Le Piccinino/Chapitre 12

Le Piccinino
◄  XI.
XIII.  ►

XII.

MAGNANI.

Rien n’est si mortifiant que d’avoir cru, ne fût-ce que pendant une heure, à une aventure romanesque, enivrante, et de s’apercevoir tout doucement qu’on a bien pu faire un rêve absurde. Chaque nouvelle réflexion de notre jeune artiste refroidissait sa cervelle et le ramenait à la triste notion de la vraisemblance. Sur quoi avait-il pu bâtir tant de châteaux en Espagne ! Sur un regard qu’il avait sans doute mal interprété, et sur une parole qu’il devait avoir mal entendue. Toutes les raisons probantes qui donnaient un démenti formel à son extravagante présomption se dressèrent devant lui comme une montagne, et il se sentit retomber du ciel sur terre.

« Je suis bien fou, se dit-il enfin, de m’occuper des yeux problématiques et des paroles inintelligibles d’une femme que je ne connais pas, et que par conséquent je n’aime point, quand il s’agit pour moi de choses bien autrement sérieuses. Allons donc voir si ce marquis ne m’a pas trompé, et si tout le monde trouve qu’il y a du génie à défaut de science dans ma peinture !

« Et cependant, se disait-il encore en quittant la grotte, il y a toujours au fond de tout ceci quelque chose qui sent le mystère. D’où ce marquis me connaît-il, moi qui ne l’ai jamais vu ? D’où vient qu’il m’a abordé sans hésitation, avec une telle familiarité, en m’appelant par mon nom, comme si nous étions de vieux amis ? »

Il est vrai que Michel se disait aussi : « Il a bien pu être à une fenêtre, ou dans une église, ou sur la place publique le jour où je me suis promené avec mon père dans la ville ; ou encore, lorsque j’ai regardé les jardins suspendus de la Sémiramis qui me fait travailler, il pouvait être dans un de ces boudoirs si bien fermés en apparence, dont les croisées donnent de ce côté, et où il est autorisé, sans doute, à venir soupirer sans espoir pour ses beaux yeux fantasques. »

Michel parcourut la foule, et il n’attira l’attention de personne. On ne connaissait pas ses traits, quoique son nom eût passé dans beaucoup de bouches, et on parlait librement de ses peintures à ses oreilles.

« Cela promet, disaient les uns.

― Il a encore beaucoup à apprendre, disaient les autres.

― Il y a de la fantaisie, du goût ; cela plaît aux yeux et amuse la pensée.

― Oui, mais il y a de trop grands bras, de trop petites jambes, des raccourcis d’une ignorance extrême ; des mouvements impossibles.

― D’accord, mais toujours gracieux. Je vous dis que ce garçon, car on prétend que c’est presque un enfant, ira loin.

― C’est un enfant de notre ville.

― Eh bien ! il en fera le tour et il n’ira pas plus loin, répondait un Napolitain. »

Somme toute, Michel-Ange Lavoratori entendit plus d’éloges bienveillants que de critiques amères ; mais il sentit beaucoup d’épines en cueillant beaucoup de roses, et il reconnut que le succès est un mets sucré où il entre pas mal de fiel. Il en fut attristé d’abord ; puis, croisant ses bras sur sa poitrine, regardant son œuvre, et cessant d’écouter l’avis des autres, il se rendit compte à lui-même de ses qualités et de ses défauts avec une impartialité qui triompha de l’amour-propre.

« Ils ont tous raison, dit-il. Cela promet, mais ne tient pas d’avance. Je me l’étais déjà dit, je crèverai ces toiles en les rangeant dans les greniers du palais, et je ferai mieux dorénavant. J’ai fait sur moi-même une expérience que je ne regrette pas, quoique je n’en sois pas fort content ; mais je saurai en profiter, et favorable ou non à ma fortune, cet essai le sera à mon talent. »

Michel ayant recouvré toute la lucidité de ses pensées, et se disant qu’il n’était point un des patrons qui payaient à leur entrée un droit pour les pauvres, il résolut de s’abstenir du spectacle de la fête et de se promener à l’écart dans quelque partie tranquille du palais, en attendant qu’il se sentît absolument calme et disposé à aller se reposer. Sa raison était revenue, mais la fatigue des jours précédents avait laissé dans son sang et dans ses nerfs un peu d’agitation fébrile. Il essaya de monter jusqu’au Casino, d’où l’on pouvait sortir sur les terrasses naturelles de la montagne.

Toute celle belle maison était éclairée et ornée de fleurs ; le public y circulait librement ; mais, après un tour de promenade, la foule cessa de s’y porter. Le gros du spectacle, les danses, la jeunesse, la musique, le bruit, l’amour, étaient en bas, dans la grande salle artificielle. Il ne resta plus dans les galeries supérieures, dans les élégants escaliers et dans les vastes appartements, que des groupes majestueux ou discrets, quelques graves personnages s’occupant d’affaires d’État, ou quelques grandes coquettes accaparant et retenant par leur conversation raffinée certains hommes autour de leur fauteuil.

Vers minuit, toutes les personnes qui ne prenaient pas un plaisir marqué ou un intérêt direct à la réunion se retirèrent, et la fête, devenue moins nombreuse, fut plus belle et mieux encadrée.

Michel arriva par un petit escalier dérobé jusqu’au parterre aérien de la princesse. À cette hauteur, la brise était très-fraîche, et il éprouva un grand bien-être à s’asseoir sur la dernière marche de cet escalier, auprès d’une plate-bande embaumée. Ce parterre était désert. On voyait à travers des rideaux de gaze d’argent l’intérieur, désert aussi, des appartements de la princesse. Mais Michel n’y fut pas longtemps seul ; Magnani vint l’y joindre.

Magnani était un des plus beaux garçons parmi les ouvriers de la ville. Il était laborieux, intelligent, brave et probe. Michel ne se défendit point de l’amitié qu’il lui inspirait, et oublia avec lui l’espèce de gêne et de défiance que lui avaient causée tous les artisans avec lesquels la position de son père le forçait de se mettre à l’unisson. Il souffrait, le pauvre enfant, après des années de loisir, de se retrouver parmi des garçons un peu rudes, un peu bruyants, qui lui reprochaient de les dédaigner et qu’il faisait de vains efforts pour regarder comme ses pareils.

Il avoua tout à Magnani, qu’il voyait être le plus distingué de tous, et dont la cordiale franchise n’avait rien de blessant ni de tyrannique. Il lui confia toutes les ambitions, toutes les faiblesses, tous les enivrements et toutes les souffrances, enfin tous les petits secrets de son jeune cœur. Magnani le comprit, l’excusa et lui parla raison.

« Vois-tu, Michel, lui dit-il, tu n’as pas tort à mes yeux ; l’inégalité des positions est jusqu’à présent la loi du monde ; chacun veut monter, aucun ne veut descendre. S’il en était autrement, le peuple resterait à l’état de brute. Dieu merci, le peuple veut grandir, et il grandit, quoi qu’on fasse pour l’en empêcher. Moi-même, je cherche à parvenir, à posséder quelque chose, à ne pas obéir toujours, à être libre, enfin ! Mais à quelque félicité que je puisse arriver, il ne me semble pas que je doive oublier le point d’où je serai parti. L’injuste hasard fait rester dans la misère bien des gens qui mériteraient aussi bien que moi, et mieux que moi, peut-être, d’en sortir. Voilà pourquoi je ne mépriserai jamais ceux que j’aurai laissés derrière moi, et ne cesserai pas de les aimer de toute mon âme et de les aider de tout mon pouvoir.

« Je sais bien que tu fuis tes frères d’origine sans les mépriser, sans les haïr ; tu te déplais avec eux, et tu les obligerais pourtant dans l’occasion ; mais, prends-y garde ! il y a un peu d’orgueil mal entendu dans cette espèce d’affection protectrice, et, si elle devient légitime un jour, songe qu’à l’heure qu’il est, elle pourrait bien être déplacée. Tu as plus d’intelligence et de savoir-vivre que la plupart d’entre nous, je l’accorde ; mais est-ce là une supériorité bien réelle ? Tel pauvre diable qui aura plus de sagesse, de vertu ou de courage que toi, n’aura-t-il pas le droit de se croire au moins ton égal, quand même il aurait la parole brusque et le langage vulgaire ?

« Il t’arrivera plus d’une fois, dans ta carrière d’artiste, d’avoir à prendre patience devant l’impertinence des riches ; et même, si je ne me trompe, la vie des artiste doit être une attention continuelle à préserver le mérite personnel des dédains du mérite imaginaire attaché à la naissance, au pouvoir et à la fortune.

« Cependant, tu t’élances vers ce monde-là, sans effroi et sans honte ; tu acceptes le défi d’avance, tu vas te mesurer avec la vanité amère des grands ; d’où vient donc que cela te semble moins blessant et moins rude que la familiarité naïve des petits ? J’excuserais plus volontiers l’offense d’un ignorant que celle d’un raffiné, et je me sentirais plus à l’aise au milieu des coups de poing de mes camarades que sous les gracieux quolibets de mes prétendus supérieurs.

« Est-ce l’ennui qui te chasse du milieu de nous ? Est-ce parce que nous avons peu d’idées et point d’art pour les exprimer ? Mais nous avons peut-être autre chose qui t’intéresserait, si tu le comprenais. Cette simplicité que nous caractérise a son beau côté, qui devrait frapper de respect et d’attendrissement ceux qui l’ont perdue. Sont-ce les défauts, les vices mêmes qui se rencontrent parmi nous, que te soulèvent le cœur de dégoût ? Mais ces vices qui me font mal à voir, et dont je veille sans cesse à me préserver, les hautes classes en sont-elles exemptes ? De ce qu’elles les cachent mieux, ou de ce que, chez elles, le dévergondage de l’esprit colore et stimule celui des sens, s’ensuit-il que ces vices soient plus tolérables ? Ils ont beau se cacher, ces heureux du siècle, leurs fautes, leurs crimes transpirent jusqu’à nous, et c’est souvent, presque toujours parmi nous qu’ils cherchent leurs complices ou leurs victimes.

« Va, Michel, travaille, espère, monte, mais que ce ne soit pas au détriment de l’esprit de justice et de bonté ; car, alors, si tu grandissais dans l’opinion de quelques-uns, tu descendrais à proportion dans l’estime de la plupart.

― « Tout ce que tu dis est vrai et sage, répondit Michel ; mais la conclusion est-elle bien posée ? Dois-je poursuivre la carrière des arts, et faire en même temps ma société exclusive, ou du moins préférée, de ces ouvriers parmi lesquels le sort m’a fait naître ? Tu verras, si tu y songes bien, que cela est incompatible, que les œuvres de l’art sont dans la main des riches, qu’eux seuls possèdent, achètent et commandent des tableaux, des statues, des vases, des ouvrages de ciselure et de gravure. Pour être employé par eux, il faut bien vivre avec eux, comme eux ; sinon l’oubli, l’obscurité, la misère sont le partage du génie. Nos pères, les nobles artisans de la renaissance et du moyen âge, étaient à la fois des artistes et des ouvriers. Leur position était nette, et le plus ou moins de talent la faisait plus ou moins brillante. Aujourd’hui, tout est changé. Les artistes sont plus nombreux et les riches sont moins grands seigneurs. Le goût s’est corrompu, les Mécènes ne s’y connaissent plus. On bâtit moins de palais : pour un musée qui se forme, trente sont vendus en détail pour payer des dettes, ou parce que les héritiers des grandes maisons préfèrent l’argent aux monuments du génie. Il ne suffit donc plus d’être un homme supérieur pour trouver de l’emploi et de l’honneur dans son métier. C’est le hasard et encore plus souvent l’intrigue, qui font que quelques-uns naviguent, tandis que beaucoup d’autres, qui peut-être valaient mieux, sont submergés.

« Pourtant je ne me fie point au hasard, et ma fierté se refuse à l’intrigue. Que ferai-je donc ? Attendrai-je que quelque amateur apprécie une figure de décor assez largement conçue, sur une toile peinte à la colle, et qu’il en soit assez frappé pour venir le lendemain me chercher au cabaret afin de me commander un tableau ? Cette bonne fortune peut m’arriver une fois sur cent : mais encore, le jour où elle m’arrivera, il faudra que je doive mon pain à la protection du riche, qui aura commencé à s’intéresser à moi. Tôt ou tard, il faudra bien que je me courbe devant lui et que je le prie de me recommander aux autres.

« Ne vaut-il pas mieux que, le plus tôt possible, et dès que je serai sûr de moi-même, je quitte l’échelle et le tablier, que je prenne l’extérieur d’un homme qui ne mendie point, et que je me présente, le front levé, parmi les riches ? Si je sors du cabaret bras dessus, bras dessous, avec les joyeux compagnons de la scie ou de la truelle, il est évident que je ne pourrai pas entrer dans le palais comme un hôte, mais comme un salarié ; et qu’aujourd’hui même, si je voulais aborder une de ces belles dames et l’inviter à danser, je serais bafoué et chassé au bout d’un quart d’heure. Un temps doit venir pourtant où elles me feront des avances, et où mon talent sera pour moi un titre qui pourra lutter avec avantage contre celui de duc ou de marquis, dans les succès de ce monde-là. Mais c’est à la condition que mes habitudes et mes manières auront pris l’empreinte et le cachet de l’aristocratie. Il faudra que je sois ce qu’ils appellent un homme de bonne compagnie ; autrement, je serais en vain un homme de génie ; personne ne s’en aviserait.

« Je ne ferai donc mon chemin, comme artiste, qu’en détruisant en moi l’artisan. Il faut que j’arrive à être libre possesseur de mes œuvres, et à les vendre comme fait un propriétaire, au lieu de les exécuter comme fait un journalier. Eh bien ! pour cela, il faut que j’aie de la réputation, et la réputation aujourd’hui, ne vient pas chercher l’artiste au fond de son grenier ; il est obligé de se la donner lui-même en payant de sa personne, en fréquentant ceux qui la dispensent, en la réclamant comme un droit et non en l’implorant comme une aumône. Vois, Magnani, si je puis sortir de ce dilemme ! Pourtant, je souffre mortellement, je te le jure, en songeant qu’il faut que je renie en quelque sorte la race de mes pères, et que je dois me laisser accuser de sottise et d’impudence par des hommes dont je me sens le frère et l’ami. Tu vois bien qu’il faut que je m’éloigne d’un pays où la popularité de mon père rendrait ce divorce plus choquant pour les autres et plus douloureux pour moi-même que partout ailleurs. J’y suis venu remplir un devoir, expier des égarements ; mais quand ma tâche sera remplie, il faut que je retourne à Rome, et que, de là, je parcoure le monde sous le déguisement peut-être anticipé d’un homme libre. Si je ne le fais point, adieu tout mon avenir ; j’y puis renoncer dès aujourd’hui.

― « Oui ! oui ! je comprends, reprit Magnani, il faut s’affranchir à tout prix. Le travail du journalier c’est le servage ; l’œuvre de l’artiste c’est le titre d’homme. Tu as raison, Michel, c’est ton droit, par conséquent ton devoir et ta destinée. Mais qu’elle est sombre et cruelle la destinée des hommes intelligent ! Quoi, répudier sa famille, quitter sa terre natale, jouer une sorte de comédie pour se faire accepter des étrangers, prendre le masque pour recevoir la couronne, entrer en guerre contre les pauvres qui vous condamnent et les riches qui vous admettent à peine ! C’est affreux, cela ! c’est à dégoûter de la gloire ! Qu’est-ce donc que la gloire pour qu’on l’achète à ce prix ?



Il avoua tout à Magnani. (Page 30.)

― « La gloire, comme on l’entend dans le sens vulgaire, n’est rien en effet, mon ami, répondit Michel avec feu, si ce n’est rien de plus que le petit bruit qu’un homme peut faire dans le monde. Honte à celui qui trahit son sang et brise ses affections pour satisfaire sa vanité ! Mais la gloire, telle que je la conçois, ce n’est pas cela ! C’est la manifestation et le développement du génie qu’on porte en soi. Faute de trouver des juges éclairés, des admirateurs enthousiastes, des critiques sévères, et même des détracteurs envieux, faute enfin de goûter tous les avantages, de recevoir tous les conseils et de subir toutes les persécutions que soulève la renommée, le génie s’éteint dans le découragement, l’apathie, le doute ou l’ignorance de soi-même. Grâce à tous les triomphes, à tous les combats, à toutes les blessures qui nous attendent dans une haute carrière, nous arrivons à faire de nos forces le plus magnifique usage possible, et à laisser, dans le monde de la pensée, une trace puissante, ineffaçable, à jamais féconde. Ah ! celui qui aime vraiment son art veut la gloire de ses œuvres, non pas pour que son nom vive, mais pour que l’art ne meure point. Et que m’importerait de n’avoir pas les lauriers de mon patron Michel-Ange, si je laissais à la postérité une œuvre anonyme comparable à celle du Jugement dernier ! Faire parler de soi est plus souvent un martyre qu’un enivrement. L’artiste sérieux cherche ce martyre et l’endure avec patience. Il sait que c’est la dure condition de son succès ; et son succès, ce n’est pas d’être applaudi et compris de tous, c’est de produire et de laisser quelque chose en quoi il ait foi lui-même. Mais qu’as-tu, Magnani ? tu es triste et ne m’écoutes plus ? »