Le Poète Martial
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 241-279).


LE POÈTE MARTIAL

On connaît fort peu Martial chez nous, et il faut avouer que c’est bien sa faute. Comme nous n’avons guère l’habitude de cultiver les auteurs anciens après que nous sommes sortis du collège, nous ne savons les noms que de ceux dont on nous a parlé quand nous faisions nos classes. Or, Martial n’est pas du nombre des poètes dont on entretienne volontiers les écoliers : ses ouvrages, si pleins d’esprit et d’agrément, contiennent des obscénités dégoûtantes, et l’on n’ose rien dire aux jeunes gens des jolies choses qui s’y trouvent, de peur de leur donner l’envie de lire le reste.

Ces obscénités ont chez lui un caractère particulièrement désagréable ; elles ne sont pas l’explosion d’une nature que les passions emportent et qui ne sait pas se contenir. Comme Ovide, Martial était un homme d’un très petit tempérament et fort maître de lui. Il croit se justifier en affirmant que, « si ses vers ne sont pas toujours honnêtes, sa vie a été irréprochable ; » il me semble qu’au contraire cette excuse se tourne contre lui. On lui en voudrait moins, si on le sentait entraîné par quelque tempête des sens à laquelle il ne peut résister, et on lui sait presque mauvais gré de l’honnêteté de sa vie, qui prouve qu’il a écrit toutes ses ordures de sang-froid.

Il est clair qu’en les accumulant ainsi dans ses œuvres il voulait plaire aux gens dont il quêtait les bonnes grâces, et ce fut bien en effet une des raisons de son succès. Il connaissait parfaitement la société dans laquelle il vivait et la servait selon ses goûts. S’il s’est trouvé de son temps quelques personnes pour le blâmer, on voit, à la manière dont il leur répond, que le nombre ne devait pas en être très grand, et que les reproches qu’on lui adressait ne lui semblaient pas fort redoutables. Pour se disculper auprès de la noble veuve de Lucain, il se contente d’aller chercher, dans l’œuvre de son mari, une épigramme licencieuse, qui lui paraît légitimer les siennes. Ailleurs il cite des vers plus que légers d’Auguste, qui sont d’un temps où ce prince n’avait pas encore entrepris de réformer les mœurs publiques et où il ne veillait pas beaucoup sur les siennes. Ces autorités lui suffisent ; non seulement il ne s’excuse pas de dire les choses crûment et par leur nom, mais il s’en fait presque gloire : c’est une qualité qu’il appelle la sincérité romaine, Romana simplicitas, de même qu’il nous arrive de justifier les propos de mauvaise compagnie qui nous échappent en les qualifiant de « gauloiseries. » Du reste, ces justifications ne lui semblent pas très nécessaires, et il sait bien que ce qui, dans ses vers, pourra choquer quelques consciences timorées est précisément ce qui plaît au plus grand nombre.

Nous pourrions donc prendre, dans la lecture de Martial, une très mauvaise opinion de lui et de son temps, si nous ne faisions un retour sur nous-mêmes, qui sera peut-être de nature à tempérer notre sévérité. Chez nous aussi, il a fleuri, et il fleurit encore une littérature malhonnête qui est fort bien accueillie d’une partie du public. Faut-il croire que tous les gens qui dévorent ces romans qu’on tire à des milliers d’exemplaires et assistent à ces pièces qui obtiennent des centaines de représentations vivent, dans leur intérieur, comme les personnages dont on leur raconte les aventures ? Ce sont très souvent de bons bourgeois, débauchés seulement d’imagination, coupables surtout de curiosités malsaines, et qui sont bien aises qu’on leur fasse un moment entrevoir ce qu’ils ne voudraient pas imiter. Quant aux auteurs, ils sont peut-être moins vicieux de nature que pressés d’attirer sur eux l’attention publique et convaincus qu’on arrive plus vite en faisant un peu de scandale. Je suppose qu’il en devait être de même dans l’antiquité, et j’en conclus qu’il est sage de ne pas tirer des vers de Martial des conséquences trop sévères pour lui-même et pour son temps.

En tout cas, et quelque jugement qu’on porte sur sa moralité et sur celle de ses contemporains, il me semble qu’on peut trouver beaucoup d’intérêt et de profit à l’étudier. Sa vie ne nous le fait pas connaître tout seul : elle éclaire celle des autres ; elle nous montre quelle était la situation des poètes de l’Empire, et, par le jour qu’elle jette sur les conditions de leur existence, elle nous aide à nous expliquer le caractère de leurs ouvrages. C’est ce que je vais essayer de faire.


I

Nous ne savons pas exactement la date de la naissance de Martial. Ce doit être vers l’année 40 de notre ère[1], c’est-à-dire pendant que Caligula gouvernait l’empire. Il n’était pas Romain, ni même Italien d’origine, mais Espagnol ; et ceci mérite d’abord d’être remarqué.

La conquête de l’Espagne avait coûté près de deux siècles aux Romains ; c’est le pays qu’ils ont mis le plus de temps à soumettre. Mais, si la résistance avait été longue, la soumission, une fois acceptée, fut complète. Les haines s’apaisèrent rapidement, il ne resta plus de souvenir des anciennes luttes. Les Espagnols adoptèrent très vite les opinions, les usages, et même la langue de leurs vainqueurs. C’est du reste ce qui est arrivé à peu près partout. La facilité avec laquelle tout le monde occidental est devenu romain nous cause quelquefois un peu de surprise ; on l’a très bien expliqué en rappelant que la domination de Rome n’était pas tracassière ; qu’elle apportait aux vaincus des biens dont ils n’avaient jamais joui, le bien-être et la paix ; qu’enfin le sentiment de la nationalité n’avait jamais eu chez eux de fortes racines : ils formaient de petites peuplades, qui se détestaient entre elles et se réunissaient rarement ensemble pour s’opposer à l’ennemi commun. Ces cités, comme les appelaient les Romains, vivaient isolées les unes des autres et ne tenaient guère qu’à leurs libertés communales, dont Rome s’est toujours très bien accommodée.

Il n’y a pas de doute qu’en Espagne, aussi bien qu’ailleurs, la conquête des classes élevées n’ait été faite par l’école[2] ; et, comme l’école romaine se composait presque uniquement de grammairiens et de rhéteurs, c’est la grammaire et la rhétorique qui ont conquis la barbarie à la civilisation. Nous avons peine aujourd’hui à leur reconnaître une pareille efficacité. Rien n’est plus vrai pourtant. Quand, aux limites du monde connu, un pays sauvage se décidait à entrer dans le concert des nations civilisées, la première marque qu’il en donnait était d’ouvrir une école et d’y appeler un rhéteur :

De conducendo loquitur jam rhetore Thule.

Les Espagnols s’étaient livrés avec passion à ces études, ils se sentaient faits pour elles ; aussi, d’élèves, y sont-ils très vite devenus maîtres. À l’époque d’Auguste, Porcius Latro, un Espagnol, tenait la première place parmi les rhéteurs romains, et c’est pour un Espagnol, Quintilien, que Vespasien a fondé la première chaire publique d’éloquence.

Martial était de l’Espagne citérieure comme Quintilien. Bilbilis, sa patrie, dont il ne reste plus aucune trace aujourd’hui, devait être une assez petite ville, quoiqu’elle ait produit, en même temps que Martial, deux hommes distingués : Maternus et Licinianus, qui surent se faire une situation très honorable à Rome. Est-ce là que Martial fit ses études, ou dans quelque ville plus importante des environs, par exemple à Tarraco (Tarragone), la capitale de la province ? nous ne le savons pas ; mais elles durent être très brillantes. Plus tard, à ses heures de découragement et de tristesse, après que ses espérances de fortune eurent été souvent trompées, il regrettait qu’on eût pris la peine de lui donner une si bonne éducation. « Mes parens, disait-il, ont été bien sots de me faire apprendre la littérature. Qu’ai-je à faire de la grammaire et de la rhétorique ? » Et, comme un père de famille lui demandait un jour quels maîtres il devait donner à son fils : « Surtout, lui répondait-il, évitez les grammairiens et les rhéteurs. Gardez-vous qu’il ouvre jamais un livre de Cicéron ou de Virgile. Si, par malheur, il fait des vers, déshéritez-le. Veut-il s’instruire dans des arts qui rapportent de l’argent, qu’il apprenne à être joueur de cithare ou de flûte. Si son esprit vous paraît un peu lent et grossier, faites-en un crieur public ou un architecte. » Mais c’est plus tard seulement que le découragement est venu, et que Martial a maltraité ces belles études, sur lesquelles il avait compté, et qui ne le menaient à rien. Soyons sûrs qu’elles le charmaient dans sa jeunesse, qu’il était très fier des éloges de ses maîtres et des applaudissemens de ses camarades. Il a conservé un souvenir très tendre de ses premières années. Sa petite patrie lui a toujours été très chère, et, même au milieu de ces sociétés élégantes où l’on souriait volontiers de la barbarie des provinces, il prenait plaisir à parler d’elle et à la célébrer. « Que ceux, disait-il, qui ont vu le jour dans les cités de la Grèce aiment à chanter Thèbes et Mycènes, et l’illustre Rhodes, et Lacédémone avec ses luttes de gracieux éphèbes ! Moi, je suis un fils des Celtes et des Ibères, et quoique les noms de mon pays soient rudes à prononcer, je n’ai pas de honte à les redire dans mes vers reconnaissans. »

De cœur, il est resté Espagnol ; il paraît qu’il l’était aussi d’aspect et de visage. Il nous dit qu’il avait la barbe épaisse, les cheveux raides, la voix forte, et qu’on reconnaissait, en le voyant, un homme qui était né tout près du Tage. Ce qui nous étonne, c’est que rien dans le caractère de son talent ne rappelle ce pays auquel il était si attaché. En général, les écrivains espagnols se ressemblent ; ils ont des qualités et des défauts auxquels on les reconnaît ; et ce qui paraît prouver qu’ils les tiennent bien de leur race, c’est qu’ils les avaient déjà dans l’antiquité. La première fois qu’il est fait mention de poètes de l’Espagne (c’est dans un discours de Cicéron), on nous dit qu’ils sont épais et ronflans : pingue sonantes. Le premier prosateur espagnol que l’on connaisse est ce Porcius Latro dont il vient d’être question, déclamateur fougueux, violent, inégal, tout de premier mouvement. Il y a dans les tragédies de Sénèque des descriptions de supplices et des raffinemens de cruauté à rendre jaloux Ribera. Lucain, dans ses mauvais momens, tombe dans l’exagération et l’emphase, il aime les mots sonores et les pensées voyantes. Dans Martial, on ne trouve rien de pareil ; il n’enfle jamais la voix, il ne cherche pas à produire de l’effet. C’est un des écrivains les plus simples et les plus naturels qui nous restent de toute la littérature latine. Aucun Espagnol ne l’a moins été que lui dans ses vers.


II


En 64, Martial, qui avait alors à peu près vingt-quatre ans, quitta son pays pour aller à Rome. Ce n’était pas un simple voyage de curiosité ; il ne partait pas seulement pour quelques semaines, comme cet Espagnol qui, vers la fin de l’époque d’Auguste, fit le trajet uniquement pour voir Tite-Live, et s’en revint après l’avoir vu. Il avait la pensée de s’y établir, et de fait il y est resté trente-quatre ans sans rentrer chez lui.

Quelle raison pouvait-il avoir de quitter Bilbilis ? Il ne l’a dit nulle part, mais je ne crois pas qu’il soit difficile de le deviner. Il n’était pas riche, et, vraisemblablement, on l’avait mieux élevé que ne le comportait sa fortune ; il devait donc se trouver dans cette situation qui est chez nous celle de tant de personnes, il lui fallait pour vivre tirer parti de l’éducation qu’il avait reçue. Ce n’est pas toujours aisé, surtout dans les villes de peu d’importance ; mais les plus grandes peuvent offrir plus de ressources, et voilà pourquoi on a tant d’empressement à s’y entasser.

Rome exerçait alors sur le monde une attraction puissante. « Voyez cette foule, disait Sénèque, à laquelle suffisent à peine les maisons d’une ville immense. Elle est presque toute composée de gens dont Rome n’est pas la patrie. De leurs municipes, de leurs colonies, de la terre entière, ils se précipitent ici comme un fleuve ; les uns y sont amenés par leur ambition, les autres y viennent remplir des fonctions publiques ; les débauchés y cherchent un endroit commode, où tous les vices peuvent se rassasier en liberté ; ceux-ci veulent satisfaire leur goût pour les lettres et pour les arts, ceux-là leur passion pour les spectacles. On s’y rend pour suivre des amis, pour produire ses talens sur un plus grand théâtre ; il y en a qui viennent y vendre leur beauté, d’autres leur éloquence ; enfin, le genre humain tout entier se donne rendez-vous dans une ville où l’on paye plus cher que partout les vertus et les vices. »

Voilà bien des raisons qui pouvaient amener les provinciaux à Rome. Les Espagnols, qui, parmi ces émigrans, étaient fort nombreux, y venaient surtout, à ce qu’il semble « pour vendre leur éloquence. » On vient de voir que les écoles de rhétorique avaient pris chez eux beaucoup d’importance ; les jeunes gens y faisaient de brillantes études, et on leur apprenait à bien parler sur tous les sujets. Leurs succès de province leur tournaient la tête : ils espéraient réussir aussi à Rome, et peut-être arriver par là aux plus hautes fonctions de l’État. Tant que dura la république, il n’y eut pas, à proprement parler, d’avocats ; les grands seigneurs étaient tenus de défendre les causes de leurs cliens, mais ils devaient le faire gratuitement ; la loi Cincia leur interdisait d’accepter aucune rémunération. Sous l’Empire, la loi fut, sinon abolie, au moins mitigée : il fut permis de recevoir un salaire, à la condition qu’il ne dépasserait pas 10 000 sesterces (2 000 francs). Avec le salaire, la profession commença d’exister ; dès lors, il y eut des avocats, et en grand nombre. Quelques-uns, de naissance obscure, partis de très petits municipes, parvinrent à se faire à Rome des situations très brillantes. On voyait à leur porte, le matin, les plus grands personnages, qui venaient leur demander de plaider pour eux quelque affaire importante ; ils attendaient leur réveil, mêlés aux plus humbles cliens, et, avec eux, les accompagnaient au Forum. Comme on pense bien que la loi qui limitait leurs bénéfices n’était guère respectée, les avocats en renom finissaient par devenir très riches. Tacite évalue la fortune de Vibius Crispus et d’Éprius Marcellus à 200 et 300 millions de sesterces (40 et 60 millions de francs)[3]. Quelle tentation pour les jeunes provinciaux qui se trouvaient quelque talent de parole, et comme ils devaient regarder vers une ville où les orateurs récoltaient tant de gloire et tant d’argent !

Cependant, ce n’est pas du côté de l’éloquence que Martial s’était tourné, quoiqu’on le lui eût quelquefois conseillé ; il faisait des vers et n’entendait pas faire autre chose. Comme il avait le sentiment de ce qu’il valait, il comptait bien que dans une aussi grande ville, pleine de gens éclairés, de protecteurs généreux des arts et des lettres, il trouverait facilement à employer son talent. Il se trompait beaucoup, et il reconnut plus tard qu’à Rome, pas plus qu’ailleurs, il n’était aisé, même aux gens de mérite, d’arriver à la fortune. On aurait pu lui dire, le jour où il quitta Bilbilis, ce que plus tard, éclairé par l’expérience, il disait lui-même à un provincial, qui voulait faire comme lui. « Réponds-moi, Sextus ; d’où te vient cette belle confiance ? qu’espères-tu faire à Rome ? — J’y plaiderai, me dis-tu, et bien mieux que Cicéron ; dans les Trois Forums, je n’aurai pas mon pareil. — Tu as connu Atestinus et Civis ; ils plaidaient fort bien l’un et l’autre ; aucun des deux n’a pu gagner assez pour payer son terme. — Eh bien ! si l’éloquence ne produit rien, je ferai des vers. Je te les viendrai lire ; tu croiras que c’est du Virgile que tu entends. — Pauvre fou que tu es ! Tous ces malheureux que tu vois, qui grelottent dans leurs manteaux râpés, ce sont des Ovide et des Virgile. — Alors, je me produirai chez les grands. — Chez les grands ? C’est à peine si trois ou quatre y trouvent le nécessaire, le reste meurt de faim. » C’était la vérité, mais je crois bien que Martial aurait refusé d’y croire, et qu’il aurait répondu résolument, comme le jeune homme auquel il faisait la morale : « Que voulez-vous ? je suis décidé à partir. »

Il partit donc et arriva précisément à Rome à l’un des momens les plus sombres de l’histoire de l’Empire ; c’était l’année même du grand incendie où la moitié de la ville brûla. Il assista aux drames qui suivirent : à la mort de Néron ; aux révolutions qui donnèrent successivement l’empire à Galba, à Othon, à Vitellius ; au triomphe de la dynastie Flavienne. Qu’a-t-il fait, qu’est-il devenu au milieu de toutes ces catastrophes, pendant qu’on se battait dans les rues, qu’on faisait le siège du Capitole et qu’on y mettait le feu ? Nous l’ignorons absolument. Nous ne savons pas davantage comment il a vécu sous Vespasien. Comme nous n’avons rien conservé des ouvrages qu’il a composés à cette époque, seize ans de sa vie nous échappent tout à fait. Mais nous ne risquons guère de nous tromper en supposant qu’il faisait alors ce qu’il a toujours fait, ce qu’il était dans sa nature et dans ses habitudes de faire. Par exemple, nous pouvons être sûrs que, dès son arrivée, il a cherché à se glisser dans la familiarité de quelques grands personnages. On a conjecturé qu’il dut s’adresser d’abord aux gens de son pays, arrivés avant lui à Rome, et dont la fortune était faite. Le nombre en était assez considérable, et, selon l’usage, ils formaient, dans la grande ville, une sorte de colonie où le nouveau venu pouvait trouver quelque appui. Martial, pauvre, inconnu, n’a pas manqué sans doute d’user de cette ressource. Nous voyons que jusqu’à la fin, il est resté lié avec des Espagnols qui habitaient Rome, et qu’il a bien vécu avec eux. Il a souvent adressé des vers à Decianus, d’Emérita, un avocat qui était en même temps un philosophe stoïcien, mais un stoïcien prudent qui ne voulait pas qu’on le brouillât avec l’autorité ; à Canius Rufus, de Gadès, historien et poète à ses heures, causeur si spirituel que, « s’il avait été à la place des Sirènes, Ulysse n’aurait jamais eu le courage de se boucher les oreilles, » et à beaucoup d’autres de ses compatriotes. Il a dû certainement aussi connaître Sénèque : un Espagnol ne venait pas à Rome sans essayer d’approcher de celui qui était la gloire de son pays ; et Sénèque ne devait pas les rebuter. Il avait pris les goûts et la façon de vivre de cette vieille aristocratie où sa position et sa fortune l’avaient fait entrer, et il ne lui déplaisait pas sans doute d’avoir, à son lever, des flots de cliens, qui l’accompagnaient ensuite dans les rues de Rome. Le soin qu’il prend de nous apprendre qu’il s’est mis plus tard à voyager simplement, avec une seule voiture, sans coureurs qui le précèdent, sans bagages qui le suivent, montre bien qu’il n’en avait pas l’habitude. Il devait donc être accueillant pour ceux qui venaient grossir sa clientèle, surtout quand c’étaient des gens d’esprit et dont on pouvait se faire honneur[4]. Mais Martial n’eut pas le temps de profiter de la protection de Sénèque, que Néron fit tuer l’année suivante, à propos de la conspiration de Pison. Le poète n’en demeura pas moins fidèle au souvenir du grand homme, qu’il n’avait fait qu’entrevoir ; il est resté lié avec ses amis, il a chanté Cæsonius Maximus, que son amitié pour Sénèque fit condamner à l’exil, et Ovidius qui l’accompagna ; il a célébré l’anniversaire de la naissance de Lucain, à la demande d’Argentaria Polla, sa veuve. Il semble donc que le début de Martial à Rome n’ait pas été très malheureux ; il paraît y avoir trouvé des amis, des protecteurs puissans. Aussi dans la suite, quand les libéralités devinrent plus rares et qu’il lui fut plus malaisé de vivre, disait-il tristement : « Rendez-moi les gens d’autrefois, les Pisons, les Sénèques, les Memmius, les Crispus », c’était le bon temps !


III


Il fallut une circonstance extraordinaire pour que Martial publiât son premier recueil de vers. En 80, la dernière année de la vie de Titus, le Colisée (amphitheatrum Flavium) fut inauguré. Ce ne fut pas seulement une grande fête : c’était un acte de profonde politique. Il s’agissait d’effacer le souvenir de Néron. Quoiqu’il fût mort depuis onze ans, le peuple ne l’oubliait pas, et le prestige de la nouvelle dynastie avait à souffrir de cette affection vivace. On aimait ce dernier descendant d’une grande race, non seulement pour les fêtes merveilleuses qu’il avait données, mais pour sa naissance, pour son faste, pour ses prodigalités, pour ses folles constructions qui flattaient les goûts de la multitude. Quoique Néron se prétendît un admirateur passionné de l’art grec, c’était bien un Romain. Il préférait la grandeur à la beauté, et il ne trouvait grand que ce qui dépassait les proportions ordinaires. La construction de son palais avait été son dernier caprice. Le Palatin lui semblait étroit, mesquin, encombré ; pour le rebâtir à son idée, il lui fallait un espace immense dont il fût absolument le maître. On prétendit qu’il avait mis le feu à Rome afin de se le procurer : cette expropriation expéditive avait l’avantage de le débarrasser non seulement des propriétés particulières, qu’il pouvait acquérir en les payant bien, mais des temples et des anciens édifices, qu’on lui aurait difficilement permis de détruire. Dans ce désert, il construisit sa maison, une maison tout étincelante de marbre et d’or, incrustée de diamans, meublée de chefs-d’œuvre, avec des salles dont les plafonds étaient mobiles et versaient des parfums et des fleurs. Mais voici en quoi consistait véritablement l’originalité de la construction. Il avait eu l’idée étrange de mettre au milieu de Rome tout ce qui constituait une riche villa romaine, — le château de Versailles sur la place du Carrousel. — Il y avait des champs, des parcs, des portiques, des forêts, des chasses ; au milieu, un vaste étang, entouré de bâtisses, comme une ville ; des bassins où l’on avait amené l’eau de mer d’Ostie (24 kilomètres) ; des fontaines où coulait l’eau sulfureuse qui venait de Tivoli. À l’entrée, une statue colossale du prince, haute de 120 pieds, accueillait les hôtes. Quand Néron mourut, tout était à peu près fini. L’empereur Othon, qui eut un moment l’idée d’y mettre la dernière main, prétendait qu’il n’en coûterait plus guère qu’une dizaine de millions de francs, — une bagatelle, — pour l’achever.

La construction de la Maison d’or, comme on l’appelait, avait fort irrité les gens riches, qui en faisaient les frais. À cette occasion, des vers malins furent crayonnés sur les murailles. « Rome, y lisait-on, est devenue l’habitation d’un seul homme. C’est le moment, citoyens, d’émigrer à Véies ; à moins que Véies lui-même ne soit compris dans la maison de César. » Mais le peuple, qui ne payait pas, était saisi d’admiration devant ces folies. Aussi les empereurs Flaviens, pour dérouter les souvenirs, prirent-ils la résolution de dénaturer ces immenses bâtisses et de donner à tout le quartier entre le Cælius, l’Esquilin et la Vélia un aspect nouveau. Le colosse fut décapité, et l’on remplaça la tête du prince par celle du Soleil. Où s’élevait le palais impérial, Titus bâtit ses thermes, dont il reste de si beaux débris ; et le Colisée occupa la place du grand étang. On pensait que la magnificence des nouvelles constructions ferait oublier les anciennes, et voilà pourquoi on voulut donner aux fêtes, qui en célébraient l’inauguration, un éclat extraordinaire.

À ces spectacles, on était venu de toutes les parties du monde. « On y voyait l’habitant de l’Hæmus, l’Arabe, le Sabéen, le Sarmate qui se désaltère avec le sang de son cheval, et ceux qui boivent l’eau du Nil à sa source, le Sicambre à la chevelure bouclée, l’Éthiopien aux cheveux crépus, et l’on y entendait résonner toutes les langues. » Martial, comme on le pense bien, ne manquait pas d’y assister, et la représentation finie, ou même pendant qu’elle durait encore, il célébrait ce qu’il venait de voir en quelques courts poèmes qu’il communiquait à ses amis. Est-ce lui, qui, après que la fête fut terminée, eut l’idée de les réunir ou reçut-il l’ordre de le faire ? nous ne le savons pas ; toujours est-il qu’en le faisant il servait la politique impériale. Il explique très clairement ce qu’elle avait voulu faire quand il dit : « Rome est enfin rendue à elle-même. Grâce à toi, César, tout un peuple jouit de ce qui ne servait qu’aux plaisirs d’un seul homme. » Il était surtout important que la mémoire de ces fêtes fût conservée et qu’on en transmît l’impression à ceux qui n’avaient pas pu les voir. C’est ce qu’a fait Martial et c’est lui aussi qui nous les rend encore vivantes aujourd’hui. Il faut lire son petit livre, malheureusement incomplet et mal ordonné[5], pour en avoir quelque idée. Comme elles durèrent cette fois cent jours de suite, et qu’il fallait tenir pendant si longtemps la curiosité publique éveillée, on était forcé de varier les spectacles. À ce qui en faisait le fond d’ordinaire, combats de gladiateurs, naumachies, courses de chars, exhibitions d’animaux féroces ou apprivoisés, chasses où l’on tuait jusqu’à neuf ou dix mille bêtes, on ajouta des plaisirs nouveaux ou moins usés. Cette fois l’attraction paraît avoir consisté surtout à représenter des événemens tirés de l’histoire ou de la mythologie ; c’était, par exemple, dans l’arène inondée, le combat naval entre les gens de Corinthe et de Corcyre, ou les jeux des Néréides sur les flots, ou Léandre qui traverse le Bosphore pour aller voir sa maîtresse, et qui semble dire aux ondes irritées : « Laissez-moi atteindre le rivage, et ne me noyez qu’au retour. « Seulement, pour que le spectacle fût tout à fait au goût des Romains, il était bon d’y joindre quelques agrémens auxquels on les avait accoutumés. On sait, par exemple, qu’ils aimaient à voir verser le sang ; aussi ajouta-t-on aux tableaux les plus rians des dénouemens lugubres. Dans un décor gracieux, qui rappelle le bois des Hespérides, Orphée charme la nature par ses chants ; mais, quand on suppose que le public en a assez de voir des arbres et des rochers se mouvoir en cadence, on lâche une bête féroce qui met le malheureux en pièces. Le brigand Lauréolus était le héros d’une comédie fort appréciée des Romains ; elle représentait un voleur aux prises avec la police et se moquant d’elle, ce qui est très populaire dans tous les pays du monde. La police, comme de juste, finit par être la plus forte et Lauréolus est mis en croix. Mais ce supplice paraissait trop lent aux spectateurs ; il fallait qu’un ours de Calédonie se jetât sur le malheureux et l’achevât. La foule ne perdait rien de son agonie. « Le sang ruisselait de ses membres vivans. Sa chair tombait en lambeaux. Aucune partie de son corps ne conservait de forme humaine. » Le plaisir que prend Martial à dépeindre ces horreurs nous fait deviner celui que la foule trouvait à les voir. — On a quelquefois peine à comprendre que le siècle des Antonins présente des contrastes si singuliers ; on ne s’explique pas comment la morale si pure, si élevée, dont tant de personnes faisaient alors profession,. pouvait se joindre à des sentimens si cruels. Le petit livre de Martial nous aide à résoudre ce problème. C’est qu’à côté de l’école des sages, qui prêchait l’humanité, il y avait celle de l’amphithéâtre qui apprenait à être féroce.

Le livre Sur les spectacles eut ce résultat pour l’auteur, de le mettre en relations plus directes avec le prince. Il est vraisemblable que Martial, quoiqu’il fût toujours à la recherche de protecteurs, ne s’était pas encore adressé si haut. Vespasien était un bon bourgeois fort économe, et qui ne devait pas être d’humeur à faire beaucoup de frais pour encourager la poésie[6]. Les choses changèrent avec Titus, qui se piquait d’être un homme du monde et de cultiver les arts de la Grèce. Il promit à celui qui l’avait chanté des récompenses qu’il n’eut pas le temps de lui donner, car il mourut peu de temps après que les fêtes furent achevées. Naturellement Martial les réclama à son successeur. C’était Domitien, son frère, qu’on pouvait croire bien disposé pour la littérature, car il avait fait des vers dans sa jeunesse, et, selon Quintilien, « il n’avait cessé d’en faire que parce que les dieux ne trouvaient pas que ce fut une gloire suffisante pour lui, d’être le plus grand des poètes. » Martial espéra que la poésie avait enfin trouvé son Mécène, et dès lors il ne cessa d’accabler le prince de ses flatteries.

Une autre conséquence, et plus grave, de ce premier ouvrage, fut qu’il lui donna la pensée de publier tous ceux qu’il composerait dans la suite. Il avait dû faire un grand nombre d’épigrammes, depuis qu’il était à Home, et elles avaient eu beaucoup de succès, puisqu’en tête du premier livre de celles que nous possédons il dit : « qu’il est connu dans tout l’univers. » Pourquoi donc ne les avait-il pas réunies et publiées comme il l’a fait plus tard ? C’est sans doute qu’il n’attachait pas autant d’importance à ses œuvres avant d’avoir vu le cas qu’en faisaient les gens d’esprit. Elles étaient en général des pièces de circonstance, et il pouvait lui sembler qu’elles ne méritaient pas de survivre à ce qui leur avait donné l’occasion de naître[7]. Il ne s’adressait donc pas à un libraire : un jeune esclave, nommé Démétrius, scribe habile, qu’il avait chez lui, les recopiait de sa plus belle main, et elles étaient envoyées à celui pour qui elles étaient faites. Dès lors elles lui appartenaient, et Martial n’aurait peut-être pas jugé convenable de les aller reprendre. Naturellement le personnage dont elles célébraient la générosité n’avait garde de les laisser se perdre. Il les lisait à ses amis, à ses connaissances, et les conservait précieusement. On savait bien que, si on en avait besoin, on les retrouverait chez lui, et c’est en effet là que plus tard on les alla chercher. Quand Martial fut devenu tout à fait célèbre, un libraire bien avisé eut l’idée de recueillir les petits poèmes que leur auteur avait négligé de publier et en donna une édition. Martial, qui n’en fut pas fâché, se chargea de la recommander au public : « Tout ce qu’il m’est arrivé d’écrire quand j’étais jeune et presque enfant, des sottises dont j’ai perdu moi-même le souvenir, ami lecteur, si tu veux perdre quelques heures que tu pourrais mieux employer, tu les trouveras chez Quintus Polius Valerianus : cet homme s’est promis d’empêcher qu’aucune des bagatelles que j’ai composées puisse périr. » Mais si les pièces de Martial, même sans être publiées, ne couraient pas de risques d’être perdues, elles étaient exposées à d’autres dangers. Bien des gens, qui les avaient entendu lire dans les réunions mondaines, dont elles faisaient les délices, les retenaient par cœur, puis les répétaient, et finissaient par se les attribuer. Il y en avait même qui les colportaient en province, où il était plus difficile de les convaincre de fraude, et se faisaient ainsi chez eux une réputation aux dépens de l’auteur véritable. Le seul moyen qu’il eût d’empêcher cette usurpation était de bien établir sa propriété et il ne pouvait le faire qu’en réunissant lui-même ses œuvres et en les donnant au public sous son nom. A partir de ce moment, il prit l’habitude de publier presque tous les ans, chez Secundus, chez Atrectus, chez Tryphon, les libraires en vogue, un livre d’épigrammes, qui en contenait une centaine.


IV

Nous n’avons de Martial que des épigrammes, et probablement il n’a pas écrit autre chose ; il semble s’être fait de ce genre une spécialité. On sait que ce mot avait, chez les anciens, une signification beaucoup plus étendue qu’aujourd’hui. C’était proprement une courte inscription de quelques vers, et il désignait aussi bien l’épitaphe d’un tombeau ou la dédicace d’un autel que les malices qu’on crayonnait sur une muraille. Avec Martial, la satire y domine. Ce n’est guère plus chez lui qu’une petite pièce, vive, alerte, spirituelle, qui raconte plaisamment une anecdote, raille un travers ou met en saillie un bon mot. Comme l’intérêt y est surtout dans le trait qui la termine, le poète y prépare d’avance son lecteur, et, dès le début, tout se dirige vers la piqûre finale. Cette façon de procéder, qui est dans toutes un peu la même, risque à la longue de les faire paraître monotones, et, quand on en réunit un grand nombre à la suite les unes des autres, la monotonie y devient encore plus apparente. Martial, qui était un homme de goût, le sentait bien, aussi a-t-il grand soin de demander grâce pour elles. Dès le début, il avoue sans détour que tout n’est pas irréprochable dans ses ouvrages : « Il y a du bien, il y a du médiocre, il y a encore plus de mauvais. » Mais il ne faut pas être trop rigoureux pour des épigrammes. S’il y en a la moitié de bonnes, cela suffit ; on doit pardonner aux autres. D’ailleurs, quel besoin de les lire toutes de suite ? Trouvez-vous qu’il y en a trop ? n’en lisez que quelques-unes ; vous reprendrez le reste plus tard. — Le conseil est sage : Martial est un de ces auteurs qu’il ne faut prendre qu’à dose modérée, et par intervalles.

Mais le vrai moyen de trouver du plaisir à le lire, c’est de le remettre en son temps, de vivre un moment avec lui de sa vie et de celle des gens qu’il fréquentait. C’était une société riche, restreinte et choisie ; il a grand soin de nous dire qu’il ne s’adresse pas à tout le monde : « D’autres écrivent pour la foule ; moi, je ne tiens à plaire qu’à quelques personnes ; » il veut plaire à ces gens de goût, à ces gens d’esprit, qui sont habitués aux conversations légères, qu’un mot leste n’effarouche pas, qui pardonnent une sottise, quand elle est dite finement. Son livre lui semble mériter une autre fortune que d’être solennellement placé dans une bibliothèque, à côté des ouvrages de philosophie ou de science, et consulté de temps en temps par les gens graves ; comme il est mince de format, d’aspect agréable, peu gênant, on peut le mettre sous sa toge et l’en tirer, pour le lire, quand on se promène sous un portique ; on l’emporte avec soi dans ces repas où se réunit la bonne compagnie, et, vers la fin du dîner, lorsqu’on est las de parler des cochers et des chevaux ou de raconter les nouvelles du jour, on passe aux dernières épigrammes de Martial et l’on s’en régale. C’est à peine si l’on change de sujet, car Martial aussi aime à parler de tout ce qui occupe la curiosité futile des désœuvrés du grand monde ; il est partout question chez lui des petits incidens des jeux publics, de la neige qui est tombée un jour au milieu de la représentation sans que l’Empereur ni le public aient quitté la place ; de cet acteur qui a joué le rôle de Mucius Scævola et qui tient si bravement sa main sur le brasier enflammé ; du lion qui mange son gardien et qui joue avec un petit lièvre qui s’est réfugié entre ses pattes ; joignez-y les bons mots qui courent la ville, des anecdotes galantes, et quelques obscénités, qu’on demande aux dames de ne pas écouter pour être sûr qu’elles tendent l’oreille afin de les mieux entendre.

On ne peut pas dire que Martial nous apprenne des choses très nouvelles sur la société de son temps : il n’était pas assez libre d’en parler comme il l’aurait voulu ; dans sa situation, ayant besoin de tout le monde, il ne devait s’exposer à blâmer personne, il proteste sans cesse contre ceux qui veulent trouver dans ses vers des allusions malicieuses ; ludimus innocue. Un homme si timoré ne pouvait pas être un observateur bien profond. De peur de se compromettre, il reste dans les généralités de la morale ordinaire, il attaque les avares et les prodigues, ceux qui ne font rien et celui qui fait trop de choses, le riche, qui laisse croire qu’il est pauvre de peur qu’il ne soit forcé d’être généreux, le pauvre qui veut passer pour riche, et qui, le soir, pour payer les dépenses de la journée, met son anneau en gage ; le parvenu insolent qui parle sans cesse de sa fortune, le coureur de testamens ; le parasite à la recherche d’un dîner ; le poète qui assassine tout le monde de ses vers, etc. Ce sont des figures vraies et vivantes, mais peu originales, et auxquelles il n’a pas donné beaucoup de relief. La peinture qu’il a faite des femmes n’est pas poussée au noir, comme chez Juvénal. Au fond, cependant, il les juge à peu près de même. On voit bien, à ce qu’il en dit, qu’elles se sont fort émancipées de la servitude et de la solitude d’autrefois, elles vont dans le monde, elles accompagnent leur mari dans les festins ; assises sur leurs hautes chaises, elles attendent les visiteurs, qui viennent leur apporter leurs hommages et leur apprendre les nouvelles. Ce qui fait leur indépendance, c’est qu’elles ont leur fortune à part, qu’elles gardent avec soin[8], afin de pouvoir l’emporter le jour du divorce, — et les divorces sont si fréquens ! Pour administrer leurs biens, elles choisissaient un intendant, et, si l’on en croit cette mauvaise langue de Martial, cet intendant était quelquefois un fort joli garçon : « Dis-moi, mon cher Marianus, qui est ce petit frisé, qui ne quitte jamais ta femme, qui s’appuie sur le dossier de sa chaise, et se penche sans cesse pour lui parler à l’oreille ? Ses jambes sont épilées avec soin et des bagues légères courent à chacun de ses doigts. Tu me réponds que c’est son intendant. Pauvre sot que tu es ! bien digne de jouer au théâtre les rôles de niais, à côté de Latinus. Ce ne sont pas les affaires de ta femme qu’il fait, mais bien les tiennes. » On voit que les femmes ne se contentaient pas d’user de l’indépendance qu’elles avaient conquise ; beaucoup en abusaient. Pour se bien prouver à elles-mêmes et convaincre tout le monde qu’il n’y a pas d’inégalité entre elles et les hommes, elles prennent leurs défauts, affichent leurs ridicules, envahissent leurs occupations ; elles affectent de ne plus parler que grec, elles veulent paraître savantes et pédantes, elles étudient la philosophie, elles font des vers, et même des vers d’amour : l’une d’elles, Sulpicia, la femme de Calenus, est célèbre par des poésies terriblement passionnées ; il est vrai qu’elles sont adressées à son mari, ce qui désarme les plus sévères. Martial l’admire comme tout le monde, il la compare à Sapho et à la nymphe Egérie. Mais, en parlant ainsi, il ne dit pas tout à fait ce qu’il pense : en réalité, ces talens que les femmes cherchent à se donner l’inquiètent. Il souhaite, quant à lui, que celle qu’il épousera, si jamais il se marie, ne soit pas trop savante ; cette égalité qu’on veut établir entre l’homme et la femme ne lui dit rien de bon ; et il reprend à son compte le mot du vieux Caton : Le jour où elles seront nos égales, elles seront nos maîtres :

Inferior matrona suo sit, Prisce, marito.
Non aliter fient femina virque pares.

Si l’on voulait compléter ce tableau de la vie mondaine que Martial laisse entrevoir, il faudrait placer à côté de la femme qui se pare, qui s’attife, qui se farde, « qui craint la pluie parce qu’elle se met du blanc, et le soleil parce qu’elle se met du rouge, » son compagnon, l’homme à la mode, que le poète appelle le petit-maître ou le petit-frisé, bellus homo, crispulus. C’est un personnage assez nouveau dans la société romaine ; on ne le connaissait guère à l’époque républicaine ; aussi n’en est-il jamais question dans les comédies de ce temps. Peut-être le trouverions-nous dans les mimes du temps d’Auguste, où l’on mettait volontiers sur la scène la vie privée, où l’on voyait l’amant surpris par le retour imprévu du mari se cacher dans un coffre. Il y a déjà quelques traces de sa présence dans l’Art d’aimer d’Ovide, mais c’est Martial qui l’a dépeint au naturel. « Un petit-maître est un homme dont les cheveux sont partagés par une raie bien faite, qui sent toujours les parfums, qui chantonne, entre ses dents, les chansons de l’Égypte et de l’Espagne, et sait agiter ses bras épilés en cadence, qui ne quitte pas de toute la journée les chaises des dames et qui a toujours quelque chose à leur raconter à l’oreille, qui leur lit les lettres qu’elles ont reçues de divers côtés et se charge d’écrire les réponses, dont la grande affaire est d’empêcher que son vêtement ne soit froissé par le coude du voisin, qui connaît les cancans de la ville et vous dira le nom de la femme dont un tel est amoureux, qui court les festins et peut réciter toute la généalogie du cheval Hirpinus. » Voilà en quelques vers un portrait achevé et qui nous met le personnage sous les yeux.

On a bien eu raison de chercher à savoir qui sont les gens à qui Martial adresse ses épigrammes[9] : c’est à peu près toute la société distinguée de ce temps. On y rencontre d’abord les serviteurs, les affranchis du prince, c’est-à-dire ceux qui, sous son nom, gouvernent l’empire ; puis, ce qui reste de l’ancienne aristocratie, fort diminuée, très appauvrie par la tyrannie des Césars, et la noblesse nouvelle qui est en train de la remplacer ; des gouverneurs de province, des généraux d’armée, des sénateurs qui possèdent depuis longtemps une grande situation ; d’autres moins connus, mais qui pointent déjà, comme ce Palfurius Sura, l’ami de Trajan, à qui l’avenir réservait une si brillante fortune. Ajoutez-y de riches protecteurs des arts, des amateurs, des collectionneurs, des lettrés du grand monde, Silius Italicus, qui avait composé un poème épique, et cet Arruntius Stella, un roi de la mode, auteur de petits vers précieux, « dans lesquels il mettait autant de perles et de brillans qu’il en portait à ses doigts. » Tacite n’est pas dans la liste : c’était un trop grave personnage et qui devait un peu effrayer la muse folâtre de Martial ; mais on y trouve son ami Pline le Jeune, que le poète n’aborde qu’avec respect et qui le fait souvenir de Caton. Un des plus curieux, dans le nombre, est cet Antonius Primus, qui eut son heure de célébrité. Il était de Toulouse, et ses compatriotes, dans le patois de leur pays, l’avaient surnommé Becco (l’homme au grand nez). Condamné sous Néron pour crime de faux, il avait trouvé moyen de se remettre en selle, et, à la mort d’Othon, il commandait une légion dans l’armée de Pannonie. Il se déclara résolument pour Vespasien, se jeta sur l’Italie, quoiqu’il eût reçu l’ordre de n’en rien faire, battit Vitellius, malgré tout le monde, pilla et brûla Crémone et prit Rome d’assaut. Ses soldats l’adoraient et ne voulaient suivre que lui ; il les fascinait par son audace, par sa faconde. Dans les conseils de guerre, il parlait plus haut que les autres, de manière à être entendu par les centurions, hors de la tente. Au plus fort de la mêlée, il courait les rangs, trouvant un mot à dire à chacun, encourageant les braves, traitant les lâches de pékins (pagani), toujours prêt, s’il les voyait faiblir, à prendre l’aigle et à se jeter sur l’ennemi. C’était un de ces héros d’aventures dont les partis se servent pendant la lutte et qu’on éloigne après le succès. Celui-là, la guerre finie, disparaît de l’histoire et nous ne saurions pas ce qu’il est devenu, si nous ne le retrouvions dans Martial. Il était retourné à Toulouse et y vieillissait tranquillement ; mais, comme il ne lui déplaisait pas qu’il lui arrivât encore, dans sa retraite, quelque bruit de la vie de Rome, il lisait les épigrammes de Martial ; le poète avait soin de les lui adresser lui-même, en lui faisant remarquer qu’un livre a plus de prix quand il vient directement de l’auteur, que si on l’achetait chez le libraire. Ce personnage mérite vraiment de n’être pas oublié : c’est le premier Gascon dont on ait gardé la mémoire.


V


Parmi les personnes importantes de cette époque, il y avait deux grands poètes : Stace et Juvénal. Martial n’a jamais dit un mot du premier, quoique assurément il dut le connaître ; il était l’ami intime de l’autre.

Les destinées de Martial et de Stace offrent des ressemblances surprenantes. Tous deux étaient nés hors de Rome et fort attachés à leur pays d’origine qu’ils n’ont cessé de regretter ; tous deux sont revenus y mourir. À Rome, tous deux ont fait le même métier : ils essayaient de vivre de la libéralité du prince ou des gens riches, et ni l’un ni l’autre n’y a réussi. Ils étaient donc rivaux, et rivaux auprès des mêmes personnes. Presque tous les noms qu’on vient de citer à propos des épigrammes de Martial se retrouvent dans les Silves de Stace. Ils ont prodigué aux mêmes personnes les mêmes flatteries ; ils ont très souvent traité les mêmes sujets. Tous deux ont chanté le mariage de Stella, pleuré la mort de Glaucias, l’esclave chéri d’Atedius Melior, célébré la naissance de Lucain, décrit les bains de Claudius Etruscus ou cette charmante statue de Lysippe que Nonius Vindex était si fier de posséder, fait des vers pour Earinus, un jeune eunuque du palais, qui venait de couper ses cheveux et en faisait don au temple d’Esculape, à Pergame. Ce n’est pas le hasard qui les a fait se rencontrer ainsi. Ils avouent qu’ils travaillaient sur commande, et ceux qui les payaient trouvaient un plaisir piquant à faire lutter ensemble deux poètes célèbres, comme fit chez nous la duchesse d’Orléans quand elle engagea Corneille et Racine à composer leur Bérénice. On est donc sûr qu’ils ont connu les mêmes personnes et fréquenté les mêmes maisons : comment se fait-il qu’ils n’aient jamais parlé l’un de l’autre ?

Ce qui peut expliquer ce silence, indépendamment de la jalousie très naturelle entre des gens qu’on se plaisait à mettre aux prises, c’est que leur caractère était très différent et que, s’ils faisaient le même métier, ils ne le faisaient pas de la même manière. Martial y apporte une sorte d’ingénuité, quelquefois même une franchise un peu brutale. Ces complimens qu’il distribue, il trouve tout naturel qu’on les lui paie, et si le salaire se fait attendre, ou lui semble trop maigre, il se plaint ou se fâche. « Quelqu’un dont j’ai fait l’éloge, dit-il à un ami, feint de l’ignorer et fait comme s’il ne me devait rien : je suis volé[10]. » Stace n’a pas la même attitude ; en réalité, il est prêt à faire tout ce qu’on lui demande, comme Martial ; si son protecteur le désire, il pleurera, avec la même émotion, la mort de sa femme, de son mignon ou de son perroquet ; mais en apparence au moins il y met plus de façon. Il se garde bien de laisser entendre qu’il compte tirer quelque profit de sa complaisance ; il voudrait nous faire croire que les personnes auxquelles il s’adresse sont des amis, que c’est uniquement pour sa satisfaction personnelle qu’il chante leurs douleurs ou leurs joies, qu’il vit dans leur familiarité. S’il détaille les beautés de leur villa, c’est qu’on l’y a retenu, un jour qu’il passait pour aller ailleurs. Il vante les objets d’art qu’on admire chez eux, parce qu’il les a vus dans un dîner où on l’avait convié. Une fois même, il semble dire qu’il ne fait pas des vers pour tout le monde, et qu’il faut en être digne et en comprendre le prix. C’est qu’il a un grand sentiment de lui-même et qu’il respecte en lui la poésie épique, dont il est fier d’être un des plus nobles représentans. Songez que c’était un improvisateur de tempérament, presque de naissance, puisqu’il était Napolitain, et qu’il s’est imposé la tâche de composer une épopée qui lui a coûté douze ans de travail. Avoir fait la Thébaïde, c’est une sorte de dignité qu’il ne veut pas compromettre ; c’est une gloire aussi, qui, dans la hiérarchie de la poésie, doit le mettre au-dessus des simples faiseurs d’épigrammes. Il est assez naturel que cette haute opinion qu’il avait de lui, il l’ait fait sentir aux autres, et que Martial en ait été froissé.

Au contraire, Martial paraît s’être très bien entendu avec Juvénal. Dans une des pièces qu’il lui adresse, il compare leur amitié à celle de Thésée et de Pirithoüs, de Castor et de Pollux, d’Oreste et de Pylade. Comment avait pu se former une liaison aussi étroite ? Au premier abord on ne le voit guère et l’on ne saisit entre eux que des contrastes. Les personnes que l’un accable de complimens sont précisément celles qui déplaisent le plus à l’autre. On a peine à se figurer Juvénal écoutant tranquillement les épigrammes où son ami célèbre le Dieu Domitien, où il flatte si bassement ses serviteurs, et, parmi eux, ce Crispinus, métis de Grec et d’Égyptien, que le satirique ne se lasse pas de déchirer : Ecce iterum Crispinus. Le jugement qu’ils portent sur leur temps est tout à fait contraire. Tandis que Juvénal proclame « que la corruption est à son comble, et qu’il n’y a plus de progrès à faire ; qu’en fait de vice, il défie l’avenir de rien imaginer de nouveau, » Martial trouve qu’à tout prendre, le siècle où il vit est une époque heureuse, et que, si seulement on payait un peu mieux les poètes, il n’y aurait rien à souhaiter. « Quand Rome a-t-elle été plus glorieuse, plus tranquille ? Quand a-t-on joui de plus de liberté ? » C’est au point que Caton, s’il revenait, reviendrait césarien. Entre les deux, comme on le voit, l’opposition est complète. Cependant, en cherchant bien, on aperçoit un point, — un seul, — sur lequel ils s’accordent. Juvénal affirme que, s’il s’est mis sur le tard à écrire des vers et à les publier, c’est qu’il avait une revanche à prendre contre tous les méchans ouvrages qu’on lui avait fait écouter dans les lectures publiques, et il en prend occasion pour railler ces Télèphes, ces Orestes interminables, avec leurs descriptions de tempêtes, leurs descentes aux enfers et toutes ces vieilleries qu’on fait subir à des auditeurs trop complaisans. Martial, non plus, ne peut souffrir ces longs et lourds poèmes et ne cesse de s’en moquer, d’autant plus que les auteurs se croyaient en droit de le mépriser, parce qu’il n’avait écrit que de petites pièces sans conséquence. Il répond à leur mépris, en déclarant que personne ne peut supporter ces épopées qui chantent en huit ou dix mille vers les aventures de Médée ou d’Agamemnon : « Ce sont des ouvrages qu’on affecte d’admirer, quand il y a du monde, mais qu’on ferme, dès qu’on est seul. »

Non seulement ces épopées lui semblent ennuyeuses, mais il leur fait un reproche plus grave, sur lequel il faut insister, car il nous fera mieux connaître le fond de ses opinions et mieux comprendre l’originalité de son talent. Ces sujets mythologiques étaient si anciens, ils avaient tenté, en Grèce et à Rome, un si grand nombre de poètes, on les avait ressassés de tant de manières qu’il était bien difficile à celui qui voulait les reprendre de rien imaginer de nouveau. Dès qu’il se met au travail, les souvenirs de ce qu’on a fait avant lui se réveillent dans sa mémoire ; ils l’obsèdent, ils le gênent, ils s’interposent entre lui et les sentimens qu’il veut exprimer ou les personnes qu’il veut peindre, si bien qu’il ne peut plus se mettre directement en contact avec la nature et la vérité. Il ne trouve plus à dire que des réminiscences, et son œuvre, quoi qu’il fasse, est toute d’artifice et de procédé. Voilà ce que Martial ne peut souffrir, ce qui est absolument contraire à sa nature et à sa méthode. Il oppose volontiers les plaisanteries piquantes de ses épigrammes, où la société de son temps aime à se reconnaître, à ces longs et puérils poèmes que le maître d’école déclame à ses élèves de sa voix enrhumée, « et qui font le tourment de la jeune fille déjà grande et du bon petit enfant[11]. » — « Quel plaisir, ajoute-t-il, peut-on prendre dans des livres pleins de ces sottises solennelles ? Lis plutôt ceux où la vie semble te dire : Me voilà. Chez moi tu ne trouveras ni Centaures, ni Harpies, ni Gorgones ; mais à chaque page, l’homme y respire et vit. » L’homme, la vie, Homo, Vita, ces mots dont il se sert volontiers, sont ce qui caractérise le mieux son œuvre. Aucune autre, dans la littérature latine, n’est plus vivante et plus sincère. Il n’use guère des idées générales, qui sont le fond de la poésie de son temps ; il n’a jamais recours à ces descriptions vagues dont tout le monde se contente autour de lui. Tout se tourne, dans ses ouvrages, en détails exacts et précis. Il nous apprend heure par heure comment un grand seigneur emploie sa journée ; il nous guide successivement dans tous les quartiers où un parasite espère trouver quelqu’un qui l’invite à dîner : on pourrait refaire la route après lui. Quand il flâne par les rues de Rome, il note les gens qu’on y rencontre d’ordinaire, les marchands d’allumettes soufrées, ceux qui débitent des salaisons ou des pois chauds, ceux qui vont offrir dans les cabarets leurs saucisses fumantes, les mendians de toute espèce, depuis le petit juif que sa mère a dressé à demander l’aumône jusqu’au pauvre naufragé qui raconte d’une voix lamentable la tempête où il a pensé périr et montre le tableau qui la représente. C’est ainsi qu’il se complaît à énumérer les petits faits qui nous mettent sous les yeux la vie de tous les jours[12]. Stace agit autrement. Comme il souhaite avant tout élever et ennoblir son sujet, il évite le plus qu’il peut ces détails qui lui paraissent grossiers, et s’empresse d’avoir recours à quelqu’une de ces lourdes machines dont l’usage de la poésie épique lui a donné le goût, à propos d’un événement ordinaire, un départ ou une arrivée, un mariage, les embellissemens d’une villa, la construction d’un chemin public, il évoque les légendes antiques, fait paraître et parler les dieux, et nous jette résolument en dehors de la réalité. — C’est tout juste l’opposé de Martial.

Quant à Juvénal, on peut affirmer, quoique les apparences soient contraires, qu’il est bien au fond de la même école que son ami. Nous avons vu qu’il professait, comme lui, la haine des grandes épopées mythologiques, et que c’est la raison qu’il donne pour expliquer qu’il se soit mis à faire des vers. Il lui en est resté une rancune amère contre la mythologie ; jamais il ne parle d’aucun dieu, même des plus grands, sans laisser échapper quelque irrévérence, et il a toujours un ton d’ironie quand il raconte les légendes les plus respectables. On ne peut guère douter non plus qu’il ne partage le goût de Martial pour tout ce qui est la vérité et la vie ; mais, comme il va volontiers à l’extrême, ce n’est pas tant l’expression vraie qu’il aime que l’expression crue. Je ne crois pas qu’il y ait, dans la littérature latine, un tableau d’une réalité plus repoussante que celui de la vieillesse, dans la dixième satire. Seulement, le réalisme de Juvénal a quelque chose de violent et d’outré, tandis que celui de Martial consiste simplement à voir les choses comme elles sont, et à les dire comme il les voit. C’est que Juvénal avait été trop longtemps l’élève et l’émule des rhéteurs ; le pli était pris, quand il donna son congé à la rhétorique ; il voulut l’abandonner, mais elle ne le quitta pas. Elle se montre chez lui par l’ampleur et l’emphase dans les développemens, par les exagérations du langage, par une chaleur un peu extérieure et factice, surtout par une certaine façon de choisir pour sujets de véritables thèses et de les traiter comme on faisait dans les écoles, en entassant un peu au hasard les raisons bonnes ou mauvaises et en se préoccupant plus de frapper fort que de frapper juste. Mais si d’ordinaire il subit la rhétorique, par moment aussi, il lui résiste. C’est du moins ainsi que j’explique certains passages fort singuliers de ses ouvrages dans lesquels une tirade passionnée, où il semble avoir mis son âme, tourne court tout d’un coup et s’achève par une plaisanterie inattendue[13]. Ce revirement rapide n’est-il pas une précaution qu’il prend contre lui-même, parce qu’il sent que son sujet l’entraîne, qu’il craint de n’être plus maître de lui et qu’il a peur de déclamer ? Il se décide alors à se couper volontairement les ailes et plutôt que de laisser son inspiration s’achever en déclamation, il la tourne en raillerie. S’il en est ainsi, on ne doit pas voir, comme on l’a fait, dans ces brusques changemens de ton un démenti qu’il se donne ; ils sont plutôt la suite de la lutte qui se livre chez lui entre son goût de lettré et ses habitudes de rhéteur.

Nous ne trouvons rien de pareil chez Martial. Pour rester simple et naturel, il n’avait pas d’effort à faire, c’est sa nature même, et il pouvait dire avec une entière assurance que toute sorte d’enflure est absente de ses livres :


A nostris procul est omnis vesica libellis.


C’était un mérite rare à l’époque où il vivait. De tous les écrivains de l’Empire, je n’en connais guère que deux qui aient su se garder complètement de la rhétorique : Pétrone et lui.


VI

Je crains bien d’avoir donné une idée peu favorable de Martial, quand j’ai dit tout à l’heure qu’il n’avait pas d’autre métier que d’adresser aux gens riches des complimens qu’on lui payait et qu’il n’en éprouvait aucune honte. C’est malheureusement ce qui ressort de la lecture de ses épigrammes. À la manière dont il provoque les libéralités de ses protecteurs, on voit bien qu’il ne se doutait pas qu’on lui en ferait un jour un reproche. Il n’attend pas qu’on lui donne ; il ne se lasse pas de demander, il crie toujours misère : il lui faut de l’argent pour désintéresser ses créanciers, pour payer son terme, pour renouveler sa garde-robe quand elle est usée. Sans compter qu’on ne le satisfait pas aisément et qu’une libéralité qu’il reçoit semble lui donner le droit d’en solliciter une autre ! Le chambellan de l’empereur, Parthénius, lui ayant fait cadeau d’une belle toge, sa reconnaissance et son admiration ne connaissent pas de bornes : c’est une merveille à laquelle rien ne peut s’égaler ; nulle part on n’en pourrait trouver de pareille ; « elle est plus blanche que le lys et que la fleur du troène fraîchement éclose. » Mais tout d’un coup il lui vient un scrupule qu’il ne peut s’empêcher d’exprimer. N’est-il pas à craindre que la beauté de la toge ne fasse paraître son vieux manteau trop laid ? — Ce qui est une manière de demander aussi un manteau[14].

Pour ne pas lui être trop sévère, songeons à ce qu’était alors la situation des gens de lettres. On est tenté de la croire brillante, quand on se souvient du goût que cette société témoignait pour la littérature et du grand nombre de ceux qui la cultivaient ; en réalité, elle a rarement été plus misérable. Un poète, par exemple, n’avait guère le moyen de vivre de sa plume ; le théâtre lui était fermé depuis qu’on n’y représentait plus que par exception des comédies et des tragédies ; à la vérité, il pouvait mettre en vente ses ouvrages, et, s’il avait du talent, il était sûr qu’ils auraient des lecteurs ; mais, quand ils se vendaient bien, le profit n’était pas pour lui. L’idée n’était venue encore à personne qu’un livre appartient à celui qui l’a fait, aussi bien qu’un champ ou une maison à ceux qui les possèdent, et que l’Etat doit lui en garantir la propriété. On pouvait, dès qu’il avait paru, s’en procurer un exemplaire, le faire copier autant de fois qu’on voulait, et donner à ses amis ou vendre au public ce qu’on ne gardait pas pour soi. Dans ces conditions, c’aurait été une duperie pour un libraire d’acheter cher une œuvre que tout le monde, le lendemain, avait le droit de reproduire et de répandre. On comprend donc qu’il ait très peu payé, ou même qu’il n’ait pas payé du tout, l’ouvrage que l’auteur lui apportait[15]. De cette façon, il ne partageait le bénéfice avec personne et faisait de bonnes affaires. Le commerce de la librairie, dont il n’est presque pas question avant l’Empire, était devenu alors florissant. Martial avait à Rome un certain nombre d’éditeurs, dont il cite le nom et donne l’adresse : il est probable que chacun d’eux vendait ses épigrammes sous des formats et à des prix différens. L’un, Secundus, qui demeurait derrière le temple de la Paix, en avait fait une édition commode, en petit format, qui ne pesait pas à la main, et qu’on pouvait emporter en voiture. Au contraire, Atrectus, qui possédait, près du forum de César, une belle boutique, avec une façade où s’étalaient les noms de tous les auteurs à la mode, tenait surtout des ouvrages de luxe, « dont la couverture était soigneusement polie à la pierre ponce et rehaussée de pourpre. » Un livre des épigrammes de Martial se payait chez lui quatre deniers (3 fr. 20). Tryphon, qui fut aussi l’éditeur de Quintilien, était, ce semble, bien moins cher. Martial dit que pour un de ses livres il se contentait de prendre quatre ou même deux sesterces (40 centimes) ; il est vrai qu’il s’agit des Xenia, une plaquette de peu d’importance, qui contient tout juste deux cents devises pour les cadeaux des Saturnales : même en les donnant à si bon compte, Tryphon trouvait moyen d’y gagner. Ajoutons que ce n’était pas seulement à Rome que les livres de Martial se vendaient, on les expédiait en province, où ils étaient fort appréciés. Mais, de ce commerce lucratif rien ne revenait au pauvre poète. C’est lui qui nous l’apprend, et, quoiqu’il paraisse résigné d’ordinaire à cette injustice, il ne peut s’empêcher cette fois d’en parler avec quelque amertume : « On dit que mes vers sont chantés jusque dans la Bretagne ; mais à quoi cela me sert-il ? Ma bourse n’en sait rien. »

Les autres moyens, par lesquels les poètes cherchaient alors à se faire connaître, n’étaient pas plus favorables à leur fortune. Par exemple, les lectures publiques, dont on usait beaucoup, coûtaient cher et ne rapportaient rien. Il fallait se procurer une salle et la meubler, louer les chaises qu’on plaçait dans l’orchestre, les bancs, qui figuraient les gradins, la chaire où s’asseyait le lecteur ; il fallait lancer des invitations et les renouveler plus d’une fois pour rafraîchir la mémoire des invités. Non seulement les auditeurs ne payaient pas, mais on en payait souvent quelques-uns pour applaudir aux bons endroits. Stace n’avait pas besoin de recourir à ce procédé ; son succès était sûr. Quand il lisait sa Thébaïde, c’était une joie pour tous les lettrés de Rome et les applaudissemens ébranlaient la salle : ce qui ne l’empêchait pas, nous dit Juvénal, quand il revenait chez lui, de n’avoir pas de quoi manger. Les concours littéraires, qui s’étaient beaucoup multipliés, et dans lesquels, depuis Néron, la poésie avait une place, ne donnaient guère plus de profit : on y distribuait surtout au vainqueur des couronnes et des palmes. Le père de Stace, qui avait remporté des prix à tous les jeux de la Grèce, n’en était pas moins forcé d’ouvrir une école pour vivre.

Tout cela, Martial le savait d’avance ; il ne se faisait aucune illusion sur le profit qu’il pourrait tirer de la vente de ses livres, et il ne paraît pas qu’il ait jamais cherché les récompenses des concours littéraires. La seule ressource sur laquelle il comptait était celle dont avaient usé tous les poètes avant lui, la libéralité des gens riches, et nous avons vu qu’il la sollicitait sans aucune honte. Aujourd’hui, nous sommes devenus plus délicats, et l’idée que nous nous faisons de la dignité de l’homme de lettres nous rend ces sollicitations de Martial très choquantes. Mais n’oublions pas que ces scrupules sont assez récens ; notre XVIIe siècle ne les connaissait pas. Les écrivains n’avaient alors aucune répugnance à recevoir des pensions ou des présens des grands personnages, à vivre à leur table et dans leurs hôtels, à faire partie de leur suite. Corneille disait de lui-même « qu’il avait l’honneur d’être à M. le Cardinal ; » et parmi ceux qui formèrent d’abord l’Académie, beaucoup étaient fiers d’être appelés « les domestiques de M. le Chancelier. » J’ajoute que les gens de lettres de nos jours ne sont pas devenus aussi indépendans qu’ils le disent ; ils ont surtout changé de servitude. Esclaves du public, ils épient ses goûts, préviennent ses désirs, et il n’en manque pas qui sont prêts à toutes les bassesses pour le satisfaire. D’ailleurs, ce qu’il peut y avoir de blessant dans cette situation des écrivains à la solde des gens riches était alors en partie couvert et voilé par l’antique institution de la clientèle. Elle existe dans tous les pays aristocratiques, respectée, honorée, reposant sur des services réciproques et des liens de mutuelle affection. Le client, à Rome, n’est pas un serviteur, il fait partie de la famille ; le patron n’est pas un maître, c’est presque un père. L’homme de lettres, quand il se produisit à Rome pour la première fois, n’avait pas de place dans le cadre de cette société fort peu lettrée. L’arrivée de cet intrus n’avait pas été prévue et l’on ne savait où le mettre. Scipion trancha la question en introduisant Ennius dans sa clientèle[16]. Les rapports entre le poète et son protecteur profitèrent de la cordialité qui régnait ordinairement entre le client et le patron. Ennius fut enseveli dans la tombe du grand Scipion ; Térence vivait familièrement avec Scipion Émilien, et Attius avec Brutus Callæcus. Le poète rendait en beaux vers, en conversations agréables et instructives, ce qu’il recevait de la générosité du grand seigneur. Cette réciprocité ne semblait ni chez le protecteur une tyrannie, ni chez le protégé un esclavage.

Malheureusement l’Empire amena, là comme ailleurs, de grands changemens. Les comices populaires ayant été supprimés, le patron eut moins besoin de recourir aux bons offices de ses cliens. Les liens entre eux se relâchèrent, et, avec le temps, il ne resta de l’antique clientèle que ses formes extérieures. Elle ne consista plus guère que dans la salutatio du matin et dans la distribution de vivres ou d’argent, qui en était la suite. Ce sont des détails bien connus, mais dont il faut dire un mot, car Martial y revient sans cesse. Vers la première ou la seconde heure du jour (de 5 à 7 heures du matin), le client venait apporter son hommage au patron. Il devait donc, s’il demeurait loin, se lever avant l’aurore. Il lui fallait ensuite se vêtir de la toge, c’est-à-dire de l’habit de cérémonie. Or la toge est un vêtement fort incommode, surtout pendant l’été : Juvénal prétend que, dans les villes de l’Italie, où l’on ne se gêne pas, on ne la porte plus que quand on est mort, pour être enseveli décemment. Ainsi vêtu, il se met en route par les rues étroites et glissantes de la ville aux sept collines. Il a beau se presser, si son patron est un homme d’importance, il risque de trouver le vestibule rempli et la porte encombrée ; il lui faut alors intriguer auprès des esclaves, subir leurs rebuffades, leur donner la bonne-main, pour être placé au bon rang. Enfin, son tour arrive après bien des retards et des affronts, il est admis à défiler devant le maître, qui attend les visiteurs dans son atrium, et à lui faire un salut solennel. Il passe ensuite chez l’intendant, qui lui donne ce qu’on appelle la sportule. C’était un cadeau, qui paraît avoir varié, selon les temps, d’importance et de nature ; à ce moment, il consistait en une somme de 10 sesterces (deux francs à peu près). La sportule distribuée, la corvée n’était pas finie. Le patron était bien aise de montrer au public la cohue de ses cliens et de s’en faire honneur ; il monte en litière, pour aller au Forum, traînant après lui les malheureux, qui, les pieds dans la boue, avec leur toge crottée, se font un passage au milieu de la foule et le suivent comme ils peuvent. Ce n’est pas que le patron lui-même prît un grand plaisir à ces visites matinales ; il y paraissait souvent à moitié réveillé, et, tout engourdi de l’orgie de la veille, il avait peine à ouvrir les yeux et à répondre au salut qu’on lui faisait, mais il tenait beaucoup à cet hommage qui rappelait son ancienne importance et qui en était presque le dernier débris. On était sûr de lui causer un plaisir sensible en venant le matin grossir le cortège de ses cliens ; aussi y voyait-on même de grands personnages, quand ils avaient quelque service à lui demander, des préteurs, des consulaires, qui se mettaient sans façon dans la foule, et venaient recevoir la sportule.

Martial non plus n’y manquait pas ; il avait trop besoin des riches et des puissans pour risquer de leur déplaire. Ce n’était pas pourtant la sportule toute seule qui l’attirait chez eux ; elle n’aurait pas suffi pour le faire vivre, et il attendait de ses protecteurs des faveurs plus importantes. Le souvenir des dix millions de sesterces (deux millions de francs) que Virgile tenait, dit-on, de la libéralité de ses amis, surtout le bien de la Sabine qu’Horace avait reçu de Mécène, et qui l’a rendu si heureux, ne quittait pas la mémoire des poètes romains : c’était le rêve de tous les jeunes gens, qui, au sortir de l’école, se jetaient dans la littérature, et, malgré tous les mécomptes de la vie, ils n’y renonçaient jamais. Malheureusement, il n’y avait plus de Mécène. Depuis les Sénèques et les Pisons, la race s’en était perdue. Avec Vespasien, Rome s’était mise à un régime d’économie bourgeoise. Juvénal vit bien que, du moment que les grands seigneurs renonçaient à mener leurs existences fastueuses, les poètes ne pouvaient plus guère compter sur les libéralités d’autrefois ; et, comme il savait que la poésie ne pouvait pas vivre de ses ressources propres, il lui conseilla d’implorer l’aide de l’Empereur :

Et spes et ratio studiorum in Cæsare tantum.

Martial n’avait pas attendu le conseil de son ami pour se tourner de ce côté. Quand il vit qu’aucun de ceux auxquels il prodiguait ses complimens, ni Regulus, ni Silius Italicus, ni Atedius Melior, ni Arruntius Stella, n’étaient aussi généreux pour lui qu’il l’avait espéré, il s’adressa à l’Empereur, et, comme c’était assez son habitude, et qu’il craignait que, dans ce concert bruyant d’adulations, sa voix ne risquât de se perdre, s’il ne criait plus fort que les autres, il alla du premier coup à l’extrême et le combla d’éloges impudens. Il célébra pompeusement ses victoires, qui n’étaient le plus souvent que des défaites déguisées ; il le félicita d’être « le restaurateur des mœurs publiques, » quoiqu’il sût très bien que cet auteur de lois rigoureuses contre l’adultère des autres avait été l’amant de sa nièce et qu’elle était morte parce qu’il avait tenté de la faire avorter. Il déclara que c’était le plus doux des hommes, au moment où il venait de faire mourir Rusticus, Senecio et le fils d’Helvedius Priscus ; qu’on n’avait jamais été plus libre, quand il exilait tous les professeurs de philosophie, pour les punir de quelques réflexions morales qui lui étaient importunes ; il l’appela : « Notre seigneur et notre Dieu, » parce qu’il savait que ce titre lui faisait plaisir ; enfin il eut l’audace de dire que si Jupiter et l’Empereur l’invitaient à dîner le même jour, il irait au Palatin. Il en fut pour ses avances : Domitien s’obstina à ne pas l’inviter. Il n’en obtint que quelques-unes de ces faveurs légères, qui ne coûtent rien à celui qui les donne et rapportent peu à celui qui les reçoit[17]. Mais il était tenace et ne se décourageait pas vite. Il raconte qu’un jour qu’il se plaignait à Minerve, la protectrice de Domitien, que l’Empereur lui eût refusé quelques milliers de sesterces qu’il lui demandait : « Sot que tu es, répondit la déesse ! ne dis pas qu’il te les refuse : il ne les a pas encore donnés. »

Il en était là, ne se lassant pas de recommencer ses flatteries et ses prières, harcelant de ses requêtes les favoris du maître et le maître lui-même, et comptant toujours qu’elles finiraient par être écoutées, lorsqu’un matin de l’année 96, Domitien fut assassiné, dans sa chambre, par ses plus intimes serviteurs.


VII


À ce moment, la situation de Martial nous semble assez brillante, quoiqu’il en paraisse moins satisfait que jamais. D’abord sa réputation n’est pas contestée à Rome ; on le lit, on l’admire, et il peut dire sans exagération qu’il est dans toutes les mains ; il y a même des gens d’esprit, qui savent ses épigrammes par cœur, et se font un succès en les plaçant à propos dans les réunions mondaines. Mais ce qui le rendait plus fier que le reste, c’est la vogue dont ses œuvres jouissaient dans les provinces. Rome était toujours la grande ville dont Cicéron disait déjà « qu’on ne peut vivre qu’à sa lumière. » On ne la quittait pas sans regret, et de loin on avait toujours les yeux sur elle. César, pendant ses campagnes, y entretenait des correspondans, chargés de lui faire parvenir, jusqu’au fond de la Gaule, les plaisanteries des mimes, et les bons mots de Cicéron. Pour tous les Romains, exilés dans les fonctions publiques, légats de légions, gouverneurs de provinces, procurateurs chargés de gérer les propriétés des princes ou les finances de l’État, même pour les simples centurions et préfets de cohortes, c’était une bonne fortune de recevoir les épigrammes de Martial, qui leur mettaient sous les yeux les moindres incidens de la vie romaine. Le plaisir qu’ils trouvaient à les lire était partagé par la haute société provinciale, qui ne parlait plus que latin, qui voulait se tenir au courant de ce qui se faisait ou se disait à Rome. Quand Martial apprenait que ses vers étaient lus et répétés non seulement dans les villes de la Gaule, mais sur les bords du Danube et jusqu’au milieu des brouillards du Rhin et de la Bretagne, il ne pouvait s’empêcher de dire avec complaisance : « Je suis donc quelque chose ; nonnihil ergo sumus ! »

Sa situation matérielle était aussi devenue meilleure ; nous en avons des preuves certaines. Il avait très longtemps habité un appartement, qu’il louait, au troisième étage d’une maison située sur les rampes du Quirinal, tout près du temple de Flora. Dans les dernières années, nous voyons qu’il est propriétaire d’une petite maison à lui, pour laquelle il demande à l’Empereur une concession d’eau, prise à l’aqueduc de l’Aqua Marcia. De tout temps il a possédé un petit champ à Nomentum que peut-être il tenait de la libéralité des Sénèques[18]. Pour s’y rendre, il lui fallait louer une voiture ; vers la fin, il y est conduit par des chevaux qui lui appartiennent : c’est bien la preuve que, quoi qu’il dise, il était alors plus à son aise.

Mais il ne paraît pas qu’il en fût beaucoup plus heureux. Sa grande réputation, dont il se montre quelquefois si fier, il ne semble pas, à d’autres momens, en faire beaucoup de cas. « Ce Martial, disait-il, que connaissent tous les pays et tous les peuples, ne lui porte pas d’envie : il n’est pas plus connu que le cheval de course Andrémon. » Quant à l’accroissement de sa fortune, comme elle n’arriva jamais à lui suffire, il en était très médiocrement satisfait ; aussi, jusqu’à la fin, n’a-t-il pas cessé de se plaindre avec la même amertume. Il faut dire, pour s’en rendre bien compte, qu’il y avait en lui des instincts différens qui se combattaient. Nous n’avons vu jusqu’ici qu’un côté de son caractère, — et ce n’est pas le plus beau, — il faut laisser entrevoir l’autre, quand ce ne serait que pour prendre de lui, avant de le quitter, une meilleure opinion. C’était sans doute un homme du monde fait pour vivre dans les sociétés élégantes de Rome et qui s’y plaisait uniquement ; mais par momens aussi la vie mondaine l’excédait, il lui prenait des accès d’affection pour la retraite et la solitude, il souhaitait passionnément le repos des champs et le calme de la province. Sa première pensée était alors d’aller s’enfermer dans sa petite maison de Nomentum ; mais il n’y trouvait pas ce qu’il cherchait ; il n’était pas assez loin de Rome, il pouvait entendre les bruits de la grande ville, il en apercevait les toits dans le lointain ; devant lui, les grandes voies dallées et les lignes d’aqueducs, qui se dirigeaient vers elle, ne lui permettaient pas de l’oublier. D’ailleurs, était-ce bien véritablement la campagne, que ces petits jardins où l’on ne trouvait guère que quelques maigres grenadiers, des jujubiers et des allées de buis taillés en murailles ? Ils ne produisaient rien de ce qui est nécessaire à la vie, et il fallait tout y apporter. Un jour Martial rencontre, près de la porte Capène, son ami Bassus sur un chariot chargé de tous les riches produits d’une campagne féconde. On y voyait des choux magnifiques, des poireaux, des laitues pommées, des œufs soigneusement enveloppés dans du foin. « Vous pensez peut-être, dit le poète, qu’il revenait des champs à la ville. — Non ; il allait de la ville aux champs. » C’était son histoire quand il se rendait à Nomentum. Aussi préfère-t-il à cette contrefaçon de la campagne, qui n’est ni la ville, ni les champs, une ferme véritable, avec des greniers où le blé s’entasse, des caves garnies de grands vases qu’on remplira de vin à l’automne, des étables à porcs et des basses-cours bien peuplées. C’est ce qu’il appelle, d’une expression charmante, rus verum barbarumque. De ces campagnes rustiques, les seules où l’on trouve le repos et la joie, les grands seigneurs, les riches en possèdent tous quelques-unes, mais ils n’ont pas le temps de les visiter ; ils se contentent de dépenser leur argent pour les entretenir. Ceux qui en jouissent véritablement, ce ne sont pas les maîtres qui n’y vont jamais ; ce sont les fermiers qui les cultivent et les concierges qui en gardent la porte : « Heureux fermiers, dit Martial ; heureux concierges ! »

Voilà un Martial dont on ne se doute guère, quand on a lu la plus grande partie de ses épi grammes. Ce qui ressemble encore moins à l’idée qu’on se fait de lui, ce sont certains retours de fierté, qui, pour être rares dans son œuvre, n’en méritent que plus d’être signalés. Quelque décidé qu’il soit à célébrer tous ceux qui peuvent lui être utiles, il y a des momens où la vérité lui échappe. En présence d’un riche impertinent, qui, pour humilier la pauvreté du poète, fait sonner sa fortune, il ne peut retenir un soubresaut de colère. « Ce que tu es, lui dit-il, tout le monde peut le devenir. Ce que je suis, tu ne le seras jamais. » Par momens aussi, on sent que le méchant métier qu’il fait lui pèse ; il se compare à un esclave, et trouve que l’esclave est plus libre que lui. Il dépeint avec un accent de profond regret le bonheur d’une existence indépendante : c’est le plus grand des biens, et celui qu’il a le moins connu ; et il nous montre qu’il n’ignore pas comment on peut se le procurer. « Tu seras libre, dit-il à un ami, si tu renonces à dîner chez les autres, si tu te contentes, quand tu as soif, d’un mauvais verre de vin de Véies, si tu n’as pas besoin quand tu as faim, qu’on te serve dans des plats d’argent et d’or, si tu ne rougis pas de porter une toge aussi usée que la mienne, si tu peux satisfaire tes caprices d’amour avec une de ces femmes qu’on se procure pour deux as, si ton orgueil consent à ne passer sous l’humble porte de ton logis, qu’en baissant la tête. Tâche d’avoir assez de force d’âme, assez d’empire sur toi-même, pour accepter cette façon de vivre, et tu seras plus libre que le roi des Parthes. »

Il faut donc nous figurer que, malgré la complaisance qu’apportait Martial à remplir toutes les obligations de son rôle de flatteur et de solliciteur, la patience lui a quelquefois manqué, qu’il éprouvait par momens des velléités de résistance et quelque désir d’échapper à la servitude qu’il s’était imposée. Ces tentatives de révolte ont dû, avec l’âge, devenir plus fréquentes : il y a des professions qui s’accommodent mal de la vieillesse. On sent qu’à mesure que Martial prend des années, sa gaîté grimace, ses plaisanteries s’alourdissent, ses légèretés paraissent moins naturelles et plus déplaisantes ; en même temps ses forces physiques diminuent, la nécessité de se lever avant le jour pour aller saluer le patron lui semble de plus en plus insupportable ; ce sont des plaintes qui ne finissent pas sur ces promenades matinales qui causent tant de fatigues et rapportent si peu de profit. Plus d’une fois, il avait songé à trouver quelque moyen de s’y soustraire. Le plus simple était de quitter Rome et d’aller s’enterrer dans quelque ville de province, où la vie est moins chère. En 88, un voyage qu’il fit dans la haute Italie lui donna un moment la pensée de se fixer à Ravenne, à Aquilée ou à Altinum. « Vous serez, disait-il à ces villes hospitalières, le repos et le port de ma vieillesse. » Il est probable que les dix années qui suivirent, et qui ne furent pas toujours heureuses, lui donnèrent plus d’une fois l’occasion de revenir à ses projets de retraite ; seulement, comme les raisons qu’il avait d’être mécontent et découragé devenaient plus fortes, il ne lui suffisait plus de se réfugier dans quelque ville italienne, qui ne l’éloignait pas assez des pays qu’il voulait fuir, il voulut retourner chez lui, en Espagne, dans sa petite Bilbilis, dont le souvenir ne l’avait jamais quitté, et dire à Rome un adieu éternel.

Les événemens politiques qui se passaient à ce moment ont-ils été pour quelque chose dans sa décision ? On l’a soupçonné, non sans quelque vraisemblance. Les louanges dont il avait comblé Domitien pouvaient lui faire craindre d’être suspect au régime nouveau[19]. Cependant il ne parut pas d’abord déconcerté, il connaissait Nerva, qui, pour échapper à la tyrannie impériale, avait affecté de se désintéresser de la politique et de ne plus s’occuper que de littérature ; il était resté avec lui en coquetterie de petits vers, et, dès qu’il le vit installé au Palatin, il pria Parthenius, qui avait conservé sa haute situation, de lui présenter son dernier recueil d’épigrammes. Peut-être même eut-il un moment l’espérance qu’il gagnerait à la révolution, au lieu d’y perdre, et que Nerva ferait pour lui ce que n’avait pas fait Domitien. Mais l’adoption de Trajan dut lui donner à réfléchir. Sans doute il connaissait les grandes qualités du nouveau prince, et il en a fait un magnifique éloge : « Rome, la déesse des nations, la reine du monde, que rien n’égale et dont rien n’approche, à l’avènement de Trajan, a tressailli de joie. Fière de voir tant de vertus dans un seul homme, elle s’est écriée : princes des Parthes, chefs des Sères, Thraces, Sauromates, Gètes, Bretons, je puis vous montrer un César ! Approchez. » Mais il n’ignore pas non plus qu’avec lui il faut prendre un autre ton, que le temps des anciennes adulations est passé. « Celui qui règne sur nous, dit-il, n’est pas un maître, mais un Empereur, un sénateur, le plus juste de tous, qui a ramené, du fond du Styx, la vérité aux traits austères. Gardez-vous de tenir à un tel prince le langage dont vous vous serviez pour les autres. » Le conseil était bon ; mais Martial jugea sans doute qu’il n’était plus assez jeune pour le suivre et changer de méthode. D’ailleurs, la vérité, sortant d’une bouche qui l’avait si souvent altérée, n’aurait-elle pas pris un air de mensonge ?


VIII


Martial se prépara donc à retourner en Espagne. Il n’avait pas à craindre, comme Stace, qui lui aussi, vers la fin de sa vie, voulut revenir dans son pays natal, qu’au moment du départ, sa femme refusât de quitter Rome ; il n’était pas marié. Mais ce qui pouvait l’empêcher de partir, c’est que le voyage était long et coûteux, et qu’il n’avait pas d’argent pour se mettre en route. Évidemment il n’a jamais été un homme bien ordonné. Son ami Quintilien, qui était un sage, lui reprochait « de se hâter trop de vivre ; » à quoi Martial répondait gaiement qu’on ne se hâte jamais assez, quand on n’a pas l’intention de laisser une fortune à ses héritiers, et que, pour lui seul, il aurait toujours de quoi se suffire. Il ne faisait donc pas d’économies et se trouva fort embarrassé quand survint cette grosse dépense qu’il n’avait pas prévue. Heureusement, un généreux protecteur, Pline le Jeune, vint à son aide et lui donna ce qui lui manquait. C’était une manière de lui payer les éloges qu’il en avait reçus. Pline ne le dissimule pas et il blâme ouvertement ceux qui ne font pas comme lui. « C’est, dit-il, depuis qu’on a cessé de mériter la louange, qu’on a perdu l’habitude d’en être reconnaissant. »

De retour à Bilbilis, Martial y fut, pendant les premiers temps, tout à fait heureux. Sa joie déborde dans une petite pièce qu’il adresse à Juvénal. Il éprouve un matin plaisir à se représenter son ami, le matin, avec sa lourde toge, s’essoufflant à courir les rues de Rome, pour arriver chez le patron avant qu’il ne soit sorti, tandis que lui, dans sa petite ville, jouit d’un sommeil profond, et afin de se dédommager de trente-quatre ans de veilles, reste couché jusqu’à la troisième heure du jour (neuf heures du matin). Quand enfin il se lève, il n’est pas forcé de se couvrir de la toge ; il prend près de son lit, sur sa chaise boiteuse, le premier vêtement qu’il y trouve et le jette sur son dos, puis il s’approche du foyer, où brûlent, non pas, comme à Rome, quelques bûches minces et rares, mais des troncs de chêne pris à la forêt voisine, et qu’entourent, comme une couronne, les marmites de la fermière ; il s’y réchauffe jusqu’au moment où on vient le chercher pour la chasse. « Voilà, dit-il, comment j’aime à vivre ! voilà comment je veux mourir ! »

Mais ce bonheur ne dura pas ; il ne pouvait pas durer. Martial était revenu dans son pays aussi pauvre qu’il en était sorti. Or, à Bilbilis, comme à Rome, il fallait vivre. L’existence y était sans doute plus facile, mais nulle part on ne vit de rien ; et, pour se procurer ce qui lui était nécessaire, Martial, nous l’avons vu, n’avait qu’un métier ; il lui fallut donc continuer ce qu’il avait fait jusque-là, et chercher dans la petite ville ce qu’il n’avait pas trouvé à Rome, des protecteurs efficaces qui le mettraient à l’abri du besoin. Il en trouva quelques-uns, d’anciens amis sans doute, qui, dès l’abord, parurent bien disposés pour lui. C’était surtout Terentius Priscus, qui revenait de Rome, comme lui, et qu’il appelle son Mécène ; c’était Ælianus, qui lui fit cadeau d’un de ces chars qu’on appelait covinnus, c’est-à-dire d’une voiture légère, à deux places, que l’on conduisait soi-même, et où l’on pouvait causer librement avec un ami, sans craindre l’indiscrétion d’un cocher ; c’était enfin Marcella, une femme riche, distinguée, à laquelle Martial donne cet éloge qu’elle ressemble tout à fait à une Romaine de Rome, et que, lorsqu’il cause avec elle, il se croit transporté sur le Palatin ou au Capitole. Elle fut pour lui une patronne généreuse[20], et lui donna un jardin dont il nous a fait une très agréable description : « Ce petit bois, ces fontaines, cette tonnelle ombragée par une vigne, ce ruisseau qui promène capricieusement ses eaux vives, ces rosiers, aussi beaux que ceux de Paestum qui fleurissent deux fois l’année, ces légumes qui verdissent en janvier et ne gèlent jamais, ces rivières où nage emprisonnée l’anguille domestique, cette blanche tour que peuplent des colombes aussi blanches qu’elle, je les dois à Marcella ; c’est elle, c’est Marcella qui m’a donné ce petit empire. Si Nausicaa venait m’offrir les jardins d’Alcinoüs, son père, je n’hésiterais pas à lui répondre : J’aime mieux garder le mien. »

Par malheur ces bienfaits créaient pour lui des devoirs, et ces devoirs devenaient vite des chaînes. Il n’était donc pas aussi libre qu’il souhaitait l’être, et il ne lui avait pas suffi de quitter Rome pour échapper tout à fait à la servitude de la clientèle. Qui sait ? comme les usages romains se répandaient beaucoup dans les provinces, peut-être certains patrons de Bilbilis, pour se mettre à la mode de la capitale, avaient-ils imaginé d’exiger aussi de leurs protégés la visite du matin. « J’aime le repos, je ne puis me passer du sommeil, disait Martial ; j’ai quitté Rome parce qu’on ne les y trouvait pas. Si l’on ne dort pas mieux à Bilbilis, je retourne à Rome. » Il était donc forcé de reconnaître, à son grand regret, qu’il n’avait pas beaucoup gagné à la quitter ; il ne tarda pas à voir qu’il y avait beaucoup perdu. Après les premiers temps qu’il avait passés à ne rien faire, il voulut se remettre à l’ouvrage. Ses amis lui demandaient des épigrammes nouvelles. Quand il se décida à les satisfaire, il s’aperçut qu’il n’avait plus la même ardeur au travail, ni la même facilité, et que l’inspiration lui manquait. Il était difficile qu’il en fût autrement. Ses épigrammes, nous l’avons vu, ne sont que le reflet de la vie romaine. À Rome, les sujets de ses petits poèmes se levaient, pour ainsi dire, à chaque pas devant lui, sans qu’il prît la peine de les chercher ; hors de Rome, il n’avait plus rien à dire. On voit bien, quand on lit la préface de son douzième livre, qu’il en avait conscience. « S’il y a quelque chose d’agréable dans mes ouvrages, disait-il à son ami Terentius Priscus, c’est le lecteur qui me l’a dicté[21]. Ici je ne trouve plus ce qui fournissait ailleurs une matière piquante à mes vers, ces bibliothèques, ces théâtres, ces réunions dans lesquelles on prend tant de plaisir qu’on ne s’aperçoit pas de l’utilité qu’on en tire ; tous ces précieux avantages, dont j’ai eu le tort de me dégoûter quand j’en pouvais jouir, je ne puis plus m’en passer depuis que je les ai perdus. »

À ces regrets de la grande ville se joignirent bientôt quelques-uns des ennuis qu’on rencontre dans les petites. Il avait pensé que la réputation qu’il s’était acquise le ferait bien accueillir dans son pays et qu’il serait pour Bilbilis ce que Catulle était pour Vérone ; mais, s’il y avait beaucoup de ses compatriotes qui étaient fiers de sa gloire, beaucoup en étaient jaloux. À peine était-il arrivé qu’il connut les petitesses de l’esprit provincial, les bavardages ridicules, les obscures rivalités, les basses envies, dont il dit « qu’elles font lever le cœur aux gens raisonnables. » Il dut souffrir beaucoup de ces tracasseries auxquelles il ne s’attendait pas. Aussi quand, vers cette époque, il envoie à Rome son douzième livre, qui devait être le dernier[22], avec une pièce de vers, pour le recommander à ses amis, son imagination se met en route avec lui, il prend plaisir à l’accompagner ; il visite la bibliothèque du temple d’Apollon, où son ouvrage va prendre place, à côté de ses aînés ; il revoit la maison de Stella, qu’il avait tant fréquentée, avec ce charmant jardin qu’il a décrit, et cette merveilleuse fontaine « où les Muses se sont tant de fois désaltérées. » Il semble si heureux de ce voyage imaginaire qu’on se demande s’il ne pense pas à le faire bientôt en réalité, et qu’on en vient à soupçonner qu’à ce moment, au fond du cœur il songeait à retourner mourir à Rome.

Il n’en eut pas le temps. Dans une lettre, qui doit être de l’an 101 ou 102, Pline écrit à un de ses amis : « Je viens d’apprendre que Martial est mort et cette nouvelle m’a fort affligé. C’était un homme d’esprit, piquant, mordant, qui mettait dans ses vers du sel et du fiel, et non moins de candeur. » Cette appréciation, qui paraît un peu singulière au premier abord, est juste. Quoique les épigrammes de Martial soient souvent cruelles, il n’en règne pas moins dans l’œuvre entière un air de bonhomie qui en tempère l’amertume. Ce n’est pas un de ces railleurs éternels qui en nous amusant nous irritent et auxquels on finit par en vouloir de nous avoir amusés. On se dit, lorsqu’on l’a lu, qu’après tout cet homme si malin n’était pas un méchant homme. En achevant sa lettre, Pline se demande « si les œuvres de Martial seront immortelles. » Il le voudrait bien, car Martial a fait son éloge, et cet éloge ne peut vivre qu’avec l’ouvrage qui le contient. Mais il n’ose pas y compter ; on voit que cet homme grave pense que des petites pièces si légères ont peu de chance de durer. Les contemporains sont fort sujets à se tromper, quand ils se mêlent de prévoir les jugemens que la postérité portera sur eux, et je suppose qu’on nous étonnerait beaucoup si l’on nous disait quels sont ceux des écrivains de nos jours dont on se souviendra dans un siècle. Martial, lui, n’a jamais été oublié. Chaque époque s’est approprié ce qu’il y a, dans son œuvre, de vérité générale. Aujourd’hui l’on y cherche surtout ce qui est particulier à la société de son temps, et l’on a bien raison, car c’est lui qui la fait connaître dans ses plus petits détails et la rend vivante pour nous.

Gaston Boissier.

  1. Pour être plus précis, disons que Friedländer, dans son excellente édition de Martial, place sa naissance entre les années 38 et 41. J’ai beaucoup profité des travaux de Friedländer sur Martial, sur Juvénal, sur Pétrone, aussi bien que de son Histoire des mœurs romaines, d’Auguste aux Antonins (traduction française en 4 volumes chez Reinwald). C’est le savant aujourd’hui qui connaît le mieux la littérature des premiers temps de l’Empire et nous la fait le mieux connaître.
  2. C’est ce que j’ai déjà essayé de montrer à propos de la manière dont l’Afrique est devenue romaine. (Voyez la Revue du 15 novembre 1894.) En Espagne, l’importance de l’école avait été déjà entrevue par Sertorius, et Plutarque raconte avec quelle habileté il se servit de l’éducation pour habituer les Espagnols à vivre en bonne intelligence avec les Romains.
  3. C’est Tacite, dans le Dialogue des Orateurs, qui nous donne ces renseignemens sur la richesse des avocats, et Martial parle comme lui. Pour détourner un de ses amis de la poésie et le pousser vers l’éloquence. Il lui dit : « Que peux-tu attendre de Phébus ? Il n’y a d’argent que dans le coffre-fort de Minerve. Au Forum, on entend sonner les écus : c’est à peine si autour du fauteuil où s’assied le poète résonnent parfois quelques baisers. » Il est vrai que Juvénal, dans sa septième satire, s’apitoie sur la misère des avocats. De ces contradictions, je crois qu’il faut conclure qu’alors, comme aujourd’hui, il y avait des avocats qui gagnaient de l’argent et d’autres qui n’en gagnaient pas.
  4. Je ne sais pourtant si l’on peut dire que Martial ait été tout à fait un client habituel de Sénèque. Dans une de ses épigrammes, il se reproche d’avoir préféré à la fortune des Pisons et des Sénèques, qui était alors intacte, l’amitié de Postumus, qui ne lui a rien donné du tout.
  5. Le Liber de spectaculis nous est parvenu très mutilé. Quand on le compare au récit que nous fait Dion Cassius de l’inauguration du Colisée, on ne doute pas qu’il n’ait été composé à cette occasion ; mais il est possible que Martial en ait donné d’autres éditions où il ait introduit quelques récits de jeux donnés plus tard par Domitien. Voyez ce que dit Friedländer à ce propos.
  6. Nous savons pourtant par Tacite qu’il fit un jour cadeau au poète Saléius Bassus de 500 000 sesterces (100 000 francs) ; mais ce (devait être une exception, car, dans le même chapitre, Tacite affirme que la poésie ne mène pas à la fortune.
  7. Il faut croire que cette opinion était générale puisqu’on blâma Stace d’avoir publié ses Silves, et qu’on trouva que c’était donner trop d’importance à des bagatelles ; et pourtant les Silves étaient des pièces de grande allure, qui avaient souvent la forme épique, et qui méritaient de vivre. Si l’on était si sévère pour elles, que ne devait-on pas penser des petites épigrammes de Martial ?
  8. Aux éloges que donne Martial à l’une d’elles qui a confondu sa fortune avec celle de son mari, on voit bien que c’était une très rare exception.
  9. Giese, De personis a Martiale commemoratis. Voyez aussi l’index nominum, que Mommsen a mis dans la seconde édition des lettres de Pline par Keil. Les personnages dont parle Martial se retrouvent souvent chez Pline.
  10. Imposuit, proprement et familièrement : « Il m’a mis dedans. »
  11. Ces vers de Martial prouvent que, dans les écoles romaines, les garçons et les filles étaient souvent réunis.
  12. Il est naturel que ces peintures réelles de la vie d’autrefois qu’on trouve chez Martial aient rappelé souvent la vie d’aujourd’hui. Ces sortes d’applications se font d’elles-mêmes. On lit dans le Ménagiana : « Il n’y a point de poète latin où il y ait tant de choses qui puissent tomber dans la conversation que dans Martial. On y trouve tout. Là-dessus une personne me demanda un jour si j’y trouverais le manteau de M. de Varillas. Je répondis sur-le-champ et sans hésiter :
    Dimidiasque nates gallica palla tegit. »


    je prends cette citation dans l’Essai sur Trajan de M. De La Berge, qui contient une appréciation très juste et très fine de Martial.

  13. Voyez surtout Sat., I , 79-80 et Sat., VIII, 85-86.
  14. Ailleurs, en remerciant son ami Stella d’avoir fait réparer le toit de sa petite villa endommagé par l’hiver, il lui dit « que, puisqu’il a couvert la maison, il devrait bien aussi couvrir le propriétaire. » On s’explique cette insistance de Martial à demander des vêtemens, quand on sait que la nécessité où il était de se mettre en grand habit tous les matins pour aller saluer le patron lui faisait user quatre toges par an. C’était une grosse dépense.
  15. Th. Birt (Das anlike Buchwesen) croit que les auteurs tiraient quelque honoraire de leurs ouvrages. L. Haenny (Schriffsteller und Buchtandler in alten Rom) pense qu’ils n’en tiraient rien ; et je crois bien que les textes lui donnent raison.
  16. Ennius avait placé, dans son poème, le portrait du bon client. On prétendait qu’il avait voulu se peindre lui-même.
  17. Notamment le jus trium liberorum, c’est-à-dire la jouissance des privilèges de ceux qui avaient trois enfans vivans et le tribunat honoraire, qui donnait le titre de chevalier romain. Martial prétend même que par son influence il avait obtenu pour d’autres personnes ces mêmes avantages.
  18. C’est du moins l’opinion de Friedländer.
  19. Ce qui semble le prouver, c’est qu’après l’avènement de Nerva, il donna de son dixième livre une seconde édition où il a probablement supprimé les pièces, dédiées à Domitien.
  20. Et non pas une épouse, comme on l’a cru.
  21. On reconnaît le mot de La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a donné. »
  22. Les livres XIII et XIV, qui, dans les éditions de Martial, terminent son œuvre, avaient été écrits et furent publiés bien longtemps auparavant.