Le Peuple juif sous les Asmonéens et les Hérodes d'après les historiens juifs de nos jours

Le Peuple juif sous les Asmonéens et les Hérodes d'après les historiens juifs de nos jours
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 71 (p. 308-342).
LE
PEUPLE JUIF
SOUS
LES ASMONEENS ET LES HERODES
D'APRES LES HISTORIENS JUIFS DE NOS JOURS

Geschichte des Judenthums und seiner Seklen (Histoire du Judaïsme et de ses sectes), par le Dr J.-M. Jost, 3 vol. ; Leipzig, 1857-1859. — Geschichte der Juden von den œllesten Zeiten bis auf die Gegenwart (Histoire des Juifs depuis les plus anciens temps jusqu’à nos jours), par le Dr Grætz, 2 » édition, 7 vol. parus, 1863-1866.

Ce n’est pas seulement la théologie chrétienne qui s’est transformée au souffle de la critique, la théologie juive s’est ouverte à son tour à l’esprit nouveau, et le mouvement d’idées qui en est résulté se révèle depuis quelques années dans plusieurs ouvrages considérables spécialement consacrés à l’histoire du judaïsme. L’intérêt de ces ouvrages consiste d’abord en ceci, que les connaissances talmudiques et rabbiniques des auteurs leur ont permis d’enrichir l’histoire du judaïsme de faits et d’aperçus pouvant confirmer ou rectifier les assertions de la science religieuse contemporaine. De plus, à égalité de talent et à la condition que le sérieux du savoir et l’impartialité de l’intention président aux recherches, la lot des affinités électives fera toujours que l’histoire d’une race ou d’une religion gagnera à être étudiée par des enfans de cette race ou des adhérens de cette religion, à plus forte raison, comme c’est ici le cas, lorsque la race et la religion se confondent. Il doit y avoir là quelque chose de cette faculté instinctive qui permet à l’enfant de comprendre sa mère à demi-mot. On aimera peut-être à savoir comment l’érudition juive de nos jours envisage la période la plus intéressante pour nous de l’histoire d’Israël, celle qui va de l’insurrection nationale de l’an 167 avant notre ère à la destruction du temple par Titus, l’an 70 après Jésus-Christ. L’histoire religieuse d’aujourd’hui s’applique avec une ardeur croissante à l’étude des origines du christianisme ; mais le christianisme naissant a pour berceau et pour cadre le judaïsme politico-religieux de cette même période, et il faut absolument bien connaître cette phase du judaïsme pour se faire une juste idée de l’œuvre personnelle de Jésus. Cette époque se partage naturellement entre les deux dynasties des Asmonéens et des Hérodes, et cette division sera aussi la nôtre. Toutefois, avant de passer de la première à la seconde, il conviendra de nous arrêter sur les tendances religieuses nées avec les Asmonéens, et dont l’action, se prononçant sous les Hérodes avec toujours plus d’intensité, explique la catastrophe par laquelle se termine cette dramatique histoire. C’est un sujet d’une richesse extrême, et nous devrons éliminer de notre champ d’examen tout ce qui ne se rapporte pas au peuple juif de Judée proprement dit. Du reste, en vue de l’intérêt spécial des origines du christianisme, il est inutile de quitter la terre sainte. Rien ne prouve mieux que les ouvrages des savans juifs combien peu les influences étrangères eurent d’action sur la marche des idées religieuses au sein du peuple juif de Palestine. Le judaïsme alexandrin lui-même, si important à connaître pour l’histoire de la théologie chrétienne ultérieure, n’a rien à faire avec la prédication première de l’Évangile[1].


I

Les Asmonéens sont la série de princes et de rois, parens et successeurs de Juda Macchabée, qui dirigèrent les destinées du peuple juif depuis la mort de ce héros de l’indépendance nationale jusqu’au moment où l’immixtion des Romains dans les affaires de Judée vint changer complètement la situation politique de ce paya, ce nom dynastique provient, dit-on, d’un certain Hasamon ancêtre inconnu de la famille. D’autres ont pensé qu’il indiquait plutôt un titre honorifique. Ce détail est obscur et n’importe guère. Ce qui est plus important, c’est de savoir pourquoi, pendant plus d’un siècle, une famille jusqu’alors ignorée se vit investie de la souveraineté par le peuple des rangs duquel elle était sortie, et pour cela il est indispensable de reprendre les choses d’assez haut.

Nous avons dit dans nos études sur les prophètes d’Israël[2] que la restauration autorisée par Cyrus en 536 fut bien loin de répondre aux espérances des nâbis de la captivité, et lorsque, soixante-dix-huit ans après le premier retour, Esdras et Néhémie amenèrent des bords de l’Euphrate du renfort en nombre et en zèle religieux, ils s’aperçurent avec douleur que tout ou à peu près était encore à faire. Esdras fut le grand homme de cette restauration, en ce sens que, s’il ne put tirer le peuple juif de son insignifiance politique, il parvint à lui imprimer la direction religieuse à laquelle depuis il n’a cessé d’obéir, et qui lui a valu son importance historique.

En réalité, ce fut un peuple nouveau qui se constitua en Judée, et il faut bien se garder de le confondre avec le vieil Israël des douze tribus et des prophètes, qui succomba irrévocablement sous les coups des rois de Ninive et de Babylone. Les Juifs ne représentent guère qu’une tribu sur les douze. Des Judéens ou fils de Juda formèrent à peu près exclusivement la masse des retournés. Les Israélites-Juifs revenus de Babylone n’étaient, ne pouvaient être que d’ardens monothéistes, pleins de vénération pour les traditions mosaïques, de foi dans l’avenir annoncé par les prophètes, et tout disposés à accepter les mesures prises par les chefs religieux de la restauration. Leur descendance immédiate fut imprégnée dès l’enfance de monothéisme incontesté et de soumission à la loi qui en protégeait la pureté. Cela passa dans le sang, et le régime rigidement légal inauguré par Esdras, régime calculé pour établir, selon l’expression rabbinique, « une baie » conservatrice autour de la loi, s’enracina de plus en plus dans les habitudes. A la seule condition de payer régulièrement le tribut et probablement aussi de fournir une quote-part aux armées du grand roi, les Juifs jouissaient d’une véritable autonomie. Le grand-prêtre, qui représentait l’autorité locale suprême dans cette petite république théocratique, était nommé ou du moins confirmé par le satrape de la province. C’était là tout, et pendant les deux siècles que les Juifs de Palestine passèrent sous le sceptre persan, concentrés sur eux-mêmes, comptant toujours sur l’avenir, mais pour le moment très humbles dans leurs prétentions, dirigés par des prêtres et des légistes aux noms inconnus et que les traditions ultérieures désignent collectivement sous le nom des « hommes de la grande synagogue, » ils se relevèrent insensiblement de leur état de profonde misère. Le piétisme dominant favorisa, là comme ailleurs, l’accroissement et la prospérité matérielle de la population par la régularité de mœurs et l’esprit de famille qu’il entretint. Les Juifs restés en Chaldée et en Mésopotamie, plus riches que leurs frères de Judée, leur envoyaient des subsides. Beaucoup faisaient, au moins une fois dans leur vie, un pèlerinage à Jérusalem. Ces rapports continus et par la suite fort importans des Juifs restés près de l’Euphrate avec les Juifs revenus dans la mère-patrie sont un des points, auparavant mal connus, que nos historiens juifs ont le mieux éclaircis.

Donc, lorsque le sceptre de l’Asie occidentale passa des mains débilitées des grands rois à celles d’Alexandre, les Juifs étaient de nouveau un peuple, sinon très nombreux, du moins compacte et en voie d’accroissement rapide. M. Jost fait dater de l’expédition d’Alexandre et de l’ébranlement qu’elle communiqua aux esprits dans l’Asie occidentale le moment où les Juifs commencèrent à s’expatrier volontairement et à donner libre essor à ce goût âpre et passionné de la spéculation mercantile qui ne cessa depuis lors de les caractériser. Encore une ambition inconnue de leurs ancêtres et qui distingue profondément les Juifs du vieil Israël. Plusieurs suivirent le conquérant macédonien dans ses campagnes lointaines. Beaucoup allèrent se fixer à Alexandrie, puis dans les villes importantes de l’Asie-Mineure, de l’Archipel et de la Grèce. La ruche, qui semblait épuisée, essaima de nouveau dans une foule de directions. La métropole religieuse n’y perdit rien, car le lien spirituel ne fut nullement rompu par la dispersion. Disons rapidement que, traités favorablement par Alexandre, qui avait d’ailleurs autre chose à faire qu’à s’occuper longtemps d’un petit peuple inoffensif, ils eurent à souffrir, comme les autres fractions de son empire éphémère, des guerres suscitées par la rivalité de ses lieutenans, que toutefois ils eurent généralement à se louer de cette dynastie intelligente et éclairée des Ptolémées d’Égypte, qui ménageait volontiers les diversités nationales, mais que leur sort changea lorsque les vicissitudes de la politique les eurent assujettis aux Séleucides de Syrie.

Déjà un ennemi auquel Esdras ni aucun prophète n’avait pu songer s’était introduit insidieusement dans la place. L’esprit juif, qui avait plutôt pris que perdit des forces en se raidissant contre les influences babyloniennes et persanes, faillit succomber au charme séducteur de l’esprit grec. Depuis Alexandre, et à l’ombre même du temple, on avait vu se former tout un parti de Juifs qui, sans adopter précisément la religion des Grecs, affichait une complaisance de plus en plus marquée pour tout ce qui était grec, costume, langage, monumens, jeux publics, et trouvait fatigante ou ridicule plus d’une coutume consacrée par la religion nationale. On vît des Juifs modifier leur nom sémitique pour lui donner une tournure grecque, des Josué se faire appeler Jason, des Eliakim, Alkimos, etc. Plusieurs même se soumirent à des opérations chirurgicales pour faire disparaître les traces de la circoncision. La mondanité grecque menaçait de noyer dans ses pompes envahissantes le piétisme juif et ses traditions puritaines.

Le roi de Syrie, Antiochus III le Grand, encouragea cette tendance helléniste par la bienveillance dont il fit preuve envers ses sujets de Judée. Sous son successeur, Séleucus IV, les richesses du temple commencèrent d’allumer les convoitises de la royauté syrienne, qui était toujours à court d’argent ; en même temps le sacerdoce de Jérusalem se déconsidéra par la vénalité et l’immoralité de ses plus hauts dignitaires. Autiochus IV Épiphane, roi de Syrie depuis l’an 175, voulut brusquer les choses et gâta tout.

À mesure que la grécomanie s’était répandue, une réaction piétiste avait protesté toujours plus fortement au nom de la foi et de la nationalité. Les chassidim ou les pieux commencèrent par irriter Antiochus en opposant une sourde résistance, pour lui incompréhensible, aux mesures calculées pour helléniser encore plus la Judée. Dans un moment de colère et de pénurie, il pilla le temple ; puis, portant le plus insupportable des défis au parti des chassidim, il ordonna l’introduction du culte grec dans tout le pays. La célébration des fêtes juives fut interdite sous peine de mort. Jupiter Olympien eut son autel et probablement sa statue dans le temple de Jéhovah. Les vieux Juifs se voilèrent la face d’horreur, et bien que, comme toujours en pareil cas, l’intérêt, la peur, l’adulation servile du parti favorisé, fissent illusion au despote sur l’effet réel de ses mesures, on put prévoir que de la sombre fermentation des esprits surgirait quelqu’un de ces soulèvemens désespérés qui trompent les calculs les mieux conçus de la politique. Une étincelle mit le feu. Un jour, à Modin, au milieu de la stupeur générale, le vieux prêtre Mathathias déclara « qu’il ne savait plus pourquoi il était né, » puisque les gentils profanaient le temple de Dieu. À cette parole, ses cinq fils se levèrent, partirent pour la montagne et furent bientôt rejoints par des bandes de partisans qui, ne pouvant tenir tête en rase campagne aux troupes exercées d’Antiochus, dirigèrent contre elles une guerilla furieuse. La configuration du pays, la connaissance qu’ils avaient des localités, les sympathies secrètes de la population, leur permirent de remporter de brillans avantages, Ils eurent aussi des revers à essuyer, mais c’est ce que la foi exaltée supporte à merveille. Le vieux Mathathias mourut en 166, un an après l’explosion de la révolte. L’un de ses fils, Juda, lui succéda comme chef des insurgés, et dans une série de hardis coups de main infligea aux Syriens des pertes si sensibles, qu’il reçut du peuple le surnom, de Macchabée, c’est-à-dire le Martel. Ce nom populaire fut ensuite reporté sur ses frères et de là la coutume d’appeler les Macchabées cette héroïque famille asmonéenne qui devait pour la première fois apprendre au monde ce qu’il y a d’incompressible dans les convictions religieuses. Comme on peut s’y attendre, tout ne fut pas toujours pur dans cette guerre de délivrance ; le fanatisme y joua son rote. On se crut facilement tout permis contre le païen et contre le Juif ami du païen. Parfois, le petit peuple trouva ses libérateurs presque aussi lourds à supporter que ses oppresseurs. L’âme de la nation était pourtant avec les Macchabées. Le fait le plus glorieux de la carrière de Juda fut qu’en 165, ayant réussi à surprendre Jérusalem sous les yeux mêmes des Syriens et des hellénistes bloqués dans la citadelle de Sion, il purifia le temple de « l’abomination de la désolation » païenne. Le Culte de Jéhovah fut immédiatement rétabli. Antiochus, qui guerroyait alors en Perse, mourût peu après, et sa mort ouvrit pour la Syrie une longue suite de compétitions sanglantes dont profita le parti national en Judée.

Toutefois les patriote, avaient encore beaucoup à craindre, dans le premier moment, et le livre dit de Daniel ne fut pas de trop pour prévenir le découragement. Menacé par Démétrius, Juda rechercha l’alliance du peuple romain ; il n’en tira lui-même aucun profit. L’an 161, vaincu par les Syriens après un combat acharné où l’armée juive fut taillée en pièces, il mourut sur le champ de bataille avec l’auréole du martyr et ayant mis au cœur du peuple juif une confiance indestructible dans la bonté de sa cause. Deux de ses frères avaient déjà payé de leur vie leur dévouement à la cause nationale. Tout cela avait jeté les fondemens d’une dynastie nouvelle en ce sens que, si le titre de roi ne fut pas encore assumé par les Asmonéens, ils furent de fait la seule famille à qui, sous un titre quelconque, la souveraineté pût désormais être dévolue du consentement de tous.

La mort de Juda n’en fut pas moins un rude coup pour les patriotes. Le général syrien Bacchides restaura partout l’autorité de Démétrius. Seulement la cour d’Antioche, éclairée par les événemens, ne s’avisa plus de proscrire le culte juif ; toutefois cette concession ne suffisait plus à un peuple qui avait de nouveau respiré l’air de l’indépendance et qui soupçonnait des arrière-pensées chez ses maîtres. L’intrépide Juda fut remplacé par son frère Jonathan, moins brillant dans les combats, mais non moins résolu et surtout plus rusé. Il recommença la guerre de partisans, mettant à profit les déserts du Jourdain aussi bien que les cavernes du Liban. Sa bonne étoile voulut que, juste au moment où un succès partiel remporté sur Bacchides venait de raffermir la confiance des patriotes, une nouvelle guerre civile éclatât en Syrie. Un aventurier, Alexandre Balas, se disant neveu de cet Antiochus Eupator que Démétrius avait détrôné et fait périr, leva contre celui-ci l’étendard de la révolte. Démétrius se vit forcé de traiter avec Jonathan, qui lui fit payer fort cher son alliance par les garanties qu’il en obtint en faveur de ses compatriotes ; mais ne voilà-t-il pas que Balas fait à Jonathan des offres encore plus belles ! Aussitôt l’Asmonéen, plus habile que délicat, tourne le dos à Démétrius et aide puissamment son rival à venir à bout de son entreprise. Cela se passait en 151, Quand en 147 Nicator, fils de Démétrius, voulut venger son père, Jonathan se détacha de Balas et fit encore d’excellentes affaires avec son nouvel allié, ce qui ne l’empêcha pas en 145, lorsqu’un jeune fils de Balas revendiqua la couronne de Syrie, de se déclarer pour lui ; mais cette fois il eut affaire à plus rusé que lui. Tryphon, le véritable auteur de cette dernière prise d’armes, et qui travaillait pour lui-même sous le nom du jeune prétendant, voulut se débarrasser de Jonathan, qui gênait ses plans. Il l’attira dans un piège à Ptolémaïs, le retint d’abord prisonnier, et bientôt le fit tuer (143). Grâce à sa politique toutefois, Jonathan laissait les choses en bien meilleur état qu’il ne les avait trouvées. Il avait obtenu successivement de nouvelles garanties pour la liberté religieuse, le souverain pontificat pour lui-même, l’agrandissement de la Judée jusqu’au-delà d’Éphraïm, l’évacuation du pays sauf la citadelle de Jérusalem, toujours occupée par les Syriens et dernier refuge des hellénistes, l’abolition des impôts prélevés au profit de la Syrie. En un mot, la Judée était défait un état indépendant, ne tenant plus à la Syrie que par un lien de vassalité extrêmement lâche. La primauté de la famille asmonéenne fut de nouveau consolidée par ces précieux avantages, auxquels le peuple juif fut plus sensible qu’aux moyens équivoques dont on s’était servi pour les obtenir.

On s’en aperçut bien quand la nouvelle de la capture et de la mort de Jonathan parvint à Jérusalem. Le dernier des fils de Mathithias, le vieux Simon, appelé à la dictature par le vœu unanime du peuple, prit d’énergiques mesures qui intimidèrent les Syriens. Ils durent même évacuer la forteresse de Jérusalem et abandonner les derniers hellénistes aux ressentimens du peuple. Simon accepta du suffrage populaire, sans plus se soucier de ce qu’on en dirait à Antioche, la sacrificature suprême et le titre héréditaire de nassi ou duc (ήγούμεος), avec cette clause, caractéristique du temps et du pays ; qu’il en serait ainsi « jusqu’à ce que vînt de la part de Dieu le vrai prophète » qui rétablirait tout sur le pied normal. Simon fortifia le pays, resserra les relations avec Rome, battit monnaie, et, s’il ne fit pas la guerre lui-même, vit du moins son règne illustré par les victoires que ses fils remportèrent aux frontières sur les Syriens.

La dynastie asmonéenne était donc fondée, et nous venons de voir sur quelle base, c’est-à-dire sur l’esprit national en réaction contre l’esprit grec. Esdras avait vaincu dans les rangs des chassidim. Sa tendance austère, son légalisme opiniâtre, avaient eu finalement raison des séductions amollissantes de l’hellénisme. Ainsi le mandat dynastique de la maison asmonéenne était de faire marcher de front les deux grands intérêts que l’esprit national considérait comme solidaires, celui de l’indépendance politique et celui de la théocratie. Reste a savoir si dans cette solidarité même il n’y avait pas une contradiction latente qui devait amener à un jour donné la ruine de l’édifice si laborieusement construit.


II

Jean Hyrkan, fils et successeur de Simon, devait son surnom à la victoire qu’il avait remportée sur l’Hyrkanien Ceridebaius, général syrien, C’était un homme de tête, ambitieux et capitaine habile. Le vieux Simon ayant été traîtreusement assassiné par un gendre qui négociait sous main avec la Syrie, Jean fit échouer cette contre-révolution par la promptitude et l’énergie de ses mesures. D’abord assez malheureux dans ses efforts pour repousser les Syriens, il ne tarda pas à reprendre le dessus, et comme la Syrie divisée, battue par les Parthes, s’affaiblissait de plus en plus, le prince asmonéen ne fit aucun mystère de ses prétentions, qui n’allaient à rien moins qu’à reconstituer l’ancien royaume de David. Il tint parole. Les pays à l’est du Jourdain furent les premiers conquis ; puis il tomba sur les Samaritains, ce mélange d’anciens Israélites et de colons jadis venus de l’Asie centrale que les Juifs pur sang abhorraient et qui le leur rendaient bien. Il détruisit leur temple de Garizim, rival détesté de celui de Jérusalem. Ce fut ensuite le tour des enfans d’Esaü, des Edomites ou Iduméens, qui habitaient au sud. Hyrkan reprenait au profit du judaïsme la politique qui avait si mal servi la dynastie syrienne, c’est-à-dire que, non content de la conquête matérielle, il voulut la consolider par la conquête religieuse. Les Iduméens durent se laisser circoncire et embrasser le judaïsme. Hyrkan ne se doutait guère qu’il introduisait ainsi dans la famille juive les meurtriers des derniers Asmonéens. En même temps il avait soin d’entretenir d’excellentes relations avec Rome, qui ne demandait pas mieux, espérant bien que le jour viendrait de pêcher en eau trouble.

C’est ainsi que l’état juif, sans être de première grandeur, était redevenu considérable, et d’autant plus que seul il faisait preuve de vitalité au milieu des royaumes énervés qui l’entouraient. Plusieurs ports de la Méditerranée, entre autres Joppé, furent annexés de gré ou de force et fournirent de précieuses ressources au trésor juif. Hyrkan donna aussi ses soins à l’organisation intérieure. Le sanhédrin fut constitué sur son pied normal, avec ses soixante et onze membres, prêtres, docteurs et notables, son nassi ou directeur suprême, son ab-bet-din ou lieutenant chargé spécialement de présider les débats judiciaires. Ce corps tenait à la fois du sénat conservateur, de la représentation nationale et de la cour suprême. Enfin, et avec une habileté qui fait penser à la politique de bascule de certains souverains constitutionnels de nos jours, Hyrkan sut se servir dans l’intérêt de sa domination des deux partis dont l’antagonisme grandissant menaçait l’état juif d’un déchirement intérieur. Ceci mérite qu’on s’y arrête.

Le peuple juif pouvait aspirer de nouveau à jouer un rôle politique. Cela ne s’était pas vu depuis les jours de Salomon. Naturellement les nouveaux princes étaient les premiers à ressentir ces bouffées d’ambition, et Hyrkan surtout s’était lancé dans cette voie avec autant de succès que d’audace ; cependant il fallait, avec la constitution d’un grand état, accepter les conditions qui en assurent la sécurité et les progrès. L’hellénisme, comme parti de l’étranger, était mort ; mais sous combien de formes ne reparaissait-il pas ! Il fallait des troupes toujours sur pied ; pour cela, des phalanges de soldats de fortune étaient nécessaires, et les aventuriers qui les composaient venaient de pays grecs ou grécisés. Aux camps, en présence d’ennemis déterminés, il n’y avait pas moyen d’observer les innombrables préceptes de la loi traditionnelle. Allait-on, les jours de sabbat, se laisser niaisement écharper parce qu’il était défendu par la loi de faire aucune œuvre en ce jour-là ? Devait-on mourir de faim en pays polythéiste parce qu’on n’y trouvait pas d’alimens sanctionnes par Moïse ou apprêtés conformément aux prescriptions légales ? Même à l’intérieur, l’hellénisme reparaissait sous mille formes. Le grec était nécessaire aux trafiquans. C’est aux Grecs qu’il avait fallu emprunter l’art des fortifications, la tactique militaire (le temps des guérillas était loin), la forme des monnaies et la manière de les frapper. Le palais lui-même que les Asmonéens s’étaient fait construire à Jérusalem était de construction grecque, ainsi que le mausolée qu’ils avaient érigé à Modin, leur lieu d’origine. Enfin il aurait fallu aux Asmonéens et à leurs officiers enrichis par la victoire une vertu aussi rare qu’héroïque pour ne pas introduire dans leurs demeures, dans leurs habitudes, ces raffinemens voluptueux que la Grèce en décadence renvoyait à l’Asie, d’où elle les avait tirés, plus séduisans, plus dangereux encore, parce qu’elle leur avait imprimé son incomparable cachet d’élégance.

Il est donc facile de comprendre que deux courans divergens, quoique de même source, se soient formés, sous les Asmonéens, au sein du peuple juif. La source commune fut l’attachement à la patrie ; mais cette patrie était à la fois politique et religieuse, et la divergence commença dès que les exigences pratiques de la politique ne se concilièrent plus avec l’idéal de la théocratie. Cet idéal, depuis Esdras et plus encore depuis le triomphe des Macchabées, se résumait dans l’observation rigoureuse, absolue, de la loi mosaïque. Maintenant les officiers, les diplomates, les Juifs qui avaient voyagé ou qui s’enrichissaient par le commerce avec l’étranger, en un mot l’aristocratie, tout en tenant sincèrement au monothéisme et à la loi en tant que fondemens de la société juive, était d’avis que, dans l’intérêt du peuple juif lui-même, il était dangereux d’en exagérer les rigueurs, qu’il fallait plutôt en rabattre toutes les fois que le pays y trouvait son compte ; de là, chez cette classe, une certaine indulgence pour les écarts motivés par des raisons politiques ou d’intérêt et une antipathie croissante pour ces dévots qui, sous prétexte d’établir une « haie » protectrice autour de la loi, en faisaient un véritable fourré d’épines où nul ne pouvait plus passer sans se déchirer, et transformaient le peuple juif, très disposé à les écouter, en un amas d’êtres insociables qui avaient l’air de haïr tout le reste du genre humain. En effet, depuis que l’indépendance était reconquise et le culte légitime restauré, on avait vu bon nombre de chassidim déclarer qu’il fallait en finir avec la politique mondaine et se concentrer plus que jamais sur l’observation des devoirs religieux. La gloire de la dynastie asmonéenne, l’éclat qui en rejaillissait sur la nation, la vie plus aisée et plus douce, tout cela les touchait fort peu. Ils secouaient dédaigneusement la tête devant les pompes de la nouvelle royauté, dont le parfum étranger réveillait les vieux fermens républicains, toujours logés au fond de la conscience Israélite. Ils trouvaient que les impôts étaient fort lourds, l’état militaire aussi ruineux qu’inutile, que la loi était à chaque instant violée, que la nation se souillait de plus en plus par le contact avec les impudicités païennes, et ainsi se forma le parti de ceux qui se mettent à l’écart ou des pérushim (pharisiens), c’est-à-dire de ceux qui se séparent de la multitude, dont ils blâment la vie anormale, pour se retrancher derrière des observances préservatives de la pureté légale. Comme de coutume, la foule, qu’ils censuraient du haut de leur sainteté supérieure, les appuya de ses sympathies, parce qu’au fond sa conscience était avec eux, et le parti pharisien fut presque toujours et jusqu’à la fin le parti populaire. La tendance rivale, le sadducéisme[3], se recruta presque exclusivement dans les hautes classes et compensa ainsi l’infériorité du nombre par son influence à la cour, à l’armée, dans le haut clergé et souvent même dans le sanhédrin.

C’est sous le règne extérieurement si prospère d’Hyrkan Ier que l’antagonisme des deux partis commença à se dessiner, non sans susciter de sérieuses difficultés au prince asmonéen ; mais pendant longtemps il eut l’art de les équilibrer l’un par l’autre et de les rattacher tous deux à sa personne. Il confia aux sadducéens les grades de son armée, le prélèvement des taxes, les missions diplomatiques, tandis qu’il laissa aux pharisiens l’administration du temple, la justice civile, la police intérieure. De la sorte les choses marchèrent assez bien. Cependant à la fin les pharisiens l’inquiétèrent, et il voulut en avoir le cœur net. De nouvelles victoires venaient de couronner ses armes. De retour à Jérusalem, il offrit un festin splendide aux notables des deux partis. Sur une table dorée, il avait fait servir à ses convives les mets les plus recherchés à côte de racines sauvages apportées du désert en souvenir des temps durs, mais héroïques, de la guerre de l’indépendance. Ce contraste était éloquent et fait pour plaire à tout le monde. Là-dessus il se leva et demanda aux assistans si l’on avait à lui reprocher quelque contravention à la loi, ajoutant que dans ce cas il réformerait sa conduite de grand cœur. Il espérait sans doute obtenir des chefs du parti puritain un satisfecit qui lui concilierait les autres ; mais un pharisien nommé Éléazar prit la parole et lui reprocha d’occuper, au mépris de la loi, le souverain pontificat : il avait découvert en effet que le prince était né d’une mère faite prisonnière à Modin par les Syriens quelque temps avant sa naissance, et la loi interdisait les fonctions sacerdotales au fils d’une captive. Hyrkan, vivement blessé, se contint et promit de faire une enquête. Le fait allégué se trouva faux, et Éléazar fut cité devant le sanhédrin comme menteur et calomniateur. Le prince s’attendait à ce que le tribunal infligerait au coupable une punition proportionnée à l’insulte qu’il en avait reçue ; mais les pharisiens, en grande majorité dans la haute assemblée, voulurent épargner un des leurs, et Éléazar ne fut condamné qu’à une peine alors considérée comme légère, la flagellation. Hyrkan, à partir de ce moment, pensa qu’il n’y avait plus moyen de se fier à un parti aussi peu dynastique, et il chassa les pharisiens de tous les emplois qu’ils occupaient au temple et dans le sanhédrin. Ce fut un vrai coup d’état dont les conséquences furent très graves : la royauté théocratique se montrait impuissante à vivre en bons termes avec le parti théocratique ! C’est ainsi que l’antagonisme latent du principe religieux et du principe politique se révéla au milieu même des succès éclatans qui en avaient signalé la réunion momentanée.

Nous passerons plus vite sur les règnes qui succèdent à celui de Hyrkan, mort en 106. Son fils et successeur, Juda Aristobule Ier, ne régna guère plus d’un an, médiocrement aimé du peuple, jaloux et persécuteur de ses frères, sacrifiant beaucoup aux muses et aux grâces helléniques. C’est lui qui le premier prit ostensiblement le titre de roi et fit frapper des monnaies avec inscription grecque. il eut toutefois le temps de subjuguer l’Iturée et, conformément à la politique de son père, d’imposer le judaïsme à ses nouveaux sujets.

Son frère, Alexandre Jochanan et par abréviation Jannaï, tâcha de se réconcilier avec le parti pharisien. Ses efforts n’aboutirent à » rien. Lui aussi aimait à helléniser. Son humeur belliqueuse, associée à des talens politiques et stratégiques des plus médiocres, attira sur le pays juif de sérieux désastres. des émeutes sanglantes, fomentées par le parti pharisien, ne purent être réprimées que par les troupes mercenaires. C’est en vain qu’il redoubla de prévenances pour les puritains, ceux-ci ne voulurent rien entendre, et dans un moment de véritable frénésie ils allèrent jusqu’à rappeler les Syriens. Ce fut une faute énorme. L’horreur du Syrien, les vieilles sympathies pour la maison asmonéenne, étaient encore vivaces. L’opinion se déclara cette fois contre les pharisiens, et Jannaï crut pouvoir s’en débarrasser à tout jamais : il en fit crucifier huit cents à la fois ! Inutile cruauté : on ne détruit pas par les supplices un parti ne d’une situation, tant que cette situation reste la même. Jannaï mourut peu de temps après cette terrible exécution, et déjà le pharisaïsme renaissait plus fort qu’auparavant et désormais plus habile. En mourant, Jannaï recommandait à sa veuve, Salomé Alexandra[4], de tout faire pour se concilier les pharisiens.

Celle-ci obéit, et, fort pieuse elle-même, suivit volontiers les directions des chefs du parti puritain. Il y eut une nouvelle période rigoriste de neuf années, et, tant il est vrai que dans une même race l’histoire se répète sous des formes nouvelles, maintenant que le monothéisme était hors de cause, les accès de rigorisme légal et les réactions de la mondanité se succédaient, comme autrefois sur le même sol les alternatives de monothéisme et de polythéisme. C’était au fond pour des causes analogues. Sous le règne d’Alexandra, le rabbinisme fonda des écoles dans toutes les villes importantes du pays juif, et une capitation régulière au profit du temple fut levée sur chaque Israélite. Elle se montait annuellement à un demi-sicle par tête (environ 1 fr. 50 c), et la régularité scrupuleuse avec laquelle cet impôt fut payé tant en Judée qu’à l’étranger ne tarda pas à faire affluer au sanctuaire des sommes énormes pour l’époque. En même temps le sanhédrin, dont la majorité était redevenue pharisienne, imposait à tous l’observation rigoureuse de la loi et des traditions formulées par les scribes. Plusieurs notables sadducéens moururent victimes des vindictes du parti pharisien. La tradition talmudique affirme que Simon ben-Schetach, favori de la reine et président du sanhédrin, fit crucifier quatre-vingts femmes accusées de sorcellerie. Un autre trait dont le même Simon est le héros tragique achèvera de donner une idée du fanatisme légal de cette période. Les adversaires de Simon, pour se venger de lui, subornèrent deux témoins qui accusèrent son fils d’un crime puni de mort par la loi. Condamné, le jeune homme marchait au supplice en protestant de son innocence, lorsque les témoins, saisis de remords, avouèrent leur mensonge. Les juges voulaient qu’on mît l’innocent en liberté ; mais n’y avait-il pas un article de loi qui, disais qu’un témoin, revenant sur sa déposition pour la démentir, ne pouvait plus être cru ? Donc la rétractation des deux parjures était comme non avenue. Le jeune homme lui-même pressa son père de ne pas condescendre au désir des juges. « Si tu veux, lui dit-il, que le salut d’Israël soit affermi par tes mains, considère-moi comme le seuil d’une porte qu’on foule aux pieds sans souci. » Cette argumentation parut triomphante au vieux Simon, qui, Brutus du pharisaïsme, ordonna la consommation du supplice.

Une pareille tension ne pouvait durer longtemps ; la réaction sadducéenne était inévitable. Salomé Alexandra mourut l’an 70, à la veille de la guerre civile. Sous son règne, son fils Hyrkan II, beau garçon efféminé, d’un caractère doux et pieux, mais très faible, avait exercé les fonctions suprêmes du sacerdoce. A la mort de sa mère, la couronne devait lui revenir ; mais il avait un frère, Aristobule II, d’un caractère tout opposé, qui mit à profit le mécontentement des chefs militaires et du parti sadducéen, et enleva la couronne temporelle, ne laissant à Hyrkan II que le pontificat.

C’est alors que parut à la cour asmonéenne un intrigant d’Idumée, du nom d’Antipater, qui s’empara complètement de l’esprit du faible Hyrkan. Conseillé par lui, ce dernier revendiqua le trône et trouva un allié chez le roi arabe Aretas ; mais Pompée était alors en Syrie. Les deux partis cherchèrent à qui mieux mieux à s’assurer son appui. Aristobule alla jusqu’à lui faire cadeau de la « vigne d’or, » d’une valeur de 400 talens[5], que le roi Jannaï avait donnée au temple. Pompée reçut des deux mains ; mais il paraît qu’Antipater sut encore mieux trouver le chemin de son cœur, car Aristobule prévit que l’arbitrage lui serait défavorable et courut se renfermer dans Jérusalem, appelant aux armes les patriotes. En 63, Pompée mit le siège devant la capitale juive, qui résista avec la dernière opiniâtreté. Au bout de plusieurs mois, les Romains profitèrent des superstitions sabbatiques des assiégés pour miner impunément les murs du temple, leur dernier refuge, et Pompée posa enfin son pied vainqueur dans le sanctuaire de Jéhovah. L’absence de toute statue lui donna fort à réfléchir, et lui imposa une sorte de respect craintif pour le dieu immatériel des Juifs, car, chose rare chez un capitaine romain de cette époque, il respecta le trésor du temple. Toutefois le parti des patriotes paya cher son audace. Beaucoup de ses membres périrent du dernier supplice. Aristobule et ses fils ornèrent à Rome le triomphe de Pompée. Nombre de Juifs faits prisonniers furent vendus comme esclaves dans la nouvelle Babylone, et de la date la première communauté juive de Rome. Il paraît que les maîtres de ces Juifs esclaves les affranchirent vite[6]. A moins de les rouer de coups, — et cela ne réussissait même pas toujours, — il n’y avait pas moyen, vu leurs innombrables scrupules religieux, d’utiliser leurs services.

Antipater régna donc plus que jamais en Judée sous le nom d’Hyrkan et s’appuya toujours plus fortement sur le bras tout-puissant de Rome. Le parti pharisien, affaibli par ses pertes récentes, n’était pas encore en mesure de lui faire une opposition redoutable. C’est en vain qu’Aristobule et ses fils, échappés de leur captivité, tentèrent d’organiser une insurrection nationale, en vain, que le peuple juif, qui désormais avait en horreur ses bons alliés de Rome, voulut profiter des revers de Crassus, battu par les Parthes, en vain même que César, en lutte avec Pompée, renvoya Aristobule en Syrie avec deux légions ; Antipater put tenir tête à tout. Bien plus, quand il vit pâlir l’étoile de Pompée, il se rallia à César et lui rendit de grands services en Égypte. César, qui avait ses raisons pour aimer les gens habiles que les scrupules n’étouffaient pas, fut enchanté de lui et traita très favorablement les Juifs disséminés en Asie et en Europe. Enfin Antipater mourut empoisonné par un partisan dévoué d’Hyrkan II, qui, comme bien d’autres Juifs, souffrait amèrement de l’abaissement auquel était réduit le descendant des Macchabées ; mais Antipater laissait un fils, plus entreprenant et plus habile encore que lui, cet Hérode qui devait à son tour fonder une dynastie. L’imbécile Hyrkan, gouverné par le fils comme il l’avait été par le père, donna pour femme à cet Hérode sa petite-fille Marianne, issue du mariage de sa propre fille et d’un fils d’Aristobule, renommée par sa beauté, et dont la mélancolique destinée devait clore d’une manière tragique l’histoire de la maison asmonéenne.


III

Un sauvageon d’origine étrangère est donc venu se greffer sur le tronc glorieux des Asmonéens, et ne va pas tarder à en détourner toute la sève à son profit ; mais avant de raconter l’histoire de la nouvelle dynastie il convient de consacrer au développement religieux du judaïsme plus d’attention que nous n’avons pu le faire en décrivant les nombreuses péripéties de cette période agitée.

Revenus de Babylone, les Juifs avaient surtout à cœur d’observer la loi, cette loi dont le culte unique de Jéhovah n’était après tout que la première ordonnance, dont la négligence avait attiré tant de calamités sur leurs ancêtres, et dont l’observation exacte leur vaudrait un jour autant de bonheur que de gloire. Composée en réalité de fragmens bien divers par l’origine, cette loi leur faisait désormais l’effet d’une législation promulguée de toutes pièces par Dieu lui-même. C’est seulement à la condition de se bien pénétrer du fait que le judaïsme est essentiellement, en vertu de sa constitution depuis l’exil, une religion légale, c’est-à-dire basée uniquement sur l’autorité d’une loi religieuse, morale, civile, rituelle, dominant, la vie tout entière, que l’on tient en main la clé de son histoire intérieure. Ce que la pureté du dogme ou l’autorité du prêtre fut ailleurs, l’observation de la loi le fut dans le judaïsme, Tout partit de là ou y revint.

Cette préoccupation fondamentale se trahit déjà dans l’importance qu’acquiert très vite une classe d’hommes inconnue ou du moins sans notoriété avant la captivité, celle des sopherim ou scribes, ainsi nommés parce que leur profession primitive fut de transcrire les exemplaires de la loi. Ce nom s’appliqua ensuite à tous ceux qui firent de la loi l’objet de leurs études. Les scribes furent des théologiens-juristes. Esdras déjà porte ce titre, et nul doute que, dans les communautés juives de l’exil, où la caste sacerdotale ne représentait plus qu’un souvenir, ces scribes n’aient vu de très bonne heure grandir leur influence. Il s’agissait avant tout de savoir comment, dans les circonstances nouvelles, on pouvait vivre conformément à la loi. D’un côté, il y avait meilleure volonté qu’auparavant pour en observer toutes les prescriptions ; mais de l’autre, cette loi dans son ensemble n’était plus littéralement applicable. La propriété, le commerce, la politique, les relations avec l’étranger et avec le pouvoir suzerain, le culte, l’impôt, tout, par suite des graves changemens survenus, exigeait qu’il s’établît une jurisprudence religieuse et civile définissant ce qui était permis, ce qui restait défendu, indiquant les règles tombées en désuétude par la force des choses, celles au contraire dont il fallait renforcer l’autorité. Ainsi commença le long et minutieux travail dont les résultats devaient quelques siècles plus tard s’emmagasiner dans le Talmud. Les scribes anonymes de la grande synagogue se livrèrent à un labeur obscur et persévérant pour façonner le peuple, autant que le permettaient les circonstances, sur le patron de la vieille loi, et cette tendance, bien loin de les rendre indulgens, les entraîna plutôt vers un rigorisme exagéré ; ils étendaient à outrance les obligations légales et raffinaient sur le sens, des textes sacrés. Ils se proposaient surtout de prévenir les transgressions involontaires ou intéressées que pouvait excuser le vague ou l’ambiguïté des vieux préceptes.

De pareils travaux, roulant le plus souvent sur une masse de petits détails et d’intérêts vulgaires, devaient nécessairement conduire à la subtilité, à la casuistique, au bigotisme, et les scribes n’abondèrent que trop dans ces défauts de leur profession ; mais il faut bien se dire que leur travail fut très sincère, très sérieux, et que le peuple auquel ils s’adressaient, bien loin de s’impatienter contre eux, leur obéit du mieux qu’il put. La « doctrine de la loi » fut donc la doctrine par excellence, la seule qu’on recherchât, celle qui tenait lieu de tout. Tandis que le titre de nâbi était tombé en discrédit, celui de rabbi ou maître fut honoré entre tous et préféré même à celui de prêtre, bien qu’en vertu de la loi la caste sacerdotale continuât de remplir seule les fonctions essentielles du culte. Ce culte sacerdotal était concentré à Jérusalem, et le scribe au contraire, son exemplaire de la thora à la main, allait partout, se glissait partout, s’adressait à tous, et trouvait à chaque sabbat dans la synagogue un auditoire docile dont les membres en majorité ne voyaient tout au plus le clergé qu’une fois par an. Il faut un peu se défier, pour juger les scribes, de la mauvaise réputation qu’ils doivent au Nouveau Testament. Jésus lui-même emploie plus d’une fois le nom de scribe en très bonne part, et les juger uniquement d’après l’opposition inintelligente, mais en quelque sorte commandée par leur principe même, qu’ils déclarèrent à l’Évangile, serait aussi injuste que d’étudier l’histoire des ordres monastiques uniquement dans les annales de l’inquisition ou dans les virulens pamphlets du temps de la réforme. Leurs défauts, et sans doute ils en eurent de fort graves, ne furent pas pour la majorité du peuple hébreu ce qu’ils sont pour nous. Encore aujourd’hui les auteurs juifs dont nous mettons à profit les recherches, bien que très dégagés des vieilles étroitesses judaïques, ne parlent des vénérables rabbis des anciens temps qu’avec une piété filiale qui leur voile peut-être à eux-mêmes les côtés parfois un peu niais, quand ils ne sont pas insupportables, de ces casuistes du judaïsme. Ceci surtout doit se dire de M. Grætz, qui nous promène très longuement dans le jardin des sentences, médiocrement ingénieuses et d’ordinaire très prosaïques, semées et cultivées par ses maîtres de prédilection. Il faut une véritable grâce d’état pour partager toutes ses admirations ; mais encore une fois nous faisons de l’histoire plus que de la critique. En s’appuyant sur les ouvrages de ces savans juifs eux-mêmes, historien du christianisme a le droit de penser que la classe des scribes, au temps de Jésus, méritait trop souvent les reproches qui lui sont adressés dans les évangiles, mais l’historien du judaïsme ne saurait nier ni leur influence toute-puissante, ni leur popularité prolongée, ni leur mérite particulier. Il ne faut pas contester que la constitution d’un corps enseignant, en dehors de toute idée de caste, librement recruté, propageant son savoir dans toutes les classes de la population, ne soit dans l’antiquité un phénomène très nouveau et du plus haut intérêt, le germe d’un progrès immense. Quel sacerdoce païen, quelle école grecque, furent jamais pour le peuple ce que les scribes furent pour leurs compatriotes ? L’enseignement démocratique doit remonter jusque-là pour trouver ses origines. L’école populaire et le ministère évangélique viennent des scribes.

Un trait caractéristique de leur méthode primitive fut leur répugnance prolongée à confier leurs travaux à l’écriture. Ils copiaient la loi, mais leur mischna[7], à leurs yeux si nécessaire, se transmettait par voie de tradition orale. Il est vrai que dans l’antiquité on ne se pressait pas d’écrire. Peut-être pensaient-ils que ce travail de rédaction était inutile, vu l’apparition prochaine du règne messianique, et une habitude une fois prise devient vite sacro-sainte dans ce singulier monde. Peut-être aussi se joignait-il à ce motif le sentiment que leurs productions ne seraient pas dignes de figurer à côté des livres écrits par Moïse et les prophètes. Ils se sentaient inférieurs aux grands inspirés d’autrefois ; eux-mêmes déclaraient que, depuis les jours de Zacharie, l’esprit de Dieu ne s’était plus communiqué à Israël. Ce qui est certain, c’est que cette méthode rendait leur enseignement pénible et long ; elle prêtait aussi à l’arbitraire. Qui empêchait un rabbi d’antidater quelque sentence de son cru, de l’attribuer à quelque docteur des temps passés ? et comment prouver l’erreur ou le mensonge ? Les sadducéens, dont nous avons décrit la tendance essentiellement politique, n’aimaient guère les scribes, bien qu’ils en comptassent aussi quelques-uns dans leurs rangs. Ils les accusaient d’avoir sans droit aggravé et même dénaturé les prescriptions légales, et disaient qu’il fallait s’en tenir purement et simplement à la loi écrite sans se préoccuper de tout ce fatras de commentaires subtils. Rien ne prouve mieux que cette controverse combien la fidélité à la loi était l’axiome commun à tous les partis juifs. Il est vrai que les scribes, généralement pharisiens, embarrassaient beaucoup les sadducéens lorsqu’ils les mettaient au défi de se prononcer, sans manquer à leur principe, dans les cas à chaque instant renouvelés où l’application de la vieille loi demeurait indécise tant qu’on n’avait pas consulté le midrasch et la halacha. De plus, à cette étude perpétuelle de la loi se mêlaient des réflexions théologiques sur l’essence de Dieu, la création, le règne messianique, la vie future, spéculations et nouveautés que les sadducéens, avec leur esprit conservateur, n’aimaient nullement et dont ils se plaisaient à ridiculiser les conséquences. On aurait bien tort néanmoins de faire de ces deux partis deux sectes séparées, deux églises. Ces controverses ne touchaient pas à l’essentiel, tout était toujours subordonné au grand point, conformité à la loi.

C’est ce qui nous explique pourquoi le pharisaïsme profita plus que toute autre tendance du travail des scribes. Sa prétention était de réaliser dans la pratique l’idéal de stricte observance qui, depuis Esdras, planait sur la conscience nationale, et dont les scribes cherchaient à déterminer les moyens et les conditions. Le scribe et le pharisien s’engendraient donc mutuellement, et ce n’est pas sans cause que l’histoire évangélique les rapproche habituellement. Il faut faire à propos des pharisiens les mêmes réserves que nous venons de faire au sujet des scribes. M. Grætz, qui leur est très sympathique, proteste avec énergie contre le reproche d’hypocrisie systématique dont ils sont poursuivis depuis dix-huit siècles, et le fait est que, quand on voit leur persévérance, leur zèle patriotique et religieux, le courage avec lequel ils ont immolé leur liberté et leur vie à la poursuite de leur chimère, on ne peut leur refuser cette estime due à tout parti qui se fait égorger plutôt que de renier ses principes. Cela dit, n’oublions pas que les mêmes causes ont dans tous les temps amené les mêmes effets. Du moment qu’aux applaudissemens de la foule vous faites consister l’essence de la vie religieuse et morale dans une règle extérieure, dans une pratique minutieusement codifiée, dans une série de formes hors desquelles vous ne reconnaissez ni piété ni moralité réelles, que vous vous appeliez pharisien, jésuite ou méthodiste, vous ne pouvez faire autrement que d’ouvrir à deux battans la porte de l’hypocrisie. Il est évident en effet que tous ceux, et il y en a toujours, qui voudront spéculer aux dépens des bonnes âmes sur le prestige que donnent de pareils dehors auront une tâche bien facile. Qu’importe l’uniforme, si l’armement est sûr ? Quand ils n’étaleront pas leurs jeûnes austères, ils sauront faire montre de leur discipline, et si ce n’est pas leur phylactère qui leur sert de cocarde, ce sera l’eau bénite ou le « patois de Chanaan. » En un mot, nous reconnaissons volontiers qu’au premier siècle de notre ère tous les pharisiens, tant s’en faut, n’étaient pas des hypocrites ; mais nous ajoutons que tous les hypocrites étaient des pharisiens, et voilà ce que M. Grætz a un peu trop oublié.

Outre le souvenir de Simon le Juste, d’Antigone de Socho et de quelques autres qui appartiennent encore aux temps antérieurs à la révolte contre la Syrie, la tradition talmudique à conservé les noms et quelques dires essentiels des rabbis qui, sous les Asmonéens, donnèrent le ton à la piété des contemporains. Tous furent pharisiens. Il est à noter que ces divines du judaïsme procèdent régulièrement par couples. On voit, par exemple, deux José contemporains des premiers Macchabées, dont l’un, José ben-Jochanan, avait pour maxime favorite : « que ta maison soit toujours largement ouverte, regarde les pauvres comme tes hôtes et ne parle pas beaucoup avec les femmes ; » dont l’autre, José ben-Joezer, insistait d’habitude en ces termes sur le profond respect dû aux rabbis : « que ta maison soit un lieu de réunion pour les sages qui s’occupent de la loi, assieds-toi à leurs pieds dans la poussière, bois avidement leurs paroles. » Ces deux docteurs furent des plus ardens contre les hellénistes et poussèrent les chassidim à renforcer les prescriptions locales qui élevaient un mur de séparation entre l’Israélite et le gentil. Il faut mentionner ensuite l’influent duumvirat de Simon ben-Schetach, ce fanatique de légalisme dont nous avons déjà parlé, et de Juda ben-Tabaï. Le premier fut persécuté sous le roi Jannaï ; mais il rentra en faveur grâce à la protection de la reine Alexandra et réussit à expulser les sadducéens du sanhédrin : le calendrier juif inscrit parmi les jours de fête annuels celui où les pharisiens rentrèrent en maîtres dans la haute assemblée. Le second, réfugié à Alexandrie lors de la même persécution, fut rappelé par le premier, devenu tout-puissant. La lettre de rappel était ainsi conçue : « De moi, Jérusalem la sainte, à toi, Alexandrie ! Mon époux habite chez toi, et je suis abandonnée. » Juda revint et fut reçu par le peuple avec enthousiasme. Schemaja ou Saméas, Abtalion ou Pollion, forment une autre paire de rabbins prépondérant du temps du dernier Hyrkan.

Après ces deux « grandeurs du temps, » comme on les appelait, parurent sous le premier Hérode les deux écoles rivales, également pharisiennes, d’Hillel et de Schammaï. Hillel « le Grand » ou « l’Ancien » vint de Babylone à Jérusalem et fut le premier célèbre de ces rabbins des bords de l’Euphrate qui se vantaient d’en rapporter des traditions plus antiques et plus sûres que celles dont pouvaient disposer les docteurs de Judée. Il tâcha d’introduire un peu de douceur dans le rigorisme pharisien. Le principe d’humanité est puissant chez lui. C’est Hillel qui a résumé toute la loi dans ce seul précepte : « ne fais pas à autrui ce qui t’est désagréable à toi-même. » Il y a dans sa piété quelque chose d’onctueux, de débonnaire, qui contraste avec la sécheresse ordinaire du rabbinisme et qui fait de lui (que ses compatriotes ne lui refusent pas cet honneur !) un de ces précurseurs de l’Évangile qui préparèrent à leur insu les voies à la prédication, d’ailleurs bien autrement hardie et tranchant dans le vif, au fondateur du christianisme. Une autre de ses maximes, où le scribe reparaît tout entier, était : « celui qui ne s’occupe pas de la doctrine ne mérite pas de vivre. » De lui provient le pharisaïsme pacifique qui eût assez volontiers laissé les gens et les choses de la terre suivre leur train naturel, pourvu seulement que la liberté religieuse d’Israël fût sauvegardée. Enfin c’est lui qui formula régulièrement les principes d’interprétation et d’application de la loi, que jusqu’alors les rabbins n’avaient pas songé à réduire en système. Il est vrai que par là aussi il favorisa l’intolérable scolastique du rabbinisme ultérieur, qui trouva moyen de justifier méthodiquement par la lettre de l’Écriture les niaiseries les plus insipides. — Son collègue et rival, Schammaï, fut d’une tout autre humeur. C’est lui qui représente le pharisaïsme pointilleux, dur, inexorable, et bien que dans l’histoire évangélique on ne distingue pas ce qui, parmi les reproches adressés au parti pharisien, tombe à la charge des hillélites de ce qui n’est imputable qu’aux schammaïtes, on doit le plus souvent regarder les principes de Schammaï comme prépondérans au sein du pharisaïsme contemporain de Jésus. C’est l’avis formel du docteur Jost, qui nous montre les hillélites cédant à chaque instant la palme du combat à leurs adversaires, par esprit pacifique, nous est-il dit, et, ajoutons-le, parce qu’au fond la logique pharisienne était du côté de la « maison de Schammaï. » Celui-ci poussait la sévérité au point de faire jeûner son fils encore en bas âge. Sa belle-fille étant accouchée pendant la fête des tabernacles, où tout pieux Israélite doit habiter sous un toit de feuillage, le rigide beau-père fit enlever le toit de la chambre où reposait la jeune mère et le remplaça par des rameaux verts, pour que son petit-fils ne débutât pas dans la vie par une violation de la loi. Schammaï n’était du reste nullement d’avis que le vrai pharisien dût se désintéresser de la politique et renoncer à l’espoir d’une transformation des choses de la terre au bénéfice du principe de la rigidité légale, et sur ce point encore le gros du parti pharisien lui donna raison jusqu’à la ruine du temple. C’est plus tard, et quand les événemens eurent prouvé que le point de vue de Hillel était, sinon le plus logique, du moins le seul conforme au bon sens et à la réalité, que la renommée du pacifique et prudent rabbin rejeta au second plan celle de son austère contemporain.

Avec tout cela, le judaïsme était devenu une religion très compliquée, très difficile à pratiquer. Nous nous faisons difficilement une idée du caractère absorbant de la dévotion pharisaïque. Tout le monde connaît par exemple l’institution du sabbat, et presque tout le monde convient qu’entendue raisonnablement, sans exagération d’aucun genre, conformément au principe qu’elle est faite pour l’homme et non l’homme pour elle, cette institution est un bienfait social. Eh bien ! le pharisaïsme, celui surtout de l’école de Schammaï, en avait fait quelque chose d’abrutissant. Il était défendu, par exemple, de commencer le vendredi matin des choses qui ne pouvaient se terminer avant le vendredi soir, lors même que la main humaine n’avait plus à s’en mêler, telles que la liquéfaction d’une matière colorante ou la pose des filets pour la pêche. Il était encore défendu de distribuer le samedi les aumônes aux pauvres, de conclure des fiançailles, de s’entendre sur l’instruction à donner aux enfans, de consoler les affligés, de visiter les malades, encore plus de les guérir. Le nombre de pas qu’on pouvait faire sans violer le sabbat avait été calculé soigneusement à deux mille, au point que l’expression un chemin de sabbat servait de mesure itinéraire. C’était surtout dans la question de pureté et d’impureté légales que la jurisprudence du pharisaïsme avait raffiné sur les préceptes déjà bien gênans de l’ancienne loi. Avec la meilleure volonté du monde, on vivait dans l’appréhension perpétuelle d’être souillé, et par là en état d’abomination devant Dieu. Était souillé quiconque touchait un homme atteint de la lèpre ou de n’importe quel flux morbide, ou bien une femme dans son état périodique ou affectée d’une hémorragie anormale, ou bien une personne de l’un ou l’autre sexe ayant cohabité avec une autre, même dans les liens légitimes du mariage ; souillé encore quiconque touchait un animal dont la chair est interdite, un tombeau, un cadavre, quel qu’il fût, d’homme ou de bête. Les habits, les meubles, les ustensiles de ceux qui se trouvaient dans ces catégories souillaient aussi l’Israélite qui les touchait, et tant qu’il ne s’était pas purifié selon le rite rabbinique, sa souillure se communiquait à tous ceux qui entraient en contact avec lui. Même les alimens autorisés, mais non sanctifiés par la dîme et l’offrande des prémices, étaient considérés comme impurs. Les viandes provenant des sacrifices païens étaient proscrites, et les rabbins étendirent peu à peu cette proscription au vin, à l’huile, au fromage, au pain, bref à tout ce qu’un païen pouvait vendre, puisqu’on n’était jamais certain que l’origine n’en fût pas impure. La société juive se trouvait mise en quarantaine par le pharisaïsme, chacun de ses membres tremblait toujours d’être l’objet des attouchemens d’un pestiféré.

Il est donc dans l’ordre des choses que le pharisaïsme présentât des nuances nombreuses de raffinement et d’austérité. Il avait sur les sadducéens l’avantage du nombre, il eut aussi celui de la variété des formes. M. Grætz compte sept espèces de pharisiens, dont chacune avait sa méthode ou son procédé ; favori pour écarter la souillure. Il y en avait par exemple qui ne marchaient que pliés en deux, courbés sans doute sous le fardeau des observances ; d’autres secouaient les pieds à chaque pas, probablement pour éloigner les insectes morts qui pouvaient se trouver dans la poussière. La plupart portaient au front et au bras gauche, près du cœur, des phylactères, c’est-à-dire des passages, des livres saints écrits sur parchemin et renfermés dans de petites boîtes. Cela signifiait que de cœur et de tête on était tout dévoué à la loi, mais aussi on croyait par là se préserver du mauvais sort et des démons impurs. Une forme de dévotion connue, quoique assez rare dans l’Ancien Testament, le naziréat, était devenue très commune. Le naziréen était un homme qui, par reconnaissance ou repentir, se vouait pendant un certain temps au service spécial de Jéhovah, et s’astreignait pour cela à certaines abstinences. Dans la période que nous étudions, les naziréens se multiplièrent, et même on vit surgir le naziréat à vie. La difficulté de conserver l’état de pureté légale en vivant au milieu d’hommes en majorité moins scrupuleux provoqua la formation de véritables sociétés d’assurance mutuelle contre la souillure, les haberim ou compagnons, s’engageant par serment à se soumettre à une discipline commune. C’est surtout sur le terrain politique et civil que le pharisaïsme se partagea. Le gros du parti persista à faire ce que nous appellerions de l’opposition quand même, maugréant contre le sadducéisme fréquent du haut clergé, contre les princes asmonéens et les Hérodes, surtout contre les Romains, profitant de chaque occasion pour couper court aux anomies et aux impiétés, toutefois assez raisonnable pour comprendre qu’une révolte serait insensée, et résigné à ronger son frein tant qu’il ne pourrait mieux faire ; mais il y eut deux extrêmes de la tendance pharisienne, l’un qui, au risque de s’exposer à plus d’une souillure, perdit patience, l’autre qui, redoutant avant tout la souillure, indifférent aux choses de la terre, laissa la société corrompue se tirer d’affaire comme elle pourrait, et se retira au désert pour vivre loin de toute macule.

Les premiers furent les zélotes (passionnés, kannaïm), qui, dans leur bigotisme et leur patriotisme également aveugles, créèrent une sorte de brigandage à prétention politico-religieuse, mais qui ne tarda pas, comme toute faction de zelanti qui court les grands chemins, à dégénérer en brigandage vulgaire. Tout à la fois redoutés et favorisés par le petit peuple, les zélotes avaient arboré le drapeau de la vieille théocratie républicaine en attendant les jours du messie. Leur espoir était que ces jours ne pouvaient tarder à venir, et que le meilleur moyen de les hâter était de constituer par les voies révolutionnaires un Israël « selon le cœur de Dieu. » Les glorieux souvenirs du temps des premiers Asmonéens enflammaient les têtes. On ne se disait pas qu’il n’y avait aucune comparaison à faire entre la puissance militaire de la Syrie et celle de l’empire romain. Le plus grave de ces soulèvemens qui préludèrent à la grande insurrection de l’an 66 de notre ère fut celui de Judas le Galiléen, qui, l’an 6, recruta toute une armée de partisans dans la robuste population de la Galilée et donna fort à faire aux troupes, romaines. A la fin, il fut écrasé ; mais le ferment resta disséminé, suscitant à chaque instant de nouvelles prises d’armes.

Tout autre fut l’attitude préférée par les pacifiques esséniens, et en ce qui les concerne l’histoire religieuse doit savoir gré aux savans juifs contemporains d’avoir achevé de dissiper les ombres dont restaient entourées les origines de cette secte aux allures mystérieuses, qui a donné lieu à tant de suppositions arbitraires. Que n’a-t-on pas dit des esséniens ! On en a fait à tour de rôle des mazdéens, des bouddhistes, des néo-pythagoriciens, des alexandrins, des francs-maçons. On a voulu que Jean-Baptiste et Jésus lui-même fussent des esséniens, et que le christianisme ne fût autre chose qu’un essénisme dévoilé. Rien de tout cela n’est conforme aux faits. Ni le mazdéisme ni le bouddhisme n’eurent d’autorité en Palestine aux deux derniers siècles avant notre ère. Il ne peut y avoir de commun entre le pythagorisme et l’essénisme que les influences très générales qui, dans cette période et au sein de plusieurs religions, poussaient nombre d’esprits contemplatifs dans les voies ascétiques, et l’on sait que les formes de l’ascétisme se ressemblent beaucoup d’une religion à l’autre sans que cette ressemblance indique un rapport de filiation ou d’imitation réfléchie. Restent les thérapeutes d’Égypte, qui offrent beaucoup d’analogie avec les esséniens de Palestine ; mais MM. Grætz et Jost révoquent fortement en doute que ces thérapeutes aient jamais existé autre part que dans l’imagination d’un chrétien du IVe siècle, grand admirateur de la vie monastique, et qui se complut à en tracer une sorte d’idéal en inscrivant sur son livre le nom de Philon. Quoi qu’il en soit, il est tout à fait improbable que les Juifs pieux de Palestine, alors très pénétrés de leur supériorité religieuse sur les païens et sur leurs compatriotes vivant à l’étranger, se fussent laissé entraîner par l’attrait d’un exemple venu du dehors.

Du reste, à quoi bon toutes ces hypothèses ? Quand on étudie de près le pharisaïsme et sa monomanie de pureté légale, on arrive au bord même de l’essénisme, qui n’est pas autre chose qu’une association pharisienne, celle qui poussa le plus systématiquement jusqu’à l’incroyable les précautions dévotes et multiplia les moyens de purification. C’est pour rester pur que l’essénien se retire au désert, dans l’oasis d’Engaddi, près de la Mer-Morte, où de nombreux dattiers fournissent une base d’alimentation.irréprochable. Il entre après un noviciat rigoureux dans l’association, où le costume, le vêtement, le travail, les repas, tout est réglé par des supérieurs purs entre les purs, et auxquels il promet par serment une obéissance absolue ; aussi doit-il faire abandon de tous ses biens entre leurs mains. Il est vêtu de lin blanc, comme un prêtre à l’autel ; il doit prendre tous les jours un bain de purification et ne manger que des mets apprêtés par les membres servans de la communauté. Le repos observé le jour du sabbat réalise tout ce que le pharisien le plus strict peut désirer. Tout est donc prévu pour que, ni dans les hommes qu’il fréquente ni dans les objets qu’il manie, l’essénien ne coure risque de se souiller. C’est pour la même raison qu’il est célibataire, le contact des femmes, même dans l’état de mariage, entraînant trop souvent des conséquences fatales à la pureté légale. Il pousse la pruderie dévote jusqu’à s’abstenir de se rendre au temple pour sacrifier ; on y rencontrerait des prêtres sadducéens, et la manière dont on y célèbre les rites n’est pas toujours conforme à la légalité ponctuelle : les esséniens envoient donc leurs offrandes par des intermédiaires. Ce qui achève de démontrer que l’essénisme n’est pas autre chose, comme l’a fort bien dit M. Grætz, qu’une excroissance du pharisaïsme, c’est qu’outre les esséniens du désert il y en a aussi dans les villes, mariés, trafiquant avec les autres hommes, sorte de tiers-ordre moins assujetti à la rigueur des règles imposées à la communauté proprement dite, soumis néanmoins à un genre de vie très sévère et servant de lien visible entre l’essénisme et le pharisaïsme ordinaire. Nous en aurions encore long à dire, si nous voulions énumérer leurs bizarreries et leurs scrupules. S’imaginer que le mouvement chrétien, si indépendant à l’origine des formes dévotieuses, si ferme dans son affirmation que rien d’extérieur ne souille l’homme, si antipathique aux pharisiens par son insouciance à l’égard du boire et du manger, des ablutions et du sabbat, s’imaginer que l’Évangile soit issu de ce cénacle de pieux radoteurs, c’est à peu près comme si, sous prétexte de quelques points de vue communs, on faisait sortir la philosophie du siècle dernier de ces conventicules de convulsionnaires où le jansénisme vint si piteusement mourir[8]. Les Évangiles ne parlent pas des esséniens, non plus que des autres branches du pharisaïsme hillélite ou schammaïte ; ils parlent aussi très peu des sadducéens, dont l’influencé était nulle au sein des classes inférieures ; mais la polémique anti-pharisienne de Jésus implique le fait, que d’ailleurs tout confirme, que le peuple juif était alors en majorité, surtout dans la classe moyenne, tout imprégné de pharisaïsme, et c’est là le fait essentiel qu’il s’agissait de mettre en pleine lumière, car il éclaire à son tour toute l’histoire qu’il nous reste à raconter.


IV

Hérode, fils d’Antipater, est un de ces hommes qui jettent un défi irritant à ceux qui aiment à pénétrer la pensée intime des grandes figures de la scène historique. Tantôt on serait tenté de le prendre pour un très grand homme, tantôt on ne voit plus en lui qu’un habile, mais méprisable joueur, trop favorisé de la fortune. Peut-être faudrait-il le ranger dans le nombre des hautes intelligences trahies par un abominable caractère. On va voir si ce jugement sommaire est bien ou mal fondé.

On se rappelle que son père Antipater avait dû à la faveur de César d’être confirmé dans le pouvoir de fait qu’il exerçait en Judée. sous le nom du faible Hyrkan II. Encore très jeune Hérode fut préposé par lui à la Galilée, et peu de temps après il vint à bout, avec autant d’habileté que d’énergie, d’une bande de zélotes qui s’était réunie sous les ordres d’un certain Ezéchias. Au mépris des lois, il fit exécuter sans aucune forme de procès le chef et ses partisans. Le peuple, qui détestait l’Iduméen, fut exaspéré, et Hyrkan fut moralement forcé de le citer devant le sanhédrin. Au jour fixé, le jeune insolent comparut en habits de pourpre, entouré de ses gardes et jetant des regards moqueurs sur la vénérable assemblée, qui ne montra pas une fermeté digne de la situation. Hyrkan surtout prit peur, fit ajourner la séance, et pendant la nuit envoya l’accusé à Damas, où il fut reçu à bras ouverts par son ami Sextus César, parent du dictateur romain et gouverneur de la Célésyrie. Deux ans après, Jules César était assassiné, et le parti républicain dominait en Syrie. Hérode, qui s’était rallié chaleureusement à ce parti, rentra dans Jérusalem triomphant et décida Hyrkan à lui donner sa petite-fille Marianne. La bataille de Philippes avait été perdue par les républicains. Le triumvir Antoine était en Bithynie, et l’aristocratie juive s’était empressée de lui dénoncer les méfaits d’Hérode. Celui-ci se rendit lui-même près d’Antoine et l’enjôla si bien, qu’il revint en Judée avec le titre de tétrarque et un dévouement au triumvirat aussi entier que celui qu’il mettait naguère au service du parti républicain.

Quatre ans ne s’étaient pas écoulés, que la fortune sembla de nouveau l’abandonner. L’an 40 avant notre ère, les Parthes firent en Asie-Mineure et en Syrie une invasion victorieuse et ramenèrent en Judée Antigone, l’un des fils de cet Aristobule, frère de Hyrkan et son compétiteur malheureux devant Pompée. Le peuple juif accueillit Antigone avec enthousiasme, et celui-ci, pour venger son père et mettre son oncle Hyrkan dans l’impuissance de servir même de prétexte à une révolution ultérieure, lui fit couper les oreilles et l’exila à Babylone. Cette mutilation, d’après la loi, le rendait inapte à exercer les fonctions sacerdotales ; mais Antigone était maladroit et léger. Il ne sut pas rester en bons termes avec le parti pharisien, et tandis qu’il consumait son capital de popularité en luttes misérables avec les puritains, Hérode courait la terre et la mer pour se faire des alliés. il sut disposer en sa faveur la reine Cléopâtre, puis le triumvir Antoine, puis le sénat romain, qui vit en lui un candidat anti-parthe au trône de Judée, et l’an 30 Hérode revint en Judée avec le titre de roi des Juifs, des secours en argent et bientôt après la coopération puissante des légions romaines. Ce ne fut toutefois qu’après un long siège que Jérusalem fut prise. Antigone, fait prisonnier, fut envoyé à Antoine, qui le fit crucifier sans miséricorde. Hérode régna par la terreur. Presque tous les membres du sanhédrin qui l’avaient jadis mis en accusation, les pharisiens d’humeur belliqueuse, tous ceux qui éveillaient les soupçons du tyran ou dont les richesses excitaient ses convoitises, périrent dans les supplices. Les sommes considérables qu’il acquit par ce moyen furent employées à payer la faveur d’Antoine et de Cléopâtre, puis à acheter des amis, et depuis lors il y eut un parti hérodien peu nombreux, très impopulaire, mais non sans pouvoir.

Hérode pourtant n’était qu’à demi rassuré. La campagne d’Antoine contre les Parthes n’avait pas été heureuse. Il craignait un retour offensif de ces terribles cavaliers, et Hyrkan, bien que mutilé, entouré de respect par les Juifs de Babylone, pouvait avec leur appui revendiquer au moins la couronne. Il apprit que ce malheureux, malgré tout ce qui lui était arrivé, regrettait Jérusalem, la Judée, ses vieilles habitudes. Il sut l’attirer près de lui par les offres les plus flatteuses, le combla de marques de déférence, lui fit croire qu’il partagerait le pouvoir avec lui, ne lui en donna pas un atome et ne lui laissa pas même la liberté d’aller et de venir à sa guise. Il avait du reste un autre ennemi à craindre, encore un Asmonéen, petit-fils d’Aristobule et de même nom que son grand-père. Trait caractéristique du temps ! les Asmonéens paraissent avoir été de fort beaux hommes ; ce dernier surtout était d’une beauté masculine achevée. Sa mère, qui savait que tout en Palestine dépendait d’Antoine et qu’Antoine à son tour dépendait de Cléopâtre, n’imagina rien de mieux, pour persuader la reine d’Égypte du bon droit de son fils, que de lui envoyer son portrait. Aussitôt Cléopâtre fut d’avis qu’un si bel homme ne pouvait avoir tort, et Hérode fut contraint par ses protecteurs de le recevoir à Jérusalem et de lui conférer le pontificat. Idolâtré du peuple, Aristobule devenait un danger. On sut l’attirer à Jéricho sous prétexte d’une partie de plaisir, et tandis qu’il se baignait, des affidés d’Hérode, faisant mine de badiner avec le jeune homme, lui tinrent la tête sous l’eau si longtemps qu’il étouffa. Cléopâtre ne voulut jamais admettre que son beau protégé fût mort par accident, comme on voulait le lui faire croire, et Antoine fronça son redoutable sourcil ; mais Hérode alla le trouver à Laodicée et fit encore si bien par son éloquence et ses cadeaux qu’il revint absous et même avec un lopin de territoire de plus à l’est du lac de Tibériade. Cléopâtre ne lui pardonna pas si aisément et travailla secrètement à sa ruine. Elle alla jusqu’à recourir à son grand moyen, c’est-à-dire à ses charmes, pour le pousser au seul faux pas peut-être qui eût trouvé Antoine inexorable. Le fin renard flaira le piège et se tint coi. Bientôt retentit la nouvelle que la bataille d’Actium était perdue, et Antoine avec elle. On crut généralement que la ruine d’Hérode suivrait celle de son protecteur. On se trompait. Hérode eut l’art de séduire Octave comme il avait séduit Antoine, mais non plus de la même manière. Avec une humilité de bon goût, il fit preuve, devant celui que le monde allait appeler Auguste, de talens administratifs et de vues politiques très hautes, qui firent que le vainqueur d’Actium, reconnaissant en lui un homme, supérieur, aima mieux s’assurer ses services que de compliquer l’état incertain de l’Orient par un changement dynastique en Palestine. Hérode revint donc tout glorieux à Jérusalem, où, pour comble de bonheur, il apprit que Cléopâtre, n’ayant pas réussi à séduire Octave, n’avait plus qu’à se tuer. Octave, pour cimenter l’alliance qu’il venait de conclure avec Hérode, lui fit cadeau de nouveaux territoires en Palestine et de la garde royale de Cléopâtre, une troupe de quatre cents soldats gaulois que la reine faisait recruter avec soin parmi nos ancêtres, ce qui prouve en faveur de la belle tournure qu’ils avaient déjà sous les armes. Depuis lors il y eut au temple de Jérusalem une prière quotidienne pour le salut de l’empereur.

Hérode, à partir de ce moment (an 30 avant Jésus-Christ), put régner sans autre souci que celui de l’intérieur. Sa politique fut de tout faire pour rester en bons termes avec Auguste, tout en tâchant de cultiver les sympathies de son peuple dans l’intérêt de sa dynastie. C’était une tâche ardue. Pour rester l’allié de l’empereur, il fallait être son humble serviteur ; pour se faire bien venir du peuple juif, il fallait faire montre d’indépendance. L’ensemble de ses actes suppose en effet cette politique en partie double. Il aurait voulu sans doute adoucir les rugosités de la nation juive, lui donner le goût de la civilisation gréco-romaine, sans tomber toutefois dans la faute d’Antiochus. Il connaissait son peuple juif. Il savait jusqu’à quel point précis il pouvait lui imposer sa volonté sans le pousser à la révolte désespérée. Il entendait bien maintenir le judaïsme comme religion, il en professait lui-même la doctrine, il s’efforçait d’acheter la bienveillance du parti religieux en prenant en main la cause des Juifs dispersés en Asie et en Europe. En un mot, je crois que le fond de sa pensée était que pour le moment l’alliance étroite avec Rome devait tout primer, mais que pour l’avenir il fallait établir une solidarité étroite entre sa maison et la nation. Que ce calcul ait échappé à ses contemporains, cela n’a rien d’étonnant quand on pense qu’il réussit à le celer aux yeux pénétrans d’Auguste. Une dynastie a toujours son idée et la doit ordinairement à son fondateur, quand ce fondateur a du génie. Si cette dynastie dure, il n’est pas difficile de démêler cette idée en examinant la direction constante des efforts, des visées, des habiletés et des maladresses de ceux qui la représentent. Eh bien ! quand on applique ce principe expérimental à l’histoire de la dynastie des Hérodes, on est très tenté d’admettre que leur ambition fut de fonder un empire oriental dont le noyau eût été ce solide petit peuple qui persistait si bien à rester lui-même au milieu de la décomposition des nationalités. Hérode avait vu assez de révolutions romaines pour douter de la stabilité indéfinie du pouvoir impérial, et il n’est pas probable qu’il eût pénétré les raisons supérieures qui assuraient au contraire une très longue durée à l’œuvre de César et d’Auguste. D’ailleurs il faut bien se rappeler que l’Orient n’était pas purement et simplement annexé à l’empire au même titre que l’Espagne ou la Gaule. Il y avait encore à cette époque un assez grand nombre de principautés ou royautés vassales, alliées ou tributaires de l’empire, officiellement indépendantes, la Cilicie, la Commagène, Émesse, Édesse, l’Arménie, l’A-diabène, Chalcis, etc. Tout cela formait un monde à part, peu redoutable, mais remuant. Il se trouvait dans tous ces petits états des juiveries qui considéraient la Judée comme leur vraie patrie et qui regardaient de loin Hérode avec des sentimens qu’on ne partageait guère à Jérusalem. Qui sait ce que l’avenir réservait à ce prince ou à ses fils dans la supposition d’une dislocation de l’empire ? Signalons quelques faits de nature à marquer ce double courant de la politique hérodienne.

Hérode fit construire un théâtre et un cirque à Jérusalem, célébrer le cinquième anniversaire de la bataille d’Actium, rebâtir magnifiquement Samarie sous le nom de Sébaste ou Augusta, agrandir le havre de la Tour-de-Straton de manière à en faire un très beau port sous le nom de Césarée-sur-Mer. Il y eut à l’entrée de ce port deux statues colossales, dont l’une représentait à volonté l’empereur Auguste ou Jupiter Olympien, dont l’autre pouvait tout aussi bien passer pour la ville de Rome personnifiée que pour Junon Argienne. C’est là que siégèrent plus tard les procurateurs romains. Beaucoup de localités nouvellement fondées ou reconstruites portèrent les noms de la famille impériale et ceux aussi de la famille hérodienne. En même temps Hérode aimait à se rendre populaire dans les pays voisins. Il faisait bâtir dans une foule de villes des thermes, des portiques, des théâtres et des temples. Antioche lui dut d’être pavée en marbre et entourée de galeries à colonnes. Les îles de l’Archipel, l’Asie-Mineure elle-même, eurent part à ses libéralités. Il y eut aux jeux olympiques des prix distribués au nom d’Hérode, roi des Juifs. Il songeait en outre à faire oublier à ses sujets son origine de parvenu. Non content de s’être allié par son mariage avec Marianne à la famille asmonéenne, il avait imaginé de se fabriquer une généalogie qui le faisait descendre d’une famille juive déportée à Babylone, et, pour qu’on ne pût lui prouver le contraire, il avait fait brûler les archives du sanhédrin qui contenaient les tables généalogiques des familles revenues de la terre d’exil. Enfin il crut cimenter à jamais l’alliance de sa dynastie avec le peuple juif en attachant son nom à la reconstruction du temple sur un plan grandiose. C’était presque se substituer à Salomon dans la vénération de la postérité. Il eut à vaincre bien des soupçons avant de faire agréer son projet aux chefs du parti religieux, mais il finit par y réussir, et le peuple juif ne tarda pas à être très fier du beau grand temple qui remplaça l’humble bicoque dont on s’était contenté depuis le retour de Babylone. Il faut avouer que.tout cela était, fort habile et ne manquait pas de grandeur.

Pourtant la situation réelle ne répondait pas à ces brillantes apparences. Le peuple était écrasé d’impôts et humilié d’obéir à un aventurier. Le parti religieux avait en horreur les pompes et les habitudes étrangères que cet « Iduméen » voulait impatroniser en terre sainte. Il y eut des complots pour le tuer en plein spectacle, et ils ne furent déjoués que par la vigilance de sa police secrète, qu’il payait très cher. Naturellement soupçonneux, il avait trop hanté les grands corrompus de son époque et devait trop lui-même à la trahison pour croire aisément à la bonne foi des autres, ce qui ne l’empêcha pas d’imposer à tous les Juifs un serment de fidélité dont il n’exempta que quelques pharisiens zélés et les esséniens, qu’il aimait beaucoup à cause de leur humeur ultra-pacifique. L’imbécile Hyrkan, qu’il avait fait revenir de Babylone, fut accusé, au moment où il y pensait le moins, de conspirer contre lui, et malgré ses quatre-vingts ans et ses bienfaits passés se vit condamner à mort par le sanhédrin, qui eut la lâcheté de consentir au supplice du dernier des Asmonéens. Une sorte de Némésis poursuivit depuis lors Hérode au sein de sa propre famille. Il était très amoureux de sa belle Marianne, amoureux avec frénésie. Quand, incertain du sort qui l’attendait, il se rendit auprès d’Antoine pour se justifier du meurtre d’Aristobule, il la confia à son beau-frère Joseph avec ordre de la tuer, si lui-même ne revenait pas. Il ne pouvait supporter l’idée qu’un autre la possédât après lui. Joseph eut l’imprudence de faire part de ce secret à Marianne. Hérode, à son retour, sut que Joseph avait parlé, et dans un accès de fureur le fit décapiter. Il fut sur le point d’infliger le même supplice à Marianne, mais l’amour fut cette fois plus fort que la colère. Le soupçon pourtant que Marianne le craignait sans l’aimer le torturait sans cesse. Quand il dut ensuite aller plaider sa cause devant Octave, il la fit enfermer de nouveau sous la garde d’une de ses créatures, qui reçut également l’ordre de la faire périr dès que l’on apprendrait la nouvelle de sa mort à lui-même. Marianne le sut encore, et au retour d’Hérode elle lui déclara sans réticence toute l’horreur qu’il lui inspirait. Salomé, sœur d’Hérode, jalouse de la belle Asmonéenne, exaspéra la fureur de son frère en lui insinuant que Marianne l’avait trahi pendant son absence et cherchait à l’empoisonner. Transporté de rage, Hérode fit juger et condamner Marianne par un tribunal spécial. L’infortunée se souvint qu’elle était d’une race de martyrs et marcha à la mort avec un courage héroïque. Fou de douleur, torturé de remords, Hérode tomba malade et fit exécuter les juges. Le peuple resta muet d’horreur, et c’est ainsi qu’en plus d’une occasion le caractère soupçonneux et cruel d’Hérode, en le poussant à des mesures sanguinaires, détruisit tout ce que ses avances au sentiment religieux et national avaient pu lui valoir auprès de ses sujets. Ce ne fût pas tout. Le peuple juif regrettait maintenant les Asmonéens, qui du moins étaient de sang pur et de souche glorieuse. Hérode, impatienté des difficultés qu’il rencontrait dans sa recherche de la popularité, vit un ennemi personnel dans quiconque était populaire. Quand, vers la fin de son règne, les deux fils que lui avait donnés Marianne, Alexandre et Aristobule, sur qui le peuple avait reporté l’amour qu’il portait à leur mère, furent revenus de Rome, où il avait voulu qu’ils fussent élevés, ils ne tardèrent pas à être l’objet de sa jalousie soupçonneuse. Il avait découvert que les deux jeunes gens n’aimaient pas le meurtrier de leur mère, et il crut que l’intérêt de sa sûreté personnelle exigeait qu’il les fît mourir. Un autre fils, Antipater, qu’il avait eu de sa première femme, l’Iduméenne Doris, et qui avait beaucoup contribué par ses basses délations à la fin tragique des fils de Marianne, fut convaincu d’avoir voulu l’empoisonner, et périt à son tour sous la main du bourreau. C’est à cette occasion et non à celle du massacre, historiquement plus que douteuse, des enfans de Bethléem, qu’Auguste aurait dit par allusion à l’un des préceptes alimentaires du judaïsme : « Il vaut mieux être le porc d’Hérode que son fils. » Le vieux tyran ne survécut que cinq jours à son fils Antipater, et mourut, âgé de soixante-dix ans, proférant encore des menaces de meurtre.

Cette dernière tragédie l’avait complètement abattu. Les fils qu’il avait fait périr étaient précisément les mieux doués, ceux à qui il pouvait confier la poursuite de son œuvre. C’est la raison qui explique son singulier testament, contraire à toute sa politique antérieure, par lequel il partageait son royaume entre trois de ses autres fils, Archélaüs, Hérode Antipas et Philippe, nés chacun d’une épouse différente. Ce testament fut confirmé par Auguste. Peut-être Hérode se flattait-il encore de l’idée que l’essentiel était d’habituer le peuple juif à sa dynastie, et qu’à cette condition l’avenir restait ouvert aux chances de grandeur de sa maison. Seulement à Rome l’intention impériale n’était point de les laisser toujours croître, et les Césars devaient durer juste assez pour que le dernier vît tomber les Hérodes.

Passons rapidement sur l’histoire, généralement très misérable, de cette dynastie. Archélaüs, qui avait pour sa part la Judée et la Samarie ne sut se concilier ni l’affection de son peuple ni la confiance d’Auguste, qui le déposa. Ceci se passait en l’an 7 de l’ère vulgaire, et depuis lors Jérusalem vit se succéder, ces procurateurs qui partaient de Rome avec l’ordre de ménager les scrupules religieux des Juifs et ne cessaient de les irriter moins encore de propos délibéré que par ignorance et maladresse. Et puis ces procurateurs romains, pour la plupart, étaient de vraies sangsues. Ils n’acceptaient ces charges lointaines qu’avec l’espoir de s’enrichir au plus vite, et le temps n’était plus où l’on pouvait faire appel à l’équité du peuple romain. Hérode Antipas, dont Jésus, comme Galiléen, fut le sujet, ne montra aucune espèce de talent, et ne fut guère qu’un jouet entre les mains de son ambitieuse épouse, Hérodiade, femme en premier lieu d’un autre Hérode qui n’avait eu aucune part au royaume de son père et se contentait de mener à Rome une vie fastueuse. Hérodiade se mourait de dépit de n’être pas reine, et quand Antipas vint à Rome, elle abandonna son mari et s’enfuit en Galilée pour trôner à côté du faible principicule. On dirait qu’elle avait deviné ou repris les projets ambitieux du fondateur de la dynastie, mais en les dissimulant trop peu. Ce qui est certain, c’est qu’elle et son second mari, l’an 39 de notre ère, furent internés à Lyon, comme Archélaüs l’avait été à Vienne, sous prétexte qu’ils tramaient quelque chose avec les Parthes contre la sûreté de l’empire.

Sous Hérode Agrippa Ier, le seul capable parmi les descendans du premier Hérode et qui régna de l’an 41 à l’an 49, les choses prirent en Judée une tournure relativement bonne, en ce sens que la Palestine, grâce à la bienveillance de l’empereur Claude, fut réunie de nouveau sous son sceptre, et qu’on vit le nouveau roi s’appliquer à ses devoirs avec plus de zèle que les dissipations de sa jeunesse n’autorisaient à en attendre de lui. Petit-fils de Marianne, il avait du sang asmonéen dans les veines. Sa renommée, qui a souffert chez les historiens chrétiens de la persécution qu’il dirigea contre la communauté chrétienne, est restée en très bonne odeur dans la tradition juive. Lui du moins comprit que, pour se concilier le peuple juif, il fallait être plus ou moins pharisien, et il le fut. En même temps, chez lui plus que chez tout autre Hérode, se révèle la pensée secrète de la dynastie. A la fin de son règne, il avait noué des négociations mystérieuses avec les petits souverains de l’Asie occidentale. Il leur avait donné pour épouses des princesses de sa famille à la condition qu’ils embrasseraient le judaïsme. Il faut noter ici que jamais le prosélytisme juif n’avait fait tant de conquêtes. Les femmes, dans plusieurs grandes villes de l’Asie, des familles princières, entre autres celle de l’Adiabène, l’avaient adopté avec une véritable ferveur. C’est alors aussi que le célèbre rabbin Gamaliel Ier, président du sanhédrin, s’avisa d’adresser de véritables encycliques a toutes les communautés juives de la terre. C’était un commencement de centralisation qui devait singulièrement plaire au roi. Les idées messianiques aidant, de vagues perspectives d’un grand empire théocratique dont Jérusalem serait le centre circulaient en tous lieux. Agrippa consacra de grandes sommes à fortifier Jérusalem et le temple, qui devinrent formidables. Il y eut même une assemblée de princes orientaux convoquée et présidée par lui à Tibériade. Marsus, le proconsul romain de Syrie, eut des soupçons et en prononça la dissolution. Nul ne sait ce qui serait arrivé, si une mort inopinée, expliquée diversement, n’était venue surprendre le roi juif à Césarée. Avec lui disparut l’œuvre des Hérodes. Son fils Agrippa II était trop jeune encore pour lui succéder. Le régime des procurateurs recommença, et les malheurs, les avanies, l’exaspération croissante du peuple juif avec lui. La manie d’insulter le judaïsme était descendue jusque dans les derniers rangs des soldats romains chargés de maintenir l’ordre pendant les grandes fêtes. Nous ne saurions décrire la cynique posture qu’un jour l’un d’eux imagina de prendre au moment même où les fidèles recueillis gravissaient les marches conduisant aux parvis sacrés. Ce n’est du reste qu’un détail entre mille. Qui croirait que la politique impériale poussa l’inintelligence de la situation jusqu’à imposer pour procurateur aux Juifs un renégat, Tibère Alexandre, natif d’Alexandrie, dans l’idée qu’il saurait ménager les susceptibilités de ses anciens coreligionnaires ! Les Juifs eussent mieux aimé être gouvernés par Béelzébub en personne. Agrippa II ne fut qu’une ombre de roi, et en fait ne régna pas un seul instant comme prince indépendant. Mal vu de la population à cause de ses mœurs dissolues, accusé d’inceste avec sa sœur, la belle et impudique Bérénice[9], — dont Titus fut si épris qu’il faillit en faire une impératrice et que, dit Suétone, invitus invitam dimisit, — Agrippa II assista sans pouvoir l’apaiser à cette fermentation populaire qui fit enfin une si terrible explosion en l’année 66. La malheureuse Judée eut pendant quelques mois l’illusion du retour de l’antique indépendance. Quatre ans après, la lugubre fumée qui montait en colonnes sur la montagne sainte annonçait le néant de ces rêves théocratiques, et le temple d’Hérode, comme celui de Salomon, disparaissait pour toujours dans les flammes.

La famille des Hérodes rentra dans l’obscurité où elle se perdit sans laisser de traces. On sait seulement qu’un Hérode Agrippa, neveu du dernier roi, fut en 79 l’une des victimes de la fameuse éruption du Vésuve qui recouvrit Herculanum et Pompéi. Comme la famille asmonéenne, elle échoua dans la tâche de faire prospérer ensemble un état et une religion qui en théorie devaient s’identifier, et qui dans la pratique, à moins de vivre dans un isolement absolu du reste des hommes, entraient aussitôt en conflit. Les Asmonéens, couronnés au nom de la foi, se brouillèrent avec leur peuple sur le terrain politique ; les Hérodes, élevés sur le trône par la nécessité politique, ceux du moins d’entre eux qui furent intelligens, tâchèrent de se rattacher les intérêts religieux et ne purent rien fonder. Si Hérode Agrippa Ier eût vécu plus longtemps, il eût à son tour échoué devant l’impossibilité de concilier les exigences absolues de la foi religieuse avec les conseils toujours relatifs de la saine politique. C’est la contradiction inévitable qui, à la fin, mine toutes les théocraties. Le peuple juif en était venu à ce point qu’il devait choisir entre la politique et la religion. Pour son malheur, il persista à les confondre. Ce qu’il faut toutefois ajouter à son honneur, c’est que la nation d’Israël mourut glorieusement, fièrement, comme peu de nations disparues ont su mourir, et que, si elle fut la victime de l’idée théocratique, elle en fut aussi l’héroïne immortelle et sublime.

A un autre point de vue, il faut pourtant reconnaître que, par suite de cette fatale confusion, le peuple juif a failli à sa mission historique. Il devait être l’instructeur religieux du monde, et il ne l’a été qu’indirectement et malgré lui. C’est la malédiction des théocraties que, fondées au nom de la religion, elles ne réussissent ni au temporel, qu’elles dédaignent, ni au spirituel, qu’elles mettent au-dessus de tout. En s’obstinant dans l’idée théocratique, la nation juive a perdu à la fois et son existence politique et son influence religieuse. Le judaïsme ultérieur a son histoire, une étrange et souvent lamentable histoire, mais il est stérile pour le monde. Que serait-il arrivé si, prêtant plus docilement l’oreille à l’Évangile, cette nation eût abjuré toute prétention théocratique et opéré une réforme intérieure, logique et rationnelle après tout, en harmonie avec ses vrais principes, et qui, en la désintéressant des choses de ce monde, pour lesquelles évidemment elle n’était pas faite, eût centuplé son influence religieuse, adouci sa misanthropie traditionnelle, et fait d’elle un peuple d’apôtres pacifiques ? C’est ce que nul ne saurait dire. Seulement, le cœur serré de tristesse quand on voit avec quel irrémédiable aveuglement les sociétés humaines se refusent si souvent à leur vraie destinée, on a besoin de penser qu’en définitive le progrès de l’humanité ne s’arrête pas pour cela ; il se creuse des voies inattendues, il se sert même des événemens qui semblaient l’anéantir pour toujours. Les soldats de Titus qui renversaient avec tant d’orgueil le sanctuaire de Jéhovah ignoraient que depuis près de quarante ans le monothéisme savait parfaitement s’en passer et allait même profiter de leur victoire.


ALBERT REVILLE.

  1. Les deux ouvrages que nous consultons de préférence, en nous permettant parfois de les critiquer, font partie de la collection de livres juifs que patronne la Société de littérature israélite fondée depuis quelques années à Leipzig. M. Jost, l’auteur du premier, est mort depuis peu d’années. Plus philosophique et plus sympathique au christianisme que la longue histoire de M. Grætz, son livre est moins pittoresque et moins riche de détails. Ce dernier, avec un peu de prolixité et, ajoutons-le, un peu trop de complaisance pour l’indigeste compilation du Talmud, a élevé tout un monument à l’histoire de son peuple. Il a commencé, nous ne savons pourquoi, peut-être par des raisons de prudence qu’il ne nous appartient pas d’apprécier, par le troisième volume, qui s’ouvre à la mort de Juda Macchabée. Les deux premiers volumes, promis depuis longtemps, sont encore à paraître.
  2. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet 1867.
  3. L’origine de ce nom est obscure, peut-être un nom d’homme, Saddok ; mais on ne sait rien de ce Saddok, et j’incline toujours à penser que ce nom fait allusion à la prétention du parti d’être rigoureusement juste (zaddik) dans sa manière d’appliquer la loi aux criminels traduits devant les tribunaux. Très indulgens pour les infractions au formalisme compliqué des scribes, les sadducéens étaient plus sévères que les pharisiens dans l’administration de la justice. Ce sont eux surtout qui jugeaient en vertu du principe du talion, œil pour œil et dent pour dent.
  4. Comme on le voit, presque tous les Asmonéens ont un nom grec joint à leur nom hébreu. Cette coutume était assez générale à cette époque, du moins dans les hautes classes, et elle atteste l’influence que l’hellénisme ne cessait d’exercer en dépit des réactions nationales.
  5. Plus de 1,800,000 francs. D’après la tradition talmudique, la piété juive ne put supporter la disparition de cet ornement. La vigne fut rétablie feuille à feuille, grappe à grappe, et ne tarda point à briller de nouveau à l’entrée du premier portique.
  6. C’est pour cela qu’on appela leurs descendans libertini, comp. Tacite, Ann. II, 85, libertinum genus, et le livre des Actes, VI, 9, la synagogue des affranchis.
  7. On distinguait dans l’œuvre des scribes le midrasch ou étude attentive de la loi, la halacha, explication de cette loi, l’agada, commentaire ou amplification libre de la halacha, enfin la mischna, fruit de ces diverses branches d’étude, loi orale qui ne tarda pas à être entourée de la même vénération que la loi écrite.
  8. Qu’il me soit permis de renvoyer ceux qui aimeraient à en savoir plus long sur ce point à un travail spécial qui a paru récemment dans la Revue de Théologie de Strasbourg. Je me borne à rappeler ici, pour éviter tout malentendu, que, pour apprécier sainement la vraie nature de l’essénisme, il convient de distinguer entre les principes de pureté légale qui, pour être réalisés, amenèrent les esséniens à se constituer en une sorte de communauté monastique, et les conséquences que cette constitution une fois adoptée, entraîna là comme partout, par exemple l’absence de propriété individuelle, l’autorité absolue des supérieurs, la possession prétendue de secrets médicaux ou magiques, enfin l’idée que l’intérêt de l’ordre prime tout le reste. C’est une distinction qu’on ne fait jamais, et de là bien des erreurs. L’historien Josèphe est fort incomplet et inexact dans la description qu’il fait de l’association essénienne, dont il ne parait pas même avoir compris le principe essentiel. Le sens du nom essénien est obscur et contesté. Parmi les interprétations diverses dont il est l’objet, nous penchons pour celle que propose M. Jost, qui croit y retrouver le sens de taciturne, mystérieux, par allusion au silence qui régnait dans les assemblées de la secte et peut-être aussi aux secrets médicaux ou théurgiques incommunicables dont on la croyait en possession.
  9. Les désordres de Bérénice, dont la liste est longue, ne l’empêchaient pas d’avoir aussi des accès de dévotion. Quand l’insurrection éclata, elle était à Jérusalem occupée à s’acquitter d’un vœu de nasiréat.