Le Piccinino/Chapitre 34

Le Piccinino
◄  XXXIII.
XXXV.  ►

XXXIV.

À LA FONTAINE.

Lorsque Mila descendit l’escalier entaillé dans le roc, elle vit un homme assis au bord de la source, et ne s’en inquiéta point. Elle avait la tête toute remplie d’amour et d’espérance, et le souvenir de ses dangers ne pouvait plus l’atteindre. Lorsqu’elle fut au bord de l’eau, cet homme, qui lui tournait le dos, et qui avait la tête et le corps couverts de la longue veste à capuchon que portent les gens du peuple[1], ne l’inquiéta pas encore ; mais, lorsqu’il se retourna pour lui demander, d’une voix douce, si elle voulait bien lui permettre de boire à son aiguière, elle tressaillit ; car il lui sembla reconnaître cette voix, et elle remarqua qu’il n’y avait personne, ni en haut ni en bas de la fontaine ; que pas un enfant ne jouait comme à l’ordinaire sur l’escalier, enfin, qu’elle était seule avec cet inconnu, dont l’organe lui faisait peur.

Elle feignit de ne l’avoir pas entendu, remplit sa cruche à la hâte, et se disposa à remonter. Mais l’étranger, se couchant sur les dalles, comme pour lui barrer le passage, ou comme pour se reposer nonchalamment, lui dit, avec la même douceur caressante :

« Rebecca, refuseras tu une goutte d’eau à Jacob, l’ami et le serviteur de la famille ?

― Je ne vous connais pas, répondit Mila en tâchant de prendre un ton calme et indifférent. Ne pouvez-vous approcher vos lèvres de la cascade ? Vous y boirez beaucoup mieux que dans une aiguière. »

L’inconnu passa tranquillement son bras autour des jambes de Mila, et la força, pour ne pas tomber, de s’appuyer sur son épaule.

« Laissez-moi, dit-elle, effrayée et courroucée, ou j’appelle au secours. Je n’ai pas le temps de plaisanter avec vous, et je ne suis pas de celles qui folâtrent avec le premier venu. Laissez-moi, vous dis-je, ou je crie.

― Mila, dit l’étranger en rabattant son capuchon, je ne suis pas le premier venu pour vous, quoiqu’il n’y ait pas longtemps que nous avons fait connaissance. Nous avons ensemble des relations qu’il n’est pas en votre pouvoir de rompre et qu’il n’est pas de votre devoir de méconnaître. La vie, la fortune et l’honneur de ce que vous avez de plus cher au monde reposent sur mon zèle et sur ma loyauté. J’ai à vous parler ; présentez-moi votre aiguière, afin que, si quelqu’un nous observe, il trouve naturel que vous vous arrêtiez ici un instant avec moi.

En reconnaissant l’hôte mystérieux de la nuit, Mila fut comme subjuguée par une sorte de crainte qui n’était pas sans mélange de respect. Car il faut tout dire : Mila était femme, et la beauté, la jeunesse, le regard et l’organe suave du Piccinino n’étaient pas sans une secrète influence sur ses instincts délicats et un peu romanesques.

« Seigneur, lui dit-elle, car il lui était impossible de ne pas le prendre pour un noble personnage affublé d’un déguisement, je vous obéirai ; mais ne me retenez pas de force, et parlez plus vite, car ceci n’est pas sans danger pour vous et pour moi. » Elle lui présenta son aiguière à laquelle le bandit but sans se hâter ; car, pendant ce temps, il tenait dans sa main le bras nu de la jeune fille et en contemplait la beauté, tout en le pressant, pour la forcer à incliner le vase par degrés, à mesure qu’il étanchait sa soif feinte ou réelle.

« Maintenant, Mila, lui dit-il en couvrant sa tête qu’il lui avait laissé le loisir d’admirer, écoutez ! Le moine qui vous a effrayée hier viendra aussitôt que votre père et votre frère seront sortis : ils doivent dîner aujourd’hui chez le marquis de la Serra. Ne cherchez pas à les retenir, au contraire ; s’ils restaient, s’ils voyaient le moine, s’ils cherchaient à le chasser, ce serait le signal de quelque malheur auquel je ne pourrais m’opposer. Si vous êtes prudente, et dévouée à votre famille, vous éviterez même au moine le danger de se montrer dans votre maison. Vous viendrez ici comme pour laver ; je sais qu’avant d’entrer chez vous, il rôdera de ce côté et cherchera à vous surprendre hors de la cour, où il craint vos voisins. N’ayez pas peur de lui ; il est lâche, et jamais en plein jour, jamais au risque d’être découvert, il ne cherchera à vous faire violence. Il vous parlera encore de ses ignobles désirs. Coupez court à tout entretien ; mais faites semblant de vous être ravisée. Dites-lui de s’éloigner, parce qu’on vous surveille ; mais donnez-lui un rendez-vous pour vingt heures[2] dans un lieu que je vais vous désigner, et où il faudra vous rendre seule, une heure d’avance. J’y serai. Vous n’y courrez donc aucun danger. Je m’emparerai alors du moine, et vous n’entendrez plus jamais parler de lui. Vous serez délivrée d’un persécuteur infâme ; la princesse Agathe ne courra plus le risque d’être déshonorée par d’atroces calomnies ; votre père ne sera plus sous la menace incessante de la prison, et votre frère Michel sous celle du poignard d’un assassin.

― Mon Dieu, mon Dieu ! dit Mila haletante de peur et de surprise, cet homme nous veut tant de mal, et il le peut ! C’est donc l’abbé Ninfo ?

― Parlez plus bas, jeune fille, et que ce nom maudit ne frappe pas d’aujourd’hui les oreilles qui vous entourent. Soyez calme, paraissez ne rien savoir et ne pas agir. Si vous dites un mot de tout ceci à qui que ce soit, on vous empêchera de sauver ceux que vous aimez. On vous dira de vous méfier de moi-même, parce qu’on se méfiera de votre prudence et de votre volonté. Qui sait si on ne me prendra pas pour votre ennemi ? Je ne crains personne, moi, mais je crains que mes amis ne se perdent eux-mêmes par leur indécision. Vous seule, Mila, pouvez les sauver : le voulez-vous ?

― Oui, je le veux, dit-elle ; mais que deviendrai-je si vous me trompez ? si vous n’êtes pas au rendez-vous ?

― Ne sais-tu donc pas qui je suis ?

― Non, je ne le sais pas ; personne ne me l’a voulu dire.

― Alors, regarde-moi encore ; ose me bien regarder, et tu me connaîtras mieux à mon visage que tous ceux qui te parleraient de moi. »

Il entr’ouvrit son capuchon, et sut donner à son beau visage une expression si rassurante, si affectueuse et si douce, que l’innocente Mila en subit le dangereux prestige.

― Il me semble, dit-elle en rougissant, que vous êtes bon et juste ; car si le diable était en vous, il aurait pris le masque d’un ange.

Le Piccinino referma son capuchon pour cacher la voluptueuse satisfaction que lui causait cet aveu naïf sortant de la plus belle bouche du monde.

― Eh bien, reprit-il, suis ton instinct. N’obéis qu’à l’inspiration de ton cœur ; sache d’ailleurs que ton oncle de Bel-Passo m’a élevé comme son fils, que ta chère princesse Agathe a remis sa fortune et son honneur entre mes mains, et que, si elle n’était femme, c’est-à-dire un peu prude, elle aurait donné à l’abbé Ninfo ce rendez-vous nécessaire.

― Mais je suis femme aussi, dit Mila, et j’ai peur. Pourquoi ce rendez-vous est-il si nécessaire ?

― Ne sais-tu pas que je dois enlever l’abbé Ninfo ? Comment puis-je m’en emparer au milieu de Catane, ou aux portes de la Villa-Ficarazzi ? Ne faut-il pas que je le fasse sortir de son antre, que je l’attire dans un piége ? Son mauvais destin a voulu qu’il se prît pour toi d’un amour insensé…

― Ah ! ne dites pas ce mot d’amour à propos d’un tel homme, cela me fait horreur. Et vous voulez que j’aie l’air de l’encourager ! J’en mourrai de honte et de dégoût.

― Adieu Mila, dit le bandit, en feignant de vouloir se relever. Je vois que tu es, en effet, une femme comme les autres, un être faible et vain, qui ne songe qu’à se préserver, sans se soucier de laisser flétrir et frapper autour de soi les têtes les plus sacrées !

― Eh bien, non, je ne suis pas ainsi ! reprit-elle avec fierté. Je sacrifierai ma vie à cette épreuve ; car, quant à mon honneur, je saurai mourir avant qu’on y attente.

― À la bonne heure, ma brave fille ! c’est parler comme il convient à la nièce de Fra-Angelo. Au reste, tu me vois fort tranquille sur ton compte, parce que je sais qu’il n’y a point de danger pour toi.

― Il y en a donc pour vous, Seigneur ? Si vous y succombez, qui me protégera contre ce moine ?

― Un coup de poignard…, non pas dans ton beau sein, pauvre ange, comme tu nous en menaces, mais dans la gorge d’un animal immonde, qui n’est pas digne de périr de la main d’une femme, et qui ne s’y exposera même pas.

― Et où faut-il lui donner ce rendez-vous ?

― À Nicolosi, dans la maison de Carmelo Tomabene, cultivateur, que tu diras être ton parent et ton ami. Tu ajouteras qu’il est absent, que tu as les clefs de sa maison, un grand jardin couvert où l’on entre sans être vu, en descendant par la gorge de Croce del Destator. Tu te souviendras de tout cela ?

― Parfaitement ; et il y ira ?

― Il y viendra, sans nul doute, et sans se douter que ce Tomabene est fort lié avec un certain Piccinino qu’on dit chef de bandes, et auquel il a offert hier la fortune d’un prince, à la condition d’enlever ton frère et de l’assassiner au besoin.

― Sainte Madone, protégez-moi ! Le Piccinino ! J’ai entendu parler de lui ; c’est un homme terrible. Est-ce qu’il viendra avec vous ? Je mourrais de peur si je le voyais !

― Et pourtant, dit le bandit, charmé de découvrir que Mila était si peu au courant de l’aventure, je gage que, comme toutes les jeunes filles du pays, tu meurs d’envie de le voir.

― J’en serais curieuse parce qu’on le dit si laid ! Mais je voudrais être sûre qu’il ne me vît point.

― Sois tranquille, il n’y aura que moi, moi tout seul, chez le paysan de Nicolosi. As-tu peur de moi aussi, voyons, enfant que tu es ? Ai-je l’air bien redoutable ? bien méchant ?

― Non, en vérité ! Mais pourquoi faut-il donc que j’aille à ce rendez-vous ? Ne suffit-il pas que j’y envoie l’abbé… je veux dire le moine ?

― Il est méfiant comme le sont tous les criminels ; il n’entrera jamais dans le jardin de Carmelo Tomabene s’il ne t’y voit promener seule. En venant une heure d’avance, tu ne risques point de le rencontrer en chemin ; d’ailleurs, viens par la route de Bel-Passo que tu connais sans doute mieux que l’autre. As-tu jamais été à Nicolosi ?

― Jamais, Seigneur ; y a-t-il bien loin ?

― Trop loin pour tes petits pieds, Mila ; mais tu sais bien te tenir sur une mule ?

― Oh ! oui, je le crois.

― Tu en trouveras une parfaitement sûre et douce, derrière le palais de Palmarosa ; un enfant te la présentera avec une rose blanche pour mot de passe ; mets la bride sur le cou de cette bonne servante, et laisse-la sans crainte marcher vite ; en moins d’une heure elle t’amènera à ma porte sans se tromper, et sans faire un faux pas, quelque effrayant que te paraisse le chemin qu’il lui plaira de choisir. Tu n’auras pas peur, Mila ?

― Et, si je rencontre l’abbé ?

― Fouette ta monture, et ne crains pas qu’on l’atteigne.

― Mais, puisque c’est du côté de Bel-Passo, vous me permettrez de me faire conduire par mon oncle ?

― Non ! ton oncle a affaire ailleurs pour la même cause ; mais, si tu l’avertis, il voudra t’accompagner : s’il te voit, il te suivra, et tout ce que nous aurons tenté deviendra inutile ; je n’ai pas le temps de t’en dire davantage ; il me semble qu’on t’appelle ; tu hésites, donc tu refuses ?

― Je n’hésite pas, j’irai ! Seigneur, vous croyez en Dieu ? »

Cette question ingénue et brusque fit pâlir et sourire en même temps le Piccinino.

« Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-il en croisant son capuchon sur sa figure.

― Ah ! vous comprenez bien, dit-elle, Dieu entend tout et voit tout ; il punit le mensonge et assiste l’innocence ! »

La voix de Pier-Angelo, qui appelait sa fille, retentit pour la seconde fois.

« Va-t’en, dit le Piccinino en la soutenant dans ses bras pour l’aider à remonter vite l’escalier ; seulement, si un seul mot t’échappe, nous sommes perdus.

― Vous aussi ?

― Moi aussi !

― Ce serait dommage, pensait Mila en se retournant du haut de l’escalier pour jeter un dernier regard sur le bel étranger, dont il lui était impossible de ne pas faire un héros et un ami d’un rang supérieur, qu’elle plaçait, dans sa riante imagination, à côté d’Agathe. Il avait une si douce voix et un si doux sourire ! son accent était si noble, son air d’autorité si convaincant ! « J’aurai de la discrétion et du courage, se dit-elle ; je ne suis qu’une petite fille, et pourtant c’est moi qui sauverai tout le monde ! » De tout temps, hélas, le passereau s’est laissé fasciner par le vautour.

Dans tout cela, le Piccinino cédait à un besoin inné de compliquer à son profit, ou seulement pour son amusement, les difficultés d’une aventure. Il est vrai qu’il n’y avait pas de meilleur moyen d’attirer chez lui l’abbé Ninfo, que de l’y faire entraîner par un appât de libertinage. Mais il eût pu choisir toute autre femme que la candide Mila pour jouer, à l’aide d’une certaine ressemblance, ou d’un costume analogue, le rôle de la personne qui devait se montrer dans son jardin. L’abbé était parfois d’une méfiance outrageante, parce qu’il était horriblement poltron ; mais, aveuglé par une sotte présomption et troublé par une grossière impatience, il se fût laissé prendre au piége. Un peu de violence, un homme aposté derrière la porte, eût suffi pour le faire tomber dans les mains du bandit. Il y avait encore bien d’autres ruses avec lesquelles le Piccinino était habitué à se jouer, et qui eussent aussi bien réussi ; car l’abbé, avec toutes ses intrigues, sa curiosité, son espionnage perpétuel, ses mensonges effrontés et sa persévérance sans pudeur, était un misérable du dernier ordre, et l’homme le plus borné et le moins habile qu’il y eût au monde. On craint trop les scélérats, en général ; on ne sait point que la plupart sont des imbéciles. Il n’eût pas fallu à l’abbé Ninfo la moitié des peines qu’il se donnait, pour faire le double de mal, s’il eût eu tant soit peu d’intelligence et de véritable pénétration.

Ainsi, l’on a vu qu’il était toujours à côté de la vérité dans ses découvertes ; il avait pris mille déguisements et inventé mille arcanes classiques pour observer ce qui se passait à la villa Palmarosa, et il se croyait certain que Michel était l’amant de la princesse. Il était à cent lieues de soupçonner la nature du lien qui pouvait les rapprocher. Il eût pu aisément surprendre la religion du docteur Recuperati, dont l’honnêteté rigide manquait de prévoyance et de lumière ; et pourtant, pour lui dérober le testament, il avait remis de jour en jour, et n’avait jamais réussi à lui inspirer la moindre confiance. Il lui était impossible, tant sa figure portait le cachet d’une bassesse sans mélange et sans bornes, de jouer pendant cinq minutes le rôle d’un homme de bien.

Ses vices le gênaient, comme il l’avouait et le proclamait lui-même quand il était ivre. Débauché, cupide, et intempérant au point de perdre la tête dans les moments où il avait le plus besoin de lucidité, il n’avait jamais mené à bien aucune intrigue difficile. Le cardinal s’était servi de lui longtemps comme d’un agent de police auquel rien ne répugnait, et il ne lui avait jamais attribué plus de valeur qu’à un instrument du dernier ordre. Dans ses jours d’esprit et de cynisme, le prélat l’avait flétri d’une épithète dont il ne pouvait se relever, et que nous ne saurions traduire.

Aussi n’avait-il jamais été pour rien dans les secrets de famille ou les affaires d’État qui avaient occupé la vie de monsignor Ieronimo. Le mépris qu’il lui inspirait avait survécu à la perte de sa mémoire, et le prélat paralytique, et presque en enfance, n’en avait même pas peur, et ne retrouvait la parole avec lui que pour lui appliquer l’infâme surnom dont il l’avait gratifié.

Une autre preuve de l’idiotisme de l’abbé, c’était la confiance qu’il nourrissait de pouvoir séduire toutes les femmes qui lui faisaient envie.

« Avec un peu d’or et beaucoup de mensonges, disait-il, avec des menaces, des promesses et des compliments, on s’empare de la plus fière comme de la plus humble. »

En conséquence, il se flattait d’avoir part à la fortune d’Agathe en faisant enlever celui qu’il présumait être son amant. Il n’était capable que d’une chose, c’était de placer Michel sous la carabine d’un bandit, et de crier feu dans un moment de vanité et de cupidité déçue ; il n’eût osé le tuer lui-même, de même qu’il n’eût osé faire outrage à Mila, si elle eût levé seulement une paire de ciseaux pour le menacer.

Mais quelque abject que fût cet homme, il avait une certaine puissance pour le mal ; elle ne venait pas de lui, la méchanceté des autres hommes l’en avait investi. La police napolitaine lui prêtait son lâche et odieux secours, quand il le réclamait. Il avait fait exiler, ruiner ou languir dans les cachots bien des victimes innocentes, et il eût fort bien pu s’emparer de Michel, sans aller chercher le secours des bandits de la montagne.

Mais il voulait pouvoir le rendre au besoin, pour une rançon considérable, et il voulait faire discuter l’affaire par des brigands avoués qui auraient intérêt à ne pas le trahir. Tout son rôle, en ceci, consistait donc à aller chercher des bravi et à leur dire : J’ai découvert une intrigue d’amour qui vaut de l’or. Faites le coup, et nous partagerons les produits. »

Mais en cela encore, il avait été dupe. Un bravo adroit, qui travaillait à la ville, sous la direction du Piccinino, et qui ne se fût point permis de rien faire sans le consulter, avait trompé l’abbé en l’attirant à un rendez-vous, où il n’avait pas vu le véritable Piccinino, mais auquel le Piccinino avait assisté derrière une cloison. Le Piccinino avait menacé ensuite de casser la tête au premier des deux complices qui parlerait ou qui agirait sans son ordre, et on le savait homme à tenir parole. D’ailleurs, ce jeune aventurier gouvernait sa bande avec une habileté si grande, un mélange de douceur et de despotisme si bien combinés, que jamais, sur une plus grande échelle, il est vrai, et dans des entreprises plus vastes, son père n’avait été à la fois aimé et redouté comme lui. Il pouvait donc être tranquille ; ses secrets n’eussent pas été révélés à la torture, et il pouvait, cette fois, satisfaire le caprice qu’il avait souvent de terminer tout seul, sans confident et sans aide, une entreprise où il n’était pas besoin de force majeure, mais seulement de finesse et de ruse.

Voilà pourquoi le Piccinino, sûr de son plan, qui était des plus simples, voulait y mêler, pour son propre compte, des incidents poétiques, singuliers et romanesques, ou des enivrements réels, à son choix. Sa vive imagination et son caractère froid le lançaient sans cesse dans des essais contradictoires, d’où il savait sortir toujours, grâce à sa grande intelligence et à l’empire qu’il exerçait sur lui-même. Il avait toujours mené si bien sa barque que, hormis ses complices et le nombre très-restreint de ses amis intimes, personne n’aurait pu prouver que le fameux capitaine Piccinino, bâtard del Destatore, et le tranquille villageois Carmelo Tomabene, étaient le même homme. Ce dernier aussi passait bien pour un fils de Castro-Reale ; mais il y en avait tant d’autres, dans la montagne, qui se vantaient de cette périlleuse origine !

  1. C’est un surtout de laine drapée double, tissue de couleurs différentes sur chaque face de l’étoffe. On le porte pour se préserver de l’ardeur du soleil aussi bien que pour se garantir du froid.
  2. C’est-à-dire quatre heures avant la chute du jour.