Le Philosophe sans le savoir

Le Philosophe sans le savoir
Théâtre de Sedaine, Texte établi par Louis MolandGarnier Frères (p. 235-317).


LE PHILOSOPHE
SANS LE SAVOIR

COMÉDIE EN CINQ ACTES, EN PROSE


Représentée par les Comédiens-Français ordinaires du Roi
le 2 décembre 1765
.


PERSONNAGES


M. VANDERK PÈRE M. Brizard.
M. VANDERK FILS M. Molé.
M. D’ESPARVILLE PÈRE, ancien officier M. Grandval.
M. D’ESPARVILLE FILS, officier de cavalerie M. Le Kain.
MADAME VANDERK Mlle Dumesnil
UNE MARQUISE, sœur de M. Vanderk père Mme Drouin
ANTOINE, homme de confiance de M. Vanderk M. Préville
VICTORINE, fille d’Antoine Mlle Doligny
MADEMOISELLE SOPHIE VAN-DERK, fille de M. Vanderk Mlle Pepinal
UN PRÉSIDENT, futur époux de Mlle Vanderk M. Dauberval
UN DOMESTIQUE DE M. D’ESPARVILLE M. Bouré
UN DOMESTIQUE DE M. VAN-DERK FILS M. Auger.
Les domestiques de la maison.
Le domestique de la marquise.


La scène se passe dans une grande ville de France.


ACTE PREMIER


Le théâtre représente un grand cabinet éclairé de bougies, un secrétaire sur un des côtés ; il est chargé de papiers et de cartons.
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Scène PREMIÈRE


ANTOINE, VICTORINE.
Antoine

Quoi ! je vous surprends votre mouchoir à la main, l’air embarrassé, vous essuyant les yeux, et je ne peux pas savoir pourquoi vous pleurez ?

Victorine

Bon, mon papa ! les jeunes filles pleurent quelquefois pour se désennuyer.

Antoine

Je ne me paye pas de cette raison-là.

Victorine

Je venais vous demander…

Antoine

Me demander ?… Et moi je vous demande ce que vous avez à pleurer, et je vous prie de me le dire.

Victorine

Vous vous moquerez de moi.

Antoine

Il y aurait assurément un grand danger.

Victorine

Si cependant ce que j’ai à vous dire était vrai, vous ne vous en moqueriez certainement pas.

Antoine

Cela peut être.

Victorine

Je suis descendue chez le caissier, de la part de madame.

Antoine

Eh bien ?

Victorine

Il y avait plusieurs messieurs qui attendaient leur tour, et qui causaient ensemble. L’un d’eux a dit : « Ils ont mis l’épée à la main, nous sommes sortis, et on les a séparés. »

Antoine

Qui ?

Victorine

C’est ce que j’ai demandé. « Je ne sais, m’a dit l’un de ces messieurs, ce sont deux jeunes gens : l’un est officier dans la cavalerie, et l’autre dans la marine. — Monsieur, l’avez-vous vu ? — Oui. — Habit bleu, parements rouges ? — Oui. — Jeune ? — Oui, de vingt à vingt-deux ans. — Bien fait ? » Ils ont souri : j’ai rougi, et je n’ai osé continuer.

Antoine

Il est vrai que vos questions étaient fort modestes.

Victorine

Mais si c’était le fils de monsieur ?

Antoine

N’y a-t-il que lui d’officier ?

Victorine

C’est ce que j’ai pensé.

Antoine

Est-il seul dans la marine ?

Victorine

C’est ce que je me disais.

Antoine

N’y a-t-il que lui de jeune ?

Victorine

C’est vrai.

Antoine

Il faut avoir le cœur bien sensible.

Victorine

Ce qui me ferait croire encore que ce n’est pas lui, c’est que ce monsieur a dit que l’officier de marine avait commencé la querelle.

Antoine

Et cependant vous pleuriez.

Victorine

Oui, je pleurais.

Antoine

Il faut bien aimer quelqu’un pour s’alarmer si aisément.

Victorine

Eh ! mon papa, après vous, qui voulez-vous donc que j’aime le plus ? Comment ! c’est le fils de la maison : feu ma mère l’a nourri ; c’est mon frère de lait ; c’est le frère de ma jeune maîtresse, et vous-même l’aimez bien.

Antoine

Je ne vous le défends pas ; mais soyez raisonnable.

Victorine

Ah ! cela me faisait de la peine.

Antoine

Allez, vous êtes folle.

Victorine

Je le souhaite… Mais si vous alliez vous informer.

Antoine

Et où dit-on que la querelle a commencé ?

Victorine

Dans un café.

Antoine

Il n’y va jamais.

Victorine

Peut-être, par hasard. Ah ! si j’étais homme, j’irais.

Antoine

Il va rentrer à l’instant. Et comment s’informer dans une grande ville ?



Scène II

.


ANTOINE, VICTORINE, un domestique de M. d’Esparville.
Le domestique.

Monsieur !

Antoine

Que voulez-vous ?

Le domestique.

C’est une lettre pour remettre à monsieur Vanderk.

Antoine

Vous pouvez me la laisser.

Le domestique.

Il faut que je la remette moi-même : mon maître me l’a ordonné.

Antoine

Monsieur n’est pas ici ; et, quand il y serait, vous prenez bien mal votre temps : il est tard.

Le domestique.

Il n’est pas neuf heures.

Antoine

Oui ; mais c’est ce soir même les accords de sa fille. Si ce n’est qu’une lettre d’affaires, je suis son homme de confiance, et je…

Le domestique

Il faut que je la remette en main propre.

Antoine

En ce cas, passez au magasin et attendez, je vous ferai avertir.



Scène III


ANTOINE, VICTORINE.
Victorine

Monsieur n’est donc pas rentré ?

Antoine

Non… Il est retourné chez le notaire.

Victorine

Madame m’envoie vous demander… Ah ! je voudrais que vous vissiez mademoiselle avec ses habits de noces ; on vient de les essayer : les diamants, le collier, la rivière de diamants ! Ah ! ils sont beaux ! il y en a un gros comme cela… et mademoiselle, ah ! comme elle est charmante ! Le cher amoureux est en extase. Il est là, il la mange des yeux. On lui a mis du rouge et une mouche ici. Vous ne la reconnaîtriez pas.

Antoine

Sitôt qu’elle a une mouche !

Victorine

Madame m’a dit : « Va demander à ton père si monsieur est revenu, et s’il n’est pas en affaire, et si on peut lui parler. » Je vais vous dire… mais vous n’en parlerez pas… Mademoiselle va se faire annoncer comme une dame de condition sous un autre nom, et je suis sûre que monsieur y sera trompé.

Antoine

Certainement, un père ne reconnaîtra pas sa fille !…

Victorine

Non, il ne la reconnaîtra pas, j’en suis sûre. Quand il arrivera, vous nous avertirez : il y aura de quoi rire. Cependant il n’a pas coutume de rentrer si tard.

Antoine

Qui ?

Victorine

Son fils.

Antoine

Tu y penses encore ?

Victorine

Je m’en vais : vous nous avertirez. Ah ! voilà monsieur. (Elle sort.)



Scène IV


M. VANDERK, ANTOINE, DEUX HOMMES, portant de l’argent dans des hottes.
M. Vanderk, aux porteurs.

Allez à ma caisse, descendez trois marches, et montez-en cinq, au bout du corridor. (Les porteurs sortent.)

Antoine

Je vais les y mener.

M. Vanderk

Non, reste. Les notaires ne finissent point. (Il pose son chapeau et son épée ; il ouvre un secrétaire.) Au reste, ils ont raison : nous ne voyons que le présent, et ils voient l’avenir. Mon fils est-il rentré ?

Antoine

Non, monsieur… Voici les rouleaux de vingt-cinq louis que j’ai pris à la caisse.

M. Vanderk

Gardes-en un. Oh çà, mon pauvre Antoine, tu vas demain avoir bien de l’embarras.

Antoine

N’en ayez pas plus que moi.

M. Vanderk

J’en aurai ma part.

Antoine

Pourquoi ? Reposez-vous sur moi.

M. Vanderk

Tu ne peux pas tout faire.

Antoine

Je me charge de tout. Imaginez-vous n’être qu’invité. Vous aurez bien assez d’occupation de recevoir votre monde.

M. Vanderk

Tu auras un nombre de domestiques étrangers, c’est ce qui m’effraye, surtout ceux de ma sœur.

Antoine

Je le sais.

M. Vanderk

Je ne veux pas de débauches.

Antoine

Il n’y en aura pas.

M. Vanderk

Que la table des commis soit servie comme la mienne.

Antoine

Oui, monsieur.

M. Vanderk

J’irai y faire un tour.

Antoine

Je le leur dirai.

M. Vanderk

Je veux recevoir leur santé et boire à la leur.

Antoine

Ils seront charmés.

M. Vanderk

La table des domestiques sans profusion du côté du vin.

Antoine

Oui.

M. Vanderk

Un demi-louis à chacun comme présent de noces. Si tu n’as pas assez, avance-le.

Antoine.

Bon.

M. Vanderk.

Je crois que voilà tout… Les magasins fermés… que personne n’y entre passé dix heures… Que quelqu’un reste dans les bureaux et ferme la porte en dedans.

Antoine.

Ma fille y restera.

M. Vanderk.

Non… il faut que ta fille soit près de sa bonne amie. J’ai entendu parler de quelques fusées, de quelques pétards. Mon fils veut brûler ses manchettes.

Antoine.

C’est peu de chose.

M. Vanderk.

Aie toujours soin que les réservoirs soient pleins d’eau.



Scène V


Les mêmes, VICTORINE. (Elle entre et parle à son père, à l’oreille)
Antoine, à sa fille.

Oui. (Elle sort.)



Scène VI


ANTOINE, M. VANDERK.
Antoine.

Monsieur, vous croyez-vous capable d’un grand secret ?

M. Vanderk.

Encore quelques fusées, quelques violons ?

Antoine.

C’est bien autre chose. Une demoiselle qui a pour vous la plus grande tendresse.

M. Vanderk.

Ma fille ?

Antoine.

Juste. Elle vous demande un tête-à-tête.

M. Vanderk.

Sais-tu pourquoi ?

Antoine.

Elle vient d’essayer ses diamants, sa robe de noce : on lui a mis un peu de rouge. Madame et elle pensent que vous ne la reconnaîtrez pas. La voici.



Scène VII


Les mêmes, un domestique de M. Vanderk.
Le domestique.

Monsieur, madame la marquise de Vanderville !

M. Vanderk.

Faites entrer. (On ouvre les deux battants.)



Scène VIII


M. VANDERK, ANTOINE, SOPHIE.
Sophie, faisant de grandes révérences.

Mon… Monsieur !…

M. Vanderk.

Madame… Avancez un fauteuil. (Ils s’asseyent. — À Antoine.) Elle n’est pas mal. (À Sophie.) Puis-je savoir de madame ce qui me procure l’honneur de la voir ?

Sophie, tremblante.

C’est que… Mon… Monsieur, j’ai… j’ai un papier à vous remettre.

M. Vanderk.

Si madame veut bien me le confier. (Pendant qu’elle cherche, il regarde Antoine.)

Antoine.

Ah ! monsieur ! qu’elle est belle comme cela !

Sophie.

Le voici. (M. Vanderk se lève pour prendre le papier.) Ah, monsieur ! pourquoi vous déranger ?

M. Vanderk.

Cela suffit. C’est trente louis. Ah ! rien de mieux. Je vais… (Pendant que M. Vanderk va à son secrétaire, Sophie fait signe à Antoine de ne rien dire.) Ce billet est excellent : il vous est venu par la Hollande ?

Sophie.

Non… oui.

M. Vanderk.

Vous avez raison, madame… Voici la somme.

Sophie.

Monsieur, je suis votre très-humble et très-obéissante servante.

M. Vanderk.

Madame ne compte pas ?

Sophie.

Ah ! mon cher… non… Monsieur, vous êtes un si honnête homme… que… la réputation… la renommée dont…



Scène IX

Les précédents, MADAME VANDERK.
Sophie.

Ah ! maman, papa s’est moqué de moi !

M. Vanderk.

Comment ! c’est vous, ma fille ?

Sophie.

Ah ! vous m’aviez reconnue.

Madame Vanderk, à son mari.

Comment la trouvez-vous ?

M. Vanderk.

Fort bien.

Sophie.

Vous ne m’avez seulement pas regardée. Je ne suis pas une voleuse ; et voici votre argent, que vous donnez avec tant de confiance à la première personne.

M. Vanderk.

Garde-le, ma fille. Je ne veux pas que dans toute ta vie tu puisses te reprocher une fausseté même en badinant. Ton billet, je le tiens pour bon. Garde les trente louis.

Sophie.

Ah, mon cher père !

M. Vanderk.

Vous aurez des présents à faire demain.



Scène X


Les précédents, LE GENDRE.
M. Vanderk.

Vous allez, monsieur, épouser une jolie personne. Se faire annoncer sous un faux nom, se servir d’un faux seing pour tromper son père : tout cela n’est qu’un badinage pour elle.

Le gendre

Ah ! monsieur, vous avez à punir deux coupables : je suis complice, et voici la main qui a signé.

M. Vanderk, prenant la main de sa fille et celle de son futur.

Voilà comme je la punis.

Le gendre

Comment récompensez-vous donc ? (Mme Vanderk fait un signe à Sophie.)

Sophie, au futur.

Permettez-moi, monsieur, de vous prier…

Le gendre

Commandez.

Sophie.

Devinez ce que je veux vous dire.

Madame Vanderk, à son mari.

Votre fille est dans un grand embarras.

M. Vanderk.

Quel est-il ?

Le gendre, à Sophie.

Je voudrais bien vous deviner… Ah ! c’est de vous laisser ?

Sophie.

Oui. (Le gendre sort.)



Scène XI


MONSIEUR ET MADAME VANDERK, SOPHIE.
Madame Vanderk.

Notre fille se marie demain ; elle nous quitte ; elle voudrait vous demander…

M. Vanderk.

Ah, madame !

Madame Vanderk.

Ma fille !

Sophie.

Ma mère ! Ah ! mon cher père ! je… (Se disposant à se mettre à genoux, le père la retient.)

M. Vanderk.

Ma fille, épargne à ta mère et à moi l’attendrissement d’un pareil moment. Toutes nos actions ne tendent, jusqu’à présent, qu’à attirer sur toi et sur ton frère toutes les faveurs du ciel. Ne perds jamais de vue, ma fille, que la bonne conduite des père et mère est la bénédiction des enfants.

Sophie.

Ah ! si jamais je l’oublie…



Scène XII


Les mêmes, VICTORINE.
Victorine.

Le voilà ! le voilà !

Madame Vanderk.

Qui donc ? qui donc ?

Victorine.

Monsieur votre fils.

Madame Vanderk.

Je vous assure, Victorine, que plus vous avancez en âge, et plus vous extravaguez.

Victorine.

Madame ?

Madame Vanderk.

Premièrement, vous entrez ici sans qu’on vous appelle.

Victorine.

Mais, madame…

Madame Vanderk.

A-t-on coutume d’annoncer mon fils ?

Sophie.

Ma bonne amie, vous êtes bien folle.

Victorine.

C’est que le voilà.



Scène XIII


Les mêmes, M. VANDERK FILS. (Il fait de grandes révérences à sa sœur, qu’il ne reconnaît pas.)
Sophie.

Ah ! nous allons voir… Ah ! mon frère ne me reconnaît pas !

M. Vanderk fils.

Eh ! c’est ma sœur ! Oh ! elle est charmante.

Madame Vanderk.

Tu la trouves donc bien ?

M. Vanderk fils.

Oui, ma mère.



Scène XIV


Les précédents, LE GENDRE.
Le gendre, bas, à Sophie.

M’est-il permis d’approcher ? (Au père.) Les notaires sont arrivés. (Il veut donner la main à Sophie ; elle indique sa mère.)

Sophie.

À ma mère !

Le gendre, sentant sa méprise.

Ah !… (Le gendre donne la main à la mère, et sort.)



Scène X


M. VANDERK FILS, SOPHIE, VICTORINE.
Sophie.

Vous me trouvez donc bien ?

M. Vanderk fils.

Très-bien.

Sophie.

Et moi, mon frère, je trouve fort mal de ce qu’un jour comme celui-ci vous êtes revenu si tard. Demandez à Victorine.

M. Vanderk fils.

Mais quelle heure donc ?

Sophie, lui donnant une montre.

Tenez, regardez.

M. Vanderk fils.

Il est vrai qu’il est un peu tard. (En considérant la montre.) Cette montre est jolie. (Il veut la rendre.)

Sophie.

Non, mon frère, je veux que vous la gardiez comme un reproche éternel de ce que vous vous êtes fait attendre.

M. Vanderk fils.

Et moi je l’accepte de bon cœur. Puissé-je, à chaque fois que j’y regarderai, me féliciter de vous savoir heureuse.



Scène XVI


Les mêmes, un domestique.
Le domestique, à Sophie.

Mademoiselle, on vous attend.

Sophie.

Ne venez-vous pas, mon frère ?

M. Vanderk fils.

Oui, j’y vais tout à l’heure, je vous suis. (Sophie sort.)



Scène XI


M. VANDERK FILS, VICTORINE.
Victorine.

Vous m’avez bien inquiétée. Une dispute dans un café.

M. Vanderk fils.

Est-ce que mon père sait cela ?

Victorine.

Est-ce que cela est vrai ?

M. Vanderk fils.

Non, non, Victorine. (Il entre dans le salon.)

Victorine, s’en allant d’un autre côté.

Ah ! que cela m’inquiète.


ACTE DEUXIÈME


Scène I


ANTOINE, le domestique de M. d’Esparville.
Antoine.

Où diable étiez-vous donc ?

Le domestique.

J’étais dans le magasin.

Antoine.

Qui vous y avait envoyé ?

Le domestique.

Vous.

Antoine.

Et que faisiez-vous là ?

Le domestique.

Je dormais.

Antoine.

Vous dormiez ! Il faut qu’il y ait plus de trois heures.

Le domestique.

Je n’en sais rien : eh bien, votre maître est-il rentré ?

Antoine.

Bon ! on a soupé depuis.

Le domestique.

Enfin, puis-je lui remettre ma lettre ?

Antoine.

Attendez.



Scène II


Les mêmes, M. VANDERK FILS.
Le domestique. (Voyant entrer M. Vanderk fils.)

N’est-ce pas là lui ?

Antoine.

Non, non restez. Parbleu ! vous êtes un drôle d’homme de rester dans ce magasin pendant trois heures.

Le domestique.

Ma foi, j’y aurais passé la nuit, si la faim ne m’avait pas réveillé.

Antoine.

Venez, venez.



Scène III


M. VANDERK FILS, seul.

Quelle fatalité ! je ne voulais pas sortir ; il semblait que j’avais un pressentiment. N’importe ! un commerçant… un commerçant… au fait, c’est l’état de mon père, et je ne souffrirai jamais qu’on l’humilie… Ah, mon père ! mon père ! un jour de noce ! je vois toutes ses inquiétudes, toute sa douleur, le désespoir de ma mère, ma sœur, cette pauvre Victorine, Antoine, toute une famille. Ah ! Dieu ! que ne donnerai-je pas pour reculer d’un jour, d’un seul jour ; reculer… (Le père entre, et le regarde.) Non, certes, je ne reculerai pas. Ah, Dieu ! (Il aperçoit son père. Il reprend un air gai.)



Scène IV


M. VANDERK PÈRE, M. VANDERK FILS.
M. Vanderk père.

Eh ! mais, mon fils, quelle pétulance ! quels mouvements ! que signifie ?…

M. Vanderk fils.

Je déclamais ; je… faisais le héros.

M. Vanderk père.

Vous ne représenteriez pas demain quelque pièce de théâtre, une tragédie ?

M. Vanderk fils.

Non, non, mon père.

M. Vanderk père.

Faites, si cela vous amuse : mais il faudrait quelques précautions ; dites-le-moi ; et s’il ne faut pas que je le sache, je ne le saurai pas.

M. Vanderk fils.

Je vous suis obligé, mon père ; je vous le dirais.

M. Vanderk père.

Si vous me trompez, prenez-y garde : je ferai cabale.

M. Vanderk fils.

Je ne crains pas cela ; mais, mon père, on vient de lire le contrat de mariage de ma sœur : nous l’avons tous signé. Quel nom avez-vous donc pris ? et quel nom m’avez-vous fait prendre ?

M. Vanderk père.

Le vôtre.

M. Vanderk fils.

Le mien ! est-ce que celui que je porte ?…

M. Vanderk père.

Ce n’est qu’un surnom.

M. Vanderk fils.

Vous êtes titré de chevalier, d’ancien baron de Salvières, de Clavières, de… etc.

M. Vanderk père.

Je le suis.

M. Vanderk fils.

Vous êtes donc gentilhomme ?

M. Vanderk père.

Oui.

M. Vanderk fils.

Oui ?

M. Vanderk père.

Vous doutez de ce que je dis ?

M. Vanderk fils.

Non, mon père : mais est-il possible ?

M. Vanderk père.

Il n’est pas possible que je sois gentilhomme !

M. Vanderk fils.

Je ne dis pas cela. Est-il possible, fussiez-vous le plus pauvre des nobles, que vous ayez pris un état ?…

M. Vanderk père.

Mon fils, lorsqu’un homme entre dans le monde, il est le jouet des circonstances.

M. Vanderk fils.

En est-il d’assez fortes pour vous faire descendre du rang le plus distingué au rang…

M. Vanderk père.

Achevez : au rang le plus bas ?

M. Vanderk fils.

Je ne voulais pas dire cela.

M. Vanderk père.

Écoutez : le compte le plus rigide qu’un père doive à son fils est celui de l’honneur qu’il a reçu de ses ancêtres : asseyez-vous. (Le père s’assied ; le fils prend un siège et s’assied ensuite.) J’ai été élevé par votre bisaïeul ; mon père fut tué fort jeune à la tête de son régiment. Si vous étiez moins raisonnable, je ne vous confierais pas l’histoire de ma jeunesse, et la voici : Votre mère, fille d’un gentilhomme voisin, a été ma seule et unique passion. Dans l’âge où l’on ne choisit pas, j’ai eu le bonheur de bien choisir. Un jeune officier, venu en quartier d’hiver dans la province, trouva mauvais qu’un enfant de seize ans, c’était mon âge, attirât les attentions d’un autre enfant : votre mère n’avait pas douze ans ; il me traita avec une hauteur… Je ne le supportai pas ; nous nous battîmes.

M. Vanderk fils.

Vous vous battîtes ?

M. Vanderk père.

Oui, mon fils.

M. Vanderk fils.

Au pistolet ?

M. Vanderk père.

Non, à l’épée. Je fus forcé de quitter la province : votre mère me jura une constance qu’elle a eue toute sa vie ; je m’embarquai. Un bon Hollandais, propriétaire du bâtiment sur lequel j’étais, me prit en affection. Nous fûmes attaqués, et je lui fus utile (c’est là où j’ai connu Antoine). Le bon marchand m’associa à son commerce ; il m’offrit sa nièce et sa fortune. Je lui dis mes engagements ; il m’approuve. Il part, il obtient le consentement des parents de votre mère ; il me l’amène avec sa nourrice : c’est cette bonne vieille qui est ici. Nous nous marions ; le bon Hollandais mourut dans mes bras ; je pris, à sa prière, et son nom et son commerce. Le ciel a béni ma fortune, je ne veux pas être plus heureux ; je suis estimé ; voici votre sœur bien établie, votre beau-frère remplit avec honneur une des premières places dans la robe. Pour vous, mon fils, vous serez digne de moi et de vos aïeux : j’ai déjà remis dans notre famille tous les biens que la nécessité de servir le prince avait fait sortir des mains de vos ancêtres ; ils seront à vous, ces biens ; et si vous pensez que j’aie fait par le commerce une tache à leur nom, c’est à vous de l’effacer ; mais dans un siècle aussi éclairé que celui-ci, ce qui peut procurer la noblesse n’est pas capable de l’ôter.

M. Vanderk fils.

Ah ! mon père ! je ne le pense pas ; mais le préjugé est malheureusement si fort….

M. Vanderk père.

Un préjugé ! un tel préjugé n’est rien aux yeux de la raison.

M. Vanderk fils.

Cela n’empêche pas que le commerce ne soit vu comme un état…

M. Vanderk père.

Quel état, mon fils, que celui d’un homme qui, d’un trait de plume, se fait obéir d’un bout de l’univers à l’autre ! Son nom, son seing n’a pas besoin, comme la monnaie d’un souverain, que la valeur du métal serve de caution à l’empreinte, sa personne a tout fait ; il a signé, cela suffit.

M. Vanderk fils.

J’en conviens ; mais…

M. Vanderk père.

Ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une seule nation qu’il sert ; il les sert toutes, et en est servi : c’est l’homme de l’univers.

M. Vanderk fils.

Cela peut être vrai ; mais enfin en lui-même qu’a-t-il de respectable ?

M. Vanderk père.

De respectable ! Ce qui légitime dans un gentilhomme les droits de la naissance, ce qui fait la base de ses titres : la droiture, l’honneur, la probité.

M. Vanderk fils.

Votre seule conduite, mon père…

M. Vanderk père.

Quelques particuliers audacieux font armer les rois, la guerre s’allume, tout s’embrase, l’Europe est divisée : mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n’en est pas moins l’ami de mon cœur : nous sommes, sur la surface de la terre, autant de fils de soie qui lient ensemble les nations, et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce : voilà, mon fils, ce que c’est qu’un honnête négociant.

M. Vanderk fils.

Et le gentilhomme donc, et le militaire ?

M. Vanderk père.

Il n’y a peut-être que deux états au-dessus du commerçant (en supposant qu’il y ait des différences entre ceux qui font le mieux qu’ils peuvent dans le rang où le ciel les a placés) ; je ne connais que deux états : le magistrat, qui fait parler les lois, et le guerrier, qui défend la patrie.

M. Vanderk fils.

Je suis donc gentilhomme ?

M. Vanderk père.

Oui, mon fils ; il est peu de bonnes maisons à qui vous ne teniez, et qui ne tiennent à vous.

M. Vanderk fils.

Pourquoi donc me l’avoir caché ?

M. Vanderk père.

Par une prudence peut-être inutile : j’ai craint que l’orgueil d’un grand nom ne devînt le germe de vos vertus ; j’ai désiré que vous les tinssiez de vous-même. Je vous ai épargné jusqu’à cet instant les réflexions que vous venez de faire, réflexions qui, dans un âge moins avancé, se seraient produites avec plus d’amertume.

M. Vanderk fils.

Je ne crois pas que jamais…



Scène V


Les mêmes, ANTOINE, le domestique de M. d’Esparville.
M. Vanderk père.

Qu’est-ce ?

Antoine.

Il y a, monsieur, plus de trois heures qu’il est là. C’est un domestique.

M. Vanderk père.

Pourquoi faire attendre ? Pourquoi ne pas faire parler ? Son temps peut être précieux ; son maître peut avoir besoin de lui.

Antoine.

Je l’ai oublié, on a soupé, il s’est endormi.

Le domestique.

Je me suis endormi ; ma foi, on est las… las… diable est-elle à présent ? Cette chienne de lettre me fera damner aujourd’hui.

M. Vanderk père.

Donnez-vous patience.

Le domestique.

Ah ! la voilà ! (Pendant que le père lit, le domestique bâille et le fils rêve.)

M. Vanderk père.

Vous direz à votre maître… Qu’est-il, votre maître ?

Le domestique.

Monsieur d’Esparville.

M. Vanderk père.

J’entends ; mais quel est son état ?

Le domestique.

Il n’y a pas longtemps que je suis à lui ; mais il a servi.

M. Vanderk père.

Servi ?

Le domestique.

Oui, c’est un ancien officier, un officier distingué même.

M. Vanderk père.

Dites à votre maître, dites à monsieur d’Esparville, que demain, entre trois et quatre heures après-midi, je l’attends ici.

Le domestique.

Oui.

M. Vanderk père.

Dites, je vous en prie, que je suis bien fâché de ne pouvoir lui donner une heure plus prompte, que je suis dans l’embarras.

Le domestique.

Oh ! Je sais, je sais… La noce de mademoiselle votre fille, oh ! je sais, je sais… (Il tourne du côté du magasin.)

Antoine.

Eh bien ! où allez-vous ? encore dormir ?



Scène VI


M. VANDERK PÈRE, M. VANDERK FILS.
M. Vanderk fils.

Mon père, je vous prie de pardonner à mes réflexions.

M. Vanderk père.

Il vaut mieux les dire que les taire.

M. Vanderk fils.

Peut-être avec trop de vivacité.

M. Vanderk père.

C’est de votre âge : vous allez voir ici une femme qui a bien plus de vivacité que vous sur cet article. Quiconque n’est pas militaire n’est rien.

M. Vanderk fils.

Qui donc ?

M. Vanderk père.

Votre tante, ma propre sœur ; elle devrait être arrivée ; c’est en vain que je l’ai établie honorablement : elle est veuve à présent et sans enfants ; elle jouit de tous les revenus des biens que je vous ai achetés, je l’ai comblée de tout ce que j’ai cru devoir satisfaire ses vœux : cependant elle ne me pardonnera jamais l’état que j’ai pris ; et lorsque mes dons ne profanent pas ses mains, le nom de frère profanerait ses lèvres : elle est cependant la meilleure de toutes les femmes ; mais voilà comme un honneur de préjugé étouffe les sentiments de la nature et de la reconnaissance.

M. Vanderk fils.

Mais, mon père, à votre place je ne lui pardonnerais jamais.

M. Vanderk père.

Pourquoi ? Elle est ainsi, mon fils ; c’est une faiblesse en elle, c’est de l’honneur mal entendu, mais c’est toujours de l’honneur.

M. Vanderk fils.

Vous ne m’aviez jamais parlé de cette tante.

M. Vanderk père.

Ce silence entrait dans mon système à votre égard ; elle vit dans le fond du Berri ; elle n’y soutient qu’avec trop de hauteur le nom de nos ancêtres ; et l’idée de noblesse est si forte en elle, que je ne lui aurais pas persuadé de venir au mariage de votre sœur, si je ne lui avais écrit qu’elle épouse un homme de qualité : encore a-t-elle mis des conditions singulières.

M. Vanderk fils.

Des conditions !

M. Vanderk père.

« Mon cher frère, m’écrit-elle, j’irai : mais ne serait-il pas mieux, ne serait-il pas plus convenable que je ne passasse que pour une parente éloignée de votre femme, pour une protectrice de la famille ? » Elle appuie cela de tous les mauvais raisonnements qui… J’entends une voiture.

M. Vanderk fils.

Je vais voir.



Scène VII


M. VANDERK PÈRE, MADAME VANDERK, M. VANDERK FILS, LE GENDRE, SOPHIE, VICTORINE.
Madame Vanderk.

Voici, je crois, ma belle-sœur.

M. Vanderk père.

Il faut voir.

Sophie.

Voici ma tante.

M. Vanderk père.

Restez ici, je vais au-devant d’elle.

Le gendre

Vous accompagnerai-je ?

M. Vanderk père.

Non, restez. Victorine, éclairez-moi. (Victorine prend un flambeau, et passe devant.)



Scène VIII


MADAME VANDERK, M. VANDERK FILS, LE GENDRE, SOPHIE.
Le gendre

Eh bien ! mon cher frère, vous avez aujourd’hui un petit air sérieux…

M. Vanderk fils.

Non, je vous assure.

Le gendre

Pensez-vous que votre chère sœur ne sera pas heureuse avec moi ?

M. Vanderk fils.

Je ne doute pas qu’elle le soit.

Sophie, à sa mère.

L’appellerai-je ma tante ?

Madame Vanderk.

Gardez-vous-en bien, laissez-moi parler.



Scène IX


Les précédents, M. VANDERK PÈRE, VICTORINE, LA TANTE, un laquais de la tante, en veste, une ceinture de soie, botté, un fouet sur l’épaule, portant la queue de sa maîtresse.
La tante.

Ah ! j’ai les yeux éblouis, écartez ces flambeaux… Point d’ordre sur les routes, je devrais être ici il y a deux heures : soyez de condition, n’en soyez pas : une duchesse, une financière, c’est égal… des chevaux terribles, mes femmes ont eu des peurs… (À son laquais.) Laissez ma robe, vous… Ah ! c’est madame Vanderk ? (Madame Vanderk avance, la salue, et met de la hauteur.)

Madame Vanderk.

Madame, voici ma fille que j’ai l’honneur de vous présenter. (La tante fait une révérence protégeante et n’embrasse pas.)

La tante, à M. Vanderk père.

Quel est ce monsieur noir, et ce jeune homme ?

M. Vanderk père.

C’est mon gendre futur.

La tante, en regardant le fils.

Il ne faut que des yeux pour juger qu’il est d’un sang noble.

M. Vanderk père.

Ne trouvez-vous pas qu’il a quelque chose du grand-père ?

La tante.

Mais oui, le front. Il est sans doute avancé dans le service ?

M. Vanderk père.

Non, il est trop jeune.

La tante.

Il a sans doute un régiment.

M. Vanderk père.

Non.

La tante.

Pourquoi donc ?

M. Vanderk père.

Lorsque, par ses services, il aura mérité la faveur de la cour, je suis tout prêt.

La tante.

Vous avez eu vos raisons, il est fort bien ; votre fille l’aime sans doute.

M. Vanderk père.

Oui, ils s’aiment beaucoup.

La tante.

Moi, je me serais peu embarrassée de cet amour-là, et j’aurais voulu que mon gendre eût un rang avant de lui donner ma fille.

M. Vanderk père.

Il est président.

La tante.

Président ! pourquoi porte-t-il l’uniforme ?

M. Vanderk père.

Qui ? voici mon gendre futur.

La tante.

Cela ! Monsieur est donc de robe ?

Le gendre

Oui, madame, et je m’en fais honneur.

La tante.

Monsieur, il y a dans la robe des personnes qui tiennent à ce qu’il y a de mieux.

Le gendre

Et qui le sont, madame.

La tante, à son frère.

Vous ne m’aviez pas écrit que c’était un homme de robe. (Au gendre.) Je vous fais, monsieur, mon compliment, je suis charmée de vous voir uni à une famille…

Le gendre

Madame.

La tante.

À une famille à laquelle je prends le plus vif intérêt.

Le gendre

Madame.

La tante.

Mademoiselle a dans toute sa personne un air, une grâce, une modestie, un sérieux ; elle sera dignement madame la présidente. (Regardant le fils.) Et ce jeune monsieur ?

M. Vanderk père.

C’est mon fils.

La tante.

Votre fils ! votre fils ! vous ne me le dites pas… C’est mon neveu ? Ah ! il est charmant, il est charmant ! embrassez-moi, mon cher enfant. Ah ! vous avez raison, c’est tout le portrait du grand-père ; il m’a saisie : ses yeux, son front, l’air noble… Ah ! mon frère, ah ! monsieur, je veux l’emmener, je veux le faire connaître dans la province, je le présenterai ; ah ! il est charmant !

Madame Vanderk.

Madame, voulez-vous passer dans votre appartement ?

M. Vanderk père.

On va vous servir.

La tante.

Ah ! mon lit, mon lit et un bouillon. Ah ! il est charmant : je le retiens demain pour me donner la main. Bonsoir, mon cher neveu, bonsoir !

M. Vanderk fils.

Ma chère tante, je vous souhaite…



Scène X


M. VANDERK FILS, VICTORINE.
M. Vanderk fils.

Ma chère tante est assez folle.

Victorine.

C’est madame votre tante ?

M. Vanderk fils.

Oui, sœur de mon père.

Victorine.

Ses domestiques font un train… elle en a quatre, cinq, sans compter les femmes : ils sont d’une arrogance… Madame la marquise par-ci, madame la marquise par-là, elle veut ci, elle entend cela : il semble que tout soit à eux.

M. Vanderk fils.

Je m’en doute bien.

Victorine.

Vous ne la suivez pas, votre chère tante ?

M. Vanderk fils.

J’y vais. Bonsoir, Victorine.

Victorine.

Attendez donc.

M. Vanderk fils.

Que veux-tu ?

Victorine.

Voyons donc votre nouvelle montre.

M. Vanderk fils.

Tu ne l’as pas vue ?

Victorine.

Que je la voie encore ! Ah ! elle est belle ! des diamants ! à répétition ! Il est onze heures sept, huit, neuf, dix minutes, onze heures dix minutes. Demain, à pareille heure… Voulez-vous que je vous dise tout ce que vous ferez demain ?

M. Vanderk fils.

Ce que je ferai ?

Victorine.

Oui : vous vous lèverez à sept, disons à huit heures ; vous descendrez à dix ; vous donnerez la main à la mariée ; on reviendra à deux heures : on dînera, on jouera ; ensuite votre feu d’artifice… pourvu encore que vous ne soyez pas blessé.

M. Vanderk fils.

Blessé ?… Qu’importe !

Victorine.

Il ne faut pas l’être.

M. Vanderk fils.

Cela vaudrait mieux.

Victorine.

Je parie que voilà tout ce que vous ferez demain ?

M. Vanderk fils.

Tu serais bien étonnée si je ne faisais rien de tout cela.

Victorine.

Que ferez-vous donc ?

M. Vanderk fils.

Au reste, tu peux avoir raison.

Victorine.

C’est joli, une montre à répétition ; lorsqu’on se réveille, on sonne l’heure : je crois que je me réveillerais exprès.

M. Vanderk fils.

Eh bien ! je veux qu’elle passe la nuit dans ta chambre, pour savoir si tu te réveilleras.

Victorine.

Oh ! non.

M. Vanderk fils.

Je t’en prie.

Victorine.

Si on le savait, on se moquerait de moi.

M. Vanderk fils.

Qui le dira ? tu me la rendras demain au matin.

Victorine.

Vous pouvez en être sûr ; mais… et vous ?

M. Vanderk fils.

N’ai-je pas ma pendule ? et tu me la rendras ?

Victorine.

Sans doute.

M. Vanderk fils.

Qu’à moi.

Victorine.

À qui donc ?

M. Vanderk fils.

Qu’à moi.

Victorine.

Eh ! mais, sans doute.

M. Vanderk fils.

Bonsoir, Victorine. Adieu. Bonsoir. Qu’à moi… qu’à moi.



Scène XI


VICTORINE, seule.

Qu’à moi… qu’à moi !… que veut-il dire ? Il y a quelque chose d’extraordinaire aujourd’hui : ce n’est pas sa gaieté, son air franc : il rêvait… Si c’était… Non…



Scène XII


ANTOINE, VICTORINE.
Antoine, à sa fille.

On vous appelle, on vous sonne depuis une heure. (Victorine sort.)



Scène XIII


ANTOINE, seul.

Quatre ou cinq misérables laquais de condition donnent plus de peine dans une maison que quarante personnes. Nous verrons demain : ce sera un beau bruit. Je n’oublie rien. Non. (Ul souffle les bougies et ferme les volets.) Allons nous coucher.



Scène XIV


ANTOINE, un domestique de M. Vanderk.
Antoine.

Quoi ?

Le domestique.

Monsieur Antoine, monsieur dit qu’avant de vous coucher vous montiez chez lui par le petit escalier.

Antoine.

Oui, j’y vais.

Le domestique.

Bonsoir, monsieur Antoine.

Antoine.

Bonsoir, bonsoir.


ACTE TROISIÈME



Scène I


M. VANDERK FILS et son domestique entrent en tâtonnant avec précaution. Il fait ouvrir le volet fermé par Antoine pour faire voir qu’il est un peu jour. Il regarde partout. Il doit être en redingote et avoir des bottines.

Scène II


M. VANDERK FILS, son domestique (Il est botté, ainsi que son maître}.
M. Vanderk fils.

Champagne ! va ouvrir le volet. Eh ! bien, les clés ?

Son domestique.

J’ai cherché partout, sur la fenêtre, derrière la porte ; j’ai tâté le long de la barre de fer, je n’ai rien trouvé : enfin j’ai réveillé le portier.

M. Vanderk fils.

Eh bien !

Son domestique.

Il dit que monsieur Antoine les a.

M. Vanderk fils.

Et pourquoi Antoine a-t-il pris ces clés ?

Son domestique.

Je n’en sais rien.

M. Vanderk fils.

A-t-il coutume de les prendre ?

Son domestique.

Je ne l’ai pas demandé… voulez-vous que j’y aille ?

M. Vanderk fils.

Non… et nos chevaux ?

Son domestique.

Ils sont dans la cour.

M. Vanderk fils.

Tiens, mets ces pistolets à l’arçon, et n’y touche pas… As-tu entendu du bruit dans la maison ?

Son domestique.

Non… tout le monde dort ; j’ai cependant vu de la lumière.

M. Vanderk fils.

Où ?

Son domestique.

Au troisième.

M. Vanderk fils.

An troisième ?

Son domestique.

Ah ! c’est dans la chambre de mademoiselle Victorine ; mais c’est sa lampe.

M. Vanderk fils.

Victorine… Va-t’en.

Son domestique.

Où irai-je ?

M. Vanderk fils.

Descends dans la cour, écoute, cache les chevaux sous la remise à gauche près du carrosse de ma mère : point de bruit surtout ; il ne faut réveiller personne.



Scène III


M. VANDERK FILS, seul.

Pourquoi Antoine a-t-il pris ces clés ? Que vais-je faire ? C’est de le réveiller. Je lui dirai : je veux sortir… j’ai des emplettes… j’ai quelques affaires… Frappons : Antoine !… Je n’entends rien… Antoine !… (prêt à frapper il suspend le coup.) Il va me faire cent questions : Vous sortez de bonne heure ?… quelle affaire avez-vous donc ? Vous sortez à cheval, attendez le jour. Je ne veux pas attendre, moi. Donnez-moi les clés. (Il frappe.) Antoine !



Scène IV


M. VANDERK FILS, ANTOINE, dans sa chambre.
Antoine.

Qui est là ?

M. Vanderk fils.

Il a répondu. Antoine !

Antoine.

Qui peut frapper si matin ?

M. Vanderk fils.

Moi.

Antoine.

Ah ! monsieur, j’y vais.



Scène V


M. VANDERK FILS, seul.

Il se lève… Rien de moins extraordinaire ; j’ai affaire, moi ; je sors. Je vais à deux pas : quand j’irais plus loin… Mais vous êtes en bottes ? Mais ce cheval ? Mais ce domestique ?… Eh bien ! je vais à deux lieues d’ici ; mon père m’a dit de lui faire une commission… Comme l’esprit va chercher bien loin les raisons les plus simples ! Ah ! je ne sais pas mentir.



Scène VI


M. VANDERK FILS, ANTOINE, son col à la main.
Antoine.

Comment, monsieur, c’est vous ?

M. Vanderk fils.

Oui, donne-moi vite les clés de la porte cochère.

Antoine.

Les clés ?

M. Vanderk fils.

Oui.

Antoine.

Les clés ? mais le portier doit les avoir.

M. Vanderk fils.

Il dit que vous les avez.

Antoine.

Ah ! c’est vrai : hier au soir… je ne m’en ressouvenais pas. Mais, à propos, monsieur votre père les a.

M. Vanderk fils.

Mon père ! et pourquoi les a-t-il ?

Antoine.

Demandez-lui ; je n’en sais rien.

M. Vanderk fils.

Il ne les a pas ordinairement.

Antoine.

Mais vous sortez de bonne heure ?

M. Vanderk fils.

Il faut qu’il ait eu quelques raisons pour prendre ces clés.

Antoine.

Peut-être quelque domestique… ce mariage… Il a appréhendé l’embarras des fêtes… des aubades… Il veut se lever le premier : enfin, que sais-je ?

M. Vanderk fils.

Eh bien, mon pauvre Antoine, rends-moi le plus grand… rends-moi un petit service… entre tout doucement, je t’en prie, dans l’appartement de mon père : il aura mis les clés sur quelque table, sur quelque chaise : apporte-les-moi. Prends garde de le réveiller, je serais au désespoir d’avoir été la cause que son sommeil fût troublé.

Antoine.

Que n’y allez-vous ?

M. Vanderk fils.

S’il t’entend, tu lui donneras mieux une raison que moi.

Antoine, le doigt en l’air.

J’y vais… Ne sortez pas, ne sortez pas.

M. Vanderk fils.

Je n’ai pas de clés ; où veux-tu que j’aille ?

Antoine.

Ah ! c’est vrai ! (Il sort.)



Scène VII


M. VANDERK FILS, seul.

Je n’ai pas de clés. J’aurais bien cru qu’il m’aurait fait plus de questions ; Antoine est un bon homme… il se sera bien imaginé… Ah ! mon père, mon père !… il dort… il ne sait pas. Ce cabinet, cette maison, tout ce qui frappe mes yeux, m’est plus cher : quitter cela pour toujours, ou pour longtemps, cela fait une peine qui… Ah ! le voilà ! ciel ! c’est mon père !



Scène VIII


M. VANDERK PÈRE, en robe de chambre, M. VANDERK FILS.
M. Vanderk fils.

Ah ! mon père, ah que je suis fâché !… C’est la faute d’Antoine : je le lui avais dit ; mais il aura fait du bruit, il vous aura réveillé.

M. Vanderk père.

Non, je l’étais.

M. Vanderk fils.

Vous l’étiez ! et sans doute que…

M. Vanderk père.

Vous ne me dites pas bonjour !

M. Vanderk fils.

Mon père, je vous demande pardon ; je vous souhaite bien le bonjour. Comment avez-vous passé la nuit ? Votre santé ?

M. Vanderk père.

Vous sortez de bonne heure !

M. Vanderk fils.

Oui… je voulais…

M. Vanderk père.

Il y a des chevaux dans la cour.

M. Vanderk fils.

C’est pour moi ; c’est le mien et celui de mon domestique.

M. Vanderk père.

Et où allez-vous si matin ?

M. Vanderk fils.

Une fantaisie d’exercice ; je voulais faire le tour des remparts… une idée… un caprice qui m’a pris tout d’un coup ce matin.

M. Vanderk père.

Dès hier vous aviez dit qu’on tînt vos chevaux prêts. Victorine l’a su de quelqu’un, d’un homme de l’écurie, et vous aviez l’idée de sortir.

M. Vanderk fils.

Non, pas absolument.

M. Vanderk père.

Non, mon fils, vous avez quelque dessein.

M. Vanderk fils.

Quel dessein voudriez-vous que j’eusse ?

M. Vanderk père.

C’est moi qui vous le demande.

M. Vanderk fils.

Je vous assure, mon père…

M. Vanderk père.

Mon fils, jusqu’à cet instant, je n’ai connu en vous ni détours, ni mensonge ; si ce que vous me dites est vrai, répétez-le moi, et je vous croirai… Si ce sont quelques raisons, quelques folies de votre âge, de ces niaiseries qu’un père peut soupçonner, mais ne doit jamais savoir, quelque peine que cela me fasse, je n’exige pas une confidence dont nous rougirions l’un et l’autre : voici les clés, sortez… (Le fils tend la main et les prend.) Mais, mon fils, si cela pouvait intéresser votre repos et le mien et celui de votre mère ?…

M. Vanderk fils.

Ah ! mon père !

M. Vanderk père.

Il n’est pas possible qu’il y ait rien de déshonorant dans ce que vous allez faire.

M. Vanderk fils.

Ah ! bien plutôt…

M. Vanderk père.

Achevez.

M. Vanderk fils.

Que me demandez-vous ? Ah ! mon père, vous me l’avez dit hier : vous avez été insulté ; vous étiez jeune ; vous vous êtes battu ; vous le feriez encore. Ah ! que je suis malheureux ! je sens que je vais faire le malheur de votre vie. Νοn… jamais !… Quelle leçon !… Vous pouvez m’en croire : si la fatalité…

M. Vanderk père.

Insulté… battu… le malheur de ma vie !… Mon fils, causons ensemble, et ne voyez en moi qu’un ami.

M. Vanderk fils.

S’il était possible que j’exigeasse de vous un serment… Promettez-moi que, quelque chose que je vous dise, votre bonté ne me détournera pas de ce que je dois faire.

M. Vanderk père.

Si cela est juste.

M. Vanderk fils.

Juste ou non.

M. Vanderk père.

Ou non ?

M. Vanderk fils.

Ne vous alarmez pas. Hier au soir, j’ai eu quelque altercation, une dispute avec un officier de cavalerie… Nous sommes sortis : on nous a séparés… Parole aujourd’hui.

M. Vanderk père, en s’appuyant sur le dos d’une chaise.

Ah ! mon fils !

M. Vanderk fils.

Mon père, voilà ce que je craignais.

M. Vanderk père, avec fermeté.

Je suis bien loin de vous détourner de ce que vous avez à faire. (Douloureusement.) Vous êtes militaire, et quand on a pris un engagement vis-à-vis du public, on doit le tenir, quoi qu’il en coûte à la raison, et même à la nature.

M. Vanderk fils.

Je n’ai pas besoin d’exhortation.

M. Vanderk père.

Je le crois, et puis-je savoir de vous un détail plus étendu de votre querelle et de ce qui l’a causée, enfin de tout ce qui s’est passé ?

M. Vanderk fils.

Ah ! comme j’ai fait ce que j’ai pu pour éviter votre présence !

M. Vanderk père.

Vous fait-elle du chagrin ?

M. Vanderk fils.

Ah ! jamais, jamais je n’ai eu tant besoin d’un ami, et surtout de vous.

M. Vanderk père.

Enfin, vous avez eu dispute.

M. Vanderk fils.

L’histoire n’est pas longue. La pluie qui est survenue hier m’a forcé d’entrer dans un café. Je jouais une partie d’échecs : j’entends à quelques pas de moi quelqu’un qui parlait avec chaleur… Il racontait je ne sais quoi de son père, d’un marchand, d’un escompte de billets ; mais je suis certain d’avoir entendu très-distinctement : « Oui, tous ces négociants, tous ces commerçants sont des fripons, sont des misérables ! » Je me suis retourné, je l’ai regardé : lui, sans nul égard, sans nulle attention, a répété le même discours. Je lui ai dit à l’oreille qu’il n’y avait qu’un malhonnête homme qui pût tenir de pareils propos : nous sommes sortis ; on nous a séparés.

M. Vanderk père.

Vous me permettrez de vous dire…

M. Vanderk fils.

Ah ! je sais, mon père, tous les reproches que vous pouvez me faire : cet officier pouvait être dans un instant d’humeur : ce qu’il disait pouvait ne pas me regarder : lorsqu’on dit tout le monde, on ne dit personne ; peut-être même ne faisait-il que raconter ce qu’on lui avait dit, et voilà mon chagrin, voilà mon tourment. Mon retour sur moi-même a fait mon supplice : il faut que je cherche à égorger un homme qui peut n’avoir pas tort. Je crois cependant qu’il l’a dit parce que j’étais présent.

M. Vanderk père.

Vous le désirez : vous connaît-il ?

M. Vanderk fils.

Je ne le connais pas.

M. Vanderk père.

Et vous cherchez querelle ! Je n’ai rien à vous prescrire.

M. Vanderk fils.

Mon père, soyez tranquille.

M. Vanderk père.

Ah ! mon fils, pourquoi n’avez-vous pas pensé que vous aviez votre père ? Je pense si souvent que j’ai un fils !

M. Vanderk fils.

C’est parce que j’y pensais.

M. Vanderk père.

Et dans quelle incertitude, dans quelle peine jetiez-vous aujourd’hui votre mère et moi ?

M. Vanderk fils.

J’y avais pourvu.

M. Vanderk père.

Comment ?

M. Vanderk fils.

J’avais laissé sur ma table une lettre adressée à vous ; Victorine vous l’aurait donnée.

M. Vanderk père.

Est-ce que vous vous êtes confié à Victorine ?

M. Vanderk fils.

Non ; mais elle devait rapporter quelque chose sur ma table, et elle l’aurait vue.

M. Vanderk père.

Et quelles précautions aviez-vous prises contre la juste rigueur des lois ?

M. Vanderk fils.

La fuite.

M. Vanderk père.

Remontez à votre appartement ; apportez-moi cette lettre ; je vais écrire pour votre sûreté, si le ciel vous conserve. Ah ! peut-on l’implorer pour un meurtre, et peut-être pour deux ?…

M. Vanderk fils.

Que je suis malheureux !

M. Vanderk père.

Passez dans la chambre de votre mère… dites-lui… Non, il vaut mieux qu’il y ait quelques heures de plus qu’elle ne vous ait vu. Ah ! ciel ! (M. Vanderk fils sort.)



Scène IX


M. VANDERK PÈRE, seul.

Infortuné ! comme on doit peu compter sur le bonheur présent ! je me suis couché le plus heureux des pères, et me voilà… (Il se met à son secrétaire et il écrit.) Antoine… je ne puis avoir trop de confiance… (Antoine entre.) Ah ! pourvu que je le revoie ! (Il écrit.) Ah ! si son sang coulait pour son roi ou pour sa patrie ; mais…



Scène X


M. VANDERK PÈRE, ANTOINE.
Antoine.

Que voulez-vous ?

M. Vanderk père.

Ce que je veux ? ah ! qu’il vive !

Antoine.

Monsieur.

M. Vanderk père.

Je ne t’ai pas entendu entrer.

Antoine.

Vous m’avez appelé.

M. Vanderk père.

Antoine, je connais ta discrétion, ton affection pour moi et pour mon fils ; il sort pour se battre.

Antoine.

Se battre ! Contre qui ? Je vais…

M. Vanderk père.

Cela est inutile.

Antoine.

Tout le quartier va le défendre ; je vais réveiller…

M. Vanderk père.

Non, ce n’est pas…

Antoine.

Vous me tueriez plutôt que de…

M. Vanderk père.

Tais-toi, il est encore ici ; le voici ; laisse-nous. (Antoine sort.)



Scène XI


M. VANDERK PÈRE, M. VANDERK FILS.
M. Vanderk fils, une lettre à la main.

Je vais vous la lire !

M. Vanderk père.

Non, donnez. Et quelle est votre marche ? Le lieu ? l’instant ?

M. Vanderk fils.

Je n’ai voulu sortir d’aussi bonne heure que pour ne pas manquer à ma parole. J’ai redouté l’embarras d’aujourd’hui et de me trouver engagé de façon à ne pouvoir m’échapper. Ah ! comme j’aurais voulu retarder d’un jour !

M. Vanderk père.

Eh bien ?

M. Vanderk fils.

Sur les trois heures après midi, nous nous rencontrerons derrière les petits remparts.

M. Vanderk père.

Et d’ici à trois heures, ne pouviez-vous rester ?

M. Vanderk fils.

Oh ! mon père, imaginez…

M. Vanderk père.

Vous avez raison, je n’y pensais pas. Tenez, voici des lettres pour Calais et pour l’Angleterre. Vous avez des relais. Puissiez-vous en avoir besoin.

M. Vanderk fils.

Mon père !

M. Vanderk père.

Ah ! mon fils !… on commence à remuer dans la maison, adieu !

M. Vanderk fils.

Adieu, mon père, embrassez pour moi… (Son père le repousse avec tendresse et ne l’embrasse pas. Le fils fait quelques pas pour sortir ; il se retourne et tend les bras à son père qui lui fait signe de partir. M. Vanderk fils sort.)



Scène XII


M. VANDERK PÈRE, seul.

Ah ! mon fils, fouler aux pieds la raison, la nature et les lois ! Préjugé funeste ! abus cruel du point d’honneur ! tu ne pouvais avoir pris naissance que dans les temps les plus barbares ; tu ne pouvais subsister qu’au milieu d’une nation vaine et pleine d’elle-même, qu’au milieu d’un peuple dont chaque particulier compte sa personne pour tout, et sa patrie et sa famille pour rien. Et vous, lois sages, mais insuffisantes, vous avez désiré mettre un frein à l’honneur ; vous avez ennobli l’échafaud ; votre sévérité n’a servi qu’à froisser le cœur d’un honnête homme entre l’infamie et le supplice. Ah ! mon fils !



Scène XIII


M. VANDERK PÈRE, ANTOINE.
Antoine.

Vous l’avez laissé partir !

M. Vanderk père.

Que rien ne transpire ici ?

Antoine.

Il est déjà jour chez madame, et s’il allait monter chez elle !…

M. Vanderk père.

Il est parti… Viens, suis-moi, je vais m’habiller.


ACTE QUATRIÈME


Scène I


VICTORINE, seule.

Je le cherche partout. Qu’est-il devenu ? Cela me passe. Il ne sera jamais prêt, il n’est pas habillé. Ah ! que je suis fâchée de m’être embarrassée de sa montre ! Je l’ai vu toute la nuit qui me disait : « Qu’à moi, qu’à moi, qu’à moi ! » Il est sorti de bien bonne heure, et à cheval ; mais si c’était cette dispute, et s’il était vrai qu’il fût allé… Ah ! j’ai un pressentiment ; mais que risqué-je d’en parler ? J’en vais parler à monsieur. Je parierais que c’est ce domestique qui s’est endormi hier au soir ; il avait une mauvaise physionomie, il lui aura donné un rendez-vous. Ah !



Scène II


M. VANDERK PÈRE, VICTORINE.
Victorine.

Monsieur, on est bien inquiet. Madame la marquise dit : « Mon neveu est-il habillé ? qu’on l’avertisse. Est-il prêt ? Pourquoi ne l’ai-je pas vu ? pourquoi ne vient-il pas ? »

M. Vanderk père.

Mon fils ?

Victorine.

Oui, monsieur, je l’ai demandé, je l’ai fait chercher ; je ne sais s’il est sorti, ou s’il n’est pas sorti ; mais je ne l’ai pas trouvé.

M. Vanderk père.

Il est sorti.

Victorine.

Vous savez donc, monsieur, qu’il est dehors ?

M. Vanderk père.

Oui, je le sais. Voyez si tout le monde est prêt ; pour moi, je le suis. Où est votre père ?

Victorine fait un pas et revient.

Avez-vous vu, monsieur, hier, un domestique qui voulait parler à vous ou à monsieur votre fils ?

M. Vanderk père.

Un domestique ? c’était à moi. J’ai donné ma parole à son maître pour aujourd’hui ; vous faites bien de m’en faire ressouvenir.

Victorine, à part.

Il faut que ce ne soit pas cela. Tant mieux, puisque monsieur sait où il est.

M. Vanderk père.

Voyez donc où est votre père.

Victorine.

J’y cours.



Scène III


M. VANDERK PÈRE, seul.

Au milieu de la joie la plus légitime… Antoine ne vient point… Je voyais devant moi toutes les misères humaines… Je m’y tenais préparé… La mort même… Mais ceci… Et que dire ? Ah ! ciel !



Scène IV


M. VANDERK PÈRE, LA TANTE.
M. Vanderk père, ayant repris un air serein.

Eh bien ! ma sœur, puis-je enfin me livrer au plaisir de vous revoir ?

La tante.

Mon frère, je suis très en colère ; vous gronderez après, si vous voulez.

M. Vanderk père.

J’ai tout lieu d’être fâché contre vous.

La tante.

Et moi contre votre fils.

M. Vanderk père.

J’ai cru que les droits du sang n’admettaient point de ces ménagements, et qu’un frère…

La tante.

Et moi, qu’une sœur comme moi mérite de certains égards.

M. Vanderk père.

Quoi ! vous aurait-on manqué en quelque chose ?

La tante.

Oui, sans doute.

M. Vanderk père.

Qui ?

La tante.

Votre fils.

M. Vanderk père.

Mon fils ! Et quand peut-il vous avoir désobligée ?

La tante.

À l’instant.

M. Vanderk père.

À l’instant !

La tante.

Oui, mon frère, à l’instant ; il est bien singulier que mon neveu, qui doit me donner la main aujourd’hui, ne soit pas ici, et qu’il sorte.

M. Vanderk père.

Il est sorti pour une affaire indispensable.

La tante.

Indispensable ! indispensable ! votre sang-froid me tue. Il faut me le trouver, mort ou vif ; c’est lui qui me donne la main.

M. Vanderk père.

Je compte vous la donner s’il le faut.

La tante.

Vous ? Au reste, je le veux bien, vous me ferez honneur. Oh ça ! mon frère, parlons raison : il n’y a point de choses que je n’aie imaginées pour mon neveu, quoiqu’il soit malhonnête à lui d’être sorti. Il y a près mon château, ou plutôt près du vôtre, et je vous en rends grâces, il y a un certain fief qui a été enlevé à la famille en 1574, mais il n’est pas rachetable.

M. Vanderk père.

Soit.

La tante.

C’est un abus ; mais c’est fâcheux.

M. Vanderk père.

Cela peut être ; allons rejoindre…

La tante.

Nous avons le temps. Il faut repeindre les vitraux de la chapelle ; cela vous étonne ?

M. Vanderk père.

Nous parlerons de cela.

La tante.

C’est que les armoiries sont écartelées d’Aragon, et que le lambel…

M. Vanderk père.

Ma sœur, vous ne partez pas aujourd’hui ?

La tante.

Non, je vous assure.

M. Vanderk père.

Eh bien ! nous en parlerons demain.

La tante.

C’est que cette nuit j’ai arrangé pour votre fils, j’ai arrangé des choses étonnantes : il est aimable ! il est aimable ! Nous avons dans la province la plus riche héritière ; c’est une Cramont-Balliere de la Tour d’Agon : vous savez ce que c’est, elle est même parente de votre femme ; votre fils l’épouse, j’en fais mon affaire : vous ne paraîtrez pas, vous ; je le propose, je le marie. Il ira à l’armée, et moi, je reste avec sa femme, avec ma nièce, et j’élève ses enfants.

M. Vanderk père.

Eh ! ma sœur.

La tante.

Ce sont les vôtres, mon frère.

M. Vanderk père.

Entrons dans le salon, sans doute on nous attend.



Scène V


Les précédents, ANTOINE.
M. Vanderk père, à Antoine qui entre.

Antoine, reste ici.

La tante, en s’en allant.

Je vois qu’il est heureux, mais très-heureux pour mon neveu que je sois venue ici. Vous, mon frère, vous avez perdu toute idée de noblesse, de grandeur… le commerce rétrécit l’âme, mon frère. Cet enfant ! ce cher enfant ! mais c’est que je l’aime de tout mon cœur.



Scène VI


ANTOINE, seul.

Oui, ma résolution est prise : comment ! peut-être un misérable ! un drôle…



Scène VII


ANTOINE, VICTORINE.
Antoine.

Qu’est-ce que tu demandes ?

Victorine.

J’entrais.

Antoine.

Je n’aime pas tout cela, toujours sur mes talons… c’est bien étonnant ; la curiosité, la curiosité… Mademoiselle, voilà peut-être le dernier conseil que je vous donnerai de ma vie ; mais la curiosité dans une fille ne peut que la tourner à mal.

Victorine.

Eh ! mais… je venais vous dire…

Antoine.

Va-t’en, va-t’en ! Écoute, sois sage, et vis toujours honnêtement, et tu ne pourras manquer…

Victorine, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ?



Scène VIII


Les précédents, M. VANDERK PÈRE.
M. Vanderk père.

Sortez, Victorine, laissez-nous, et fermez la porte.



Scène IX


M. VANDERK PÈRE, ANTOINE.
M. Vanderk père.

Avez-vous dit au chirurgien de ne pas s’éloigner ?

Antoine.

Non.

M. Vanderk père.

Non !

Antoine.

Non, non…

M. Vanderk père.

Pourquoi ?

Antoine.

Pourquoi ? C’est que monsieur votre fils ne se battra pas.

M. Vanderk père.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Antoine.

Monsieur, monsieur, un gentilhomme, un militaire, un diable, fût-ce un capitaine de vaisseau du roi, c’est ce qu’on voudra, mais il ne se battra pas, vous dis-je : ce ne peut être qu’un malhonnête homme, un assassin : il lui a cherché querelle, il croit le tuer, il ne le tuera pas.

M. Vanderk père.

Antoine !

Antoine.

Non, monsieur, il ne le tuera pas, j’y ai regardé… je sais par où il doit venir, je l’attendrai, je l’attaquerai, il m’attaquera, je le tuerai, ou il me tuera ; s’il me tue, il sera plus embarrassé que moi ; si je le tue, monsieur, je vous recommande ma fille. Au reste, je n’ai pas besoin de vous la recommander.

M. Vanderk père.

Antoine, ce que vous dites est inutile, et jamais…

Antoine.

Vos pistolets ! vos pistolets ! vous m’avez vu, vous m’avez vu sur ce vaisseau, il y a longtemps. Qu’importe, morbleu ! en fait de valeur, il ne faut qu’être homme, et des armes.

M. Vanderk père.

Eh ! mais, Antoine !

Antoine.

Monsieur ! Ah ! mon cher maître ! un jeune homme d’une si belle espérance ; ma fille me l’avait dit, et l’embarras d’aujourd’hui, et la noce, et tout ce monde : à l’instant même… les clés du magasin ! je les emportais. (Il remet les clés à M. Vanderk.) Ah ! j’en deviendrai fou ! ah ! dieux !

M. Vanderk père.

Il me brise le cœur… Écoutez-moi ! je vous dis de m’écouter.

Antoine.

Oui, monsieur.

M. Vanderk père.

Croyez-vous que je n’aime pas mon fils plus que vous ne l’aimez ?

Antoine.

Et c’est à cause de cela, vous en mourrez.

M. Vanderk père.

Non.

Antoine.

Ah ! ciel !

M. Vanderk père.

Antoine, vous manquez de raison ; je ne vous conçois pas aujourd’hui… écoutez-moi.

Antoine.

Monsieur.

M. Vanderk père.

Écoutez-moi, vous dis-je, rappelez toute votre présence d’esprit, j’en ai besoin ; écoutez avec attention ce que je vais vous confier. On peut venir à l’instant, et je ne pourrais plus vous parler… Crois-tu, mon pauvre Antoine, crois-tu mon vieux camarade, que je sois insensible ? N’est-ce pas mon fils ? n’est-ce pas lui l’avenir, le bonheur de ma vieillesse ? Et ma femme. Ah ! quel chagrin ! sa santé faible ; mais c’est sans remède ; le préjugé qui afflige notre nation rend son malheur inévitable.

Antoine.

Eh ! ne pouviez-vous accommoder cette affaire ?

M. Vanderk père.

L’accommoder ! Et si mon fils eût hésité, s’il eût molli, si cette cruelle affaire s’était accommodée, combien s’en préparait-il dans l’avenir ? Il n’est point de demi-brave, il n’est point de petit homme qui ne cherchât à le tâter ; il lui faudrait dix affaires heureuses pour faire oublier celle-ci. Elle est affreuse dans tous ses points ; car il a tort.

Antoine.

Il a tort !

M. Vanderk père.

Une étourderie…

Antoine.

Une étourderie !

M. Vanderk père.

Oui. Mais ne perdons pas le temps en vaines discussions. Antoine !

Antoine.

Monsieur ?

M. Vanderk père.

Exécutez de point en point ce que je vais vous dire.

Antoine.

Oui, monsieur.

M. Vanderk père.

Ne passez mes ordres en aucune manière, songez qu’il y va de l’honneur de mon fils et du mien : c’est vous dire tout. Je ne peux me confier qu’à vous, et je me fie & votre âge, à votre expérience, et je peux dire à votre amitié. Rendez-vous au lieu où ils doivent se rencontrer, derrière les petits remparts… Déguisez-vous de façon à n’être pas reconnu ; tenez-vous-en le plus loin que vous pourrez… ne soyez, s’il est possible, reconnu en aucune manière. Si mon fils a le bonheur cruel de tuer son adversaire, montrez-vous alors ; il sera agité. il sera égaré, verra mal… voyez pour lui, portez sur lui toute votre attention ; veillez à sa fuite, donnez-lui votre cheval, faites ce qu’il vous dira, faites ce que la prudence vous conseillera. Lui parti, portez sur-le-champ tous vos soins à son adversaire, s’il respire encore ; emparez-vous de ses derniers moments, donnez-lui tous les secours qu’exige l’humanité ; expiez autant qu’il est en vous le crime auquel je participe, puisque… puisque… cruel honneur !… Mais, Antoine, si le ciel me punit autant que je dois l’être, s’il dispose de mon fils… je suis père, et je crains mes premiers mouvements ; je suis père, et cette fête, cette noce… ma femme… sa santé… moi-même… alors tu accourras : mais comme ta présence m’en dirait trop, aie cette attention… aie-la pour moi, je t’en supplie… Tu frapperas trois coups à la porte de la basse-cour, trois coups distinctement, et tu te rendras, ici, dedans ce cabinet : tu ne parleras à personne, mes chevaux seront mis, nous y courrons.

Antoine.

Mais, monsieur…

M. Vanderk père.

Voici quelqu’un : eh, c’est sa mère !



Scène X


ANTOINE, MADAME VANDERK, M. VANDERK PÈRE.
Madame Vanderk.

Ah ! mon cher ami, tout le monde est prêt : voici vos gants, Antoine. Eh ! comme te voilà fait ! tu aurais bien dû te mettre en noir, te faire beau le jour du mariage de ma fille. Je ne te pardonne pas cela.

Antoine.

C’est que… madame… Je vais en affaire. Oui, oui… madame.

M. Vanderk père.

Allez, allez, Antoine ; faites ce que je vous ai dit.

Antoine.

Oui, monsieur.

M. Vanderk père.

N’oubliez rien.

Antoine.

Oui, monsieur.

Madame Vanderk.

Antoine !

Antoine.

Madame ?

Madame Vanderk.

Ah ! si tu trouves mon fils, je t’en prie, dis-lui qu’il ne tarde pas.

Antoine.

Oui, madame.

M. Vanderk père.

Allez. Antoine, allez. (Antoine et M. Vanderk se regardent. Antoine sort.)



Scène XI


MADAME VANDERK, M. VANDERK PÈRE.
Madame Vanderk.

Antoine a l’air bien effarouché.

M. Vanderk père.

Tout ceci l’occupe et le dérange.

Madame Vanderk.

Ah ! mon ami ! faites-moi compliment ; il y a plus de deux ans que je ne me suis si bien portée… Ma fille… mon gendre !… toute cette famille est si respectable, si honnête ! la bonne robe est sage comme les lois. Mais, mon ami, j’ai un reproche à vous faire, et votre sœur a raison : vous donnez aujourd’hui de l’occupation à votre fils, vous l’envoyez je ne sais en quel endroit ; au reste, vous le savez ; il faut cependant que ce soit très-loin, car je suis sûre qu’il ne s’est point amusé : et lorsqu’il va revenir, il ne pourra nous rejoindre. Victorine a dit à ma fille qu’il n’était pas habillé, et qu’il était monté à cheval.

M. Vanderk père., lui prenant la main affectueusement.

Laissez-moi respirer, et permettez-moi de ne penser qu’à votre satisfaction ; votre santé me fait le plus grand plaisir : nous avons tellement besoin de nos forces, l’adversité est si près de nous… La plus grande félicité est si peu stable, si peu… Ne faisons point attendre, on doit nous trouver de moins dans la compagnie. La voici.



Scène XII


Les précédents, SOPHIE, LE GENDRE, LA TANTE.


M. Vanderk père.

Allons, belle jeunesse. Madame, nous avons été ainsi. Puissiez-vous, mes enfants, voir un pareil jour, (À part) et plus beau que celui-ci.


ACTE CINQUIÈME


Scène I


VICTORINE, se retournant vers la coulisse d’où elle sort.

Monsieur Antoine, monsieur Antoine, monsieur Antoine ! le maître d’hôtel, les gens, les commis, tout le monde demande monsieur Antoine. Il faut que j’aie la peine de tout. Mon père est bien étonnant : je le cherche partout ; je ne le trouve nulle part. Jamais ici il n’y a eu tant de monde, et jamais… Eh quoi !… hein ?.. Antoine, Antoine ! Eh bien, qu’ils appellent. Cette cérémonie que je croyais si gaie, grand Dieu, comme elle est triste ! Mais lui, ne pas se trouver au mariage de sa sœur ; et, d’un autre côté… aussi mon père, avec ses raisons… « Sois sage, sois sage, et tu ne pourras manquer… » Où est-il allé ? Je…



Scène I


M. D’ESPARVILLE PÈRE, VICTORINE.
M. d’Esparville père.

Mademoiselle, puis-je entrer ?

Victorine.

Monsieur, vous êtes sans doute de la noce. Entrez dans le salon.

M. d’Esparville père.

Je n’en suis pas, mademoiselle, je n’en suis pas.

Victorine.

Ah, monsieur ! si vous n’en êtes pas, pour quelle raison ?…

M. d’Esparville père.

Je viens pour parler à monsieur Vanderk.

Victorine.

Lequel ?

M. d’Esparville père.

Mais le négociant. Est-ce qu’il y a deux négociants de ce nom-là ? C’est celui qui demeure ici.

Victorine.

Ah ! monsieur, quel embarras ! Je vous assure que je ne sais comment monsieur pourra vous parler au milieu de tout ceci ; et même on serait à table, si on n’attendait pas quelqu’un qui se fait bien attendre.

M. d’Esparville père.

Mademoiselle, monsieur Vanderk m’a donné parole ici aujourd’hui, à cette heure.

Victorine.

Il ne savait donc pas l’embarras…

M. d’Esparville père.

Il ne savait pas, il ne savait pas… C’est hier au soir qu’il me l’a fait dire.

Victorine.

J’y vais donc… si je peux l’aborder ; car il répond à l’un, il répond à l’autre. Je dirai… Qu’est-ce que je dirai ?

M. d’Esparville père.

Dites que c’est quelqu’un qui voudrait lui parler, que c’est quelqu’un à qui il a donné parole à cette heure-ci, sur une lettre qu’il en a reçue. Ajoutez que… Non… dites-lui seulement cela.

Victorine.

J’y vais… quelqu’un !… Mais, monsieur, permettez-moi de vous demander votre nom.

M. d’Esparville père.

Il le sait bien peu. Dites, au reste, que c’est M. d’Esparville ; que c’est le maître d’un domestique…

Victorine.

Ah ! je sais, un homme qui avait un visage… qui avait un air… Hier au soir… J’y vais, j’y vais.



Scène III


D’ESPARVILLE PÈRE, seul

Que de raisons ! Parbleu ! ces choses-là sont bien faites pour moi. Il faut que cet homme marie justement sa fille aujourd’hui, le jour, le même jour que j’ai à lui parler : c’est fait exprès ; oui, c’est lait exprès pour moi ; enfin, ces choses-là n’arrivent qu’à moi. Peste soit des enfants ! je ne veux plus m’embarrasser de rien. Je vais me retirer dans ma province. « Mais, mon père, mon père… — Mais, mon fils, va te promener : j’ai fait mon temps, fais le tien. » Ah ! c’est apparemment notre homme. Encore un refus que je vais essuyer.



Scène IV


M. D’ESPARVILLE PÈRE, M. VANDERK PÈRE.
M. d’Esparville père.

Monsieur, monsieur, je suis fâché de vous déranger. Je sais tout ce qui vous arrive. Vous mariez votre fille. Vous êtes à l’instant en compagnie : mais un mot, un seul mot.

M. Vanderk père.

Et moi, monsieur, je suis fâché de ne vous avoir pas donné une heure plus prompte. On vous a peut-être fait attendre. J’avais dit à quatre heures, et il est trois heures seize minutes. Monsieur, asseyez-vous.

M. d’Esparville père.

Non, parlons debout, j’aurai bientôt dit. Monsieur, je crois que le diable est après moi. J’ai depuis quelque temps besoin d’argent, et encore plus depuis hier, pour la circonstance la plus pressante, et que je ne peux pas dire. J’ai une lettre de change, bonne, excellente : c’est, comme disent vos marchands, c’est de l’or en barre ; mais elle sera payée quand ? je n’en sais rien : ils ont des usages, des usances, des termes que je ne comprends pas. J’ai été chez plusieurs de vos confrères, des juifs, des arabes, pardonnez-moi le terme ; oui, des arabes. Ils m’ont demandé des remises considérables, parce qu’ils voient que j’en ai besoin. D’autres m’ont refusé tout net. Mais que je ne vous retarde point. Pouvez-vous m’avancer le payement de ma lettre de change, ou ne le pouvez-vous pas ?

M. Vanderk père.

Puis-je la voir ?

M. d’Esparville père.

La voilà… (Pendant que M. Vanderk lit.) Je payerai tout ce qu’il faudra. Je sais qu’il y a des droits. Faut-il le quart ? faut-il… J’ai besoin d’argent.

M. Vanderk père, sonne.

Monsieur, je vais vous la faire payer.

M. d’Esparville père.

À l’instant ?

M. Vanderk père.

Oui, monsieur.

M. d’Esparville père.

À l’instant ! Prenez, prenez, monsieur. Ah ! quel service vous me rendez ! Prenez, prenez, monsieur.

M. Vanderk père (Le domestique entre.)

Allez à ma caisse, apportez le montant de cette lettre, deux mille quatre cents livres.

M. d’Esparville père.

Faites retenir, monsieur, l’escompte, l’à-compte… le…

M. Vanderk père.

Non, monsieur, je ne prends point d’escompte, ce n’est pas mon commerce ; et, je vous l’avoue avec plaisir, ce service ne me coûte rien. Votre lettre vient de Cadix, elle est pour moi une rescription ; elle devient pour moi de l’argent comptant.

M. d’Esparville père.

Monsieur, voilà de l’honnêteté, voilà de l’honnêteté ; vous ne savez pas toute l’obligation que je vous dois, toute l’étendue du service que vous me rendez.

M. Vanderk père.

Je souhaite qu’il soit considérable.

M. d’Esparville père.

Ah ! monsieur, monsieur, que vous êtes heureux ! Vous n’avez qu’une fille, vous ?

M. Vanderk père.

J’espère que j’ai un fils.

M. d’Esparville père.

Un fils ! Mais il est apparemment dans le commerce, dans un état tranquille ; mais le mien, le mien est dans le service ; à l’instant que je vous parle, n’est-il pas occupé à se battre.

M. Vanderk père.

À se battre !

M. d’Esparville père.

Oui, monsieur, à se battre… Un autre jeune homme, dans un café… un petit étourdi lui a cherché querelle, je ne sais pourquoi, je ne sais comment ; il ne le sait pas lui-même.

M. Vanderk père.

Que je vous plains ! et qu’il est à craindre…

M. d’Esparville père.

À craindre ! je ne crains rien ; mon fils est brave, il tient de moi, et adroit, adroit ; à vingt pas il couperait une balle en deux sur une lame de couteau ; mais il faut qu’il s’enfuie, c’est le diable ; c’est un duel, vous entendez bien, vous entendez bien ; je me fie à vous, vous m’avez gagné l’âme.

M. Vanderk père.

Monsieur, je suis flatté de votre… (On frappe à la porte un coup.) Je suis flatté de ce que… (Un second coup.)

M. d’Esparville père.

Ce n’est rien ; c’est qu’on frappe chez vous. (On frappe un troisième coup. M. Vanderk père tombe sur un siège.) Vous ne vous trouvez pas indisposé ?

M. Vanderk père.

Ah ! monsieur ! tous les pères ne sont pas malheureux ! (Le domestique entre avec les 2,400 livres.) Voilà votre somme ! partez, monsieur, vous n’avez pas de temps à perdre.

M. d’Esparville père.

Ah ! monsieur, que je vous suis obligé. (Il fait quelques pas et revient.) Monsieur, au service que vous me rendez, pourriez-vous en ajouter un second ? Auriez-vous de l’or ? C’est que je vais donner à mon fils…

M. Vanderk père.

Oui, monsieur.

M. d’Esparville père.

Avant que j’aie pu rassembler quelques louis, je peux perdre un temps infini.

M. Vanderk père, au domestique.

Retirez les deux sacs de douze cents livres ; voici, monsieur, quatre rouleaux de vingt-cinq louis chacun ; ils sont cachetés et comptés exactement.

M. d’Esparville père.

Ah ! monsieur, que vous m’obligez.

M. Vanderk père.

Partez, monsieur ; permettez-moi de ne pas vous reconduire.

M. d’Esparville père.

Restez, restez, monsieur, je vous en prie, vous avez affaire ! Ah ! le brave homme ! Ah ! l’honnête homme ! Monsieur, mon sang est à vous ; restez, restez, restez, je vous en supplie.



Scène V


M. VANDERK PÈRE, seul.

Mon fils est mort… je l’ai vu là… et je ne l’ai pas embrassé… Que de peines sa naissance me préparait ! Que de chagrin sa mère !…



Scène VI


M. VANDERK PÈRE, des musiciens, des crocheteurs, chargés de basses, de contre-basses.
L’un des musiciens.

Monsieur, est-ce ici ?

M. Vanderk père.

Que voulez-vous ? Ah ! ciel. (Il les regarde en frémissant et se renverse dans son fauteuil.)

Le musicien.

C’est qu’on nous a dit de mettre ici nos instruments, et nous allons…



Scène VII


Les mêmes, ANTOINE entre, les pousse et les chasse avec fureur.

Hé ! mettez votre musique à tous les diables ! Est-ce que la maison n’est pas assez grande ?

Le musicien.

Nous allons, nous allons… (Ils sortent)



Scène VIII


ANTOINE, M. VANDERK PÈRE.
M. Vanderk père.

Eh bien ?

Antoine.

Ah ! mon maître ! tous deux ; j’étais très-loin, mais j’ai vu, j’ai vu… Ah ! monsieur !

M. Vanderk père.

Mon fils ?

Antoine.

Oui, ils se sont approchés à bride abattue : l’officier a tiré, votre fils ensuite ; l’officier est tombé d’abord, il est tombé le premier. Après cela, monsieur… Ah ! mon cher maître ! les chevaux se sont séparés… je suis accouru… je… je…

M. Vanderk père.

Voyez si mes chevaux sont mis ; faites approcher par la porte de derrière, venez m’avertir ; courons-y. Peut-être n’est-il que blessé.

Antoine.

Mort ! mort ! J’ai vu sauter son chapeau. Mort !



Scène IX


Les précédents, VICTORINE.
Victorine.

Mort ! Eh ! qui donc ? qui donc ?

M. Vanderk père.

Que demandez-vous ?

Antoine.

Oui, qu’est-ce que tu demandes ? sors d’ici tout à l’heure.

M. Vanderk père.

Laissez-la. Allez, Antoine, faites ce que je vous dis.



Scène IX


M. VANDERK PÈRE, VICTORINE, ANTOINE dans l’appartement.
M. Vanderk père.

Que voulez-vous, Victorine ?

Victorine.

Je venais demander si on doit faire servir, et j’ai rencontré un monsieur qui m’a dit que vous vous trouviez mal.

M. Vanderk père.

Non, je ne me trouve pas mal. Où est la compagnie ?

Victorine.

On va servir.

M. Vanderk père.

Tâchez de parler à madame en particulier ; vous lui direz que je suis à l’instant forcé de sortir, que je la prie de ne pas s’inquiéter ; mais qu’elle fasse en sorte qu’on ne s’aperçoive pas de mon absence ; je serai peut-être… Mais vous pleurez, Victorine ?

Victorine.

Mort ! et qui donc ? Monsieur votre fils ?

M. Vanderk père.

Victorine !

Victorine.

J’y vais, monsieur ; non, je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas.

M. Vanderk père.

Non, restez, je vous l’ordonne ; vos pleurs vous trahiraient ; je vous défends de sortir d’ici que je ne sois rentré.

Victorine, apercevant M. Vanderk fils.

Ah ! monsieur !

M. Vanderk père.

Mon fils !



Scène XI


Les mêmes, M. VANDERK FILS. M. D’ESPARVILLE PÈRE, M. D’ESPARVILLE FILS.
M. Vanderk fils.

Mon père !

M. Vanderk père.

Mon fils !… je t’embrasse… je te revois sans doute honnête homme ?

M. d’Esparville père.

Oui, morbleu ! il l’est.

M. Vanderk fils.

Je vous présente messieurs d’Esparville.

M. Vanderk père.

Messieurs…

M. d’Esparville père.

Monsieur, je vous présente mon fils… N’était-ce pas mon fils, n’était-ce pas lui justement qui était son adversaire ?

M. Vanderk père.

Comment ! est-il possible que cette affaire…

M. d’Esparville père.

Bien, bien, morbleu ! bien. Je vais vous raconter…

M. d’Esparville fils.

Mon père, permettez-moi de parler.

M. Vanderk fils.

Qu’allez-vous dire ?

M. d’Esparville fils.

Souffrez de moi cette vengeance.

M. Vanderk fils.

Vengez-vous donc.

M. d’Esparville fils.

Le récit serait trop court si vous le faisiez, monsieur ; et à présent votre honneur est le mien… (À M. Vanderk père.) Il me paraît, monsieur, que vous étiez aussi instruit que mon père l’était. Mais voici ce que vous ne saviez pas. Nous nous sommes rencontrés ; j’ai couru sur lui : j’ai tiré ; il a foncé sur moi, il m’a dit : « Je tire en l’air ; » il l’a fait. « Écoutez, m’a-t-il dit en me serrant la botte, j’ai cru hier que vous insultiez mon père, en parlant des négociants. Je vous ai insulté ; j’ai senti que j’avais tort ; je vous en fais excuse. N’êtes-vous pas content ? Éloignez-vous, et recommençons. » Je ne puis, monsieur, vous exprimer ce qui s’est passé en moi ; je me suis précipité de mon cheval : il en a fait autant, et nous nous sommes embrassés. J’ai rencontré mon père, lui à qui, pendant ce temps-là, lui à qui vous rendiez service. Ah ! monsieur !

M. d’Esparville père.

Eh ! vous le saviez, morbleu ! et je parie que ces trois coups frappés à la porte… Quel homme êtes-vous ? Et vous m’obligiez pendant ce temps-là ! Moi, je suis ferme, je suis honnête homme ; mais en pareille occasion, à votre place, j’aurais envoyé le baron d’Esparville à tous les diables !



Scène XII


Les mêmes, VICTORINE.
M. Vanderk père.

Ah ! messieurs, qu’il est difficile de passer d’un grand chagrin à une grande joie.

Victorine se saisit du chapeau du fils.

Ah ! ciel ! ciel ! Ah, monsieur !

M. Vanderk fils.

Quoi donc, Victorine ?

Victorine.

Votre chapeau est percé d’une balle.

M. d’Esparville fils.

D’une balle ? Ah ! mon ami… (Ils s’embrassent.)

M. Vanderk père.

Messieurs, j’entends du bruit. Nous allons nous mettre à table, faites-moi l’honneur d’être du dîner. Que rien ne transpire ici, cela troublerait la fête. M. d’Esparville fils.) Après ce qui s’est passé, monsieur, vous ne pouvez être que le plus grand ennemi ou le plus grand ami de mon fils, et vous n’avez pas la liberté du choix.

M. d’Esparville fils.

Ah ! monsieur ! (Il baise la main de M. Vanderk père.)

M. d’Esparville père.

Bien, bien, mon fils, ce que vous faites là est bien.

Victorine, à M. Vanderk fils.

Qu’à moi, qu’à moi… Ah ! cruel !

M. Vanderk fils, à Victorine.

Que je suis aise de te revoir, ma chère Victorine.

M. Vanderk père.

Victorine, taisez-vous.



Scène XIII


Les mêmes, MADAME VANDERK, SOPHIE, LE GENDRE.
Madame Vanderk.

Ah ! te voilà, mon fils. (À M. vanderk père.) Mon cher ami ! Peut-on faire servir ? il est tard.

M. Vanderk père.

Ces messieurs veulent bien rester. MM.  d’Esparville.) Voici, messieurs, ma femme, mon gendre et ma fille que je vous présente.

M. d’Esparville père.

Quel bonheur mérite une telle famille !



Scène XIV


Les mêmes, LA TANTE.
La tante.

On dit que mon neveu est arrivé. Eh ! te voilà, mon cher enfant !

M. Vanderk père.

Madame, vous demandiez des militaires, en voici. Aidez-moi à les retenir.

La tante.

Eh ! c’est le vieux baron d’Esparville !

M. d’Esparville père.

Eh ! c’est vous, madame la marquise ! Je vous croyais en Berri.

La tante.

Que faites-vous ici ?

M. d’Esparville père.

Vous êtes, madame, chez le plus brave homme, le plus, le plus…

M. Vanderk père.

Monsieur, monsieur, passons dans le salon, vous y renouerez connaissance. Ah ! messieurs ! ah ! mes enfants ! je suis dans l’ivresse de la plus grande joie. (À sa femme.) Madame, voilà mon fils. (Il embrasse son fils ; le fils embrasse sa mère.)



Scène XV


Les mêmes, ANTOINE.
Antoine.

Le carrosse est avancé, monsieur, et… Ah ! ciel !… ah ! Dieu… ah ! monsieur ! (Victorine court à son père, lui met la main sur la bouche, et l’embrasse.)

M. Vanderk père.

Eh bien ! eh bien ! Antoine ! eh, mais, la tête lui tourne aujourd’hui.

La tante.

Cet homme est fou, il faut le faire enfermer, il faut le faire enfermer.

M. Vanderk père.

Paix, Antoine. Voyez à nous faire servir.

M. Vanderk fils, en souriant à M. d’Esparville fils.

Il est fou ! il est fou ! (Ils sortent.)

Antoine.

Je ne sais si c’est un rêve. Ah ! quel bonheur ! il fallait que je fusse aveugle… Ah ! jeunes gens, jeunes gens, ne penserez-vous jamais que l’étourderie, même la plus pardonnable, peut faire le malheur de tout ce qui vous entoure ?