes qu’à l’époque héroïque d’avant la crise. On pariait encore lourdement sur les élections provinciales ou fédérales ainsi que sur les joutes de hockey.

Un soir, Garneau trouva là réunis plusieurs de ses amis de jadis. Le hasard seul pourtant avait provoqué cette conjoncture. Lui-même, Robert, y était venu comme il le faisait presque chaque fois que sa fille dînait en ville. Car il supportait mal d’être seul à la maison et plus mal encore d’être unique convive à cette table familiale qui est bien aujourd’hui, au lieu de l’âtre, le symbole même de la famille. N’était-ce pas autour d’elle que père, mère, enfants, et jusqu’aux petits-enfants, tenaient leurs seules assises collectives ? Pour la famille canadienne française, nombreuse et étroitement cimentée, les grands repas traditionnels, Pâques, Noël, jour de l’an, jour des Rois, sont encore les occasions rituelles où l’on communie dans le respect des traditions. Il avait eu la sienne, sa table solide de chêne ciré, animée par le carré familial : lui-même, Hortense, Lionel, Jocelyne ; et Marie-Ange allant et venant, dévouée comme une servante biblique. Tant que tous s’étaient ainsi quotidiennement retrouvés alentour, il n’avait point su connaître ce que cela, ce tableau banal et cent mille fois répété de maison en maison, représentait pour lui de placide et stable bonheur. Il savait aujourd’hui. Maintenant que du cercle brisé il ne restait plus que fragments, maintenant qu’Hortense et Lionel étaient disparus, il était le mutilé habitué à son infirmité mais pour qui chaque pas est une fatigue et un douloureux rappel.

D’Atlanta, les nouvelles étaient rares bien que relativement bonnes. Lionel écrivait occasionnellement une simple carte, sans détails. Si bien que, par moments, le père eût désiré pouvoir quitter Montréal où les affaires le retenaient pour aller s’enquérir lui-même et renouer un contact qu’il sentait s’amenuiser. Pour son fils il avait tout craint de l’isolement. Car ayant voulu l’enfant dur et vigoureux, il l’avait laissé devenir irrépressible. Si jeune, à vingt-deux ans ! Si jeune, seul dans une ville lointaine, étrangère, indifférente ! Sans appui contre les tentations du dehors, sans encouragement contre celles du dedans. Si jeune, à vingt-deux ans ! songeait Garneau, oubliant combien à cet âge lui-même était déjà un homme.

— Ce n’est qu’un enfant, soutenait-il à Jocelyne.

— Voyons, papa. Il est majeur, tu sais ! Même si tu l’as toujours traité en enfant.

Hermas avait soutenu l’avis de Jocelyne :

— À ta place, moi je ne m’inquiéterais pas. Je le connais ton Lionel : c’est pas qu’un petit poisson. Il est capable de se débrouiller. Maintenant qu’il est sorti de la maison, qu’il ne sent plus son père derrière lui, qu’il aura à payer lui-même pour ses bêtises, aie pas peur !… Moi, ça me dit qu’il va réussir. Admets que tu ne lui as pas donné grand chances, jusqu’ici, de faire quelque chose à son goût.

Il y avait eu quelque part indiscrétion au sujet du fils Garneau. Certaines allusions avaient couru, au club même, qui n’avaient pas échappé au père. Même si l’on n’en parlait point, tout le monde semblait connaître l’aventure, « l’accident », survenu à Lionel et la cause de son départ précipité. Cela se devinait à des réticences, à des coupures dans la conversation et surtout au fait nouveau que jamais on ne demandait à Garneau des nouvelles de ce fils dont jadis il parlait si volontiers, dont il racontait même avec une parade amusée les frasques d’adolescent. L’affaire s’était ébruitée.

Pis encore ! Donatien Beaugrand, ce journaliste intelligent et monstrueux qui publiait autrefois le Juste devenu aujourd’hui par le fait d’une faillite la Justice, avait raconté dans ses échos, à mots mal couverts, l’histoire de ce fils d’industriel d’Outremont et Saint-Laurent qui n’avait dû qu’à des influences politiques d’échapper à la gendarmerie. Quelques jours après, Beaugrand avait eu le culot de se présenter chez Garneau pour lui demander un abonnement à son journal et une souscription au livre qu’il « devait publier sous peu ». L’exemplaire de luxe se vendrait quinze dollars, payable immédiatement. Garneau avait haussé les épaules et fait un chèque.

Les amis que le jeu des circonstances mettait face à face ce soir-là étaient quelques-uns de ceux qui jadis venaient chez Garneau quand celui-ci habitait le petit appartement de la rue Bernard. C’était au début de son ascension. Il y avait bien… mais oui… déjà quinze ans !

C’est avec une surprise amusée qu’ils s’étaient retrouvés dans la salle des journaux, au club :

— C’est extraordinaire comme tu ne changes pas ! s’était à peu près écrié chacun. Mais à part soi chacun pensait : « Curieux tout de même comme tous ont changé, sauf moi ! ».

Carrière, « le grand Josaphat », avait gardé son air de piquet chauve. Avocat presque véreux, il avait connu des hauts et des bas depuis le collège où il s’échappait de nuit pour courir les serveuses de restaurant, et depuis l’université où il avait commencé de se mêler à la pègre. Et Lanteigne, l’ancien député à qui la politique avait valu récemment le poste plutôt fantaisiste d’inspecteur des prisons. Paul Leblanc, le Don Juan svelte et discret dont l’âge avait un peu alourdi bedon et derrière mais qui portait encore beau et revenait à la surface après une éclipse passagère. Adolphe Chrétien, l’industriel en chaussures, fabricant des célèbres Cinderella. Et jusqu’à Jean-Marie Knox !

Jadis poète et esthète, ce dernier avait hérité de son père une solide fortune que la crise même n’avait pas entamée. Forcé de voir lui-même à ses affaires, le souci de ses hypothèques, de ses maisons de rapport, de ses valeurs boursières, de ses obligations d’État, en avait fait un homme tout à fait sérieux. Il n’en était pas moins le premier à sourire avec indulgence au rappel de ses poèmes, de ses enthousiasmes juvéniles et de ses attitudes d’autrefois. Tout ce qui lui restait de cette époque était un goût assez éclairé pour la peinture — on disait sa maison pleine de toiles qui d’ailleurs valaient un peu plus chaque année — et une passion hollywoodienne pour les cravates audacieuses. Désormais vice-président de la société des Concerts symphoniques, directeur des Amis de l’Art, bienfaiteur de la Bibliothèque des enfants et de l’école Victor-Doré, membre de l’Alliance française, il était surtout agent pour les tracteurs Mallory. Enfin, il avait à Terrebonne une ferme modèle où il élevait du bétail de race. C’était de ses Ayreshires qu’il parlait aujourd’hui avec le plus d’ardeur, de la quantité de gras dans le lait de ses vaches et de la vigueur de ses taureaux. Ses bêtes d’ailleurs lui faisaient honneur. Chaque foire, de Québec ou de Toronto, lui apportait quelque récompense. Car il savait y mettre son intelligence et toute l’application dont il était capable. Quant à Aline, sa femme, tout simple en son bonheur domestique, elle ne venait à la ville qu’à son corps défendant mais l’attendait à Terrebonne dans la grande maison de pierre des champs, encombrée de peintures estimables et de trophées agricoles, où il retournait fidèlement chaque soir.

C’est pendant que Jean-Marie parlait à Garneau de son fils aîné étudiant au collège d’agriculture Macdonald que Leblanc fit son entrée.

— Ah ça ! par exemple, c’est une surprise !

— Bien quoi ? moi aussi je viens pour le banquet à Lemercier.

Il avait vieilli, certes, mais bellement. Ses tempes avaient grisonné aussi heureusement que celles d’un amant de théâtre. Il savait s’habiller de façon à donner l’illusion de la sveltesse. Les femmes devaient assurément, tout comme autrefois, lui jeter au passage un regard de côté ; et quelque chose devait tressaillir en elles quand elles voyaient s’avancer le dompteur charmant et subtil qu’il était resté.

— Qu’est-ce que tu fais donc, Paul, qu’on ne te voie jamais ? Il y a des siècles que tu ne t’es pas montré au Club Laurentien.

Leblanc sourit de toutes ses dents encore éclatantes et saines.

— Mon cher, j’attendais que le temps se mette au beau. Et ça s’en vient. Ça s’en vient. En attendant, j’aimais mieux ne pas trop venir de ce côté-ci…

Il faisait franchement allusion à l’affichage de son nom pour contributions en souffrance. Mais cela était maintenant effacé.

— Et qu’est-ce que tu mijotes maintenant ?

— Employé au gouvernement, comme toujours. Mais entre temps, je m’occupe un peu d’affaires.

— Des affaires de jupes ? demanda Knox, taquin.

— Ça, mon vieux, c’est plutôt le soir. Mais de vraies affaires. Justement Garneau, je pensais aller te voir. J’ai quelque chose…

— Qu’est-ce que c’est ?…

— Pas maintenant. Je passerai à ton bureau ou chez toi, t’en parler.

— C’est cela, tu viendras manger à la maison.

— Entendu. Je te téléphonerai.

Sans doute quelque combine. Mais savait-on jamais ? Leblanc n’était pas un bluffeur. Et il avait toujours eu des contacts extraordinaires.

***

Depuis quelques mois, Garneau avait pris en Jocelyne plus d’intérêt qu’il n’eût pensé jamais. Dans cet intérieur de la rue Pratt où le souvenir d’Hortense Garneau se faisait de moins en moins aigu, le père et la fille étaient désormais seuls, face à face à cette table familiale dont plus de la moitié désormais restait inoccupée. Il en était ainsi chaque matin et chaque soir. Quant au midi, il n’arrivait que très rarement à Robert de prendre le lunch chez lui. Presque toujours, son repas se résumait à un sandwich et une tasse de café avalés soit dans un petit restaurant des environs de l’usine, où il coudoyait ses ouvriers, soit sur le coin de son bureau même.

Le déjeuner du matin ne comptait point. Ils le prenaient bien tous deux en même temps. Mais abonné à la Gazette, Garneau la lisait en mangeant ses œufs et restait invisible derrière cet écran dressé. Si bien qu’au moment où il quittait la maison, Jocelyne pouvait lui dire d’un ton taquin :

— Bonjour, papa ! J’ai déjeuné avec toi, mais je ne t’ai pas encore vu aujourd’hui. Comment vas-tu ?

Le dimanche ils allaient ensemble à la grand-messe en l’église paroissiale de Sainte-Madeleine d’Outremont où les Garneau louaient le même banc depuis des années. À la sortie, il arrivait presque toujours à Jocelyne de se joindre au groupe de jeunes filles et de garçons qui se nouait sur le terre-plein. Tous l’accueillaient avec des cris amicaux ; car on l’aimait. Mais quelque pressante que fussent les invitations, pour rien au monde elle n’eût laissé son père rentrer seul pour le lunch du seul jour qui le voyait ainsi à la maison.

Ses études s’étaient terminées à Villa-Maria. Il lui restait un souvenir indifférent de ces deux années où on lui avait imposé, comme à ses compagnes, la vie quasi monacale des religieuses au lieu de les entraîner logiquement à la vie mondaine et familiale qui plus tard serait la leur. On s’y levait à six heures pour entendre la messe avant le café matinal. Si bien qu’une fois le foyer réintégré toutes goûteraient avec un délice de chatte paresseuse la joie rare des longues matinées au lit. Elles garderaient longtemps l’horreur des levers d’hiver avant l’aube, à la lueur des lampes mesquines.

Bien que Jocelyne Garneau n’eût jamais raffolé des sorties mondaines, ses dix-huit ans et sa libération lui avaient apporté son accès normal de liberté et de jeux galants. Longtemps contenue, sa sensibilité avait fleuri. Néanmoins depuis quelque temps, ses goûts s’étaient modifiés. Il lui arrivait souvent de passer à la maison, et sans déplaisir, de longues soirées seule à écouter la musique radiodiffusée des orchestres de Montréal, Toronto ou New-York. La mort de sa mère, en lui mettant sur les épaules l’administration de la maison, puis le départ de son frère, enfin la solitude où elle voyait un père rude mais qu’elle aimait et dont elle croyait sentir qu’il n’était pas heureux, tout cela l’avait mûrie sans toutefois l’éteindre. Car elle restait plutôt gaie, d’une gaîté sans bruit qui l’environnait d’une espèce d’aura invisible et prenante. Elle lisait peu, malgré Mary Harrison. La lecture, à cette époque, avait peu d’adeptes parmi ceux de sa génération. Les seuls livres dont on se souvînt étaient ceux des études ; et cela suffisait à les détourner des autres. Mais Jocelyne ne s’en était pas moins inscrite à la Société d’Études et de Conférences, ainsi qu’à la Ligue de la Jeunesse Féminine. Les mardis et vendredis, un voile blanc sur la tête, elle faisait à l’hôpital Sainte-Justine du service bénévole pour les pauvres.

Progressivement, les choses et les jours l’avaient ainsi faite. C’est alors que, n’ayant plus qu’elle sous les yeux dans sa maison désormais presque déserte, Garneau avait découvert en sa fille non plus une enfant pour qui le monde entier n’est que jeux, ni même une jeune fille pour qui le monde est chastement sexué et la vie une route engageante vers l’amour et le mariage, mais bien une personne humaine et étrangement profonde.

Aussi bien l’univers, cet univers qui lui paraissait fixé à jamais, changeait-il autour de lui. Sans qu’il s’en rendît compte, la jeunesse même du Canada français allait évoluant.

Le goût de la lecture, qui n’avait jamais été apparent, commençait de se répandre malgré la rareté et la pauvreté des bibliothèques. Une espèce d’agitation, précurseur du réveil imminent, mouvait l’homme endormi sur les bords du Saint-Laurent. Jusque-là ne rêvant que des gloires ancestrales, il avait vécu enveloppé dans le linceul du passé. Tandis que, depuis peu, les librairies dont il n’y avait pas une demi-douzaine pour un million d’esprits se multipliaient. Les générations de demain allaient prendre conscience du monde d’aujourd’hui.

Les journaux ne semblaient point intéresser Jocelyne. Elle ne jetait jamais les yeux sur ceux que son père apportait le soir : Presse, Devoir, Star, que pour y chercher l’annonce de fiançailles ou la page du cinéma. Aussi Garneau fut-il surpris d’entendre sa fille émettre des opinions personnelles ; et sur des faits qu’il eût cru fort éloignés de l’esprit d’une jeune fille de son milieu.

Avec Paul Leblanc, qu’il revoyait de temps à autre, il discutait un jour des événements courants et cette fois des faits de politique étrangère. Cela ne les eût guère intéressés, si de telles perturbations n’eussent pu avoir sur le commerce un retentissement fâcheux. La première page des journaux, d’ailleurs, était pleine de la guerre civile d’Espagne. Leblanc disait :

— Belle affaire que ce blocus ! J’ai un ami qui s’occupe justement d’importations. On est en train de le ruiner. Cela et les gens qui se sont mis en tête de ne rien acheter qui vienne du Japon, à cause des Chinois ; ou d’Italie, à cause de l’Abyssinie ; ou d’Allemagne, à cause de je ne sais qui…

— Qu’est-ce que tu veux, Paul ? Pour ce qui est des Chinois, je m’en moque. Et des Ethiopiens aussi. Mais en Espagne on ne peut tout de même pas laisser faire les anarchistes ! Tu as lu ce qu’ils font aux prêtres et aux bonnes sœurs.

— Oui. Mais si les Italiens et les Allemands viennent s’en mêler, et les Russes de l’autre côté, ça pourrait bien finir par une autre grande guerre.

— En tout cas, Paul, que les Allemands tombent sur le dos de la Russie, on va rire ! Heureusement que cette fois-là le Canada ne s’en mêlera pas. King et Lapointe l’ont assez dit. Ce n’est pas les conservateurs cette fois-ci qui sont au pouvoir !

— C’est vrai, Garneau, que les républicains espagnols sont effrayants. Pauvre Espagne. Pourquoi aussi ont-ils chassé le roi ?

Comme il était curieux, ce prestige que chez les Canadiens français gardait la royauté.

— Tu as vu les massacres de Barcelone et de… d’ailleurs, continuait Garneau. Moi, j’ai pour mon dire que l’on devrait carrément aider Franco à mettre de l’ordre, au lieu de lui mettre tout le temps des bâtons dans les roues.

Un bruit léger rappela la présence de Jocelyne. Elle avait laissé tomber une aiguille de son tricot. Galant par habitude, Leblanc se précipita pour la lui ramasser.

— Et toi, Jocelyne ? demanda-t-il d’un ton plaisant, du ton d’un vieil oncle qui taquine sa nièce enfant. Qu’est-ce que tu penses des affaires d’Espagne ?

Sans le quitter des mains, elle posa sur ses genoux le tricot auquel elle travaillait et leva les yeux. Leblanc s’attendait à un regard de petite fille ; il fut surpris de trouver dans ses yeux clairs un regard de femme. Et parce qu’il s’y connaissait en femmes, il attendit d’elle une tout autre réponse que celle à laquelle tout à l’heure il n’avait pas même eu l’intention de prêter l’oreille. Quelque chose l’avertissait que ce qu’il avait devant lui était non pas un cahier aux pages blanches, mais plutôt un livre aux pages que personne encore ne s’était donné la peine de découper et de lire. Il répéta, curieux cette fois :

— Alors, cette affaire d’Espagne, Jocelyne ? Est-ce que tes petits amis te laissent le temps de lire les nouvelles ? Qu’est-ce que tu en dis ?

Le père, d’avance, se mit à rire. Son rire se tut bientôt quand elle répondit, non sans hésitation :

— Oh ! monsieur Leblanc, cela ne me regarde pas. Une Canadienne… Une jeune fille… D’ailleurs… est-ce que cela regarde vraiment quelqu’un … à part les Espagnols eux-mêmes ? S’ils veulent la république, il me semble que c’est leur affaire à eux ! Pourquoi les empêcher. Ils sont chez eux. Qu’est-ce que vous diriez si les Espagnols venaient ici pour nous forcer à changer de gouvernement ? S’ils sont socialistes, je ne vois pas pourquoi les autres pays comme l’Italie ou même les États-Unis…

— Mais… mais… interrompit Garneau, bouche bée. Me voilà avec une fille communiste !

— Voyons, papa, tu sais bien que je ne suis pas communiste. Je suis une bonne catholique.

— Tu prends la part des révolutionnaires, à cette heure ?

— Mais, est-ce que vous croyez que les Espagnols, ceux du peuple, étaient bien heureux et vivaient bien ?

— Veux-tu me dire où tu as pris ces belles idées-là ?

Jocelyne allait se taire devant la surprise et les protestations étonnées de son père. Mais Leblanc, intéressé, la pressa.

— Comme ça, tu penses ?…

— Je pense que les pauvres n’ont jamais raison de se révolter. Mais s’ils se révoltent, c’est souvent parce qu’ils n’en peuvent plus d’endurer. C’est peut-être la faute des riches. Si les riches étaient plus généreux, moins durs, moins égoïstes…

— Les riches ?…

De sa voix douce, calmement modulée, Jocelyne poursuivait son idée. Il y avait dans tout cela une touche d’humaine tendresse.

— Il est facile à ceux qui ont tout de blâmer ceux qui n’ont rien. Mais est-ce qu’il y a vraiment des fortunes, des grosses fortunes, qui sont autre chose que…

Elle s’interrompit brusquement. Des mots étaient au bord de ses lèvres qui pouvaient blesser son père.

Le téléphone sonna. Elle se précipita pour répondre, toute heureuse de cette diversion inespérée.

Garneau haussa les épaules.

— Ça doit être son ami Léger qui lui met ces idées-là dans la tête.

Il est vrai qu’elle n’était pas ainsi quand elle fréquentait Jerry Côté.

CHAPITRE

XVI


OUTRE  les idées charitables et humanitaires, Jocelyne avait pris de son nouvel ami une passion nouvelle pour la campagne. C’est lui qui la lui avait révélée. Jusque-là elle avait comme tout le monde passé à travers champs, plaines et montagnes à soixante milles à l’heure et sans s’y arrêter un instant. Tandis que cette année, dans l’auto des Garneau — car le père d’Adrien Léger, simple maître plombier, n’avait qu’une camionnette, et Adrien lui-même étudiait à l’École normale. Ils étaient partis souvent pendant l’été et encore pour mettre à profit les dimanches doux de septembre.

D’un commun accord ils fuyaient les grandes routes. Chaque excursion étendait plus loin la portée de leur curiosité. Sitôt sortie de la métropole, ils cherchaient quelque petit chemin latéral par où s’échapper vers des régions calmes et pleines de surprises.

Ils avaient commencé par les côtes et les montées de l’île de Montréal. Ils avaient longuement suivi la côte Vertu et la côte Saint-François garnies de planches maraîchères à perte de vue ; la côte de Liesse de chaque côté de laquelle les vieilles maisons dormaient, accroupies. La montée Saint-Henri. Et les allées champêtres qui du côté de Sainte-Geneviève débitent en bocages les restes de la forêt de jadis. Tous les ruisseaux de chemins qui sans se presser s’en vont tomber dans le fleuve de la grande route ils les remontaient posément vers leurs sources charmantes et désertes ; pour finalement rejoindre soit, avec les montées perpendiculaires, les roseaux de la Rivière-des-Prairies, soit avec les côtes longitudinales, les faubourgs tentaculaires de la ville.

Après quoi, ils avaient découvert l’île Jésus. Le chemin sinueux de la Belle-Rivière. Les carrières où dort une eau traîtresse et lumineuse. La montée creuse et innommée qui, entre les grands chênes et les pins vétustes où coassent les corbeaux surpris, monte vers Saint-François. Et les ruines nostalgiques du moulin croulant miette à miette dans son île au bief désormais infranchissable.

Puis quand tout le voisinage immédiat avait été épuisé, ils avaient élargi le cercle de leurs excursions. Cela les avait conduit du côté de Sainte-Thérèse et de Chambly, à cent lieues, eût-on dit, de Montréal dont pourtant on ne perdait même pas de vue les clochers ni la Montagne qui faisait le dos rond sur l’horizon prochain. Ils avaient connu les bords maigres de la Rivière-au-Chien ; la rive gauche de la rivière de l’Assomption, aux fermes dormant sous les saules hérissés ; et les flaques miroitantes de la rivière de l’Acadie. Le vieux fort de Chambly, la carderie de Chicot, les moulins à vent de Repentigny, le manoir de Terrebonne, et les traces des boulets de Colborne sur la façade de l’église, à Saint-Eustache.

Ils s’étaient fait ainsi une espèce d’album aux images infiniment variées et qu’eux seuls pouvaient feuilleter en souvenir. Ce leur était un sujet d’orgueil secret. Ils se consolaient par là temporairement de ne point connaître Venise, Versailles ni Alger.

Leur fantaisie les arrêtait souvent au bord d’une route poudreuse et déserte, au tournant d’un bois dont le rideau brusquement tiré venait de leur présenter une estampe nouvelle, imprévue. Tous deux immobiles dans la voiture, ils s’amusaient à cueillir des yeux les fleurs qui étoilaient les basques des fossés et qu’ils admiraient sans envie d’en connaître le nom ; ou à suivre du regard et du doigt les oiseaux dont Adrien pouvait identifier la plupart.

— Regarde ! Regarde, Jocelyne, comme il est joli celui-là. Tiens, là !

— Ah oui ! C’est un chardonneret.

— Mais non, voyons. Un chardonneret, c’est plus gros ; avec des ailes noires. Celle-ci est une fauvette.

— Ah ! c’est une fauvette ! Qu’elle est jolie ! Oh !… partie !

Jocelyne était reconnaissante à la Providence d’avoir fait exprès pour eux les bois, les champs, le ciel de chaste azur ; et d’avoir semé les prés de marguerites et de fauvettes.

C’est dans une de ces promenades qu’ils découvrirent Saint-Hilaire.

Par un insensible passage, on quittait un été plaisant pour un automne sans rigueur. C’est à peine si quelques gelées nocturnes avaient touché de vermillon les feuilles des érables et d’ocre celles des peupliers. On était au dernier dimanche de septembre.

Pour une fois, Robert Garneau accompagnait dans une de leurs excursions Jocelyne et Adrien Léger. On avait pris, en direction de l’est, la route qui, fuyant les fumées de Montréal et le fleuve, coupe la grande plaine où ne jaillissent que, de loin en loin, bornes colossales sur un chemin de géants, les seules collines montérégiennes.

— Fais-moi plaisir, papa ! Viens avec nous, avait gentiment insisté Jocelyne. Il fait vraiment trop beau pour rester en ville, pour rester à la maison.

Néophyte de la campagne, elle voulait partager avec ceux qu’elle aimait sa nouvelle passion et les joies qu’elle en savait tirer. D’ailleurs, le soleil même se faisait son complice ce jour-là. Entrant à pleines baies dans la salle à manger, jetant de l’or sur le tapis et du feu sur les cristaux du buffet, il invitait à l’évasion.

— Mais où est-ce que tu veux m’amener ?

— Dehors ! Ailleurs ! Au grand air ! Adrien doit être ici à une heure et quart. Nous pensions aller chercher des pommes du côté de Rougemont.

Le père s’était laissé gagner. Les deux jeunes gens avaient pris place à l’avant, Jocelyne au volant. Seul sur le siège arrière, Garneau tantôt s’accoudait pour participer à la conversation, tantôt se laissait aller sur les coussins confortables de sa Dodge qui ronflait de la joie de rouler sans arrêts sur l’asphalte. Il avait ainsi sous les yeux le ruban de la route, bloquée partiellement par la nuque tondue de Jean et par les cheveux flottants, dorés comme le jour, de Jocelyne. Il s’abandonnait avec un sentiment de détente dont il goûtait le plaisir pour lui si rare.

Franchi le pont Jacques-Cartier et traversé Longueuil, on prit la montée sans pittoresque qui pointe vers Chambly. La grande ville encore trop prochaine encombrait la voie de promeneurs échappés comme eux à la banalité des rues. Le voisinage de l’aéroport de Saint-Hubert remplissait le ciel d’un bourdon continu et profond. De temps à autre, brutalement, un vrombissement éclatait au-dessus. Instinctivement, tous baissaient la tête. Tendu par l’effort qui l’arrachait au sol, les ailes raidies pour agripper l’azur, un avion en partance rasait les arbres et les toits avant de prendre son essor et de planer noblement.

— Si nous passions par Belœil ? proposa Adrien. Ça ne vous fait rien, monsieur Garneau ?

— Ça ne fait rien, Adrien. Aujourd’hui je me laisse conduire.

Tournant à gauche, l’auto suivit à travers les champs aux clôtures fuyantes un chemin qui, semblable à un escalier posé à plat, s’en allait en zigzag et comme à regret vers l’inconnu. À gauche, la montagne de Saint-Bruno étalait sa pente douce percée d’un unique clocher et au pied garni d’une rangée de peupliers raides comme des bannières. Au fond la masse bleutée du grand mont Saint-Hilaire barrait l’horizon où elle dessinait curieusement la forme d’un éléphant à la tête obtuse et à la croupe monstrueuse.

Après le bac du Richelieu on longea les restes du parc seigneurial ; puis, derrière sa haie de cèdre et sa pelouse parfaite, le petit château vaguement Tudor des Campbell. Enfin l’on s’engagea dans la montée qui par le hameau de Mont-Saint-Hilaire conduit à Saint-Jean-Baptiste.

Sitôt après la traverse du chemin de fer commençait le royaume des pommiers. Ils étaient là, innombrables, alignés comme à la parade, ou plutôt comme les pièces d’un échiquier, en quinconces restreints par la petitesse des champs. Car il n’y avait point de grandes exploitations mais bien des vergers de quelques centaines d’arbres, biens familiaux dont de père en fils vivaient les Saint-Georges, les Auclair et les Cardinal de la montagne.

La cueillette des fruits d’automne commençait à peine. Chargés à plier de Macintosh et de Fameuses rubicondes, les pommiers semblaient de véritables arbres de Noël. Devant chaque maison, le dimanche avait rassemblé les familles et les amis. Les enfants dansaient des rondes ; mais les parents se balançaient bien sagement sur les berceuses à côté de l’étalage en plein vent dont les fruits, soigneusement frottés pour leur donner du lustre, appâtaient les promeneurs de la ville.

— En voilà, des pommes, Jocelyne. Tu ne t’arrêtes pas ?

— Oh ! rien ne presse. Un peu plus loin.

Accrochés à flanc de pente, presque en corniche, la route sinuait avec fantaisie, sans autre prétexte que de frôler une maison fleurie de géraniums ou d’éviter un vieux pommier encore chargé malgré son grand âge et sa décrépitude. Du sommet des buttes qu’enjambait le chemin, le regard fuyait à l’improviste vers la plaine en contre-bas.

Une fourche les arrêta. Sur la galerie ouverte d’une espèce de restaurant un groupe de jeunes flânaient.

— Qu’est-ce que c’est, ici ? demanda Adrien Léger.

— Ici ? C’est Mont-Saint-Hilaire. Où voulez-vous aller ?

Voyant une jolie blonde, l’informateur, un solide garçon aux yeux vifs, s’approcha de l’auto.

— Nous nous promenons… Et tout droit, où est-ce que ça mène ?

— Nulle part. Vous vous trouvez à faire un détour pour retomber plus bas dans le même chemin.

— Merci !… Tout droit ? proposa Léger à Jocelyne.

Celle-ci, pour toute réponse, remit la voiture en marche et s’engagea résolument dans le chemin gravelé. Des érables rugueux fermaient au-dessus une voûte opaque. À droite était une maison carrée, en pierre noire des champs, noble d’âge et d’apparence, solidement assise entre son potager tiré au cordeau et le verger dont les branches généreuses touchaient terre en arceaux gracieux. Quelques pieds plus loin, sur la gauche, s’offrit une montée. Sans hésitation, Jocelyne changea de vitesse et s’y engagea.

— Eh !… Où diable nous mènes-tu ? demanda Garneau, à la fois amusé et surpris. Tu vois bien, Jocelyne, que ce chemin ne mène nulle part.

Que l’on marchât ainsi à l’aventure et non point vers un but déterminé à l’avance lui semblait extraordinaire.

— Je n’en sais rien, papa. Pas plus que toi. Sa voix chantait le plaisir d’aller ainsi vers l’inconnu, vers un inconnu que, à cause de son âge, elle ne pouvait supposer qu’agréable. Je n’en sais rien. Mais n’est-ce pas que c’est épatant !

On montait difficilement dans une espèce de couloir étroit. Les murs, de chaque côté, étaient de feuilles et de fruits. Si près en vérité que, à la faveur d’un écart, Garneau put en passant cueillir une pomme à même la branche tendue vers lui.

Tout en haut, le chemin butait sur une masure entourée de bâtiments piteux. Et les constructions des hommes, ternes et croulantes, paraissaient plus tristes encore à côté du luxe débordant de la féconde nature. Là aussi il y avait un vieil homme, entouré d’enfants et apparemment de petits-enfants.

La tête hors de la portière, Jocelyne hésitait sur la prochaine manœuvre et se demandait même comment elle se tirerait de cette impasse. Sans bouger de sa chaise, le paysan l’interpella :

— Vous voulez-t’y des pommes ? De la belle Macintosh ? ou bien de la Fameuse ? de la Wealthy ?

De la main qui tenait la pipe, il indiquait près de lui quelques mannes chichement remplies de fruits écarlates.

Cette fois, d’un geste décidé Jocelyne mit le frein et descendit de voiture. Elle avait, semblait-il, trouvé ce que instinctivement elle cherchait. Le pittoresque et du lieu et de l’homme déjà l’avait séduite. Ce coin l’amusait, cette montée en cul-de-sac plantée au flanc de la montagne, et qui débouchant dans une mer de pommiers en fruit, ne menait nulle part. Elle en avait la voix joyeuse, les yeux lumineux, le visage vivifié par la pureté, la légèreté d’un air nouveau ; et par le silence qui s’était établi, parfait, après le claquement lourd des portières.

— Que c’est calme ici ! s’exclama Adrien.

On acheta des pommes. Léger s’était mis à causer avec le bonhomme pendant que l’un des fils plaçait dans la caisse arrière de l’auto les deux mannes de fruits. Jocelyne était disparue ; sans doute à la recherche du paysage.

— Voulez-vous en voir, des pommes ? offrit le pomiculteur.

L’argent l’avait mis d’humeur aimable. Il fit entrer les deux visiteurs dans la resserre où les barils étaient entassés les uns sur les autres dans une mare de pommes en vrac. L’odeur aigre-douce prenait à la gorge. Puis on but un verre de cidre, d’une cruche que l’un des jeunes était allé tirer du puits où on la gardait à fraîchir.

— Papa !… Adrien !…

L’appel de Jocelyne leur arriva, à ce point tendu que tous deux se précipitèrent au dehors :

— Mais où es-tu ?

— Jocelyne ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh ! Venez vite ! Venez ! Par ici !

Pour la rejoindre dans le verger, ils durent se faufiler par un étroit passage entre la resserre et un vieux bâtiment d’où venaient de vagues odeurs d’écurie. La jeune fille les attendait, debout sous un pommier royal. Ils s’arrêtèrent, saisis.

D’un coup, car il leur avait été jusque-là caché par les constructions, le décor magnifique venait de leur sauter aux yeux. Ils avaient presque trébuché dans l’espace. D’où ils étaient, il leur semblait flotter magiquement au-dessus de la terre déployée, sans contact avec elle. Toute la plaine immense, toute la large vallée du Richelieu était étalée sous leurs pieds, sans un pli, jusqu’à l’horizon où s’estompaient en nuées bleuâtres des montagnes irréelles. Là-bas, à droite, cette lame de métal brillant, c’était la rivière ; cette plaque d’argent, comme un manche, le bassin de Chambly. Au milieu de la plaine, en plein milieu, telle une île verticale jaillie de la mer, une seule colline, géométrique, régulière et ferme, si pure de lignes qu’à Adrien comme à Robert le même rapprochement avec un sein de femme s’imposa simultanément. Et par l’automne venu, sur le tapis blond des prés ras tondus, des morceaux de forêt faisaient des ramages éclatants.

— Que c’est beau ! Que c’est beau ! ne cessait de répéter Jocelyne.

— C’est vraiment admirable, dit Adrien.

— C’est extraordinaire, souligna Garneau.

Le visage de Jocelyne reflétait l’espace.

— Est-ce que ce ne serait pas merveilleux d’avoir ici, tout en haut, sa maison !

— Ici ? Ça serait quand même un peu loin pour mes affaires !

Les jeunes gens restaient immobiles, l’un près de l’autre, unis par un même sentiment de la grandeur des choses et de leur humaine petitesse. Garneau regardait autour de lui, surpris de cette nature si dissemblable à tout ce qu’il avait connu jusque-là. Ce que ceci lui rappelait c’était, curieusement, certaines excursions jadis, dans son enfance. On partait vers le fleuve, là où parmi les roseaux et les fondrières, la rivière du Loup se perd mollement dans le lac Saint-Pierre. Lui revenait sa première surprise devant l’immensité et la plénitude du lac, devant ce vide étonnant de l’eau à perte de vue, qui tout là-bas rejoignait le vide jumeau du ciel et se confondait avec lui.

Dans le silence rétabli, on n’entendait plus que le bruit mat des fruits mûrs tombant sur le paillis, au pied des arbres. Et, de temps à autre, assourdie, la sirène d’une auto sur le chemin au pied de la côte.

— Que c’est beau, répétait Adrien Léger. Je n’aurais jamais cru qu’une telle chose pût exister, si près de Montréal.

— Je ne voudrais jamais m’en aller d’ici ! Hypnotisée, Jocelyne ne pouvait détourner les yeux du spectacle.

« Moment d’enthousiasme », pensa Garneau.

Mais Jocelyne avait le caprice tenace. Elle savait vouloir. De son père elle tenait une constance qui n’avait point besoin de s’exprimer par des paroles. Pendant les jours qui suivirent, elle ne fit à la Montagne que de rares allusions. Mais elle restait doucement songeuse. Et tout ce temps le désir couvait en elle. Des jours plus tard :

— Tu sais, papa…

— Quoi donc ?

— Nous sommes retournés à Saint-Hilaire, Adrien et moi. Avec Jerry et Carmen Désilets. Ils ont été emballés comme nous.

— Bon.

— Si tu voulais, papa, si tu avais envie de me faire un beau cadeau pour mes vingt et un ans, au lieu d’un bijou, d’une bague, tu m’achèterais cette petite bicoque à Saint-Hilaire. Avec son verger.

— Tu es folle !

Elle était même allée aux informations. Le bonhomme Castonguay n’ayant apparemment pas envie de vendre, elle avait cherché ailleurs. On était en décembre. Sur les flancs du mont, effaçant plantes et rochers, l’hiver avait épandu les premières neiges, qu’elle cherchait encore.

— Sais-tu papa, j’en ai trouvé un qui serait peut-être à vendre.

— Un quoi ?

— Un verger à Saint-Hilaire ! U y a celui de monsieur Arbic, un peu plus bas dans la côte. Mais il est cher. Et un peu trop grand. Et surtout il n’est pas assez haut, à mon gré.

— Comment ? Tu penses encore à cela ?

— Ça ne fait de mal à personne d’y penser. Et puis, papa, franchement, jamais je n’ai autant désiré quelque chose.

Ce qu’elle ne disait pas c’est que sur ce point elle se trouvait d’accord avec Adrien Léger. Tous deux s’aimaient ; il était tacitement entendu qu’ils s’épouseraient, plus tard. Adrien voulait écrire. Et ses yeux d’artiste gardaient l’impression tenace du décor que Jocelyne lui avait révélé.

— J’y arriverai, tu sais, papa.

— Je ne peux pas croire que tu penses encore à Saint-Hilaire !

— Oui. J’y arriverai tu sais. Malgré ce que dit monsieur Noiseux.

— Et qu’est-ce qu’il dit, ton monsieur Noiseux ?

— C’est un bon vieux qui habite la grosse maison de pierre au pied de la côte, un ancien relais des diligences pour les Cantons de l’Est à ce qu’il paraît. Il m’a dit que ça ne serait pas facile d’acheter quelque chose dans la montagne…

— Et pourquoi ça ?

— Parce qu’il a pour son dire que « lorsqu’on a vécu dans la montagne on ne peut pas s’en aller vivre ailleurs ». Comme je le comprends !

— On dit ça, Jocelyne, on dit ça. Mais lorsque quelqu’un arrive et met l’argent sur le coin de la table !…

Pendant cet hiver, les nouvelles de Lionel furent de plus en plus rares et courtes. Une carte du Premier de l’An leur apprit qu’il allait passer d’Atlanta à Baltimore ou Philadelphie.

Certes, le père eût bien voulu le voir revenir au pays. Mais Lemercier lui avait conseillé d’attendre encore quelque peu.

Enfin, au début de mars, il put écrire à Lionel qu’il pourrait maintenant rentrer au Canada sans danger. Cinq semaines plus tard il recevait une courte lettre. Lionel Garneau s’était marié ; ayant l’intention de vivre aux États-Unis, avait demandé ses papiers de naturalisation. Il invitait son père à venir le voir quand il serait installé et envoyait un bonjour à Jocelyne.

La surprise d’une telle décision, le regret de ne pas voir revenir son fils, furent néanmoins tempérés chez Garneau par l’orgueil de voir Lionel organiser résolument sa vie. Mais il n’en fut pas moins taciturne pendant quelques jours.

— Sais-tu, papa ! Je pense que c’est la meilleure chose qu’il pouvait faire. S’il a songé à se marier c’est qu’il est maintenant rangé. Si tu veux, dans un mois ou deux, nous pourrions peut-être prendre l’auto et descendre aux États-Unis.

Le père fit signe que oui, sans rien dire. Mais deux mois plus tard, ce fut impossible

Il y eut d’abord la maladie de Jocelyne. Elle s’alita un soir après deux jours de maux de tête violents. Puis la fièvre monta ; le mal devint inquiétant au point de faire hésiter le médecin qui trouvait à cette grippe une allure anormale. Enfin le docteur Bastien appelé en consultation diagnostiqua une poliomyélite : la paralysie infantile.

Le cas toutefois était bénin. Il n’en fallut pas moins transporter la malade à l’hôpital, non pas tant pour le traitement, car il n’en était point d’efficace, mais par prudence et parce qu’on ne pouvait à la maison lui donner les soins constants dont elle avait besoin.

Troublé par la solitude qu’il avait toujours fuie, le père venait passer au chevet de Jocelyne quelques heures chaque soir. Il s’asseyait près d’elle et lisait son journal, pendant qu’elle restait les yeux fermés sous l’effet des calmants ou parlait vaguement dans le demi-délire où elle était plongée depuis plusieurs jours déjà. Parfois, il se demandait obscurément comment il se faisait qu’il fût là au chevet de sa fille, lié à cette chambre de malade par un sentiment qu’il ne pouvait définir. Il était allé jusqu’à flâner au club après dîner pour bien se montrer qu’il restait maître de lui-même et ne cédait point au sentiment. Mais au milieu de la soirée :

— Je rentre à la maison. Je vais passer par l’hôpital un moment.

Il y restait des heures.

L’arrivée de son père tirait Jocelyne de sa torpeur. Puis après un bonjour, l’effort qu’elle venait de faire pour sortir du pays de ses mirages la rejetait dans le monde invisible et ténu de la fièvre. Elle parlait, presque sans remuer les lèvres, d’Adrien Léger, de sa jeunesse à elle, de Saint-Hilaire, du ski, des pommes, de la cuisine, des oiseaux, de Lionel, de mille choses sans importance et sans suite.

Un soir qu’elle semblait décidément mieux, bien que ses yeux fussent encore un peu égarés :

— Tu es là papa ? Tu viens d’arriver ?

C’était la troisième fois au moins qu’elle lui posait cette même question.

— Mais oui, Jocelyne.

L’infirmière, vive et adroite, préparait sa malade pour la nuit.

— Papa, parle-moi.

— Mais, de quoi veux-tu que je te parle ?

— Parle-moi, parle-moi de…

Elle parut chercher en elle-même, très loin :

— Parle-moi de grand-maman.

— Grand-maman Morissette ? Je l’ai à peine connue, tu sais bien.

— Non… Mais non !

Elle s’impatientait qu’il ne l’eût pas comprise tout de suite. Sa voix se faisait larmoyante comme celle d’une enfant capricieuse et souffrante.

— Mais non… parle-moi de grand-maman Garneau. De grand-maman Garneau. De grand-maman Hélène. Tu ne m’en parles jamais.

Une sueur froide vint au front du père. Il se contint. La garde avait les yeux fixés sur lui et attendait en souriant avec un air de compréhension tendre.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je t’en dise. Repose-toi plutôt. Il est tard. Il faut dormir.

— Non ! Je ne m’endors pas. J’ai assez dormi. Tu ne m’en parles jamais, de ta maman à toi. Tu devais l’aimer ! Tu n’as pas de photo d’elle ? Dis-moi, est-ce que je lui ressemble ?

Malgré lui, le regard de Garneau se porta sur sa fille. Il ne put s’empêcher de rapprocher l’image qu’il avait sous les yeux de celle, oubliée, qu’il portait en lui, inscrite en sa chair, ineffaçable comme un tatouage, marquée comme une cicatrice. Le plafonnier en veilleuse laissait imprécis les traits de la malade enfouie dans les oreillers.

Alors il vit qu’effectivement sa fille ressemblait à Hélène Garneau. Non pas à Hélène Garneau jeune encore, souriante et instinctive, belle aux yeux de son fils et belle aux yeux des hommes ; mais à cette Hélène Garneau des derniers temps : une maman dépérie et que sous ses yeux Michel Garneau avait vu s’effacer doucement du monde des vivants pour s’enfoncer dans celui des souvenirs. Les traits tirés par la maladie, les lèvres pâles, les yeux bistrés, les cheveux blonds serrés en une tresse, Jocelyne ressemblait vraiment à Hélène Garneau.

Après deux mois, cependant, il ne resta rien à la jeune fille d’une maladie dont le nom seul jette l’épouvante mais dont heureusement elle n’avait subi qu’une légère atteinte. Elle n’en garderait rien autre qu’une certaine faiblesse du bras gauche. Sa convalescence n’était pas terminée que le père était repris par ses affaires.

En ces dernières années, l’usine avait été prospère. On s’était mis à fabriquer pour Terre-Neuve des poêles d’un modèle nouveau. Il avait fallu augmenter le nombre des employés et les ateliers s’étaient repris à bourdonner. Pourtant, ce développement restait encore loin de ce que Garneau avait jadis espéré, de ce qu’il avait entrevu et voulu dans ses rêves ambitieux. Parfois, il regardait d’un œil désabusé les murs de son bureau et tout cela en quoi il avait fondé l’espoir d’une réussite qui ne s’était qu’imparfaitement réalisée. Il se demandait s’il ne s’était pas trompé. D’autres, autour de lui, avaient réussi. De ses amis même. Après des fortunes diverses, René Bussières s’était résolument tourné vers la finance. Il avait fondé l’International Bond Corporation et en quelques années était monté au pinacle. De même, Azellus Piette, simple commis de banque il y avait dix ans, aujourd’hui directeur de dix compagnies. Simple commis de banque, comme lui-même, Robert M. Garneau, l’avait été.

Voilà ce qu’il eût dû faire ; de la finance. C’est par elle, il s’en rendait compte maintenant, trop tard ! que s’élevaient les empires industriels. Rockefeller, Carnegie, Zaharoff. Ou encore par un coup de chance, une découverte, la sienne ou celle d’un autre. Par moments, il eut voulu changer d’instrument, abandonner cette usine où rien de miraculeux ne pouvait plus se produire. À quarante-sept ans, plein de vie, sans autre fatigue que celle de la monotonie, dressé pour la conquête par vingt ans d’efforts, il pourrait encore, lui semblait-il, se tailler une place. Non ! peut-être n’était-il pas trop tard vraiment.

Or voici que pour la seconde fois, comme dix ans plus tôt, on lui fit une offre intéressante pour son usine.

CHAPITRE

XVII


POUR  une affaire d’une telle importance, la vente de la St Laurence Corporation fut bâclée avec une étonnante célérité. En quelques jours.

Il n’avait pas été difficile à Garneau de se fixer un prix. Car il était un chiffre qui en son esprit avait symbolisé la fortune. Non pas certes le MILLION, nombre miraculeux, à la sonorité colossale, sommet fabuleux ; en tout cas, accessible à ceux-là seuls qu’avait marqué la chance injuste ou un incompréhensible destin. Dans la loterie d’or, c’était là le gros lot.

Mais CENT MILLE dollars. Voilà qui avait été autrefois le but accessible et convoité. Telle lui était apparue la frontière, franchie par ceux-là que l’on pouvait désormais dire les riches ; en deçà de laquelle peinait à jamais l’innombrable tourbe des pauvres. Ce chiffre, il arrivait même à son crayon de l’inscrire inconsciemment sur le buvard pendant les conversations téléphoniques, comme d’autres tracent des entrelacs ou dessinent une chaîne de naïfs bonshommes. Après quoi il regardait avec amusement les signes évocateurs : 100.000. Équilibre logique des deux groupes ternaires. Escouade de cinq zéros à la file, de cinq zéros pansus conduits par l’unité raide comme un sergent. Passer de 100.000 à 1.000.000 était toute une affaire : il fallait entamer un nouveau groupe. Mais de 1.000 à 10.000, puis de 10.000 à 100.000, il suffisait de placer du bout du crayon un zéro de plus dans le rang.

Cent mille dollars, c’est ce qu’il voulait pour cette usine qui, au dernier bilan, en valait bien, nette, soixante-quinze. Aussi en demanda-t-il cent dix mille, afin d’avoir de quoi transiger. L’acheteur, du moins celui qui traitait, était un nommé Harry Irvine, mâtiné d’irlandais et de juif. Il semblait parfaitement au courant de la situation et sur la proposition catégorique de Garneau, promit une réponse dans la semaine.

Elle vint après trois jours : par téléphone on le convoquait chez un notaire. On acceptait son prix, sans autre discussion, sans rabais. Le contrat était sur la table, prêt pour l’échange des signatures. Et ce second papier, tout à côté, était un chèque dûment certifié.

Sur le point de quitter Irvine, rue Saint-Jacques, Garneau ne put taire sa curiosité. Jusqu’ici ses questions n’avaient rien rapporté. Il essaya une fois de plus. Quels étaient les véritables acheteurs ? Irvine sourit, de ce sec sourire de banquier qui lui coupait durement le visage :

— British Motors, dit-il simplement. Cela d’ailleurs suffisait.

— Ah ! Et ils ont l’intention de fabriquer quoi ? Des poêles ?

Cette fois, Irvine montra les dents, ce qui était apparemment son sourire du second degré.

— Des poêles ! My God ! Non. Des moteurs d’aviation.

S’il eût pu soupçonner le nom prestigieux de l’acheteur, et que c’était la puissante combine impériale, Garneau eût sans crainte demandé le double. C’est bien pour cela qu’on le lui avait caché. Un moment, il sentit quelque regret ; et l’inquiétude de s’être fait rouler. Mais il connaissait la valeur, assez relative, de cette St Laurence Corporation qu’il avait acquise petite et qui avait grandi entre ses mains, par ses soins. Le prix était bon, amplement. Et surtout, le chèque était là, dans son portefeuille pour quelques instants encore, jusqu’à la banque où il l’allait déposer. Il ne put tenir. Réfugié dans le vestibule d’un quelconque édifice, il tira de sa poche le rectangle de papier, pour le regarder une fois de plus, avant qu’il ne fût avalé par le guichet de la banque : ’Pay to Robert M. Garneau or order, the sum of ONE HUNDRED AND TEN THOUSAND DOLLARS. Cent dix mille dollars. Cent dix mille dollars. Cent dix mille dollars. Cent dix mille dollars.

La nouvelle de cette vente, qu’au demeurant Garneau publia partout d’une voix faussement négligente, eut vite fait le tour du monde montréalais des affaires. La plus surprise fut encore Jocelyne. Car pas plus que d’habitude son père ne l’avait tenue au courant du projet.

— Mais, papa ! Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Tu ne peux pourtant pas rester à rien faire. Tu es encore bien trop jeune !

Elle le savait violemment actif ; et que l’oisiveté lui serait intolérable. Elle en avait vu, de ces industriels ou de ces commerçants qui, divorcés de leur travail coutumier, devenus avec joie rentiers, sombraient bientôt dans une nostalgie et une torpeur qui en faisaient rapidement, de corps et d’esprit, des vieillards. Elle ne voulait pas qu’il en fût ainsi de lui.

— As-tu quelque chose en vue ?

— Pas encore, pas tout à fait. Mais sois tranquille. Je n’ai pas l’intention de m’asseoir sur mes écus. Je ne fais que commencer. Maintenant que j’ai les mains libres et que j’ai un capital…

Ce qu’il avait derrière la tête, c’était une entreprise dont avec Leblanc il avait depuis quelque temps discuté.

À ce dernier le hasard avait conduit un individu bizarre dont la manie était les inventions. Vaguement ingénieur, venu d’Europe on ne savait à quel propos, à la dérive par suite de quelque aventure, il ne manquait ni de talent ni de science véritable. D’une curiosité toujours en éveil, connaissant tout, il ne pouvait apercevoir une mécanique sans aussitôt y trouver des manques ; d’où son imagination partait à la recherche de modifications ingénieuses mais point toujours réalisables ni réellement utiles. Mathieu VanHegebeke avait apparemment passé sa vie à découvrir tout sauf le moyen de faire fortune.

— Sais-tu, Garneau, qui est le véritable inventeur du moteur à haute compression ? C’est lui, VanHegebeke. Et qui a eu l’idée du zipper ? Encore VanHegebeke. Des inventions, des patentes, il en fait à la douzaine.

— Mais comment est-ce qu’il se fait, dans ce cas-là, qu’il ne soit pas archi-millionnaire ? Parce que, enfin, il n’a pas le sou !

— Bien simple ! Il ne connaît rien, mais rien de rien aux affaires. Du moment qu’une chose est inventée, ça ne l’intéresse plus. Il vend son idée au premier venu. Pour n’importe quoi. Pour avoir de quoi chercher autre chose. Ceux qui font de l’argent avec, c’est les autres. Cette fois-ci, pourquoi est-ce que ça ne serait pas un Garneau et un Leblanc ?… Si ça t’intéresse. À moins que tu aies décidé de vivre de tes rentes, espèce de richard.

— Alors, tu penses qu’il y a vraiment quelque chose de sérieux dans cette affaire de pompe ?

La dernière idée de VanHegebeke était une application de la turbine à une pompe à incendie de principe nouveau. Il était déjà en instance de brevet pour le Canada et les États-Unis. Leblanc passait dans la chambre de l’inventeur toutes ses heures de liberté. Il le surveillait et ne le quittait à peu près plus dans la crainte que lui mît la main dessus un concurrent dont l’homme avait avoué qu’il y avait plusieurs. Il pouvait de la sorte donner à Garneau des explications techniques qui l’intriguaient et ne manquaient point de l’impressionner quelque peu. Un beau jour enfin, il lui avait amené l’individu.

C’était une espèce de lutteur au crâne tondu et à la nuque boudinée, aux joues replètes d’où jaillissait à l’improviste un nez curieusement tranchant dont l’étrave fendait l’air et les objections. Il parlait français avec un accent tudesque et anglais avec un accent écossais. Taciturne, il dînait sans mot dire, répondant à peine, mangeant comme un défoncé, la serviette au cou et la fourchette menaçante, absorbé et marmottant ; puis subitement, alors qu’on ne lui demandait plus rien, élevant une voix de fausset et se lançant dans des considérations mécaniques qu’il illustrait de dessins sur la nappe. Comme il les faisait au crayon indélébile, la fidèle Marie-Ange le voyait arriver chaque fois avec épouvante. Si Leblanc ou Garneau lui posaient quelque objection, il se mettait à suçoter aigrement son chicot de crayon, si bien qu’il sortait de table les lèvres violettes comme s’il eut consommé une douzaine d’évêques. Au reste, peu soigné de sa personne, malodorant et distrait, ce qui le faisait détester de Jocelyne pourtant facilement indulgente.

— Ton VanQuelquechose, tu sais, je ne l’aime pas !

— Non ? Eh bien ! je ne te demande pas de le prendre pour mari, rétorquait le père, décidément d’assez bonne humeur.

Quand la cession de l’usine et la remise des pouvoirs furent choses faites, Robert fit apporter chez lui son vieux bureau de noyer avec ses paperasses personnelles. Et le tout fut installé dans le petit boudoir de l’étage dont il se fit une espèce de cabinet de travail.

Le calme toutefois l’y étonnait, après l’agitation coutumière de l’usine. Leur maison était la dernière de la rue Pratt, à fleur de crête sur la butte qui borne Outremont. De la fenêtre, il avait libre vue sur cette plaine coupée de lignes d’eau qui, à l’ouest et à travers les îles, s’étend sans un pli visible jusqu’à la barrière des Laurentides. Le jour, c’était un seul pré gris-vert indéfini. Au loin, si le temps était clair, on voyait dans la banlieue la tache rouge des toits de la Crèche de Liesse ; et par delà, le plateau nickelé du lac Saint-Louis.

Puis quand venait le soir, tout cela sombrait, recouvert par la marée nocturne. Seules devenaient visibles, seules vivaient et vibraient les lampes humaines, feux mystérieux sur le lac de la nuit.

Bien des fois, parmi la constellation prochaine du village de Saint-Laurent, Garneau s’était amusé à chercher celles de la St Laurence Corporation, à les séparer du fouillis des étoiles agglomérées.

Dans ce calme paysage, la seule animation venait de la gare de triage du Pacifique Canadien, presque directement sous ses pieds. Le soir, il entendait, mugir les sifflets des locomotives. Chaque nuit il attendait celui, régulier, du train des marchandises de minuit et demi qui, à longs meuglements, demandait obstinément le feu vert et la voie libre. Alors, il éteignait sa lampe.

Dans cette solitude relative, il arrivait à Garneau de chercher, plus que jamais il ne l’avait fait, le contact des hommes. VanHegebeke, avec Leblanc et même seul, devint rapidement un commensal presque quotidien de la maison. L’achat de son brevet était chose convenue ; il ne restait plus, pour l’obtention tant à Washington qu’à Ottawa, que de vagues formalités dont s’occupait un agent. En attendant, Garneau versait à l’ingénieur quarante dollars par semaine, ce qui lui permettait de vivre et de mettre au point son invention.

Théoriquement oisif, Garneau eut néanmoins et pendant quelques semaines fort à faire pour disposer de sa fortune à bon escient. Il fallait, pour en vivre sans l’entamer, placer ce capital de bonne façon.

La première chose à quoi il avait songé, à l’occasion de ces vacances imprévues, avait été ce voyage aux États-Unis de si longtemps projeté avec Jocelyne. Malheureusement, on en était encore à recevoir des nouvelles de Lionel. Il avait, semblait-il, quitté Atlanta puisque deux lettres étaient revenues ; mais de Philadelphie, il n’avait pas écrit. On restait donc temporairement sans adresse.

On avait commencé de faire à la maison de la rue Pratt des réparations et même à la salle à manger une allonge qui serait une espèce de serre. Garneau passait des heures avec les ouvriers. Il y avait aussi différents achats, quelques-uns différés depuis des années. Pour la première fois Jocelyne pouvait à son gré choisir tentures et tapis et acheter pour sa chambre le meuble d’érable blond dont elle rêvait depuis sa sortie du couvent. Tout cela, inscrit sur un papier où la liste lentement s’allongeait, commençait de former une somme rondelette. Le paiement de l’hypothèque, les réparations, la rénovation de l’intérieur, la nouvelle voiture, il y en avait bien pour huit mille dollars. À défalquer de cent dix mille. Non ! de cent mille. Car ce dix mille dollars qu’il n’avait point escompté, Garneau avait secrètement décidé comment il en disposerait.

Pour le tout, il avait consulté son notaire, le seul homme qui eût fini par gagner sa confiance au cours des années. C’était en apparence le véritable notaire de comédie, décharné, chauve comme un champignon, toujours vêtu d’une redingote sérieuse et désuète, portant lorgnon à chaînette et parlant pompeux. En fait, un homme prudent et fin, du meilleur conseil, qui avait en horreur la spéculation et déplorait que « les hommes de la Profession » fussent aujourd’hui « devenus des entremetteurs commerciaux, oui monsieur ! je dis bien, des entremetteurs commerciaux ! ». Il était de son étude le meuble principal et faisait corps avec les cartonniers et les rayons de bois chargé des volumes jaunes et poussiéreux, jamais ouverts, des Statuts Refondus.

— Soyez prudent, monsieur Garneau, soyez prudent. À votre place, je mettrais tout cet argent en bonnes obligations, gouvernement et communautés religieuses ; et en première hypothèque. Je peux vous obtenir du cinq pour cent, mais là ! quelque chose de tout repos.

Sur ce point il ne put convaincre son client. Mais il le convertit à l’idée d’une fiducie où sur la tête de chacun de ses enfants il placerait une assez forte somme.

— Comme cela, monsieur Garneau, vous vous éviterez la tentation d’y toucher. Prudence et Travail sont père et mère de Fortune. Vos enfants seront assurés de ne jamais être dans la misère. Et ils auront de l’argent à eux sans avoir à espérer votre décès.

Suivant ce conseil, il mit en viager au nom de Jocelyne vingt mille dollars. Quinze mille au nom de Lionel. Pour lui-même, vingt mille, en rentes de l’État.

Quant à disposer du reste, ce ne furent pas les occasions qui lui manquèrent. La nouvelle de la vente et de sa nouvelle fortune liquide s’était rapidement ébruitée. Il pleuvait des lettres de toutes sortes où on l’invitait à entrer dans les combines les plus prometteuses. On l’avait inscrit sur toutes les listes de poires ; si bien que son courrier était gonflé de circulaires et de « bulletins financiers ».

— Je crois qu’ils me prennent pour plus bête que je ne suis, riait-il, en jetant au panier toute cette paperasse.

Au club, il avait vu les gens lui témoigner un intérêt nouveau. René Bussières lui-même avait invité à prendre un verre son « vieil ami Bob Garneau ». Les gens dans la rue s’arrêtaient pour lui dire bonjour et lui parler, au lieu du bref coup de tête habituel. Comme on ignorait généralement le montant et que l’on savait Garneau dur en affaires, les suppositions étaient libérales. De chiffre en chiffre, le bruit maintenant courait qu’il avait touché un demi-million. Et il en avait été trop flatté pour démentir.

Un des tout premiers à le féliciter, et assurément le plus sincère, avait été Hermas Lafrenière. Il débordait de joie amicale, lui tapait dans le dos à lui rompre l’échine :

— Pas mal ! Robert. Pas mal ! Hein !… les petits gars de la campagne ! … Hein ! Pas si bêtes !…

Cela l’amusait de les voir ainsi, eux, les deux galopins de Louiseville, monter, monter, et graduellement dépasser les finauds de la ville. Toujours il leur resterait quelque chose de cette rivalité jalouse du provincial à l’endroit du citadin.

Les premiers achats de Garneau avaient été inspirés par ce sentiment. Il avait affiché sa réussite en achetant à sa fille un manteau d’astrakan gris et pour lui-même une énorme pelisse de racoune. Le seul ennui était de ne pouvoir en faire parade : c’était l’été.

Dans la poche d’un costume neuf pour Jocelyne, celle-ci avait trouvé deux billets de cent dollars. En les y glissant, Garneau s’était rappelé ce jour lointain où, à la banque de Louiseville, il avait pour la première fois tenu en sa main un billet de cent dollars. Et voilà qu’aujourd’hui il en avait à lui non point un, ni dix, mais bien… mille !

Que mille ! Il eût cru vraiment que c’eût été plus que cela.

Ces petits cadeaux qui donnaient au père l’impression tangible de sa richesse nouvelle, ces petits cadeaux n’étaient rien à côté de celui qu’il avait décidé de faire à sa fille pour son anniversaire. Il n’avait pu se tenir de lui en parler à l’avance :

— Attends ta fête ! C’est là que je vais te faire ton vrai cadeau ! Pour tes vingt et un ans.

La jeune fille avait poussé un cri de joie.

— Non ? Vrai, papa ?… Quoi ?… Mais quoi ?

— Devine ?

— Non ! Dis-moi ?

Visiblement elle avait en tête quelque chose de précis, quelque chose dont elle préférait ne point parler dans la crainte d’un désappointement.

— C’est… une auto ! dit le père. Un coupé Mercury. Je l’ai commandé. C’est aussi bien que tu le saches. Comme cela tu pourras choisir la couleur.

Elle l’embrassa d’un mouvement joyeux. Mais il perçut que son élan avait été quelque peu voulu, que sa joie manquait de spontanéité et apparemment n’était point parfaite.

— Bien sûr ? Tu n’aimerais pas mieux autre chose ? Un voyage peut-être ?

— Non ! Je t’assure !

— Aimerais-tu… aller en Europe ? Oui, c’est cela… un voyage à Paris !

— Non ! Non ! D’ailleurs…

— Quoi ?

— Ça n’est pas raisonnable. Ça serait bien trop cher.

Malgré elle, sa voix brave restait teintée de regret.

— Dis toujours, Jocelyne. On ne sait jamais.

— Vrai, papa ! Ça ne te fait rien ? En tout cas, tu n’aurais qu’à dire non. Je t’assure que je comprendrais.

— Alors… qu’est-ce que c’est ?

— Achète-moi… achète-moi… Saint-Hilaire.

— Comment ? Tu penses encore à cette folie ? Tu sais bien que cela n’a pas de bon sens.

Le matin de son anniversaire, ce fut Robert qui vint éveiller lui-même sa fille. Elle dormait encore, la tête perdue dans l’oreiller de ses cheveux d’or bruni, le bras alangui, éclatante de divine jeunesse entre les murs dont elle avait fait remplacer le papier à ramages par une couleur unie bleu pastel.

— Bonne fête, Jocelyne !

Elle ouvrit brusquement les deux fleurs pâles de ses yeux puis les ferma en détournant sa tête de la violente lumière du jour. Elle fut un moment ainsi, pelotonnée dans les couvertures. Elle s’étira ensuite sous les draps légers où ses pieds faisaient saillie et qui révélaient en flou ses formes graciles. Puis les brumes du sommeil enfin dissipées, d’un bond elle fut à genoux dans son lit.

— Bonjour, papa ! Bonjour !

Il resta un moment à sourire sans un mot.

— Je voulais t’apporter ton cadeau dans ton lit. Mais il est vraiment trop encombrant. Et je n’ai pas trouvé exactement ce que je voulais d’abord.

— Ça ne fait rien, papa. Une auto, je puis m’en passer. Et tu me gâtes assez.

— Tout ce que j’ai pour toi, c’est ce bout de papier.

Elle le regarda, soupçonneuse. Puis elle prit l’enveloppe qui contenait sans doute un chèque et l’ouvrit.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Je ne comprends rien.

Ce n’était pas un chèque. Elle riait de confiance à la plaisanterie, lisant sans les entendre les termes de loi et les formules de procédure. Une de ses mains tenait le document ; et l’autre, par instinctive pudeur, gardait serrée sur sa gorge menue la chemise de nuit qui voulait bâiller. Puis soudain elle jeta sur son père un regard brillant de larmes et de joie :

— Non ! non ! Pas possible ! Papa ! Tu es un amour !

Elle s’était cette fois jetée à son cou, le dévorant de baisers. Et comme il reculait en riant, elle se trouva tirée de son lit défait, ses pieds nus traînant par terre tandis que derrière elle, les couvertures arrachées lui faisaient une traîne royale. Mais elle n’avait point lâché l’acte notarié qui faisait d’elle, Jocelyne Garneau, la propriétaire d’une « maison d’habitation avec dépendances et un arpent de verger, au lieu dit mont Saint-Hilaire, comté de Rouville ».

Cela, pour Garneau, avait été moins difficile qu’il n’eût cru d’abord. C’est que le père Castonguay, malade, ne pouvait plus cultiver le verger dont il avait jusque-là péniblement vécu. Garneau n’avait eu qu’à acheter l’hypothèque et à mettre le vieux en demeure ou de payer les arrérages, ou de consentir cession contre une indemnité raisonnable. Le reste du verger avait été vendu à Gordien Lachance, un pomiculteur voisin.

En réalité, la « maison d’habitation » n’était qu’une masure. Il la faudrait refaire quasi de cave en comble. Garneau entendait mettre quelque deux ou trois mille dollars sur la réfection et l’ameublement de ce chalet auquel d’ailleurs Jocelyne tenait à conserver sa figure vieillotte et paysanne. Tout au plus voulait-elle lui donner de la couleur, de la lumière et l’entourer d’un jardin coquet.

La seule autre extravagance que se permit Garneau dans la disposition de ses fonds, ce fut de céder aux instances de son ami Lafrenière. Jamais l’Abitibi était pourtant désormais percée de mines en exploitation. Des fortunes en naissaient chaque année. Hennas lui-même était en passe de devenir sinon millionnaire du moins grassement capitaliste. Mais Garneau n’était pas sans savoir que pour une entreprise qui réussirait, il en serait cent où les braves gens alléchés par les prospectus et la passion du jeu perdraient leur mise.

— Écoute, Robert ! plaidait Lafrenière d’une voix pressante et sincère. C’est pour toi. Ou plutôt, c’est pour tes enfants, pour Jocelyne et pour Lionel. Je t’assure que ces mines-là, c’est du pas-ordinaire. Mieux que la Hollinger et que la O’Brien. Mieux que la Sullivan. Je te le dis : achète-lui de la Lorraine Gold. Il y a quelque chose là-dedans. Comme dans ma Northwestern Reserve et ma Carignan.

Il y avait chez son ami une si honnête confiance, et surtout il prenait la chose tellement à cœur, que Garneau pour lui faire plaisir consentit à prendre passage dans son bateau. Sans aucun bénéfice, Lafrenière lui céda quelques paquets d’actions au prix du syndicat. Garneau les mit au nom de Jocelyne.

— Tu serais bien surpris si avec ça ta fille devenait millionnaire ! Hein ! Ça s’est déjà vu, tu sais.

Pour moins de deux mille dollars, il avait eu neuf mille actions diverses. Il prit la liasse et l’enfouit dans son coffret de sûreté, à la banque. Tout au fond. Un enterrement. Quand cela fut terminé, il revint à l’affaire Leblanc-VanHegebeke.

Tout compte fait, il lui restait de disponible, placé en actions et en obligations facilement et rapidement réalisables, moins de quarante mille dollars.

Mais cela, certes, était suffisant pour repartir à neuf. Il n’en avait pas eu dix mille à lui quand, vingt-cinq ans plus tôt, il avait acquis la St Laurence. D’ailleurs cela suffirait amplement, avec les quelque mille que Leblanc entendait lui aussi placer dans l’affaire. Mais comme Robert aurait la majorité des actions, la nouvelle compagnie s’appellerait d’un nom d’ores et déjà décidé, la Garneau Fire Pump Company.

Pour l’instant, dans l’atelier qu’on lui avait loué avenue Bégin, sur la Côte-des-Neiges, sous les yeux de Leblanc et de Garneau l’ingénieur travaillait sérieusement a établir son prototype.

CHAPITRE

XIII


PENDANT longtemps, Garneau se retint d’aller du côté de Saint-Laurent, près de cette usine où, des années durant, chaque matin l’avait régulièrement ramené. Cela l’eût gêné qu’on le rencontrât dans cette promenade nostalgique et que l’on pût en deviner la raison sentimentale. Et, surtout, d’être désormais sans importance en ce lieu où si longtemps il avait régné lui eût été assurément désagréable.

Un jour cependant qu’une course l’avait conduit de ce côté, il ne put tenir.

Le changement et l’activité qu’il y trouva le surprirent. Jusque dans la façade, qu’y avait-il de si changé qu’elle lui parût à ce point étrangère ? Il lui fallut un bon moment pour qu’il se rendît compte. La vieille affiche de la St Lawrence Corporation avait disparu, évidemment. À sa place, tout neuf encore, un immense panneau annonçait : British Motor Works (Montreal Division). Des bâtiments nouveaux, tentaculaires, avaient été ajoutés aux anciens qui de ce fait semblaient diminués et désormais sans valeur. Une haute clôture de barbelés entourait le terrain ; contre quoi ? grand Dieu ! De ce qui jadis était ses bureaux on avait fait un poste de réception des marchandises.

Et ce n’était point fini. À l’arrière-plan, des pelles mécaniques mordaient violemment le sol pour préparer de nouvelles fondations. En procession ininterrompue, les camions venaient sans s’arrêter présenter de justesse leur ventre béant pour recevoir le contenu des pelles.

Visiblement l’atelier n’était point encore en production bien que les vieux bâtiments fussent occupés. Mais les branches de l’épi étaient encombrées de wagons plats où, sous des bâches, d’énormes machines attendaient impatiemment les déchargeurs. Il s’étonna.

Bien qu’il suivît dans les journaux, comme tout le monde, la marche en apparence catastrophique des événements internationaux, Garneau ne pouvait croire en l’imminence d’un nouveau conflit. Il se rappelait ’14, les enthousiasmes, puis les déceptions. Et les suites douloureuses, interminables. Se pouvait il que les hommes n’eussent rien appris, n’eussent rien retenu ? Certes, pour lui, loin d’en souffrir personnellement c’est là qu’il avait commencé sa fortune actuelle. Il ne pouvait néanmoins oublier les premières ardeurs martiales. Puis les certitudes de victoire rapide encouragées par les fausses nouvelles systématiques. Les années de deuil presque oubliées dans la joie délirante d’une victoire que l’on avait affirmé — et cru — définitive. Enfin, le désenchantement des lendemains. L’écœurement des hommes après ce qui n’avait été qu’une sanglante et inutile ribote.

Non ! Les hommes avaient payé trop cher pour de nouveau se laisser prendre aux flons-flons régimentaires, aux pipeaux drapés de couleurs nationales. Il y avait longtemps qu’on avait remisé les bannières avec les grands mots démonétisés : Civilisation, Démocratie, Croisade, Liberté, Droit, Justice, Guerre à la guerre…

Et, pourtant, de nouveau sous les yeux inquiets des mêmes hommes, un nuage montait à l’horizon, tout là-bas, vers l’est. Du côté de l’Europe, encore ! Chacun, assis sur ses conquêtes, surveillait jalousement son voisin et criait au voleur à chaque manifestation d’appétit. Après Mussolini, c’était Hitler qui semblable au génie issu du vase ouvert par le pêcheur, avait subitement grandi au point d’envahir l’espace. Et l’odeur de pourriture humaine qui sortait de son antre commençait à écœurer le monde. Si bien que ceux de la génération nouvelle, ceux-là qui ne connaissaient point le vrai visage de la Guerre, s’étaient mis à fréquenter joyeusement les mess d’officiers et à jouer les beaux sabreurs.

Dans les clubs on ne parlait guère d’autre chose :

— Tu as vu les nouvelles ? disait l’un, montrant la manchette du journal.

— Encore ! Ça ne peut pas durer longtemps. C’est un jeu trop dangereux.

— Je ne peux pas croire que cela va recommencer. Comme si ce n’était pas assez de ’14.

Celui-ci avait jadis perdu un frère ; et il avait deux fils officiers de réserve.

— Pas de danger, disait un autre, ami d’un ministre. Du moment que Hitler se rendra compte que la France et l’Angleterre sont sérieux ; et que la Russie est avec nous…

— La Russie !… Oh !…

— Oui ! La Russie ! Je le sais de bonne source. If we call their bluff les Nazis vont lâcher.

— Ce qui est certain c’est que s’ils veulent jouer au fou, ils vont recevoir une dégelée. Et cette fois ça ne prendra pas quatre ans.

— En tout cas… il faut être prêt. Moi j’ai pour mon dire que le Gouvernement devrait dès maintenant donner les ordres pour que l’on se prépare.

Celui-là, c’était un futur munitionnaire.

Pour la première fois, Garneau le regret d’hier et un peu la crainte de demain. L’autre guerre, celle de 1914, il l’avait connue. N’avait-il pas offert volontairement ses services, et dès les premières semaines, comme il ne manquait point de le rappeler à l’occasion ? Après quoi il avait fabriqué des obus.

Il revit son usine de jadis. Les mille employés jour et nuit penchés sur les machines bourdonnantes pondant en série les obus trapus et beaux, à l’ogive aiguë comme un dard, à la coque brillante à l’œil, douce à la main.

Voilà donc pourquoi la vente de son usine avait été si rapidement bâclée, sans marchandage ! C’était apparemment que, une fois de plus, une fois de trop peut-être, l’Europe allait jouer au terrible jeu de Mars et se jeter aveuglément dans les mains des Furies. La British Motors !… Eux savaient !…

Pendant des jours, Robert fut d’une humeur taciturne et mauvaise. Ainsi donc, il avait été joué. Advenant la guerre, quels bénéfices n’eût-il pas fait ! Comment avait-il pu à ce point manquer de flair ?

Mais lorsque les dés furent jetés, c’est un nombre heureux qui sortit. Munich. Un vent pacifique passa sur le monde crispé.

Garneau eut un soupir de joie. Il ne pensa point que l’humanité entière avait failli choir dans l’abîme. Il ne songea même pas que son fils eût pu être entraîné dans le tourbillon comme tous ceux de sa génération. Simplement, il se félicita intérieurement d’avoir vendu son usine. Contre la British Motors, contre ses amis, contre le monde entier, c’était lui qui avait eu raison.

Il pouvait désormais s’intéresser à sa nouvelle entreprise. Les essais de la machine avaient donné de bons résultats. Tout l’automne fut occupé à l’organisation de la Société, puis à l’installation d’un atelier petit mais bien outillé où l’on pourrait fabriquer les pompes. À moins que les compagnies rivales ne songeassent à faire l’acquisition des nouveaux brevets.

Quant à VanHegebeke, il était parti lors de l’alarme générale. D’ailleurs, il s’était depuis quelque temps plutôt désintéressé de sa nouvelle invention, preuve qu’elle était au point. Son esprit instable était désormais tourné vers une nouvelle trouvaille, un ascenseur domestique. Il avait été fort raisonnable ; et les deux compères, Garneau et Leblanc, ne pouvaient en parler sans échanger un sourire de congratulations mutuelles. Au lieu de parts dans la nouvelle société, il avait cédé à Garneau tous ses droits contre quelques milliers de dollars.

Mais il fallait aussi s’occuper de cette maison de Saint-Hilaire que Jocelyne avait tant à cœur. Les réparations à peu près terminées, la masure était devenue une maisonnette charmante, en pierre des champs pour le rez-de-chaussée, de cèdre doré pour l’étage. Tout avait été fait au goût de la jeune fille, sauf le toit. Car elle l’eût voulu de chaume poétique ; tandis que le père, pratique et prudent, avait opté pour le bardeau d’amiante. Mais il avait consenti à ce qu’il fût rouge. De sorte que au flanc de la montagne, nichée dans les verdures courtes des pommiers et celles plus hautaines des érables et des chênes, la maison de loin avait l’air d’un fruit parmi les feuilles.

Bien que l’on fût en octobre et que la nature eût commencé de se dépouiller, la jeune fille allait le plus souvent possible à sa villa. Elle ne se plaignait point que l’été fût fini et que le vent fût froid ; cela lui donnait l’occasion de faire dans la cheminée des flambées devant lesquelles, assise sur une peau d’ours, elle rêvait en fumant. Et comme il restait encore des pommes dans les arbres et des carottes dans le potager, elle pouvait jouer à la fermière, toute heureuse de la cuisine claire, des tapis de catalogne, des gravures qu’elle choisissait longuement avant de les accrocher au mur, des écureuils qui la regardaient d’un petit air méchant, des oies sauvages qui très haut passaient dans le ciel, du puits où elle avait fait installer une brimbale à la mode paysanne. Aidée d’un jeune garçon du voisinage, elle rangeait elle-même dans les mannettes les fruits de ses arbres pour en faire don à ses amis :

— Et, vous savez, ce sont des pommes de mes pommiers, de mes pommiers à moi ! Pensez-vous qu’elles sont bonnes ! Elle y pensait constamment :

— … Sais-tu, papa, je vais y aller cet hiver. Ce que ça doit être beau ! J’ai invité des amis : les Carrière, Jerry, Carmen, Jack Galarneau, Marcel Gauvreau, Lucienne Saint-Jacques, tout mon groupe, pour le jour de l’an. Nous irons à la messe en carriole à Saint-Jean-Baptiste. Et nous ferons du ski dans la montagne.

— C’est que tu ne peux pas. Tu sais bien que la montagne est propriété privée. Elle appartient à monsieur Gault.

Mais Jocelyne avait tout prévu.

— Oui ! J’ai la permission. Je l’ai rencontré l’autre jour, monsieur Gault et je lui ai parlé. Il est gentil comme tout. Toute mon affaire est arrangée. Tu vois.

— Mais pas seuls ? Tous ces jeunes !…

— Sois tranquille, tante Mary va venir.

Mary Harrison prenait encore, à l’occasion, auprès de Jocelyne, la place laissée vide par le départ de la mère.

— Et toi, papa, pourquoi est-ce que tu ne viendrais pas ? Tu es libre. Cette fois il haussa les épaules.

— Tu sais bien que la campagne, moi !… Et tu ne voudrais tout de même pas que je me mette à faire du ski !

— Pourquoi pas ? Le voisin, le notaire Clément, en fait bien lui, avec ses enfants.

Une chose manquerait au bonheur de Jocelyne. Adrien Léger n’y serait pas. Un examen médical avait révélé une légère atteinte des poumons qui le forcerait à six mois de cure, peut-être même un an. Il était déjà au sanatorium du Lac-Êdouard où Jocelyne lui écrivait fidèlement chaque jour. Car avant son départ ils avaient échangé leur parole. Jocelyne l’attendrait. Elle n’avait d’ailleurs que vingt-deux ans et lui vingt-quatre.

L’affaire des pompes était plus difficile à mettre en train qu’on ne l’avait cru d’abord, bien que le succès fût assuré. De l’agent à Washington, on avait reçu des informations dilatoires. Quelque fonctionnaire minutieux avait apparemment cru découvrir une ressemblance entre l’idée de Van-Hegebeke et le brevet d’un inventeur de l’Ohio ou du Nebraska ; bref, l’émission du brevet définitif était remise. Garneau et Leblanc n’y voyaient qu’un simple retard. Mais le premier l’eût voulu surmonter par force quand le second croyait plutôt à la vertu des pots-de-vin et proposait un voyage dont son associé eût fait les frais.

Quoi qu’il en fût, il n’y avait qu’à patienter. Cependant Robert souffrait de n’avoir que faire de son temps jadis si rempli. Il s’agitait démesurément sur de petites choses pour donner le change à lui-même comme à ses amis.

Il semblait que la vente de l’usine eût détendu en lui quelque ressort majeur. Pendant tant d’années elle avait été pour son esprit une source de soucis continus et de quotidiennes satisfactions. Pas un jour, alors, où il n’eût à prendre quelque décision qui imprimerait aux choses comme aux gens une direction différente. Entre ses mains volontaires avait ainsi tenu l’existence des choses et l’activité des hommes. Chacun de ses gestes, chacune de ses impulsions avaient un retentissement certain. Tandis qu’aujourd’hui figé dans sa maison, chaque jour nouveau, en tout semblable à hier, débitait des heures indifférentes et pareilles. Même l’horloge normande du hall n’avait plus sens ni autorité. Qu’importait ! Huit heures et demie, moment naguère impérieux du départ, n’avait rien qui le distinguât de cinq heures, jadis moment du sifflet d’usine, des tiroirs claqués, des corbeilles vidées dans les pupitres tandis que de sa fenêtre il pouvait alors voir couler le flot inégal des ouvriers. Les jeunes, pressés, courant vers l’amie, vers la taverne ou vers la nouveauté charmante d’un foyer encore récent. Les vieux, — ceux dont il connaissait pour chacun le nom et l’histoire — les vieux, lourdement, la boîte vide à bout de bras, sans hâte, comme s’ils avaient senti l’inutilité de ce départ, puisque demain les ramènerait au même banc d’usine. Et après-demain. Et tous les jours jusqu’au chômage final.

Images nostalgiques.

À Robert qui avait eu la flânerie en horreur était venue insidieusement l’habitude de la sieste. Le déjeuner expédié, il montait en son petit bureau de l’étage et tirait de ses tiroirs quelque dossier déjà connu ou un bulletin de Bourse. Il envisageait à loisir des changements à son portefeuille, étudiait sans hâte le rapport annuel de quelque société anonyme. Calé dans son fauteuil, une torpeur insidieuse enveloppait ses bras et son cerveau d’une ouate confortable. Il luttait bien un moment, changeant de posture, redressant les épaules. Puis sa volonté même le trahissait. « Pour un instant », se disait-il, il fermait ses paupières lourdes et laissait sa tête glisser sur l’appui.

Une heure plus tard il s’éveillait les bras gourds, la bouche amère, parfois un filet de salive au coin du menton, et empâté d’un engourdissement qui jusqu’au soir le tiendrait amolli.

Néanmoins, les heures même vides lui paraissaient incroyablement courtes ; la fin du jour le trouvait stupéfait qu’elles eussent passé si vite. Lorsque le soir, au cri lointain de la locomotive de minuit et demie, il posait sa tête sur l’oreiller et éteignait sa lampe, il lui semblait répéter là un geste qu’il venait de faire tantôt, si rapide avait été la fuite des vingt-quatre heures. Comme si le temps eût triché sur la mesure.

Sa mollesse contrastait avec la vitalité de Lafrenière. Celui-ci était décidément sur la bonne pente. Laissant sa femme, Marie-Claire, aux bonnes œuvres qu’elle dirigeait à Val-d’Or, le financier qu’il était devenu venait passer à Montréal de longs bouts de semaine. Il assistait aux assemblées des bureaux où il était administrateur et même président. Puis d’une assemblée à l’autre, il remettait son retour vers les solitudes relatives de l’Abitibi. Comme secrétaire il avait pris Josette Dallin.

— Écoute, Robert, ce soir je t’amène. Nous allons en ’party’. Pete Huot nous a invités à sa suite, au Windsor. Viens. Je veux te présenter deux ou trois petites femmes gentilles comme tout ! Tu viens ?

— Non ! J’ai du travail ce soir.

Hermas haussait les épaules et branlait la tête.

Jusqu’à Jocelyne qui insistait auprès de son père pour qu’il sortît un peu. Au fond, et quelque précieux souvenir qu’elle eût gardé de sa mère, elle se rendait compte du vide dans la vie de son père et n’était pas loin de souhaiter pour lui un second mariage. Que deviendrait-il lorsqu’elle-même se marierait ? Jamais elle ne pourrait se résigner à l’abandonner, seul ainsi. Pourtant !…

CHAPITRE

XIX


MALGRÉ l’heure hâtive, dans le grand hall de la Gare Centrale Jocelyne attendait son père. Une impatience puérile de le revoir et aussi d’avoir enfin des nouvelles de Lionel l’avait fait arriver là près d’une heure à l’avance. Elle se pressait dans le groupe restreint, rapetissé encore par le désert de la salle immense, qui entourait la sortie de l’escalier mobile montant des profondeurs souterraines où se trouvaient les quais.

Par les hautes fenêtres de l’est le soleil de huit heures, tout neuf, jetait de longues traînées obliques, carrées comme des poutres. Cela faisait sur le mur d’en face des cartes de géographie dont les continents étaient d’or pur. Au-dessous il n’y avait d’éclairé que le comptoir où la marchande disposait en bâillant les journaux du matin. Un pied-bot à casquette dédorée poussait mollement de son balai une écume de mégots et de déchets nocturnes.

Pour sûr, Robert Garneau serait surpris de trouver là sa fille ; car lui-même n’y fût point venu. Elle songeait avec une joie menue qu’il aurait ainsi pour le recevoir un visage souriant. La meilleure des bienvenues ; comme elle eût aimé qu’il en fût pour elle-même. Elle détestait arriver de voyage seule, sans accueil amical. C’était là un caprice de son âme singulièrement jeune encore ; caprice suffisamment impérieux pour qu’à l’occasion elle priât à l’avance une de ses amies de la venir accueillir en gare. Ceux qui arrivaient sans personne, elle les plaignait au point de sourire à des inconnus ; et certains, des jeunes, s’étaient parfois mépris sur ses intentions. Elle s’en amusait simplement.

— Le train de New-York n’est pas en retard ? Non ? demanda-t-elle de nouveau.

— Je crois qu’il entre justement, mademoiselle.

Ce n’était point le préposé qui lui avait ainsi répondu ; mais ce jeune aviateur dont elle avait remarqué qu’il tournait autour d’elle et visiblement cherchait à engager conversation.

— Merci ! dit-elle en retenant un sourire ; et se détourna.

Mais elle sentit que son regard restait attaché sur elle. Elle fut contente d’avoir choisi son petit feutre bleu à cocarde et le tailleur qu’elle savait seyant.

Les voilà ! Le train est arrivé, dit enfin le préposé en demandant du geste le passage libre.

Du puits de l’escalateur surgirent les premiers arrivants. Hissés par la machine, ils sortaient du sol hiératiquement immobiles, tels des ressuscités ; pour s’animer soudain lorsque la marche affleurait. La plupart encore à moitié endormis, quelques-uns la barbe visible, la cravate mal nouée, le cache-col pendant, d’une main finissant de boutonner le gilet. Des hommes d’affaires, des femmes, des porteurs ; puis encore des hommes, tous ou quasi avec la serviette de cuir jaune.

— Papa !

Il allait passer sans la voir, ne s’attendant point à ce qu’elle fût venue à sa rencontre. Mais elle n’avait pas manqué d’apercevoir aussitôt sa tête désormais un peu lourde et ses épaules sans orgueil. Et le visage aux traits durs où les yeux, en la voyant, n’avaient eu qu’un sourire de surface. Il lui en vint au cœur une étreinte rapide : qu’avait encore fait Lionel ?

Elle fut tôt rassurée. De ce côté, rien d’inquiétant. Lionel, dit le père, semblait vraiment assagi, complètement. L’éloignement avait fixé son caractère et l’avait apparemment formé. Il était maintenant mécanicien à l’emploi d’une compagnie de messageries automobiles. Mais il parlait de s’acheter un taxi. Sa femme, Amy, était avenante et douce.

« … Non… ils n’ont pas encore d’enfant. Ils sont pourtant mariés depuis… mais oui… depuis deux ans déjà. »

— Mais comment est-elle, sa femme, ma belle-sœur ? J’aimerais tant la connaître. De quoi a-t-elle l’air ?

— Elle est plutôt jolie. Pas belle mais jolie. Et très gentille. Elle a été très gentille pour moi.

— Ils sont heureux ?

— … tout l’air.

— Elle est grande ? petite ? Brune ou blonde ?

— Assez grande. Et très… très brune. Elle est du Sud, tu sais.

Ce qu’il ne dit pas, c’était d’avoir remarqué aux ongles de sa bru quelque chose : un liseré sombre qui trahissait peut-être la présence — bien peu, mais un peu — de sang noir. Certes comme tous les gens du nord il n’avait guère sur ce point de préjugé. Pourtant !… Et voilà pourquoi, peut-être aussi, Lionel habitait un quartier excentrique, presque en marge du quartier nègre.

— Ils ne parlent pas de venir nous voir, papa ?

— Ça n’est pas facile, tu sais. Son travail ! Et ils ne sont pas riches.

Mais Garneau devina quelle pensée ces mots avaient pu faire naître dans l’esprit de sa fille. Il s’empressa d’ajouter :

— Bien sûr, quand ils voudront venir, je paierai leurs billets !

Jocelyne s’en voulut de ne l’avoir pas interrogé sur les résultats pratiques de son voyage.

— Et tes affaires ?

— Pas mal ! Pas mal !

Elle sentit qu’il ne voulait point parler ; et que sa discrétion coutumière n’était pas le seul mobile. Quelque chose avait apparemment cloché. Bien que, pendue à son bras, elle ne pût saisir que son profil, elle le connaissait assez pour deviner qu’il n’était pas satisfait.

Il avait en effet des soucis.

La guerre avait amené un rajustement boursier qui avait affaibli son portefeuille. Les rentes étaient même suspendues de certaines obligations étrangères dont le bon marché l’avait séduit. Son revenu avait sensiblement baissé. Il commençait à regretter d’avoir, suivant le conseil du notaire, placé en fidéi-commis une si forte partie de son capital qui ainsi ne rapporterait que dans plusieurs années. Pour l’heure il était presque gêné.

Mais, surtout, il n’avait reçu des industriels qu’il était allé rencontrer aux États-Unis aucun encouragement. Au contraire. Non seulement Pittsburgh n’avait montré pour les brevets VanHegebeke aucun intérêt, mais il avait cru comprendre que la validité même de l’invention, son originalité, serait contestée jusque devant les tribunaux. « Votre ingénieur hollandais ! » lui avait-on déclaré avec un sourire dans le coin, « Votre ingénieur hollandais ne semble pas avoir découvert grand’chose de neuf ! » Pourtant il n’était pas possible que ce fût tout simplement un escroc !

Les semaines qui suivirent ne lui apportèrent guère de satisfaction nouvelle. Les jours s’enchaînaient aux jours, des jours de fin d’hiver tous semblables, malgré leur alternance de soleil et de giboulées, dans le gâchis des neiges fondantes et dans l’espoir constamment remis d’un printemps imminent. Là-bas, en Europe, les hommes restaient face à face, enlisés dans une guerre qui bien que paraissant tourner presqu’à la plaisanterie, n’en restait pas moins une guerre ; où les hommes subitement avaient pris le droit de tuer leurs voisins, pourvu que ce fût suivant les formes reconnues ; où la chasse à l’homme était ouverte pour l’homme. Et comme le monde entier partagé entre la crainte et l’espoir, Garneau se sentait suspendu au-dessus d’un précipice.

Il ne comprenait point. C’est qu’il n’avait l’habitude ni de la passivité ni, encore moins, de l’insuccès ; depuis que brutalement il avait pris en mains son propre destin, depuis surtout qu’il s’était mis aux affaires, il n’avait connu que des réussites. Modiques et sans grand éclat, en vérité ; mais réussites quand même, et valables. Acquises par force et adresse sans que jamais (il en restait convaincu) la chance n’y eût eu autant de part que dans le succès des autres. Et jamais jusqu’ici il n’avait eu à douter de la valeur de sa formule. Il avait été dur. Cela lui avait réussi. Vraiment ?

Pour la première fois, il lui arrivait non pas de douter, mais de s’étonner. Cette fortune qu’il avait un moment tenue et dont déjà, par accoutumance, il perdait graduellement conscience, cette fortune se révélait à l’usage singulièrement maigre et fragile. Cette volonté sienne qui avait su triompher du hasard, des choses, des hommes, de lui-même, n’avait plus désormais sur quoi s’exercer. Autour de lui on ne parlait que contrats, munitions, exportations, navires, commissions. Les conciliabules se multipliaient dans les grandes hôtelleries entre politiciens et hommes d’affaires. Le train d’Ottawa débordait.

Mais pour Garneau, cette fois, il n’y aurait rien. Il avait depuis trop longtemps négligé ses relations politiques. Des hommes nouveaux, inconnus de lui et plus jeunes, avaient en main les commandes. Dans un monde facilement oublieux, il avait commis l’impardonnable faute de se laisser oublier. Qu’eût-il tenté d’ailleurs, puisqu’il n’avait plus l’outil indispensable, son usine ?

Son usine ! il fallait voir ce qu’en avaient fait les nouveaux propriétaires. N’y produisait-on pas déjà vingt moteurs par jour ; et dans trois mois, deux cents !

Pendant quelques jours toutefois, une affaire occupa son esprit, autrement désœuvrée. Il vendit, et avec un profit substantiel, la maison de la rue Pratt. En vérité, ni le père, ni la fille n’y étaient fort attachés.

Aussi bien, avec les déménagements fréquents la maison n’est-elle guère aujourd’hui qu’un lieu de passage, une forme d’auberge individuelle dont elle a le temporaire et l’absence de familiale intimité. Les esprits domestiques ne s’attachent plus à ces murs qui en vingt ans voient passer comme un kaléidoscope une demi-douzaine de familles différentes. Les Garneau avaient eux-mêmes habité ce pavillon moins de dix ans. Au père, qui fuyait les rappels sentimentaux, il ne rappelait que l’absence de Lionel et ses équipées. Quant à Jocelyne, inclinée par son âge vers un avenir promis à la joie, elle en voulait naïvement à cette maison de ce que sa mère l’eût si longtemps désirée et à peine connue. Bien grande enfin pour ces deux seuls, le père et l’enfant, elle le paraissait d’autant plus que la jeune fille cherchait obstinément à convertir son père à son idée fixe : habiter la campagne pour de bon.

L’offre qu’on leur fit était alléchante. Garneau, avisé, commença par refuser. Mais l’acheteur, ancien marchand de coupons devenu fournisseur de couvertures pour l’armée, était mordu de l’idée d’habiter Outremont. Il força le prix, le doubla presque. Garneau, d’accord avec Jocelyne consentit et conclut.

En fait, à Robert lui-même cela n’apportait rien. Cette propriété, il l’avait jadis acquise au nom d’Hortense, sa femme, qui par testament l’avait léguée à Jocelyne. Enrichie de cette somme, celle-ci put enfin matérialiser à Saint-Hilaire les rêves qu’elle avait formés dans l’entassement des journaux et des revues :

— Regarde, papa ! N’est-ce pas que ce serait joli pour ta chambre ?

— Pour ma chambre ?

— Mais oui ! Voyons ! Ta chambre à Mont-Saint-Hilaire.

Une autre fois :

— Papa !… Papa !

— Oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?

— Dis donc ? Qu’est-ce que tu penserais d’un divan comme celui-ci ; mais recouvert de cretonne jaune à dessins verts. J’en ai justement vu une bien jolie chez Marshall.

Et encore :

— Que c’est beau les cuisines modernes. C’est comme cela que je veux la nôtre. C’est tellement neat !

Jusque-là, forcée apparemment de garnir sa maison de meubles d’occasion, elle avait dû se contenter de la meubler en esprit à son gré. Tandis que cet argent, imprévu, changeait tout.

Pour commencer, elle allait faire creuser un puits artésien ; l’automne passé, le puits pleureur avait été à sec. D’ailleurs son ami Marcel Gauvreau, étudiant en médecine, avait condamné au nom de l’hygiène ce vieux puits si romantique ; en compensation toutefois, il se verrait orner d’une margelle neuve, en pierre des champs, et couronner d’une armature de fer forgé. Dans la maison on installerait le calorifère. On bâtirait un garage. La butte, près de la cuisine, deviendrait une terrasse surplombant le jardin de fleurs. Enfin tout en haut du verger, sur ce coin que relevait l’escarpement de la montagne, elle ferait élever un petit belvédère largement fenêtré vers la plaine et dont elle avait découpé les plans dans le Country Home Magazine.

En attendant, toutefois, cette maison de Saint-Hilaire, à demi-aménagée, n’était pas commodément habitable ; et il s’en fallait que Garneau fût rallié à l’idée de s’y installer. Montréal restait pour lui la Ville, prestigieuse, et dont il lui semblait qu’en la quittant il retournerait en arrière vers son enfance et vers tout ce que cela représentait pour lui de minable et d’odieux. Aussi se cherchait-il un logis citadin. Mais les appartements étaient devenus d’une extrême rareté. Pour l’instant, du moins, il dut se rabattre sur un quatre pièces tout au bout du boulevard Saint-Joseph, dans l’Est. Pour Garneau, cette migration, même temporaire, vers l’Est et les quartiers populeux était une quasi déchéance ; aussi à ses amis du club préféra-t-il déclarer :

— Pour l’été, je vais habiter surtout ma maison dans la montagne de Saint-Hilaire. À l’automne, je me chercherai un cottage. Dans Hampstead, probablement. À moins que je ne me fasse construire quelque chose à mon goût.

Néanmoins, il avait bien fallu faire un semblant d’installation dans cet appartement que dès l’arrivée tous deux avaient quasiment pris en grippe.

Robert y dormait mal, dérangé dans ses habitudes, gêné par la lueur d’un réverbère qui se trouvait juste sous sa fenêtre. Lui manquaient aussi toutes sortes de petites habitudes inconscientes : son réveil-matin qui était maintenant à droite quand il avait toujours été à gauche ; le mauvais éclairage de la salle de bain, lorsqu’il se rasait. Et jusqu’à l’appel lointain du train de minuit et demie qui jadis annonçait pour lui l’heure d’éteindre sa lampe et de poser sur l’oreiller sa tête engourdie.

Penchée à la fenêtre qui donnait sur une arrière-cour encombrée de vieux bâtiments en bois brut et pavoisée de lessives populaires, Jocelyne ne pouvait tenir de s’écrier :

— Quand je pense à ce que l’on voit de mes fenêtres là-bas !

Elle le disait en riant. Mais Garneau fronçait les sourcils et laissant tomber son journal offrait :

— Allons dîner en ville !

Ils se sentaient mal à l’aise dans l’entassement hétéroclite des meubles déménagés de la rue Pratt ; avec les Icart accrochés tant bien que mal dans le petit salon tendu de vieux papier à ramages lilas. Pour ce logis temporaire les tentures avaient été adaptées aux embrasures en les raccourcissant avec des épingles. Et Jocelyne avait laissé l’aménagement à la bonne, car son esprit était là-bas.

Mais là, à Saint-Hilaire, elle s’en donnait maintenant à cœur joie. Elle passait de longs après-midi à mesurer les fenêtres et à déplacer les meubles pour trouver des combinaisons meilleures. Le plus souvent possible, elle emmenait son père afin qu’il l’aidât dans les travaux que lui rendait difficiles la faiblesse de son bras gauche, depuis sa paralysie. Avec un entêtement qui ne se relâchait point, elle voulait le lier le plus étroitement possible à cette maison ; et qu’il prît à l’installation assez de part pour qu’il se sentit là chez lui, parmi ces choses qu’il aurait aidé à disposer et même à choisir.

— Tu ne viens pas avec moi, papa, cet après-midi ?

— Où vas-tu encore ?

— Faire une tournée. C’est amusant, je t’assure !

— Non. Je vais rester à t’attendre.

Sa fille partie, il tournait en rond, vaguement, un peu perdu dans cette solitude de la campagne, désorienté par l’immensité du paysage, étourdi par le silence parfait. Si parfait que par moments le silence même devenait perceptible à l’oreille étonnée : une espèce de bourdonnement, qui était simplement le bruit sourd du sang circulant dans ses veines et qu’il percevait pour la première fois.

Presque timidement, il ouvrait la porte latérale qui donnait sur les champs. Sous ses yeux le verger descendait en pente rapide. La plaine étale lui apparaissait par-dessus la tête frisée des pommiers en boule. Comme s’il eut été en avion, se figurait-il.

Il faisait quelques pas, des pas étonnamment silencieux sur le tapis des herbes tondues par la faux, parmi les roches erratiques qui parsemaient le verger. Il hésitait un moment, ayant ce jour-là été un peu plus avant, bien loin encore des limites de son domaine bref que pourtant il n’avait jamais exploré en détail. Aucun bruit ne lui parvenait, aucun du moins qu’il pût saisir. Mais il semblait que de partout surgît un bruissement musical, sourd et profond : du faîte des grands arbres montant à l’assaut de la montagne sous la coulée frémissante du vent ; du ciel au-dessus, où les hirondelles traçaient d’interminables entrelacs en criant d’une voix perçante la joie de vivre et de couver ; des herbes où les suisses gonflaient leurs bajoues en crépitant ; du chemin et des maisons et des bâtiments en contre-bas là où, collés à la terre, vivaient des hommes que l’on ne pouvait voir mais que révélaient par instants l’aboi d’un chien au passage d’un chemineau, le ronflement d’un moteur aussitôt assourdi, le cri aigre de la scie circulaire dans la planche, un refrain amolli par la brise qui le portait. Et, parfois, le cri prolongé : annonçant l’explosion d’une mine, dans ce coin du pays où l’homme, pour planter un pommier, doit détruire un quartier de roc.

Après l’éclatement, c’était, pour un instant, le silence étonné. Puis l’oreille percevait à nouveau le bourdonnement fait de la somme de tous les bruits indistincts ; cette sourde symphonie qui était l’unisson de toutes les voix menues, de tous les frémissements imperceptibles, de toutes les respirations, frêles comme celle de la fleur ou géantes comme celle du vent ; faite des terreurs, des joies, des appels, de la vie même des animaux, oiseaux, insectes, aulnes, herbes et mousses. Toute cette musique venait vers Robert Garneau immobile au milieu du monde des couleurs et des sons. Alors il rentrait à la hâte, comme s’il eût craint d’être vu. Comme s’il eût été pris en délit honteux par la vieille voisine qui derrière son rideau le surveillait probablement.

Pendant ce temps, Jocelyne courait rangs et villages, jusqu’à La Présentation et Saint-Antoine-sur-Richelieu. Avec la passion d’un prospecteur affamé d’or, elle cherchait les paysanneries dont elle voulait orner sa maison. Après la mode de l’archaïque, commençait à se répandre celle de l’artisanat. On lui signalait des veuves à lunettes qui au fond d’un canton perdu fabriquaient encore des catalognes aux couleurs vives dont elle couvrirait ses parquets. Elle frappait aux portes soupçonneuses de vieilles filles qui étalaient, sur la table soigneusement encaustiquée du salon glacial, des séries de napperons à jours. Elle avait découvert un orphelinat où des fillettes confectionnaient des dessus de fauteuils en point-de-croix. Et un Cercle de Fermières dont la directrice, révolutionnaire, avait fait dessiner, pour des tentures en toile du pays, des cartons fleuris de salicaires et de roseaux. Non certes qu’elle voulût faire de sa maisonnette un musée paysan avec poêle à trois ponts, moule à chandelle, horloge à mouvement de bois, chaises à fond de corde et buffet grossièrement travaillé au couteau de poche. Non. Mais elle voulait que sa maison fût gaie, haute en couleurs, et qu’elle ne fût point meublée des produits baroques faits en série à Grand Rapids, Michigan.

Du sanatorium où il conquérait lentement la santé à force de patience et d’air pur, Adrien Léger l’aidait. Les lettres de son amie lui arrivaient gonflées d’échantillons sur lesquels, par retour du courrier, il donnait gravement son avis. Il vivait ainsi un peu la vie de Jocelyne et cela plus que les remèdes, plus peut-être que l’air pur, le tonifiait. Car cela, c’était l’espoir. Cela, c’était demain. Leur maison. Leur vie.

Malgré l’absence de son ami, ou plutôt de son fiancé secret, la jeune fille était heureuse. Ne s’arrêtant point à l’idée de l’absence, de la séparation, pas plus que lui elle ne vivait dans le moment actuel. Debout sur le présent, elle tenait les yeux fixés sur la rive au delà. Dans quelques semaines, quelques mois tout au plus, ce serait le retour, la réunion. Elle tenait de son père une invincible propension à l’optimisme. Mais son optimisme à elle était lumineux et rose, quand celui de son père avait toujours été gris et sombre. Ce qu’elle voulait, c’était une victoire ; une victoire inéluctable sur un destin qui favorablement se laisserait plier à son désir. Ce que son père voulait, lui, dans son optimisme singulier et dur, c’était la défaite des destins contraires.

À vingt-trois ans presque femme de corps, femme à qui ne manquait encore que le double couronnement du don de soi-même et de la maternité, Jocelyne gardait un visage doux, des cheveux d’ambre clair et des yeux pâles tels des lys d’eau sur un lac matinal. Son rire était vif comme les sonnailles d’hiver. L’esprit mûri par le départ de sa mère, n’ayant jamais eu de sœur sur qui se pencher pour s’appuyer ou pour consoler, elle vivait encore l’âge où l’on sait le bonheur tout près, juste par-delà l’horizon prochain dont il suffira de franchir le seuil pour cueillir librement la gerbe. Dans un an elle hériterait sa part de bonheur humain, cette part dont elle croyait encore qu’elle n’était refusée à personne. Dans un an Adrien serait à elle ; elle serait à Adrien. Ils habiteraient ensemble cette maison qu’elle paraît en pensant à eux deux. Ils y connaîtraient des jours lumineux, indéfiniment jeunes ; et des nuits douces d’où naîtraient leurs enfants. Adrien écrirait. Ils seraient heureux, pleinement.

C’est cette anticipation qui lui faisait le regard clair et droit, les lèvres souriantes, les gestes précis et volontaires, la démarche pleine. Et cette confiance heureuse rayonnant autour d’elle descendait tangiblement sur tout et sur tous en une rosée de douceur.

Au hasard d’une promenade, elle avait cueilli un chaton gris, bâtard d’angora et de gouttière. Il avait été baptisé Zuzu. Elle parlait aussi du chien qu’elle achèterait bientôt ; des poules qui lui pondraient des œufs frais ; de la chèvre qui brouterait au piquet et lui fournirait du lait pour son café du matin. Enfin elle avait presque adopté la demi-douzaine d’enfants du fermier voisin qui habitait une maison étroite à mi-côte. Quand elle passait dans sa voiture, s’il pleuvait c’était dans les fenêtres une volée de menottes qui lui disaient bonjour. Et s’il faisait beau, elle était arrêtée par toute cette ribambelle de petits museaux barbouillés à qui elle distribuait des suçons qu’ils attaquaient avec sérieux. Elle avait aussi adopté les tamias, les suisses au dos si joliment rayé qui hantent les clôtures de pierraille. Assise dans le curieux fauteuil de pierre que des forces millénaires lui avaient patiemment creusé dans une masse de gneiss, elle attendait que, de moins en moins sauvages, ses charmants amis vinssent presque dans sa main chercher les cacahuètes qu’ils mangeaient ensuite goulûment, sous le parasol dressé de leur large queue. Le seul voisin auquel Jocelyne ne pouvait se faire était la couleuvre zébrée de jaune qui aux jours de chaleur dormait paresseusement près du vieux puits.

— Tu sais papa, j’ai beau essayer de me surmonter, je n’arrive pas ! Je sais bien pourtant qu’elle n’est pas méchante. Et elle est belle. Je me suis forcée l’autre jour à la regarder. Elle est longue comme mon bras…

— Tu n’exagères pas un peu ?…

— Non ! Je t’assure. Comme ça… Tout son dos est marqué de zigzags jaunes et verts. Ça m’a donné une idée pour les tentures de la salle.

Maintenant qu’il n’avait sous les yeux que sa fille, Garneau regardait avec une curiosité surprise cet être qu’il avait négligé et si mal connu. Il s’en fallait qu’il la comprît. Dans ce sourire toujours prêt à fleurir, quelque chose lui échappait. De ce ruisseau de bonheur qui courait sous ses yeux, il ne pouvait saisir la source. Comment Jocelyne pouvait-elle être heureuse ainsi, elle qui ne connaissait point la lutte et n’avait jamais vaincu ? Quel droit pouvait-elle avoir à un bonheur qu’elle n’avait pas conquis ? Qu’était cette joie qu’elle n’avait arrachée à personne ? Et comme elle se satisfaisait de peu ! Combien facilement, suivant toute apparence, elle pouvait pardonner au destin qui les avait tous deux diminués et qui, par surcroît, avait retiré d’elle celui qu’elle aimait. Ne savait-elle donc pas combien le sort est mesquin aujourd’hui et demain dangereux ?

— Papa !

Il sursautait, tiré de ses réflexions.

— Quoi donc ?

— Tu n’as pas vu, le vieux poirier.

— Eh bien quoi ? Il est mort, je sais.

Mais elle avait dans la voix un éclat de triomphe.

— Eh bien non ! Il n’est pas mort. Et tu voulais le faire abattre. Je t’avais demandé d’attendre encore un peu. Je l’aimais, le vieux poirier.

C’était vrai qu’elle l’avait supplié de ne point sacrifier le vieil arbre décrépit, au bois dénudé, à l’écorce galeuse où fourmillaient les mites et les teignes. Afin qu’il mourût doucement, sans arrachement, en paix et en vieillesse.

— Mon vieux poirier, il a des petites feuilles ! Il paraît qu’il va donner sa douzaine de poires l’an prochain !

Depuis toujours, mais surtout depuis qu’elle avait sa maison au soleil, Jocelyne ne pouvait se tenir de chantonner ; airs d’opérette, romances, refrains de Trenet et de Chevalier, blues américains. De plus en plus apparemment ses pensées étaient musique. Certes elle savait éteindre la TSF dès l’arrivée de son père ; mais elle-même s’oubliait souvent bien qu’à maintes reprises il lui eût coupé la chanson sur les lèvres avec un :

— Jocelyne ! Tu sais que je déteste entendre chantonner comme ça !

— Moi ? Je chantonne ? Je t’assure que c’est sans m’en apercevoir.

— En tout cas, ça m’agace.

— Bon, papa ! Je vais tâcher d’y penser.

Mais cela jaillissait malgré elle quand quelque chose la faisait heureuse : le soleil, les fleurs, un oiseau, une lettre, un bout de soierie, le bruit doux de la pluie sur le toit, le sourire d’un enfant inconnu sur la route, une clairière parmi les sapins de la montagne. Et son père semblait se faire insensiblement à son murmure musical, comme à un ruisseau familier sous la fenêtre.

Autour d’elle tout semblait gaîté ; sans toutefois que l’on pût savoir si en elle était la source de cette joie ; ou si plutôt, comme une fleur du sol généreux dont elle vit, elle tirait du jour et du monde le bonheur qui la nimbait.

Cela passait même dans l’ordonnance de sa maison, la première qu’elle eût pu disposer à son gré. Elle en avait fait un cadre dont son père s’étonnait. Tout y était féminin. Tandis que l’appartement de la rue Bernard où les Garneau avaient habité après le mariage n’avait été meublé par Robert et sa femme qu’en vue du confort et de la commodité. Leur fortune, alors bien modeste, n’avait permis aucune concession à la fantaisie. Quant à la maison de la rue Pratt, Hortense s’était appliquée à en faire une réplique, à leurs moyens, de ces hôtels de l’avenue Western où elle avait eu la joie trop rare d’être invitée. Des meubles de noyer et d’acajou sombres. Des tapis de teintes unies. Des ensembles trop étudiés. Des gravures reproduisant des tableaux célèbres.

Jocelyne, elle, avait donné libre cours à son imagination. Et de cela était née une maisonnette hétéroclite, certes, mais qui ne manquait point de charme. Chaque coin avait été pour elle l’objet de longues réflexions, d’essais décevants, de consultations ardues dans les magazines de décoration intérieure.

— Papa, je te défends d’entrer dans ma chambre avant samedi. J’ai trouvé. Tu verras !

Pendant toute cette semaine ce fut un remue-ménage qui d’ailleurs ne dérangea point Garneau. L’affaire VanHegebeke continuait de lui donner des soucis et semblait partir à la dérive. Leblanc lui-même s’en désintéressait. Il brassait des ventes de navires et des achats de pétrole.

Lorsque, le samedi après-midi, trop heureux de fuir la ville que juillet faisait brûlante, Robert entra dans la maison de Saint-Hilaire, il entendit sa fille qui chantonnait dans sa chambre. Il y monta et sans bruit poussa la porte.

Tout était terminé : les meubles étaient en place, les tentures aux fenêtres, les gravures accrochées, les bibelots sur la cheminée. Mais Garneau ne vit rien de tout cela. Ce qu’il vit, ce fut Jocelyne qui lui tournait le dos.

Il vit une nuque dorée, fine comme une tige de fleur et où frisottait le duvet mordoré que le peigne fiché dans le chignon haut ne pouvait contenir. Elle avait posé sur sa tête un grand chapeau fleuri et se regardait dans la glace encadrée de bois doré qui dédoublait son image, l’une de face, l’autre de dos, celle-ci cachant le visage de la première. Elle semblait ainsi un double portrait, portrait lumineux de deux êtres qui n’en étaient en même temps qu’un. Qui était Jocelyne et qui était quelqu’un d’autre. Un être familier tiré de l’ombre et jeté brusquement dans le soleil. Quelqu’un Qui était à la fois Jocelyne et Hélène Garneau.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE


TROISIÈME PARTIE :

 

LA SOUMISSION

DE L’HOMME










CHAPITRE PREMIER


LES  voitures  du boulanger et du crémier montaient chaque jour jusqu’à la maison ; et même celle du boucher, deux fois la semaine. Les deux dernières fraîches et brillantes, à la mode de la ville ; la première, une vieille auto toute déglinguée chargée de miches dont l’odeur se mêlait sur la route à celle du pétrole.

Pour les épiceries comme pour toutes les petites nécessités quotidiennes, il fallait descendre la côte et, tournant à droite, se rendre, passé l’agence postale, chez Jos. Sansfaçon. Rien, sauf la pompe à essence, ne distinguait sa boutique des maisons voisines. Elle était située au tournant de la route qui, à travers les pommiers dont c’est ici le royaume, descend vers Saint-Jean-Baptiste. On y trouvait des cigarettes, les journaux, des brosses à dents, des cartes postales, des clous, du sirop contre le rhume, des sécateurs, tout autant que des biscuits, des conserves et de la fleur de sarrazin.

Robert Garneau y allait sans plaisir. Il regrettait la ville où sur un coup de téléphone l’épicerie du coin livrait un paquet de cigarettes ou un pain de crème glacée. Mais pour sa fille c’était une petite joie, faite chaque fois différente et nouvelle par les nuages chaque fois différents, par les fleurs nouvelles du chemin, par un oiseau pour elle inconnu.

La pente descendue, on laissait à gauche la maison recouverte de tôle décolorée, mais aux fenêtres rajeunies de rideaux à pois, des Gladu. On ne voyait jamais mademoiselle Gladu. Elle ne sortait guère de la cuisine que pour aérer, les dimanches et fêtes, à l’occasion de la messe, son chapeau et sa collerette fin de siècle. On n’apercevait que rarement Odilon, son cadet, qui soignait à lui seul les trois cents pommiers du verger. Mais sauf quand il pleuvait, on voyait toujours le père Gladu.

Assis dans sa berceuse sur le perron bas, brandissant sur la pique de son corps desséché sa tête ratatinée par l’âge et le vent, il regardait obstinément devant lui de ses yeux que la chassie rétrécissait sans réussir à les éteindre. Entre les plates-bandes de pivoines et de boules-de-neige mêlées, il restait là à cœur de jour, aussi immobile qu’un épouvantail, insensible en apparence au passage des heures et, semblait-il, des années même ; mais en fait conscient de chaque passant, du mouvement de la moindre fauvette et jusque de l’éclatement muet des bourgeons.

— Eh ! bonjour ! père Gladu, disaient les hommes d’une voix nette où se mêlaient le respect et la familiarité. Car s’il était vieux, d’autre part n’appartenait-il pas à tous collectivement, cet homme qui connaissait chacun ; qui avait connu leurs pères et grands-pères ; qui savait vergers et maisons, l’histoire de chaque parcelle ; qui avait vécu au temps où la Fameuse régnait sans conteste sur toutes les pommes du monde ! Cet homme qui était là depuis avant eux, autant dire depuis toujours. Qui était de leur montagne. Qui était un peu leur montagne dont il avait la stabilité.

— Eh ! bonjour ! père Gladu, disaient les femmes de leur voix flûtée. Elles le guignaient en passant avec une curiosité étonnée. Elles savaient sa réputation bien que ses exploits fussent d’un autre âge. Ce bois sec avait été vert, très vert même, disait-on.

La chatte, elle, ne disait mot. Elle sautait sans façon sur les genoux du vieil homme qui n’abaissait même pas les yeux. Mais lentement, rythmiquement, il se mettait à passer dans le pelage doux et familier le râteau de ses doigts.

Sur Jocelyne Garneau le père Gladu exerçait une invincible attraction. Il était pour elle le symbole de ce qu’elle aimait ici : le calme et la pérennité. Elle ne résistait pas au plaisir de pousser la barrière grinçante qu’amarraient les liserons et les souples lacets du lierre. Un énorme mâtin noir jaillissait des profondeurs de la cour et se mettait à gronder, d’un grondement profond de fauve. Mais il ne lui faisait point peur. Quand elle avait touché de la main le front dur de la brute, la tempête s’apaisait.

— Couche, bon chien ! Couche, Satan !

Elle avait ainsi baptisé le monstre. Mais le père Gladu protestait :

— Il ne s’appelle pas Satan, mamzelle Jocelyne. C’est pas un nom, ça, même pour un chien. Il s’appelle Tom.

— Et comment ça va, aujourd’hui ? Les rhumatismes ?

— Pas mal. Pas mal, merci ! Et vous pareillement ?

— Oui… Quel temps est-ce qu’il va faire, cet après-midi ?

Comme tous les vieux, il aimait jouer sérieusement les prophètes. Elle le savait et voulait lui faire plaisir.

Jusqu’à ce moment, il n’avait pas bronché ; et même quand il l’avait saluée de la voix, ses yeux étaient demeurés aussi fixes que ceux d’une statue. Mais pour prendre les auspices, sa tête tournait raidement sur la jointure rouillée de son cou. Il regardait d’abord vers le sud-est, là où l’horizon était longuement ondulé par les montagnes Vertes, au fond de la plaine ; puis vers le nord, vers le sommet de la montagne où les arbres frangeaient le ciel ; et enfin vers l’ouest partiellement caché par les bâtiments d’en face.

— Il pourrait ben arriver qu’il pleuve, ma fille…
mais il ajoutait prudemment :

— … à moins que le vent tourne.

— Et comment sont les pommes cette année ?

— Pas ben belles ! Pas ben belles ! La terre est encore toute nâvrée après les pluies de la semaine dernière.

Il toussait avec effort, se râclait longuement la gorge puis pour cracher se penchait poliment hors du perron. Après quoi il reprenait la pose, hiératiquement appuyé sur sa canne et se taisait un long moment. Mais son silence même était obligeant et gravement aimable.

— … Pi ? Vous êtes-y arrivé à la montagne pour tout de bon ?

— Pas encore, monsieur Gladu. Seulement trois jours par semaine. Papa a encore des affaires en ville… Bien… Bonjour, monsieur Gladu. Je continue. Il faut que j’aille au magasin.

— Bonjour, ma fille !

— Ça ne vous dérange pas, au moins, que j’arrête une minute vous dire bonjour, comme ça ?

Cette fois, l’homme de pierre bougeait. Et en bougeant, sa tête sèche faisait un bruit de calebasse qui était son rire.

— Hi ! Hi ! Même à mon âge, on aime ça voir des belles jeunesses comme vous. Même que dans mon jeune temps,… Hi ! hi ! hi !

Elle reprenait son chemin. Il lui était doux de sentir, plutôt que l’asphalte des trottoirs, sous ses souliers plats le gravier de la route ; et sur sa tête, au lieu des fils parallèles, les branches entrelacées des grands érables sexagénaires. De chaque cour sortait un roquet qui venait lui flairer les mollets puis s’y frotter avec amitié. Les enfants aux yeux écarquillés lui souriaient des lèvres et des mains.

Le jour, la boutique de Sansfaçon était à peu près déserte. Mais c’était, chaque soir, le rendez-vous des célibataires du village et même des hommes mariés en rupture de foyer. On s’y réunissait pour boire des cokes, en discutant politique et les perspectives de la récolte de pommes.

Quand Jocelyne poussait la porte, la conversation s’éteignait brusquement après un Bonsoir ! murmuré à l’unisson et en réponse au sien. Tout le temps qu’elle était au comptoir, elle sentait la poussée de tous les regards qui restaient rivés sur elle ; des yeux durs de mâles qui la mordaient à la nuque, aux reins, aux jambes, suivant les goûts secrets de chacun, les caprices brutaux de leur désir. Quand elle était sortie avec sa boîte de café, il s’en trouvait toujours un pour dire :

— Aïe ! les amis ! Vous savez, la petite Garneau ! ben j’aimerais mieux la voir tomber dans mon lit que le tonnerre !

Parfois quelque chose de plus précis encore.

Elle remontait à la maison pour y trouver son père occupé à lire le journal ou à suivre distraitement dans la cheminée le ballet des flammes, si c’était le soir ; ou, si c’était le jour, sur la terrasse à discuter des travaux de la saison avec Crétac, leur homme à tout faire.

Un type, ce Crétac. Boiteux de jambes, mais adroit des mains comme le sont si souvent les hommes des campagnes. On lui faisait faire à l’intérieur tous les ouvrages durs et déplaisants comme de nettoyer l’âtre, de cirer les parquets, même de laver la vaisselle ; et au dehors tous les travaux qui demandaient quelque connaissance des pommiers ou plus généralement de la terre. À ceux-là Jocelyne prenait part dans la mesure que lui permettaient ses forces et son bras débilité. Robert, lui, ne s’y intéressait guère.

L’homme s’appelait de son nom Pétrus Gagnon ; le sobriquet lui venait d’une interjection qu’il avait sans cesse à la bouche.

— Ah ! cré tac ! mamzelle Jocelyne ! c’est un vrai orage qui s’en vient !… Cré tac ! il y en a-t-il des bibittes sur les rosiers c’t’année !… Cré tac ! qu’il est bon votre gâteau !

Un matin de printemps l’avait vu arriver tout de go :

— C’est le temps de tailler les pommiers. Faut pas attendre. Avez-vous quelqu’un ? Non ?

Armé de sa scie et de son sécateur, il s’était attaqué au premier pommier du verger sans plus attendre. On l’avait retenu depuis.

À monsieur Garneau, il répondait avec déférence tout en faisant le plus souvent à sa tête. Mais il recevait les ordres de la jeune fille avec dans ses yeux faïence un sourire de joie. Visiblement, il était sensible au charme de Jocelyne et ne cherchait pas à le céler.

Celle-ci se servait parfois de lui comme d’argument pour revenir de la ville à Saint-Hilaire :

— Si tu veux, papa, nous allons partir de bonne heure pour la maison. Tu te souviens que j’ai averti Crétac de m’attendre pour planter les tomates et les glaïeuls.

Évidemment en s’adressant à lui elle l’appelait Pétrus, ou même « monsieur Gagnon ».

De même, le père se servait de la nouvelle bonne comme de justification lorsque Saint-Hilaire lui pesait. Née à la campagne, Mina l’avait naturellement en horreur. Elle menaçait de rendre son tablier si on insistait pour l’y emmener :

— Tu sais, Jocelyne, disait Garneau, nous serions mieux de rentrer en ville. Mina nous attend cet après-midi. Et tu sais comme elle est griche-poil quand on ne rentre pas comme on le lui a dit.

Une fois réintégré l’appartement du boulevard Saint-Joseph, tous deux, le père et la fille, n’avaient qu’une envie tacite : en sortir. Ils ne s’y faisaient point. Le temps même, semblait-il, n’arrivait pas à les y établir vraiment chez eux. D’ailleurs, ils n’y recevaient quasi personne. Seul y sonnait parfois le téléphone. Et presque toujours pour Jocelyne. C’était une camarade avec qui elle voulait garder contact et qu’elle avait invitée à Saint-Hilaire pour quelques jours. C’était un copain : Galarneau, Jerry Côté ou Marcel Gauvreau, amis de longtemps et qui de temps à autre lui offraient le cinéma. D’autres encore, anciens ou nouveaux, qui se fussent facilement attachés si elles les eût favorisés tant soit peu. Mais elle n’était pas coquette.

Son plus grand plaisir était d’assister aux concerts symphoniques du mardi, le plus souvent avec Carmen Désilets ou Geneviève Lanteigne. Mais de cela elle se gardait de parler à la maison. Son père d’ailleurs ne lui posait jamais de questions : ou si machinales, si peu pressantes, qu’elle n’avait pas vraiment le sentiment de dissimuler quoi que ce fût.

Quant à Garneau, il avait peu à peu négligé ses anciennes connaissances. D’amis, et surtout d’intimes, il n’avait à peu près jamais eu. La plupart de ses relations n’avaient désormais plus raison d’être ; du moins pour le temps, indéfini, où il serait hors des affaires actives. Cette solitude ne lui était point à charge. Ou plus justement, il était inconscient de son faix, habitué depuis toujours à cette solitude d’esprit qui avait été son havre. Il suffirait à son gré qu’il rencontrât quelques camarades lorsqu’il dînait, de plus en plus rarement, au Cercle Laurentien. Le golf ne le voyait jamais maintenant. Ses clubs s’empoussiéraient dans un placard.

Un des seuls avec qui il fût resté en rapports assez suivis était Lafrenière. Encore ne l’avait-il vu, récemment, de plusieurs mois ! Lorsque ce soir-là retentit la sonnerie aigre du téléphone, ce fut Jocelyne qui répondit.

— Allô… Oui… Papa ! C’est pour toi.

— Pour moi ?

— Oui. Un longue distance.

Ce devait être Lafrenière. Et en effet, c’était lui. De but en blanc :

— As-tu encore ta Lorraine Gold ?

— Ma quoi ?

— Tes parts de Lorraine Gold ?

— Ça doit. Je n’y ai pas touché.

En fait, il ne les avait pas vues depuis le dernier examen de son coffret de sûreté, passé deux ans.

— Et qu’est-ce qui se passe dans la Lorraine Gold ? Est-ce qu’elle est en faillite ?

— En faillite ?… Pas tout à fait. Ah ! ah !…

Au bout du fil la voix hoquetait de plaisir retenu.

Ce qui se passait, Garneau ne l’apprit pas ce jour-là. Lafrenière voulait simplement l’avertir de ne point vendre, quel que fût le prix.

Dans les jours qui suivirent la tentation fut pourtant forte. Ces parts achetées au nom de sa fille, bien moins par confiance que pour ne pas peiner son vieux camarade, ces parts, il les avait payées vingt sous à peine. Or insensiblement dans les derniers temps, elles étaient grimpé à cinquante-deux. Il n’avait vu là que jeu de la spéculation, mouvement général de la cote. S’il ne les avait point vendues, cela avait été de sa part négligence plutôt que calcul.

Dans la semaine, elles touchèrent bientôt deux, deux et demi, puis trois dollars. Puis on sut partout que sur la concession de la Lorraine Gold, la foreuse avait ouvert une veine d’une richesse extraordinaire. Et comme le fonçage du puits était terminé, les travers-bancs plus qu’amorcés et le moulin en construction, on pouvait espérer le premier dividende dans un an.

Une telle nouvelle rasséréna Garneau. Ce n’était pas sans besoin. La réussite de ce placement de fantaisie lui donnait une joie que de longtemps il n’avait goûtée. Il y trouvait surtout le regain d’une confiance en lui-même qui graduellement était allée s’amenuisant. Enfin la perspective d’un supplément de revenu arrivait à point. Car ses rentes, il ne les toucherait que dans plusieurs années. Il n’avait, en attendant, que le revenu des valeurs qui lui restaient ; et pour financer l’organisation de la Garneau Fire Pump Company — aujourd’hui dormante — il lui avait fallu entamer sérieusement son capital liquide. De sorte qu’il se trouvait dans cette situation paradoxale que sa fille, surtout depuis la vente de la maison de la rue Pratt, était plus riche que lui. Et si la Lorraine Gold tenait ses promesses !… Quoi qu’il en fût, Jocelyne laissait à son père la libre administration de ce qui était son bien à elle.

Les nouvelles de Lionel étaient rares : deux ou trois fois par année, une carte postale ; pour le nouvel An, une courte lettre généralement en retard. Sa situation ne s’était point améliorée. Il était maintenant chauffeur à Philadelphie et changeait souvent d’adresse. Il ne laissait cependant pas voir qu’il fût mal content de son lot et acceptait apparemment sans révolte sa médiocrité.

Instinctivement, Garneau écartait de sa pensée l’image décevante de son fils. Celle-là aussi. Il arrivait néanmoins qu’une circonstance dont il ne s’était point méfié la fit surgir. Chaque fois, par exemple, qu’il prenait un taxi. Assis sur la banquette arrière, il avait alors devant les yeux un dos banal dans le veston bleu marine élimé, des oreilles qui se dessinaient démesurément à contre-jour, une nuque négligée sous la casquette d’uniforme. Le visage qui lui était ainsi caché, n’était-ce pas celui de son fils ? Quand à la fin de la course le chauffeur se retournait, c’était pour Garneau presque une surprise de voir jaillir un visage inconnu. Une surprise et un soulagement.

Lionel lui revenait encore à ses heures de désœuvrement. Tout comme d’autres spectres, aujourd’hui à peu près effacés et qui avaient erré naguère dans les allées ténébreuses de son souvenir. Une nostalgie lui venait parfois à Saint-Hilaire, en face de cette campagne immense, devant cet horizon repoussé à l’infini, ces arbres et ces maisons hors de portée et pourtant étrangement nets ; tout cela si distant et si grand que cette part du monde matériel perdait étrangement de sa réalité.

De ce qui avait meublé sa vie d’homme, seule Jocelyne restait encore sous ses yeux, passant et repassant dans sa douceur blonde. Jocelyne qu’il ne pouvait regarder sans une étrange inquiétude ! Jocelyne qui n’avait rien de lui, rien surtout de celui qu’il avait tant voulu être.

C’est alors qu’il insistait pour que l’on revînt à la ville.

Une fois rentré dans l’appartement, son aigreur pourtant ne le quittait pas. Comment en eût-il été autrement ? Les fenêtres n’y encadraient que des hangars décrépits, des ordures abandonnées, des cordes à linge frangées des tabliers et des caleçons populaires. Son journal lu, la radio coupée après les nouvelles, le vide laissé par l’absent se faisait singulièrement importun.

Ce vide était plus que physique. Car cet absent n’était pas que Lionel, le Lionel qu’il avait vu grandir puis le quitter. Ce qui faisait ce fils doublement absent était le fait que jamais il n’avait été tel que le père l’avait souhaité. Avec Lionel parti, quelque chose de plus manquait : le fils particulier dont Robert Garneau avait rêvé. De ce qu’il avait voulu en lui, de ce qu’il avait espéré de lui, rien vraiment n’avait jamais vu le jour. Si l’enfant eût été à son désir, il eût accompli ce que Robert en avait attendu : il eût effacé du monde passé un autre enfant haïssable qui avait été Michel Garneau, le fils d’Hélène, celui-là que Robert avait tant voulu rejeter dans le néant du jamais-été. Quand Lionel lui était né, — vingt-cinq ans déjà ! — il avait envisagé avec satisfaction la tâche longue qu’il fallait joyeusement entreprendre. Il façonnerait en son fils l’homme que lui-même avait voulu être. Pétri de violence et lié de volonté. Maître de lui-même, afin d’être maître des choses et par là maître des hommes. La fortune que le père édifierait serait le levier qui de Lionel ferait un chef reconnu et, qui mieux est, envié.

Tandis qu’il le voyait, aujourd’hui, chauffeur de taxi ! Autant dire domestique. Soumis au caprice du premier, de la première venue.

— Chauffeur, 4732 Maple street… Chauffeur, à la gare ; et plus vite !

… Chauffeur, attendez-moi à la porte !…

Et espérant bassement le pourboire, comme un portefaix.

Malgré qu’il en eût, il y pensait souvent. De sorte que sans qu’il s’en rendît compte, il avait depuis quelque temps à l’égard des chauffeurs de taxi plus de considération et la main plus généreuse.

Lorsque ces pensées l’assaillaient, ne pouvant se fuir Robert fuyait précipitamment cet appartement sans âme et sans passé que subitement il sentait par trop habité. Il s’en allait marcher le long des rues que le printemps éclos remplissait du pépiement des oiseaux ; où, dans les parterres, mai crevait les bourgeons des chèvrefeuilles malingres ; que les jeunes filles, pour leur première année hors du couvent, égayaient de leur première toilette de Pâques.

Chaque fois, il tournait machinalement à droite sur l’avenue Delorimier dont la longue enfilade était fermée au bout par le treillis monstrueux du pont Jacques-Cartier. Près du boulevard, cette avenue est semblable à toutes ses sœurs du quartier, à celles de toute la ville. Elle est bordée de constructions hétéroclites : brique, pierre, bois, tôle même. Garnie de boutiques : marchand de tabacs, agence de lessiveuses, barbier, échoppe de serrurier, salon de pompes funèbres. Vérolée d’affiches : modèles à longues jambes souriant aux passants de toutes leurs dents fulgurantes ou les visant de leur soutien-gorge, marin des cigarettes Player’s, laines et chaton emmêlés, peinture coulant sur le monde. C’était une avenue sèche et grise où ne poussaient que les troncs morts des poteaux.

Mais passé la rue Marie-Anne, l’avenue Delorimier s’ennoblit subitement. Plus vieille de cinquante ans au moins, elle garde du temps où les seuls attelages soulevaient sa poussière l’air bonasse d’un gros bourgeois de village. Les maisons s’écartent du trottoir pour dégager les parterres généreux. Les ormes y sont si grands que les fils du téléphone passent sous leurs basses branches qu’ainsi il n’est pas nécessaire de sacrifier.

Robert Garneau n’avait point conscience de l’apaisement qui du ciel pâle filtrait sur lui à travers les hautes ramures. Mais son pas se faisait plus lent. L’orage soufflait moins fort en lui. Il allumait une cigarette, et s’arrêtait un moment pour regarder une femme… qui le prenait pour un rentier.

CHAPITRE

II


NON  !  Pas possible !

— Quoi donc, Jocelyne ?

— Josette Désilets qui a fini par se fiancer à Eddy Sicotte. Elle qui s’en est tellement moqué. En voilà un ménage où on ne parlera pas souvent français !

— Et pourquoi ?

— Oh ! Ils sont tous les deux tellement anglifiés.

Mais Robert laissait tomber. Ces noms pour lui ne représentaient rien.

Il se remettait à lire la seconde moitié du journal, celle de la Bourse ; Jocelyne avait pris la première qui contient le carnet mondain et les programmes de cinéma. Quelques instants plus tard, c’était à lui de s’exclamer :

— Tiens, il est mort ! Jamais je croirai !

— Qui ça, papa ? Je le connais ?

Il y a dans la voix de Jocelyne une tension inquiète. La mort, pour ceux de son âge, n’est pas encore une passante de tous les jours. Ses coups imprévus sont de révoltantes et injustes catastrophes. Tandis que pour Robert et ceux qui ne sont pas d’hier, ce n’est plus une surprise que de voir quelqu’un disparaître à l’improviste dans la trappe commune. Le choix seul, et sa fantaisie, les étonne parfois. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ? Plus tard, on dira même :

— Ah ! un tel qui a été enterré ce matin ! Je le pensais mort depuis longtemps.

Celui dont le journal publiait ce jour-là une photo déjà vieille, c’était Donatien Beaugrand, ancien journaliste, pamphlétaire et maître-chanteur.

— Beaugrand. Donatien Beaugrand. Tu en as sûrement entendu parler, Jocelyne. Un drôle de numéro : qui passait son temps dans les bibliothèques et avait toujours un livre dans sa poche…

Pour donner ce renseignement, Garneau avait eu une intonation amusée dont sa fille n’avait point saisi le motif. À sa génération à elle, les bibliothèques étaient maintenant devenues familières.

— … À part cela, il ne se lavait jamais. Son père était Isaïe Beaugrand, de Saint-Hyacinthe, l’ami de monseigneur Larouche…

Mais Jocelyne n’écoutait plus l’histoire de ces gens qui n’étaient pas de sa planète.

« Encore un de parti ! » songeait Robert. < Ce que l’on meurt jeune de nos jours. C’est effrayant ! »

Que de changements en si peu d’années ! Vingt ans à peine. Combien rapide le cours du temps d’aujourd’hui. Était-ce bien là ce temps facile qui allait naguère flânant au long de ses rives paresseuses et qui, mollement sinueux, semblait devoir n’aboutir jamais ? Ce temps qui désormais se précipite ; chaque année, chaque jour plus impatient.

Comment se fait-il que le monde ait perdu cette noble fixité qu’il avait au temps passé encore récent ! Ou bien cette fixité même n’aurait-elle été qu’une illusion de leurs jeunes années ? Rien plus qui soit stable. Rien sur quoi l’on puisse s’appuyer contre la fragilité, la fugacité des choses et des êtres. Les hommes disparaissent avant que d’avoir pu graver leur image dans l’esprit de leurs contemporains. De par le monde il n’y a plus de grands hommes.

Comment d’ailleurs s’étonner que tout change ainsi quand le monde physique lui-même n’a plus de consistance. Il y a quelques jours fouillant dans une caisse, Garneau est tombé sur les livres de classe de Lionel. Il a feuilleté la Géographie des Frères, dernière édition, 1937. Plus d’Autriche-Hongrie, de Serbie, de Turquie. Plus de czar ni de sultan. Mais des Yougoslavie, des Tchéco-Slovaquie, des Leningrad. La face du monde ne se reconnaît plus.

Il y avait quelque temps qu’il n’était allé dîner au Cercle. Il y rencontra Leblanc vêtu d’un complet gris clair, une fleur à la boutonnière, les tempes coquettement argentées. Toujours portant beau ; et heureux, malgré l’âge venu. D’un accord tacite, on s’était abstenu d’évoquer la Garneau Fire Pump, décidément naufragée. Une nouvelle venue du State Department de Washington avait donné le dernier coup à cette affaire où l’on avait pourtant mis de si grands espoirs : les États-Unis refusaient de breveter une invention qui apparemment n’en était pas une. Vis-à-vis Leblanc, Garneau n’était pas sans ressentir quelque rancune. N’était-ce pas lui qui avait découvert et recommandé le VanHegebeke, cet ingénieur hollandais qui en fait était probablement allemand et pas ingénieur du tout ; peut-être même un espion ? D’autre part, Robert avait assez la pratique des affaires pour n’accuser personne du manque de jugement qui l’avait fait s’engager si à fond dans cette malheureuse entreprise. Il n’en était pas moins celui qui avait pris le fort bouillon tandis que Leblanc s’en tirait comparativement à bon compte.

C’est pourquoi, évitant ce sujet ennuyeux et stérile, on avait évoqué les connaissances de jadis, ceux-là dont on n’entendait à peu près plus parler.

— Et Lemercier. Le vois-tu des fois ?

— Pas souvent. Après l’affaire des immigrants…

Un peu avant la guerre, Lemercier, alors ministre, s’était sottement fait pincer à trafiquer des visas d’entrée pour Italiens désireux de s’établir au Canada. Un client tondu d’un peu trop près avait crié. Après quelques protestations et quelque résistance, Lemercier avait dû donner sa démission « pour raisons de santé ». On l’avait nommé sénateur dès le silence fait, deux mois plus tard.

— … Après l’affaire des immigrants, il a baissé le caquet. Et n’en revenant pas de se voir lâché par tout le monde, maintenant qu’il n’est plus au pouvoir ! Se plaignant de l’ingratitude des hommes ! Tu parles ! Il avait cru que celui que les gens léchaient c’était Édouard Lemercier, tandis que ça n’était que le ministre.

— Et son frère ?

— Son frère ?

— Oui. Le petit Bernard.

— Ah oui ! Je pense que, heureusement pour lui, il s’était fait caser avant le plongeon. Quelque chose aux Douanes,… ou au Port… Un que j’ai aperçu de loin l’autre jour, c’est ce pauvre Edmour Saint-Denis.

— On dit qu’il vit aux crochets de son gendre. Depuis sa paralysie, il n’est plus tout là.

— Mais, sais-tu ? Une qui se tire bien d’affaires, c’est la petite Monique. Et encore bien jolie, je t’assure.

— Monique ?

— Voyons, Monique du Boust. Elle s’est mise dans la décoration d’intérieur. Elle réussit très bien.

— Tu la vois des fois ?

Leblanc eut un petit sourire avantageux et faussement discret ; ses premières rides ne l’avaient guère modifié.

— Oui ; de temps en temps.

Que d’autres changements !

Mary Harrison mariée, après quarante ans de célibat. Peut-être avait-elle espéré cueillir le veuf de son amie Hortense. À Robert lui-même l’idée, certes, n’était jamais venue. Mais pour quitter son servage à la bibliothèque, avoir un foyer large et exempt d’inquiétudes, pour s’appeler madame et dépenser un argent qu’elle n’aurait pas eu à gagner, Mary eût sans doute consenti, pour peu qu’on l’eût pressée, à quitter son nom anglais de Harrison, même pour celui, si français, de Garneau. Bien que cela eût été une mésalliance et presque une déchéance. Puis après tant d’années, elle avait sorti du sac un prétendant inconnu. Il y avait maintenant plusieurs mois qu’elle avait appris à Jocelyne son mariage à un entrepreneur en retraite, chauve, bedonnant et conteur d’histoires grasses, un monsieur Sam MacGuire qu’elle s’entêtait à appeler Samuel et qui était bien l’homme du monde en apparence le moins fait pour elle.

À vrai dire, elle n’était pas la seule qui se fût volontiers chargée de consoler Robert Garneau et qui eût chaussé les souliers de feu Hortense. Marthe Gaudet, par exemple. Elle avait fait des avances discrètes que Robert, point soupçonneux, n’avait pas vues. En désespoir de cause, elle avait été jusqu’à se faire embrasser et surprendre ainsi par des amies. Enfin elle avait manœuvré pour qu’il la conduisit dans quelques soirées et au cinéma dans l’espoir de le compromettre et de l’apprivoiser en même temps. Peine perdue. Il avait coupé court, sur une réflexion de sa fille :

— Dis donc, papa ! Je crois que mademoiselle Gaudet en pince pour toi. Tu sais, comme belle-mère !…

— Quoi ?… Mais tu es folle, Jocelyne. Qu’est-ce que tu penses !

— Comment ! Tu ne la vois pas se tortiller quand tu es à côté d’elle. Ça crève les yeux. Je t’assure que tu n’aurais pas à la demander deux fois, celle-là !

Non, vraiment, jamais l’envie ne lui était venue de se remarier. Hortense, d’ailleurs, avait eu si peu de place dans une vie consacrée aux affaires que c’est à peine si son absence l’avait laissé un peu dépaysé durant quelques semaines. Et jamais, depuis, il n’avait rencontré de femme qui…

Germaine Cyr… Celle-là seule, cette seule passante dans sa vie se détachait étrangement. Sur le mur gris et à peu près vide de son passé sentimental, elle se découpait parfois à l’improviste, précise comme sur le plan lumineux du couchant la silhouette d’un arbre isolé dans la plaine. Et le temps, loin de l’effacer, semblait graver encore plus profondément son image et son souvenir.

Qu’était--elle devenue ?

Mieux encore, qu’avait-elle été, vraiment ?

Quel sentiment l’avait animée ? Fantaisie ? Amour ? Désir ? Cupidité ? Pendant, leur brève et spasmodique fréquentation, elle avait été avec lui à la fois réticente et tendre, sans plus. Il se souvenait du soir où dans l’obscurité commode du cinéma, il avait pris la main qu’elle lui avait laissée. Après un moment, à sa pression obstinée elle avait répondu par une pression d’abord hésitante puis franche et comme heureuse. Et le film fini, elle s’était tournée vers lui à demi. Le sourire qu’elle avait eu, il l’avait deviné plutôt que vu ; ce sourire particulier qui relevait à peine obliquement la lèvre supérieure pour laisser voir l’émail des dents qu’elle avait petites et irrégulières.

Pourquoi l’avait-elle si brusquement quitté ? Quelque chose s’était passé qu’il n’avait point su. Et son mari dans tout cela ?… Peut-être s’était-elle alarmée du début d’un attachement dont elle ne voulait point ; elle pauvre, alors qu’il était relativement riche. Puisqu’elle n’était pas libre, elle savait qu’ils ne pouvaient glisser que vers une liaison ou, pis encore, une aventure. Peut-être néanmoins que s’il eût voulu… s’il eût parlé…

Ce qui l’étonne aujourd’hui, c’est que le souvenir de cette défaite ne lui soit pas amer.

— Dis donc, Leblanc ! Sais-tu que dans ce club, je ne connais quasiment plus personne. Qu’est-ce que c’est que ce petit Robillard qu’on vient d’élire président ? Il faut qu’on soit bien en peine ! Et cet Asselin pour qui tout un chacun se désâme ?

Parmi toutes ces choses qui avaient été son cadre familier, il arrivait à Garneau d’être mal à son aise. C’est que la défroque de l’homme qu’il était aujourd’hui habillait mal l’homme qu’il croyait encore et voulait toujours être. Comme s’il eût été gêné dans ses mouvements intérieurs, empêché de se mouvoir à l’aise et à profit. Cette vie actuelle n’était ni à sa mesure ni à sa forme. Il se sentait étranger parmi ses pairs de naguère, ceux-là qu’il avait toujours reconnu pour les siens ; qui avaient vécu, et vivaient encore, eux, la vie passionnante et tourmentée des reîtres de la finance et des corsaires de l’industrie. Maintenant qu’il était oisif, Robert M. Garneau ne se sentait plus de leur monde. Au club, il avait le sentiment d’être presque un resquilleur.

Cela aigrissait son humeur. Peu tolérant, il avait néanmoins toujours été contenu ; tandis qu’il avait désormais des éclats à propos de riens. Jamais il n’avait été souriant. Mais riant, il l’avait été à l’occasion, bien que son rire eût sonné faux comme un rire d’emprunt et qui déformait singulièrement ses traits autrement calmes dans leur dureté. On eût dit qu’un autre riait en lui. Ce qui d’ailleurs provoquait le plus facilement son hilarité était moins les histoires grasses, de celles que l’on goûtait fort dans son entourage ordinaire, que les mésaventures éprouvées par les personnes de sa connaissance. Il y prenait un plaisir bruyant, à tout le moins aussi grand qu’il en trouvait un, silencieux, à ses réussites personnelles.

Mais depuis quelques mois, depuis surtout que, faute d’usine, il n’avait qu’à passer de l’appartement du boulevard Saint-Joseph à la maison de la Montagne, il était souvent pris d’humeur. Il lui arrivait de s’éveiller la bouche aigre ; tout ce jour il aurait les lèvres tirées, un nœud aux sourcils, le coin des yeux pincés d’un réseau de petits plis mauvais. Il rôdait alors, de la maison au verger, du verger à la maison, sortant pour rentrer aussitôt ; insatisfait de n’avoir rien trouvé, quand en vérité il ne cherchait rien.

Guettant, — comme des victimes, le couple de busards niché dans le bois voisin, — de nouveaux prétextes à son aigreur, quelque occasion d’exploser. Jadis il avait mis sa fierté à toujours se tenir en main. Aujourd’hui !…

— Combien de fois faut-il te dire de rentrer du bois ! Et la barrière que tu devais repeinturer avant-hier ?

— Oui, monsieur Garneau.

Le plus souvent, c’était ainsi Crétac qui subissait les bourrades. Le pauvre infirme n’avait garde de répondre. Timide, il avait surtout trop besoin de tout ce qu’il pouvait gagner pour risquer la colère du bourgeois. Dame ! il fallait faire vivre toute une maisonnée : deux frères et trois sœurs dont il était l’aîné et le père nourricier. Il y avait surtout Louis-Joseph, le cadet, qu’il espérait voir entrer chez les Frères des écoles chrétiennes s’il pouvait le tenir assez longtemps à l’école. Rien autre ne comptait. Des larmes de colère ne lui en montaient pas moins aux yeux et le fiel lui sûrissait la gorge ; lorsque…

— Bonjour, Pétrus.

— Ah ! bonjour, mamzelle Jocelyne !

— Vous avez vu papa ?

— … Ou… i.

— Il est bien fatigué, pauvre papa ; bien tracassé. Mais il n’est pas méchant, au fond, vous savez.

C’est ainsi qu’elle passait derrière son père, effaçant les traces de son injuste colère. Les yeux de Crétac, un moment durcis, se reprenaient à fleurir sous la chaleur ingénue de cette voix et de ce sourire.

— C’est rien, mamzelle, c’est rien ! Il me demandait simplement des petites choses à faire demain. Et pour vous, qu’est-ce que je peux faire ? Je pourrais-t-y vous rendre service ?

— Non. Demain. S’il n’avait pas été si tard,…

— Dites-les, voir ?

— Je vous aurais demandé de rentrer quelques bûches pour la cheminée. Il fait frais le soir. Et c’est si gai, le feu. Mais il est six heures. Et vous avez fait une grosse journée. Demain !

— Jamais de la vie. J’y vais. C’est l’affaire d’une minute et il est pas encore six heures.

Inconsciemment, devant ce valet de ferme, devant tous ces paysans calmement affairés, Robert souffrait d’une nostalgie de l’action. Une faim physique des gestes utiles, des décisions qui portent. Il ne lui fût pas venu à l’idée de travailler à la maison ou au verger ; le travail pour lui c’était l’usine, les machines ronflantes, la crécelle ininterrompue des machines à écrire, le coup de téléphone impérieux. De se trouver dans un appartement où rien ne rappelait les affaires, et surtout de se trouver adossé à cette montagne, d’être si dérisoirement petit dans l’immensité de cette scène où rien n’était à l’échelle humaine soufflait en lui une violence qui par moments le laissait littéralement frémissant d’irritation. En ces moments-là, c’est au décor même qu’il eût désiré s’attaquer ; se colleter à la montagne, à toute cette nature impassible et géante. Et pourtant, rien de ce qu’il pouvait tenter ne pouvait altérer le mont, ni le ciel, ni la plaine immense qui défiaient son regard.

Du moins lui était-il possible de violenter ce petit coin du monde dont son argent l’avait fait maître. Que ce verger et ce champ du moins portassent, bien visible, sa marque à lui comme sur la hanche d’un bestiau l’empreinte de la ferrade ! Que passant parmi les rocs éclatés, les arbres nouvellement enracinés, les bâtiments issus dans ce lieu jusque-là quasi inhabité, il eût la satisfaction de se dire :

— C’est moi qui ai fait et défait cela.

Ou celle d’entendre :

— Monsieur Garneau, vous en laites des changements ! On ne se reconnaît plus. C’est beau !

Certes, il avait fait de son mieux, avec le peu d’argent dont il avait pu disposer depuis deux ans et Jocelyne dont il fallait tenir compte. N’était-ce pas là sa maison et son domaine ?

Mais il n’en était point de la montagne comme de son usine jadis. De celle-ci la coque étroite, faite par les hommes et pour eux, laissait voir le changement, fût-il de détail. Quand on avait déplacé les bureaux, bâti un garage, haussé la cheminée, jeté bas une masure voisine, tout le visage de ce petit univers humain s’en trouvait modifié. Les passants s’arrêtaient, étonnés, admiratifs. Et pendant des jours, personne, dont Garneau, ne perdait conscience du changement que sa volonté avait infligé aux choses.

Tandis que tout, ici, était vraiment trop grand. La pièce rapportée se perdait dans les ramages de l’immense tapisserie. Lorsque, à force d’explosifs, on avait pulvérisé le rocher massif qui gênait les travaux, Garneau était surpris de voir que trente pas de recul annulait leur effort. Le vide nouveau restait imperceptible. La montagne restait intacte, moquant son désir.

CHAPITRE

III


À   cette maison de ses vœux, qu’elle avait le plus banalement du monde baptisée « Le Nid », Jocelyne invitait parfois une amie pour quelques jours. Robert y voyait d’autant moins d’objections qu’il était ainsi libéré d’avoir à s’occuper de sa fille. Non qu’elle exigeât beaucoup d’attentions. Elle tenait au contraire de lui non pas tant le goût de la solitude que la faculté de se passer de compagnie. Plus exactement, elle ne se trouvait jamais totalement seule tant sa curiosité naturelle la tenait en communion ininterrompue avec son entourage. Si elle recherchait le contact de son père, c’était plutôt par une crainte généreuse de le voir souffrir, lui, de son isolement et de son inactivité. Ce dont il était loin de se douter.

En fait, un rien intéressait Jocelyne. Robert n’en revenait pas de voir cet esprit léger brusquement saisi par l’objet pour lui le plus banal : une tige d’avoine, un scarabée, un moineau, un nuage. Le vent même. Et jusqu’au bruit de la pluie, dont elle aimait le chant monotone dans la sonore gouttière de tôle.

— Papa ! Oh ! papa ! Regarde. Ce que c’est joli !

— Quoi donc ?…

Le père avait beau chercher des yeux, il ne voyait rien qui… Mais se penchant, Jocelyne cueillait entre les ronces un minuscule pied de brunelle grappe de fleurettes bleues ciselées, eût-on dit, à la loupe.

— Tu ne pourrais pas me dire comment cela s’appelle, papa ? Il haussait les épaules :

— Mais non ! Voyons.

— J’aimerais tant le savoir. Et regarde donc le dedans des fleurs. C’est merveilleux. Regarde !

Il fallait que Robert tirât les lunettes dont il ne pouvait plus se passer et regardât, fût-ce distraitement.

— Oh ! oui. C’est une belle petite fleur.

Aussi fut-elle heureuse que Geneviève Lanteigne vint à Saint-Hilaire pour la longue fin de semaine que faisait le congé de la Saint-Jean-Baptiste tombant un vendredi.

De sa mère, Geneviève tenait un port de tête charmant qui faisait oublier sa petite taille ; et surtout une peau mate dont le grain était pour les yeux une véritable caresse. Regarder sa joue donnait l’impression de toucher un suède. Quant à son goût de l’étude, à l’attraction vers les choses positives, c’est de son père, homme de loi, d’affaires et de politique, qu’elle l’avait reçu. Il n’avait d’ailleurs en mourant laissé rien d’autre qu’une excellente bibliothèque fort peu orthodoxe où des collections scientifiques masquaient des petits bouquins licencieux.

Homme, elle se fût probablement adonnée aux mathématiques. Plus âgée que Jocelyne de sept ans, elle avait pris à l’Université un diplôme en histoire naturelle qui, dans les salons, lui avait valu un succès de curiosité. Car, il n’y avait guère alors, parmi le millier d’étudiants, qu’une demi-douzaine d’étudiantes. Geneviève était la seule en Sciences. C’est à cette époque qu’elle avait eu un faible pour Lionel. Une fois ses examens passés et à la grande surprise de tous, elle avait suivi le frère Marie-Victorin au Jardin botanique. Là, elle s’occupait de la bibliothèque et de l’herbier.

Naturellement solide, son esprit avait ainsi acquis une maturité imprévue. Sans coquetterie aucune, à peine féminine, elle portait des talons plats, des robes d’institutrice à la retraite et ses cheveux métalliques en bandeaux, comme les portraits des grands-tantes. Ce qui étonnait était par moments un voile de langueur dans ses yeux fermes. C’est qu’à vingt ans elle était passée par les mains d’un chirurgien qui l’avait laissée sans espoir désormais de maternité et avec bien peu d’inclination au mariage.

En Geneviève Lanteigne, Jocelyne avait rencontré ce que jamais elle n’avait connu, ce dont toujours la privation lui avait été sensible : une sœur aînée. Tandis que Geneviève trouvait apparemment doux de jouer parfois à la maman avec cette enfant de vingt-trois ans. Celle-ci avait battu des mains et dansé comme une petite fille en apprenant que son amie viendrait passer quelques jours à la maison.

— Je vais en profiter, avait dit la botaniste, pour herboriser un peu. J’ai justement besoin de quelques saxifrages. Et aussi pour flâner.

Robert ne se déplaisait point en la compagnie de Geneviève. Elle avait pourtant à peine trente ans, quand il passait la cinquantaine. Mais si elle savait, bien que rarement, être folle avec Jocelyne, courir décoiffée à travers les pommiers ou se laisser dorer au soleil demi-nue derrière un bloc de basalte, plus intelligente que sa jeune amie, elle pouvait aussi discuter de choses sérieuses, voire de politique, avec Robert pour qui cela en faisait une espèce de phénomène : une femme pensante. Il lui pardonnait presque ses tendances nettement socialistes. Lui non plus n’avait jamais eu de sœur. Et chez elle il rencontrait quelque chose comme une sœur cadette.

Levé à huit heures et demie, — comme il faisait depuis qu’il était désœuvré, — toiletté et habillé, Robert prenait le petit déjeuner servi par une jeune paysanne du voisinage qui venait en demi-journée.

— Tiens ! tu es là, papa !

— Bonjour, monsieur Garneau. Vous avez bien dormi ?

C’étaient Geneviève et Jocelyne. Elles se découpaient, silhouettes curieusement disparates, sur la porte extérieure grande ouverte derrière elles et par où entraient des mouches glissant sur un jet de soleil éblouissant et massif.

— C’est vraiment beau, monsieur Garneau, ce coin que vous avez trouvé, dit Geneviève en déposant la botte de plantes dont elle était chargée. Assise par terre, elle les étala sur un journal déplié. Elle continua : C’est vraiment un bien bel endroit. Chaque fois je l’aime davantage. Ce serait mon rêve d’avoir quelque chose comme cela, à moi. En tout petit. Selon mes moyens.

Elle poussa un soupir souriant. Garneau fut heureux d’être envié, même aussi doucement. Il y avait longtemps que cette petite joie ne lui avait été donnée. Cela l’inclina à plus d’amitié pour Geneviève. Il lui concéda encore plus d’intelligence.

— Mais venez tant que vous voudrez. Cela me fait plaisir.

— Et tu sais, papa, nous venons déjeuner avec toi. Une faim de loup ! … Marcelle !… Marcelle !… Fais-nous des galettes de sarrazin ; et beaucoup !… Après cela, nous allons au lac.

Au soir, assis sur la terrasse où l’on flottait réellement au-dessus du paysage, tous trois regardèrent la longue traîne mêlée d’ombre et de lumière que le soleil bas jetait sur la plaine. Les cultures découpaient la terre en lisières vertes tandis que des pointes sombres de forêt s’avançaient comme une eau qui s’infiltre. Au fond, à fleur d’horizon s’allumaient un instant des étoiles palpitantes qui n’étaient qu’un éclat de soleil reflété par les glaces d’une auto invisible ; ou d’autres feux, fixes ceux-là, qui étaient les vitres rougeoyantes d’une maison où se mirait le couchant.

Une brise passa, chargée d’une odeur étrangement forte et sucrée.

— Tiens ! cela sent encore l’ananas, dit Jocelyne. N’est-ce pas que cela sent l’ananas ? Dis donc, Geneviève, qu’est-ce que c’est qui sent si fort ? Celle-ci flaira l’air un instant :

— C’est curieux !… On dirait… de la camomille… Oui, c’est bien cela.

Et elle ajouta, en souriant d’une pédanterie si absurde en ce moment : « … Camomille… Anthémis nobilis ».

L’heure était reposante entre toutes. C’était l’heure du repos des hommes, l’heure de la récréation des oiseaux, l’heure du réveil des bêtes nocturnes, avant le départ pour la chasse inquiète. L’heure aussi de la libération des parfums et de la détente des vents. Les feuilles palpitaient à peine au faîte des arbres. Dans le ciel brodé de nuages, les hirondelles faisaient carrousel, entrelaçant des boucles folles, montant en flèche pour plonger ensuite avec des trissements aigus de joie, les ailes tendues en leur vol circonflexe. Dans les groseilliers, les fauvettes pépiaient en s’installant pour la nuit. Sur les fils électriques, deux chardonnerets s’épaulaient tendrement. Hissé sur le rameau extrême du cerisier, un pinson, la tête renversée en arrière, se gargarisait de musique.

Toute fière, Jocelyne nommait à son amie les oiseaux qu’elle avait appris à connaître.

— Comme tu es savante, admira plaisamment Geneviève.

Jocelyne rougit de plaisir.

— C’est avec Adrien que j’ai appris.

— Et comment est-il, ton Adrien ?

— Beaucoup mieux. Il est question qu’il revienne avant longtemps.

Rapidement la lumière s’atténuait, bue par la terre avide. Le soleil était encore au-dessus de l’horizon. Mais tandis qu’au loin c’était encore le jour, la montagne étalait son ombre grandissante.

— Nous ne voyons pas de couchers de soleil, dit Garneau. D’ici, en effet, un écran d’arbres cachait l’occident.

— C’est vrai. Mais en revanche, vous ne voyez même pas la lueur de Montréal.

— C’est vrai, dit Jocelyne.

Ils parlaient peu. Robert ni Geneviève n’avaient rien à dire. Tous deux regardaient vaguement la luxueuse nature étalée sous leurs yeux. Le premier se sentait, comme par une drogue bienfaisante, obscurément calme et apaisé. La jeune fille savourait silencieusement sa joie informe et profonde. Seule Jocelyne eût voulu exprimer en paroles son plaisir devant la beauté pure de cette fin de jour.

Soudain, sans heurt, le soleil se glissa derrière le paravent des arbres. Alors il se fit un silence subit, étonné. Les oiseaux s’étaient tus. Seul montait, du plus profond de la vallée, l’inutile aboiement d’un chien. Puis on entendit les feuilles frissonner d’un long frisson qui courut depuis les grands chênes, au sommet de la montagne, jusqu’aux cerisiers sauvages emmêlés au revers des fossés, tout en bas.

— C’est le vent du soir, dit Robert. Dès que le soleil se cache, il se met à faire frais.

— C’est vrai, constata Geneviève. On le sent déjà.

Vers le sud, à côté du mont Saint-Grégoire, on distinguait maintenant les feux rouges, verticaux, du poste de TSF.

Brusquement, tout près, éclata le cri bizarre d’un oiseau nocturne. Un cri particulier ; mystérieux, inquiet, assorti à la nuit prochaine. Un appel à la fois mélancolique et dur.

— C’est mon bois-pourri, expliqua Jocelyne, appliquant à l’engoulevent le nom populaire qui rappelle son cri. Il doit être neuf heures et quart. C’est son heure. Tous les soirs !

Dans la brunante venue, il n’y eut plus que ce cri intermittent, lancé d’ici puis de là, quand l’oiseau, dans sa tournée méthodique, allait chanter à chacun de ses postes habituels.

Sur le bleu noir du ciel, là-haut, les étoiles majeures s’allumèrent. Geneviève, levant la tête, reconnut Vénus, étoile du soir. Et l’Épi. Et Antarès, couleur de grenat. Et Véga, sa douce favorite. Rivales, les étoiles humaines s’allumèrent aussi, que Robert nomma en les désignant du doigt : la couronne du bassin de Chambly, la constellation pacifique de Marieville, la large et distante guirlande, tout au long de l’unique rue de Saint-Jean-Baptiste, à gauche.

— Il y a sûrement de la giroflée quelque part, dit Geneviève, je la sens.

— Oh ! une étoile filante, s’exclama Jocelyne.

— Je vais descendre au magasin chercher le journal, dit Robert Garneau. Neuf heures et demie. Il est sûrement arrivé. D’habitude il l’allait chercher dès après le dîner.

***

Dans le cours de cet été on reçut de Lionel, qui de longtemps n’avait écrit, une lettre de quatre pages. Il y racontait sa vie plus qu’il ne l’avait jamais fait, donnait des chiffres, citait même des noms de lieux et de gens de son entourage. Mais il négligeait de les caractériser et semblait prendre pour acquis que tous étaient connus des autres comme de lui-même. Son texte en devenait par moments incompréhensible. Mack Gillespie, Benny Schwartz, Johnny the Mug étaient pour Lionel des êtres de chair ; pour Garneau et Jocelyne ce n’étaient là que lettres noires sur papier blanc. Locust street, Shibe Park n’évoquaient pour eux aucune image. En revanche, il ne disait mot de sa femme que brièvement, dans le dernier paragraphe.

Ses affaires florissaient. En société avec un certain Lester O’Mally, il possédait maintenant une demi-douzaine de taxis. Il parlait même d’acheter un garage.

Comme toujours, sa lettre était écrite en anglais. N’était-il pas désormais un American citizen ! De fraîche date, visiblement, puisque mention s’en retrouvait quatre fois dans quatre pages.

« … En tout cas je suis bien content d’être maintenant un citoyen américain. Surtout quand je vois ce qui se passe en Europe. Ces gens-là sont tellement arriérés. Penser qu’ils se battent pour les Polonais. J’en ai un, Polonais, qui travaille pour moi. Si vous le connaissiez je vous assure que vous n’auriez pas envie de vous battre pour lui. Nous sommes chanceux d’avoir pour président un homme comme Roosevelt. Avec lui on est tranquille. Pas de danger qu’il nous arrive ce qui nous est arrivé avec Wilson. Il ne se laissera pas jouer par l’Angleterre. Nous ne sommes pas pour aller leur gagner leur guerre encore une fois. »

« Quand donc le Canada se réveillera-t-il ? Qu’est-ce que vous attendez pour demander votre admission dans les États-Unis ? »

Sa lettre finissait par :

« Un de ces jours, quand l’ouvrage me laissera le temps, je monterai vous voir à Montréal. Peut-être le printemps prochain. Ou le Quatre Juillet ».

— Est-ce qu’il s’ennuierait de nous ? remarqua Robert. Tu ne trouves pas, Jocelyne, qu’il y a quelque chose de différent dans sa lettre ?

— Peut-être bien, papa. Il me semble, moi aussi. En tout cas il ne m’a pas encore donné de neveu. Je ne connais même pas sa femme, Amy. J’aimerais tant cela. Je crois que j’irais à Philadelphie pour le baptême. Pas toi ?

Le père haussa les épaules sans répondre. Mais il resta songeur pendant quelques instants et sortit sans rien dire.

Cette guerre, dont Lionel parlait, semblait s’en aller vers un cataclysme. Les nouvelles continuaient d’être tragiques. Partout les digues crevaient sous la poussée de la marée allemande.

Au début, Robert avait suivi avec un certain intérêt le cours des événements. Il se rappelait l’autre guerre, celle à laquelle il eût participé comme soldat sans ses pieds plats qui l’avaient fait réformer. Après quoi il y avait pris une part active, et profitable, par la fourniture des obus ; ce qui l’avait mis sur le chemin de la fortune. Il avait alors manifesté son patriotisme en souscrivant aux emprunts nationaux, qui d’ailleurs portaient bon intérêt, et au Fonds patriotique, afin que son nom parût sur les listes, dans les journaux. Cela lui avait donné le sentiment de faire quelque chose dans ce conflit. Mais le soir de l’Armistice, il n’avait pu s’empêcher de songer, tout en festoyant avec les autres :

« Un an de plus, et ma fortune était faite. La paix arrive juste comme j’allais faire ma boule. »

Et parce qu’il venait d’agrandir son usine dans l’espoir de nouveaux contrats, il avait eu le sentiment que le sort n’avait pas été juste à son endroit.

Cette guerre-ci ne le touchait pas directement. Au début, et comme tout le monde, il ne l’avait point cru sérieuse. Les plaines de Pologne étaient si loin ; puis l’hiver ’39-’40 si calme. Une guerre pour la frime. Au fond, cela lui plaisait qu’il en fût ainsi. Il eût été fâché d’avoir cédé son usine à plus fins que lui. Il avait souhaité la paix, mû par le désir secret que la British Motors en fût pour ses frais. Qui sait ? Peut-être, l’alarme passée, pourrait-il racheter le tout, modernisé et agrandi considérablement, pour un prix de misère. Comme bien de guerre. De sorte que, après tout, il aurait fait une bonne affaire. Et se regardant dans le miroir, en se rasant, il s’était fait un clin d’œil complimenteur.

Puis la blitz était venue. La guerre s’était faite sérieuse ; de sérieuse, grave ; de grave, catastrophique. Le monde entier avait résonné au bruit formidable de la chute de Paris. De si loin, on avait vu le nuage de sinistre poussière soulevé par l’écroulement de la France. Les journaux persistaient obstinément dans leur optimisme de commande, quand autour de lui les gens prenaient l’habitude de la défaite. Personne ne le disait, mais il semblait à beaucoup que la guerre fût quasi terminée. Il faudrait s’arranger d’une Allemagne brutale. Dans le secret de leur pensée, certains cherchaient déjà des compensations, des accommodements. Il en est qui se proposaient de se mettre à l’allemand sans plus tarder.

Cet été-là, les chaleurs prolongées avaient tenu Robert hors de Montréal. Il avait fait à Saint-Hilaire de plus longs séjours. En sorte que, isolé dans son coin de montagne, il n’avait eu avec les événements que des contacts peu sensibles, par la radio et le journal. Il n’avait à l’armée ni fils ni parent. D’ailleurs les troupes canadiennes, immobilisées en Angleterre, ne combattaient point. Dans la paix des campagnes laurentiennes où presque tous les jeunes gens restaient sur les fermes, rien ne rappelait le monde cruel et angoissé de là-bas. Les prés étaient riches de moissons et dans les arbres opulents chantaient les oiseaux. C’était, semblait-il, d’une autre planète que parlaient les journaux.

Des amis de Jocelyne, pourtant, quelques-uns étaient partis. Louis Langis était officier de marine. Il était même venu à Saint-Hilaire avec son uniforme bleu seyant et la barbe folichonne qu’il se laissait pousser. Bernard Carrière était en Angleterre. Lucien Saint-Jacques sur les côtes du Pacifique. Les frères Henrichon dans la Royal Air Force où venaient d’entrer aussi Roger Laplante et Gérard Aubin.

CHAPITRE

IV


PENCHÉE sur la plate-bande dépeignée par l’automne, Jocelyne sortait de terre les bulbes de dahlias. Gantée de coton, les joues terreuses, elle maniait le déplantoir avec application. De temps à autre s’asseyant sur ses talons, d’un mouvement de l’avant-bras elle remontait les mèches qui lui tombaient devant les yeux. Puis elle se remettait sérieusement à l’ouvrage, la tête basse, la langue sortie par l’effort, les grappes de ses cheveux pendant comme des raisins gonflés de soleil.

Absorbée dans son travail, elle ne fut point distraite par le bruit d’une voiture qui venait de s’arrêter dans le chemin voisin. Mais elle se sentit tout à coup saisie par deux mains qui, la tenant aux tempes, empêchaient qu’elle tournât la tête.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle en riant.

Pas de réponse.

— … Geneviève ?… Lucienne ?… Carmen ?… C’est Carmen !

Et comme aucune réponse ne venait encore, elle laissa là son outil, tira ses gants et palpa les mains qui la retenaient prisonnière.

— Mais… qui c’est ? insista-t-elle avec une impatience amusée. Les doigts étaient longs et forts, des doigts d’homme.

— Jerry ?… Monsieur Lafrenière ?…

Elle ne nommait pas son père. Ces jeux n’étaient point de lui. Mais soudain, incrédule, elle poussa un cri presque douloureux. Elle venait de toucher une chevalière qu’elle connaissait bien.

— Adrien !… Mon Adrien !… Ce n’est pas vrai !

Les mains cette fois, s’ouvrirent. Le temps de se redresser, elle était soulevée de terre. C’était bien son fiancé dont elle savait le retour imminent mais qu’elle n’attendait pas avant la fin de la semaine. Il revenait pour de bon, cette fois ; non pas, comme précédemment, pour de courtes échappées après lesquelles la séparation était plus douloureuse que n’avaient été agréables les retrouvailles. Il ferait une période d’une année en probation, pendant laquelle il serait simplement sous contrôle médical. Ses joues hâlées et fermes, l’éclat de ses yeux largement ouverts sur la vie bonne, la solidité de ses gestes qui voulaient embrasser ce monde des vivants enfin recouvré, tout cela démentait les conseils d’une prudence peut-être exagérée.

— Je me sens fort comme un cheval, dit-il. De nouveau il prit Jocelyne dans ses bras et la souleva. Mais l’instinct planté en lui par deux ans de sanatorium lui fit la reposer aussitôt, une fois donnée la preuve de sa vigueur.

Il serait à Saint-Hilaire quatre jours. Après quoi il lui fallait retourner à Montréal ; il avait vu son père et les siens à peine quelques heures.

Sage, et en outre surveillé par Jocelyne qui débordait d’une tendresse qu’elle faisait maternelle, il bougeait peu de la maison où la fin de septembre allumait chaque soir une bûche dans la cheminée. Contre ses gronderies il ne protestait qu’en riant, ayant pris là-bas, avec les médecins et les infirmières pour qui tous les malades sont un peu des enfants, l’habitude d’obéir sans demander le pourquoi. Quand le soleil haut avait suffisamment réchauffé l’air montagnard, tous deux marchaient par les sentiers étroits, la main dans la main.

— Tiens, Adrien, assieds-toi là. Moi, je vais ramasser des cocotes. J’ai apporté mon grand sac. Cela sent si bon dans le feu.

— Laisse-moi t’aider.

— Je te défends ! Assieds-toi !

D’une main qu’elle voulait autoritaire, elle le poussait sur le tapis odorant et lustré des aiguilles de pin. Il se laissait aller, déjà essoufflé de l’effort pourtant léger, mais qui fatiguait rapidement ses muscles désentraînés.

Ou encore ils restaient assis sous les pommiers chargés. Les fruits verts, jaunes et rouges, faisaient du verger un champ d’arbres de Noël. D’un arbre à l’autre, ils s’amusaient à comparer les fruits, se disputant pour finalement tomber d’accord. Prenant une pomme tombée dans l’herbe, ils y donnaient un coup de dents puis la rejetaient en riant pour en goûter une nouvelle. Ce petit gaspillage leur donnait une impression de luxe savoureux, d’inépuisable abondance.

Le soir, près de la cheminée, ils échangeaient des paroles banales et ravissantes. Elle le forçait à prendre le grand fauteuil de rotin qu’elle matelassait de coussins et tirait elle-même près de la cheminée. Sur un dernier carreau, elle s’asseyait à ses pieds, la tête sur ses genoux. Adrien mettait sa main dans le cou de son amie, sous l’oreille, là où à fleur de peau on sent courir le flot rythmé de la vie. Il avait si souvent rêvé du moment où il la toucherait de la sorte. Il la sentait vivre. Liés veine à veine, ils échangeaient leur sang et les battements de leurs cœurs accordés.

Parfois le père se mêlait à la conversation. Il acceptait Adrien Léger. Le mariage de Jocelyne était chose fatale, naturelle. Le passé maladif du jeune homme lui inspirait néanmoins quelque répugnance envers une telle union. Outre qu’il n’avait jamais eu souci de Jocelyne autant que de Lionel, un égoïsme inavoué lui faisait commode la perspective de noces longuement, indéfiniment retardées.

— Vous savez, monsieur Garneau, disait Adrien…

Mais son visage, ses yeux, ses pensées, ses mots même étaient tournés vers Jocelyne.

— … Vous savez que je me suis trouvé une situation, là-bas.

— Comment, vous avez envie d’aller travailler au Lac-Édouard, au sanatorium ?

Léger se mit à rire franchement tandis que Jocelyne, qui savait, écoutait patiemment.

Il avait eu comme voisin de lit le fils MacLean, MacLean des Springtime Nurseries, ces vastes serres, à Belœil, où l’on faisait en grand la culture des roses et des primeurs.

— Je n’ai qu’à dire quand je voudrai commencer. La place m’attend. Et c’est justement un travail que le docteur me permet. À condition d’y aller prudemment au début.

Lorsqu’il en avait parlé avec sa fiancée, au lieu de s’en tenir là, il avait continué :

— J’aurai même assez de temps pour écrire.

— Pour écrire ?… Pour écrire à qui ?… Puisque je serai là !

Il lui avait alors révélé son secret. Par désœuvrement, il s’était mis à écrire des contes. Il en avait expédié un à une revue de Montréal. On avait publié et payé. Encouragé, et puisque par sa mère, Irlandaise, il connaissait l’anglais tout aussi bien que le français, il avait tenté une nouvelle plus audacieuse qu’il avait envoyée aux États-Unis. Esquire l’avait rejetée ; mais le Saturday Evening Post, chose inespérée, l’avait acceptée.

— Et sais-tu combien j’ai reçu ? Un beau chèque de deux cents dollars. C’est incroyable. Alors j’en ai commencé une autre. Tu verras.

Il s’arrêta, hésitant un peu avant de lui confier son dernier secret.

— … Et ce n’est pas tout. Je pense que je vais écrire un roman. J’ai un beau sujet.

— Sur quoi ? Sur nous deux ?

Il sourit :

— Puis-je songer à quelque chose où il n’y aurait pas au moins un peu de toi ?

Elle l’embrassa du regard, les cils battant sur ses yeux où la flamme du foyer mettait des lueurs mobiles. Son regard monta vers lui, qui était assis au-dessus d’elle. Il se pencha, doucement, et mit sa joue sur ses cheveux.

Le dimanche suivant on reçut la visite de Lafrenière. C’était un des derniers jours que les Garneau passeraient à la campagne. Comme chaque année, le père avait tôt proposé la rentrée en ville, sachant qu’il faudrait, comme toujours, accorder à Jocelyne un sursis.

— Tu veux partir au moment où les arbres sont à leur plus beau, disait-elle chaque année, quels que fussent le mois et la saison.

Mais à sa grande surprise, elle consentit immédiatement.

— Si tu veux, papa. Nous partirons quand tu voudras.

Il est vrai qu’Adrien Léger ne pouvait venir à Saint-Hilaire tous les jours ; d’ailleurs, il lui fallait être prudent.

Pour Lafrenière, il venait montrer à son ami sa nouvelle voiture, une Oldsmobile bleue, éclatante de chromes et qu’il avait gréée de tous les accessoires imaginables. Cette fois, sa femme l’accompagnait.

Il y avait des années que Garneau n’avait vu Marie-Claire Froment, « ton ancienne », taquinait souvent Lafrenière.

— Bonjour, Marie-Claire. Ça, c’est de la grand-visite.

Comment se faisait-il que Marie-Claire ne fit point naître chez Garneau cette inquiétude profonde qu’il connaissait bien et qui lui venait chaque fois que la rampe s’allumait à l’improviste sur la scène de son passé ? Elle en était pourtant, de ce passé ; du plus lointain et du plus douloureux. La rivière du Loup. La petite maison en surplomb. La flamme rousse des cheveux de son amie dans les broussailles, en face. Et lui, Michel, faisant de la musique sur…

Un pincement douloureux. Encore une fois il s’était fait prendre, traîtreusement, par surprise. Après tant d’années !

D’un effort, il éteignit les lampes intérieures et tout rentra dans l’ombre. Il n’eut plus devant lui qu’une femme boulotte, aux joues maladroitement rougies, aux lèvres crues, au chapeau excessif qui chaque fois qu’elle ouvrait la bouche tanguait comme une barque fleurie sur une mer démontée. Elle gesticulait soigneusement pour montrer ses bagues. Ses pendants d’oreilles étaient deux grosses pierres du Rhin telles des gouttes de sueur prêtes à tomber. Qu’y avait-il ici qui rappelât vraiment celle qui, sous le dais des aulnes, avait embrassé sur la bouche un enfant lui aussi disparu depuis ?

Aussi bien qui, de ces trois témoins, eût voulu évoquer les jours d’autrefois ? Chacun de son côté fermait obstinément la porte ouvrant sur le cimetière. Il y avait longtemps que sur la tombe du petit Michel, Robert Garneau avait jeté la dernière pelletée de terre. Bouteille, lui, ne tenait guère à rappeler une époque pour lui sans gloire. Aujourd’hui directeur d’une demi-douzaine de compagnies minières, président de la Laviolette Mining, il avait lu quelque part l’histoire d’un milliardaire anglais dont on ne connaissait point l’origine restée mystérieuse. Il eût aimé que de lui aussi l’on dit, dans quelques années :

— Lafrenière ? Le magnat des mines d’or ? Le millionnaire ? Personne ne sait comment il a commencé.

Et pour fournir des matériaux à la légende qu’il espérait, il affectait faussement de savoir à peine ses lettres et se vantait de ne pas connaître un mot d’anglais.

Quant à Marie-Claire, son existence avait vraiment commencé à Val-d’Or. Là était le banc-d’œuvre où elle s’asseyait ; là, la salle paroissiale où elle organisait tous les ans le grand bazar de charité ; là, les boutiques où elle pouvait désormais acheter sans payer :

— Mettez ça sur notre compte, monsieur Héon.

— Certain, mâme Lafrenière. Inquiétez-vous pas.

Là, demain ou après-demain, en tout cas bientôt, on lui dirait : Madame la Mairesse. Et elle prendrait part à ce voyage annuel des Municipalités, au Saguenay, dont madame Laforce lui avait tant rebattu les oreilles.

— Sais-tu, dit-elle, en s’adressant à Garneau…

Elle le tutoyait, naturellement. D’ailleurs, elle tutoyait tout le monde ou à peu près. Sauf les membres du clergé. Mais parlant à Garneau elle ne disait point : Michel, puisque visiblement il avait renoncé à ce nom d’autrefois. Robert ? Cela ne lui disait rien. De sorte qu’elle était forcée de recourir à des détours pour éviter les vocatifs.

— Sais-tu que tu as devant toi le prochain maire de Val-d’Or. Ils veulent…

— Voyons, sa mère, t’es folle, je cré ben ! protesta Lafrenière, mais en dressant la tête et en carrant les épaules.

Malgré sa fortune, il gardait son langage petit-peuple, s’appliquait même à n’en rien perdre, afin que l’on devinât des origines modestes et que l’on admirât, songeait-il, de voir rendu si haut un homme parti de si peu.

— Oui, oui ! insista Marie-Claire, avant longtemps ça va être monsieur le Maire par icitte, Son Honneur le Maire par là ! Eh oui !

Elle n’était tout de même pas fâchée de faire savoir aux Garneau que ce seraient bientôt les Lafrenière qui tiendraient le haut bout, qui auraient bonne grâce à faire les aimables. Avec ça que l’on était joliment plus riches qu’eux ! Elle ne s’en promettait pas moins intérieurement, avec une petite satisfaction d’orgueilleuse modestie, de toujours leur garder une attitude amicale : « Ils verront que les honneurs ne nous montent pas à la tête ». Mais quel plaisir achevé ce serait de marcher enfin sur la tête de la Brabant, la femme de l’hôtelier de Val-d’Or ; et de la femme du gérant de banque ; et de la femme du percepteur ; et surtout, oh ! surtout ! de madame docteur Regimbald qui jamais ne la saluait la première. Peuh ! une ancienne fille de bureau ! Et qui avait accroché son docteur on sait comment !

— Vous comprenez, vous autres, après tout ce qu’il a fait, mon mari, pour la ville de Val-d’Or et pour l’Abitibi, c’est bien le moins !

— Eh ! sa mère, dis-le donc, dis-le donc franchement que t’as surtout envie de te faire appeler Mâme la Mairesse.

Elle se mit à rire, d’un petit rire niais et cahoteux de femme que l’on chatouille aux endroits sensibles. Mais Hermas se tournait vers son hôte :

’Coût’ donc, il paraît qu’il y a du bon cidre dans les environs ? Malgré que j’aime mieux la bière, il y aurait pas moyen de moyenner pour y goûter un petit brin : cinq ou six bouteilles !

— Bien sûr, dit Garneau. On va y aller tout à l’heure.

Par la route qui sinuait entre les vergers, au flanc de la montagne, ils descendirent chez Laurier Duval. Une maison paysanne, mais cossue, agrandie à chaque récolte généreuse. Et qui annonçait bien le propriétaire d’un verger de mille pommiers. Duval les reçut aimablement après un abord défiant. Dame ! il ne connaissait pas Lafrenière. On ne sait jamais. Non qu’il soit défendu à un honnête pomiculteur de se faire du cidre avec ses pommes tombées. Mais quand il a, ce cidre, la vertu étonnante du cidre de Laurier Duval ! Et surtout, en vendre était une autre affaire. Jusque l’an dernier cela pouvait aller ; il était politiquement « du bon bord ». Depuis que l’on avait changé de gouvernement, on pouvait voir arriver les espions de la Commission des Liqueurs n’importe quand. Il n’y avait pas deux mois que Roger Chrétien avait payé l’amende.

Lorsque Garneau eut présenté son ami Hermas, Marie-Claire, Jocelyne et Adrien Léger, Duval se sentit rassuré :

— Comme ça vous voulez boire du bon cidre ? Du vrai bon cidre ? J’ai le meilleur du canton. Venez avec moi.

Par une porte basse et quelques marches, on s’enfonça dans la cave. Il fallait quelques minutes pour s’accoutumer au clair-obscur qui filtrait de deux soupiraux tamisés de fils d’araignées. Il faisait là-dedans un froid humide qui glaçait les épaules après la chaleur du dehors. Dans la première moitié de la cave étaient entassés les barils vides et, dans un carré de planches, une mare de pommes dont l’odeur aigre prenait à la gorge. Au fond, accroupies chacune sur son ber, les barriques dormaient au frais. Elles étaient neuf, alignées comme des bombardes, pansues comme des hydropiques. Du dos de chacune jaillissait une pipette recourbée qui aboutissait à une fiole où glougloutaient les gaz de fermentation.

Madame Duval apporta des verres. Duval plongea un tube dans l’un des tonneaux.

— Ça, c’est du cidre d’une année. Du sec.

Mettant le tube dans sa bouche, il siphonna. Le courant amorcé, il en laissa couler par terre, par propreté, avant que de remplir les verres. Chacun regarda le sien que dorait une liqueur un peu trouble.

— À votre santé, dit Duval.

— Il est bon, dit Garneau.

— Pas mal. Pas mal, consentit Lafrenière. Chacun but.

— Du plus doux, annonça Duval, en siphonnant une autre barrique suivant le même rituel.

— Très peu pour moi, avertit Jocelyne.

L’humidité déposait sur les verres des perles froides qui glissaient le long des doigts. Sur la langue, le cidre faisait frais, un peu suret. Puis il ne restait dans la bouche qu’un goût musqué.

Hermas eut un rot sonore.

— J’aime mieux le premier, jugea-t-il. Donnez m’en donc encore un peu pour comparer… Non, du premier… Assez.

Mais il avait attendu, pour dire : Assez, que son verre fût comble.

— Moi c’est le second que j’aime le mieux, dit Marie-Claire.

Duval lui prit son verre et le remplit en souriant.

Garneau, qui n’en était point à sa première visite dans les caves et qui savait les traîtrises du cidre, crut devoir avertir doucement Hermas.

— C’est toi qui conduis. Méfie-toi. Ça n’y paraît pas et ça tape, tu sais.

— Mais non, mais non, protesta Duval en clignant de l’œil.

— Voyons, ricana Lafrenière, du stuff de même, je peux en boire un gallon.

Quand le pomiculteur en vint au cidre mousseux, celui de deux ans, chacun avait oublié la fraîcheur de la cave. Marie-Claire poussait des petits cris de couventine :

— Oh ! que j’aime ça. Humm ! Elle tendit de nouveau son verre sans attendre. C’est comme du champagne. Pareil. Whoa ! Ça fait un petit quelque chose, tu sais. Dites donc, monsieur Duval, les hommes de Saint-Hilaire, i’ sont-ils aussi bons que leur cidre ?

— Ouais, ça se laisse boire, disait Lafrenière d’une voix dont le ton s’élevait à chaque lampée. Garneau, prudent, laissait ses verres à moitié et vidait discrètement le reste par terre. Quant à Jocelyne et Adrien ils buvaient désormais dans le même verre.

— Dis mon gros loup, ronronnait Marie-Claire, tu vas m’en acheter, hein !

Çartain, ma catin ! Combien en veux-tu de caisses. Veux-tu acheter la tonne ? Si tu veux.

— C’est vrai qu’il est bon, le cidre, dit Adrien qui malgré la compagnie avait pris résolument Jocelyne par la taille. Vous savez, on est fiancés, avait-il précisé pour éviter toute équivoque.

Jocelyne vidait leur verre moins par goût que pour qu’il n’en bût pas trop.

— Monsieur Lafrenière vous avez eu une bien belle idée, affirma le jeune homme.

— Dites donc, vous êtes un Lafrenière ? s’enquit Duval.

— Ouais ! Lafrenière ! C’est ça.

— Vous seriez pas des fois parent des Lafrenière de Sorel. Jos. Lafrenière. Il est plombier. Parce que, c’est mon cousin.

Il avait bu lui aussi. Et bien qu’il fût habitué, dans la cave glacée où flottait un relent de pommes commençait de régner une atmosphère de sympathie humaine. On se sentait amis. On voulait se trouver parents.

— Non. Nous autres on est de Val-d’Or. Le pays des mines. Des mines d’or. Val-d’Or : mines d’or. Hi ! hi !

En temps normal, il se fût arrêté là. Mais il se sentait chaleureux et nature :

— Moi, je suis un Lafrenière de Louiseville. Ma famille et puis celle de ma femme étou, elles sont de Louiseville. Et les Garneau aussi. Oui ! Les Garneau aussi. Hein ?

Ben quiens ! Comme ça se trouve ! De Louiseville ? J’ai un de mes cousins qu’a marié une femme de Louiseville. Une Germain.

Une Germain ! Garneau se sentit pâlir. Il s’appuya sur un des montants de la cave. Son émotion doublée par un léger début d’ivresse le saisissait aux mollets.

— Une Germain ? de Louiseville ? s’informait Lafrenière qui venait de s’emparer d’une nouvelle bouteille de mousseux et cherchait, à force de doigts, à en tirer le bouchon. Vous êtes bien…

Pouff… fff. Le bouchon avait sauté au plafond et le cidre jaillissait partout en écume, avec un curieux chuchotement de soie froissée.

— Donne ton verre… vite, sa mère… Vous êtes bien sûr ? Parce que des Germain, j’en ai jamais connu à Louiseville.

C’est vrai, maillet, dit Duval, complètement dégêné, en donnant une bourrade à Hermas. C’est de Maskinongé, qu’elle était.

— Allons ! Il est temps de s’en aller, dit Garneau en glissant vers la porte qui découpait un carré d’or.

Qu’il faisait étouffant dans cette cave où tout à l’heure, pourtant, on grelottait presque ! La voix de Jocelyne vint jusqu’à lui, claire et nette :

— Une Germain, de Maskinongé ! Comme c’est drôle ! Ça doit être de nos parents. Ma grand’mère était une Germain : Hélène Germain. De Maskinongé. N’est-ce pas, papa ?

— Venez-vous-en ! Venez-vous-en !

— Et où est-ce qu’elle reste, comme ça, persistait Jocelyne.

— Dans le rang des Étangs. Une grande maison en bardeaux verts. Il y a un puits à brimbale dans le devant.

— Si tu veux, Adrien, nous irons la voir. Ça serait drôle si c’était une cousine ?

Malgré les pommiers chargés de leurs fruits opulents, malgré le bourdonnement sourd et continu des mouches, malgré un ciel que les petits nuages ouatés faisaient plus beau encore, et le tapis vert des hautes herbes grasses moucheté de floquet et de marguerites, malgré que chantât un pinson tout près, Garneau sentit qu’en un instant une incantation magique avait apporté l’hiver.

Il avait suffi d’un mot. D’un nom.

Et pourtant dans son désarroi, il ne sentait point de frayeur.

***

Quelques jours plus tard, on reçut de Lionel une lettre brève. Il y annonçait son divorce.

CHAPITRE

V


LA   lettre qui annonçait à la fois la faillite du mariage Lionel-Amy et sa cassation était aussi succincte qu’avait été longue la précédente. Cela était frappant. Si bien que le père ne put tenir d’en exprimer quelque surprise.

— Je ne comprends pas Lionel ! C’est maintenant que nous aurions besoin de connaître les détails. Mais dix lignes seulement !…

Le fait même ne laissait pas de l’étonner. Un divorce était chose à peu près inconnue, en tout cas insolite, dans leur entourage et dans tout le Québec catholique. Certes, la publicité faite aux aventures matrimoniales des catins de cinéma avait quelque peu désensibilisé les esprits. Cette solution, pour eux nouvelle et par trop commode, d’un problème éternel, les choquait désormais un peu moins ; à la condition, bien entendu, que cela eût lieu à Hollywood, pays de toutes les extravagances. Pareille affaire, dans ces conditions, gardait quelque chose de vaguement irréel. Cela se passait comme sur l’écran. Mais qu’il s’agît de l’un de leurs proches !

Qu’était-il donc advenu entre les époux qui fût si grave, si irréparable, si mortel ? Et cette cassure, venait-elle de Lionel ou de sa femme ? Garneau, certes, ne pouvait imaginer son fils, « tout de même Canadien français et catholique », demandant un divorce, quelles que fussent les fautes de sa femme. Et d’autre part, encore moins pouvait-il supposer à Lionel des torts si puissants qu’Amy eût pu obtenir contre lui ce qui, à ses yeux, équivalait à une condamnation.

De toutes ces pensées il ne dit rien. Mais il restait renfrogné et songeur, les yeux fixés sur son journal qu’il ne lisait point. Il fût sorti pour aérer un peu ses pensées, sans un vent glacial qui sifflait un air de novembre dans toutes les fentes des fenêtres et des portes.

— Veux-tu bien me dire, se contenta-t-il de répéter, pourquoi il ne nous donne pas plus d’explications ?

— Qu’est-ce que tu veux, papa ! Sans doute qu’il aime mieux ne pas en parler.

Jocelyne comprenait pareille réserve. Elle en eût agi ainsi. Et de qui tenaient-ils cette retenue presque hostile sinon de leur père ! Mais elle ne voulut point discuter.

— En tout cas, je vais lui écrire et lui demander de nous en dire plus long.

Mais connaissant son frère, elle ne comptait guère sur le résultat.

Il insista pour qu’elle écrivît à Lionel sans tarder.

— … Et demande-lui de nous donner le cours et le long de cette histoire.

— Oui. Tu peux être sûr. Mais, ça fait rien ! c’est triste, papa. Pauvre Lionel, qui avait un foyer ! Et moi qui n’ai jamais connu sa femme ! Jamais ! S’ils avaient eu des enfants, aussi, je suis sûre que cela ne serait pas arrivé. Comment était-elle, Amy ? Tu m’as dit, en revenant de ton voyage, qu’elle était gentille. Mais tu ne m’en a jamais beaucoup parlé. Je pense que tu ne l’avais pas beaucoup aimée.

— Oh oui ! pourtant. Mais je ne suis pas certain que tu l’aurais aimée beaucoup toi-même. Elle avait un genre un peu… un peu chorus girl. Dans le temps, j’ai préféré ne pas trop rien dire.

Il parut hésiter un instant.

— Et puis, au fond, bien que cela me fasse de la peine pour Lionel, c’est peut-être aussi bien comme cela. Parce que… il y avait encore une autre chose… Il m’a semblé…

— Quoi donc ?

— Bien je me suis demandé… En la voyant, j’ai eu l’impression… qu’elle avait quelque chose de nègre. Oui, la peau d’abord, pas mal. Et surtout le nez. Et les lèvres. Ses grands-parents, peut-être…

— Non !… pauvre Lionel !

L’exclamation de Jocelyne contenait plus de surprise que d’aversion. Certes, une telle alliance lui apparaissait comme peu désirable ; mais cela surtout parce que, naturellement nordique d’esprit, elle doutait qu’un Canadien français pût faire son bonheur avec une personne de race si distincte, si différemment humaine. Les alliances avec gens simplement de langue différente étaient déjà si souvent malheureux !

Dans la lettre qu’elle écrivit le soir même, elle insista tendrement pour que son frère vînt passer quelques jours au Canada. Jamais il n’y était revenu depuis son départ précipité, il y avait maintenant huit ans. Déjà huit ans !

La réponse n’arriva qu’au bout de trois semaines. Il n’avait point le temps, dans la presse des affaires, d’entreprendre le voyage. Il viendrait voir les siens l’année suivante, pour sûr. Quant à l’affaire de son divorce, il n’en paraissait pas le moins du monde attristé. Son mariage, disait sa lettre, avait été une erreur ; et la séparation ce qui pouvait lui arriver de mieux. Son expérience de la vie conjugale lui avait démontré qu’il était fait pour le célibat et surtout pour les affaires. Au demeurant, il paraissait n’attacher à ce divorce qu’une importance fort relative.

Jocelyne fut peinée de lire sa diatribe contre un état où elle voyait le paradis. Elle pensait à Adrien, à leurs épousailles futures.

La date n’en avait pas encore été fixée. Mais sans que jamais rien de précis eût été exprimé, il semblait établi qu’Adrien se mettrait à travailler dès le printemps, — le médecin l’y encourageait même — pour peu qu’il continuât à prendre du poids et des forces. De la sorte, les noces pourraient se célébrer à l’automne. Pour plus de sûreté Jocelyne, cédant aux instances de son père, était allée demander au médecin d’Adrien la vérité sur son état. On l’avait pleinement rassurée.

Tous les soirs, ou presque, le jeune homme venait à l’appartement du boulevard Saint-Joseph. L’hiver amorcé les y gardait la plupart du temps, à moins d’aller au cinéma, rarement, ou de passer la soirée chez des amis, plus rarement encore. Car rien de tout le vaste monde ne leur était nécessaire sauf l’un à l’autre. Il n’y avait plus à la maison que Jocelyne et son père, maintenant que la bonne les avait quittés. Pour l’instant, on n’en cherchait pas d’autre. Un peu par économie. Car sans en rien dire la jeune fille préparait son trousseau.

Chaque soir, pendant qu’elle lavait la vaisselle du dîner, Garneau lisait son journal. Il l’épluchait de la première page à la dernière, sauf les pages du sport et du cinéma. Il s’arrêtait longuement aux colonnes boursières. La hausse continue des actions de la Lorraine Gold, dont il suivait les fluctuations avec curiosité, l’avait fortement impressionné. Jadis, la finance, pour lui, c’était les actions des compagnies industrielles : aciers d’abord, forces motrices, puis chemins de fer, textiles ; et les obligations, assiette de la fortune nationale. Quant aux parts minières, il n’y avait vu que pièges à gogos.

— Voyons, Hermas ! Tu sais bien que si cette mine était bonne, ceux qui l’ont trouvée la garderaient pour eux !

Ce raisonnement lui avait longtemps paru irréfutable, aussi évident que la lumière même du jour ; ou mieux : qu’un billet de banque. Or voici que les actions de la Lorraine Gold, vendues jadis à vingt et un sous, dépassaient les huit dollars ! Les dividendes tombaient avec régularité et l’on venait même de les augmenter. Décidément, Lafrenière avait eu raison de croire au miracle. Si bien que Garneau l’avait accompagné chez un agent de change, dans la sentine même de l’agiotage. Depuis il lui arrivait d’y aller passer une heure ou deux par désœuvrement, assis devant le tableau où s’inscrivait la cote, au son mécanique des tickers.

Il lui arrivait même plus étrange. Ne s’était-il pas surpris un jour à parcourir les petites annonces d’un œil faussement négligent ! Bien qu’il se fût formé des habitudes étriquées mais qui remplissaient les heures, il ne pouvait se faire au vide de ses journées. S’il se fût écouté, à certains moments il fût allé, tout orgueil éteint, demander à quelques-uns de ses amis, à ses anciens compagnons d’armes industrielles, une occupation quelconque, une vague association qui lui permît de fuir cette oisiveté où il se sentait couler. Ce qu’il lui eût fallu, c’était bien le contraire d’une sinécure, puisqu’il en aurait attendu non pas un simulacre de travail en retour d’un salaire, mais bien une occupation véritable qui le retînt, même sans presque de compensation. Il eût accepté d’emblée si quelque étranger lui avait offert une gérance, une représentation, en attendant le jour, encore à venir, où il aurait son affaire à lui. Mais la guerre n’étant point propice au lancement d’une affaire nouvelle, il en attendait patiemment la fin. Alors, d’un jour à l’autre se présenterait l’occasion.

Vers huit heures du soir, on sonnait à la porte.

— Laisse, papa, criait Jocelyne du fond de la cuisine. J’y vais. C’est Adrien.

Elle traversait le corridor en coup de vent. Mais s’arrêtait devant le miroir du porte-chapeau pour vérifier sa coiffure et retoucher sa mise pourtant impeccable.

— Allô, mon Adrien ! Attends-moi dans le salon avec papa. J’ai fini dans un instant.

— Je vais aller t’aider.

— Non, non ! Attends-moi. D’ailleurs il faut que je m’arrange un peu. Que je change de robe. Je suis comme une souillon.

Elle restait coquette. Tout en protestant qu’elle n’avait pas à se tant pomponner, Adrien l’aimait encore plus de rester soignée, même dans l’intimité. Quand Jocelyne le voulait taquiner elle l’appelait : « Mon prince ». En fait, avec son bonnet de vison et sa pelisse à col de fourrure il avait un peu l’air d’un boyard.

— Asseyez-vous donc, Adrien. Quoi de nouveau ?

— Oh ! pas grand’chose…

Les premières fois, le jeune homme avait continué machinalement :

— … Et vous ?

Mais il avait senti monsieur Garneau gêné d’avoir à répondre :

— Du nouveau, moi ? Mais rien. Rien.

Aussi mettait-il la conversation sur les événements du jour. À court de sujet, il n’avait qu’à jeter un regard sur le titre majeur du journal qui traînait sur la table. Cela faisait une entrée facile. Il lui était arrivé instinctivement de parler livres. Mais si Adrien Léger était grand liseur, Garneau ne lisait rien. Dans toute sa vie, pas une demi-douzaine de volumes, assurément. Il ne comprenait point que les fiancés attachassent tant d’importance à ces imprimés sans actualité, à des auteurs qui ne laisseraient dans le monde rien de plus que leur nom sur du papier.

Jocelyne et Adrien avaient repris ensemble le chemin de la bibliothèque qu’elle n’avait d’ailleurs jamais abandonné. Depuis quelque temps traînaient sur les meubles, à la maison de chacun, des livres qui n’étaient plus des romans.

— Qu’est-ce que tu lis là encore, Adrien, s’enquérait monsieur Léger à qui son grand-livre et ses feuilles de bilan suffisaient. Il prenait le volume et l’ouvrait : Le problème… du logement et l’État. Tu parles ! Et celui-ci Planned Economy. Veux-tu bien me dire ?…

La maturité d’esprit d’Adrien surprenait Garneau. Une partie de cette jeunesse nouvelle, dont Geneviève Lanteigne et Adrien Léger étaient des exemplaires, commençait d’ailleurs à sortir violemment des sentiers ordinaires. Il n’avait pourtant que vingt-sept ans. Mais rien ne restait chez lui de jeune et d’aérien que l’entrain. Et aussi, au fond, l’amour de la chimère. Les années qu’il avait passées sur un lit d’hôpital n’eussent point dû compter pour lui. Au contraire. Dans la quiétude du sanatorium, il avait lu et forcément réfléchi. Tout ce temps, étendu, passif dans le combat entre maladie et médecin dont il était le terrain, il n’avait été qu’une chose neutre et informe, un cas et un numéro. Un être sans ressort, émasculé par le mal et surtout par cette atmosphère énervée qui baigne les salles d’hôpital. De même, son esprit était resté en veilleuse en ce milieu falot et singulier où pendant vingt-cinq mois il avait flotté, ballotté entre Mort et Guérison qui, rivales, attendent côte à côte et patiemment à la porte des sanatoriums. Pour tout cela, du contact des vrais vivants il venait maintenant à Adrien un âpre désir de vivre pleinement, lui aussi ; une soif aiguë d’agir sur ce monde enfin recouvré. Un peu plus de forces encore, lui semblait-il, et il pourrait soulever l’univers.

Mais il s’en fallait qu’il discernât nettement ce qu’il voulait. Pour l’instant, le seul fait de vouloir, d’en avoir le droit et la puissance, le satisfaisait pleinement. Il cherchait quand même, tâtonnant dans l’ombre avec la joie imminente de l’emmuré qui sent le verrou sous sa main, qui sait que tout à l’heure, à son gré, la porte va s’ouvrir enfin sur l’insatiable azur. Des avenues ordinaires qui appellent le choix des jeunes hommes, plusieurs lui étaient fermées. Ses goûts l’éloignaient de l’action et de la politique. Sa santé, trop récente encore, l’écartait de toute carrière qui eût exposé son corps mal affermi à des fatigues dangereuses. Enfin il était à peu près démuni de diplômes. Aussi suivrait-il la voie facile qui lui était offerte chez MacLean, aux Springtime Nurseries. Neuf heures par jour, entre les fiches des clients et les roses nobles et poétiques ! Au demeurant, il ne voyait là qu’une occupation temporaire. Une espèce de pont vers la pleine réalisation de son moi.

Depuis son retour, il avait l’impression qu’enfin s’étaient écroulés les murs qui jadis cachaient à ses yeux d’adolescent le prestigieux pays de l’avenir. La route s’étendait maintenant devant lui, à travers la contrée douce et fleurie, pleine de soleil, de fleurs et de chansons, par où l’on s’en va vers Demain à travers Aujourd’hui. Ce voyage, il ne le ferait pas seul. Il y aurait d’abord Jocelyne, à ses côtés. Mais c’est en groupe aussi que se ferait la longue excursion : avec tous les compagnons-amis qu’il voyait parfois, avec lesquels il avait couru les routes réelles, sac au dos, et qui étaient désormais sa famille intellectuelle ; qui partageaient ses enthousiasmes. Ceux-là qui épaulaient mutuellement leur invincible certitude de l’assouvissement de leurs rêves.

Sur la jeunesse du Québec si longtemps contrainte, si longtemps satisfaite de sommeiller dans le dortoir collectif aux lits tous de même mesure, sur cette jeunesse éblouie une Pentecôte semblait être descendue. Quelques-uns déjà aspiraient à mettre le feu aux quatre coins de ce petit monde qu’ils aimaient pourtant ; mais que, justement parce qu’ils l’aimaient, ils voulaient sublimer fût-ce par la torche. L’étroit cadre de village qui avait été celui de leurs aînés, où les pôles étaient église et marchand de tabac, ce cadre ne leur suffisait plus. Il leur fallait pour carrière rien moins que l’univers entier avec ses images, ses jeux et ses triomphes.

Le travail quotidien, la peine et le salaire de chaque jour, cela serait pour Adrien l’inévitable accepté, mais aussi l’accessoire. Cela serait de sa vie la portion animale, physiologique. Comme de respirer, de digérer, de dormir. Fonctions nécessaires, certes, mais dont heureusement la conscience n’a point à s’occuper. Cela était le corps, la matière, le vil sinon l’impur. Mais l’esprit était d’une autre essence et d’une autre hiérarchie.

Adrien n’aspirait à la fortune pas plus qu’il ne craignait la gêne possible. En fait, le ménage serait assuré contre la médiocrité par le revenu de Jocelyne, encore que cela fût loin de permettre le luxe ; à peine une certaine aisance. Son travail suppléerait. Ils étaient prêts tous deux à se contenter de peu, et dans leur ignorance de la vie réelle, prêts à se contenter de moins encore qu’il ne leur serait vraiment nécessaire.

— Dans notre maison, plus tard, au lieu de salle à dîner nous aurons une bibliothèque. Il y aura tout autour, sur les quatre murs, des livres et des livres. J’en ai déjà près de quatre cents. Encore deux ou trois cents et j’aurai tout ce que j’aime, tout ce qui est nécessaire, tout ce qui vraiment vaut la peine. Au milieu de la bibliothèque, une grande table de bois sur laquelle j’écrirai.

Au fond, Adrien n’était pas très sûr que cette table ne passerait pas à l’histoire quand il aurait écrit dessus les livres dont il rêvait.

— Et pour moi, un grand fauteuil, alternait Jocelyne, un fauteuil où je tricoterai pendant que tu écriras.

Et c’était bien ainsi qu’ils voyaient la vie promise. Non pas la main dans la main comme des enfants qu’ils n’étaient plus. Mais l’un à côté de l’autre, inséparablement. Liés par leurs pensées plus encore que par leur chair. Adrien serait le guide et Jocelyne, le fidèle. Adrien serait l’intelligence et Jocelyne, la douceur. Adrien serait la force et Jocelyne, la joie.

Il avait comme elle l’âme sensible. Comme il avait aussi le don des mots, il cueillait parfois pour les lui offrir des images douces et câlines.

Adrien avait encore d’autres projets :

— Sais-tu Josse ? J’ai vu hier Marcel et Bunty. Nous allons fonder un journal. Il ne reste plus qu’à trouver les fonds.

— Un journal ! C’est merveilleux. Quand va-t-il paraître ?

Tout pour elle était merveilleux de ce que son ami faisait ou voulait faire. Et rien aux yeux de Jocelyne n’était impossible à son ami.

— Ce sera peut-être une revue. Nous n’avons pas encore décidé. En tout cas quelque chose de neuf et de différent. Il y aura de la littérature, de la vraie. Pas de Conquête du sol, de l’abbé Grandin, ou de roman pour petites filles, comme le Jardin désert de ce pauvre Édouard Crevier. Non, je te le garantis. Et pas de terroir ni de Bon Fridolin. Mais des contes, des essais, des poèmes, des articles sérieux, quelque chose qui remue et même qui fasse hurler un peu. J’ai en tête une série de papiers sur notre système d’éducation. Et sur nos gouvernements. Il y a tant à dire et tant à faire.

Jocelyne ne saisissait pas très bien qu’il fût nécessaire de dire du mal des choses et des gens. Il lui paraissait que ce monde n’était pas si mal gouverné puisque Adrien et elle s’y étaient connus et trouvés. Mais elle approuvait gravement :

— Tu as raison, mon chéri !

— Et nous avons choisi un beau nom : DEMAIN.

— C’est vrai que c’est un beau titre.

Garneau s’étonnait un peu, lui aussi, que l’on voulût changer la face du monde. À quoi bon. Tout d’ailleurs ne se modifiait-il pas de soi-même, bon gré mal gré. Que de changement dans les choses depuis le temps où il avait fait ses premiers pas d’enfant sur la grande route pavée de jours, de mois et d’années ! Les gens, eux, changeraient-ils jamais ?

N’en est-il pas de ce monde comme d’une maison que l’on peut décorer de frais pour les nouveaux locataires ; mais dont, sous les enduits nouveaux, les murs restent les mêmes, les pièces identiques avec leurs fenêtres avares et leurs boiseries déjetées ? Et les locataires nouveaux différeront-ils vraiment des locataires précédents ?

Il y avait pourtant des moments où, regardant ces jeunes hommes, Garneau ne trouvait rien en eux qui ressemblât à ceux qu’il avait côtoyés, à ceux dont il avait été. Cette fièvre de renouveler le monde, il ne se souvenait pas de l’avoir connue et encore moins, éprouvée.

Ce qui le rassurait toutefois sur le danger et l’effet de ces équipées, était qu’on les voulût entreprendre avec, comme seule arme, l’imprimé. Rien de bien sérieux, évidemment, ni qui puisse mener bien loin. Tous ces jeunes croisés joueraient ainsi à la révolution jusqu’au jour où lassés du jeu, assagis par l’âge et l’expérience, ils se rendraient compte que le soleil continue de luire impassible, la terre de tourner sans hâte ni retard. Jocelyne, instinctivement, n’était pas loin de penser comme son père.

Et si par hasard ils allaient réussir ? un tant soit peu ! Garneau n’en serait pas autrement fâché. Au fond il ne lui déplaisait point que l’on s’attaquât à un monde qui à son endroit n’avait pas été généreux. Il gardait secrètement rancune aux choses et aux hommes de n’avoir pas répondu à ses espoirs, de n’avoir pas cédé à ses ambitions et à sa volonté.

CHAPITRE

VI


LE  dimanche, Garneau se rendait à la messe de neuf heures à Notre-Dame-des--Sept-Allégresses, son église paroissiale.

Il y allait seul, laissant Jocelyne aux petits soins du ménage. Souvent en retard de quelques minutes, il grugeait sur le temps promis à Dieu. Tous les bancs étant remplis, il devait rester debout à l’arrière avec la masse des retardataires. Cette petite foule, composée presque entièrement de jeunes gens peu dévots et à peine respectueux, occupait tout l’espace qui sépare les portails des derniers bancs. Chaque nouvel arrivant laissait entrer un jet d’air froid qui, leur glaçant les épaules, en faisait maugréer quelques-uns. Et les plus avancés se mettaient discrètement les mains sur les grands radiateurs afin de se les réchauffer. Pour s’échapper, ils attendaient le signal qu’innocemment leur donnerait l’enfant de chœur lorsqu’il transporterait le missel du côté de l’Évangile au côté de l’Épître.

Tout au long de cet office qu’il ne lui fût pas venu à l’idée de manquer, Robert Garneau, comme la plupart de ses voisins, ne faisait qu’en attendre la fin. Ses yeux vaguaient des fidèles, qui lui offraient leur dos ou leur calvitie, aux anges de la voûte ; ceux-là, vêtus de longues chemises de nuit roses et bleues, à plat sur les cintres en trompe-l’œil, embouchaient silencieusement des trompettes menaçantes. Puis les yeux de Robert revenaient vers le troupeau docile des ouailles qui se levait, s’asseyait, s’agenouillait, se signait avec un ensemble mécanique. Enfin, l’office terminé il reprenait sans hâte le chemin de la maison mais en faisant presque toujours, pour se distraire, un assez long détour.

Jocelyne, elle, préférait la grand-messe. Suivant dans son livre, elle ne souffrait pas de la longueur du rituel, ni même du soporifique ennui que dégageaient les sermons du curé. Ventripotent, apoplectique et enroué, l’abbé Dagenais garnissait une théologie ingénument populaire d’interminables citations latines qu’il prononçait à la mode d’autrefois.

La jeune fille rencontrait là son fiancé, bien que les Léger habitassent le haut de la rue Saint-Hubert. À la sortie, tout un groupe de leur connaissance s’agrégeait sur le perron. S’il faisait doux, l’on papotait quelques minutes pendant que passaient, tout en haut, au-dessus d’eux, les premiers tintements de l’angelus. Les jeunes hommes, qu’environnait une aura de lotion et de cirage, étrennaient une cravate, ou un feutre gris perle sur leurs cheveux taillés de la veille. Les jeunes filles guignaient mutuellement leur toilette ou leur chapeau : les cocardes méprisant secrètement les fleurs, les rubans moquant intérieurement les-deux ; celle qui portait un manteau de l’année précédente, gênée et quelque peu jalouse.

Ce matin-là était particulièrement plaisant. Décembre commencé donnait à l’air une qualité singulière, sonore et pure comme d’un cristal. Rien ne restait plus des bruines frileuses de novembre. Moulée par le gel de la nuit en petites crêtes dures, la boue s’émiettait sous le pied. Le vieux soleil couleur de citron, bas penché dans le ciel pâle, versait encore une tiédeur perceptible sur les visages et les mains.

Comme chaque dimanche après la messe terminée, Garneau allait tourner vers l’est. Il descendrait une fois de plus l’avenue Delorimier. Mais non. Il vient d’apercevoir Gilbert Lazure qui attend au coin. C’est un voisin avec qui il a parfois échangé des mots indifférents à travers les parterres contigus. Depuis, monsieur Lazure semble chercher la compagnie de Robert Garneau tout autant que Robert Garneau évite la compagnie de monsieur Lazure. Ancien marchand de chevaux, monsieur Lazure se fait gloire d’être arrivé à la marche suprême, pour lui, de l’escalier social ; il est enfin rentier. Et il est tout heureux d’avoir des neveux qui guettent impatiemment ses rhumes et sa succession.

— Nous autres, retirés des affaires… dit-il à tout propos.

Cela crispe Garneau.

En outre, l’ex-maquignon ne sait parler que pouliches, écuries, Dan Patch et ses records, stud-book, trot et amble. Entre ces deux hommes ne peut vraiment exister aucune harmonie. Il est néanmoins arrivé à Garneau d’accepter sa compagnie pour la promenade ; c’est que, à certains jours, la solitude lui était trop à charge et qu’en de tels moments tout lui paraissait préférable au fait de se trouver seul parmi ses souvenirs obstinés.

Mais puisque ce jour-là il voulait la paix, il tourna résolument le dos et s’en fut vers l’ouest, le long du boulevard. Puis il prit machinalement la rue Bordeaux. Pourquoi ? Pour rien. De son pas égal, il allait traverser la rue Gilford lorsque retentit la sirène des pompiers. En trombe et tout hurlant passèrent à ses côtés le fourgon, puis la longue voiture aux échelles. Curieux, il hâta le pas.

L’avenue Mont-Royal franchie, il aperçut la foule endimanchée qui s’amassait rapidement autour des massives voitures rouges bloquant la chaussée. De chaque logis le spectacle faisait jaillir les hommes en bretelles, les femmes en robe d’intérieur qui s’interpellaient avec des : Mon doux ! et des : Pensez donc ! d’un escalier extérieur à l’autre ; les garçonnets en culotte courte, les bas glissant déjà sur les mollets et le nœud blanc de guingois ; et les petites filles aux longs cheveux fraîchement tire-bouchonnés par les papillotes, qui bravaient la fraîcheur de l’air malgré les cris maternels et les promesses de calottes. Déjà les boyaux rampaient sur le pavé, monstrueux vers gris aux extrémités invisibles, gonflés et suintants ; dont les joints de cuivre laissaient gicler de fins geysers que les gosses s’amusaient à enjamber.

Les fenêtres d’un rez-de-chaussée vomissaient une fumée noire, hideuse. Excités par l’aventure, jouant les héros à peu de frais, des jeunes gens aidaient à tirer meubles et paquets des maisons voisines. À quatre, on sortait justement un buffet massif et démodé.

Garneau ouvrit des yeux incrédules : ce buffet, il le connaissait ! Il le reconnaissait, sans pourtant y croire. Il avait même l’impression bizarre et absurde que ce buffet était le sien. Mentalement, comme pour se le prouver, il en repassa le contenu : un service à dîner en faïence bleue à fleurs, un saladier en plaqué, une demi-douzaine de verres à eau avec le broc, une ménagère à qui manquait une fiole ; et dans le fond, derrière les nappes, la bouteille de cognac. Il se mit à rire, amusé.

Mais comme il s’écartait pour laisser passer le meuble, il le reconnut vraiment. Il le reconnut à un pied différent qu’il avait fait poser jadis ; il le reconnut au petit miroir du côté gauche, cassé en étoile et qui n’avait pas été réparé. Il ne pouvait se méprendre. C’était bien le buffet qu’il avait cédé aux nouveaux locataires, quand il avait quitté le logis de la rue Bordeaux pour celui de l’avenue Bernard.

Levant des yeux encore incrédules, il chercha le numéro de la porte : 4387 ! Cela ne lui disait rien. Il eut, en éclair, un sentiment menu de délivrance. Puis il se souvint : on avait changé le numérotage. Alors il aperçut au-dessus de la porte d’entrée l’imposte que garnissait la même pièce de vitrophanie : des roses dans un treillis violet. C’était bien là qu’il avait habité pendant les premières années de son mariage. Là que, plus par la routine des jours dévorés en commun que par tout autre chose, Hortense était devenue petit à petit réellement sa femme. Là qu’était né Lionel.

Casqués, bottés, empaquetés dans leurs longs et lourds imperméables noirs, les pompiers criaient des ordres dans le vide.

Sur le pas de la porte une femme parut portant, serré dans ses bras et enveloppé d’une couverture, un jeune enfant dont on ne voyait que la tête bouclée. Elle était dans la vingtaine, grande et mince en son peignoir léger, avec des cheveux châtains précipitamment tordus en un chignon défaillant. Ainsi de profil, dans l’encadrement sombre de la porte ouverte sur ces profondeurs indistinctes que sa mémoire lui faisait deviner, pour Robert Garneau elle fut un instant, immobile et imprévue, elle fut Hortense tenant en ses bras Lionel enfant.

À ce moment deux sapeurs entrèrent là, bousculant un peu la jeune mère. Ils traînaient un boyau raidi par la pression de l’eau.

— Faites attention, pour l’amour du Ciel ! Ne faites pas trop de dégâts ! cria Garneau, avant que d’avoir eu le temps de se ressaisir. Il s’était en même temps spontanément avancé vers la maison.

Il avait eu le sentiment de crier quand, en fait, les mots qui avaient jailli, cette protestation de propriétaire inquiet, n’avaient point franchi ses lèvres. À la dérobée, il jeta les yeux autour de lui. Non ! personne n’avait saisi son cri ridicule.

Des gamins se faufilaient entre ses jambes, fuyant les menaces paternelles. Un groupe de voisins et de curieux entourait une vieille coiffée d’une casquette hérissée de mèches jaunâtres, et que couvrait jusqu’aux talons un vaste pardessus d’homme. Elle racontait avec importance les débuts de l’incendie, dans sa cuisine.

— Il n’y a plus de danger, la mère, dit un chef de district reconnaissable à son casque blanc. Vous pouvez rentrer chez vous et vos meubles avec.

Il ne sortait plus maintenant des fenêtres de la maison sinistrée que de minces rameaux de fumée blanche et fluide qui rampaient le long de la façade comme une vigne mobile. La jeune femme était descendue dans la rue. Robert vit qu’elle avait la face camuse et les yeux bigles. Elle avait trente-cinq ans bien marqués. Comment avait-il pu, un instant, lui trouver quelque similitude avec Hortense ?

À coups d’épaule discrets et insinuants, il se faufila hors du large nœud de badauds qui, le spectacle terminé, commençait à se disloquer.

L’esprit lesté par les souvenirs éclos, il suivit lentement la rue Bordeaux. Combien peu changé le décor, après… — il en fit le calcul — après vingt-six ans. La boutique du savetier était encore là et le nom : B. Domenico. Il devait être vieux le savetier italien ! Au coin de la rue Gauthier, la petite épicerie, repeinte et fraîche comme il ne se rappelait pas l’avoir vue jamais. Elle offrait toujours ses deux fenêtres en guise d’étalage avec, comme toujours, un pied de céleri, trois concombres, une pyramide de boîtes de conserves et une affiche illustrée de cigarettes.

— Tiens ! On a changé l’arbre.

Il y avait eu là jadis — il le voyait encore — un érable tout petit. Sur lui, Robert s’en souvenait pour l’avoir rappelé souvent, Hortense s’était appuyée quand juste au retour de leur voyage de noces, elle avait perdu le talon de son soulier. Il l’avait portée jusqu’à la maison.

Mais non ! C’était le même érable. Seulement, il avait grandi depuis. C’était maintenant dans le quartier un arbre de conséquence. Dont la mort eût fait parler les gens. Un arbre majeur plein d’ombre et de chansons en été ; habillé de neiges ou de verglas comme un lustre, en hiver. Un arbre sous lequel les employés du Téléphone se concertaient longuement avant que de monter en ouvrir le cœur pour y laisser passer leurs fils.

Hortense.

Au hasard de sa flânerie, comme dans la rue on rencontre avec surprise un visage oublié, il avait rencontré le souvenir de sa femme.

Certes, il était bien arrivé occasionnellement que quelque petit événement de sa vie domestique : un plat qu’elle aimait jadis, le bris d’un objet qu’elle avait acheté, une expression que Jocelyne tenait de sa mère, eussent évoqué pour Robert Garneau la présence de la disparue ; mais jamais avec l’intensité que ce souvenir avait prise aujourd’hui. Car c’était, grâce à ce décor retrouvé, comme si elle fut revenue prendre place à ses côtés, comme si le lien rompu se fut magiquement renoué. De cette maison tout à l’heure, de la petite épicerie, de l’arbre reconnu, de chacun des coins de ce quartier qui avait été le leur étaient issus des lambeaux de souvenir, des bribes d’images qui joints comme les morceaux d’un casse-tête, avaient reconstitué un double de la morte. Puis de la propre substance de Robert Garneau un souffle était sorti qui était venu animer cette ombre et l’avait subitement faite vivante.

Hortense ! L’avait-il aimée, au début, dans le temps même de leur mariage ? Dans ce petit logis de la rue Bordeaux dont il revoyait en esprit l’étroite chambre à coucher avec le papier rose qu’il avait lui-même posé ? Peut-être vraiment l’avait-il aimée plus qu’il ne se l’était avoué ; plus qu’il ne se le fût permis consciemment ; plus qu’il ne pouvait se le rappeler en ce moment ? Pour la première fois depuis le matin où, avec Jocelyne, il s’était penché en adieu sur le visage cireux de la morte, au moment où l’on fermait le cercueil, rue Pratt, pour la première fois il sentit flotter un regret vague, trop peu violent pour qu’il eût envie d’y résister, d’avoir eu à continuer seul ce chemin de la vie qu’ils avaient entrepris ensemble. Il s’amusa même à évoquer, avec un abandon nouveau pour lui, les menus travers d’Hortense : ses ambitions de petite bourgeoise, ses alternances de mesquinerie et de gaspillage, jusqu’à son petit zozotement puéril. Mais tout cela, qui avait été parfois la cause de coups de vent dans le ménage, tout cela en ce moment ne faisait que lui rendre singulièrement pondérable la présence de l’inattendue. Car il ne pouvait ne pas se rappeler en même temps certains moments de leur intimité et jusqu’à la saveur de leurs rares caresses,

Il l’avait épousée froidement. Satisfait en vérité de s’être trouvé une femme de physique attrayant, il avait surtout cherché là une alliance profitable. Le profit n’avait pas besoin d’être fort grand pour le satisfaire. À cette époque, il ne possédait rien qui fût à la mesure de ses ambitions. De si bas, sans ressource que sa petite situation de commis aux écritures, sans amis et surtout sans famille qu’il eût pu avouer sans mourir de honte, la conquête d’Hortense Morissette lui avait paru une victoire non petite. Elle apportait en mariage un certain revenu ; et, à la mort de son père, ce qui n’avait guère tardé, un capital assez considérable. Voilà ce qu’il en avait attendu et reçu.

Mais elle lui avait donné plus encore : deux enfants, dont un fils, quelques relations qu’il avait rejetées après les avoir utilisées. Et par surcroît une espèce de félicité domestique, peut-être incolore et sans goût, mais qui avait inconsciemment fait limpides des années qui autrement eussent pu être troublées. Enfin elle avait eu un sens du pratique dont il lui était arrivé de tirer profit bien qu’il eût toujours affecté de ne point prêter l’oreille à ses avis.

Tout à l’heure il rentrerait à la maison. Jocelyne serait là qui l’attendrait pour servir le déjeuner. Aussitôt après elle dirait de sa voix onduleuse et un peu nasale :

— Ça ne te fait rien, papa, si je sors ? Je rentrerai vers cinq heures. Pas même, aujourd’hui : car elle devait dîner en ville avec Adrien. Quant à son père, il dînerait dans quelque vague restaurant.

— Va donc manger au club, papa. Il y a longtemps que tu n’y es allé. Il était vrai qu’il s’y rendait de moins en moins souvent.

— Tu y rencontrerais des amis, continuerait-elle comme chaque fois.

Mais, justement, Garneau tenait de moins en moins à rencontrer ses anciens amis. Sauf Lafrenière qui lui faisait signe lorsqu’il était de passage à Montréal.

Peut-être resterait-il, malgré tout, seul chez lui. Il ferait des patiences après avoir lu le journal du dimanche. En rentrant, plus tard, Jocelyne irait voir dans le réfrigérateur :

— Papa ! Tu as encore mangé ici, sur le coin de la table ! Des restes ! Au lieu d’aller au club.

— Oh ! ça ne me disait rien, Jocelyne. Il ne fait pas assez beau pour sortir.

— Si j’avais su, je serais revenue te faire à dîner. Tu n’es pas raisonnable.

Sa vie eût été différente si Hortense ne fût pas partie. Au fait c’était depuis son départ que les choses avaient changé et que le vent de la fortune avait tourné. N’avait-elle pas été son porte-bonheur, quelque chose comme une mascotte ? Si elle eût été là…

Hortense ; ou peut-être une autre. Pourquoi n’avait-il jamais envisagé sérieusement l’idée d’un remariage ? Ou, plus simplement, pourquoi n’avait-il jamais eu une liaison, comme tels de ses amis ? Il était vrai que ni ses sens, qui n’avaient rien d’impérieux, ni son esprit, éloigné de la douceur, n’avaient jamais senti le besoin d’une présence féminine. Pourtant…

Une image estompée passa un instant au fond de lui-même. À peine le temps de reconnaître, toute menue comme dans un rêve, l’image de Germaine Cyr.

Robert Garneau revint à lui avec un sursaut. Il regarda l’heure. Jocelyne sûrement se demanderait ce qui lui était arrivé. Mais il n’en dirait rien.

Rue Papineau, un groupe de jeunes gens discutaient avec animation à la porte d’une boutique de journaux-cigarettes-bonbons. Parmi eux, deux soldats en uniforme, comme on en voyait de plus en plus.

— … tout d’un coup sans rien dire d’avance. Personne ne les attendait.

— Comment ?… comme ça ?

— Ben oui ! Pendant que leurs délégués discutaient encore à Washington, deux mille aéroplanes sont arrivés tout d’un coup et ont lâché leurs bombes sur les bateaux. Ils ont mis le feu partout. Un beau saccage !

— Dis donc, des vrais cochons ! Pire que les Allemands ! Au moins, Hitler avertit, lui !

— Comme ça les États-Unis sont en guerre ; veux, veux pas !

— Tant mieux pour nous autres, dit l’un des soldats. Ça durera moins longtemps, avec les États-Unis dedans.

Garneau entra dans la boutique acheter son Petit Journal. C’est alors que du marchand il apprit Pearl Harbour. Rentrant chez lui, il trouva Jocelyne le visage collé au poste de TSF.

— Tu as su, papa ? C’est épouvantable !

Il fut content qu’elle ne l’interrogeât pas sur la cause de son retard.

— Oh ! tu sais, comme ça, ça va être plus vite réglé.

— Tu crois ?

— Naturellement ! Qu’est-ce qu’ils vont prendre, les Japonais ? Il y a assez longtemps que les Américains attendent l’occasion de leur tomber dessus. Le temps de les rejoindre ! Dans un mois, deux mois tout au plus, ce sera fini de ce côté-là. Et alors les Américains vont venir nous aider contre l’Allemagne. C’est un vrai service que les Japonais nous ont rendu là. Le déjeuner est prêt ?

— Dans cinq minutes, papa.

Mais elle avait l’air ennuyé.

Elle pensait à la guerre ; et pensant à la guerre, elle pensait à Lionel.

CHAPITRE

VII


CETTE  année-là, le printemps fut hâtif.

Fin mars, déjà, l’hiver semblait avoir accepté sa défaite et retraitait chaque jour un peu plus vers le nord. Les hommes, après le long hivernement, sortaient timidement sur le pas des portes enfin libres de neige et que réchauffait le soleil ; baignés eux-mêmes par une joie tiède mais que faisait mal assurée l’expérience de tant de printemps survenus puis chassés pour des semaines par une nouvelle offensive des glaces et du froid.

Mais cette fois, quelques corneilles étaient réellement apparues dans les champs. Les employés municipaux ouvraient à coups de pic, dans la glace des rues, les rigoles où, chaque matin refondue, l’eau se remettait à couler plus vive. Sur les trottoirs, côté soleil, les enfants jouaient aux billes ou à la toupie. C’était bien vraiment le printemps.

En cette température Jocelyne avait trouvé un allié inespéré. Car le mariage, après un long retard, une fois décidé pour juin, elle s’était mise à plaider ouvertement auprès de son père l’abandon de l’appartement de la ville. Elle proposait d’habiter Saint-Hilaire dont la maison, petite mais bien construite, serait assurément confortable si l’on y installait le calorifère en prévision des grands froids. De la sorte, Adrien serait tout près de son travail : une petite lieue.

— Sauf en hiver, disait-il, je pourrais presque faire le trajet à pied. Une simple marche de santé, en passant par Otterburn et le pont du chemin de fer.

— Oui. Mais l’hiver ? protestait Garneau.

— L’hiver ? répliquait en riant le futur gendre, l’hiver, savez-vous que cela se ferait en ski comme rien ! De toute façon, il y a Rémus Riendeau qui fait le voyage tous les jours avec son char. Il travaille à la poudrerie et passe ainsi devant les serres. Je n’ai qu’à m’entendre avec lui.

Garneau se rendait compte que son opinion, son accommodement même, entraient de moins en moins en ligne de compte. Cela déjà le rebutait. Mais avant tout, quitter la ville lui répugnait. Trop longtemps la métropole avait été sa suprême ambition ; et d’y régner, son rêve inavoué. Pour un village, pour une petite ville, bref, pour un autre Louiseville, jamais il n’eût accepté de troquer Montréal. Trop de souvenirs eussent ainsi été animés. Il eût eu l’impression de recommencer le passé. Il se rappelait avec ennui les visages espionnant derrière l’écran des rideaux. Les conversations dans le dos des passants. Dans chaque petite ville, autour du clocher de tôle, les mêmes « avenues » : Cartier ou Champlain, parfois simples culs-de-sac avec leur demi-douzaine de maisons. Les mêmes rues : Saint-Denis, Laurier et Notre-Dame, étroits couloirs s’ouvrant sur le vide inhumain des champs. En plein après-midi de semaine, les paires de rentiers soudés par le damier sur les genoux. Et les jeunes filles jouant les demoiselles vis-à-vis les paysannes des rangs : celles de Saint-Athanase singeant celles de Grand’Mère qui singent celles des Trois-Rivières qui singent celles de Montréal qui elles-mêmes singent celles de New-York. Non ! Garneau ne pouvait s’y résoudre. Un village ? jamais.

Mais un nouveau printemps était vraiment là avec son soleil fervent. Un soleil qui semblait promettre un été de dix mois, un été indéfini, l’abolition à tout jamais des glaces et des frimas. Le soleil plaidait avec chaleur pour la campagne qui, tant plus que la ville, était son royaume.

— Papa ! dis que tu veux !

— Mais, Jocelyne, quelle idée de s’en aller ainsi…

— Attend ! Avant de dire non, attend ce que j’ai à te proposer. D’abord, ça ne serait que pour un an, deux tout au plus.

— Ah ! comment cela ?

— Voyons ! Tu ne penses pas qu’avec son intelligence et son talent, Adrien va passer sa vie teneur de livres chez un fleuriste en gros ! Non ! C’est vrai que j’aime la campagne ; lui aussi. Et que c’est mieux pour sa santé, pendant quelque temps. Mais c’est en ville seulement qu’il peut se… réaliser. Il va écrire !

— Ma pauvre Jocelyne, tu es folle ! Tu ne penses tout de même pas que c’est en écrivant que…

— Mais oui ! dès que sa santé se sera refaite, il va entrer dans un journal.

— Bon. Mais moi, je…

— Attend, je te dis ! J’ai tout calculé. Laisser l’appartement de la ville c’est une grosse économie : loyer, taxes, frais et le reste et le reste ; un bon mille piastres, peut-être plus ! Et avec ce mille piastres, sais-tu ce que tu pourras faire ?

— Qu’est-ce que tu vas me proposer, encore ?

Il parlait d’un ton grognon et haussait les épaules. Mais il était heureux qu’elle calculât si bien.

— Avec mille piastres tu pourras aller passer les trois plus durs mois de l’hiver en Floride, comme monsieur Geoffroy. Hein !

Monsieur Geoffroy, un voisin, gros fonctionnaire en retraite, partait chaque novembre pour les pays du Sud et la paradisiaque Floride.

— Je te le dis : ma pauvre Jocelyne, tu es complètement folle !

Pourtant, l’idée d’aller chercher le soleil dans le Midi, comme les oiseaux et les grands hommes d’affaires, flattait sa vanité ; bien que jamais, jusqu’à présent, l’idée ne lui fut venue de les suivre. Et pourquoi pas ? Qui sait ? Quelles rencontres fructueuses n’y ferait-il pas ?

Néanmoins de là à s’en aller vivre en pleine campagne, il y avait loin. Et sans doute eût-il résisté solidement si environ ce temps, un fait nouveau, ignoré de Jocelyne, ne fût venu emporter sa décision.

Presque tous les matins, depuis quelques semaines, par exemple lors de son premier cigare, Garneau se sentait dans les doigts de vagues engourdissements. Il n’en eût point été alarmé sans des maux de tête dont la fréquence et la violence allait croissante. Lui qui de sa vie n’avait été vraiment malade ! C’est cela qui, ajouté à des petits malaises plus intimes, l’avait conduit à l’automne dans le cabinet d’un médecin de bonne réputation.

Après un long interrogatoire et un minutieux examen :

— Rien de grave, en vérité, avait dit le praticien. Rien de grave, je vous assure.

Garneau avait secrètement poussé un soupir de soulagement. Non vraiment, il était encore trop jeune, à cinquante-trois ans, pour sentir déjà les atteintes d’une vieillesse encore lointaine.

— … Mais tout de même, continuait le docteur, votre pression est passablement haute.

— Cela veut dire quoi ?

— Tout simplement que les reins sont fatigués, que le cœur a servi longtemps, bref, que le moteur est un peu encrassé. Un peu usé, même. Vous n’avez que cinquante-quatre ans. Pas même. Ce n’est pas vieux…

(Celui qui lui parlait ainsi avait un peu plus : la soixantaine, peut-être.)

— … Mais ce n’est pas jeune non plus.

— Alors ?

— Il vous faut du repos, de la détente.

— Je ne fais… à peu près rien.

— Oh ! Je vous connais, vous autres, hommes d’affaires ! Diminuez encore ; pour un temps, du moins. Voici une ordonnance que vous ferez remplir. Je vous reverrai dans un mois. Pas avant. En attendant : un régime raisonnable, du calme. Et, si possible, la campagne. Oui ! la cam-pa-gne. Autrement…

Rentré chez lui, Robert ne dit rien de cette visite. Il affecta même ce jour-là une bonne humeur appliquée. Comme s’il eut craint que l’on soupçonnât quelque chose.

Et le premier mai les Garneau quittaient leur appartement du boulevard Saint-Joseph. Robert, toutefois, ne renonçait pas au bail ; il avait sous-loué meublé et pour un terme de six mois, renouvelable à sa discrétion.

Le déménagement, simple puisque la maison de Saint-Hilaire était déjà complètement meublée, eut lieu par une journée qu’avivait un vent tonique tandis que la tiédissait un soleil complaisant. Dans les champs affranchis, des flaques d’eau bleue cernaient les ilots gris de la neige morte. Bien que sur les branches les bourgeons fussent à peine noués, l’hiver régnait encore sur les pentes de la montagne, là où le soleil n’arrivait pas à frapper d’aplomb. Et en quelques endroits, le long même de la route, on voyait, oubliés aux arbres, les bidons de fer-blanc qui plus tôt dans la saison avaient recueilli l’eau d’érable et que la rouille guillochait d’or.

Dans le verger, Crétac finissait en retard la taille de ses pommiers. Chaussé de bottes qui le faisaient plus fortement boiteux, il trouvait quand même moyen de grimper avec agilité.

— La terre a gelé profond, cette année, mamzelle Jocelyne. C’est tant mieux. Et les lambourdes sont fameuses ! On va avoir une belle récolte…

Il corrigea, avec la prudence du terrien qui a éprouvé les perfidies du temps :

— … à moins qu’il n’arrive quelque chose.

Le printemps, qui est le matin de l’année, lui mettait aux bras une jeune vigueur, aux yeux une lumière avivée, aux lèvres des glanes de chansons. Quand viendrait l’automne, encore invisible à l’horizon du temps, les reins de l’homme seraient alourdis de toutes les fatigues de l’année. En attendant, d’une fleur à sa casquette il avait fait le drapeau de sa joie.

Des fleurs, il y en avait partout. Des thrylles et des violettes ; et par-ci par-là des touffes d’anémones. Chaque bosse était un coussin de thrylles, tache de neige veinée de rose sur le tapis vert pâle des herbes neuves. Les creux étaient des nids de violettes dont le bleu tendre pâlissait celui du ciel. Frais débarquées d’un nuage, trop occupées pour chanter, les mésanges meublaient de bourre et de brindilles les trous des vieux arbres.

— Oh ! voilà mon petit busard ! Il est arrivé lui aussi. Regarde, papa !

À deux cents pieds au-dessus du sol, l’oiseau planait largement en poussant des cris aigres que l’on entendait dériver dans le vent et qui faisaient les écureuils se clapir brusquement dans les clôtures de pierraille. Garneau avait sorti un fauteuil rustique sur la terrasse. L’air y était suave, pénétrant. En passant de l’ombre à la lumière, on avait l’impression de sortir d’une fûtaie douce et fraîche ; ou mieux, de franchir la frontière devenue tangible entre l’hiver et l’été.

— Voulez-vous un petit cognac, beau-père ? Adrien l’appelait ainsi comme si son mariage eut été chose célébrée. J’en ai apporté un peu pour nous réchauffer.

— C’est une bonne idée.

— Je vais demander à Crétac de faire un bon feu dans la cheminée pour chasser l’humidité, dit Jocelyne.

Des marches du perron, elle appela dans l’espace :

— Monsieur Gagnon-on-on !

Mais la distance et sa chanson empêchait qu’il entendît.

— Pé-trus ! Oooh ! Pé-trus ! appela Adrien de sa voix forte.

— Ouiii !… J’y vais.

— Jocelyne, dit le père, quand les ordres eurent été donnés.

— Quoi donc, papa ?

Elle se tourna vers lui. Il tenait à la main une lettre que tout à l’heure il lisait.

— C’est la lettre de Lionel. Celle qui est arrivée au moment où nous partions de la ville.

— Ah oui ! Et, quelles nouvelles ?

Garneau attendit un moment, par un sens inconscient du théâtral. Puis :

— Il me dit que sa santé est bonne. Mais il a quitté Philadelphie.

— Tiens ! Et où est-ce qu’il est maintenant ? Est-ce qu’il a laissé le taxi ?

— Oui. Il est rendu au Texas depuis un mois.

Il but d’un trait le cognac qu’Adrien lui avait versé. Sa bouche eut une grimace perceptible ; il était rare qu’il prît de l’alcool.

— … Ton frère s’est enrôlé dans l’aviation américaine. Dans deux mois Lionel sera pilote.

— Non ! Aviateur !

C’était Adrien qui s’était exclamé. Et son exclamation en était une d’envie.

Réformé à jamais pour sa tuberculose, il songeait à cette chose miraculeuse qu’était encore, pour le commun des humains, le fait de planer librement dans l’espace : Icare montant victorieusement vers le soleil ! Réalisation du vieux rêve millénaire qui avait hanté le sommeil des anciens, créé au moyen âge des monstres irréels et terrifiants, puis allumé l’esprit ingénieux des Fausts modernes penchés sur leurs graphiques et leurs dessins. Aucune invention ne pouvait être mise sur le même plan. Car voler rapprochait l’homme du ciel, le rapprochait des dieux mêmes. Réalisation aussi du vieux rêve du Malin : Quo non ascendam !

— Lionel aviateur ! répéta-t-il d’une voix admirante.

Jocelyne, elle, restait là saisie, bouleversée.

Où son fiancé avait aussitôt vu l’envol, elle, en même temps, voyait la chute : Icare s’abîmant dans la mer et la mort. Elle ne savait admettre cette chose anormale : quitter la terre solide à laquelle l’homme est naturellement soudé, pour se lancer, sur des ailes gauches et postiches, dans l’azur, domaine de l’oiseau. Instinctivement elle craignait que le Destin ne punît l’usurpateur. Et chaque fois qu’elle avait lu dans le journal la mort catastrophique d’un homme-épervier, elle y avait vu l’effet d’un jugement immanent.

— Lionel aviateur !

Sa voix était inquiète et maternelle.

Quant à Robert, le geste de son fils le remplissait d’orgueil. C’était là un geste d’homme, un geste mâle. Au tréfonds de son cœur s’était éveillé le sentiment éternel qui voit dans le guerrier l’HOMME en sa plénitude ; depuis l’époque des cavernes où, pour protéger la femme et les enfants peureusement tapis au fond de l’antre, l’homme, armé de sa massue de bois noueux, s’avançait seul vers la bête. Il avait le sentiment qu’on venait d’accrocher sur sa poitrine à lui, Robert Garneau, père de soldat, quelque chose comme une décoration. Et cette guerre qui jusqu’ici l’avait laissé presque indifférent, cette guerre, à ses yeux, prenait l’insigne de la croisade. L’Allemand, désormais, était vraiment, tangiblement, un ennemi. Mais la victoire aussi était, désormais, impérieuse et certaine.

— Lionel aviateur ! Sa voix sonnait la gloire. Apparemment, continua-t-il, les États-Unis sont entrés dans la guerre pour vrai. Les Boches n’en ont pas pour longtemps.

— Pourvu qu’il ne lui arrive rien, dit Jocelyne.

— Oh ! Tu peux être sûre qu’il va nous revenir d’ici un an. Et avec des médailles. Ce qu’il en aura vu des choses !

— Et s’il revenait blessé ! Il est tellement imprudent.

Elle n’osait dire plus, écartant obstinément l’idée de la mort qui se présentait aussitôt à elle. La mort ! Pour rien au monde elle n’eût prononcé ce mot ; sur lui ses lèvres se serraient, son esprit se fermait. Elle craignait d’évoquer, de provoquer la Femme à la faux ; d’attirer ainsi, par sa seule pensée, l’attention sur Lionel. Pourtant, elle ne pouvait se tenir de souffrir par anticipation. Femme, elle savait que les larmes et le sang sont la monnaie dont on paie la gloire.

Mais Adrien corrigeait :

— Lionel imprudent ? Dis plutôt : courageux.

— Oh ! tu sais, rassura le père, l’aviation, c’est bien moins dangereux aujourd’hui qu’autrefois. J’ai vu des chiffres l’autre jour dans le journal. On ne le croirait pas : eh bien ! il y a moins de casualités dans l’aviation que dans l’infanterie.

Les jours qui suivirent tinrent la promesse du début de mai. Il n’y eut de pluies que juste ce qu’il en fallait pour fondre les nuées et laver les vieilles neiges. Les ultimes lueurs du couchant étaient à peine éteintes derrière l’épaule droite de la montagne, que derrière son épaule gauche les premiers jeux de l’aube venaient souffler les étoiles et allumer le jour. Chaque journée était un peu plus tiède, un peu plus longue que la veille. Dans les coulées bruissaient les eaux enfin ranimées. Les matinées, certes, étaient encore froides ; mais il suffisait de jeter quelques cônes de pin sur les cendres d’hier pour entendre la cheminée pétiller comme un feu d’artifice, le poêle ronfler comme un chat. Deux bûches d’érable dans l’âtre, la pièce était réchauffée. On n’en préférait pas moins déjeuner dans la cuisine pour y manger des galettes de sarrazin qui chuintaient gaîment lorsque l’on étendait la pâte sur la plaque brûlante.

Pour Robert les heures passaient vraiment plus vite qu’il ne l’eût cru. Sur les instances de sa fille, et puisque l’on serait là au moins tout l’été, il faisait bêcher le jardin potager. Pour peu que Crétac l’eût laissée faire, Jocelyne eût bien semé tout le catalogue du grainetier. Elle avait été fort désappointée quand on lui avait recommandé de s’en tenir aux carottes, betteraves, radis et concombres de tout le monde. Ce qui la consolait c’était de penser qu’après cet apprentissage elle pourrait assurément, l’année suivante, se faire un jardin modèle. Dans sa chambre, le rayon le plus à portée de sa main offrait toute une petite bibliothèque maraîchère.

C’était là, chez elle, le côté enfant qu’elle avait toujours conservé et qui ne pouvait nuire à son charme fragile. Sans doute garderait-elle toujours cette fraîcheur d’enthousiasme qu’entretenait la naïveté de son âme confiante. Pour l’instant, elle était la paysanne la plus sérieuse du monde. Pour un peu elle fût allée au marché vendre elle-même ses légumes.

Robert surveillait les travaux d’abord par désœuvrement mais aussi par nécessité. Il fallait tout de même contrôler la dépense. Parfois, plutôt que de rester là inutile, bras ballants aux côtés, il lui arrivait de prendre le râteau pendant que Crétac manœuvrait la bêche. Chaque matin maintenant, il commençait la journée, avant déjeuner, par le tour de ses quarante-sept pommiers. À sa grande surprise, il commençait même de les connaître individuellement. Certes, Crétac, l’étonnait encore quand d’un coup d’œil à l’arbre, l’écorce ou même la feuille, il distinguait sans hésitation l’Elzéar de la McIntosh, l’Alexandre de la Wolf-River. Mais l’autre exagérait pour sûr quand il affirmait :

— Vous savez, monsieur Garneau, ben ! mon père, lui, rien qu’à l’odeur, il pouvait reconnaître les pommes de chacun des arbres de son verger.

Ce que Robert pouvait faire désormais de plus avancé, c’était de distinguer, à leur forme pleureuse, ses deux pommiers Duchesse ; à son écorce isabelle, le Jaune Transparent. Il savait aussi l’emplacement de chacun et que par exemple le troisième dans l’allée du centre était le sauvageon à pommes musquées dont Jocelyne l’année précédente avait fait une gelée rose si délectable. Et comme au fond son ignorance lui était à charge, il posait volontiers des questions à son homme. De sorte que leurs dialogues avaient parfois l’air d’un examen singulier où Pétrus Gagnon dit Crétac eût été le maître et Robert Garneau l’élève.

— Dis donc, Pétrus, cette pomme-là, c’est bien une Fameuse, hein ?

L’autre la prenait dans sa main, la palpait, la reniflait :

— Ben non ! C’est une McIntosh, voyons. D’abord elle est pas picotée pareil. Puis le cul a pas les mêmes plis. Regardez la feuille de l’arbre : elle est plus grande et surtout ben plus pâle.

Mais sorti de ce domaine, le boiteux ne savait à peu près rien.

— Qu’est-ce que c’est que cette fleur-là ? demandait à son tour Jocelyne.

— Ah !… ça…

D’un air gêné il tournait longuement entre ses doigts gris la grappe de corolles roses. Tête penchée sur l’épaule, il restait quelques instants sans mot dire. Puis :

— Ça… c’est une fleur… Probablement de la mauvaise herbe. Je ne sais pas comment ça s’appelle.

Venue l’heure du soir, dans l’air si imprégné de lumière que le jour semblait se prolonger à jamais, Robert descendait au magasin chez Sansfaçon pour y chercher le journal de Montréal. Avec la TSF dont il prenait trois fois par jour le bulletin de nouvelles, c’était là son seul lien avec la ville qu’il avait laissée et qu’en esprit il habitait encore. Il restait parfois quelques instants à causer avec les flâneurs. On se rassemblait là après l’isolement du jour où chacun de son côté avait peiné dans sa boutique ou son verger. Le plus souvent on parlait pommes ou politique.

Au bonsoir de Garneau l’on répondait poliment ; et à ses questions amicales, de même. Mais la conversation que certains soirs il eût volontiers prolongée n’allait pas plus loin. Visiblement, on ne l’acceptait pas encore comme habitant régulier de Mont-Saint-Hilaire. Il restait un étrange, comme disaient les vieux. Il n’était pas encore un de la Montagne. Peut-être ne le serait-il jamais.

En fait, la plupart d’entre eux ne pouvaient comprendre qu’il eût délibérément quitté Montréal pour cette campagne. Distante de la métropole de six lieues à peine, elle leur apparaissait parfois reculée de cinquante. Leur tendresse pour ce morceau du vaste monde était inavouée. Ils ignoraient eux-mêmes leur attachement à ce lieu paternel. Mais tandis que bien d’autres cantons voyaient les terres livrées aux herbes sauvages et aux aulnes, les familles émigrant vers les manufactures et les tâches municipales, chacune des parcelles de cette butte isolée comme une île dans la plaine du Richelieu gardait rivée à son gravier, comme le nom à l’individu, l’aîné à tout le moins des Saint-Georges et des Cardinal. Et il ne se trouvait point parmi eux non seulement d’étrangers mais même de nouveaux venus.

CHAPITRE

VIII


TROP  humble pour s’afficher sur la grande route au vu des passants et parmi les maisons des gros pomiculteurs, la maisonnette des Gagnon cachait son pignon dans les cormiers d’une venelle, affluent discret du chemin de Saint-Jean-Baptiste qu’elle rejoignait un peu plus bas que le carrefour. Pétrus Gagnon y logeait avec ses deux frères et ses deux sœurs dont, à vingt-sept ans, il était l’aîné et le nourricier. La plus âgée des filles, Marguerite, tenait la maison. Claire cousait. Quant à Louis-Joseph, il était encore à l’école. Derrière les carreaux clairs, les croisées avaient des rideaux de cotonnade bleue à motifs. Mais de fleurir les quelques pieds de parterre, on n’avait point le temps. La nature généreuse y pourvoyait, la brise chipant, pour les y jeter, la semence des pavots et des passeroses de madame Lupien, la voisine. Avril plantait des violettes à quoi succédaient les asters sauvages et les saponaires.

Derrière la maison passait le torrent qui déchargeait le lac Hertel et le massif entier du mont Saint-Hilaire. De la cuisine on l’entendait gronder au printemps, chanter en été et bruire à peine en automne, à l’époque des eaux basses. Cela servait d’accompagnement aux chansons des Gagnon. Car tous avaient de la voix et l’oreille juste, même le boiteux. Et surtout Louis-Joseph, qui ténorisait à cœur de jour et chantait déjà dans le chœur paroissial. Si bien que les voisins avaient baptisé ce coin : le nique à chansons.

Quittant sa maison vers les neuf heures, ce samedi soir, Garneau dut se rendre chez Pétrus. Le petit moteur électrique qui tirait l’eau du puits avait subitement refusé de pomper. Crétac saurait bien le remettre en marche.

Robert descendait la côte d’un pas gaillard. Il se sentait, depuis quelque temps, véritablement raffermi. Le repos avait eu l’effet promis par le médecin. L’appétit lui revenait, et le sommeil. L’humeur même se faisait plus débonnaire. D’autant que la veille était arrivée une lettre de Lionel annonçant sa présence possible aux noces de Jocelyne ; il essayait d’arranger les choses pour que sa longue permission, avant le départ pour « l’autre côté », coïncidât avec la date de ce joyeux événement.

Jocelyne en avait dansé de joie.

Ce serait bientôt l’équinoxe. Les verdures nouvelles gardaient encore leur lustre, leur fraîcheur première. Le souvenir des glaces et des frimas récents laissait les hommes sensibles à la jeune beauté des feuilles et des fleurs. À Jocelyne, il semblait que le monde fût une salle immense tout parée de guirlandes et de bouquets pour ses prochaines épousailles.

Sur la véranda du magasin, une demi-douzaine de voisins répondirent au salut collectif du passant :

— Bonsoir tout le monde !

— Bonsoir ! monsieur Garneau. Bonsoir !

Sous les semelles, l’asphalte de la route rendait un bruit métallique. La pente faisait le talon frapper plus dur.

Il arrivait chez Gagnon et venait de tourner dans la venelle lorsqu’il crut apercevoir quelque chose dans les broussailles, là où, courant en contre-bas, le torrent faisait à la route office de fossé. Une bête ?… Non ! un homme. Il était assis parmi les foins courts encore et se balançait lentement, régulièrement comme un métronome, en ahanant quelque chose d’indistinct, mi-grogné, mi-chanté.

S’approchant, Garneau reconnut son voisin, Gordien Lachance, celui-là à qui il avait vendu le trop de verger qu’avait comporté son domaine. Lachance était royalement ivre. Le fils Gladu qui passait à ce moment se pencha un instant sur cette loque et conclut du ton de qui constate une évidence ordinaire :

— Saoul ! Il est encore saoul !

Garneau eut une grimace spontanée, invisible. Il ne buvait à peu près jamais et, surtout, avait de l’ivresse une horreur profonde. Horreur de cet asservissement de l’homme à l’alcool, de cet abrutissement de l’âme et du corps, de son avilissement aux mains de cette hideuse maîtresse qui roule dans l’ordure et le vomissement des êtres autrement libres et fiers. D’où lui venait cette haine et ce dégoût ? Et sa résistance à un vice à tel point répandu ? Du fait, sans doute, que l’homme lui paraissait de la sorte si complètement vaincu ; vaincu non pas même par d’autres hommes, mais par les choses, honteusement ; volontairement vaincu par sa propre faiblesse. Au fond, ce qui le hantait et l’inspirait ainsi, n’était-ce pas surtout le souvenir refoulé des scènes d’ivresse dont, enfant, il avait été le témoin et la victime ? En tout ivrogne il haïssait Ludovic Garneau.

L’homme s’était mis à chanter. Pour l’éviter Robert fit un crochet.

Lorsque, quelques instants plus tard, il repassa avec Crétac, l’ivrogne était encore là, hoquetant et chantant. Il avait roulé un peu plus bas sur la pente. Les pieds maintenant lui baignaient dans l’eau du torrent.

Gagnon s’arrêta :

— Monsieur Garneau…

— Oui, Pétrus ?

— Crétac ! C’est ce pauvre Gordien Lachance !

Le ton de son compagnon surprit Robert. Il avait dans la voix plus de pitié que de dégoût ; une pitié que cette brute ne méritait assurément pas.

— … Allons ! Donnez-moi un coup de main. On ne peut pas le laisser comme ça. Il finirait par se néyer, pour le certain.

L’autre s’était maintenant mis à chanter un cantique :

« Cécile a triomphé. Chantons, chantons sa gloire… »

Puis il éclata d’un rire idiot et sonore.

Les deux samaritains se penchèrent. Le traînant par les épaules, il le remontèrent jusqu’à l’appuyer au tronc d’un peuplier.

— Tiens ! Il pleut ? s’étonna Garneau, sentant sa main humide.

Il leva la tête. Dans le ciel encore laiteux, les premières étoiles pourtant s’allumaient partout.

— Crétac ! Non ! affirma Pétrus.

Subrepticement, Garneau toucha le visage du pochard. Il était mouillé de larmes.

En silence, ils remontèrent la longue côte. Ils étaient presque rendus à la maison lorsque, s’étant arrêté pour souffler un peu :

— Peux-tu me dire, Petrus, demanda Robert, comment il se fait qu’un homme comme Gordien Lachance, pas pauvre, père de famille, bon garçon toute la semaine, se laisse aller comme ça ? C’est à cracher dessus !

— Il faut pas. Non, il faut pas, monsieur Garneau, protesta le boiteux.

— Ah ! Pourquoi ?

— Vous ne savez pas ? Je pensais que vous le saviez, comme tout le monde.

— Quoi donc ?

— Ben… C’est sa femme, sa Julienne. Gordien, c’était le meilleur gars du monde avec sa première femme. Jamais dérangé, excepté aux fêtes et aux noces, comme de raison. Mais il y a trois ans qu’il a marié une fille de Longueuil, une belle fille mais quinze ans plus jeune que lui… Il avait de quoi : avec ce qu’il a acheté de vous, ça lui fait bien cinq cents pommiers en production ; et tous des jeunes. L’hiver d’il y a trois ans, après la mort de sa défunte, il lui a pris l’idée d’aller travailler en ville. Parce que deux années de suite les récoltes avaient été mauvaises. Quasiment rien. C’est là qu’il l’a rencontrée. Une Vernier, de Longueuil. Ils se sont mariés à Montréal. Lui, il avait pris de l’ouvrage de nuit. Ça payait plus. Mais elle, elle s’ennuyait, le soir toute seule. Ça fait qu’elle s’est mise à sortir.

— Ah ! Et à c’t’heure ?

Jocelyne descendait aux nouvelles. Penché sur la pompe qu’il réparait. Crétac fut un long moment hors de son récit. Puis, quand la jeune fille fut remontée et qu’ils furent de nouveau seuls ;

— Pour ce qu’il en est de Gordien et de sa belle Julienne, le malheur c’est que dans ce temps-là elle a rencontré à Montréal un espèce de maudit gars, un feignant. Elle est à la maison ben tranquille, des semaines et des semaines bout à bout. Puis crac ! un coup de téléphone de son snoraud ; elle part. Gordien a fait enlever son téléphone. Ben ! Yas-y voir ! C’est pareil. Pensez-y : l’automne dernier l’autre est venu la chercher en plein avant-midi. Puis au bout de trois, quatre jours, on la voit revenir débiffée, la tête basse et pas faraude en toute, je vous en passe un papier. Mais jolie quand même, la véreuse ! Elle entre sans dire mot, met la table. Au bout d’un mois, deux mois, ça recommence. Aujourd’hui Gordien est saoul : ça veut dire qu’elle est partie. Il l’aime c’est effrayant.

La pompe était réparée et ronflait pour reprendre le temps perdu. Les deux hommes sortirent par la porte basse qui donnait dans le verger. Aux branches noires des pommiers, d’innombrables étoiles étaient accrochées.

— Vous connaissez pas ça, vous, monsieur Garneau ; malgré qu’on peut jamais dire. Vous avez toujours été heureux, vous. Vous savez pas ce que c’est qu’une trigaude de même. Mais moi, Gordien je le prends en pitié.

Garneau ne disait rien. Certes il ne pouvait admettre d’excuse à une telle abjection. Il lui paraissait que l’amour — l’amour ! — était bien le plus mauvais des prétextes. Mais il lui était arrivé parfois, en d’autres défaites, de songer à un geste qui, comme pour Gordien Lachance, eût aboli temporairement sa conscience de vivre, afin que fût en même temps effacé son ennui ; de souhaiter un étang malsain où se jeter et se perdre ; de désirer quelque philtre qui pour un temps l’eût fait insensible et brute.

L’image de son père lui revint. Depuis un moment il la sentait flotter entre eux, ombre visible dans l’ombre même. Cette fois, ne la pouvant fuir, il osa la regarder bien en face.

Quelle avait donc dû être sa souffrance, à celui-là, devant l’ineffaçable imposture dont il avait été victime ! Comment eût-il pu oublier l’injure dont le fruit, cet enfant : Michel, ne cessait d’être devant ses yeux ! Lui aussi, c’est dans l’alcool qu’il avait cherché l’oubli et l’aveuglement, dans l’alcool qui ne faisait que rendre plus vive sa blessure.

Il se souvint du regard étrange que Ludovic Garneau avait quand il trouvait sur son chemin un groupe d’enfants ; et du détour silencieux qu’il faisait afin de ne les point frôler. Il se souvint encore des moments — si loin, dans le puits profond de sa petite enfance — où Ludovic Garneau prenait dans ses bras Michel pour le rejeter brusquement lorsque du sien il approchait ce visage qui n’avait rien de lui.

Seul ! Ludovic avait été seul. Toute sa vie seul. Plus seul que si dans le vaste monde il n’eût existé d’homme que lui seul. Plus seul puisque la présence des autres ne faisait que lui rendre plus sensible sa solitude. Sans autre compagnon que l’alcool.

Robert aussi connaissait la solitude, triste miroir qui jamais ne reflète à la fois deux visages. Le geste vide où la main jamais ne rencontre d’autre main qui l’étreigne. L’écho mort qui jamais plus ne renvoie les mots d’amitié humaine. Mais cette solitude, Robert Garneau, lui, l’avait voulue et créée, en lui comme autour de lui. Et pourtant, pouvait-il ne pas s’admettre que volontiers parfois il en eût dépouillé la haire.

Auprès de son père, auprès de Ludovic Garneau dont il n’avait reçu que le nom, Robert ne se souvenait pas d’avoir jamais vu un ami. Peut-être, si le foyer eût été différent…

— Mais sa femme alors, sa Julienne, c’est une garce !

Sa voix avait été malgré lui forte et brutale.

— Qu’est-ce que c’est que vous dites ? demanda Crétac en sursautant.

Comme ils étaient depuis quelques instants immobiles sous les pommiers, l’esprit de Pétrus avait dérivé loin de Gordien Lachance. La pensée des deux hommes n’avaient plus couru de conserve. Rassemblées à l’appel de Garneau, elles redevinrent parallèles.

— Sa femme ? Oui et non, monsieur Garneau. Oui et non. Tout le reste du temps, à la maison, elle est bonne et parfaite. Et pas grande-langue. Pas agaceuse. Ni tannante. Et, cré tac ! elle a deux beaux petits enfants. Des petits anges. Dans son ordinaire, pour son Gordien elle est aux petits oignons.

— Je ne comprends plus, alors !

— C’est l’autre, voyez-vous. C’est l’autre, celui de Montréal. C’est comme s’il lui avait jeté un sort. C’est peut-être justement ça : un mauvais sort. Mais comme au fond elle aime son Gordien et ses enfants et sa maison, je perds pas confiance. Je suis pas mauvais ; mais je souhaite que son maudit gars de la ville, ben ! il se fasse poigner dans quelque mauvaise affaire. S’il n’est pas trop tard, ils pourraient encore être heureux, Gordien avec sa Julienne. Parce qu’elle est pas méchante en toute. Et elle est à plaindre, elle aussi.

— T’es pas difficile, mon Pétrus ?

— Cré tac ! Moi j’ai pour mon dire qu’il y a dans le monde plus de malheureux que de méchants. Et même les méchants, souvent, si on était à leu’ place, peut-être ben qu’on ferait pire.

Il y eut un moment d’accalmie parfaite, telle la surface d’un lac nocturne.

— Bon ben… bonsoir, monsieur Garneau ! Je pense que je vas descendre. Vous n’avez plus besoin de moi ?

— Non. Bonsoir, Pétrus ! Et merci.

***

Les noces de Jocelyne eurent lieu à l’église du village, par une journée grise. La brise du nord, soufflant à contre-courant, frisottait la rivière d’innombrables petites vagues couleur d’ardoise. Les jeunes gens devaient tenir à la main leur feutre et Robert Garneau son haut-de-forme. Quant aux jeunes filles, il leur fallait une main sur leur chapeau et l’autre à la jupe tandis que, pour protéger leur coiffure fraîche, elles tournaient la tête contre le vent.

— Quel malheur qu’il ne fasse pas soleil, avait protesté Carmen Désilets.

Romanesque, elle s’était fait une fête pastorale de cette noce à la campagne.

— Le temps est jaloux de moi, répondait en riant Jocelyne dont le bonheur ne pouvait être troublé par des nuages. Mais ça ne me fait rien. J’ai toujours aimé le gris. C’est ma couleur préférée.

Au sortir de l’église, un coup d’aquilon jeta au visage d’Adrien le voile de sa nouvelle épousée.

— Nous voilà attachés pour vrai, dit-il en riant. Et dans le nuage de tulle il l’embrassa longuement sur la bouche, sous la pluie de confettis lancés par les amis de la ville et les poignées de riz de Crétac, de Claire Gagnon, des quelques personnes de la Montagne que Jocelyne avait invitées.

Enfin, juste au moment où la noce descendait le trottoir du parvis sous les hauts érables bruissants, le soleil parvint à s’ouvrir un œil entre les nuées. Un rayon illumina le cortège et fit scintiller les eaux douces du Richelieu.

Lionel n’était point venu. Un télégramme, puis une lettre, avaient apporté l’annonce de son départ hâté pour outre-Atlantique. Raccourcie, sa permission ne lui permettait plus de venir au Canada.

On l’envoyait en Angleterre pour y parfaire son entraînement de combat. Il était bombardier. Dans sa lettre, il se plaignait du temps qu’il lui fallait attendre avant que d’aller lâcher ses bombes sur la tête des Boches et terminer cette guerre qui n’attendait que lui. Comme tout le peuple américain, il semblait avoir, en face de cette martiale et périlleuse aventure, la même attitude enthousiaste et quelque peu enfantine que devant la série ’mondiale’ du baseball. Peut-être même prenaient-ils le jeu avec plus de sérieux que la guerre elle-même. En fait, des combats ils ne connaissaient ni les ruines, ni les privations, ni, ou si peu, la terrible rançon du sang. La guerre de 1914, où là encore leur entrée avait été tardive, leur avait été une brève épreuve et un facile triomphe. Ils en étaient sortis grandis et surtout satisfaits d’eux-mêmes, conscients désormais de leur force et de leur importance. Le peuple des États-Unis ne se pouvait rappeler que les drapeaux flottants, les bulletins de victoires, les décorations de héros, les titres magnifiques des gazettes, les défilés tonitruants dans le canon de Broadway sous l’ouragan des feuilles de bottin et les serpentins des rubans de ’ticker’. La guerre, pour eux, c’était un peu une kermesse.

Dans, sa lettre, Lionel avait mis une photo en tenue militaire. Jocelyne trouva vieilli ce visage qu’elle n’avait pas vu depuis bientôt dix ans. Mais les traits s’étaient singulièrement affermis. Et l’uniforme américain, avec ses chevrons énormes et ses insignes multicolores, lui seyait tout à fait bien. Il était visiblement américanisé, complètement. En même temps que dans les yeux un orgueil un peu puéril de son costume, il avait dans le sourire quelque chose de franc et de vigoureux que n’avait pas jadis Lionel Garneau.

Robert avait placé le portrait de son fils sur la table près de la porte, à côté de l’horloge. De sorte que si on ne l’avait pas remarqué tout d’abord, on ne pouvait regarder l’heure sans l’apercevoir.

— C’est mon grand garçon, disait le père dès qu’il voyait le regard des visiteurs se tourner, même vaguement, de ce côté.

— Ah ! oui ?

— Oui. Il est aviateur dans l’armée américaine. Officier aviateur. Il fait des raids sur l’Allemagne.

Il y avait là deux légères exagérations. Mais cela ne pouvait tarder à venir. Ce disant, il ne faisait qu’anticiper les événements ; et de quelques semaines tout au plus.

Le voyage de noces des jeunes époux avait été bref. Les chutes de Niagara, suivant la coutume ; puis quelques jours à New-York.

Jocelyne avait poussé son père à accepter une invitation que de longtemps lui avait faite Hermas Lafrenière. Elle ne voulait point qu’il restât dans cette maison de la montagne à laquelle il n’était guère attaché et où il se fût trouvé absolument seul. Si bien qu’il avait passé quelques jours dans l’Abitibi, à Val-d’Or. On avait visité des mines. La Lorraine Gold, évidemment, et la Sullivan. Mais sur le conseil de son médecin, Robert n’était pas descendu dans les puits. Les ascenseurs, même modérés, l’angoissaient fortement.

De sorte que le souvenir qu’il gardait des mines était quelques bâtiments de bois couronnés de fumées malodorantes dans un quasi désert.

CHAPITRE

IX


ROBERT vit arriver l’hiver avec appréhension.

L’on s’avança dans octobre puis dans novembre. Les jours bientôt ne furent plus qu’un bref pont de lumière entre deux longues nuits. Quand il fallut fermer les portes de plus en plus précipitamment ; que Crétac et Adrien eurent fait le tour des ouvertures pour les calfeutrer de neuf contre la bise ; que, surtout, on ne put sortir, fût-ce pour un moment, sans la précaution d’abord d’un parapluie, puis d’un pardessus, et enfin d’un paletot doublé d’un chandail, Robert se sentit devenu prisonnier. Il lui parut que chaque jour resserrait un peu plus sur lui les parois d’un monde hermétique.

Il ne connaissait l’hiver campagnard que pour avoir, des fenêtres d’un train, regardé parfois se dérouler sous ses yeux distraits le drap uniforme de la neige ; et les maisons enlisées et les arbres squelettiques, maigrement éparpillés comme les débris d’un monde après quelque catastrophe.

L’isolement, pourtant, ne lui était ordinairement pas importun. Toute sa vie il avait accepté, choisi même, d’être seul. Mais cette solitude humaine, il l’avait cherchée là où elle était la plus parfaite : au cœur de la foule. C’est ainsi qu’il avait fui Louiseville où la petitesse du lieu faisait trop prochain à son gré le contact entre les hommes ; qu’il était venu se jeter dans la mer humaine de la métropole où il n’avait plus été qu’une vague parmi la succession ininterrompue et monotone des vagues océanes.

Jusqu’ici, néanmoins, il lui avait été possible de s’échapper hors de la maison. Il suffisait de franchir le seuil, à volonté ; rien ne venait faire opposition à son caprice. Rien n’empêchait son évasion dans le verger dont les arbres aussitôt renouaient leurs branches derrière lui ; ou sur le chemin menant au hameau ; ou parfois même dans les sentiers tortueux de la montagne. Mais cela était devenu difficile, de plus en plus, avec le froid qui s’aggravait, avec les neiges dont les premières volées étaient apparues pour s’effacer sitôt tombées. Puis sur le sol gelé, la neige s’établit durable, soyeuse, sans vie.

Or il arriva que, par contraste, la maison se fit plus accueillante. Elle, qui n’avait été qu’un abri, devint un refuge. Lorsque Garneau était descendu chez Sansfaçon chercher du beurre ou le journal, la côte glacée une fois remontée il se trouvait avec soulagement dans la salle que Jocelyne appelait le vivoir et dont les larges baies ouvertes sur le ciel et la plaine invitaient généreusement le soleil. Le fourneau à pétiole ronflait doucement. Les catalognes, la housse du divan, les tentures aux couleurs chantantes que Jocelyne avait choisies dans la joie égayaient les murs. De sorte que dès en entrant, chaleur, lumière et liesse assiégeaient l’esprit normalement chagrin de Robert Garneau.

Vinrent les glaces de décembre puis les lourdes neiges de janvier. Le vent d’ouest fit craquer les branches raidies des grands érables voisins. Souffletant la tête ronde et chauve des pommiers, il en arracha sans pitié les quelques feuilles entêtées qui, après avoir vainement espéré survivre à l’automne, étaient mortes encore liées à la branche mère. Ou c’était le vent du nord, sifflant sous la porte et faisant sournoisement couler sur le parquet une nappe de froid qui glaçait les pieds. Ou le vent d’est, fantasque et lugubre, qui faisait vibrer les carreaux et y jetait effrontément des paquets de neige cotonneuse.

Et quand cessait le vent, c’était le grand froid. Malgré les contre-châssis, le gel parvenait à s’infiltrer par d’invisibles fissures. Remontant le long des vitres, il y dessinait de son doigt fantaisiste des fougères étincelantes. Instinctivement, alors, tous se rapprochaient du poêle ronflant dont l’invisible feu régnerait pour quelques mois sur toute la maison.

La jeune femme s’ingéniait à distraire son père pour qui elle redoutait l’ennui. Lui ayant imposé cette campagne qu’il n’aimait point, elle n’avait garde de l’oublier. Ses instances n’avaient pu réussir à le lier aux gens de l’endroit ; c’est à peine s’il allait par exception passer une heure chez Laurier Duval dont il partageait les opinions politiques ; chez le notaire Clément, lorsque celui-ci venait faire du ski avec ses fils ; chez le député Poliquin dans sa villa rarement habitée.

Un peu pour son père, beaucoup pour Adrien, elle s’était abonnée à un certain nombre de périodiques. La plupart sérieux et littéraires, pour son mari qu’elle s’efforçait bravement de suivre. Revues canadiennes et américaines, faute de revues françaises que la guerre avait supprimées. Quelques revues moins intellectuelles, comme le Geographic Magazine, dont l’anglais était facile, et Aujourd’hui, un digeste que Robert lisait longuement, de la première à la dernière page. Sans lui en parler, elle faisait aussi des invitations. Lafrenière était venu passer une fin de semaine, Leblanc, un dimanche, et Geneviève Lanteigne, dont elle avait remarqué qu’elle distrayait son père, le temps des fêtes.

Quand elle le voyait faire des ronds comme un chien qui se cherche, passer d’un fauteuil à l’autre, d’une pièce à la voisine, prendre puis rejeter un magazine à moitié lu, lorsqu’elle le voyait ainsi instable et froncé, elle se creusait la tête pour trouver quelque chose.

— Dis donc, papa, sais-tu jouer au rommé ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Oh ! viens ! Je vais t’apprendre. C’est un jeu de cartes amusant comme tout.

Il haussait les épaules.

— Allons, papa fais-moi plaisir. Ça va me reposer de coudre.

Bien qu’il n’eût jamais été adonné aux cartes — au bridge pas plus qu’au poker — il lui arrivait ainsi de jouer avec Jocelyne et même avec Adrien afin de passer les heures.

En venant habiter la maison après son mariage, Adrien Léger avait apporté quelque chose que n’avait pu donner Jocelyne. Il était intelligent et s’efforçait d’être aimable envers son beau-père. Tant que ce dernier avait été seul avec sa fille, dans cette maison qu’elle avait voulue et apprêtée l’atmosphère avait été vraiment trop féminine. Avec les intentions les plus généreuses du monde, elle ne pouvait fournir à la vie commune certains aliments nécessaires. Adrien présent, Garneau put se livrer occasionnellement à des discussions masculines sur la politique, les affaires, les gens. Il eût parfois voulu son gendre plus respectueux de ses opinions d’homme mûr ; mais il ne lui déplaisait pas d’argumenter. Jadis, pendant la fréquentation des fiancés, leurs points de vue étaient généralement trop opposés pour qu’il n’y eût parfois danger de choc. Garneau était libéral, Léger plutôt nationaliste. Garneau lisait la Presse ; Léger, le Devoir. Jocelyne néanmoins savait intervenir. Elle faisait à son fiancé des signes opportuns, discrets, mais suppliants. Il le fallait. Adrien n’était-il pas allé jusqu’à plaider pour le parti de la C. C. F. !

— Il y a quelque chose, là-dedans, avait-il affirmé.

Tâche, Adrien ! avait protesté Robert. Tes C. C. F., c’est une bande de fous. Tout ça, les Woodsworth…

— Mais non, il est mort.

— Ça ne fait rien… Les Woodsworth, les Coldwell, les Scott, les… Des communistes ! Des athées ! Tout ce que ça veut c’est prendre l’argent des autres et tuer les prêtres.

Dans un autre milieu, les idées de Léger eussent passé pour modérées ; à peine du socialisme chrétien. Mais avec sa soif de réformes et de « lois sociales », il se trouvait alors à l’extrême gauche de ce monde québécois où toute nouveauté est facilement tenue pour suspecte.

Depuis quelque temps, cependant, il semblait évoluer. La littérature l’intéressait toujours ; il songeait encore à écrire. Mais il parlait moins de « révolution économique » et de « progrès social ». Il pensait plus au succès de ses livres futurs qu’à leur apostolat. Car aux Springtime Nurseries, il travaillait désormais au contact du patron dont il partageait le bureau et un peu de l’autorité sur les hommes.

De même, il semblait que les circonstances eussent quelque peu modifié Robert Garneau : l’âge et la maladie ; l’oisiveté et la perte du commandement. Industriel et maître de quelques centaines d’hommes, il avait jadis rugi lorsque « des salauds ! des bandits ! des communistes ! » avaient poussé ses ouvriers à réclamer plus d’argent et plus d’avantages. Même la loi de la responsabilité patronale dans les accidents lui avait paru monstrueuse.

— Le monde s’en va au diable ! On n’est plus maître dans sa propre manufacture. On se croirait en Russie avec les bolchéviks !

Mais il était aujourd’hui, il n’était plus vraiment qu’un homme d’affaires en disponibilité. Il admettait assez facilement que les employés pussent avoir des griefs. Et il n’eût assurément pas été fâché de voir une grève à la British Motors (Montreal Division).

— Avec ses clôtures de piquants et ses sentinelles, ce n’est plus une usine. On dirait un pénitencier !

En la maison que la nuit avait faite presque glaciale, Adrien Léger se levait tôt chaque jour dans le silence, le froid et l’obscurité. Il descendait raviver la cuisinière où sous la cendre rougeoyaient encore quelques charbons. Quand Jocelyne, toute grelottante, venait le rejoindre, il finissait de se raser. Les odeurs du café et du pain rôti parfumaient la petite maison. Dans sa chambre du rez-de-chaussée, Robert dormait encore.

— Qu’est-ce qu’il fait, ce matin ?

De l’ongle, Adrien grattait un peu du givre qui voilait le carreau. Il regardait le thermomètre fixé au montant, à l’extérieur.

— Oh la ! la ! C’est pas chaud. Pas chaud ! Dix-huit au-dessous. Ça va être frisquet pour descendre la côte.

— Pauvre chéri, va !

Adrien rentrait le soir un peu fatigué mais les joues fouettées par le vent. Il engraissait.

— À propos, dit-il un soir, j’ai vu encore John B. Tu sais, je t’en ai parlé : John B. Clark, de la poudrerie. Nous avons lunché ensemble. Il est quelque chose d’important dans la Compagnie. Son oncle est un gros actionnaire. Il m’a dit que quand je le voudrais, il y aurait une place pour moi dans leurs bureaux.

— À Montréal ? s’enquit Garneau, intéressé.

— Pas pour le moment. Mais plus tard. Dans une année ou deux…

Le jour, assis devant une baie qui encadrait le panorama, Robert souvent cherchait des yeux dans toute cette blancheur étalée quelque chose qui accrochât le regard. Mais l’espace était trop grand. La plaine, surtout vue d’en haut, trop unie. L’œuvre des hommes s’y perdait. C’est à peine si avec de bons yeux on pouvait saisir une tache noire, presque immobile, qui était une voiture descendant vers Saint-Jean-Baptiste ou un traîneau glissant sur le chemin des Étangs.

— Ça me fait penser, papa… Dans le rang des Étangs, il y a toujours notre cousine que l’on n’est pas encore allé voir. Tu sais bien : une Germain, qui a marié un Duval. Une cousine à nous autres.

— Tu n’as tout de même pas envie d’entreprendre cette expédition-là en plein cœur d’hiver !

La visite à cousine Duval serait d’ailleurs probablement de celles dont on parle et que jamais l’on ne fait.

Déjà l’esprit léger de Jocelyne s’était posé ailleurs.

— Oh papa ! papa ! Regarde.

— Quoi ? Où donc ?

— Là, à côté du puits. Tu ne vois pas ? Tiens, il remue.

— Ah ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Un chien ?

— Mais non. C’est… oui… c’est un renard. Qu’il est joli !

Roux feu, en plein soleil sur le fond blanc moucheté d’ombres violettes, l’animal se tenait sur une pointe de roc qui crevait la neige. D’ici, on voyait battre ses flancs maigres et les mouvements prestes de sa tête fine. Dans ce libre désert, il cherchait une proie que lui avait ce jour-là refusée la forêt. De temps à autre, son museau pointu piquait l’air et vainement flairait le vent. Puis il repartit au petit trot à travers les pommiers. Et il n’y eut plus de lui, en pointillé sur la nappe de la neige qu’il avait un instant animée, que la trace sinueuse et distincte de ses pas.

Après chaque repas, Jocelyne s’avançait un peu à l’extérieur. Du haut du perron elle jetait à la volée, sur la terrasse, des boulettes de pain mouillées de sauce ou de gras. Elle n’était pas rentrée que jailli du vide, un tourbillon de petites boules duveteuses s’abattait, râflait tout et pépiait pour en demander encore.

Le soir, il lui arrivait d’appeler au dehors son père et son mari. Debout dans la nuit, tous trois chaudement emmitouflés de lainages, ils regardaient étonnés le ciel du nord où l’aurore boréale faisait jouer ses draperies phosphorescentes ; tandis que sur les pentes vaguement laiteuses, les arbres dessinaient de noires arabesques.

Environ la mi-mars, une lettre surchargée d’écritures rejoignit Garneau au Mont-Saint-Hilaire. Le libellé original :

The Garneau Fire Pump Co.
c/o Roger M. Garneau
Begin street, Montreal
Canada.

La face en était couverte de ratures. Cette lettre devait s’être promenée depuis quelque temps. Quant au timbre d’origine : indéchiffrable.

La première adresse avait été raturée au crayon indélébile et remplacée par « inconnu — essayer M. Roger Garneau, 5320 Decelles ». Raturée de même, celle-là était à son tour coiffée de : « Robert M. Gameau, rue Pratt ? ». Là-dessus, autre rature. Dans le coin gauche : “Try S. Joseph blvd. East, 2017 or so”. En oblique : « Déménagé. Essayer a/s Quebec Trust Corporation ». C’était la compagnie de fiducie où il avait fait affaires. Là sans doute on avait fait une dernière rature pour inscrire, enfin correctement : « M. Robert M. Garneau, Mont-Saint-Hilaire, P. Q. ».

Quant à la lettre, elle était brève et venait d’une maison américaine de Toledo. On y demandait à « monsieur Garneau de bien vouloir prendre contact quand il le pourrait avec Mr Winthrop Gordon, suite 427, Tower Building, Montréal ». Et en fin de lettre on précisait : « … en rapport avec la Garneau Fire Pump Co. dont nous croyons savoir que vous êtes le président et principal actionnaire. Tels sont du moins les renseignements que nous a donnés le Bureau des Brevets, à Washington ».

Robert s’appuya les mains pour que Jocelyne ne vit pas la feuille trembler. Se pouvait-il que l’on vînt réveiller cette affaire si longtemps dormante, enterrée même ! En définitive, il y aurait donc eu quelque chose là-dedans ! Et l’invention serait une invention vraie ! Apparemment !

Au fait, il lui revenait d’avoir jadis échangé de la correspondance avec une compagnie de l’Ohio, celle-là probablement. Il vérifierait.

— Jocelyne !

Elle mettait posément la table pour le repas du soir.

— Oui, papa. Des bonnes nouvelles ?

— Il faut que j’aille demain à Montréal par affaires. Sans faute. Tu m’éveilleras. Je partirai en même temps que ton mari.

Il n’aimait pas le nom d’Adrien et évitait de l’employer.

— … Je reviendrai probablement demain soir ; à moins que je ne sois retenu. En tout cas, ne t’inquiète pas.

Dans le cours ordinaire des choses, habituée à la réserve de son père la jeune femme n’eût point posé de question. Mais levant les yeux, elle lui vit un air mystérieusement triomphant qu’il n’avait eu de longtemps. Et un visage qu’il semblait avoir peine à empêcher de s’ouvrir. Elle devina que pour une fois il lui plairait d’être interrogé ; que l’événement était trop fort pour ne pas rompre le cachet de sa discrétion. Quelque chose d’étonnant était apparemment sorti de cette enveloppe qu’il venait de glisser dans sa poche.

— Mais qu’est-ce qu’il se passe donc, papa ?…

Elle attendit un moment. Puis une idée la frappa, fulgurante :

— … Papa !… C’est Lionel qui vient à Montréal en congé ?

— Mieux que ça, ne put s’empêcher de dire le père. Une belle affaire ! Ah oui ! une belle affaire.

Mais devant le visage étonné, un peu rembruni même, de sa fille, il se reprit. Par habitude, il eût préféré tenir le couvercle fermé sur son secret. Mais n’était-ce pas enfin la récompense si longtemps cherchée, attendue ? Sa victoire sur la ligue des choses ennemies, des hommes contraires et du destin injurieux ? Sa justification, enfin, aux yeux de toutes ses connaissances, de son gendre, de sa fille, qui tous l’avaient cru vidé et l’avaient pris en pitié ? En pitié, lui ! Robert Garneau !

— Autant te le dire. Tu viendras bien à le savoir. Je vais en ville rencontrer Leblanc et un homme d’affaires américain. Le représentant d’une grosse firme, la Consolidated Equipment, de Toledo.

— Et à propos de quoi ? Ils veulent te prendre comme représentant au Canada ?

— Représentant ! Non. Tu ne me vois pas représentant l’affaire d’un autre. Non. C’est à propos de la Garneau Fire Pump.

Qu’il y avait longtemps que ces syllabes n’avaient passé sur ses lèvres ! Quel goût différent elles avaient aujourd’hui !

— Ah ! Je pensais que c’était fini, cette affaire-là.

— Fini !

Il mentit. Il mentit pour qu’elle crût non pas à sa chance mais bien à son flair, à son opiniâtreté, à son génie des affaires. Pour qu’elle crût que jamais un instant il n’avait douté.

— Qui a bien pu te mettre dans la tête que c’était fini ? Il y a eu quelques complications. Et puis la guerre a tout arrêté. Mais tu vas voir.

Le lendemain il déjeunait avec Leblanc au club. Il le vit arriver dans une belle voiture avec chauffeur.

Son ancien partenaire avait su profiter de la guerre ; adroitement, sans éclat, mais solidement. Il était maintenant directeur régional du Service Sélectif National. Cette situation, il la devait d’abord à son expérience des affaires, à sa bonne connaissance de l’anglais courant que, comme beaucoup de Canadiens de son milieu, il parlait plus correctement que sa langue maternelle, le français ; mais surtout à son entregent et aux relations qu’il n’avait jamais cessé d’entretenir dans les cercles d’Ottawa. Il avait offert ses services à son pays, comme militaire tout d’abord — il avait passé l’âge — puis comme civil. Il tenait désormais en ses mains subtiles le sort de tous ceux, hommes ou femmes, qui n’avaient point revêtu l’uniforme militaire. Prudent et adroit, il n’en tirerait aucun bénéfice pécuniaire illicite ou même douteux. Mais on pouvait être assuré que la guerre terminée il serait des premiers à se faire caser définitivement et confortablement « pour services signalés rendus au pays » ; avec probablement une décoration par surcroît.

Quand il eut pris connaissance de la lettre, Leblanc eut un cri de satisfaction :

— Il me semblait bien aussi que mon ingénieur, c’était quelqu’un.

Ils en oubliaient tous deux leurs duos d’invectives sur le dos du Van Hegebeke. On dîna dans l’enthousiasme. Leblanc commanda une bouteille de Constantia puis au dessert, faute de champagne, une bouteille de champagnette.

Mais lorsqu’en sortant de table Robert téléphona au bureau du sieur Gordon, il apprit son absence pour la journée.

Garneau ce soir-là logea au club.

À dix heures le lendemain il était dans le cabinet de Winthrop Gordon. À l’abord, l’homme d’affaires ne parut rien comprendre à cette histoire. Ce fut la secrétaire qui, appelée, réfléchit un instant puis réapparut porteuse d’un mince dossier.

Well, well… This is it.

Il relut deux fois une lettre à en-tête.

— … Bon. Je regrette que vous vous soyez dérangé pour cela. Tout pouvait se dire par téléphone. Un simple renseignement. Est-ce que vous n’avez pas eu à votre emploi un nommé Matthew VanHegebeke ?

— En effet. C’est l’ingénieur avec qui nous avons étudié le principe de notre nouvelle pompe. Il est parti quand elle a été mise au point. Nous avons engagé par la suite des pourparlers avec une compagnie que je ne peux pas vous nommer et qui serait intéressée… Je vous dis cela parce que si votre compagnie de Toledo…

— Mais non ! Mais non ! Mes correspondants voudraient simplement savoir ce qu’est devenu votre prétendu ingénieur qui, en fait, n’est pas ingénieur plus que moi et dont le vrai nom est Hans Mugeln. C’est à cause d’une histoire de femme abandonnée avec un enfant. Et comme il s’agit d’une cousine de l’un des directeurs…

Garneau retrouva Leblanc qui l’avait invité au Montreal Club.

— Et puis ? Quelles nouvelles ?

— Les nouvelles ? Ton ingénieur, c’était un beau salaud ! J’avais raison de ne pas être optimiste.

Et il lui raconta le résultat piteux de son entrevue.

— Allons, tant pis ! dit Leblanc en haussant des épaules étoffées par le meilleur tailleur de la rue Saint-Jacques. Viens quand même dîner avec moi…

Il avait bon cœur. Aujourd’hui florissant, il jouissait pleinement de sa situation. Auto à la porte. Secrétaire particulière pleine de charme et de discrétion. Bureau luxueux dans le Victoria Tower. Fil direct avec Ottawa et le cabinet du ministre. Il avait toujours misé sur la politique. Non pas l’active, celle des tréteaux et du parlement, qui apporte des récompenses éblouissantes bien que le plus souvent passagères ; tandis que les chutes en sont rudes et définitives. Non. La politique à laquelle il s’était livré était celle, plus fluide, moins glorieuse, des coulisses ; celle qui sans heurt mène les habiles à quelque fauteuil douillettement capitonné.

La vieille amitié qui de si longtemps le liait à Garneau ne pouvait s’oublier. Et de l’aventure VanHegebeke il gardait une gêne foncière. Il n’avait, lui, perdu que de maigres plumes, tandis que son associé avait été joliment échaudé. Il est vrai que si Garneau y avait laissé une partie de sa peau, c’est qu’il avait misé fort contre une plus grande part des bénéfices prévus.

— Allons, mon vieux, il n’y a plus qu’à oublier cette affaire, une fois pour toutes.

— C’est aussi bien. Au fond, cela aurait pu être encore pire.

Ils mangèrent en silence leur glace au chocolat et les petits fours qui dans la bouche se faisaient poussière. Rendus au café :

— Sais-tu, Garneau ! dit soudain Leblanc. Ça ne t’intéresserait pas de venir travailler au Service Sélectif ? Il nous faut de bons hommes ; et tu as toujours été un bon libéral. J’ai besoin d’un assistant à trois mille six cents. Je pense que je pourrais te faire nommer ; surtout si tu as quelques amis à Ottawa. Connais-tu un ministre ? Daveluy, par exemple. Ou, encore mieux, Barkley, ou Cummings ?

— Je vais y penser, dit Robert avec effort.

Réfléchir lui était pénible, quand à la gorge il gardait l’amertume de sa déception.

— … Tu peux attendre ma réponse quelques jours ? C’est que j’ai autre chose en vue.

— Bon. Donne-moi un coup de téléphone.

Dans les jours qui suivirent, Garneau songea à l’offre de Leblanc.

Rentrer à Montréal, revenir dans l’arène, sentir autour de lui la véhémence et la cohue, l’idée ne lui en déplaisait certes pas. Le quotidien de sa vie souffrait du manque d’imprévu. Et de n’avoir pour travail qu’à tailler chaque semestre les mêmes coupons attachés aux mêmes titres ; encaisser des dividendes qui ne représentaient que sa prudence, comme un vieillard, au lieu de toucher des bénéfices gagnés de haute lutte, comme un homme.

Mais d’autre part, reprendre le collier dans les conditions qu’on lui offrait !…

Après les temps presque oubliés de la banque et de ses débuts à l’usine, toujours il avait été son maître ; et celui des autres. Sans aucun contrôle.

Cinq jours plus tard, revenu dans la grande ville sous prétexte de la même affaire, il s’immobilisa un long moment au coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. Devant lui roulait le flot régulier des passants inconnus. Et le courant hoqueteux des autos et des trams qui se ruaient dès l’approche du signal vert. Aux étalages des camelots, la mosaïque criarde des revues de cinéma, où des stars langoureuses se pâmaient en plein vent. Et, au fond des merceries durement illuminées par les lampes fluorescentes, les commis pommadés guettant le client éventuel.

Trente ans plus tôt, le provincial de passage qu’il était s’était arrêté en ce même endroit, cloué par la joie de sa nouvelle possession. Il ne s’en souvenait pas. Et c’est aujourd’hui qu’il se sentait dépaysé.

Après un an au flanc de la Montagne, là-bas, voilà qu’il redevenait conscient de la Ville, comme un étranger. Il cherchait des visages qui lui fussent connus et n’en trouvait pas. Subitement lui vint le sentiment de ce qui lui manquait. Dans cette multitude de maisons, nulle maison qu’il pût appeler la sienne. De ces cent mille foyers, aucun où il fût attendu. Hier encore, à une connaissance de club qui lui demandait son adresse il avait répondu spontanément :

— J’habite dans la montagne de Saint-Hilaire, celle que la plupart des gens appellent la montagne de Belœil.

Si parfois de là-bas sa pensée revenait à la ville, en ce moment il se sentait obscurément lié à cette campagne, à celle-là seule. N’était-ce pas là désormais le lieu unique qui eût de lui quelque chose de matériel, quelque chose de plus consistant que des souvenirs froids ou caustiques ? À Saint-Hilaire, il possédait le sol même, cette pièce de verger qu’il avait achetée, lui, bien qu’au nom de Jocelyne. Et cette maison qu’il avait fait construire, lui, bien que suivant les plans de Jocelyne. Et les meubles choisis, installés par Jocelyne ; mais qu’il avait du moins payés de son argent à lui.

Et surtout ce qui lui restait indissolublement lié par la chair : Jocelyne elle-même, dont la vie était emmêlée à la sienne ; Adrien, venu prendre la place laissée vide par Lionel ; et demain, peut-être…

Une auto luxueuse au chauffeur impassible le rappela à son problème et à Leblanc. Travailler sous les ordres de cet homme à qui pendant si longtemps il avait témoigné une amicale condescendance ! Non vraiment ; il ne le pourrait ! D’ailleurs, ne risquait-il pas, en acceptant, de manquer une autre occasion, quelque chose de moins temporaire et qui d’un jour à l’autre pouvait se présenter ?

Il était une heure. Son médecin, qu’il n’avait vu de plusieurs mois, lui avait donné rendez-vous pour deux heures et demie. Il s’y rendit lentement.

— Docteur, on m’offre une situation. Une belle situation mais avec de grosses responsabilités. Et de longues heures de travail. Des voyages rapides, impromptus, par tout le Canada. Même en avion. Dites-moi si je dois accepter ?

Au sortir de là, il téléphona à Leblanc.

— Ce que ça m’ennuie, mon cher ! Mais le docteur n’a rien voulu comprendre. Je suis au repos encore pour six mois. Tu parles d’un avenir ! Mais après cela, docteur pas docteur ! je me lance. Et tu verras. J’ai quelque chose dans l’idée.

Du bout du fil téléphonique, il ne put évidemment saisir le sourire amusé de Leblanc ; ni le clin d’œil que celui-ci fit à sa secrétaire qui attendait calmement, son carnet sur les genoux.

CHAPITRE

X


POUR  rentrer, Robert Garneau attendit le lendemain soir. Il ne se sentait guère pressé de revenir à Mont-Saint-Hilaire, bien que rien ne lui fût plus désagréable qu’une chambre de club.

Il passa la matinée chez un agent de change à regarder le garçon de tableau inscrire nonchalamment les huitièmes et les quarts de la cote boursière. Puis son lunch pris le plus tard possible, il ne sut que faire avant l’heure du train vespéral qu’il avait décidé de prendre. N’aimant point conduire, il se servait le plus rarement possible de la voiture. Pour tuer le temps, il entra sans regarder les affiches dans le premier cinéma venu. Quand il en sortit, il n’eut le temps que de manger un sandwich et de courir à la gare.

Dans le train bondé, il parcourut les journaux distraitement, retenant sans cesse son attention qui s’en échappait. Depuis la veille, quelque chose cherchait sournoisement à se faire jour en lui : une pensée, un souci qu’il ne voulait pas regarder en face. Que dirait-il, que répondrait-il aux questions de Jocelyne ? Pourquoi aussi ne s’était-il pas tu ? Et si simplement, il ne répondait pas ? Mais ne serait-ce pas avouer sa défaite ?

Au dehors, les champs étalaient de larges flaques de neige sale flottant sur les eaux grises. Il s’endormit sur son journal.

— Saint-Hilaire-Station !

En descendant, il bouscula maladroitement un autre voyageur.

— Faites donc attention !… Ah ! c’est vous, monsieur Garneau ! Pardon !

— Bonsoir, monsieur Poliquin. Vous venez voir vos électeurs de Rouville ?

— Oh ! je viens passer la fin de semaine à ma maison et voir à mon verger. On vous attend à la gare ?

— Non… Je ne pense pas.

— Alors, montez avec moi. J’ai retenu un taxi.

— Bien aimable. Vous me laisserez au magasin de Sansfaçon. J’y ai affaire.

Quand il entra dans la boutique, le timbre de la porte fit se retourner la compagnie qui y tenait séance, comme chaque jour après souper.

— Bonsoir, monsieur Garneau, bonsoir, murmurèrent toutes les voix. Puis il se fit un silence.

— Bonsoir, bonsoir.

— Bonsoir, monsieur Garneau, dit Sansfaçon, abandonnant mademoiselle Gladu qui ne protesta pas. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Est-ce que… vous êtes monté chez vous ?

— Non. J’arrive de Montréal.

— Ah, bon ! Ah, bon !… Votre fille vous attend. Oui.

— Évidemment ! répondit Garneau distrait. Je viens vous payer le petit compte de la semaine dernière.

Il prit la côte. Là-haut, porté par la route droite et rigide comme une poutre, le sommet de la montagne hérissé d’arbres frangeait le ciel encore lumineux. Il semblait qu’il montât vers ce qui restait de jour, tout là-bas. Le long du chemin encore gelé par endroits, invisible sous la neige, le ruisseau gorgé par la fonte de l’hiver faisait son petit torrent et dégringolait en glougloutant.

Parvenu à sa barrière, avant que d’entrer Garneau s’arrêta pour reprendre son haleine facilement courte. S’il faisait encore assez clair au dehors, il faisait nuit dans les maisons ; si bien que, allumé, l’intérieur chez lui apparaissait éclairé comme une cage. Par la fenêtre s’offrait un tableau domestique.

Il voyait de face Adrien, ses traits forts et calmes ; sous le nez légèrement busqué, la moustache noire, carrée comme un domino. Et le front haut, sympathique. Sa tête était penchée sur celle de Jocelyne. Il semblait lui parler avec fermeté car son air était grave, sans sourire. Par moments elle allait relever la tête comme pour protester ; mais d’un geste, il l’empêchait de parler.

Jocelyne semblait alors hausser les épaules. Puis elle laissait retomber son visage dans ses mains ouvertes, tandis que ses coudes restaient appuyés sur la table encore servie pour le souper.

— Tiens ! M’auraient-ils attendu ? se demanda le père.

De sa fille il ne voyait que le dos dans la blouse blanche aux larges plis qui lui élargissait les épaules et la faisait paraître plus ronde. D’ailleurs, elle avait engraissé depuis quelque temps. Aujourd’hui, ses cheveux blonds étaient relevés très haut par une plaque d’écaille et une longue épingle qui la retenait sur la nuque. Où donc avait-il déjà vu cela ?…

Les lèvres de Robert se serrèrent. Cette question pourtant ridicule de la coiffure de Jocelyne était un sujet de mésentente entre le père et son gendre. Le second aimait cette mode qui donnait au visage peu régulier de sa femme une fraîcheur nouvelle et mettait en valeur sa plus belle parure. Mais le père chaque fois fronçait les sourcils.

— Veux-tu bien te peigner autrement ! C’est une coiffure de vieille femme ça ! Va t’arranger la tête !

Plus que jamais ce soir, sous la lumière douce de la lampe, avec sa nuque replète et le blond fardeau de ses cheveux, elle évoquait pour Robert une autre silhouette.

Il entra.

Adrien, déjà debout, releva simplement la tête et se tourna vers son beau-père. Il ne dit pas : bonsoir. La lampe basse le faisait singulièrement grand. Il se figea pendant que sa main, en une pose classique mais qui n’était sûrement pas calculée, restait impérativement posée sur l’épaule déprimée de Jocelyne. Il demeurait ainsi sans parler, les yeux droits, le visage si grave que Robert s’interrogea machinalement. Quelle mésentente avait donc pu s’élever entre eux pendant son absence ? Ou même entre Adrien et lui, Robert ? Qu’avait-il appris ?…

Une crainte absurde, contre laquelle il réagit aussitôt, posséda un instant son cœur. Son secret ?… Auraient-ils par quelque invraisemblable hasard ?…

— Est-ce qu’il est venu quelqu’un pendant mon absence ? ne put-il s’empêcher de demander.

— Quelqu’un ? Non…

Quel ton bizarre il avait !

Mais à cet instant même, Jocelyne avait entendu la voix de son père. Elle se dressa, violente. Et presque en trébuchant, elle courut se jeter sur lui.

— Papa !… Papa !… Papa !…

— Mais voyons ! Qu’est-ce que tu as ? Voyons ! Qu’est-ce qu’il s’est donc passé ?

Il la tenait mollement, l’appuyant plutôt, un peu gêné de cette effusion passionnée. Mais elle s’accrochait, désespérément nouée à son cou. Il sentait sa joue à lui désagréablement mouillée par les larmes qui coulaient librement parmi ses sanglots.

— Mais quoi donc ?

Ce fut Adrien qui parla.

— Lionel !…

— Bien quoi ? Lionel.

— C’est arrivé hier. Il lui tendait un télégramme. Lionel… est porté disparu.

C’est trois semaines plus tard que vint une lettre de l’aumônier américain de son escadrille. Le sergent-bombardier Lionel Garneau était disparu au cours d’un raid au-dessus de Cologne. On avait vu son avion fumant quitter le groupe et perdre de la hauteur. Personne ne l’avait vu tomber. Toutefois, à travers les vagues paroles d’espoir et de réconfort, on sentait combien peu de confiance conservait le padre.

Jusque-là, et tout en gardant son visage tendu, Jocelyne n’avait rien changé à sa mise. Deux fois par jour elle était descendue à la station postale, chez la veuve Guénette. Mais quand cette lettre fut venue, et après une autre semaine d’attente vaine, elle prit l’auto, passa la journée à Montréal et revint le soir toute vêtue de noir.

En la voyant ainsi, le père éclata :

— Qu’est-ce qui te prend ? À te voir, on dirait que ton frère est mort !

— Oh ! papa ! dit-elle, blessée par le mot. Je sais bien… mais…

— Tu sais bien ! Tu sais bien ! Tu sais quoi ? Tu ne sais rien. Rien de rien. Personne non plus. Son avion n’est pas rentré ? Et puis après ? Un atterrissage forcé, évidemment. Et les parachutes ; ça n’est pas pour les chiens ! Les quatre cinquièmes de ceux qui sont descendus en Allemagne sont prisonniers. Sa guerre sera finie… Après un mois pas encore de nouvelles ? Justement ! Sais-tu que ceux dont on n’a pas de nouvelles sont ordinairement en train de s’échapper. L’underground ! Tiens : tu te rappelles Lucien Lacasse. Et Pat MacCallum : apparu à Gibraltar après quatre mois. Si on avait vu l’avion tomber en feu, je ne dis pas… Mais moi, je suis sûr…

Il plaidait avec emportement. Jocelyne le regarda de ses yeux doux, un peu vagues, heureuse de son optimisme, triste de ne pouvoir le partager. Puis son regard glissa vers la photo de son frère. Mais elle ne peut la voir à travers ses larmes.

— … Parfaitement, continuait le père, impatienté. Tant qu’on n’aura pas retrouvé… Enfin tant que ça ne sera pas officiel !…

Ce n’était pas là que façade. Que son fils disparût, s’abolit ainsi, ne semblait pas possible à Garneau. Lionel était ; puis il n’était plus ? Non vraiment ! Cela était trop absolu, trop grave, trop fatal, trop définitif. Cela ne pouvait arriver sans que l’on eût perçu un pressentiment, quelque chose. Quelque chose dans le monde, un signe dans leur ciel comme jadis le météore qui toujours annonçait la catastrophe prochaine.

Lorsqu’il reçut une note de la Société de fiducie lui demandant à quel compte il voulait que l’on versât désormais le revenu du capital porté au nom de son fils, revenu que d’après l’acte de fiducie ils avaient droit de toucher, il répondit par une lettre presque injurieuse.

Mais il garda désormais le visage un peu emphatique d’un père dont le fils est un héros. Cette guerre devint désormais la sienne. Parmi ces paysans qui ne songeaient qu’à échapper à la levée, il devait se retenir pour ne pas exprimer violemment sa désapprobation de leur attitude. Il avait enfin un fils qui ne le décevait point.

Avec le bel avril le verger, tout l’hiver endormi sous ses rameaux nus où ne respirait que le vent, commença de s’animer. Alors que la forêt montagnarde gardait encore intacts sa rigidité et son vêtement de février, dès que l’on sortait de la fûtaie l’on devinait la vie toute prochaine sur les lèvres du printemps. Le temps était venu pour l’homme de ressaisir le domaine que pour six mois lui concédait le froid. Il pourrait à son tour en faire avec la nature à son désir et la féconder pour les récoltes de septembre et d’octobre. Le cycle commençait vers le court triomphe d’un automne encore lointain où les fruits merveilleux rempliraient mannes et barils. Armés de leurs outils, les pomiculteurs retrouvaient leurs vergers réapparus au flanc de la montagne et se hâtaient d’entreprendre les premiers travaux quand dans la plaine, en bas, les paysans guettaient encore, pour se remettre à l’œuvre, la fin du dégel et des sucres.

Vaguement aidé de son maître, chaussé de bottes, parmi les mares de neige et les bas-fonds spongieux, Crétac, avant la montée prochaine de la sève, taillait sans retard les pommiers dont les membres amputés jonchaient le sol.

— Mais… tu en enlèves trop ! Tu vas sûrement faire mourir les arbres à les écharogner comme ça, s’étonnait Garneau en voyant son homme jouer si vigoureusement de la scie et du sécateur.

— Jamais de la vie, monsieur Garneau. Faut ça, si vous voulez que les pommes elles soient belles et que vos pommiers ils soient en santé. Tenez. Regardez.

D’un coup d’œil, il jugea quelles branches devaient être sacrifiées. En quelques coups précis, les condamnées étaient rabattues.

— C’est vrai, dit Garneau. L’arbre n’est plus le même ! Pourtant…

Taillé, le pommier tout à l’heure hirsute avait pris une figure nouvelle, une forme harmonieuse. Il semblait allégé, aéré. Mais Jocelyne, elle, ne pouvait se convaincre que l’arbre ne souffrît pas de cette chirurgie. À tout, dans la nature, elle prêtait sa propre sensibilité.

— Cela doit tout de même leur faire mal, quand vous les mutilez comme ça. Ils ne peuvent pas se plaindre, évidemment. Mais ils sont en vie ; donc ils souffrent. Si on nous faisait la même chose, à nous !

— Ben voyons ! mamzelle Jocelyne. C’est comme qui dirait comme lorsque vous vous coupez les ongles. Et puis, il faut bien enlever les gourmands qui prennent toute la sève et qui appellent les maladies.

Et reculant de quelques pas, il regardait avec satisfaction l’arbre qu’il venait de modeler.

Pour la ramasse, Crétac avait demandé à son frère Louis-Joseph de lui donner un coup de main, le samedi. Tous deux passaient de rangée en rangée, recueillant les branches à grandes brassées légères. Entassées dans un coin libre du verger, elles faisaient une sorte de hutte rustique à laquelle on mettrait le feu au premier jour sans vent.

D’un pommier à l’autre, Louis-Joseph chantait, comme toujours. Sa voix arrivait à l’improviste de tous les coins successivement, chaque couplet partant d’où on n’attendait rien ; comme en la nuit montante l’engoulevent capricieux. Le jeune homme avait une voix hors de l’ordinaire. Sans aucune école, sans aucun artifice. Il ne chantait que choses simples, celles de tout le monde en son pays : des brunettes comme « Ysabeau » et « Derrière chez ma tante » ; des romances à la mode en 1880 ; ou les chants d’église, hymnes et antiennes, qu’il avait exécutées le dimanche à la tribune.

Garneau avait déjà bougonné à ce sujet.

— Dis donc, Pétrus, ton petit frère, il ne pourrait pas se taire un peu au lieu de chanter tout le temps comme un perdu.

— Arrêter de chanter ! Ben, monsieur. Il n’est pas capable ! Il y a bien assez de moi qui me retient. Lui, il s’en aperçoit même pas.

Comment pouvait-on ne pas y prendre plaisir ? Comment pouvait-on ne pas aimer la musique ? Crétac lui-même avait un baryton très passable ; mais il s’en servait pour fredonner plus souvent qu’il ne donnait de la voix.

Insensiblement, néanmoins, Garneau s’était accoutumé, comme à la radio, à cette mélodie ; plutôt qu’un chant humain, elle semblait, venant de nulle part, être la rumeur même de la nature. Toutes les choses à l’unisson exprimaient leur joie de la venue prochaine du printemps, des parfums, des oiseaux, du soleil, des fleurs et des fruits.

— Que c’est bon, le printemps, disait Jocelyne debout sur le perron, la bouche grande ouverte et les bras étendus pour happer doublement l’air ensoleillé.

Ce n’était certes pas là le printemps d’Europe, le printemps « tout émaillé de fleurs ». Car ce n’était ici Île-de-France ni Toscane. Alors que dans ces pays doux, les fleurs déjà montaient en fruit, c’est à peine si le pays laurentien sortait lourdement de son engourdissement hibernal. Les arbres étiraient encore leurs membres gourds. Les tiges n’osaient point encore pousser leurs pointes fragiles et les exposer au couperet des gelées. À peine dans ces coins où pendant le jour s’amassait un peu de chaleur, les thrylles laissaient-ils deviner leurs tubes verts encore frileusement enroulés. Rien n’annonçait encore les violettes que des taches olive sur la terne fourrure des herbes mortes.

Mais parce que les gens d’ici revenaient de plus loin vers le pôle, parce qu’ils avaient subi les nuits lentes et les jours obliques, parce que les neiges accumulées avaient paru effacer jusqu’à l’espérance de feuilles aux arbres léthargiques, cette mince esquisse de vie, ce faible souffle premier donnait aux choses l’apparence de la résurrection.À cause de tout cela, nulle part le printemps ne pouvait être aussi glorieux.

Chaque jour les hommes entr’ouvraient un peu plus les portes et les fenêtres sur un azur encore sans ardeur. Déjà Jocelyne et Adrien pouvaient passer des moments de moins en moins brefs sur la terrasse à l’heure du fort soleil. Ils y restaient le plus paresseusement possible, enroulés dans des couvertures et des châles qui coupaient le vent et qu’il leur fallait même rejeter par instants quand triomphait le soleil nouveau.

Mains liées, ils parlaient de leurs projets, Adrien surtout. Il continuait d’écrire mais plus rarement, malgré que sa femme l’y poussât.

— Tu comprends, au sanatorium c’était tout ce que j’avais à faire : lire et écrire. Tandis que maintenant, après toute la journée au bureau à faire des écritures… Mais attends seulement que l’été soit revenu.

À l’automne il avait déjà dit :

— Attends que l’hiver soit arrivé. Enfermé dans la maison, j’aurai tout le temps.

Jocelyne avait besoin de repos. Son travail de cuisine et de maison terminé, elle s’étendait sur sa chaise longue pour y lire ou dormir. Elle se remettait lentement d’une fausse-couche qu’elle attribuait à la mauvaise nouvelle touchant Lionel. Son père avait ignoré sa grossesse commencée. Quand elle avait perdu son fruit, elle avait pleuré :

— Il me semble que jamais je n’aurai de premier enfant. C’était celui-là le premier.

Mais Adrien l’avait bercée de son mieux, sans pouvoir entièrement endormir son chagrin :

— Allons ! Allons ! Console-toi. Nous en aurons, des enfants. Tant que tu voudras ! Nous pouvons en être sûrs désormais. Et toi-même tu seras en meilleure santé. Tu supporteras mieux l’accouchement. Je t’avoue que cela m’inquiétait.

— Oui ! Mais penser que j’avais fini les trois premiers mois, les plus durs !

Adrien s’appliquait de son mieux à la distraire. Ce n’avait point été facile dans cette campagne que l’hiver faisait d’un vide constant, où les distractions n’existaient point, où chacun vivait sur lui-même, la réclusion de l’hiver accentuée par la distance entre ces cheminées fumant de loin en loin. Bien que l’on fût maintenant au seuil de mai, les nuits étaient encore rigoureuses dans la montagne. Il fallait chausser des bottes pour descendre la côte où, par endroit, une carapace de neige en apparence solide cachait un ruisseau glacé. On avait compté sur la préparation des deux jardins, fleurs et légumes, pour occuper l’esprit endolori de Jocelyne. Elle s’en était même fait une fête, à l’avance. Mais le médecin avait dit non.

— Promets-moi que tu vas y voir, papa. Adrien ne peut pas, lui, avec son travail.

Elle-même de temps à autre, pour voir s’il n’était pas encore temps de s’y mettre, descendait jusqu’à l’emplacement du potager irrégulièrement découpé dans le quinconce du verger. Le labour avait été fait à l’automne. Mais pour biner, il fallait attendre que la terre fût profondément dégourdie.

Adrien s’obstinait à vaincre la tristesse de sa femme. En vérité, la dépression ne pouvait être ni profonde, ni durante chez cet être naturellement optimiste et qui spontanément toujours se tournait vers demain. Il le savait. C’est pourquoi il avait apporté des livres que lui prêtait un compagnon de travail. Il s’était aussi abonné au Book-of-the-Month Club qui leur faisait tenir des romans américains copieux et prenants. Enfin ils attendaient le retour du beau temps et que les sentiers de la montagne fussent libérés pour reprendre leurs promenades. Il était allé jusqu’à acheter un volume de botanique populaire qui avait fait ouvrir à Robert Garneau des yeux étonnés.

— Que j’ai hâte à l’été, disait Jocelyne avec cette impatience de petite fille qui peu à peu lui revenait et qui apparemment ne la quitterait jamais tout à fait. Dans quelques semaines nous pourrons cueillir des fraises des champs. Je ferai des confitures.

Il y eut une excursion que proposa Adrien sitôt le temps adouci et les chemins solidifiés.

— Ça ne t’irait pas d’aller demain dimanche voir la cousine du rang des Étangs ?

— Quelle belle idée ! Tu viens avec nous, papa ? Tu l’as peut-être connue autrefois à Louiseville.

Caché derrière son journal, le visage de Robert Garneau resta insaisissable. Mais il dit d’une voix impatiente :

— Voyons ! A-t-on idée ? Tiens-toi tranquille, ma fille. Repose-toi. Ce n’est pas une promenade à faire. Les chemins sont encore tout défoncés. Surtout celui des Étangs qui n’est pas gravelé. Qu’est-ce que ça va te donner ?

— Mais papa !

— Des gens qui vont te dire bonjour ! bonjour ! en se demandant ce que tu viens faire et à qui tu n’auras rien à dire. Et tu vas nous revenir avec un rhume.

Adrien écoutait son beau-père dont la rudesse le surprenait.

— En allant lentement, et bien couverts, il n’y a pas de danger.

— J’ai tant de choses à lui demander, à cette cousine. Tu me parles si peu de Louiseville, toi, papa. Et jamais de mes grands-parents Garneau. On dirait que tu les oublies.

— Tu es folle !

— Un jour tu vas m’y amener, à Louiseville. Tu me montreras la maison où tu as grandi.

— Il y a longtemps qu’elle a dû être démolie. Une bicoque !

— Et nous irons à Maskinongé voir celle de grand-maman Hélène.

Garneau se leva brusquement.

— Il faut que je descende au magasin me chercher du tabac.

Jocelyne et Adrien se regardèrent sans comprendre. Ils n’avaient pourtant rien dit qui pût le blesser !

L’excursion eut lieu le dimanche d’après. Pendant les trois heures de leur absence, Garneau ne put rester en place. Les yeux sans cesse ramenés à l’horloge, il s’étonnait de ne point les voir revenir, tout en attendant avec une crainte irritée le moment dangereux de leur retour. Que serait leur premier mot ? leur premier regard ? Enfin fatigué de passer de la maison au parterre d’où il voyait en enfilade toute la longueur de la côte, il descendit errer dans le fond du verger.

Quand il revint, las d’être ainsi seul et tendu, ils étaient rentrés depuis un quart d’heure déjà. Il n’eut pas à attendre car en l’apercevant Jocelyne s’exclama :

— Oh papa ! Ce que je regrette de ne pas y être allée auparavant. Elle est gentille comme tout. Elle est pas mal vieille : au moins cinquante ans. Mais tellement en vie ! C’est une Germain, la fille de Gaudias Germain. Son grand-père Germain était le frère de mon arrière-grand-père.

La jeune femme était toute fière de ses nouvelles connaissances généalogiques qu’elle s’était fait soigneusement expliquer.

— … Eux ils habitaient du côté du Petit-Bois. Elle dit qu’elle n’a pas beaucoup connu grand-maman qui était la cousine germaine de son père. Mais elle allait des fois à Louiseville chez sa tante Jutras…

— Sa tante Jutras ?

— Oui : Bernardine Jutras, une veuve.

— Bernardine ! Je n’ai jamais su qu’elle était une Jutras. Ça c’est bon !

— … et là elle se souvient d’avoir vu grand-maman.

— Ah !

— Et sais-tu que chez les cousins Duval tout à l’heure il y avait justement un prêtre de Louiseville !

— Qui ça ?

— Monsieur l’abbé Gendreau. Il a à peu près quarante ans.

Un Gendreau ? songea machinalement Robert. Ce devait être un des fils de monsieur Gendreau de l’hôtel Canada.

— … Quand il a su que tu habitais dans la montagne, il a dit qu’il viendrait te voir un de ces jours.

— Il reste là ?

— Non. Je pense que c’est un cousin de cousine Cécile par sa mère à elle.

Garneau ne dit rien. Il eut un long soupir secret.

À quoi bon s’entêter, chercher une impossible évasion. Il était pris dans la ronde des ombres dont les mains se nouaient en cercle autour de lui. Il n’en revenait pas de voir encore apparaître, nets et calmes, tous ces visages de si longtemps oubliés.

Oubliés vraiment ? Ce qui a déjà existé peut-il cesser d’avoir été ? Il savait bien que jamais, en vérité, ils n’avaient cessé de vivre en lui d’une vie obscure, quand même il les avait rejetés violemment dans l’abîme, quand même il avait éteint sur eux la lumière de sa conscience. Toujours ils avaient survécu en lui, invisibles, mais présents. Et maintenant, déchaînés par la voix chantante de Jocelyne, ils sortaient les uns après les autres des oubliettes de son passé ; glissant sans geste, ils venaient se ranger dans leur ordre naturel tout comme s’ils n’avaient jamais cessé d’être et d’agir.

Emportée par sa joie, par la victoire de sa joie sur ses chagrins récents, Jocelyne ne remarquait pas le silence de son père.

— Oh ! Je vais y retourner, papa ! Et il faut que tu viennes cette fois-là. Ce que la maison doit être charmante avec ses touffes de lilas et son vieux puits à brimbale. Elle est tellement gentille, cousine ! Elle m’a promis des plants de tomates roses et un pied de ciboulette pour mon jardin. Et des lys et des graines de pavot américain. Et surtout…

Le père avait pris sur la table un livre qu’il avait ouvert. Mais ses yeux ne lisaient pas.

— … et surtout, elle m’a parlé de grand-maman…

Le père avala durement.

— … Il paraît qu’elle était jolie, si jolie. Et blonde comme moi. Tout le monde l’aimait parce qu’elle était jolie et gaie et qu’elle ne disait jamais de mal de personne. Et elle m’a fait un gros plaisir, cousine Cécile.

— Cousine Cécile ?

— Mais oui. Je te l’ai dit qu’elle s’appelait Cécile. Elle m’a dit que je ressemblais pour vrai à grand-maman Hélène. Que je suis contente !

Ce soir-là, comme il faisait humide, Garneau but un verre de rye avec son gendre. Puis quand les autres furent montés se coucher, il en prit un second, plus fort. Afin de prévenir l’insomnie.

Il dormit parfaitement bien. Dans son rêve sa mère passa et repassa. Toute jolie, souriante et harmonieuse comme elle l’était à trente ans. Elle avait à la main, bizarrement, une tige de zinnia et donnait à Jocelyne une recette de coquetel dans laquelle entraient les choses les plus hétéroclites !

Il s’éveilla reposé.

Au dehors, le soleil déjà haut dorait les fenêtres et forçait les stores baissés. L’on entendait les gouttes qui, du toit, tombaient précipitées.

CHAPITRE

XI


COMME  chaque année, les bourgeons éclatèrent pour la fête de la Reine.

Chaque fois la même chose. Les pommiers semblaient devoir fleurir plus tôt, parce que les chaleurs avaient été hâtives et continues ; ou plus tard, quand la neige avait été abondante et qu’un avril frileux avait retardé le dégel du sol et la montée de la sève. Mais toujours il arrivait que « l’un dans l’autre », comme disait le vieux Gladu, on en était au stade du bouton rose pour le 20 et au calice pour le 24 mai.

Lorsque, ce matin-là comme chaque jour, Jocelyne sortit sur la terrasse pour à nouveau épouser des yeux le paysage qu’elle aimait, elle ne put retenir un cri.

— Que c’est beau ! Ils sont tous fleuris !

C’était une nappe de fleurs, un tapis neigeux, jusqu’aux amorces de la plaine là où finissait le royaume de la pomme et où prairie et futaie remplaçaient les pommiers courts et ronds. Cela faisait une large moquette régulière, gris pâle, d’un gris qui décevait même à côté des splendeurs d’un seul arbre vu de près en sa parure nouvelle. Dans un coin du verger flambait la beauté écarlate de deux pommettiers de Sibérie.

— Ceux qui n’ont jamais vu cela ne savent pas ce qu’ils manquent ! dit Jocelyne.

Elle n’avait à l’esprit personne en particulier.

— Ils le verront un jour, bientôt, dit le père. Il songeait à Lionel.

Il y avait maintenant près de deux mois que la nouvelle était venue. Nouvelle de sa disparition pour le père, nouvelle de sa mort pour la sœur. Jamais ils ne s’en parlaient l’un à l’autre. Par une étrange contradiction Jocelyne, habituellement optimiste suivant son âge et son caractère, ne pouvait apprendre la mort d’un aviateur sans penser à Lionel et sans que s’ancrât en elle la certitude de sa mort à lui. Tandis que, au contraire, Garneau guettait dans la gazette les récits d’évasions qui nourrissaient son espoir de voir réapparaître en chair un fils en lui si vivant.

Il venait à la maison assez souvent des amis d’Adrien ou de Jocelyne. La plupart en uniforme ; quelques-uns, ceux de la marine, avec des barbes le plus souvent follettes qui faisaient se retourner stupéfaits les clients chez Sansfaçon. D’autres avec le nouveau khaki de l’infanterie, habillement confortable et sans grâce où se confondaient officiers et simples fantassins. Certains, enfin, dans la tunique pimpante de l’aviateur qui en faisait aux yeux des jeunes filles les Brummels des forces armées. Avec les départs brusqués pour outremer, les congés imprévus et distancés des marins, les retours d’officiers réformés, on ne savait jamais lequel des amis serait là le dimanche suivant. La maison leur était ouverte à tous.

Pour étourdir Jocelyne et effacer ce qui lui restait de tristesse, Adrien décida de fêter de façon inaccoutumée l’anniversaire de sa femme, le 20 juin. Tout d’ailleurs lui était prétexte à attentions. Il regrettait même qu’il n’y eût pas de jour de la Sainte-Jocelyne dont il eût célébré la fête par un cadeau. Cela ne laissait pas d’étonner Garneau qui jamais n’avait vu rien de semblable. L’idée de la célébration ne lui déplut pas, toutefois. Il se reverrait sans déplaisir dans le rôle de maître de maison. Il fut convenu que ce serait une surprise et que l’on inviterait quelques amis du père afin qu’il ne fût pas seul de son âge parmi tous ces jeunes gens.

Robert entendait bien faire les choses. Ce serait pour lui une sorte d’affirmation de son existence aux yeux de certains, portés à l’oublier, et à ses propres yeux. Il lui plaisait aussi de jouer son rôle de vrai propriétaire. La différence était grande entre propriétaire à la ville, possesseur du seul toit qui l’abrite, et celui qui, comme lui, a autour de sa maison des arbres, des fleurs, de l’espace, de la terre. Quelque chose comme un petit seigneur. Ne pouvait-il pas dire : mes arbres, ma récolte, mon chemin ? Et sa situation lui permettait maintenant une certaine largesse. Mieux qu’il ne l’eût cru.

Tout d’abord le fait de vivre à la campagne entraînait des économies insensibles mais certaines. Il y avait aussi le salaire de son gendre qui venait s’ajouter au budget. Passé des serres MacLean à la poudrerie, Adrien avait vu ses appointements quasi doublés. Et surtout les dividendes de la Lorraine Gold étaient venus augmenter sensiblement le revenu des placements.

Bien que cet argent fût en fait la propriété personnelle de Jocelyne, elle laissait l’administration à son père à qui elle avait signé procuration. L’amour-propre de Garneau en était satisfait.

— Eh ! J’ai eu bon nez quand j’ai acheté cela, disait-il, oubliant qu’il n’avait fait que céder à l’insistance de son ami Lafrenière.

***

C’est l’avant-veille de la fête que l’on reçut le télégramme. Venant du directeur de la Croix-Rouge américaine à Washington, il annonçait que l’on avait retrouvé Lionel Garneau blessé mais vivant dans un hôpital allemand où il était en traitement. Rien de plus.

Par un renversement normal, cette annonce jeta Jocelyne dans une joie délirante et sans ombrage. Son frère était vivant, le reste n’existait pas. Elle revenait de trop loin dans le chagrin pour ne pas se livrer sans retenue à une liesse si peu espérée.

Mais cela, qui était moins imprévu pour le père, laissait chez lui place à l’inquiétude. La première partie du télégramme n’avait fait que confirmer sa certitude, que justifier sa confiance. Mais jamais il n’avait songé à la possibilité d’une blessure. Qu’était-elle ? On ne le disait pas. Des images de cinéma lui revenaient, de ces films où l’on voyait des avions — bien que toujours ennemis — plongeant en flammes vers le sol dur ; et les articles de revue où, en décrivant les merveilles de la chirurgie de guerre, on révélait involontairement l’atrocité des mutilations.

— Qu’il ne lui manque qu’une jambe ou quelque chose comme cela et je serai content.

— Oh ! papa. Ne parle pas ainsi ! C’est affreux.

Mais le père s’en tenait à son dire. Il lui semblait que consentir à de telles prémices conjurerait en quelque façon le sort et le ferait se contenter d’un moindre sacrifice.

— En tout cas, ce que j’ai hâte qu’il revienne.

— Tu vas voir, reprenait Jocelyne. Avant longtemps nous aurons une lettre qui nous rassurera. Et j’ai lu un bulletin de la Croix-Rouge. Il paraît que les prisonniers de guerre ne sont pas mal traités du tout. C’est surveillé par la Croix-Rouge.

— Oh ! surveillé ou pas surveillé, les Allemands c’est toujours les Allemands. J’espère qu’on va leur faire leur affaire et au plus vite, les salauds.

La fête fut joyeuse. On avait invité Louise Bilodeau, les Sicotte : Eddy et Josette qui s’appelait désormais José, le lieutenant Jack Galarneau, Édouard Lalime, les Desmarais, le docteur Marcel Gauvreau, médecin militaire à Saint-Hyacinthe, John B. Clark, Annette Carrière, en uniforme de la Croix-Rouge, Bunty Audubon, d’autres encore. Et Bruno Léger, le frère cadet d’Adrien qui vint avec deux jeunes midships de la marine degaulliste. Carmen Désilets, malade, n’avait pu se rendre. Mais on avait eu la surprise de voir Lucien Saint-Jacques qui, revenu du front capitaine et amputé de trois doigts, était au pays depuis l’avant-veille.

Adrien avait voulu inviter aussi quelques amis de son beau-père. Cela n’avait pas été si facile à trouver. Car il y avait ceux que Garneau n’avait pas vus depuis longtemps ; et ceux que, dans sa situation amoindrie, il ne tenait plus à voir. Il avait d’ailleurs eu toujours plus de relations que d’amis véritables.

Devant son gendre, il avait pris un air détaché.

— Oh ! tu sais, je ne tiens à personne. Il n’est pas nécessaire d’inviter du monde pour moi. Aussi bien, veiller tard c’est plutôt pour les gens de votre âge.

Mais Adrien :

— La soirée ne serait pas bien amusante pour vous : tous ces jeunes ! C’est pour cela que je voudrais avoir à la maison quelques vieux.

Il était vrai que leurs conversations habituelles sur le hockey, le cinéma et occasionnellement, pour quelques-uns du moins, sur la littérature et même la peinture, ne pouvaient guère l’intéresser.

Vinrent finalement le notaire Clément, son voisin, un grand sec obligeant et bavard qui, malgré son âge, rêvait baseball et ski ; Paul Leblanc, aux cheveux tout gris et à la boutonnière toujours fleurie. Il gardait pour les femmes la même inclination et savait leur demeurer agréable. Il n’était pas là depuis une demi-heure qu’il avait, assises à ses pieds, Annette Carrière et José Sicotte. Garneau était sur la terrasse avec Henri Grenier, du Club Laurentien et une autre connaissance de la Chambre de Commerce. Jean-Marie Knox avait promis de venir mais s’était excusé à la dernière minute. Lafrenière, lui, n’était pas à Montréal.

Tout cela faisait plus d’une vingtaine de personnes qui remplissaient la petite maison et débordaient même au dehors quand, à huit heures, Jocelyne, revenant sans défiance de la ville avec Germaine Lanteigne qui l’y avait attirée, entra parmi les cris enthousiastes de tous.

Pour les jeunes, la fête dura jusqu’au jour d’ailleurs matinal. Vers les cinq heures on prit un déjeuner copieux à même les restes du réveillon. Puis tous, même ceux qui s’étaient grisés aux flacons apportés par chacun, s’entassèrent dans les autos pour aller entendre la messe de six heures au village, avant que de rentrer en ville.

Après quoi des jours taciturnes passèrent dans l’attente d’une lettre qui n’arrivait pas.

— Ce qu’il fait beau ! disait Adrien. Quel bel été nous commençons.

— Oui, il fait beau ! répondait en écho Jocelyne, songeuse.

— Si nous écrivions à la Croix-Rouge ! s’exclamait Robert. Et son interruption ne surprenait que son gendre.

— Mais non ! Rien ne sert de s’impatienter. C’est difficile, tu sais, papa. Et avec l’invasion, tout doit être à l’envers en Allemagne.

Elle craignait la lettre qui allait venir. Si on allait apprendre qu’il y avait eu confusion de noms !… Cela s’était déjà vu.

Chaque heure de retard brûlait le père. L’image des pires mutilations hantait son esprit ; si bien que des nouvelles précises, pour brutales qu’elles fussent, ne pourraient apporter qu’un soulagement de ses craintes inexprimées. Mais Jocelyne, elle, restait pour l’instant satisfaite de ce que l’on savait. Elle ne voulait pas que son bonheur si neuf fut gâté par la connaissance d’une blessure que son imagination ignorante et bénigne ne savait lui représenter et dont elle pouvait ainsi écarter facilement l’obsession.

Dans tout cela, Adrien s’appliquait à adoucir les heures. Il estimait assez son beau-père ; il adorait sa jeune femme. Bientôt ses attentions pour elle redoublèrent. De nouveau elle était enceinte. Ouvertement, elle affectait la gaîté. Mais elle restait hantée d’une inquiétude profonde qui parfois se faisait jour au moment le moins opportun : son frère !

Il lui tardait que Lionel fût parmi eux, auprès de son père, de sa sœur et de son beau-frère qui étaient désormais sa seule famille ; quant à sa femme divorcée, elle semblait ne plus exister. N’ayant pas connu le milieu dans lequel il avait vécu aux États-Unis, Jocelyne oubliait qu’il y avait là tout un monde où il n’y avait point place pour les gens d’ici ; un monde qui pour Lionel Garneau était probablement le monde réel ; le seul avec lequel il eut des attaches matérielles que ni le temps ni l’espace ne pourraient corrompre. Quand elle songeait à son retour en Amérique, elle le voyait ralliant Saint-Hilaire, puisque là désormais était le foyer familial ; et reprenant en quelque façon le fil de leur vie commune là où il l’avait laissé dix ans auparavant.

— Tu sais, papa ! Adrien a parlé de Lionel à la poudrerie. Il y aura sûrement une place pour lui.

— On verra. On verra, murmurait Garneau.

L’idée ne lui plaisait guère que son fils devînt le subordonné de son gendre.

Jocelyne avait d’ailleurs dépassé les mots de son mari. Il lui avait dit cela de lui-même et de façon imprécise. Aussi bien ce beau-frère qu’il n’avait jamais connu était-il pour lui un être informe ; quelque chose comme un vague cousin mort en bas âge ; ou comme un personnage de roman que chacun peut se figurer à sa fantaisie et qui n’a d’existence que celle que lui prête le caprice. Mais il ne démentit pas l’affirmation de sa femme. Il suivait ainsi la voie la plus facile qui était d’incliner suivant ses désirs. Il ne pouvait d’ailleurs lui déplaire qu’on lui prêtât ainsi des sentiments généreux. Mais Garneau protestait :

— Ce n’est pas que je n’aimerais pas ça, si Lionel revenait parmi nous pour tout de bon. Mais il a sa business, à Philadelphie. Il avait organisé une affaire de taxis. Il était propriétaire de sa compagnie. À moins qu’il ne veuille faire quelque chose comme ça par ici. Dans ce cas-là, je pourrais lui trouver du capital. Ça ne serait pas une si mauvaise idée, après tout ! Il se voyait fort bien président d’une compagnie de taxis montréalais — la Garneau Taxi Company — dont Lionel serait l’administrateur. On pourrait graduellement englober tous les groupes isolés. Et même se lancer dans le camionnage inter-urbain. Faire pour le camionnage ce que la Compagnie Provinciale de Transport avait fait pour l’autobus. Il y avait gros à gagner. Dans cinq ans…

En tout cas, qu’il commence seulement par revenir ! reprenait Jocelyne. C’est tout ce que je demande.

Garneau retournait à son journal.

Il n’y lisait désormais que les titres des grandes nouvelles et deux rubriques : la guerre et les nécrologies. Dans cette dernière colonne, il lui arrivait souvent de rencontrer des noms connus. Il s’était mis aussi à regarder les dépêches de Louiseville. C’est ainsi qu’il avait appris la mort du cadet des frères Grosbois.

Quant au conflit mondial, même l’avance rapide des armées alliées à travers la France ne suffisait pas à sa hâte. Il voyait tous ces millions de soldats, ces masses de canons, ces hordes de machines, tout cela lancé vers un but qui pour lui se réduisait à la libération de son fils. Le moindre raidissement allemand le troublait. Il craignait aussitôt que ce ne fût que le prélude à un renversement de fortune. Pendant si longtemps on avait cru à l’invincibilité de Hitler ; et telle était la somme de prestige accumulée par le formidable tank nazi en quatre années d’entreprises mécaniquement victorieuses.

Puis on apprenait que Caen et Rouen étaient dépassés. Alors il se laissait emporter :

— Je vous le dis ! La guerre va être finie dans deux mois. Et ils seront ici pour Noël !

— Oui. Mais il restera le Japon.

— Oh ! quand il n’y aura plus que cela ! Quel peuple tout de même que ces Américains ! Sans eux, qu’est-ce que ferait la pauvre petite Europe ! Et quels aviateurs ! C’est eux qui ont gagné la guerre.

Du coup les gens oubliaient les heures sombres de 1941 où cette même Germanie, aujourd’hui échevelée et tapie peureusement sous les bombes, mais alors casquée et sanglante, était victorieusement assise sur le monde entier. Même dans les apartés, on ne parlait plus désormais de l’ « écroulement de l’Empire britannique ». Les pires nationalistes renonçaient au rêve d’une république laurentienne patronnée par le Fuehrer et le Duce. La Russie était devenue « notre vaillante alliée » et l’on avait même réédité le fameux « rouleau russe » de 1914. Le soulagement d’aujourd’hui faisait éclatante de promesse l’aube de demain. D’ici on entendait sonner l’hallali des bêtes mauvaises. Les hommes les plus pacifiques parlaient sérieusement de faire passer tout le peuple allemand, hommes, femmes et enfants, par les chambres à gaz. On garderait Hitler pour une pendaison publique. Puis une fois l’Allemagne effacée littéralement de la carte, et puisqu’il ne pouvait exister d’autre obstacle à la fraternité universelle, on connaîtrait pour l’éternité un bonheur international sans mélange, sous l’égide de saint Churchill, de saint Roosevelt et du bienheureux Staline.

De Lionel arriva enfin une lettre courte datée de presque trois mois plus tôt. Et encore l’écriture n’était-elle pas la sienne.

— Tiens comment se fait-il ! Il ne peut donc pas écrire ? dit Jocelyne d’une voix inquiète. L’idée lui était brusquement venue de l’amputation possible. S’il allait revenir les deux mains, les deux bras coupés ! Cela aussi s’était déjà vu.

Garneau cherchait une explication qui les rassurât tous. Faute de mieux :

— Ça doit être un règlement du camp de prisonniers. Pour qu’ils ne puissent pas donner de renseignements déguisés.

Lionel faisait savoir qu’il était dans un hôpital de Thuringe ; que son moral était bon ; qu’il était bien traité ; que la Croix-Rouge s’occupait d’eux ; et qu’il était en voie de guérison. Il comptait revenir bientôt.

Pendant les jours qui suivirent, une ombre perceptible régna cependant sur la maison. Ni le père ni la fille n’avaient commenté la nouvelle.

Le dimanche venu, Adrien proposa une excursion. Il faisait un temps admirable et brûlant. De la maison on voyait au loin le jour reflété sur la nappe métallique du bassin de Chambly que prolongeait comme une lame le trait du Richelieu.

— Allons à Saint-Mathias, proposa Léger. C’est très joli, de ce côté-là. Et nous reviendrons par les petits chemins à travers les trécarrés.

— C’est une idée, dit Jocelyne.

Robert accepta.

On descendit vers Saint-Jean-Baptiste. Puis on suivit la route poudreuse qui longe le fossé sans pittoresque de la rivière des Hurons. Entre ses rives souillées de boue, elle n’était qu’une longue douve où stagnait une eau bourbeuse. Au-dessus s’ébattaient des nuages de mouches et de cousins.

Charmant, le village de Saint-Mathias leur apparut encore plus aimable, par contraste. Il avait des maisons fraîches, bien à l’aise dans leurs larges parterres, et une route catégoriquement droite sous les grands arbres en arceau. On y respirait une douceur particulière à cette vallée du Richelieu où s’opposent souvent une nature luxuriante et des maisons vieilles.

C’était là la route des invasions.

— Pensez à tous ceux qui sont passés par ici, monologuait Léger.

Il aimait les évocations historiques.

— … D’abord Champlain montant vers le lac qu’il allait découvrir. Les hordes iroquoises se glissant dans les bois, pour venir à l’improviste assassiner les colons français. Et les fils d’Iberville dans leurs expéditions contre la Nouvelle-Angleterre. Les conquérants anglais de 1760. Les envahisseurs américains de 1774 venant offrir aux Canadiens une liberté qu’ils refusèrent, on ne sait trop pourquoi. Même chose en 1814. Enfin les glorieux et inutiles combats des Patriotes de ’37 contre les soudards de Gore…

Robert n’écoutait guère. Mais Jocelyne buvait les paroles de son homme dont elle admirait la faconde.

Léger avait ainsi par moments des éruptions patriotiques. Son sang mêlé de Canadien français et d’Irlandais s’échauffait facilement. Ses sorties étaient cependant moins fréquentes et moins cocardières depuis qu’il travaillait à la poudrerie parmi des Canadiens anglais qui le traitaient bien. Il ne protestait plus quand un de ses amis s’affirmait simplement canadien plutôt que canadien français. Il parlait même de ne pas renouveler son abonnement au Devoir :

— Il y a là des nouveaux qui depuis quelque temps vont vraiment un peu loin.

Ils se promenèrent entre les maisons et les arbres également paisibles de l’unique rue du village que l’heure du repas vidait de ses habitants. Une venelle bordée d’ancolies les mena vers la rivière dont les eaux, hautes encore, venaient lécher à petits coups le pied des vieux bâtiments. En face, par delà le cirque du bassin, le fort vétuste et trapu hérissait bénignement ses murailles écornées. Les deux rives étaient jointes par le long rouleau lustré des eaux sautant le barrage.

Adrien et Jocelyne s’amusèrent un moment à lancer des cailloux et à faire des crêpes sur l’eau. Puis tous trois revinrent sur leurs pas et cherchèrent dans la vieille église un moment d’ombre et de fraîcheur. N’ayant point de chapeau, Jocelyne dut poser sur ses cheveux le mouchoir de son mari. Après un coup d’œil distrait aux humbles boiseries et aux saints de plâtre, ils sortirent par une porte latérale entr’ouverte.

Elle donnait sur le cimetière. Un cimetière à l’ancienne mode qui, clos par un mur de moellons, entourait le chevet maternel de l’église.

On y voyait parmi les broussailles deux ou trois cippes de granit. Et près de la grand-porte, une espèce de chapelle seigneuriale. Puis, un peu partout, des stèles de forme classique, plates, à tête arrondie. Avec sa bosse où se fanaient deux couronnes, une sépulture fraîche faisait tache. Et partout, tout au long des murs, des croix de bois ; les unes droites encore et solides, à la peinture qui à peine commençait de s’écailler et aux lettres encore lisibles ; la plupart croulantes, déjetées. L’une d’elle avait même perdu un bras.

— Les gens sont négligents, dit Jocelyne. Ils n’ont pas l’air de penser souvent à leurs morts.

Elle-même montait une fois par année, au moins, le 22 septembre, voir si la tombe de sa mère était bien tenue.

— Je m’en vais rendre visite à maman, disait-elle alors.

— Pourquoi attacher de l’importance à cela, protestait Adrien. Pour moi cela ne représente rien.

Il était vrai qu’il n’avait encore perdu aucun des siens.

— … Franchement, je trouve que l’on fait beaucoup trop d’histoires autour du cadavre. Même à l’église ! Ce n’est pas très chrétien. Non. C’est l’âme seule qui devrait compter.

Robert ne disait rien. Il se promenait lentement, suivant instinctivement les allées effacées par les herbes drues.

Ce carré à l’abandon, avec ses tiges de pierre et, le long du mur, ses bouquets de lilas et de cerisiers sauvages, était singulièrement isolé du reste du monde. On n’apercevait par-dessus la crête du mur que les pignons calmes où rien de vivant ne se montrait. Dans l’air accablant du midi, aucune fumée ne se pouvait voir. Il régnait là un calme parfait, un repos sans regret ni remords, sans nostalgie non plus ; une détente infinie qui des morts souterrains semblaient passer aux vivants par une insensible communion.

Assis sur une dalle, Adrien se mit à griffonner.

— Qu’est-ce que tu fais là, chéri ?

— Je prends des notes pour un conte dont l’idée vient de me venir.

Robert s’était écarté un peu, marchant à travers les broussailles qui donnaient à ce champ l’aspect d’un jardin perdu. Instinctivement il évitait les tombes encore récentes ; et aussi celles où le tassement du sol marquait en creux la forme de la fosse. De l’une à l’autre, il lisait les inscriptions.

Quelques-unes touchantes. Plusieurs extraordinaires ou même cocasses. « Adieu, mon Zacharie ! » « Un ange s’est envolé. » « Je te rejoindrai bientôt. » « Nous nous retrouverons au ciel. » Et les mêmes noms répétés d’une pierre à l’autre : Biron, Legault, Casaubon, Garneau ; Hélène Garneau. Il s’arrêta foudroyé. Il avait bien lu : HÉLÈNE GARNEAU !

Des lichens remplissaient à moitié les traits du ciseau. Il se pencha et gratta de l’ongle. Alors il put lire mieux :

Marie-HÉLÈNE GARCEAU. Et au-dessous, deux dates : 1837-1924. Automatiquement son esprit fit le calcul : 37 de 1900 : 63, plus 24 égale 87. Quatre-vingt-sept ans. À côté, sur la face grise de la stèle, presque effacé, un autre nom : David Garceau, 1832-1882. Et sur deux colonnes parallèles, les noms de quatorze enfants, tous, ou quasi, morts en bas âge.

Quatre-vingt-sept ans ! Sa mère à lui était morte à ?… Il dut chercher un moment la réponse qui ne venait pas. À… quarante-deux ans. Si jeune ! il s’en rendait compte aujourd’hui.

Et sa tombe devait être comme celle-ci : à l’abandon. Des herbes ébouriffées enlisaient l’humble mémento. L’humidité rongeait la pierre. Le vent opiniâtre le poussait méchamment. La mousse sournoise comblait l’inscription et allait la rendre illisible.

La tombe de là-bas devait être comme celle-ci ; et plus encore. Personne pour y voir jamais. Personne pour s’y agenouiller jamais. Personne pour y prier jamais.

Peut-être en ce moment même, comme lui à Saint-Mathias, des gens passaient-ils dans ce cimetière de Louiseville où il n’avait pas mis le pied depuis quinze jours après… Lorsque l’on avait installé la stèle. Devant le piètre monument, déjà penchant parmi les ronces, ceux-là songeraient que c’était là la tombe presque effacée d’un mort oublié de tous.

Peut-être même se trouverait-il quelqu’un pour dire :

— Tiens ! Mais c’est la tombe de la mère à Michel Garneau ! Ce qu’elle était jolie dans son temps. Et lui, qu’est-ce qu’il est devenu ? Il ne vient pas souvent sur la tombe de sa mère. Il pourrait tout de même voir à la faire entretenir un peu. C’est honteux !

Quelque chose lui revenait maintenant. Anthime Crête, le tailleur de pierre, avait de lui-même fait le monument pour deux. À côté de : Hélène Garneau, il avait gravé : Ludovic Garneau. Et il avait laissé libre tout le bas, un large espace.

— Pourquoi est-ce comme cela ? avait demandé Michel.

— Ben ! Faut laisser de la place pour toé, quand ce sera ton tour. Quand tu viendras les rejoindre.

L’esprit ailleurs, Robert-Michel se pencha. À deux mains, il se mit à arracher mollement les tiges de bardanes qui envahissaient la tombe étrangère de celle qui dormait sous ses pieds.

Mais il reprit soudain conscience. Son geste lui fit honte. Se redressant vivement, il jeta un coup d’œil inquiet du côté de ses enfants.

Occupés tous deux à guetter un nid d’oiseau dans un fourré de lilas, ils n’avaient heureusement rien vu.

CHAPITRE

XII


– OH  ! Si ça continue, il ne me restera pas une cerise, cette année. Moi qui les aime tant. Regardez !

— Il n’y a qu’à mettre un peureux, dit Gagnon. Par exemple une vieille chemise à monsieur Garneau. Je vous l’installerai au beau milieu de l’arbre, sur un bâton en croix. Les mangeux-de-cerises vont laisser vos cerises tranquilles.

— Oui, mais,… Alors, ils n’auront plus à manger ! Et ils sont si jolis, reprit Jocelyne avec un illogisme déconcertant. Pourtant, je voudrais bien garder mes cerises.

— Comme vous voudrez, dit le boiteux. Vous me le direz.

Ils se tournèrent vers la maison. Les oiseaux se jetèrent sur les fruits.

— Pétrus ! dit Garneau, quand est-ce que tu vas faire quelque chose pour les rosiers de Jocelyne ?

Il disait « les rosiers de Jocelyne » ; mais il disait « mon verger ».

— Oui, monsieur Garneau.

— Les poux les mangent ! Ça n’a pas de bon sens !

— Bien, monsieur Garneau. Lundi, sans faute.

Le père était ce jour-là d’humeur harassante. Depuis quelques jours d’ailleurs. Depuis que ralentissant leur avance, les armées alliées semblaient temporairement hésiter et reprendre haleine. Visiblement, les hostilités en Europe se prolongeraient dans l’année suivante.

— Mais qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce qu’ils font donc ? disait-il en laissant tomber son journal. Du train où ils vont, jamais nous ne gagnerons la guerre pour Noël. Vrai ! Si on avait Patton à la place de Eisenhower, il y aurait belle lurette qu’on serait à Berlin. C’est à se demander si sans nos amis les Russes, nous arriverions à quelque chose !

Adrien avait ramassé le journal et y jetait un coup d’œil.

— Mais, c’est encourageant, monsieur Garneau.

— Encourageant ! Encourageant ! Tu n’est pas difficile. Je me demande aussi pourquoi Hitler ne dételle pas tout de suite. Il voit bien pourtant qu’il est battu.

Adrien ne répondait pas.

Étendu sur une chaise longue, il faisait une heure de cure. Jocelyne, assise par terre à ses côtés sur un coussin, tricotait ce vêtement d’enfant qu’elle avait naguère abandonné dans les larmes et qu’elle avait, depuis peu, repris dans la joie.

Sans le retirer de la vie active, son médecin avait recommandé à Léger quelques précautions de santé. Le retour à la ville serait remis à un an ou deux. En outre, il valait mieux qu’il prît chaque jour si possible un peu de repos. Aussi bien cela lui était-il la meilleure des excuses pour n’avoir pas à participer aux travaux de la maison ou du jardin.

Il aimait certes la campagne. Mais il l’aimait d’une façon singulière. Comme souvent les gens de la ville, il y voyait une espèce de spectacle, un tableau des dimanches. Il y trouvait une poésie statique que l’homme devait se garder de troubler par des mouvements qui n’ajoutaient rien au large rythme de la nature. Il lui eût paru souhaitable que les fruits restassent aux arbres, les roses en bouton ; que le busard se contentât de planer noblement sans toucher jamais aux écureuils gracieux. Il en voulait à l’automne de venir faner l’été, comme il en avait voulu à l’été d’avoir terni les feuilles et séché les violettes. Il regrettait les arrosages chimiques qui protégeaient bien les fruits mais au dépens des lucioles, des coléoptères à la carapace verte si bizarrement géométrique, des chermès écarlates, minuscules gouttelettes de sang dont il suivait le cheminement avec curiosité.

Le père non plus ne travaillait guère aux menus travaux domestiques. Il avait le souffle court et des palpitations au moindre effort. Mais il y voyait de son mieux, mettant son orgueil à avoir des légumes qui fussent beaux et des fleurs qui fissent s’écrier les visiteurs, Lafrenière ou Geneviève Lanteigne. Il ne sortait point sans son sécateur.

Secrètement il allait voir son médecin tous les mois.

C’était Jocelyne dont la santé était la meilleure. D’être enceinte la faisait s’épanouir. Ses traits ne s’étaient point masqués ni ses yeux tirés ; et elle échappait cette fois aux ennuis fréquents des débuts de grossesse. C’est avec allégresse qu’elle portait son fardeau encore à peine perceptible.

Ils étaient deux qui la guettaient constamment, qui voyaient en chaque meuble, en chaque pierre un piège tendu. Ces soins lui faisaient les jours savoureux et aimables.

— Attention ! il y a un creux dans l’herbe, disait Crétac dans le verger.

— Il ne fait pas chaud ce soir, mets quelque chose sur tes épaules, disait Adrien en partant pour la promenade… Tu es sûre au moins de ne pas être trop fatiguée pour aller marcher ?

— Laisse-moi tranquille, protestait-elle, riante. Mais elle était heureuse de cette surveillance qui faisait d’elle la reine incontestée de leur petit monde. Elle avait le sentiment de porter en ses flancs la promesse splendide d’une vie plus belle et pour elle et pour ceux qui l’entouraient.

Adrien regardait sa femme avec une tendresse redoublée. Janvier, où elle lui donnerait un fils, lui apparaissait sur le calendrier encadré de lumière magique. Les mois passés en commun depuis leur mariage lui avaient révélé le peu de profondeur de son esprit. Ayant plus de bonne volonté que de réel entendement, elle en était d’autant plus malléable. Il l’aimait néanmoins pour sa douceur, pour sa joliesse blonde qui restait enfantine, pour son sourire fugace, pour son intelligence qu’elle avait développée par ses lectures mais qui jamais n’avait complètement mûri. Comme à tous les hommes, il plaisait à Adrien que sa femme gardât quelque chose de la poupée.

En fait, les idées de Jocelyne avaient toujours été colorées par un voisinage. Pendant des années elle avait reflété sa mère. Puis tante Mary. Avec Jerry Côté, elle avait parlé musique. Avec Geneviève Lanteigne, regardé les plantes. Avec Adrien, observé les oiseaux, puis lu des livres dont elle n’osait pas toujours avouer qu’elle ne les comprenait pas entièrement.

Cela, qui eût pu la diminuer aux yeux de certains, ne lui donnait que plus de prix aux yeux d’Hermas Lafrenière. Il l’adorait littéralement. Voyant en elle la perfection, il lui était reconnaissant de rester humaine. Plus élevée, ils n’eussent plus parlé le même langage.

— Ma Josse ! Viens ici que je t’embrasse…

Il lui plaquait sur la joue un gros baiser bruyant.

— … Toi ! t’es la plus belle et la plus fine de toutes !

— Voyons, monsieur Lafrenière ! Et Marielle ? et Manon ?

C’étaient là ses deux filles restées à Val-d’Or avec madame Lafrenière. Il en parlait rarement, comme de sa femme, bien qu’il vantât volontiers les joies de la famille.

Marielle et Manon venaient parfois à Montréal. Jocelyne, pour faire plaisir à leur père et au sien, les avait quelques fois accompagnées dans les grands magasins lorsqu’elles allaient s’y habiller pour Pâques. Elle avait su corriger ce que leur goût pouvait avoir de provincial, mais si discrètement qu’elles s’étaient attribué le succès de leurs toilettes. Néanmoins, elles lui gardaient de son obligeance une gratitude qui ne fût pas allée sans quelque envie, si elles ne se fussent reconnues plus riches que les Garneau. Cela, à leurs yeux, rétablissait l’équilibre. De son côté, Jocelyne aimait réellement Lafrenière ; tant pour lui-même, car il n’était ni sot ni mesquin, que pour l’amitié touchante qu’il avait vouée à Robert Garneau.

Le gros homme s’était graduellement transformé. Bouteille, le Bouteille de l’école buissonnière et du pré de la gare, était désormais assez effacé pour qu’on le reconnût à peine. Les manières de table de Lafrenière, président de la Lorraine Gold, maire de Val-d’Or et député s’il l’eût voulu, étaient moins voyantes ; et ses complets avaient répudié les grands carreaux de jadis. Il ne lui restait de Bouteille que le langage un peu épais et une bonhomie tapageuse.

De ce qu’il avait acquis, il devait beaucoup à Josette Dallin. Leur liaison, bien qu’intermittente, durait toujours. Dernièrement, on avait même dîné à trois, Josette, Hermas et Garneau, dans un débit d’huîtres près du marché Bonsecours. Pour mettre à l’aise Robert que la situation eût pu gêner, Lafrenière avait soin de la présenter comme « mademoiselle Dallin, ma secrétaire ». Elle l’appelait « monsieur Lafrenière », le plus sérieusement du monde.

Robert avait retrouvé une Josette un peu vieillie, grisonnante et boulotte. Tout l’opposé de Marie-Claire, de madame Lafrenière, qui maintenant amaigrie et les cheveux roussis au henné avait, avec l’âge, pris de l’éclat. Car tandis que madame la Mairesse affichait des chapeaux flamboyants, des robes à paillettes et des bagues à chaque doigt, Josette Dallin était restée fidèle à ses blouses et à ses tailleurs de cheviote. Elle ne portait de bijou qu’un médaillon sans valeur et de vieux style. Des deux, c’était la « secrétaire » qui avait l’air d’une bourgeoise. Et surtout, elle avait gardé inchangé son même caractère accommodant.

— Tu sais, mon vieux, elle a pas mal de parts de la Lorraine Gold et de la Freniere Metals. Elle peut dormir tranquille, avait déclaré Hermas, tout heureux de jouer les grands seigneurs et d’annoncer qu’il avait doté sa maîtresse.

Josette avait haussé ses bonnes épaules et souri. Mais elle l’avait ensuite embrassé sur la joue d’un air amusé et quasi maternel :

— C’est un gros habitant, notre Hermas. Mais il ne s’en fait pas beaucoup comme cela, savez-vous.

Le maire de Val-d’Or avait eu la moue heureuse d’un enfant que l’on vante d’avoir été premier en classe.

Quand vint l’automne, puis l’hiver, Jocelyne fut de plus en plus souvent alitée. Par prudence, d’ailleurs. Traîner sa bosse lourde et encombrante la fatiguait un peu. Elle était énorme et ne pouvait guère travailler. Léger se demandait même :

— Jocelyne, ma chérie. Gageons que tu vas avoir des jumeaux ! Au moins.

Levée tard et couchée tôt, elle passait les journées près de son mari ou de son père, sur un vieux pouf qu’elle avait adopté. Adrien lisait près d’elle en lui caressant machinalement la nuque ou l’épaule pendant qu’elle ourlait des couches en série :

— Et encore une !… Ça fait deux douzaines.

On était au temps des fêtes quand, tôt dans l’après-midi, quelqu’un frappa à la porte. C’était par un jour de grand froid. En ouvrant, Garneau trouva, dans le porche amovible qui protégeait la porte contre la neige, un homme en bonnet de vison.

— Entrez, entrez. Qu’est-ce que c’est ?…

Puis il reconnut un prêtre à la soutane qui dépassait la pelisse.

— … Bonjour, monsieur l’abbé.

— Bonjour, dit l’arrivant. Monsieur Garneau, n’est-ce pas ?

Et sans attendre, il enleva son paletot, ses moufles et ses couvre-chaussures. Puis il se mit alternativement à se souffler dans les mains et à s’en flageller fortement les flancs pour rétablir la circulation. Pourtant son crâne dégarni était emperlé de sueur.

— Il fait un fret’ noir. Mais on transpire quand même à monter la côte à pied. L’auto est restée en bas. C’est trop glissant.

— Eh oui ! Il y a de la glace. Et c’est à pic.

— Je ne vous dérange pas, j’espère ? Je suis l’abbé Gendreau. J’avais dit à madame Léger que je viendrais vous voir un de ces jours. C’est le temps. Le temps des fêtes, pour un bon Canayen, c’est le temps des visites.

Sans attendre une autre invite, il s’était avancé dans la salle, bien à l’aise. En prêtre qui a l’habitude d’être le bienvenu dans tous les foyers ; d’être partout chez lui ; habitué à se voir offrir le meilleur fauteuil et, dans les dîners, le premier choix entre la poitrine et le pilon de la volaille.

— Asseyez-vous, asseyez-vous, dit Garneau.

Instinctivement, il eut un regard vers l’escalier. Et il avait atténué l’éclat naturel de sa voix.

— Est-ce qu’il y a quelqu’un de malade ? Madame Léger ?

— Non, non. Elle est simplement montée se reposer un peu. Vous savez que…

Il hésita un moment, ne sachant comment dire à un prêtre :

— … Vous savez que son temps est pas mal proche.

Tempus prope est, cita le visiteur en souriant avec mansuétude. Et sa main esquissa un geste de bénédiction dans la vague direction de l’escalier et des hauteurs de l’étage.

Garneau bénit intérieurement le hasard qui lui amenait ce Louisevillien un jour de semaine, où Adrien était au travail, et à l’heure où Jocelyne dormait. Peut-être ne resterait-il pas assez longuement pour qu’elle le vît.

L’abbé commença par expliquer sa présence à Saint-Hilaire. Aumônier chez les Frères, à la Pointe-du-Lac, il était venu passer quelques jours…

— … chez Cécile Duval. Elle est un peu ma parente. Son frère a marié ma plus jeune sœur. Vous avez dû la connaître, monsieur Garneau : Atala. Ma petite sœur Atala, une noire. C’est vrai qu’elle est beaucoup plus jeune que vous. Vous avez cinquante-huit, cinquante-neuf ?

— Cinquante-quatre, rectifia l’hôte.

On commença par démêler à deux l’écheveau des parentés et des connaissances. On essaya d’évoquer ceux dont le souvenir permettrait de rattacher les fils confus de ce lointain passé. Cela n’était pas facile ; Garneau aidait si peu. Le brave curé semblait s’entêter dans une tâche aussi difficile que de dénouer un nœud derrière son dos.

Mais, graduellement, l’anxiété de Garneau prit le dessous. Au début, il avait craint une curiosité malveillante chez le visiteur. Son attitude changea lorsque l’attitude de l’autre se fut montrée cordiale et sans arrière-pensée. Il fut d’autant mieux à l’aise que la différence d’âge qui avait séparé leur enfance empêchait qu’ils pussent évoquer trop de souvenirs communs. Leurs mémoires ne s’emboîtaient pas exactement l’une dans l’autre. De sorte que, après quelques instants, ce fut Garneau qui questionna monsieur Gendreau, fils de l’hôtelier de l’hôtel Canada, sur les gens et les choses d’autrefois.

Il apprit ainsi ce qu’il était advenu des compagnons de son enfance. Ils feuilletèrent à loisir un album où les images pâlies par le temps eussent été indéchiffrables s’ils n’eussent conjugué leurs efforts pour en retracer les traits.

Monsieur Garneau, avez-vous connu Arcade Langevin ? Le fils du docteur Langevin.

— Du docteur Langevin ?

Oui. Le dentiste. Son fils Arcade, le plus vieux ?

Non. C’était trop jeune pour moi. Mais qu’est-ce qu’est devenu Jean-Jacques Marois ?

Jean-Jacques Marois ?… Ah ! celui-là, je ne l’ai pas connu personnellement. Mais je pense qu’il est aujourd’hui à Sainte-Ursule. Agronome.

Peu à peu, Garneau se détendait. Cela devenait facile ; et plaisant comme une glissade en luge sur les neiges de son enfance. Il lui semblait que dans ce décor si différent de Louiseville, parmi ces choses qui n’avaient nulle couleur de son passé, devant cet homme dont le nom seul lui était un peu quelque chose, il pouvait pour la première fois évoquer sans péril la théorie des ombres. Il les invita presque toutes, les unes après les autres. II les appela sur la scène, tout en tenant soigneusement en main les ficelles. Ces poupées, il les gardait ainsi un moment devant la rampe ; puis quand il craignait d’en être gêné, un coup de doigt les faisait rentrer dans les coulisses obscures. Pour faire oublier celle-là, il suffisait d’en montrer une autre.

Il y avait aussi des jeunes filles que je connaissais. Mademoiselle Laganière, et Josette Jodoin.

— Mariées.

— Une, aussi, qui s’appelait…

Il fit semblant de fouiller sa mémoire. Mais en vérité il retenait le nom qui trop brusquement voulait fuser entre ses lèvres :

— Elle s’appelait Bédard, je crois… Non ! Béland. C’est ça. Henriette ou Georgette Béland.

— Georgette Béland ! Celle du bureau de poste ? Mais tout le monde la connaît. C’est vrai : est-ce que vous n’étiez pas sorti avec elle, dans les temps ? Non ?

— Oh ! bien vaguement. Deux ou trois fois. Comme avec d’autres.

— Bien, elle est toujours employée au bureau de poste. Elle est aussi présidente des Dames de sainte Anne.

— De quoi a-t-elle l’air ? Elle n’était pas laide, vous savez.

— Pas laide ? C’est extraordinaire. Elle est maintenant toute blanche. Et l’air vieille fille au possible.

Ils continuèrent d’errer ainsi sans hâte dans les allées du passé. Et de temps à autre, ils s’arrêtaient, voyageurs immobilisés un moment pour regarder en arrière le chemin parcouru. L’abbé fumait son cigare, confortablement enfoncé dans un fauteuil. Robert Garneau, lui, le dos à la fenêtre, se tenait encore sur le bord de sa chaise. Le front barré au début, les mains nerveuses, il s’était peu à peu relâché.

Surtout quand il avait entendu :

— Oh ! vous savez, on vous connaît à Louiseville. On ne vous a pas oublié. Et l’on est fier de vous. Fier que vous ayez réussi en affaires. Vous êtes un bon exemple pour nos jeunes.

Il y eut un silence un peu prolongé. Puis soudain :

— Savez-vous que je me souviens de votre maman ?

Robert se sentit le front subitement moite. Ce qu’il avait craint était arrivé. Fou qu’il avait été, de penser y échapper. Il eut un mouvement de répulsion envers le visage lardé, content de soi, qu’il avait devant les yeux.

— Ah !

— Mais oui. Je me rappelle qu’elle était bien jolie. Je n’avais que treize ans quand vous l’avez perdue. Mais je me souviens que j’étais étonné, à la voir, que l’on pût être si vieille — songez donc ! quarante ans ! — et être encore jolie à regarder. Son visage était si doux. D’ailleurs tout le monde l’aimait… au fond.

Au fond ? Que voulait dire ce « au fond » ? Quelle réticence était en l’esprit de celui-là ?

Il y eut du bruit dans la chambre au-dessus. Des pas à la fois lourds et feutrés. Jocelyne était éveillée.

— Elle a été pour vous une bien bonne mère, une mère parfaite. Comme celles du bon vieux temps. Je vous enviais…

— Vous…

— Oui, je vous enviais votre maman, moi qui ai à peine connu la mienne. Je me souviens même de la petite boutique de chapeaux de madame Garneau, qu’elle avait ouverte pour vivre après la mort tragique de votre père. À cause de vous, elle n’a pas voulu se remarier. Et penser qu’elle n’a pas eu la joie de connaître ses petits-enfants !

— Se remarier ? Je ne pense pas qu’il en ait jamais été question.

— Oh ! vous savez, elle peut bien en avoir eu l’occasion et ne pas vous en avoir parlé. Pour ne pas vous imposer un beau-père. Pourtant, je suis sûr que monsieur Lacerte, et monsieur Berger… Elle est morte en 1914, n’est-ce pas ?

— Non. En 1913.

— Mais non ! Mais non ! En 1914. J’en suis absolument certain. Vous vous demandez comment je peux être aussi sûr…

— C’était en 1913, l’année avant la Grande Guerre.

— En 1914, monsieur Garneau, sans vous contredire. Je le sais, parce que c’est moi qui ai chanté cette année la dernière des grand’messes annuelles pour elle ; or, c’était payé pour trente ans. C’était bien beau cela, de votre part. Et soyez certain que nous n’y avons jamais manqué.

— C’est vrai ?

— Non. Jamais. Pas plus que de voir à ce que sa tombe soit entretenue comme il était convenu et aussi payé d’avance.

Qui donc avait pu payer trente ans d’offrandes pour racheter ainsi l’âme d’Hélène Garneau ? Qui donc avait pris la place du fils renégat ? Qui pouvait avoir fait que tous les ans elle sortît ainsi des limbes de l’oubli pour être ramenée sur la pierre de l’autel, victime de nouveau offerte en sacrifice ? Et qui donc avait vu à l’avance à ce que la tombe ne soit effacée ni inculte comme celle de Saint-Mathias ? Qui donc faisait ainsi par une lointaine et constante procuration, éclore sur la tombe émondée une fleur de tendresse ?

Garneau n’avait pas à s’interroger bien longuement.

L’abbé s’était tu, son attention distraite par des oiseaux frileux qui dans le verger enneigé cherchaient patiemment quelques graines oubliées au bout des broussailles grêles.

Non, ce n’était pas lui, Robert-Michel Garneau, qui avait ainsi vu à garder allumé le souvenir. Cette lampe, il l’avait, lui, soufflée brutalement.

— Elle a eu une vie plutôt dure, votre pauvre maman. Plus dure encore que vous ne pensez, peut-être. Elle était de ces gens dont le sourire masque les soucis et qui gardent pour eux leurs tracas.

— Vous ne l’avez pas connue, pourtant.

— Non. Mais monsieur Laurendeau…

— Monsieur Laurendeau ? Je ne me souviens pas.

— Le défunt curé de la Pointe-du-Lac. Il avait été d’abord vicaire à Louiseville. Monsieur Laurendeau m’a souvent parlé de la piété de votre mère. Et de sa bonté. Il la voyait souvent. Elle a souffert, avant de mourir. Mais elle a eu une belle mort. Une mort chrétienne…

Ainsi donc cette messe dite chaque année pendant trente ans, au jour anniversaire, et ce soin de la sépulture, c’était monsieur Lacerte qui y avait pourvu. Cela lui revenait maintenant : « Pour ce qui est de l’église et du cimetière et tout, ne t’en occupe pas. J’y ai vu, mon Michel », avait-il dit.

— Et monsieur Lacerte, qu’elle n’a pas voulu épouser pour rester avec vous, qu’est-ce qu’il est devenu, finalement ? Il était pas mal riche.

— Je ne sais pas, monsieur l’abbé. Je ne sais pas. Non. Je ne sais pas.

Au dehors, sous la neige pailletée de soleil, les pierrots avaient trouvé des miettes de pain que Jocelyne y avait jetées la veille.

Des miettes oubliées sous la neige.

CHAPITRE

XIII


– APRÈS cela, du froid, puis du soleil, et ce sera une splendeur ! dit Jocelyne.

Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre dont les vitres ruisselantes de pluie déformaient le paysage.

— Oui, beau à voir ! Mais dans la côte, glissant à se casser la margoulette, protesta Adrien.

— Et ça en fait du dommage au verger ! ajouta le père.

En plein janvier, le temps s’était paradoxalement radouci. Il pleuvait depuis le matin comme en automne. Une croûte dure et brillante couvrait déjà la neige et cruinchait sous le pied.

— Mais c’est tellement beau ! s’entêta la jeune femme. Il n’y a rien au monde de plus merveilleux à voir. Un vrai jardin de fées… Passe-moi le chocolat.

— Tiens.

Elle était à préparer un colis pour Lionel. Un chaque mois. Elle se le figurait ouvrant la boîte et y trouvant le café, le savon, les lames de rasoir, les conserves, le chocolat et souriait elle-même comme il sourirait assurément alors.

— Vous vous rappelez ? En novembre il a fait un temps de même. Et au soleil du matin, chaque arbre avait l’air d’un lustre allumé.

— Et nous avions deux pommiers fendus du haut en bas. Complètement. Un beau dégât !

— Pas étonnant qu’il pleuve, dit Léger : on voyait nettement les montagnes des États-Unis, hier. C’est signe de mauvais temps. Je vous l’ai dit. C’est infaillible.

— Bah ! c’est toujours la même chose, ces signes-là. Comme dit l’autre : « Quand on voit les montagnes, c’est qu’il va pleuvoir. Quand on ne les voit, c’est qu’il pleut ».

Mais il le disait de bonne humeur.

— Tu veux finir la boîte pour moi, mon chéri ? Je me sens un peu fatiguée.

À pas glissés, Jocelyne s’en fut vers un fauteuil et s’y installa difficilement, gênée par son ventre qu’elle n’arrivait pas à caser.

— Tu m’inquiètes, mon pitou ! dit Adrien. Je pense que je vais téléphoner demain et, s’il y a moyen, te faire entrer tout de suite à Notre-Dame. Comme cela je serai plus tranquille.

— C’est curieux ce goût des femmes d’aujourd’hui, reprit le père. Elles ne veulent plus accoucher chez elles. C’est plus commode, évidemment. Surtout dans notre cas.

Pour lui, il ne se voyait pas pris seul avec une Jocelyne en douleurs pendant qu’Adrien serait à son travail. Et, surtout, forcé de l’assister tant que le docteur, qui naturellement tarderait, ne serait pas arrivé.

En fait, cela se passa quatre jours plus tard à l’hôpital.

Ce fut un fils.

On avait fermé la maison de Saint-Hilaire. Parce qu’il avait eu à l’été la précaution de ne prendre qu’une semaine de ses vacances, Adrien put rester à la ville. Chez son père. Quant à Robert, il logea encore cette fois au club où par une coïncidence heureuse se trouvait en même temps Lafrenière. Assis dans le salon, ils maudirent ensemble la température froide, humide, incommode ; et le vent, rageur ; et les tempêtes de neige dont la glu enlisait autos et tramways et paralysait la ville entière. Mais le soleil ne se remit pas à resplendir une demi-journée dans l’air pailleté de froid qu’ils s’accordèrent :

— Il fait sec. Ça fait du bien ! C’est tout de même beau, notre hiver canadien.

— Oui ! Ça fouette les sangs.

Tous deux regardaient à la dérobée les jambes des jeunes filles dont une bourrasque soulevait la jupe, les joues rougies par la bise, les yeux où étincelaient des larmes de froid. S’il leur arrivait de saisir mutuellement leur regard, ils échangeaient quelque plaisanterie qui n’était plus de leur âge.

— Sais-tu, quand même ; on serait mieux en Floride, dit un jour Hermas. Je vais pourtant finir par y aller passer quelques mois d’hiver. Il y a trop longtemps que j’en entends parler.

— Par qui ?

— Par tout le monde…

Par Jocelyne entre autres. Mais il n’en dit rien.

— Viendrais-tu ?

— Avec toi tout seul ? s’enquit Garneau, souriant.

— Ben !… J’aurais peut-être besoin d’une secrétaire.

Pour l’instant la guerre rendait le voyage impraticable sinon tout à fait impossible. Tandis que l’an prochain ; après la victoire.

— Hein ! Qu’est-ce que tu dirais de ça, jeune homme ! On pourrait y aller passer deux ou trois mois. Prendre du soleil pour nos vieux os, tandis qu’on est encore capable de les mouver.

Au baptême du petit-fils, à l’hôpital même, il y eut la famille Garneau, c’est-à-dire Robert Garneau. Et la famille Léger, soit : le père, la mère, une tante favorite, le frère aîné Conrad, avec la belle-sœur ; et enfin Bruno, le frère cadet. La seule sœur, religieuse de l’Immaculée-Conception quelque part en Ontario, s’était contentée d’envoyer une image de sainte Thérèse de Lisieux, pour la mère, et une médaille de scapulaire pour l’enfant.

— Il va s’appeler comment ? avait demandé Robert, la veille.

— Nous avions pensé l’appeler André. Mais André Léger, cela ne se dit pas bien.

— C’est vrai. Pourquoi ne l’appellerais-tu pas Garneau Léger ? Comme cela notre nom ne serait pas perdu.

— Voyons papa ! Ça n’est pas un prénom, ça ! En tout cas, on a décidé pour Michel.

— Michel ! Dans le monde !

— Mais oui. D’abord c’est un de tes noms à toi. J’ai pensé que ça te ferait plaisir. Il va s’appeler Edmond — pour son grand-père Léger — ; Edmond-Alain-Michel.

Le grand-père Garneau ne dit rien. Ce serait Michel Léger, et non pas Michel Garneau. D’ailleurs on l’appellerait probablement Michou, ou Miche, ou d’un sobriquet, comme si souvent.

— Tu es contente que ce soit un garçon ?

— Oui. D’abord, je croyais être désappointée si ça n’était pas une fille.

— Moi, j’aime mieux que ce soit un garçon, dit Adrien.

Debout au pied du lit, il resplendissait et prenait pour lui une bonne part des compliments faits à la mère.

À tout instant désormais, dans la maison de Mont-Saint-Hilaire où l’on était revenu, le nom de Michel résonna. Cet être minuscule, encore à peine humain, parut avoir pris possession du monde entier. Il y eut des couvertures éparses dans la salle, des lainages à sécher sur les lits, la voiturette dans le hall, des biberons et des tétines dans la cuisine. Jusqu’au dehors, où le grand pavois des couches étendues en permanence sur la corde annonçait à l’univers la présence d’un nouveau-né. Il vivait encore plus dans la conversation d’Adrien qui se retenait pour n’en point parler continuellement, et de Jocelyne qui, elle, ne se retenait point. Michel. Michel. Michel.

Robert commençait à se faire à ce nom qui avait été le sien mais qu’il avait répudié pour jamais vingt-cinq ans plus tôt. Les premières fois, il avait néanmoins sursauté. Il avait même failli répondre. C’est à peine s’il l’entendait désormais. Mais il ne pouvait faire taire les échos que cela éveillait en lui.

Combien d’ailleurs l’assaillaient les choses de son passé. Celles de Louiseville surtout, de ce gros village qui avait contenu les vingt premières années de son âge. Il s’en étonnait, ignorant que le passé vient occuper l’esprit de ceux à qui le présent commence à ne plus être familier. Et qu’il se fait chez ceux-là comme un remplacement des objets qu’ils n’aiment et ne comprennent point, par les choses qu’ils ont jadis aimées.

Vu de si loin, jadis paraissait avoir une fermeté qui manquait à aujourd’hui. Ce dernier, à peine le traversait-on qu’il était enfui. Tandis que les premières vingt années de sa vie, les bonnes comme les mauvaises, avaient pris la fixité des vieilles gravures.

Il n’y avait pas si longtemps que ces évocations provoquaient chez lui des sursauts amers. Il était étonné de n’éprouver plus, au lieu de la rancœur et de la violence, qu’une sourde inquiétude. Plus que tout autre événement, la visite de monsieur l’abbé Gendreau avait désorienté son aversion. Par lui, il avait connu que ce Louiseville, dont il avait toujours cru que s’il s’y présentait avec son opprobre les gamins lui jetteraient des pierres et les hommes des risées, que ce petit monde renié de lui ignorait maintenant sa tache originelle. Et que tout ce temps, il avait attribué à la petite ville une constance dont elle était incapable.

Tant de choses y avaient passé depuis. Et ceux-là qui autrefois avaient pris part à sa vie, ceux-là surtout qui avaient vécu au-dessus de lui, qui avaient été les contemporains avertis de son père, de sa mère, de monsieur Lacerte, les ouailles de monsieur le chanoine Desgroseillers et les clients du docteur Vincent, tous ceux-là étaient disparus. Il n’y avait plus d’eux qu’au cimetière une pierre sans mémoire ; et sur cette pierre, une inscription que personne ne lirait plus longtemps avant que le temps ne l’ait effacée.

Voilà ce qu’il avait oublié.

Et aussi qu’avec chacun d’eux on avait mis en fosse une partie de sa honte, une bribe de son secret. Sur lui comme sur eux avait été jetée la terre froide, à lourdes pelletées définitives qui le scellait à jamais. Jusqu’au Jour du jugement, haines et amours également oubliées.

Mieux encore. Il pouvait aujourd’hui se demander qui, à part lui-même, avait attaché de l’importance à sa catastrophe personnelle. À chacun la sienne. Il le savait, maintenant qu’il avait vécu. Cet éclatement du ciel qu’il avait cru cosmique, il avait apparemment été seul à le ressentir. Ce coup de tonnerre qui l’avait foudroyé, il avait été seul à l’entendre.

Aujourd’hui vieilli, les choses étrangères au milieu desquelles il vivait maintenant enlevaient à ses souvenirs toute acuité. Chaque fois qu’il prenait en main la médaille, il en trouvait l’empreinte un peu plus effacée. Retrouver le souvenir de ses premières années à Montréal lui était plus difficile à présent que de faire réapparaître le petit Michel, celui de la musique et des oiseaux.

Atténué par l’âge qui lentement émiettait ses forces, touché par le temps qui lentement rouillait sa violence, il lui devenait moins facile de soulever le poids de sa haine pour la brandir comme autrefois.

— Papa. Papa ! Veux-tu me surveiller Michel un moment ? Oh ! pas longtemps. Le temps d’aller en haut lui chercher des chaussons secs. Il est tout mouillé. Je te dis, ce n’est pas un enfant : c’est une éponge !

Et Jocelyne de rire. Elle savait combien son père était peu familier avec les enfants.

Le printemps vint apportant les jours tièdes et par eux les bourgeons et les fleurs. Pour Jocelyne, ce printemps ne fut pas comme les autres : car à son Michel il apporta deux dents.

La maternité n’avait donné à son esprit qu’une maturité relative. Avec son fils, elle semblait plutôt une petite fille jouant à la poupée. La gravité, d’ailleurs, ne lui seyait guère.

Physiquement, elle restait étonnamment inchangée. C’est à peine si ses cheveux avaient légèrement foncé ; leur or avait une teinte plus chaude à l’œil. Ses yeux pâles faisaient toujours dans le visage doux deux taches d’un bleu aimable qui faisaient oublier ses pommettes un peu saillantes et le nez boulu des Garneau. Ses joues s’étaient avivées. Pour la première fois de sa vie, elle constatait :

— C’est extraordinaire, mais j’ai des couleurs à moi.

Robert lisait les nouvelles de la guerre. Il avait déjà parlé de préparer une chambre pour Lionel. On prendrait à l’étage, à côté de la chambre des époux, la petite pièce dont on s’était servi comme chambre de bonne, puis comme débarras, et enfin comme nursery.

— Il faudrait pourtant que tu prennes l’auto et que tu ailles acheter ce qu’il faut pour l’arranger, cette chambre.

— Voyons, papa ! Nous avons le temps. Et les chemins sont bien mauvais pour courir les rangs. Sans compter que notre vieille voiture a joliment besoin de réparations.

— C’est ça. Et la première chose que l’on saura, c’est que Lionel arrive et que sa chambre n’est pas prête.

— Tiens ! plaisanta la jeune femme. Est-ce que les journaux d’aujourd’hui annoncent la fin de la guerre ?

— Tu ris ! Mais du train où ça va, on peut s’y attendre d’un jour à l’autre. C’est la fin.

Les nouvelles, en effet, étaient excellentes. L’armée allemande fondait comme glace au soleil. Robert reprit son journal.

Rendu aux dernières pages, il se contenta d’un regard en diagonale. Des réclames, des courriers de village sans intérêt, une colonne de notules touchant la mort de gens du commun : pompiers à la retraite, commerçants de quartier, grand-mères à nombreuse postérité, jeunes filles emportées par la tuberculose « après une longue maladie supportée chrétiennement ». Le seul qui s’arrêtât chaque jour à cette lecture était Adrien. Il s’amusait, le soir, à y relever les noms démodés des gens d’autrefois.

Pour chaque défunt, il y avait une petite photo généralement oblitérée. Garneau lut :

« Madame Dionys Cyr. » a Ces jours derniers ont eu lieu en l’église Saint-Vincent-Ferrier les funérailles de dame Dionys Cyr, née Florilda Gignac. Elle laisse pour pleurer sa perte son mari, M. Dionys Cyr, employé civil, et un fils, Aimé. »

Florilda ! Pourtant la photo était bien d’elle. Une petite photo étonnamment saisissante et jolie, découpée d’un groupe. Telle qu’il l’avait connue ; en quelle année ? Il fit des recoupements : autour de ’26.

Dix-neuf ans ! Pas possible ! Déjà ! Et quand ils avaient fait ensemble quelques sorties, c’était en ?… Un an, deux ans plutôt après la mort d’Hortense, sa femme : 1932.

Il regarda plus attentivement la photo et fut surpris qu’après tant d’années le visage n’eût pas changé. Ce qui apparaissait sur la page du journal, c’était une femme jeune encore ; une femme aux traits fins ; dont les yeux et les lèvres souriaient à quelqu’un dont les ciseaux du clicheur l’avait séparée. Puis Robert songea que c’était là un instantané visiblement ancien. Lui ressemblait-elle encore ? Et elle avait un fils. Jamais elle ne lui en avait parlé. Il relut la courte notice.

Florilda. Elle lui avait dit s’appeler Germaine. Un jour pourtant elle lui avait avoué son nom véritable qu’elle n’aimait point. Pour la taquiner, il l’avait quelquefois appelée Florilda.

Dans sa vie à lui, elle avait été si peu ! La passante qui un moment s’arrête devant une glace de magasin et qui voit, jointe à la sienne par le hasard de la rue, l’image d’un homme inconnu qui semble l’accompagner. Un regard, puis chacun s’en va de son côté. Et le couple est rompu.

Ils étaient allés au cinéma trois ou quatre soirs ; et sur le belvédère ; et souper ensemble au restaurant. Ce jour surtout où ils avaient mangé des homards avec une gaîté d’écoliers et bu du vin, du bon vin français, qui l’avait émoustillée. Au moment de la quitter, elle s’était laissé embrasser légèrement. Cette seule fois.

Depuis, sans raison apparente il lui était arrivé de penser à elle. À son visage et à son baiser. Plus peut-être qu’en tout ce temps il n’avait pensé à Hortense. Il avait revu en esprit le visage gracieux et triste qui l’avait frappé lors de leur première rencontre, dans le train d’Ottawa. Il avait retrouvé la suavité de leur courte fréquentation. Il était revenu, sans la comprendre, sur sa disparition sans bruit, lorsqu’elle était tout uniment sortie de sa vie où elle commençait à se faire une place. Qui sait ce qui fût arrivé ? De cette petite aventure — qui n’en avait pas même été une — rien d’amer ne lui restait. Rien que le regret nostalgique de ce qui aurait pu être et n’avait pas été. Si cela…

— Eh ! papa ! où es-tu rendu ? Dans la lune ?

Il sursauta :

— Quoi ? Quoi ?

— Où es-tu rendu ? Tu as l’air…

— Moi ? Rien, rien.

Il ne sourit pas. Jocelyne vit dans ses yeux un regard qu’elle ne lui connaissait pas.

Le bébé était sur le perron, dans sa voiturette, bien emmitouflé et qui dormait. Par la fenêtre elle lui jeta un coup d’œil. Puis elle prit un des coussins du divan et le jetant près du fauteuil de son père, s’y assit.

Elle n’avait rien perdu de sa grâce d’autrefois. La corbeille de ses bras posée sur ses genoux, elle laissait couler sur le tapis les fuseaux soyeux de ses jambes. Souplement, comme une chatte.

— Regarde comme il fait beau, dit le père.

Mais ses yeux, comme son esprit, étaient ailleurs.

La jeune femme ne dit rien. Sa tête se trouvait près de la main de son père, à hauteur d’appui. Le journal glissa par terre où il s’étala comme une mare. Devant eux, sur une table basse, il y avait un saladier où Crétac avait déposé une motte de terre avec sa touffe compacte de violettes. Le silence descendit sur eux, sur la maison claire, sur le monde calmé.

Garneau reprit la dérive de ses idées. Pour trouver un souvenir qui eût la douceur de celui-là, il lui eût fallu retourner dans son enfance la plus lointaine. Et même, dans sa collection de souvenirs peut-être était-ce le plus parfait, le plus aimable, le plus pur de toute souillure.

La respiration de Jocelyne s’était faite calme et régulière. Sur son coussin, la tête appuyée sur le bras du fauteuil de son père, elle s’était tout de suite endormie.

Et sans le savoir, Robert avait posé sa main sur la tête qui s’offrait ainsi. Depuis tout à l’heure, machinalement, il caressait les cheveux doux de sa fille.

Le soleil chaud jetait sur le tapis une tache anguleuse qui rampait vers eux en une marche insensible et certaine. On n’entendait plus que le souffle cadencé de la dormeuse, la pulsation mesurée de l’horloge normande et un autre bruit rythmé, lui aussi, profond, comme souterrain, qui était le bruit de son propre cœur.

En bas, dans le verger, deux hommes s’affairaient lentement : Crétac et son frère qui, suivant l’ordre nécessaire, recommençaient une fois de plus les rites annuels. Tout d’abord la taille des pommiers.

Avec précaution pour ne point éveiller Jocelyne, Robert se leva de son fauteuil. Il sortit sur le perron où dormait son petit-fils et d’où l’on dominait le paysage. Dans le ciel épuré, ailes tendues au vent insensible à fleur de terre, deux oiseaux décrivaient de longues orbes au-dessus de la forêt prochaine. Le couple de busards était revenu déjà. Fidèlement.

Louis-Joseph commençait sa rangée par les arbres à côté de la maison. D’où il était, il ne pouvait voir monsieur Garneau. Dans la lumière du jour, sa voix s’éleva sans effort, pure comme cette lumière même. Un chant sans paroles ; et les mots qu’il ne savait point, il les remplaçait par des syllabes fluides qu’il adaptait aux inflexions de la musique.

C’était un air harmonieux et sans recherche, mais un air qui fit se redresser Garneau.

Car cet air, il ne l’avait pas entendu depuis son enfance. Depuis le temps si invraisemblablement reculé où il s’essayait à le rendre sur son violon. Le thème doublé reprenait simplement après une courte phrase intermédiaire. Du vieil air de Mozart "Drink to me with thine eyes”, Louis-Joseph ne savait pas plus les mots de Ben Johnson que ne les avait sus Hélène Garneau. Mais la musique en suffisait à bouleverser le cœur de Robert-Michel Garneau comme jamais depuis des années il n’avait été bouleversé.

CHAPITRE

XIV


TOUT  avait été prévu pour l’arrivée de Lionel. Quelle fête ce serait ! On lui ouvrirait une maison vraiment paternelle, un foyer familial, à lui qui depuis dix ans n’avait connu que de tristes logis, puis la promiscuité sans chaleur des chambrées.

On irait le recevoir à la gare. Malgré les propositions tendancieuses du père, Jocelyne avait résolu d’aller à sa rencontre avec son mari et son fils. Pour sa descente de wagon tous les bras seraient là, tendus vers lui. Les voyageurs et les flâneurs de Saint-Hilaire-Station diraient :

— C’est un retour du front. Regardez-moi ces médailles !

Car il en aurait sûrement une brochette.

— C’est un prisonnier, corrigerait quelqu’un.

— Mais ! C’est le fils de monsieur Garneau, du haut de la montagne !

À quoi les gens reconnaîtraient cela. Mais, à rien, à tout. Cela se sentirait dans l’air, à la fanfare du soleil, aux guirlandes de feuilles aux arbres, aux bouquets de fleurs au revers des fossés, tout le long de la route.

La maison aussi serait fleurie ; surtout la petite chambre égayée de cretonnes à ramages bleus. Et il y aurait un dîner.

« … Un dîner à trois étages ! », affirmait Jocelyne dont le menu était fait de longtemps.

— Oui. Un vrai bon dîner canadien, complétait Robert, pour qui le ragoût de pieds de porc à la canadienne était le sommet de la gastronomie.

Mais de tout cela il ne fut rien.

Inscrit dans l’armée américaine, Lionel ne revint pas par Québec avec les rapatriés canadiens. Il ne devait pas descendre de ces trains officiels que la Croix-Rouge accueillait dans la vieille gare Bonaventure toute pavoisée; avec des jeunes filles en uniforme, accortes et jolies, qui distribuaient des sourires, des cigarettes, du café et du lait. Alors qu’on le croyait encore quelque part en Angleterre, on reçut un télégramme annonçant à la fois son arrivée à Boston et son départ pour Montréal.

Robert, Jocelyne, Adrien et le petit Michel furent en gare deux heures à l’avance. Mais le train se vida de ses derniers occupants et Lionel ne se montra pas.

En fait, il était descendu à Saint-Lambert et y avait pris un taxi pour Saint-Hilaire où il croyait qu’on l’attendrait. Si bien que lorsque, désemparés, les siens revinrent à la maison, ce fut lui qui les reçut.

Déjà en voyant ouverte la porte qu’elle était certaine d’avoir fermée bien que sans y mettre la clé, Jocelyne s’était écriée :

— Papa !… Papa !… Il est là !

Sa voix s’étranglait d’émotion.

— Qui ça ?

— Lionel, papa ! Je te dis qu’il est là.

Il était en effet debout dans la salle, le dos aux fenêtres… sans aucune béquille. Il les avait entendu arriver. Il ne bougea pas. Mais il souriait.

— Bonjour, dit-il simplement. Il tendit vers eux ses deux mains… intactes. Je me suis fait conduire ici, de Saint-Lambert. Vous ne m’attendiez pas aujourd’hui !

Il fit un pas,… solidement.

Jocelyne se jeta à son cou. Elle l’embrassait en sanglotant. Quant à son père, il tenait dans l’une des siennes la main que son fils lui avait donnée ; et de l’autre, il lui tapotait doucement l’épaule à petits coups réguliers, indéfiniment. Un peu ridiculement, comme pour l’épousseter.

— Et puis ? Et puis ? répétait-il. Ça va bien ? Tu as fait un bon voyage ? Oui, un bon voyage ? Hein ? Et puis ?

Comme si le fils fût arrivé à l’instant d’une fin de semaine à Toronto ou à New-York

— Laissez-le s’asseoir ! dit Adrien en déposant Michel dans sa voiturette. Il doit être fatigué. Un petit brandy, beau-frère ? Et c’est du bon, du trois étoiles.

— C’est ça. Laisse-le tranquille, voyons, Jocelyne ! Viens t’asseoir, Lionel, viens t’asseoir. Et raconte-nous tout ça. Tout ça.

Tout ça, c’était simplement huit années aux États-Unis, une année de guerre, dix-huit mois dans les prisons allemandes. Et la victoire. Et la libération.

Lionel s’assit sur le divan sans quitter Jocelyne qu’il tenait par la taille. Il était heureux qu’elle fût restée si jolie. Sous sa froideur d’homme et de soldat, il se sentait réchauffé par cette réception.

— Bon ! C’est vous, le fameux Adrien, le mari de ma Josse ! Enchanté ! Et pour le drink, c’est pas de refus.

— Puis ? Tu trouves ça beau, ici ? demanda le père, pour dire quelque chose. Il s’étonnait et souffrait de ne trouver rien à dire.

Sure ! C’est fine, fine. Un vrai beau spot. Et il se tourna vers le paysage.

— Ah ! dit simplement Jocelyne, en portant la main à ses lèvres.

D’un regard, elle venait de voir l’autre côté de sa figure. L’œil déformé dont la paupière tirée montrait un liseré rouge. La joue ravinée de cicatrices. Le coin de la bouche difforme et bosselé. L’oreille refaite.

— Ah oui !… Pensez-vous que c’est un beau travail ! J’ai été réparé par le professeur Kônigmann. Il m’a fait une vraie belle job. Tout ce côté-là avait été brûlé jusqu’à l’os, comme mon bras. Mais j’ai heureusement eu la chance de tomber sur le meilleur spécialiste de toute l’Allemagne. Un as !

Avec effort, les yeux de Robert quittèrent le visage méconnaissable et presque hideux ; ils se posèrent sur la poitrine. Il compta les rubans : huit. Il y avait huit rubans. Une bouffée de fierté le pénétra.

— Cré tac ! Faut croire que tu ne t’es pas mal conduit ! Huit médailles !

Car à force de l’entendre, il avait pris l’exclamation de Pétrus.

— Oh ! vous savez, papa ! Faut pas vous en faire. La plupart ne veulent pas dire grand’chose.

Le père ne le crut évidemment pas ; mais, il fut heureux de sa modestie. Adrien, lui, avait déjà de la valeur des décorations américaines une idée peu favorable. Que Lionel l’avouât ne pouvait que le satisfaire. Cela diminuait la distance qui pouvait les séparer aux yeux de certains. Il saurait à l’occasion faire état de cet aveu. Parce que cela l’eût gêné, il préférait ne pas trop regarder en son beau-frère le personnage que voyaient en lui le père et la sœur.

— Viens voir ta chambre, Lionel, dit Jocelyne. Il s’était fait un silence. Et mon Michel ! Tu n’as pas encore embrassé mon Michel, ton neveu ! Michou ! regarde, c’est ton nononcle, nononcle Ionel… Il comprend, tu sais. Mais il ne peut pas encore parler. Viens. Ta chambre est en haut.

— Oh ! Ce n’était pas la peine…

Il allait continuer ; ajouter : « … pour si peu de temps ». Mais il se retint.

Pour Robert Garneau, les jours suivants furent des jours de triomphe. Il promena son héros presque de maison en maison. Il ne manquait pas de rappeler qu’il avait lui-même fait l’impossible pour s’enrôler en 1914. On alla chez Laurier Duval qui sortit son cidre bouché. Chez monsieur Poliquin, le député, qui leur répéta un discours qu’il avait fait en Chambre trois ans plus tôt. Au magasin, où Lionel en raconta aux habitués. Et chez cousine Cécile, madame Henri Duval, qui en profita pour récapituler toute la parenté. Jusqu’à Saint-Hyacinthe, où l’on fut saluer le docteur Marcel Gauvreau. C’était maintenant le père qui imaginait les visites et organisait les excursions.

À quelques jours de là, le vieux Gladu, celui du bas de la côte, s’éteignit subitement. La veille, assis comme d’habitude sur son perron. Le lendemain, sur les planches.

La nouvelle surprit tout le monde. Il était là depuis si longtemps. Personne n’existait plus qui l’eût connu autrement que vieux, sec et sentencieux. Sa disparition faisait le même effet que si le vent eût emporté le Pain-de-sucre qui coiffait le plus haut sommet de la montagne. Sans le Pain-de-sucre ou sans le vieux Gladu, la montagne ne serait plus la même.

— Il avait quel âge ?

— Dans les quatre-vingt-dix passés. Certain !

— Mais non. Je le sais : il aurait eu seulement quatre-vingt-six à la Toussaint.

— Tiens ! Je le pensais plus vieux que ça.

Pour ses funérailles, les maisons se vidèrent de leurs hommes. Garneau n’y manqua point. Avec les autres, il suivit en auto le corbillard modeste tout au long du chemin qui ondulait au flanc de la montagne. Par moments, une échappée entre les pommiers montrait la plaine étale et muette. Puis le cortège descendit vers le village, jusqu’à l’église, dont les portes accueillantes s’ouvrirent toutes grandes pour recevoir une dernière fois celui qui y était venu tant et tant de fois, depuis quatre-vingt-six ans que, tout enfant, on l’avait porté sur les fonts baptismaux. Les mêmes arbres, un peu plus vieux, tendaient leurs branches au-dessus de l’allée. La même rivière, un peu moins boisée, coulait entre ses berges dont une demi-sécheresse exposait la boueuse nudité. Seuls étaient changés les hommes. Et les maisons que les hommes font à leur image : on voyait désormais sur les deux rives, en Belœil comme en Saint-Hilaire, plus de bois que de pierre solide.

Après le service, on monta au cimetière. Chacun jeta sa poignée de terre sur ce cercueil léger où semblait enfoui tout le passé de la montagne.

C’était un samedi. Personne n’était pressé. On était fin août, durant cet intermède, entre les travaux, où l’homme n’a plus rien à faire dans les vergers qu’attendre du soleil qu’il mette aux fruits les dernières touches de couleur. Chaque propriétaire passe entre les rangées opulentes. Il compte à l’avance le nombre de barils de sa récolte ; et, soigneusement, étaie d’une béquille fourchue la branche trop chargée qui s’écrase et menace de fendre le tronc du vieux pommier.

À la porte du cimetière, les hommes se rassemblèrent un moment. On ne parlait plus du père Gladu. Celui-là, c’était déjà le passé. Mais on parlait de tout cela qui avait été la vie du vieil homme et qui pour toujours était la leur :

— Avez-vous encore de la tavelure, dans les Trente, cette année ?

— Ça peut faire, cette année. Et vous autres ?

— Pas trop. Presque pas. Mais j’ai trouvé du ver tarière dans mes petits jeunes, du côté de la montagne.

— Vous savez que Jos. Robichon a arrosé ces arbres avec un stuff nouveau. Pour empêcher les pommes de tomber avant le temps. Il paraît que c’est bon.

— Ouais ? On verra bien.

Puis les petits groupes se fondirent en un seul. Et l’on parla du grand projet qui était dans l’air.

Il fallait faire quelque chose contre la mévente croissante des pommes de Saint-Hilaire. Autrefois si recherchées, elles cédaient peu à peu le marché aux fruits de Freyligsburg et d’Oka. Jusqu’à la Colombie-Anglaise qui venait en plein Montréal prendre la place des pommes de la Montagne.

— Savez-vous qu’il a été question de vous, monsieur Garneau, à l’assemblée de jeudi soir. Vous auriez dû venir.

— Je voulais y aller. Mais je n’ai pas pu. Avec l’arrivée de mon Lionel !…

— Je comprends. En tout cas, il faudra que je vous voie, que l’on se parle.

— De quoi donc ?

Avant que de préciser, Duval se gratta un moment la tête, en bon paysan qu’il était.

— Ben. Vous pourriez nous aider. D’abord on compte que vous allez entrer avec nous dans la coopérative. Mais, surtout, vous avez l’expérience des chiffres et des affaires. Si vous voulez… Venez donc chez nous, cet après-midi. Ou un soir de la semaine.

— Comptez sur moi, dit Garneau.

Il faisait un temps gris perle, doux et tiède. Sur la rivière, les hors-bords pétaradaient joyeusement. Par-dessus les eaux, les voix de Belœil joignaient presque celles de Saint-Hilaire. Face à face, chacune sur sa rive, les deux églises se regardaient dignement.

Garneau fut content. Pour la première fois, il eut le sentiment d’avoir été accepté par ceux-là qui jusqu’ici l’avaient tenu pour étranger. Il était maintenant un de la montagne. Et grâce à son passé d’homme d’affaires, pas l’un des moindres, apparemment.

Il remonta à la maison pour retrouver Jocelyne seule avec Michel.

— Tiens où est Lionel ? Et ton mari ?

— Adrien est en haut. Il travaille à son roman.

On entendait en effet le crépitement de la machine à écrire, avec de longs silences. Pas très sérieux, Adrien. Enfin ! Il rendait Jocelyne heureuse. Mais avec tout cela, il n’irait pas loin en affaires.

— Lionel ?

Elle se mit à rire :

Crois-le, crois-le pas ! il est allé voir les filles.

— Les filles ! Qui ça encore ?

— Angèle. Angèle Desormiers. Et elle n’est pas laide !

Quand Lionel revint, le père descendit avec lui dans le verger. Entre eux, il n’y avait pas encore eu d’explication. Le fils se contentait pour l’instant de refaire ses forces affaiblies par dix-huit mois de prison et de maigre régime. Déjà, cependant, Garneau avait retrouvé son fils tout autre qu’il n’avait cru, et surtout tout autre qu’il n’avait été jadis. Certes, il était resté terre à terre, avec une certaine dureté qui se faisait facilement jour dans ses gestes, ses paroles et même ses actes. Il semblait néanmoins que la vie aux États-Unis, le travail régulier sans appui que lui-même, puis l’armée et enfin la discipline sévère des camps allemands l’eussent singulièrement non pas tant assagi que formé. Il avait appris à ne point se buter contre la vie et ses heurts, mais à plier un peu pour résister et vaincre. Et depuis qu’il avait connu en Europe un monde différent, depuis qu’il avait vécu des heures graves et des mois pénibles, le monde où il était maintenant revenu lui paraissait plus désirable et digne d’être conquis. Mais il se taisait sur ses projets.

— Et puis ? Est-ce que les taxis, ça t’intéresse toujours ?

Les taxis ? Je n’y pense pas. Pour le moment je prends du bon temps et je fais de la graisse. J’ai le temps, encore, avant de me rapporter.

— Te rapporter ? Pas aux États-Unis ? Je pensais que tu avais fini.

— Mais non. Je n’ai pas encore ma discharge. Je ne serai pas fâché de lâcher l’uniforme.

Quelques jours plus tard, Garneau fit dériver une conversation commencée à propos de Jocelyne :

— Je ne t’ai jamais demandé Lionel… Et ta femme ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Qui ? Ah ! Amy ! Je n’en sais rien. D’ailleurs ce n’est plus ma femme. On est divorcés ça fait quatre ans.

Je sais, Lionel. Je sais qu’elle t’a laissé. Mais c’est toujours ta femme quand même. Le divorce, ça ne compte pas pour nous autres catholiques.

Lionel ne dit rien. Il ne voulait pas blesser les sentiments de son père. Mais il songea : « Ça ne change guère, dans la vieille province de Québec ».

— … Tu le sais bien Lionel : ceux que le prêtre a mariés, c’est pour toujours.

— Bien !… Je ne vous l’avais jamais dit. Mais je ne me suis pas marié devant le prêtre. Je me suis marié devant un juge, comme on fait dans les États. Amy était protestante.

— Et tu n’as même pas demandé de dispense !

— Non.

Le père resta un long moment silencieux.

— Alors, Lionel, tu vas rester toute ta vie tout seul ?

— Moi ? Mais non, papa. Je vais me remarier un de ces jours et ce jour-là, ça sera pour tout de bon.

— Te remarier ?…

— Oui. Cette fois-là, devant un prêtre. Ça va peut-être m’apporter la luck.

Là encore le père se tut quelques instants. Puis il exprima la révélation qui subitement lui était venue :

— Mais, c’est vrai ! Tu peux te remarier ! Parce que, comme ça, tu n’étais pas marié pour vrai. Mais, pas marié en toute. Ça ne compte pas.

Il eut un soupir de soulagement. Ainsi, Lionel pourrait recommencer sa vie. S’il décidait de rester au Canada comme cela semblait possible, il épouserait une jeune fille de Montréal, agréable, jolie, riche.

Ils s’étaient arrêtés sous un arbre lourd de fruits. Un bruit mat. Une pomme était tombée devant eux sur le paillis. Machinalement, Lionel la prit et la fit sauter dans sa main. Puis il y mordit. Mais rouge au dehors, elle n’était point mûre encore. Crachant la bouchée dans l’herbe, il lança le fruit au loin, d’un geste précis et fort de lanceur de base-ball.

And this time, compléta-t-il en anglais, this time, I am going to marry into money.

C’est quinze jours plus tard que le fils fit part à son père de ses projets. Depuis six semaines il était parmi eux.

Père et fils étaient sortis sur la terrasse, après le dîner. Du jardin en contre-bas montaient vers eux des bouffées de parfum où se mêlaient l’alysse et l’entêtante giroflée. Dans la cuisine, Jocelyne lavait en chantant la vaisselle du repas. Quant à Adrien il était retourné à sa machine à écrire.

— Tu sais, Dad. Il faut que je m’en retourne. Dans une dizaine de jours.

— Ah ! Il n’y a pourtant pas longtemps que tu es avec nous. Tu as besoin de repos. Et tu n’es à peu près pas allé à Montréal encore.

— Il faut que je m’en retourne.

— Bon ! S’il le faut ! Et pour combien de temps ?

— Je ne sais pas quand je reviendrai. J’ai toutes mes affaires de l’armée à régler.

— Et après ?

— Après ? Je m’en vais pas mal loin.

— Mais Philadelphie, ce n’est pas loin. Une nuit en train.

— Je ne m’en vais pas à Philadelphie. En Floride.

— Qu’est-ce que tu vas faire là ?

— Je vais avoir une agence de Ford, le taxi et un garage. Avec ce que je vais recevoir de l’armée : mes arrérages de deux ans et mon argent de démobilisation, ça va faire de quoi me lancer en affaires.

— Mais pourquoi en Floride ?

— C’est tout arrangé. J’ai un buddy qui y était déjà depuis quelques années. On se met ensemble. Dans une ville qui s’appelle Pompano. On doit se retrouver à New-York le 10 octobre et descendre là-bas. Pour être prêts le plus tard en janvier.

Lionel parlait lentement. Rien ne pressait, ici, parmi cette calme nature.

— … On s’est connu en Allemagne. Il était prisonnier, lui aussi. Il a été plus malchanceux que moi. Il a perdu une jambe et un bras. Mais c’est un jolly good fellow

« … Tiens, j’oubliais de te dire : ses vieux étaient Canadiens, à lui aussi. »

— Ils s’appelaient comment ?

— Tu ne les connais pas. C’est son grand-père qui était du Canada. Son père, lui, était du Connecticut. De White Falls… Il s’appelle Moisan. Jack Moisan.

Robert attendit un moment avant que de reprendre.

— J’avais pensé,… je m’étais demandé si tu ne resterais pas au Canada. Il y a de l’argent à faire… et…

La réponse vint tout de suite. Sans violence, mais péremptoire.

— Non ! Je suis américain.

Il dit cela avec une pointe d’orgueil ; et d’une voix volontaire qui était bien celle d’un Garneau.

Le soleil glissait rapidement derrière le massif de la montagne. D’ici on ne voyait plus, tout en haut, que la frange noire des arbres qui filtrait les rayons d’or. Sur la plaine, c’est encore le jour. Mais déjà l’air fraîchissait. Le ciel était couvert d’un masque de nuages où le soleil allumait par-dessous des feux roses étranges et variables.

Ils restèrent ainsi longtemps silencieux.

Puis ils parlèrent de tout. Le père, de la vie à Montréal et à Saint-Hilaire ; surtout Lionel, de la vie aux États-Unis, celle d’hier et encore plus, celle de demain.

Ils se turent encore une fois.

— Sais-tu, papa, que tu n’es pas malchanceux, après tout.

— Tu trouves ? Pourquoi donc ?

— C’est une belle propriété, ça, ici. Et c’est tellement tranquille.

— Tu aimes ça ? Alors pourquoi est-ce que tu ne restes pas avec nous ?

— Ici ? Au Canada, c’est trop tranquille.

Il cherchait un peu ses mots français bien qu’il les eût recouvrés étonnamment en si peu de temps.

— … Il n’y a rien à batailler pour, ici. Quand j’aurai ton âge, peut-être. Mais pour le moment je veux faire autre chose, je veux faire plus.

— Gagner de l’argent ?

Sure ! Dans vingt ans je veux mon million. N’importe quel Américain peut être millionnaire à cinquante ans. En tout cas, je vais essayer. Quand je regarde mon beau-frère, je suis content de le voir heureux, de les voir heureux, Jocelyne et lui ; mais… Il faut toutes sortes de gens pour faire un monde, comme on dit.

Le soleil était maintenant caché. L’ombre gagnait rapidement. Au loin, dans la plaine, des villages inconnus allumaient des grappes de lumières. Plus près, l’antenne du poste de TSF de Marieville faisait scintiller ses feux rouges.

Jocelyne sortit et vint les retrouver.

— Il fait chaud dans la cuisine, dit-elle.

— Il fait bon ici, ma Josse, dit Lionel.

— C’est bientôt l’automne, ajouta le père.

Sa voix était un peu lourde. Mais celle de Jocelyne lui répondit, claire comme une clochette de cristal :

— Oui, c’est l’automne. Et après, l’hiver. Et ensuite, le printemps et l’été. Tant de beaux printemps et de beaux étés à venir. Ce n’est pas les payer trop cher que les payer de l’automne et de l’hiver. Et même là, il y a de beaux jours.

Elle respira un moment, puis :

— Je vais aller voir si Michel dort bien.

Parlant de printemps et d’été, c’est à son fils qu’elle était revenue. Qu’importait l’hiver de la nature quand dans le berceau le printemps était là, vivant.

Robert regardait le paysage qui une fois de plus allait s’engloutir dans le gouffre de la nuit. Une fois de plus, demain, ce décor renaîtrait purifié, éternellement jeune, vivant lui aussi dans la succession infinie des jours et des années.

Il sentit que ce lieu-ci, il ne désirait plus le quitter.

Cette plaine, cette montagne, ces arbres, ce ciel, ce verger, ces fleurs, cette douceur du soir, cette ombre même, et cet hier vécu, et ce demain promis, et les choses, et les êtres, tout, tout cela était à lui. Il se sentit riche de tout cela qu’insensiblement il avait acquis par droit d’occupant. Auprès de son fils, de cet homme de trente ans dont les tempes déjà se dégarnissaient, dont le regard était le sien, dont le front avait la barre dure des Garneau, dont le visage était marqué du stigmate de la guerre, Robert Garneau sentit son âge. Il perçut le faix de la vieillesse qui chaque jour pesait un peu plus sur ses épaules moins ardentes.

N’avait-il pas mérité enfin le repos et la paix ?

Le repos et la paix ! Pour la première fois, il en sentait distinctement le désir. Et pour que cela devînt ainsi sensible, ne fallait-il pas que cela eût longtemps couvé en lui, ignoré ?

Toute sa vie, sa vie d’homme surtout, ses quarante ans de vie d’homme, il n’avait rien trouvé de ce qu’il cherchait. Et vraiment, qu’avait-il cherché ? Une victoire. Il n’avait point vaincu. Une vengeance ? Elle ne lui avait pas été donnée. Pourtant, il avait ce soir le sentiment que ce qu’il avait si longtemps cherché, il l’avait enfin trouvé.

Les arbres déjà n’étaient plus qu’un écran noir imprécis sur le pâle horizon de l’occident.

Sans qu’ils l’eussent entendue venir, Jocelyne se trouva à côté d’eux. Ils étaient là, tous les trois, muets, sans contact ni de la main, ni de la voix. Et pourtant jamais ils n’avaient été plus unis.

— Michel dort, dit-elle.

— C’est presque la nuit, dit Lionel.

Il alluma une cigarette, la donna à Jocelyne et s’en alluma une autre, Tout là-haut, il ne restait plus que de vagues lueurs sur le plafond ininterrompu des nuages.

— Papa !… Lionel !…

— Oui, Jocelyne ?

— Quoi donc, ma Josse ?

— J’ai une nouvelle à vous donner.

— Ah ! quoi donc ?

— Je vais avoir un autre enfant… Papa ! Je suis si heureuse !…

Elle avait la tête levée vers la nuit qui de là-haut descendait sur eux. La vallée était piquée de feux minuscules. Villages, hameaux et maisons n’existaient plus que par leurs lampes claires et obstinées. Mais c’est en haut que Jocelyne cherchait vainement.

— On ne voit pas une étoile, dit-elle, déçue.

Ils restèrent un temps immobiles dans le noir, sans parler.

« … Et ce sera une fille, papa. Une fille j’en suis sûre.. » Sa voix était rêveuse.

« … Elle s’appellera Hélène. »

Ses yeux continuaient de chercher.

Insensible d’en bas, un souffle fit une déchirure dans les nuages. On ne vit d’abord qu’une tache de ciel noir.

Puis apparut une étoile, une seule.

— La voilà, dit la jeune mère. Je savais qu’elle viendrait. Je l’attendais.

FIN
5 décembre 1948.

TABLE DES MATIÈRES


 
Pages


Première partie


Deuxième partie
 139


Troisième partie



La présente édition
qui constitue l’édition originale
a été achevée d’imprimer pour
LES ÉDITIONS VARIÉTÉS
le trois novembre mil neuf cent quarante-neuf
à Montréal, Canada.