Le Poème de la Sibérie
Revue Moderne52 (p. 247-249).
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VIII

LES DEUX ÉPOUX.


Et en avançant plus loin, ils virent beaucoup d’hommes pâles et souffrants dont les noms sont connus dans la patrie.

Et ils arrivèrent près d’un lac souterrain, et côtoyèrent le flot sombre et immobile que la lueur des torches illuminait par endroits.

Et le chaman dit : Est-ce là la mer de Génézareth des Polonais, et ces hommes sont-ils les pêcheurs de l’infortune ?

Un de ceux qui étaient assis tristement sur le bord de l’eau noire, répondit d’un air pensif : On nous permet de rester sans rien faire, car c’est aujourd’hui la fête du souverain et c’est un jour de repos.

Nous nous sommes donc assis auprès de cette eau sombre pour rêver, méditer et nous reposer, car nos âmes sont plus lasses que nos corps.

Nous venons de perdre, il y a quelques jours, notre prophète : ce rocher était sa place favorite.

C’était un homme pâle aux yeux bleus ; il était maigre et plein de feu[1].

Il y avait sept ans qu’il était avec nous quand une nuit l’esprit prophétique s’empara de lui, et il sentit que sa patrie tressaillait[2], et pendant toute la nuit il nous raconta ce qu’il voyait, riant et pleurant tour à tour.

Et vers le matin il devint triste et s’écria : les voilà qui ressuscitent ; mais ils ne peuvent rejeter la pierre du tombeau ! À ces mots, il tomba mort, et nous lui élevâmes ici cette croix de bois.

Et deux ans après, de nouveaux exilés nous racontèrent ce qui s’était passé, et en comptant les nuits nous reconnûmes que le prophète nous avait dit la vérité ; nous voulûmes donc l’honorer, mais il n’était plus sur la terre.

Aussi nous vénérons cette croix et nous ne disons plus : L’homme qui repose ici était un fou et un halluciné digne de pitié. Que pensez-vous de cela ?

Le chaman se tourna vers Anhelli et dit : « A quoi songes-tu ainsi auprès de cette eau noire grossie des larmes des hommes. Est-ce sur le prophète ou sur toi-même que tu réfléchis ? »

Au moment où il disait ces paroles, l’explosion d’une mine fit retentir au loin les échos. Le bruit roula au-dessus de leurs têtes en murmurant comme une cloche souterraine. Et le chaman dit : C’est la cloche que l’on sonne pour le prophète mort : c’est l’Angelus de ceux qui ne voient pas le soleil. Prions !

Et levant les yeux au ciel, il dit : Seigneur ! Seigneur, nous te prions de nous racheter de nos souffrances !

Nous ne te prierons plus de rendre le soleil à nos yeux et le grand air à nos poitrines : car nous savons que ta justice s’est appesantie sur nous : mais les nouveaux nés sont innocents. Pitié pour eux, Seigneur !

Pardonne-nous si nous portons la croix avec tristesse et si nous n’avons pas la joie sereine des martyrs : car tu ne nous as pas dit si nos souffrances nous seront comptées comme un sacrifice, mais dis-nous le et nous nous réjouirons.

Car qu’est-ce que la vie pour qu’on la regrette ? Est-ce donc notre bon ange qui nous quitte à l’heure de la mort.

La chaleur de notre sang est le feu de l’autel : nos désirs sont des offrandes. Heureux ceux qui peuvent se sacrifier pour le peuple !

Et les misérables s’écrièrent : Cet homme dit la vérité : en effet plus malheureuse que nous est cette femme qui est arrivée ici avec son mari et qui souffre pour l’amour d’un seul homme.

Venez : nous vous montrerons l’humide caverne où cette martyre vit avec son mari.

Elle était grande dame et princesse, et aujourd’hui elle est comme la servante d’un mendiant.

Mais celui qu’elle aime est indigne de pitié : car il s’est agenouillé devant le tsar pour le supplier d’épargner sa vie : on la lui a accordé avec mépris.

En disant ces mots, ils arrivèrent auprès du mur, et à travers une grille ils aperçurent les deux époux.

Sa femme était agenouillée près de l’homme, et lui lavait les pieds dans un vase rempli d’eau : car il venait de travailler comme un esclave.

Et l’eau du vase était rougie de sang : et la femme ne montrait de dégoût ni pour ce sang ni pour son mari ; et elle était jeune et belle comme les anges des cieux.

Et c’étaient deux sujets du tsar[3].

Notes modifier

  1. Peut-être l’auteur veut-il parler de Thomaa Zan, qui fut déporté en Sibérie vers 1823.
  2. Révolution de 1830.
  3. Allusion à l’histoire de la princesse Troubetskaïa, qui suivit volontairement en Sibérie son mari exilé par Nicolas a la suite des événements de 1825. Voyez Custine passim ; Tourgnenieff : la Russie et les Russes.