Le Piccinino/Chapitre 20

Le Piccinino
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XX.

BEL PASSO ET MAL PASSO.

Tout à coup Mila prit une résolution prompte et ferme ; car Magnani l’avait dit sans flatterie, elle était supérieure à la plupart des jeunes filles de sa classe par l’éducation, et Pier-Angelo avait su lui donner des idées aussi nobles que les siennes. Elle joignait à cela une certaine dose d’exaltation juvénile, mêlée à des habitudes de courage et de dévouement, que, par bon goût et simplicité de cœur, elle voilait sous une apparente insouciance. C’est le comble du stoïcisme que de savoir se sacrifier en riant et en ayant l’air de ne pas souffrir.

« Mon bon Magnani, lui dit-elle en se levant et en reprenant la sérénité de son regard, je vous remercie de l’amitié que vous me témoignez ; vous m’avez fait du bien, je me sens calme. Laissez-moi travailler, maintenant, car je n’ai pas fait comme vous ma journée pendant la nuit : il faut que je remplisse ma tâche et que je gagne mon salaire. Allez-vous-en, pour qu’on ne dise pas que je suis une paresseuse, et que je perds mon temps à babiller avec les voisins.

― Adieu, Mila, répondit le jeune homme. Je demande à Dieu qu’il vous rende le calme aujourd’hui, et qu’il vous comble de bonheur tous les jours de votre vie.

― Merci, Magnani, dit Mila en lui tendant la main ; je compte, dès ce jour, sur votre amitié. »

L’air de noble résolution avec lequel cette jeune fille, tout à l’heure brisée, tendait sa main, et la manière dont elle prononçait le mot d’amitié, comme un adieu héroïque à toutes ses illusions, ne fut pas compris de Magnani ; et pourtant il y avait dans ce geste et dans cet accent quelque chose qui l’émut sans qu’il pût en deviner la cause. Mila se transformait devant lui en un clin d’œil : elle n’avait plus l’air d’un enfant gracieux, elle était sérieuse et belle comme une femme.

Il reçut cette petite main dans sa main rude et forte, qui n’hésitait pas à consacrer, par une fraternelle étreinte, ce pacte d’amitié, mais qui trembla tout à coup au contact d’une main aussi souple et aussi mignonne que celle d’une princesse ; car Mila était fort soigneuse de sa beauté, et savait être à la fois laborieuse et recherchée dans ses occupations.

Magnani crut sentir la main d’Agathe, qu’il avait touchée une seule fois dans sa vie, par une fortune singulière. Il s’émut soudainement et attira contre son cœur la fille de Pier-Angelo, comme pour lui donner un baiser fraternel. Pourtant il n’osait point ; mais elle lui tendit son front avec ingénuité, en se disant à elle-même que ce serait le premier et le dernier, et qu’elle voulait garder ce souvenir comme la consécration d’un éternel adieu à toutes ses espérances.

Magnani vivait, depuis cinq ans, sous la loi d’une chasteté exemplaire. Il semblait qu’il eût fait serment d’imiter l’austérité exceptionnelle d’Agathe, et qu’absorbé par une idée fixe, il eût résolu de se consumer lentement, sans connaître l’amour et l’hyménée. Il n’avait jamais donné un baiser à une femme, pas même à ses sœurs, depuis qu’il portait en lui cette chimère de passion sans espoir. Peut-être en avait-il prononcé le vœu dans quelque moment d’exaltation douloureuse. Mais il l’oublia, ce vœu formidable, en sentant la belle tête brune de la jeune Mila s’appuyer avec confiance sur sa poitrine. Il la contempla un instant, et la limpidité de ces yeux noirs, qui lui exprimaient une douleur et un courage incompréhensibles, le jeta dans je ne sais quelle extase de surprise et de volupté. Ses lèvres ne rencontrèrent pas le front de Mila ; elles s’éloignèrent en frémissant de sa bouche vermeille, et s’arrêtèrent sur son cou brun et velouté, peut-être une ou deux secondes de plus qu’il n’était nécessaire pour cimenter un lien de fraternité.

Mila pâlit, ses yeux se fermèrent, et un soupir douloureux s’exhala de son cœur brisé. Magnani, épouvanté, la déposa sur sa chaise, et s’enfuit plein d’effroi, d’étonnement, et peut-être de remords.

Mila, restée seule, faillit s’évanouir ; puis elle alla, en chancelant, fermer sa porte au verrou ; elle s’agenouilla par terre contre son lit, cacha sa figure dans ses mains, et resta absorbée.

Mais elle ne pleura plus, et la douleur fit place en elle à une agitation pleine d’énergie et d’aspirations brûlantes. Là encore l’optimisme de Pier-Angelo, cette foi au destin qui est comme une superstition des âmes fortes et des esprits actifs, se révéla en elle. Elle se releva, rajusta ses cheveux, regarda son miroir, et dit tout haut, en prenant son ouvrage :

« Je ne sais pas pourquoi, ni quand, ni comment, mais il m’aimera ; je dois le vouloir, je le veux, Dieu m’assistera ! »

Lorsque Michel rentra, il la trouva calme et belle, absorbée dans la contemplation d’une copie de la Vierge à la Chaise, qu’il avait faite avec soin pour elle, et qu’elle avait placée, non dans son alcôve, mais au-dessus de son miroir. Il s’applaudit de l’avoir laissée s’abandonner à un premier mouvement de douleur, et de voir qu’elle avait retrouvé des forces dans sa méditation solitaire. Il arriva jusque auprès d’elle sans qu’elle l’entendît venir ; mais elle vit son visage dans la glace, au moment où il se penchait vers elle pour lui donner un baiser sur le cou :

« Embrassez-moi là, lui dit-elle en lui offrant sa joue ; mais sur mon cou jamais !

― Et pourquoi cette interdiction à ton frère, petite fantasque ?

― C’est mon idée, répondit-elle. Vous commencez à avoir de la barbe, et je ne veux pas que vous flétrissiez ma peau.

― Ah ! tu me flattes beaucoup ! dit Michel en riant, et cette crainte fait trop d’honneur à ma moustache naissante ! je ne croyais pas qu’elle pût encore faire peur à personne ! Mais tu tiens donc moins à la fraîcheur de ta joue qu’à celle de ton joli cou, petite Mila ? Est-ce parce que tu viens d’admirer celui de cette belle Madone ?

― Peut-être ! dit-elle. Il est bien beau, en effet, et je voudrais ressembler, de tous points, à cette figure-là.

― Il me semble que tu t’y essayais devant ton miroir ? Ce sont des idées bien profanes devant cette sainte image !

― Non, Michel, répondit Mila d’un air sérieux. Il n’y a rien de profane dans l’idée que je me fais de sa beauté. Je ne l’avais pas encore comprise comme aujourd’hui, et je me figurais que personne n’avait pu créer une aussi belle figure que celle de la princesse Agathe. Mais maintenant je vois que Raphaël a été plus loin. Il a donné à sa madone plus de force, sinon plus de tranquillité. Elle est très-vivante, cette figure divine ; elle a beaucoup de volonté ; elle est sûre d’elle-même… C’est la plus chaste, mais aussi la plus aimante des femmes ; elle a l’air de dire : Aimez-moi, parce que je vous aime.

― Vraiment, Mila, où prends-tu ce que tu dis là ? s’écria Michel en regardant sa sœur avec surprise. Je crois rêver en t’écoutant parler ! »

L’entretien de ces deux enfants fut interrompu par l’arrivée de leur père. Il venait proposer à Michel de procéder à la démolition de la salle de bal. Tous les ouvriers qui y avaient travaillé s’étaient donné rendez-vous à trois heures de l’après-midi, pour débarrasser le palais de cette construction volante.

« Je sais, dit Pier-Angelo, que la princesse tient à conserver tes fresques sur toile, et je désire que tu m’aides à les rouler et à les transporter sans dommage dans une des galeries du palais. »

Michel suivit son père ; mais ils furent à peine sortis de la ville, que celui-ci s’arrêtant :

« Mon ami, dit-il, je vais me rendre seul à la villa, où je veux avoir un mot d’entretien avec la princesse, relativement à cet abbé maudit qui se déguise en moine pour venir espionner je ne sais quoi et je ne sais qui dans sa maison. Toi, tu vas marcher pendant deux milles vers le nord-ouest, en suivant toujours le sentier qui s’ouvre ici, sans te détourner ni à droite, ni à gauche. Tu arriveras dans une heure au couvent des Capucins de Bel Passo, où ton oncle Fra-Angelo m’a dit qu’il t’attendrait jusqu’au coucher du soleil. Il s’est assuré que le confrère suspect que nous lui avions désigné n’était autre que le Ninfo, et, sans vouloir s’expliquer avec moi sur les vues qu’il lui suppose, il m’a déclaré vouloir s’entretenir avec toi sérieusement. Je doute que ton oncle en sache plus long que nous sur l’état du cardinal et les desseins de l’abbé ; mais il est homme de sens et de prévoyance. Il a dû s’enquérir dans la matinée, et je serai bien aise d’avoir son avis. »

Michel prit le sentier, et, au bout d’une heure de marche à travers les plus admirables sites que l’imagination puisse se représenter, il arriva à la porte du couvent de son oncle.

Ce couvent était situé au-dessus d’un village dans la région cultivée et fleurie semée de maisons de campagne, qui occupe la base de l’Etna. De grandes masses d’arbres séculaires protégeaient l’édifice, et le jardin, tourné vers le soleil d’Afrique, dominait une vue magnifique terminée par la mer.

Ce lieu romantique, tout sillonné de laves formidables, portait deux noms qui lui avaient été donnés tour à tour, et que, dans le doute de celui qu’on devait lui conserver, on lui conférait indifféremment à cette époque. Le site étant superbe, le sol fertile, et le climat agréable, on l’avait nommé, dans le principe, Bel passo. Puis, étaient venues les terribles éruptions de l’Etna et du Monte-Rosso, qui l’avaient ruiné et bouleversé. Alors, on l’avait nommé Mal passo. Puis, le temps avait marché, on avait rebâti le village et le couvent, brisé les laves, repris la culture, et on était revenu peu à peu au doux nom primitif. Mais ces deux qualifications opposées se confondaient encore dans les habitudes et les souvenirs des habitants. Les vieillards, qui avaient vu leur pays dans sa splendeur primitive, disaient Bel passo, ainsi que les enfants, qui ne l’avaient vu que sorti du chaos et ressuscité. Mais les hommes que le spectacle et les malheurs de la catastrophe avaient frappés dans leurs premières années, ceux-là qui n’avaient eu que le travail et l’effroi pour berceau, et qui commençaient à peine à retirer quelque fruit de leurs peines, disaient plus souvent encore Mal passo que Bel passo.

Il y avait peut-être bien longtemps que, deux ou trois fois par siècle, cette gorge changeait ainsi de nom, suivant la circonstance ; exemple de la courageuse insouciance de l’espèce humaine, qui rebâtit son nid à côté de la branche brisée, et se remet à aimer, à caresser et à vanter son domaine à peine reconquis sur les orages de la veille.

Cette contrée justifiait également, du reste, les deux noms qu’elle se disputait. C’était le résumé de toutes les horreurs et de toutes les beautés de la nature. Là où le fleuve de feu avait établi ses courants destructeurs, les arêtes de laves, les scories livides, les ruines de l’ancien sol creusé, inondé ou brûlé, rappelaient les jours néfastes, la population réduite à la mendicité, les mères et les épouses en deuil ; Niobé changée en pierre à la vue de ses enfants foudroyés. Mais tout à côté, à une ligne de lisière, de vieux figuiers, réchauffés par le passage de la flamme, avaient poussé des branches nouvelles, et semaient de leurs fruits succulents les frais gazons et l’antique sol imbibé des sucs les plus généreux.

Tout ce qui ne s’était pas trouvé sur le passage de la lave en fusion, tout ce qui avait été préservé par un accident de terrain, avait profité de la destruction voisine. Il en est ainsi dans l’espèce humaine, et partout la mort fait place à la vie. Michel remarqua qu’en certains endroits, de deux arbres jumeaux, l’un avait disparu comme emporté par un boulet de canon, et présentait sa souche calcinée, à côté de la tige superbe qui semblait triompher sur ses ruines.

Il trouva son oncle occupé à tailler le roc pour élargir une plate-bande de légumes splendides. Le jardin du couvent avait été creusé en pleine lave. Ses allées étaient recouvertes de mosaïques en faïence émaillée, et les carrés de légumes et de fleurs, taillés dans le sein même du roc, et remplis de terres rapportées, offraient le spectacle de caisses gigantesques enfouies jusqu’aux bords. Pour rendre l’identité plus frappante, entre la terre cultivée et l’allée de faïence, on avait laissé dépasser le rebord de lave noire, en guise de bordure de buis ou de thym, et à chaque coin des carrés, on avait taillé cette lave en boule, comme l’ornement classique de nos caisses d’oranger.

Il n’y avait donc rien de plus propre et de plus laid, de plus symétrique et de plus triste, de plus monastique en somme, que ce jardin, sujet d’orgueil et objet d’amour des bons moines. Mais la beauté des fleurs, l’éclat des grappes de raisin qui s’étalaient en berceau sur de lourds piliers de lave, le doux murmure de la fontaine qui se distribuait en mille filets argentés, pour aller rafraîchir chaque plante dans sa prison de roches, et surtout la vue qu’on découvrait de cette terrasse ouverte au midi, offraient une compensation à la mélancolie d’un si rude et si patient labeur.

Fra-Angelo, armé d’une massue de fer, avait ôté son froc pour être plus libre dans ses mouvements. Vêtu d’un court sayon brun, il déployait au soleil les muscles formidables de ses bras velus, et, à chaque coup qui faisait voler la lave en éclats, il poussait une sorte de rugissement sauvage. Mais lorsqu’il aperçut le jeune artiste, il se releva et lui montra une physionomie douce et sereine.

« Tu viens à point, jeune homme, lui dit-il. Je pensais à toi, et j’ai beaucoup de questions à te faire.

― Je pensais, au contraire, mon oncle, que vous aviez beaucoup de choses à m’apprendre.

― Oui, sans doute, j’en aurais, si je savais qui tu es ; mais, sans le lien de parenté qui nous unit, tu serais un étranger pour moi ; et, quoi qu’en dise ton père, aveuglé peut-être par sa tendresse, j’ignore si tu es un homme sérieux. Réponds-moi donc. Que penses-tu de la situation où tu te trouves ?

― Pour éviter que je sois forcé de répondre à vos questions par d’autres questions, vous devriez peut-être, mon cher oncle, les poser tout de suite clairement. Quand je connaîtrai ma situation, je pourrai vous dire ce que j’en pense.

― Alors, dit le capucin, examinant Michel avec une attention un peu sévère, tu ne sais rien des secrets qui te concernent, et tu ne les pressens même pas ? Tu n’as jamais rien deviné ? On ne t’a jamais rien confié ?

― Je sais que mon père a été compromis autrefois, à l’époque de ma naissance, je crois, dans une conspiration politique. Mais il m’était bien permis alors d’ignorer s’il était accusé à tort ou à raison. Depuis, mon père ne s’est jamais expliqué avec moi à cet égard.

― Il manque donc de confiance en toi, ou tu ne t’intéresses guère à son sort ?

― Je l’ai interrogé quelquefois ; il m’a toujours répondu d’une manière évasive. Je n’en ai pas tiré comme vous, mon oncle, la conséquence qu’il se défiait de moi ; cela m’eût paru impossible ; mais j’ai toujours pensé qu’ayant réellement trempé dans cette affaire, il était lié par des serments, ainsi qu’il arrive dans toutes les sociétés secrètes. J’aurais donc cru manquer au respect que je lui dois si j’avais insisté davantage.

― C’est bien parlé ; mais cela ne cache-t-il pas une profonde insouciance des affaires de ton pays, et un égoïste abandon de la sainte cause de sa liberté ? »

Michel fut un peu embarrassé de cette question si nettement posée, cette fois.

« Allons, reprit Fra-Angelo, réponds sans crainte, je ne te demande que la vérité.

― Eh bien ! je vais vous répondre, mon oncle, dit Michel, bravant les regards froids du moine, qui l’attristaient malgré lui, car il eût voulu plaire à cet homme, dont la figure, la voix et l’attitude lui commandaient le respect et la sympathie. Je vous dirai ce que je pense, puisque vous voulez le savoir, et ce que je suis, au risque de perdre votre bienveillance. Faites que la cause de la liberté soit vraiment, pour l’Italie et la Sicile, la cause des hommes privés de liberté, et vous me verrez m’y jeter, je ne dis pas avec enthousiasme, mais avec fureur. Mais hélas ! jusqu’ici, j’ai toujours vu que les hommes se sacrifiaient pour changer d’esclavage, et que les classes riches et nobles les exploitaient à leur profit, au nom de telle ou telle idée. Voilà pourquoi, sans rester froid au spectacle des misères et de l’oppression de mes compatriotes, je n’ai jamais désiré de conspirer sous les auspices et pour les intérêts des patriciens qui nous y pousseraient volontiers.

― Ô hommes, ô hommes ! chacun pour soi sera donc toujours votre devise ! s’écria le capucin, en se levant, comme transporté d’indignation ; puis, se rasseyant avec un rire étrange et plein d’amertume : Seigneur prince, eccelenza, dit-il en regardant Michel avec ironie, vous vous moquez de nous, je pense ! »