Le Pilote du Danube/Chapitre IX
IX
LES DEUX ÉCHECS DE DRAGOCH.
Les Karpathes décrivent, dans la partie septentrionale de la Hongrie, un immense arc de cercle, dont l’extrémité occidentale se divise en deux branches secondaires. L’une va mourir au Danube à la hauteur de Presbourg ; l’autre atteint le fleuve dans les environs de Gran, où elle se continue, sur la rive droite, par les sept cent soixante-six mètres du mont Pilis.
C’est au pied de cette médiocre montagne qu’un crime venait d’être commis, et c’est là que Karl Dragoch allait pour la première fois se trouver aux prises avec les redoutables malfaiteurs qu’il avait mission de poursuivre.
Quelques heures avant le moment où, faussant compagnie à son hôte, il se faisait violence pour obéir, malgré sa faiblesse, à l’invitation de Friedrick Ulhmann, une charrette lourdement chargée s’était arrêtée devant une misérable auberge construite à la base de l’une des collines par lesquelles le mont Pilis se raccorde à la vallée du Danube.
La position de cette auberge avait été judicieusement choisie au point de vue commercial. Elle commandait le croisement de trois routes se dirigeant, l’une vers le Nord, une autre vers le Sud-Est, et la troisième vers le Nord-Ouest. Ces trois routes aboutissant au Danube, celle du Nord à la courbe qu’il décrit en face du mont Pilis, celle du Sud-Est au bourg de Saint-André, celle du Nord-Ouest à la ville de Gran, l’auberge était située, en quelque sorte, entre les branches d’un vaste compas liquide et ne pouvait manquer de profiter du roulage alimentant la batellerie.
Le Danube qui, au sortir de Gran, coule sensiblement de l’Ouest à l’Est, s’infléchit, en effet, vers le Sud, à quelque distance du confluent de l’Ipoly, puis remonte au Nord, après avoir dessiné une demi-circonférence de faible rayon. Mais, presque aussitôt, il se replie sur lui-même, pour adopter une direction Nord-Sud, qu’il n’abandonnera plus, en aval, pendant un très grand nombre de kilomètres.
Au moment où le véhicule faisait halte, le soleil se levait à peine. Tout dormait encore dans la maison, dont les épais volets étaient hermétiquement fermés.
« Holà, oh ! de l’auberge !… appela, en heurtant la porte du manche de son fouet, l’un des deux hommes qui conduisaient la charrette.
— On y va ! répondit de l’intérieur l’aubergiste réveillé en sursaut.
Un instant plus tard, une tête embroussaillée se montrait à une fenêtre du premier.
— Que voulez-vous ? interrogea sans aménité l’aubergiste.
« on y va », répéta l’hôte
— Manger, d’abord ; dormir, ensuite, dit le charretier.
— On y va, répéta l’hôte qui disparut dans l’intérieur.
Lorsque, par le portail grand ouvert, la charrette eut pénétré dans la cour, ses conducteurs s’empressèrent de dételer leurs deux chevaux et de les conduire à l’écurie, où une large provende leur fut distribuée. Pendant ce temps, l’hôte ne cessait de tourner autour de ces clients matinaux. Évidemment, il n’eût pas demandé mieux que d’engager la conversation, mais les rouliers, par contre, semblaient peu désireux de lui donner la réplique.
— Vous arrivez de bon matin, camarades, insinua l’aubergiste. Vous avez donc voyagé pendant la nuit ?
— Il paraît, fit l’un des charretiers.
— Et vous allez loin comme ça ?
— Loin ou près, c’est notre affaire, lui fut-il répliqué.
L’aubergiste se le tint pour dit.
— Pourquoi molester ce brave homme, Vogel ? intervint l’autre charretier qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Nous n’avons aucune raison de cacher que nous allons à Saint-André.
— Possible que nous n’ayons pas à le cacher, répliqua Vogel d’un ton bourru, mais ça ne regarde personne, j’imagine.
— Évidemment, approuva l’aubergiste, flagorneur comme tout bon commerçant. Ce que j’en disais, c’était histoire de parler, simplement… Ces messieurs désirent manger ?
— Oui, répondit celui des deux rouliers qui semblait le moins brutal. Du pain, du lard, du jambon, des saucisses, ce que tu auras. »
La charrette avait dû parcourir une longue route, car ses conducteurs affamés firent largement honneur au repas. Ils étaient fatigués aussi, et c’est pourquoi ils ne s’oublièrent pas à table. La dernière bouchée prise, ils s’empressèrent d’aller chercher le sommeil, l’un sur la paille de l’écurie, près des chevaux, l’autre sous la bâche de la charrette.
Midi sonnait quand ils reparurent. Ce fut pour réclamer aussitôt un second repas qui leur fut servi comme le précédent dans la grande salle de l’auberge. Reposés maintenant, ils s’attardèrent. Au dessert succédèrent les verres d’eau-de-vie qui disparaissaient comme de l’eau dans ces rudes gosiers.
Au cours de l’après-midi, plusieurs voitures s’arrêtèrent à l’auberge et de nombreux piétons entrèrent boire un coup. Des paysans, pour la plupart, qui, la besace au dos, le bâton à la main, se rendaient à Gran ou en revenaient. Presque tous étaient des habitués et l’hôtelier ne pouvait que s’applaudir d’avoir la tête solide réclamée par sa profession, car il trinquait avec tous ses clients les uns après les autres. Cela faisait marcher le commerce. On cause, en effet, en trinquant, et parler assèche le gosier, ce qui excite à de nouvelles libations.
Ce jour-là précisément la conversation ne manquait pas d’aliment. Le crime commis pendant la nuit mettait les cervelles à l’envers. La nouvelle en avait été apportée par les premiers passants, et chacun racontait un détail inédit ou émettait son avis personnel.
L’aubergiste apprit ainsi successivement que la magnifique villa possédée par le comte Hagueneau à cinq cents mètres de la rive du Danube avait été complètement dévalisée et que le gardien Christian était grièvement blessé ; que ce crime était sans doute l’œuvre de l’insaisissable bande de malfaiteurs auxquels on attribuait tant d’autres crimes impunis ; que la police enfin sillonnait la campagne et que les criminels étaient recherchés par la brigade récemment créée pour la surveillance du fleuve.
Les deux rouliers ne se mêlaient pas aux conversations que suscitait l’événement, conversations qui se développaient à grand accompagnement d’exclamations et de cris. Silencieusement, ils restaient à l’écart, mais sans doute ils ne perdaient rien des propos échangés autour d’eux, car ils ne pouvaient manquer de s’intéresser à ce qui passionnait tout le monde.
Cependant, le bruit s’apaisa peu à peu, et, vers six heures et demie du soir, ils furent de nouveau seuls dans la grande salle, d’où le dernier consommateur venait de s’éloigner. L’un d’eux interpella aussitôt l’aubergiste fort activé à rincer des verres sur son comptoir. Celui-ci s’empressa d’accourir.
« Que désirent ces messieurs ? demanda-t-il.
— Dîner, répondit un charretier.
— Et coucher ensuite, sans doute ? interrogea l’aubergiste.
— Non, mon maître, répliqua celui des deux rouliers qui paraissait le plus sociable. Nous comptons repartir à la nuit…
— À la nuit !… s’étonna l’aubergiste.
— Afin, continua son client, d’être dès l’aube sur la place du marché.
— De Saint-André ?
— Ou de Gran. Cela dépendra des circonstances. Nous attendons ici un ami qui est allé aux informations. Il nous dira où nous avons le plus de chances de nous défaire avantageusement de nos marchandises. »
L’aubergiste quitta la salle pour s’occuper des apprêts du repas.
« Tu as entendu, Kaiserlick ? dit à voix basse le plus jeune des deux rouliers en se penchant vers son compagnon.
— Oui.
— Le coup est découvert.
— Tu n’espérais pas, je suppose, qu’il demeurerait caché ?
— Et la police bat la campagne.
— Qu’elle la batte.
— Sous la conduite de Dragoch, à ce qu’on prétend.
— Ça, c’est autre chose, Vogel. À mon idée, ceux qui n’ont que Dragoch à craindre peuvent dormir sur les deux oreilles.
— Que veux-tu dire ?
— Ce que je dis, Vogel.
— Dragoch serait donc ?…
— Quoi ?
— Supprimé ?
— Tu le sauras demain. D’ici là, motus », conclut le roulier, en voyant revenir l’aubergiste.
Le personnage attendu par les deux charretiers n’arriva qu’à la nuit close. Un rapide colloque s’engagea entre les trois compagnons.
« On affirmait ici que la police est sur la piste, dit à voix basse Kaiserlick.
— Elle cherche, mais elle ne trouvera pas.
— Et Dragoch ?
— Bouclé.
— Qui s’est chargé de l’opération ?
— Titcha.
— Alors, il y a du bon… Et nous, que devons-nous faire ?
— Atteler sans tarder.
— Pour ?…
— Pour Saint-André, mais à cinq cents mètres d’ici vous rebrousserez chemin. L’auberge aura été fermée pendant ce temps-là. Vous passerez inaperçus, et vous prendrez la route du Nord. Tandis que l’on vous croira d’un côté, vous serez de l’autre.
— Où est donc le chaland ?
— À l’anse de Pilis.
— C’est là qu’est le rendez-vous ?
— Non, un peu plus près, à la clairière, sur la gauche de la route. Tu la connais ?
— Oui.
— Une quinzaine des nôtres y sont déjà. Vous irez les rejoindre.
— Et toi ?
— Je retourne en arrière rassembler le surplus de nos hommes que j’ai laissés en surveillance. Je les ramènerai avec moi.
— En route donc », approuvèrent les charretiers.
Cinq minutes plus tard, la voiture s’ébranlait. L’hôte, tout en maintenant ouvert l’un des battants de la porte cochère, salua poliment ses clients.
« Alors, décidément, c’est-il à Gran que vous allez ? interrogea-t-il.
— Non, répondirent les rouliers, c’est à Saint-André, l’ami.
— Bon voyage, les gars ! formula l’hôte.
— Merci, camarade. »
La charrette tourna à droite et prit, vers l’Est, le chemin de Saint-André. Quand elle eut disparu dans la nuit, le personnage que Kaiserlick et Vogel avaient attendu toute la journée s’éloigna à son tour, dans la direction opposée, sur la route de Gran.
L’aubergiste ne s’en aperçut même pas. Sans plus s’occuper de ces passants que vraisemblablement il ne reverrait jamais, il se hâta de fermer la maison et de gagner son lit.
La charrette qui, pendant ce temps, s’éloignait au pas tranquille de ses chevaux, fit volte-face au bout de cinq cents mètres, conformément aux instructions reçues, et suivit en sens inverse le chemin qu’elle venait de parcourir.
Lorsqu’elle fut de nouveau à la hauteur de l’auberge, tout y était clos, en effet, et elle aurait dépassé ce point sans incident, si un chien, qui dormait au beau milieu de la chaussée, ne s’était enfui tout à coup en aboyant si violemment, que le cheval de flèche effrayé se déroba par un brusque écart jusque sur le bas côté de la route. Les charretiers eurent vite fait de ramener l’animal en bonne direction, et, pour la seconde fois, la voiture disparut dans la nuit.
Il était environ dix heures et demie quand, abandonnant le chemin tracé, elle pénétra sous le couvert d’un petit bois, dont les masses sombres s’élevaient sur la gauche. Elle fut arrêtée au troisième tour de roue.
« Qui va là ? questionna une voix dans les ténèbres.
— Kaiserlick et Vogel, répondirent les rouliers.
— Passez », dit la voix.
En arrière des premiers rangs d’arbres, la charrette déboucha dans une clairière, où une quinzaine d’hommes dormaient, étendus sur la mousse.
« Le chef est là ? s’enquit Kaiserlick.
— Pas encore.
— Il nous a dit de l’attendre ici. »
L’attente ne fut pas longue. Une demi-heure à peine après la voiture, le chef, ce même personnage qui était venu sur le tard à l’auberge, arriva à son tour, accompagné d’une dizaine de compagnons, ce qui portait à plus de vingt-cinq le nombre des membres de la troupe.
« Tout le monde est là ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Kaiserlick qui paraissait détenir quelque autorité dans la bande.
— Et Titcha ?
— Me voici, prononça une voix sonore.
— Eh bien ?… interrogea anxieusement le chef.
— Réussite sur toute la ligne. L’oiseau est en cage à bord du chaland.
— Partons, dans ce cas, et hâtons-nous, commanda le chef. Six hommes en éclaireurs, le reste à l’arrière-garde, la voiture au milieu. Le Danube n’est pas à cinq cents mètres d’ici, et le déchargement sera fait en un tour de main. Vogel emmènera alors la charrette, et ceux qui sont du pays rentreront tranquillement chez eux. Les autres embarqueront sur le chaland.
On allait exécuter ces ordres, quand un des hommes laissés en surveillance au bord de la route accourut en toute hâte.
— Alerte ! dit-il en étouffant sa voix.
— Qu’y a-t-il ? demanda le chef de la bande.
— Écoute.
Tous tendirent l’oreille. Le bruit d’une troupe en marche se faisait entendre sur la route. À ce bruit, bientôt quelques voix assourdies se joignirent. La distance ne devait pas être supérieure à une centaine de toises.
— Restons dans la clairière, commanda le chef. Ces gens-là passeront sans nous voir. »
Assurément, étant donnée l’obscurité profonde, ils ne seraient pas aperçus, mais il y avait ceci de grave : si, par mauvaise chance, c’était une escouade de police qui suivait cette route, c’est qu’elle se dirigeait vers le fleuve. Certes, il pouvait se faire qu’elle ne découvrît pas le bateau, et, d’ailleurs, les précautions étaient prises. Ces agents auraient beau le visiter de fond en comble, ils n’y trouveraient rien de suspect. Mais, même en admettant que cette escouade ne soupçonnât pas l’existence du chaland, peut-être resterait-elle en embuscade dans les environs, et, dans ce cas, il eût été très imprudent de faire sortir la charrette.
Enfin, on tiendrait compte des circonstances, et on agirait selon les événements. Après avoir attendu dans cette clairière toute la journée suivante, s’il le fallait, quelques-uns des hommes descendraient, à la nuit, jusqu’au Danube, et s’assureraient de l’absence de toute force de police.
Pour l’instant, l’essentiel était de ne pas être dépistés, et que rien ne donnât l’éveil à cette troupe qui s’approchait.
Celle-ci ne tarda pas à atteindre le point où la route longeait la clairière. Malgré la nuit noire, on reconnut qu’elle se composait d’une dizaine d’hommes, et de significatifs cliquetis d’acier indiquaient des hommes armés.
Déjà, elle avait dépassé la clairière, lorsqu’un incident vint modifier les choses du tout au tout.
Un des deux chevaux, effrayé par ce passage d’hommes sur la route, s’ébroua et poussa un long hennissement qui fut répété par son congénère.
La troupe en marche s’arrêta sur place.
C’était bien une escouade de police qui descendait vers le fleuve, sous le commandement de Karl Dragoch complètement remis des suites de son accident de la matinée.
Si les gens de la clairière avaient connu ce détail, peut-être leur inquiétude en eût-elle été augmentée. Mais, ainsi qu’on l’a vu, leur chef croyait hors de combat le policier redouté. Pourquoi il commettait cette erreur, pourquoi il estimait ne plus avoir à compter avec un adversaire qu’il avait précisément en face de lui, c’est ce que la suite du récit ne tardera pas à faire comprendre au lecteur.
Lorsque, dans la matinée de ce même jour, Karl Dragoch eut sauté sur la berge, où l’attendait son subordonné, celui-ci l’avait entraîné vers l’amont. Après deux ou trois cents mètres de marche, les deux policiers étaient arrivés à un canot, dissimulé dans les herbes de la rive, à bord duquel ils s’embarquèrent. Aussitôt, les avirons, vigoureusement maniés par Friedrick Ulhmann, emportèrent rapidement la légère embarcation de l’autre côté du fleuve.
« C’est donc sur la rive droite que le crime a été commis ? demanda à ce moment Karl Dragoch.
— Oui, répondit Friedrick Ulhmann.
— Dans quelle direction ?
— En amont. Dans les environs de Gran.
— Comment ! Dans les environs de Gran, se récria Dragoch. Ne me disais-tu pas tout à l’heure que nous n’avions que peu de chemin à faire ?
— Ce n’est pas loin, dit Ulhmann. Il y a peut-être bien trois kilomètres, tout de même. »
Il y en avait quatre, en réalité, et cette longue étape ne put être franchie sans difficulté par un homme qui venait à peine d’échapper à la mort. Plus d’une fois, Karl Dragoch dut s’étendre, afin de reprendre le souffle qui lui manquait. Il était près de trois heures de l’après-midi, quand il atteignit enfin la villa du comte Hagueneau, où l’appelait sa fonction.
Dès qu’il se sentit, grâce à un cordial qu’il s’empressa de réclamer, en possession de tous ses moyens, le premier soin de Karl Dragoch fut de se faire conduire au chevet du gardien Christian Hoël. Pansé quelques heures plus tôt par un chirurgien des environs, celui-ci, la face blanche, les yeux clos, haletait péniblement. Bien que sa blessure fût des plus graves et intéressât le poumon, il subsistait toutefois un sérieux espoir de le sauver, à la condition que la plus légère fatigue lui fût épargnée.
Karl Dragoch put néanmoins obtenir quelques renseignements, que le gardien lui donna d’une voix étouffée, par monosyllabes largement espacés. Au prix de beaucoup de patience, il apprit qu’une bande de malfaiteurs, composée de cinq ou six hommes, au bas mot, avait, au milieu de la nuit dernière, fait irruption dans la villa, après en avoir enfoncé la porte. Le gardien Christian Hoël, réveillé par le bruit, avait eu à peine le temps de se lever, qu’il retombait frappé d’un coup de poignard entre les deux épaules. Il ignorait par conséquent ce qui s’était passé ensuite, et il était incapable de donner aucune indication sur ses agresseurs. Cependant, il savait quel était leur chef, un certain Ladko, dont ses compagnons avaient, à plusieurs reprises, prononcé le nom avec une sorte d’inexplicable forfanterie. Quant à ce Ladko, dont un masque recouvrait le visage, c’était un grand gaillard aux yeux bleus et porteur d’une abondante barbe blonde.
Ce dernier détail, de nature à infirmer les soupçons qu’il avait conçus touchant Ilia Brusch, ne laissa pas de troubler Karl Dragoch. Qu’Ilia Brusch fût blond, lui aussi, il n’en doutait pas, mais ce blond était déguisé en brun, et on ne retire pas une teinture le soir pour la remettre le lendemain, comme on ferait d’une perruque. Il y avait là une sérieuse difficulté que Dragoch se réserva d’élucider à loisir.
Le gardien Christian ne put, d’ailleurs, lui fournir de plus amples détails. Il n’avait rien remarqué concernant ses autres agresseurs, ceux-ci ayant pris, comme leur chef, la précaution de se masquer.
Muni de ces renseignements, le détective posa ensuite quelques questions touchant la villa même du comte Hagueneau. C’était, ainsi qu’il l’apprit, une très riche habitation meublée avec un luxe princier. Les bijoux, l’argenterie et les objets précieux abondaient dans les tiroirs, les objets d’art sur les cheminées et les meubles, les tapisseries anciennes et les tableaux de maître sur les murs. Des titres avaient même été laissés en dépôt dans un coffre-fort, au premier étage. Nul doute par conséquent que les envahisseurs n’aient eu l’occasion de faire un merveilleux butin.
C’est ce que Karl Dragoch put, en effet, constater aisément en parcourant les diverses pièces de l’habitation. C’était un pillage en règle, accompli avec une parfaite méthode. Les voleurs, en gens de goût, ne s’étaient pas encombrés des non-valeurs. La plupart des objets de prix avaient disparu ; à la place des tapisseries arrachées, de grands carrés de muraille apparaissaient à nu, et, veufs des plus belles toiles découpées avec art, des cadres vides pendaient lamentablement. Les pillards s’étaient approprié jusqu’à des tentures choisies évidemment parmi les plus somptueuses et jusqu’à des tapis sélectionnés parmi les plus beaux. Quant au coffre-fort, il avait été forcé, et son contenu avait disparu.
« On n’a pas emporté tout cela à dos d’hommes, se dit Karl Dragoch en constatant cette dévastation. Il y avait là de quoi charger une voiture. Reste à dénicher la voiture. »
Cet interrogatoire et ces premières recherches avaient nécessité un temps fort long. La nuit était prochaine. Il importait, avant qu’elle fût complète, de retrouver trace, si faire se pouvait, du véhicule dont les voleurs, d’après le policier, avaient dû nécessairement faire usage. Celui-ci se hâta donc de sortir.
Il n’eut pas loin à aller pour découvrir la preuve qu’il recherchait. Sur le sol de la vaste cour ménagée devant la villa, de larges roues avaient laissé de profondes empreintes juste en face de la porte brisée, et, à quelque distance, la terre était piétinée, comme elle aurait pu l’être par des chevaux qui eussent longtemps attendu.
Ces constatations faites d’un coup d’œil, Karl Dragoch s’approcha de l’endroit où des chevaux paraissaient avoir stationné et examina le sol avec attention. Puis, traversant la cour, il procéda, aux abords immédiats de la grille donnant sur la route, à un nouvel et minutieux examen, à l’issue duquel il suivit le chemin public pendant une centaine de mètres, pour revenir ensuite sur ses pas.
« Ulhmann ! appela-t-il en rentrant dans la cour.
— Monsieur ? répondit l’agent, qui sortit de la maison et s’approcha de son chef.
— Combien avons-nous d’hommes ? demanda celui-ci.
— Onze.
— C’est peu, fit Dragoch.
— Cependant, objecta Ulhmann, le gardien Christian n’estime qu’à cinq ou six le nombre de ses agresseurs.
— Le gardien Christian a son opinion, et moi j’ai la mienne, répliqua Dragoch. N’importe, il faut nous contenter de ce que nous avons. Tu vas laisser un homme ici, et prendre les dix autres. Avec nous deux, ça fera douze. C’est quelque chose.
— Vous avez donc un indice ? interrogea Friedrick Ulhmann.
— Je sais où sont nos voleurs… de quel côté ils sont du moins.
— Oserai-je vous demander ?… commença Ulhmann.
— D’où me vient cette assurance ? acheva Karl Dragoch. Rien n’est plus simple. C’est même véritablement enfantin. Je me suis d’abord dit qu’on avait pris trop de choses ici pour ne pas avoir besoin d’un véhicule quelconque. J’ai donc cherché ce véhicule et je l’ai trouvé. C’est une charrette à quatre roues, attelée de deux chevaux, dont l’un, celui de flèche, offre cette particularité qu’il manque un clou au fer de son pied antérieur droit.
— Comment avez-vous pu savoir cela ? interrogea Ulhmann ébahi.
— Parce qu’il a plu la nuit dernière et que la terre encore mal séchée a gardé fidèlement les empreintes. J’ai appris de la même manière que la charrette, en quittant la villa, avait tourné à gauche, c’est-à-dire dans une direction opposée à celle de Gran. Nous allons nous diriger du même côté et suivre au besoin à la piste le cheval dont le fer est incomplet. Il n’y a pas apparence que nos gaillards aient voyagé pendant le jour. Ils se sont sans doute terrés quelque part jusqu’au soir. Or, la région est peu habitée et les maisons ne sont pas bien nombreuses. Nous fouillerons au besoin toutes celles que nous trouverons sur la route. Réunis tes hommes, car voici venir la nuit, et le gibier doit commencer à se donner de l’air. »
Karl Dragoch et son escouade durent marcher longtemps avant de découvrir un indice nouveau. Il était près de dix heures et demie quand, après avoir visité inutilement deux ou trois fermes, ils arrivèrent, au croisement des trois routes, à l’auberge où les deux rouliers avaient passé la journée et d’où ils venaient de partir trois quarts d’heure plus tôt. Karl Dragoch heurta rudement la porte.
« Au nom de la loi ! prononça Dragoch lorsqu’il vit apparaître à sa fenêtre l’aubergiste, dont il était écrit que le sommeil serait troublé ce jour-là.
— Au nom de la loi !… répéta l’aubergiste, épouvanté en voyant sa demeure cernée par cette troupe nombreuse. Qu’ai-je donc fait ?
— Descends, et l’on te le dira… Mais surtout ne tarde pas trop », répliqua Dragoch d’une voix impatiente.
Quand l’aubergiste, à demi vêtu, eut ouvert sa porte, le policier procéda à un rapide interrogatoire. Une charrette était-elle venue ici dans la matinée ? Combien d’hommes la conduisaient ? S’était-elle arrêtée ? Était-elle repartie ? De quel côté s’était-elle dirigée ?
Les réponses ne se firent pas attendre. Oui, une charrette conduite par deux hommes était venue à l’auberge de bon matin. Elle y avait séjourné jusqu’au soir, et n’était repartie qu’après la venue d’un troisième personnage attendu par les deux charretiers. La demie de neuf heures avait déjà sonné, quand elle s’était éloignée dans la direction de Saint-André.
« De Saint-André ? insista Karl Dragoch. Tu en es sûr ?
— Sûr, affirma l’aubergiste.
— On te l’a dit, ou tu l’as vu ?
— Je l’ai vu.
— Hum !… murmura Karl Dragoch, qui ajouta : C’est bon. Remonte te coucher maintenant, mon brave, et tiens ta langue. »
L’aubergiste ne se le fit pas dire deux fois. La porte se referma, et l’escouade de police demeura seule sur la route.
« Un instant ! » commanda Karl Dragoch à ses hommes qui restèrent immobiles, tandis que lui-même, muni d’un fanal, examinait minutieusement le sol.
D’abord, il ne remarqua rien de suspect, mais il n’en fut pas ainsi quand, ayant traversé la route, il en eut atteint le bas côté. En cet endroit, la terre moins foulée par le passage des véhicules, et, d’ailleurs, moins solidement empierrée, avait conservé plus de plasticité. Du premier regard, Karl Dragoch découvrit l’empreinte d’un sabot auquel un clou manquait, et constata que le cheval, propriétaire de cette ferrure incomplète, se dirigeait non pas vers Saint-André, ni vers Gran, mais directement vers le fleuve, par le chemin du Nord. C’est donc par ce chemin que Dragoch s’avança à son tour à la tête de ses hommes.
Trois kilomètres environ avaient été franchis sans incident à travers un pays complètement désert, quand, sur la gauche de la route, le hennissement d’un cheval retentit. Retenant ses hommes du geste, Karl Dragoch s’avança jusqu’à la lisière d’un petit bois qu’on distinguait confusément dans l’ombre.
« Qui est là ?… » héla-t-il d’une voix forte.
Nulle réponse n’étant faite à sa question, un des agents, sur son ordre, alluma une torche de résine. Sa flamme fuligineuse brilla d’un vif éclat dans cette nuit sans lune, mais sa lumière mourait à quelques pas, impuissante à percer l’obscurité rendue plus épaisse encore par le feuillage des arbres.
« En avant ! » commanda Dragoch, en pénétrant dans le fourré à la tête de l’escouade.
Mais le fourré avait des défenseurs. À peine en avait-on dépassé la lisière, qu’une voix impérieuse prononça :
« Un pas de plus, et nous faisons feu ! »
Cette menace n’était pas pour arrêter Karl Dragoch, d’autant plus qu’à la vague lueur de la torche, il lui avait semblé apercevoir une masse immobile, celle d’une charrette sans doute, autour de laquelle se groupaient une troupe d’hommes, dont il n’avait pu reconnaître le nombre.
« En avant ! » commanda-t-il de nouveau.
Obéissant à cet ordre, l’escouade de police continua sa marche fort incertaine dans ce bois inconnu. La difficulté ne tarda pas à s’aggraver. Tout à coup, la torche fut arrachée des mains de l’agent qui la portait. L’obscurité redevint profonde.
« Maladroit !… gronda Dragoch. De la lumière, Frantz !… De la lumière !… »
Son dépit était d’autant plus vif qu’au dernier éclat jeté par la torche en s’éteignant, il avait cru voir la charrette commencer un mouvement de retraite et s’éloigner sous les arbres. Malheureusement, il ne pouvait être question de lui donner la chasse. C’est une vivante muraille que l’escouade de police rencontrait devant elle. À chaque agent s’opposaient deux ou trois adversaires, et Dragoch comprenait un peu tard qu’il ne disposait pas de forces suffisantes pour s’assurer la victoire. Jusqu’ici, aucun coup de feu n’avait été tiré, ni d’un côté, ni de l’autre.
« Titcha !… appela à ce moment une voix dans la nuit.
— Présent ! répondit une autre voix.
— La voiture ?
— Partie.
— Alors, il faut en finir. »
Ces voix, Dragoch les enregistra dans sa mémoire. Il ne devait jamais les oublier.
Ce court dialogue échangé, les revolvers se mirent aussitôt de la partie, ébranlant l’atmosphère de leurs sèches détonations. Quelques agents furent atteints par les balles, et Karl Dragoch, se rendant compte qu’il y aurait eu folie à s’obstiner, dut se résoudre à ordonner la retraite.
L’escouade de police regagna donc la route, où les vainqueurs ne se risquèrent pas à la poursuivre, et la nuit reprit son calme un instant troublé.
Il fallut d’abord s’occuper des blessés. Ils étaient au nombre de trois, très légèrement frappés, d’ailleurs. Après un sommaire pansement, ils furent renvoyés en arrière sous la garde de quatre de leurs camarades. Quant à Dragoch, accompagné de Friedrick Ulhmann et des trois derniers agents, il s’élança à travers champs, vers le Danube, en obliquant légèrement dans la direction de Gran.
Il retrouva sans difficulté l’endroit où il avait abordé quelques heures plus tôt, et l’embarcation dans laquelle Ulhmann et lui avaient passé le fleuve. Les cinq hommes s’y embarquèrent, et, le Danube traversé en sens inverse, ils en descendirent le cours sur la rive gauche.
Si Karl Dragoch venait de subir un échec, il entendait avoir sa revanche. Qu’Ilia Brusch et le trop fameux Ladko fussent le même homme, cela ne faisait plus pour lui l’ombre d’un doute, et c’est à son compagnon de voyage, il en était convaincu, que le crime de la nuit précédente devait être imputé. Selon toute vraisemblance, celui-ci, après avoir mis son butin à l’abri, se hâterait de reprendre la personnalité d’emprunt qu’il ne savait pas percée à jour et qui lui avait permis de déjouer jusqu’ici les recherches de la police. Avant l’aube, il aurait sûrement regagné la barge, et il y attendrait son passager absent, ainsi que l’aurait fait l’inoffensif et honnête pêcheur qu’il prétendait être.
Cinq hommes résolus seraient alors aux aguets. Ces cinq hommes, vaincus par Ladko et sa bande, triompheraient plus aisément de la résistance que pourrait leur opposer ce même Ladko, obligé à la solitude pour jouer son rôle d’Ilia Brusch.
Ce plan très bien conçu fut malheureusement irréalisable. Karl Dragoch et ses hommes eurent beau explorer la rive, il leur fut impossible de découvrir la barge du pêcheur. Dragoch et Ulhmann n’eurent aucune peine, il est vrai, à reconnaître la place précise où le premier avait débarqué, mais, de la barge, pas la moindre trace. La barge avait disparu, et Ilia Brusch avec elle.
Karl Dragoch était joué, décidément, et cela l’emplissait de fureur.
« Friedrick, dit-il à son subordonné, je suis à bout. Il me serait impossible de faire un pas de plus. Nous allons dormir dans l’herbe pour retrouver un peu de force. Mais un de nos hommes va prendre le canot et remonter à Gran sur-le-champ. À l’ouverture du bureau, il fera jouer le télégraphe. Allume un fanal. Je vais dicter. Écris.
Friedrick Ulhmann obéit en silence :
« Crime commis cette nuit environs de Gran. Butin chargé sur chaland. Exercer rigoureusement visites prescrites. »
— Voilà pour une, dit Dragoch en s’interrompant. À l’autre maintenant.
Il dicta de nouveau :
« Mandat d’amener contre le nommé Ladko, se disant faussement Ilia Brusch et se prétendant lauréat de la Ligue Danubienne au dernier concours de Sigmaringen, ledit Ladko, alias Ilia Brusch, inculpé des crimes de vols et de meurtres. »
— Que ceci soit télégraphié à la première heure à toutes les communes riveraines sans exception », commanda Karl Dragoch, en s’étendant épuisé sur le sol.