Le Piéton de Paris/Le Marais

Gallimard (p. 106-113).

LE MARAIS

Tout jeune, j’ai compris ce que c’était que la splendeur du Marais en accompagnant un jour, à l’hôtel Soubise, où sont conservées aujourd’hui les Archives Nationales, un vieil homme de lettres qui allait serrer la main du Garde Général et jeter les yeux sur quelques pièces incomparablement belles et incomparablement classées. On ne sait pas assez que la France, par l’état d’avancement de ses inventaires publiés, est à la tête des autres pays. Je ne le savais pas encore ce jour-là, et je ne savais pas non plus devoir trouver, dans les salles du Musée Paléographique et Sigillographique de Paris, un ensemble de documents qui me donnèrent le frisson.

Le souvenir de ce premier choc est encore présent à ma mémoire. Pour mieux jouir de mon étonnement et de sa supériorité sur moi, car il avait le goût du commentaire bien tourné, le bonhomme me montra en bloc et comme à bout portant les merveilles de ce lieu : l’Édit de Nantes, la Déclaration des Droits de l’Homme, le testament de Louis XVI, la dernière lettre de Marie-Antoinette, le procès-verbal de l’exécution de Louis XVI, le fameux Décret de Moscou, toujours en vigueur ; des lettres, des testaments, des documents concernant les Mérovingiens, le Grand Siècle, la Révolution ; la table ornée de bronzes sur laquelle fut déposé Robespierre blessé. Mis en appétit par cette abondance, je demandai à voir le codicille au testament de Napoléon dont j’avais entendu parler par des amis de mon père. Mais l’armoire de fer des Archives ne s’ouvrit pas pour nous ce jour-là. « C’est parce que tu es encore trop jeune », murmura le vieil homme de lettres.

Les deux salons ovales de l’hôtel de Soubise et la chambre de la Princesse ont servi de modèle à toute l’Europe d’autrefois : Ce sont, d’ailleurs, les documents les plus purs que nous ayons sur le goût français et sur l’art ornemental de la Renaissance. Il n’est pas une demeure du vieux monde digne de ce nom qui ne rappelle, par quelque détail, les dessins de Boffrand, la façade de Delamair, les coups de ciseau de Lemoyne, les raffinements de van Loo ou de Boucher. En quittant la rue des Francs-Bourgeois, mon vieil archiviste me dit à voix basse qu’il considérait l’hôtel de Soubise comme la plus admirable maison du monde. Pourtant, comme il était « du Marais », il fut obligé de répéter ce compliment devant un nombre considérable d’hôtels, qui font de ce quartier une sorte de ville d’art dans Paris.

Le Marais est constitué par la partie orientale du IIIe arrondissement et par la place des Vosges et ses environs, qui appartiennent au quatrième. C’est une province dont les frontières naturelles sont assez connues et très apparentes : l’église Saint-Gervais et les Archives de l’Est, la Seine, le boulevard Henri-IV, au Sud ; au Nord, l’église Saint-Denis du Saint-Sacrement et le boulevard Beaumarchais. Avant d’être un véritable musée de vieux hôtels plus étincelants, plus distingués les uns que les autres, avant d’être le seul quartier de Paris qui dût avoir la chance de réunir les spécimens de toutes les époques françaises, le Marais était, tout simplement, un marais. À la fin du xvie siècle, la région se composait de terrains maraîchers que la Seine recouvrait de limons pour peu qu’elle débordât. Cette partie de Paris était couverte de joncs, d’herbes aux longues tiges, de saules et d’absinthes. Une forte odeur de menthe y précédait les odeurs de poudre des marquises du xviie siècle et le renfermé qui y règne en maître depuis la fondation de la IIIe République. Deux grandes voies édifiées par les Romains coupaient seulement cette colonie marécageuse, les routes de Senlis et de l’Est, que les Parisiens devaient appeler un jour la rue Saint-Martin et la rue Saint-Antoine. Pourtant, l’endroit était aimable, riant, la terre semblait fertile. Les premiers habitants du Marais n’allaient pas tarder à s’installer en bordure des bras de la Seine, à bâtir des maisonnettes, et à y élever une église qui n’est autre que Saint-Paul. L’ancien bourbier devait en quelques années donner naissance à un quartier aristocratique comme on en vit peu en Europe, et y attirer l’histoire de France, de la galanterie à l’assassinat.

Il faudrait des volumes et des bibliothèques pour raconter l’histoire du Marais, si profondément français par toutes ses pierres, si mêlé aux caprices de l’Histoire que l’oubli des hommes et les progrès de l’urbanisme n’y ont porté aucune atteinte. Rien n’a moins bougé que les hôtels de la rue des Guillemites, de la rue de l’Ave-Maria, de la rue Barbette ou de la rue des Lions. Aujourd’hui comme hier, les propriétaires pourraient rentrer dans leurs demeures sans trop manifester de surprise, Il semble qu’on y ait distribué le progrès au compte-gouttes, par honte, par peur du moderne. Quelqu’un disait, en prenant possession de l’hôtel de Villedeuil, longtemps habité au xviie siècle par un singulier sosie de Louis XIV, le marquis de Dangeau : « C’est si peu de l’électricité qu’il vaudrait carrément mieux s’en tenir pour toujours aux bougies. »

J’ai accompagné, des jours entiers, dans le labyrinthe du Marais, quelque temps après la guerre, une fort jolie dame américaine que ces somptueuses demeures avaient grisée : Hôtel Lamoignon, hôtel Lefèvre d’Ormesson, hôtel de Châlons-Luxembourg, dont la porte est inoubliable, hôtel d’Antonin d’Aubray, hôtel de Fleury… Bref, elle en rêvait. Du rêve elle fit un bond chez les marchands de biens et leur expliqua en ma présence qu’elle voulait absolument acheter un hôtel « avec rampes, bas-reliefs, tourelles d’entrée, moulures, escaliers de pierre, moucheurs de chandelle, etc… » Le malheur est que les maisons sur lesquelles elle jetait son dévolu étaient généralement occupées par des écoles de la Ville de Paris, des prêteurs sur gages, des musées, des bronziers, des notaires crochus et myopes, des associations, des administrations, ou des particuliers qui n’avaient pas la moindre envie du monde de quitter leurs vieilleries. « Mais, disait-elle, puisque je me propose, puisque je prétends inviter tout le monde chez moi ? Je veux donner des réceptions comme au grand siècle. Comme la reine Margot. » Ayant décidé que son charme et son argent feraient tout, même dans une ville comme Paris où les administrations sont lentes et indifférentes, elle résolut d’attaquer le Marais par le haut, c’est-à-dire par le gouvernement, et se mit à inviter des ministres, des archivistes, des ambassadeurs à sa table, dans un palace où le plus officiel des hommes se rend toujours avec plaisir.

Un soir, excédé par les supplications de la dame, qui n’en finissait pas d’exiger un hôtel du IIIe arrondissement afin de faire « histoire » dans sa famille, un diplomate lui dit, de l’air le plus sérieux du monde : « J’ai enfin trouvé un hôtel à vendre. C’est la demeure la plus bourrée de passé que vous puissiez concevoir. Le meilleur de la France y a dormi, aimé, joué, tué. Des rois, des princesses, des ducs. Tout ce que Paris a de sonore, de distingué, de noble, de précieux se trouve réuni là comme par magie. Enfin, j’ajouterai que je puis m’entremettre, chère amie, pour la vente de ce trésor. Nous pourrions faire affaire tout à l’heure dans un petit salon. » Rouge de satisfaction, la jeune Américaine, qui croyait qu’il n’y avait pas trop de différence entre un collier de perles, une voiture et une vieille demeure parisienne, déclara qu’elle était prête à signer un chèque et qu’elle entendait emménager dès le lendemain. « C’est deux cents milliards, lui dit très sérieusement le diplomate. » Depuis ce jour, ma pauvre amie n’a jamais plus manifesté le désir d’habiter dans un hôtel du xvie siècle…

Le chef-d’œuvre du Marais aux cent hôtels, aux mille petites rues enchevêtrées, si sombres, si tortueuses, si curieusement nommées, si hostiles à la circulation moderne que les taxis ne s’y aventurent qu’en maugréant, le chef-d’œuvre de ce vieux Paris si complet, c’est la place Royale, aujourd’hui appelée place des Vosges en l’honneur du premier département français qui solda ses contributions en l’an VIII. Il y a une grande idée au fond de cette récompense et, par ces temps de budgets difficiles, on devrait bien songer à décerner une médaille ou à donner un bureau de tabac au premier Français qui, chaque année, réglerait ses contributions sans tricher…

La première maison de la place Royale date de 1605 et servait d’habitation aux entrepreneurs des manufactures de soieries. Passant un jour par là, Henri IV eut l’idée de faire construire, à côté de cette première habitation, d’autres constructions absolument semblables, dont l’ensemble constituerait une place quadrangulaire. La première préoccupation d’Henri IV fut de veiller d’abord à la construction des deux bâtiments qui formeraient l’axe de la place, et qui ne sont autres que le pavillon du Roi et le pavillon de la Reine. Ce joli concert de maisons roses, calmes, attirantes et racées occupe la plus grande partie des anciens jardins de l’hôtel des Tournelles, encore une maison célèbre, qui vit mourir Henri II blessé à mort par Montgomery… Marie de Médicis, la Florentine qui avait le sens de l’harmonie et de la grandeur, inaugura la place Royale en 1612. Du jour au lendemain, le Paris élégant s’y précipita, s’y installa, s’y promena, y donna des fêtes.

Rien n’est moins élégant aujourd’hui que ce paysage de briques mariées aux pierres, que cette ordonnance chatoyante, qui ne convient ni aux stylographes, ni aux Bugatti, ni au linge peu encombrant des mondaines de 1939. Il faut un rude effort de pensée au badaud pour concevoir sans effroi que Mme de Sévigné naquit place des Vosges, que, plus tard, Marion Delorme, Richelieu, Dangeau, Victor Hugo, habitèrent cette petite ville dans la ville que soutiennent, comme des pilotis, de fines et douces arcades. Peut-on imaginer aujourd’hui que Louis XIII se soit marié là avec un cérémonial, une splendeur, et dans un déhanchement de couleurs, d’armes, de panaches, dont le détail et la minutie ne nous sont révélés que par un tableau conservé à Carnavalet ? De nos jours, la place des Vosges n’est plus que le refuge des cartomanciennes, des petits armuriers, des usuriers et des avoués. L’appartement, le dentiste, le marchand de charbon y sont à la portée de toutes les bourses. Peu d’endroits pourtant ont conservé autant de charme. Chaque après-midi, pendant les beaux jours, de grands bourgeois frais émoulus de la plaine Monceau inspectent soigneusement la place rose et grise, palpent les arcades et promènent le regard sur la brique, dans l’espoir de dénicher un appartement aux longues et minces fenêtres, aux portes épaisses, un appartement « savoureux », comme ils disent, et que l’on pourrait heureusement transformer pour « cocktails ». Eux aussi rêvent à Mme de Scudéry, au pays du Tendre, dont ce quartier était autrefois la capitale, à l’élite des précieuses, à Ninon de Lenclos, aux Estrade, à Rotrou, aux Chabot, à Cyrano de Bergerac. Les descendants de cette société raffinée logent maintenant avenue Foch ou à Neuilly, et n’en finissent pas d’étaler leur besoin d’air, de golf, de garages. La place Royale et les rues du Marais ont été abandonnées aux classes moyennes. L’ombre des voyous court sur les murs là où se dessinait jadis la silhouette des carrosses. Des filles aux fortes épaules, aux chevilles grasses, qui descendent sur les trottoirs avec leurs chaises et leurs tricots, ont envahi l’endroit charmant où l’on faisait des vers quand on ne se battait pas en duel, où il n’était question ni de courses, ni de sport, ni d’élections, mais d’amour et d’intrigues. Tout serait donc mort de ce passé fragile, unique, inconcevable ? Non. Parfois, de quelque vieil hôtel de la rue du Pas-de-la-Mule, de la rue Geoffroy-l’Asnier ou de la rue Barbette, sort un vieil aristocrate rabougri, sorte de capitaine Fracasse, décoré de la légion d’honneur et soutenu « par un appareil Franck et Braun », et qui semble vouloir expulser l’Ennemi de son quartier, où logèrent les rois de France…