Le Paysan parvenu
1735


Première partie modifier

Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance ; je ne l’ai jamais dissimulée à qui me l’a demandée, et il semble qu’en tout temps Dieu ait récompensé ma franchise là-dessus ; car je n’ai pas remarqué qu’en aucune occasion on en ait eu moins d’égard et moins d’estime pour moi.

J’ai pourtant vu nombre de sots qui n’avaient et ne connaissaient point d’autre mérite dans le monde, que celui d’être né noble, ou dans un rang distingué. Je les entendais mépriser beaucoup de gens qui valaient mieux qu’eux, et cela seulement parce qu’ils n’étaient pas gentilshommes ; mais c’est que ces gens qu’ils méprisaient, respectables d’ailleurs par mille bonnes qualités, avaient la faiblesse de rougir eux-mêmes de leur naissance, de la cacher, et de tâcher de s’en donner une qui embrouillât la véritable, et qui les mît à couvert du dédain du monde.

Or, cet artifice-là ne réussit presque jamais ; on a beau déguiser la vérité là-dessus, elle se venge tôt ou tard des mensonges dont on a voulu la couvrir ; et l’on est toujours trahi par une infinité d’événements qu’on ne saurait ni parer, ni prévoir ; jamais je ne vis, en pareille matière, de vanité qui fît une bonne fin.

C’est une erreur, au reste, que de penser qu’une obscure naissance vous avilisse, quand c’est vous-même qui l’avouez, et que c’est de vous qu’on la sait. La malignité des hommes vous laisse là ; vous la frustrez de ses droits ; elle ne voudrait que vous humilier, et vous faites sa charge, vous vous humiliez vous-même, elle ne sait plus que dire.

Les hommes ont des mœurs, malgré qu’ils en aient ; ils trouvent qu’il est beau d’affronter leurs mépris injustes ; cela les rend à la raison. Ils sentent dans ce courage-là une noblesse qui les fait taire ; c’est une fierté sensée qui confond un orgueil impertinent.

Mais c’est assez parler là-dessus. Ceux que ma réflexion regarde se trouveront bien de m’en croire.

La coutume, en faisant un livre, c’est de commencer par un petit préambule, et en voilà un. Revenons à moi.

Le récit de mes aventures ne sera pas inutile à ceux qui aiment à s’instruire. Voilà en partie ce qui fait que je les donne ; je cherche aussi à m’amuser moi-même.

Je vis dans une campagne où je me suis retiré, et où mon loisir m’inspire un esprit de réflexion que je vais exercer sur les événements de ma vie. Je les écrirai du mieux que je pourrai ; chacun a sa façon de s’exprimer, qui vient de sa façon de sentir.

Parmi les faits que j’ai à raconter, je crois qu’il y en aura de curieux : qu’on me passe mon style en leur faveur ; j’ose assurer qu’ils sont vrais. Ce n’est point ici une histoire forgée à plaisir, et je crois qu’on le verra bien.

Pour mon nom, je ne le dis point : on peut s’en passer ; si je le disais, cela me gênerait dans mes récits.

Quelques personnes pourront me reconnaître, mais je les sais discrètes, elles n’en abuseront point. Commençons.

Je suis né dans un village de la Champagne, et soit dit en passant, c’est au vin de mon pays que je dois le commencement de ma fortune.

Mon père était le fermier de son seigneur, homme extrêmement riche (je parle de ce seigneur), et à qui il ne manquait que d’être noble pour être gentilhomme.

Il avait gagné son bien dans les affaires ; s’était allié à d’illustres maisons par le mariage de deux de ses fils, dont l’un avait pris le parti de la robe, et l’autre de l’épée.

Le père et les fils vivaient magnifiquement ; ils avaient pris des noms de terres ; et du véritable, je crois qu’ils ne s’en souvenaient plus eux-mêmes.

Leur origine était comme ensevelie sous d’immenses richesses. On la connaissait bien, mais on n’en parlait plus. La noblesse de leurs alliances avait achevé d’étourdir l’imagination des autres sur leur compte ; de sorte qu’ils étaient confondus avec tout ce qu’il y avait de meilleur à la cour et à la ville. L’orgueil des hommes, dans le fond, est d’assez bonne composition sur certains préjugés ; il semble que lui-même il en sente le frivole.

C’était là leur situation, quand je vins au monde. La terre seigneuriale, dont mon père était le fermier, et qu’ils avaient acquise, n’était considérable que par le vin qu’elle produisait en assez grande quantité.

Ce vin était le plus exquis du pays, et c’était mon frère aîné qui le conduisait à Paris, chez notre maître, car nous étions trois enfants, deux garçons et une fille, et j’étais le cadet de tous.

Mon aîné, dans un de ces voyages à Paris, s’amouracha de la veuve d’un aubergiste, qui était à son aise, dont le cœur ne lui fut pas cruel, et qui l’épousa avec ses droits, c’est-à-dire avec rien.

Dans la suite, les enfants de ce frère ont eu grand besoin que je les reconnusse pour mes neveux ; car leur père qui vit encore, qui est actuellement avec moi, et qui avait continué le métier d’aubergiste, vit, en dix ans, ruiner sa maison par les dissipations de sa femme.

À l’égard de ses fils, mes secours les ont mis aujourd’hui en posture d’honnêtes gens ; ils sont bien établis, et malgré cela, je n’en ai fait que des ingrats, parce que je leur ai reproché qu’ils étaient trop glorieux.

En effet, ils ont quitté leur nom, et n’ont plus de commerce avec leur père, qu’ils venaient autrefois voir de temps en temps.

Qu’on me permette de dire sur eux encore un mot ou deux.

Je remarquai leur fatuité à la dernière visite qu’ils lui rendirent. Ils l’appelèrent monsieur dans la conversation. Le bonhomme à ce terme se retourna, s’imaginant qu’ils parlaient à quelqu’un qui venait et qu’il ne voyait pas.

Non, non, lui dis-je alors, il ne vient personne, mon frère, et c’est à vous à qui l’on parle. À moi ! reprit-il. Eh ! pourquoi cela ? Est-ce que vous ne me connaissez plus, mes enfants ? Ne suis-je pas votre père ? Oh ! leur père, tant qu’il vous plaira, lui dis-je, mais il n’est pas décent qu’ils vous appellent de ce nom-là. Est-ce donc qu’il est malhonnête d’être le père de ses enfants ? reprit-il ; qu’est-ce que c’est que cette mode-là ?

C’est, lui dis-je, que le terme de mon père est trop ignoble, trop grossier ; il n’y a que les petites gens qui s’en servent, mais chez les personnes aussi distinguées que messieurs vos fils, on supprime dans le discours toutes ces qualités triviales que donne la nature ; et au lieu de dire rustiquement mon père, comme le menu peuple, on dit monsieur, cela a plus de dignité.

Mes neveux rougirent beaucoup de la critique que je fis de leur impertinence ; leur père se fâcha, et ne se fâcha pas en monsieur, mais en vrai père et en père aubergiste.

Laissons là mes neveux, qui m’ont un peu détourné de mon histoire, et tant mieux, car il faut qu’on s’accoutume de bonne heure à mes digressions ; je ne sais pas pourtant si j’en ferai de fréquentes, peut-être que oui, peut-être que non ; je ne réponds de rien ; je ne me gênerai point ; je conterai toute ma vie, et si j’y mêle autre chose, c’est que cela se présentera sans que je le cherche.

J’ai dit que c’était mon frère aîné qui conduisait chez nos maîtres le vin de la terre dont mon père avait soin.

Or, son mariage le fixant à Paris, je lui succédai dans son emploi de conducteur de vin.

J’avais alors dix-huit à dix-neuf ans ; on disait que j’étais beau garçon, beau comme peut l’être un paysan dont le visage est à la merci du hâle de l’air et du travail des champs. Mais à cela près j’avais effectivement assez bonne mine ; ajoutez-y je ne sais quoi de franc dans ma physionomie ; l’œil vif, qui annonçait un peu d’esprit, et qui ne mentait pas totalement.

L’année d’après le mariage de mon frère, j’arrivai donc à Paris avec ma voiture et ma bonne façon rustique.

Je fus ravi de me trouver dans cette grande ville ; tout ce que j’y voyais m’étonnait moins qu’il ne me divertissait ; ce qu’on appelle le grand monde me paraissait plaisant.

Je fus fort bien venu dans la maison de notre seigneur. Les domestiques m’affectionnèrent tout d’un coup ; je disais hardiment mon sentiment sur tout ce qui s’offrait à mes yeux ; et ce sentiment avait assez souvent un bon sens villageois qui faisait qu’on aimait à m’interroger.

Il n’était question que de Jacob pendant les cinq ou six premiers jours que je fus dans la maison. Ma maîtresse même voulut me voir, sur le récit que ses femmes lui firent de moi.

C’était une femme qui passait sa vie dans toutes les dissipations du grand monde, qui allait aux spectacles, soupait en ville, se couchait à quatre heures du matin, se levait à une heure après-midi ; qui avait des amants, qui les recevait à sa toilette, qui y lisait les billets doux qu’on lui envoyait, et puis les laissait traîner partout ; les lisait qui voulait, mais on n’en était point curieux ; ses femmes ne trouvaient rien d’étrange à tout cela ; le mari ne s’en scandalisait point. On eût dit que c’était là pour une femme des dépendances naturelles du mariage. Madame, chez elle, ne passait point pour coquette ; elle ne l’était point non plus, car elle l’était sans réflexion, sans le savoir ; et une femme ne se dit point qu’elle est coquette quand elle ne sait point qu’elle l’est, et qu’elle vit dans sa coquetterie comme on vivrait dans l’état le plus décent et le plus ordinaire.

Telle était notre maîtresse, qui menait ce train de vie tout aussi franchement qu’on boit et qu’on mange ; c’était en un mot un petit libertinage de la meilleure foi du monde.

Je dis petit libertinage, et c’est dire ce qu’il faut ; car, quoiqu’il fût fort franc de sa part et qu’elle n’y réfléchît point, il n’en était pas moins ce que je dis là.

Du reste, je n’ai jamais vu une meilleure femme ; ses manières ressemblaient à sa physionomie qui était toute ronde.

Elle était bonne, généreuse, ne se formalisait de rien, familière avec ses domestiques, abrégeant les respects des uns, les révérences des autres ; la franchise avec elle tenait lieu de politesse. Enfin c’était un caractère sans façon. Avec elle, on ne faisait point de fautes capitales, il n’y avait point de réprimandes à essuyer, elle aimait mieux qu’une chose allât mal que de se donner la peine de dire qu’on la fît bien. Aimant de tout son cœur la vertu, sans inimitié pour le vice ; elle ne blâmait rien, pas même la malice de ceux qu’elle entendait blâmer les autres. Vous ne pouviez manquer de trouver éloge ou grâce auprès d’elle ; je ne lui ai jamais vu haïr que le crime, qu’elle haïssait peut-être plus fortement que personne. Au demeurant, amie de tout le monde, et surtout de toutes les faiblesses qu’elle pouvait vous connaître.

Bonjour, mon garçon, me dit-elle quand je l’abordai. Eh bien ! comment te trouves-tu à Paris ? Et puis se tournant du côté de ses femmes : Vraiment, ajouta-t-elle, voilà un paysan de bonne mine.

Bon ! madame, lui répondis-je, je suis le plus mal fait de notre village. Va, va, me dit-elle, tu ne me parais ni sot ni mal bâti, et je te conseille de rester à Paris, tu y deviendras quelque chose.

Dieu le veuille, madame, lui repartis-je ; mais j’ai du mérite et point d’argent, cela ne joue pas ensemble.

Tu as raison, me dit-elle en riant, mais le temps remédiera à cet inconvénient-là ; demeure ici, je te mettrai auprès de mon neveu qui arrive de province, et qu’on va envoyer au collège, tu le serviras.

Que le ciel vous le rende, madame, lui répondis-je ; dites-moi seulement si cela vaut fait, afin que je l’écrive à notre père ; je me rendrai si savant en le voyant étudier, que je vous promets de savoir quelque jour vous dire la sainte Messe. Hé ! que sait-on ? Comme il n’y a que chance dans ce monde, souvent on se trouve évêque ou vicaire sans savoir comment cela s’est fait.

Ce discours la divertit beaucoup, sa gaieté ne fit que m’animer ; je n’étais pas honteux des bêtises que je disais, pourvu qu’elles fussent plaisantes ; car à travers l’épaisseur de mon ignorance, je voyais qu’elles ne nuisaient jamais à un homme qui n’était pas obligé d’en savoir davantage, et même qu’on lui tenait compte d’avoir le courage de répliquer à quelque prix que ce fût.

Ce garçon-là est plaisant, dit-elle, je veux en avoir soin ; prenez garde à vous, vous autres (et c’était à ses femmes à qui elle parlait), sa naïveté vous réjouit aujourd’ hui, vous vous en amusez comme d’un paysan ; mais ce paysan deviendra dangereux, je vous en avertis.

Oh ! répliquai-je, madame, il n’y a que faire d’attendre après cela ; je ne deviendrai point, je suis tout devenu ; ces demoiselles sont bien jolies, et cela forme bien un homme ; il n’y a point de village qui tienne ; on est tout d’un coup né natif de Paris, quand on les voit.

Comment ! dit-elle, te voilà déjà galant ; et pour laquelle te déclarerais-tu ? (elles étaient trois). Javotte est une jolie blonde, ajouta-t-elle. Et Mlle Geneviève une jolie brune, m’écriai-je tout de suite.

Geneviève, à ce discours, rougit un peu, mais d’une rougeur qui venait d’une vanité contente, et elle déguisa la petite satisfaction que lui donnait ma préférence d’un souris qui signifiait pourtant : Je te remercie ; mais qui signifiait aussi : Ce n’est que sa naïveté bouffonne qui me fait rire.

Ce qui est de sûr, c’est que le trait porta ; et comme on le verra dans la suite, ma saillie lui fit dans le cœur une blessure sourde dont je ne négligeai pas de m’assurer ; car je me doutai que mon discours n’avait pas dû lui déplaire, et dès ce moment-là, je l’épiai pour voir si je pensais juste.

Nous allions continuer la conversation, qui commençait à tomber sur la troisième femme de chambre de madame, qui n’était ni brune ni blonde, qui n’était d’aucune couleur, et qui portait un de ces visages indifférents qu’on voit à tout le monde, et qu’on ne remarque à personne.

Déjà je tâchais d’éviter de dire mon sentiment sur son chapitre, avec un embarras maladroit et ingénu qui ne faisait pas l’éloge de ladite personne, quand un des adorateurs de madame entra, et nous obligea de nous retirer.

J’étais fort content du marché que j’avais fait de rester à Paris. Le peu de jours que j’y avais passé m’avait éveillé le cœur, et je me sentis tout d’un coup en appétit de fortune.

Il s’agissait de mander l’état des choses à mon père, et je ne savais pas écrire, mais je songeai à Mlle Geneviève ; et sans plus délibérer, j’allai la prier d’écrire ma lettre.

Elle était seule quand je lui parlai ; et non seulement elle l’écrivit, mais ce fut de la meilleure grâce du monde.

Ce que je lui dictais, elle le trouvait spirituel et de bon sens, et ne fit que rectifier mes expressions.

Profite de la bonne volonté de madame, me dit-elle ensuite ; j’augure bien de ton aventure. Eh bien ! mademoiselle, lui répondis-je, si vous mettez encore votre amitié par-dessus, je ne me changerai pas contre un autre ; car déjà je suis heureux, il n’y a point de doute à cela, puisque je vous aime.

Comment ! me dit-elle, tu m’aimes ! Et qu’entends-tu par là, Jacob ?

Ce que j’entends ? lui dis-je, de la belle et bonne affection, comme un garçon, sauf votre respect, peut l’avoir pour une fille aussi charmante que vous ; j’entends que c’est bien dommage que je ne sois qu’un chétif homme ; car, mardi, si j’étais roi, par exemple, nous verrions un peu qui de nous deux serait reine, et comme ce ne serait pas moi, il faudrait bien que ce fût vous : Il n’y a rien à refaire à mon dire.

Je te suis bien obligée de pareils sentiments, me dit-elle d’un ton badin, et si tu étais roi, cela mériterait réflexion. Pardi ! lui dis-je, mademoiselle, il y a tant de gens par le monde que les filles aiment, et qui ne sont pas rois ; n’y aura-t-il pas moyen quelque jour d’être comme eux ?

Mais vraiment, me dit-elle, tu es pressant ! où as-tu appris à faire l’amour ? Ma foi ! lui dis-je, demandez-le à votre mérite ; je n’ai point eu d’autre maître d’école, et comme il me l’a appris, je le rends.

Madame, là-dessus, appela Geneviève, qui me quitta très contente de moi, à vue de pays, et me dit en s’en allant : Va, Jacob, tu feras fortune, et je le souhaite de tout mon cœur.

Grand merci, lui dis-je, en la saluant d’un coup de chapeau qui avait plus de zèle que de bonne grâce ; mais je me recommande à vous, mademoiselle, ne m’oubliez pas, afin de commencer toujours ma fortune, vous la finirez quand vous pourrez. Cela dit, je pris la lettre, et la portai à la poste.

Cet entretien que je venais d’avoir avec Geneviève me mit dans une situation si gaillarde, que j’en devins encore plus divertissant que je ne l’avais été jusque-là.

Pour surcroît de bonne humeur, le soir du même jour on m’appela pour faire prendre ma mesure par le tailleur de la maison, et je ne saurais dire combien ce petit événement enhardit mon imagination, et la rendit sémillante.

C’était madame qui avait eu cette attention pour moi.

Deux jours après on m’apporta mon habit avec du linge et un chapeau, et tout le reste de mon équipage. Un laquais de la maison, qui avait pris de l’amitié pour moi, me frisa ; j’avais d’assez beaux cheveux. Mon séjour à Paris m’avait un peu éclairci le teint ; et, ma foi ! quand je fus équipé, Jacob avait fort bonne façon.

La joie de me voir en si bonne posture me rendit la physionomie plus vive et y jeta comme un rayon de bonheur à venir. Du moins tout le monde m’en prédisait, et je ne doutais point du succès de la prédiction.

On me complimenta fort sur mon bon air ; et, en attendant que madame fût visible, j’allai faire essai de mes nouvelles grâces sur le cœur de Geneviève qui, effectivement, me plaisait beaucoup.

Il me parut qu’elle fut surprise de la mine que j’avais sous mon attirail tout neuf ; je sentis moi-même que j’avais plus d’esprit qu’à l’ordinaire, mais à peine causions-nous ensemble, qu’on vint m’avertir, de la part de madame, de l’aller trouver.

Cet ordre redoubla encore ma reconnaissance pour elle ; je n’allai pas, je volai.

Me voilà, madame, lui dis-je en entrant ; je souhaiterais bien avoir assez d’esprit pour vous remercier à ma fantaisie ; mais je mourrai à votre service, si vous me le permettez. C’est une affaire finie ; je vous appartiens pour le reste de mes jours.

Voilà qui est bien, me dit-elle alors ; tu es sensible et reconnaissant, cela me fait plaisir. Ton habit te sied bien ; tu n’as plus l’air villageois. Madame, m’écriai-je, j’ai l’air de votre serviteur éternel, il n’y a que cela que j’estime.

Cette dame alors me fit approcher, examina ma parure ; j’avais un habit uni et sans livrée. Elle me demanda qui m’avait frisé, et me dit d’avoir toujours soin de mes cheveux, que je les avais beaux, et qu’elle voulait que je lui fisse honneur. Tant que vous voudrez, quoique vous en ayez de tout fait, lui dis-je ; mais n’importe, abondance ne nuit point. Notez que madame venait de se mettre à sa toilette, et que sa figure était dans un certain désordre assez piquant pour ma curiosité.

Je n’étais pas né indifférent, il s’en fallait beaucoup ; cette dame avait de la fraîcheur et de l’embonpoint, et mes yeux lorgnaient volontiers.

Elle s’en aperçut, et sourit de la distraction qu’elle me donnait ; moi, je vis qu’elle s’en apercevait, et je me mis à rire aussi d’un air que la honte d’être pris sur le fait et le plaisir de voir rendaient moitié niais et moitié tendre ; et la regardant avec des yeux mêlés de tout ce que je dis là, je ne lui disais rien.

De sorte qu’il se passa alors entre nous deux une petite scène muette qui fut la plus plaisante chose du monde ; et puis, se raccommodant ensuite assez négligemment : À quoi penses-tu, Jacob ? me dit-elle. Hé ! madame, repris-je, je pense qu’il fait bon vous voir, et que monsieur a une belle femme.

Je ne saurais dire dans quelle disposition d’esprit cela la mit, mais il me parut que la naïveté de mes façons ne lui déplaisait pas.

Les regards amoureux d’un homme du monde n’ont rien de nouveau pour une jolie femme ; elle est accoutumée à leurs expressions, et ils sont dans un goût de galanterie qui lui est familier, de sorte que son amour-propre s’y amuse comme à une chose qui lui est ordinaire, et qui va quelquefois au-delà de la vérité.

Ici ce n’était pas de même ; mes regards n’avaient rien de galant, ils ne savaient être que vrais. J’étais un paysan, j’étais jeune, assez beau garçon ; et l’hommage que je rendais à ses appas venait du pur plaisir qu’ils me faisaient. Il était assaisonné d’une ingénuité rustique, plus curieuse à voir, et d’autant plus flatteuse qu’elle ne voulait point flatter.

C’était d’autres yeux, une autre manière de considérer, une autre tournure de mine ; et tout cela ensemble me donnait apparemment des agréments singuliers dont je vis que madame était un peu touchée.

Tu es bien hardi de me regarder tant ! me dit-elle alors, toujours en souriant. Pardi, lui dis-je, est-ce ma faute, madame ? Pourquoi êtes-vous belle ? Va-t’en, me dit-elle alors, d’un ton brusque, mais amical, je crois que tu m’en conterais, si tu l’osais ; et cela dit, elle se remit à sa toilette, et moi, je m’en allai, en me retournant toujours pour la voir. Mais elle ne perdit rien de vue de ce que je fis, et me conduisit des yeux jusqu’à la porte.

Le soir même, elle me présenta à son neveu, et m’installa au rang de son domestique. Je continuai de cajoler Geneviève. Mais, depuis l’instant où je m’étais aperçu que je n’avais pas déplu à madame même, mon inclination pour cette fille baissa de vivacité, son cœur ne me parut plus une conquête si importante, et je n’estimai plus tant l’honneur d’être souffert d’elle.

Geneviève ne se comporta pas de même, elle prit tout de bon du goût pour moi, tant par l’opinion qu’elle avait de ce que je pourrais devenir, que par le penchant naturel qu’elle se sentit pour moi, et comme je la cherchais un peu moins, elle me chercha davantage. Il n’y avait pas longtemps qu’elle était dans la maison, et le mari de madame ne l’avait pas encore remarquée.

Comme le maître et la maîtresse avaient chacun leur appartement, d’où le matin ils envoyaient savoir comment ils se portaient (et c’était là presque tout le commerce qu’ils avaient ensemble), madame, un matin, sur quelque légère indisposition de son mari, envoya Geneviève pour savoir de ses nouvelles.

Elle me rencontra sur l’escalier en y allant, et me dit de l’attendre. Elle fut très longtemps à revenir, et revint les yeux pleins de coquetterie.

Vous voilà bien émerillonnée, mademoiselle Geneviève, lui dis-je en la voyant. Oh ! tu ne sais pas, me dit-elle d’un air gai, mais goguenard, si je veux, ma fortune est faite.

Vous êtes bien difficile de ne pas vouloir, lui dis-je. Oui, dit-elle, mais il y a un petit article qui m’en empêche, c’est que c’est à condition que je me laisserai aimer de monsieur, qui vient de me faire une déclaration d’amour.

Cela ne vaut rien, lui dis-je, c’est de la fausse monnaie que cette fortune-là, ne vous chargez point de pareille marchandise, et gardez la vôtre : Tenez, quand une fille s’est vendue, je ne voudrais pas la reprendre du marchand pour un liard.

Je lui tins ce discours parce que, dans le fond, je l’aimais toujours un peu, et que j’avais naturellement de l’honneur.

Tu as raison, me dit-elle, un peu déconcertée des sentiments que je lui montrais ; aussi ai-je tourné le tout en pure plaisanterie, et je ne voudrais pas de lui quand il me donnerait tout son bien.

Vous êtes-vous bien défendue, au moins, lui dis-je, car vous n’étiez pas fort courroucée quand vous êtes revenue. C’est, reprit-elle, que je me suis divertie de tout ce qu’il m’a dit. Il n’y aura pas de mal une autre fois de vous en mettre un peu en colère, répondis-je, cela sera plus sûr que de se divertir de lui ; car à la fin il pourrait bien se divertir de vous : En jouant, on ne gagne pas toujours, on perd quelquefois, et quand on est une fois en perte, tout y va.

Comme nous étions sur l’escalier, nous ne nous en dîmes pas davantage : elle rejoignit sa maîtresse, et moi mon petit maître qui faisait un thème, ou plutôt à qui son précepteur le faisait, afin que la science de son écolier lui fît honneur, et que cet honneur lui conservât son poste de précepteur, qui était fort lucratif.

Geneviève avait fait à l’amour de son maître plus d’attention qu’elle ne me l’avait dit.

Ce maître n’était pas un homme généreux, mais ses richesses, pour lesquelles il n’était pas né, l’avaient rendu glorieux, et sa gloire le rendait magnifique. De sorte qu’il était extrêmement dépensier, surtout quand il s’agissait de ses plaisirs.

Il avait proposé un bon parti à Geneviève, si elle voulait consentir à le traiter en homme qu’on aime : elle me dit même, deux jours après, qu’il avait débuté par lui offrir une bourse pleine d’or, et c’est la forme la plus dangereuse que puisse prendre le diable pour tenter une jeune fille un peu coquette, et, par-dessus le marché, intéressée.

Or, Geneviève était encline à ces deux petits vices-là : ainsi, il aurait été difficile qu’elle eût plaisanté de bonne foi de l’amour en question ; aussi ne la voyais-je plus que rêveuse, tant la vue de cet or, et la facilité de l’avoir la tentaient, et sa sagesse ne disputait plus le terrain qu’en reculant lâchement.

Monsieur (c’est le maître de la maison dont je parle) ne se rebuta point du premier refus qu’elle avait fait de ses offres ; il avait pénétré combien sa vertu en avait été affaiblie ; de sorte qu’il revint à la charge encore mieux armé que la première fois, et prit contre elle un renfort de mille petits ajustements, qu’il la força d’accepter sans conséquence ; et des ajustements tout achetés, tout prêts à être mis, sont bien aussi séduisants que l’argent même avec lequel on les achète.

De dons en dons toujours reçus, et donnés sans conséquence, tant fut procédé, qu’il devait enfin lui fonder une pension viagère, à laquelle serait ajouté un petit ménage clandestin qu’il promettait de lui faire, si elle voulait sortir d’auprès de sa maîtresse.

J’ai su tout le détail de ce traité impur dans une lettre que Geneviève perdit, et qu’elle écrivait à une de ses cousines, qui ne subsistait, autant que j’en pus juger, qu’au moyen d’un traité dans le même goût, qu’elle avait passé avec un riche vieillard, car cette lettre parlait de lui.

À l’esprit d’intérêt qui possédait Geneviève se joignait encore une tentation singulière, et cette tentation, c’était moi.

J’ai dit qu’elle en était venue à m’aimer véritablement. Elle croyait aussi que je l’aimais beaucoup, non sans se plaindre pourtant de je ne sais quelle indolence, où je restais souvent quand j’aurais pu la voir ; mais je raccommodais cela par le plaisir que je lui marquais en la voyant ; et du tout ensemble, il résultait que je l’aimais, comme c’était la vérité, mais d’un amour assez tranquille.

Dans la certitude où elle en était, et dans la peur qu’elle eut de me perdre (car elle n’avait rien, ni moi non plus), elle songea que les offres de monsieur, que son argent, et le bien qu’il promettait de lui faire, seraient des moyens d’accélérer notre mariage. Elle espéra que sa fortune, quand elle en jouirait, me tenterait à mon tour, et me ferait surmonter les premiers dégoûts que je lui en avais montrés.

Dans cette pensée, Geneviève répondit aux discours de son maître avec moins de rigueur qu’à l’ordinaire, et se laissa ouvrir la main pour recevoir l’argent qu’il lui offrait toujours.

En pareil cas, quand le premier pas est fait, on a le pied levé pour en faire un second, et puis on va son chemin.

La pauvre fille reçut tout ; elle fut comblée de présents ; elle eut de quoi se mettre à son aise : et quand elle se vit en cet état, un jour que nous nous promenions ensemble dans le jardin de la maison : Monsieur continue de me poursuivre, me dit-elle adroitement, mais d’une manière si honnête que je ne saurais m’en scandaliser ; quant à moi, il me suffit d’être sage, et, sauf ton meilleur avis, je crois que je ne ferais pas si mal de profiter de l’humeur libérale où il est pour moi ; il sait bien que son amour est inutile, je ne lui cache pas qu’il n’aboutira à rien : Mais n’importe, me dit-il, je suis bien aise que tu aies de quoi te ressouvenir de moi, prends ce que je te donne, cela ne t’engagera à rien. Jusqu’ici j’ai toujours refusé, ajouta-t-elle, et je crois que j’ai mal raisonné. Qu’en dis-tu ? C’est mon maître, il a de l’amitié pour moi ; car amitié ou amour, c’est la même chose, de la manière dont j’y réponds ; il est riche : eh ! pardi, c’est comme si ma maîtresse voulait me donner quelque chose, et que je ne voulusse pas. N’est-il pas vrai ? parle.

Moi ! répliquai-je, totalement rebuté des dispositions où je la voyais et résolu de la laisser pour ce qu’elle valait, si les choses vont comme vous le dites, cela est à merveille : on ne refuse point ce qu’une maîtresse nous donne, et dès que monsieur ressemble à une maîtresse, que son amour n’est que de l’amitié, voilà qui est bien. Je n’aurais pas deviné cette amitié-là, moi : j’ai cru qu’il vous aimait comme on aime à l’ordinaire une jolie fille ; mais dès qu’il est si sage et si discrète personne, allez hardiment ; prenez seulement garde de broncher avec lui, car un homme est toujours traître.

Oh ! me dit-elle, je sais bien à quoi m’en tenir ; et elle avait raison, il n’y avait plus de conseil à prendre, et ce qu’elle m’en disait, n’était que pour m’apprivoiser petit à petit sur la matière.

Je suis charmée, me dit-elle en me quittant, que tu sois de mon sentiment : adieu, Jacob. Je vous salue, mademoiselle, lui répondis-je, et je vous fais mes compliments de l’amitié de votre amant ; c’est un honnête homme d’être si amoureux de votre personne, sans se soucier d’elle : bonjour, jusqu’au revoir, que le ciel vous conduise.

Je lui tins ce discours d’un air si gai en la quittant, qu’elle ne sentit point que je me moquais d’elle.

Cependant l’amour de monsieur pour Geneviève éclata un peu dans la maison. Les femmes de chambre ses compagnes en murmurèrent, moins peut-être par sagesse que par envie.

Voilà qui est bien vilain, bien impertinent ! me disait Toinette, qui était la jolie blonde dont j’ai parlé. Chut ! lui répondis-je. Point de bruit, mademoiselle Toinette : que sait-on ce qui peut arriver ? Vous avez aussi bien qu’elle un visage fripon ; monsieur a les yeux bons ; c’est aujourd’hui le tour de Geneviève pour être aimée ; ce sera peut-être demain le vôtre ; et puis, de toutes les injures que vous dites contre elle, qu’en arrivera-t-il ? Croyez-moi, un peu de charité pour l’amour de vous, si ce n’est pas pour l’amour d’elle.

Toinette se fâcha de ma réponse et s’en alla plaindre à madame en pleurant ; mais c’était mal s’adresser pour avoir justice. Madame éclata de rire au récit naïf qu’elle lui fit de notre conversation ; la tournure que j’avais donnée à la chose fut tout à fait de son goût, il n’y avait rien de mieux ajusté à son caractère.

Elle apprenait pourtant par là l’infidélité de son mari ; mais elle ne s’en souciait guère : ce n’était là qu’une matière à plaisanterie pour elle.

Es-tu bien sûre que mon mari l’aime ? dit-elle à Toinette, du ton d’une personne qui veut n’en point douter pour pouvoir en rire en toute confiance ; cela serait plaisant, Toinette, tu vaux pourtant mieux qu’elle. Voilà tout ce que Toinette en tira, et je l’aurais bien deviné ; car je connaissais madame.

Geneviève, qui s’était méprise au ton dont je lui avais répondu sur les présents de monsieur, et qui alors en était abondamment fournie, vint m’en montrer une partie, pour m’accoutumer par degrés à voir le tout.

Elle me cacha d’abord l’argent, je ne vis que des nippes, et de quoi en faire de toutes sortes d’espèces, habits, cornettes, pièces de toile et rubans de toutes couleurs ; et le ruban lui seul est un terrible séducteur de jeunes filles aimables, et femmes de chambre !

Peut-on rien de plus généreux ? me disait-elle, me donner cela seulement parce que je lui plais !

Oh ! lui disais-je, je n’en suis pas surpris ; l’amitié d’un homme pour une jolie fille va bien loin, voyez-vous, vous n’en resterez pas là. Vraiment je le crois, me repartit-elle, car il me demande souvent si j’ai besoin d’argent. Eh ! pardi, sans doute vous en avez besoin, lui dis-je ; quand vous en auriez jusqu’au cou, il faut en avoir par-dessus la tête : prenez toujours, s’il ne vous sert de rien, je m’en accommoderai, moi, j’en trouverai le débit. Volontiers, me dit-elle, charmée du goût que j’y prenais, et des conjectures favorables qu’elle en tirait pour le succès de ses vues ; je t’assure que j’en prendrai à cause de toi, et que tu en auras dès demain peut-être ; car il n’y a point de jour où il ne m’en offre.

Et ce qui fut promis fut tenu ; j’eus le lendemain six louis d’or à mon commandement, qui joints à trois que madame m’avait donnés pour payer un maître à écrire, me faisaient neuf prodigieuses, neuf immenses pistoles ; je veux dire qu’ils composaient un trésor pour un homme qui n’avait jamais que des sous marqués dans sa poche.

Peut-être fis-je mal en prenant l’argent de Geneviève ; ce n’était pas, je pense, en agir dans toutes les règles de l’honneur ; car enfin, j’entretenais cette fille dans l’idée que je l’aimais et je la trompais : je ne l’aimais plus, elle me plaisait pourtant toujours, mais rien qu’aux yeux, et plus au cœur.

D’ailleurs, cet argent qu’elle m’offrait n’était pas chrétien, je ne l’ignorais pas, et c’était participer au petit désordre de conduite en vertu duquel il avait été acquis ; c’était du moins engager Geneviève à continuer d’en acquérir au même prix : mais je ne savais pas encore faire des réflexions si délicates, mes principes de probité étaient encore fort courts ; et il y a apparence que Dieu me pardonna ce gain, car j’en fis un très bon usage ; il me profita beaucoup : j’en appris à écrire et l’arithmétique, avec quoi, en partie, je suis parvenu dans la suite.

Le plaisir avec lequel j’avais pris cet argent ne fit qu’enhardir Geneviève à pousser ses desseins ; elle ne douta point que je ne sacrifiasse tout à l’envie d’en avoir beaucoup ; et dans cette persuasion, elle perdit la tête et ne se ménagea plus.

Suis-moi, me dit-elle un matin, je veux te montrer quelque chose.

Je la suivis donc, elle me mena dans sa chambre ; et là, m’ouvrit un petit coffre tout plein des profits de sa complaisance : à la lettre, il était rempli d’or, et assurément la somme était considérable ; il n’y avait qu’un partisan qui eût le moyen de se damner si chèrement, et bien des femmes plus huppées l’en auraient pour cela quitté à meilleur marché que la soubrette.

Je cachai avec peine l’étonnement où je fus de cette honteuse richesse ; et gardant toujours l’air gaillard que j’avais jusque-là soutenu là-dessus : Est-ce encore là pour moi ? lui dis-je. Ma chambre n’est pas si bien meublée que la vôtre, et ce petit coffre-là y tiendra à merveille.

Oh ! pour cet argent-ci, me répondit-elle, tu veux bien que je n’en dispose qu’en faveur du mari que j’aurai. Avise-toi là-dessus.

Ma foi ! lui dis-je, je ne sais où vous en prendre un, je ne connais personne qui cherche femme. Qu’est-ce que c’est que cette réponse-là ? me répliqua-t-elle : où est donc ton esprit ? Est-ce que tu ne m’entends pas ? Tu n’as que faire de me chercher un mari, tu peux en devenir un, n’es-tu pas du bois dont on les fait ? Laissons-là le bois, lui dis-je, c’est un mot de mauvais augure. Quant au reste, continuai-je, ne voulant pas la brusquer, s’il ne tenait qu’à être votre mari, je le serais tout à l’heure et je n’aurais peur que de mourir de trop d’aise. Est-ce que vous en doutez ? N’y a-t-il pas un miroir ici ? Regardez-vous, et puis vous m’en direz votre avis. Tenez, ne faut-il pas bien du temps pour s’aviser si on dira oui avec mademoiselle ? Vous n’y songez pas vous-même avec votre avisement. Ce n’est pas là la difficulté.

Eh ! où est-elle donc ? reprit-elle d’un air avide et content. Oh ! ce n’est qu’une petite bagatelle, lui dis-je ; c’est que l’amitié de monsieur pourrait bien me procurer des coups de bâton, si j’allais lui souffler son amie. J’ai déjà vu de ces amitiés-là, elles n’entendent pas raillerie ; et puis que feriez-vous d’un mari si maltraité ?

Quelle imagination vas-tu te mettre dans l’esprit ? me dit-elle, je gage que si monsieur sait que je t’aime, il sera charmé que je t’épouse, et qu’il voudra lui-même faire les frais de notre mariage.

Ce ne serait pas la peine, lui dis-je, je les ferais bien moi-même ; mais, par ma foi, je n’ose aller en avant, votre bon ami me fait peur ; en un mot, sa bonne affection n’est peut-être qu’une simagrée ; je me doute qu’il y a sous cette peau d’ami un renard qui ne demande qu’à croquer la poule ; et quand il verra un petit roquet comme moi la poursuivre, je vous laisse à penser ce qu’il en adviendra, et si cet hypocrite de renard me laissera faire.

N’est-ce que cela qui t’arrête ? Me dis-tu vrai ? me repartit-elle. Assurément ! lui dis-je. Eh bien ! je vais travailler à te mettre en repos là-dessus, me répondit-elle, et à te prouver qu’on n’a pas envie de te disputer ta poule. Je serais fâchée qu’on te surprît dans ma chambre, séparons-nous ; mais je te garantis notre affaire faite.

Là-dessus je la quittai un peu inquiet des suites de cette aventure, et avec quelque repentir d’avoir accepté de son argent ; car je devinai le biais qu’elle prendrait pour venir à bout de moi : je m’attendis que monsieur s’en mêlerait, et je ne me trompai pas.

Le lendemain un laquais vint me dire de la part de notre maître d’aller lui parler, je m’y rendis fort embarrassé de ma figure. Eh bien ! me dit-il, mons Jacob, comment se comporte votre jeune maître ? Etudie-t-il assidûment ? Pas mal, monsieur, repris-je. Et toi, te trouves-tu bien du séjour de Paris ?

Ma foi, monsieur, lui répondis-je, j’y bois et j’y mange d’aussi bon appétit qu’ailleurs.

Je sais, me dit-il, que madame t’a pris sous sa protection, et j’en suis bien aise : mais tu ne me dis pas tout ; j’ai déjà appris de tes nouvelles ; tu es un compère ; comment donc ! il n’y a que deux ou trois mois que tu es ici, et tu as déjà fait une conquête ? à peine es-tu débarqué, que tu tournes la tête à de jolies filles ; Geneviève est folle de toi, et apparemment que tu l’aimes à ton tour ?

Hélas ! monsieur, repris-je, que m’aurait-elle fait pour la haïr, la pauvre enfant ? Oh ! me dit-il, parle hardiment, tu peux t’ouvrir à moi ; il y a longtemps que ton père me sert, je suis content de lui, et je serai ravi de faire du bien au fils, puisque l’occasion s’en présente ; il est heureux pour toi de plaire à Geneviève, et j’approuve ton choix ; tu es jeune et bien fait, sage et actif, dit-on ; de son côté, Geneviève est une fille aimable, je protège ses parents, et ne l’ai même fait entrer chez moi que pour être plus à portée de lui rendre service, et de la bien placer. (Il mentait.) Le parti qu’elle prend rompt un peu mes mesures ; tu n’as encore rien, je lui aurais ménagé un mariage plus avantageux ; mais enfin elle t’aime et ne veut que toi, à la bonne heure. Je songe que mes bienfaits peuvent remplacer ce qui te manque, et te tenir lieu de patrimoine. Je lui ai déjà fait présent d’une bonne somme d’argent dont je vous indiquerai l’emploi ; je ferai plus, je vous meublerai une petite maison, dont je payerai les loyers pour vous soulager, en attendant que vous soyez plus à votre aise ; du reste, ne t’embarrasse pas, je te promets des commissions lucratives ; vis bien avec la femme que je te donne, elle est douce et vertueuse ; au surplus, n’oublie jamais que tu as pour le moins la moitié de part à tout ce que je fais dans cette occurrence-ci. Quelque bonne volonté que j’aie pour les parents de Geneviève, je n’aurais pas été si loin si je n’en avais pas encore davantage pour toi et pour les tiens.

Ne parle de rien ici, les compagnes de ta maîtresse ne me laisseraient pas en repos, et voudraient toutes que je les mariasse aussi. Demande ton congé sans bruit, dis qu’on t’offre une condition meilleure et plus convenable ; Geneviève, de son côté, supposera la nécessité d’un voyage pour voir sa mère qui est âgée, et au sortir d’ici, vous vous marierez tous deux. Adieu. Point de remerciements, j’ai affaire : va seulement informer Geneviève de ce que je t’ai dit, et prends sur ma table ce petit rouleau d’argent avec quoi tu attendras dans une auberge que Geneviève soit sortie d’ici.

Je restai comme un marbre à ce discours ; d’un côté, tous les avantages qu’on me promettait étaient considérables.

Je voyais que du premier saut que je faisais à Paris, moi qui n’avais encore aucun talent, aucune avance, qui n’étais qu’un pauvre paysan, et qui me préparais à labourer ma vie pour acquérir quelque chose (et ce quelque chose, dans mes espérances éloignées, n’entrait même en aucune comparaison avec ce qu’on m’offrait), je voyais, dis-je, un établissement certain qu’on me jetait à la tête.

Et quel établissement ? Une maison toute meublée, beaucoup d’argent comptant, de bonnes commissions dont je pouvais demander d’être pourvu sur-le-champ, enfin la protection d’un homme puissant, et en état de me mettre à mon aise dès le premier jour, et de m’enrichir ensuite.

N’était-ce pas là la pomme d’Adam toute revenue pour moi ?

Je savourais la proposition : cette fortune subite mettait mes esprits en mouvement ; le cœur m’en battait, le feu m’en montait au visage.

N’avoir qu’à tendre la main pour être heureux, quelle séduisante commodité ! N’était-ce pas là de quoi m’étourdir sur l’honneur ?

D’un autre côté, cet honneur plaidait sa cause dans mon âme embarrassée, pendant que ma cupidité y plaidait la sienne. À qui est-ce des deux que je donnerai gagné ? disais-je ; je ne savais auquel entendre.

L’honneur me disait : Tiens-toi ferme ; déteste ces misérables avantages qu’on te propose ; ils perdront tous leurs charmes quand tu auras épousé Geneviève ; le ressouvenir de sa faute te la rendra insupportable, et puisque tu me portes dans ton sein, tout paysan que tu es, je serai ton tyran, je te persécuterai toute ta vie, tu verras ton infamie connue de tout le monde, tu auras ta maison en horreur, et vous ferez tous deux, ta femme et toi, un ménage du diable, tout ira en désarroi ; son amant la vengera de tes mépris, elle pourra te perdre avec le crédit qu’il a. Tu ne seras pas le premier à qui cela sera arrivé, rêves-y bien, Jacob. Le bien que t’apporte ta future est un présent du diable, et le diable est un trompeur. Un beau jour il te reprendra tout, afin de te damner par le désespoir, après t’avoir attrapé par sa marchandise.

On trouvera peut-être les représentations que me faisait l’honneur un peu longues, mais c’est qu’il a besoin de parler longtemps, lui, pour faire impression, et qu’il a plus de peine à persuader que les passions.

Car, par exemple, la cupidité ne répondait à tout cela qu’un mot ou deux ; mais son éloquence, quoique laconique, était vigoureuse.

C’est bien à toi, paltoquet, me disait-elle, à t’arrêter à ce chimérique honneur ! Ne te sied-il pas bien d’être délicat là-dessus, misérable rustre ? Va, tu as raison ; va te gîter à l’hôpital, ton honneur et toi, vous y aurez tous deux fort bonne grâce.

Pas si bonne grâce, répondais-je en moi-même ; c’est avoir de l’honneur en pure perte que de l’avoir à l’hôpital ; je crois qu’il n’y brille guère.

Mais l’honneur vous conduit-il toujours là ? Oui, assez souvent, et si ce n’est là, c’est du moins aux environs.

Mais est-on heureux quand on a honte de l’être ? Est-ce un plaisir que d’être à son aise à contre-cœur ? quelle perplexité !

Ce fut là tout ce qui se présenta en un instant à mon esprit. Pour surcroît d’embarras, je regardais ce rouleau d’argent qui était sur la table, il me paraissait si rebondi ! quel dommage de le perdre !

Cependant monsieur, surpris de ce que je ne lui disais rien, et que je ne prenais pas le rouleau qu’il avait mis là pour appuyer son discours, me demanda à quoi je pensais ? Pourquoi ne me dis-tu mot ? ajouta-t-il.

Hé ! monsieur, répondis-je, je rêve, et il y a bien de quoi. Tenez, parlons en conscience ; prenez que je sois vous, et que vous soyez moi. Vous voilà un pauvre homme. Mais est-ce que les pauvres gens aiment à être cocus ? Vous le serez pourtant, si je vous donne Geneviève en mariage. Eh bien ! voilà le sujet de ma pensée.

Quoi ! me dit-il là-dessus, est-ce que Geneviève n’est pas une honnête fille ? Fort honnête, repris-je, pour ce qui est en cas de faire un compliment ou une révérence : mais pour ce qui est d’être la femme d’un mari, je n’estime pas que l’honnêteté qu’elle a soit propre à cela.

Eh ! qu’as-tu donc à lui reprocher ? me dit-il. Hé, hé, hé, repris-je en riant, vous savez mieux que moi les tenants et les aboutissants de cette affaire-là, vous y étiez et je n’y étais pas ; mais on sait bien à peu près comment cela se gouverne. Tenez, monsieur, dites-moi franchement la vérité ; est-ce qu’un monsieur a besoin de femme de chambre ? Et quand il en a une, est-ce elle qui le déshabille ? Je crois que c’est tout le contraire.

Oh ! pour le coup, me dit-il, vous parlez net, Jacob, et je vous entends ; tout paysan que vous êtes, vous ne manquez pas d’esprit. Écoutez donc attentivement ce que je vais vous dire à mon tour.

Tout ce que vous vous imaginez de Geneviève est faux ; mais supposons qu’il soit vrai : vous voyez les personnes qui viennent me voir, ce sont tous gens de considération, qui sont riches, qui ont de grands équipages.

Savez-vous bien que parmi eux il y en a quelques-uns qu’il n’est pas nécessaire de nommer, et qui ne doivent leur fortune qu’à un mariage qu’ils ont fait avec des Genevièves ?

Or croyez-vous valoir mieux qu’eux ? Est-ce la crainte d’être moqué qui vous retient ? Et par qui le serez-vous ? Vous connaît-on, et êtes-vous quelque chose dans la vie ? Songera-t-on à votre honneur ? S’imagine-t-on seulement que vous en ayez un, benêt que vous êtes ? Vous ne risquez qu’une chose, c’est d’avoir autant d’envieux de votre état, qu’il y a de gens de votre sorte qui vous connaissent. Allez, mon enfant, l’honneur de vos pareils, c’est d’avoir de quoi vivre, et de quoi se retirer de la bassesse de leur condition, entendez-vous ? Le dernier des hommes ici-bas, est celui qui n’a rien.

N’importe, monsieur, lui répondis-je d’un air entre triste et mutin ; j’aimerais encore mieux être le dernier des autres que le plus fâché de tous. Le dernier des autres trouve toujours le pain bon quand on lui en donne ; mais le plus fâché de tous n’a jamais d’appétit à rien ; il n’y a pas de morceau qui lui profite, quand ce serait de la perdrix : et, ma foi, l’appétit mérite bien qu’on le garde ; et je le perdrais, malgré toute ma bonne chère, si j’épousais votre femme de chambre.

Votre parti est donc pris ? repartit monsieur.

Ma foi oui, monsieur, répondis-je, et j’en ai bien du regret ; mais que voulez-vous ? dans notre village, c’est notre coutume de n’épouser que des filles, et s’il y en avait une qui eût été femme de chambre d’un monsieur, il faudrait qu’elle se contentât d’avoir un amant ; mais pour de mari, néant ; il en pleuvrait, qu’il n’en tomberait pas un pour elle ; c’est notre régime, et surtout dans notre famille. Ma mère se maria fille, sa grande mère en avait fait autant ; et de grandes mères en grandes mères, je suis venu droit comme vous voyez, avec l’obligation de ne rien changer à cela.

Je me fus à peine expliqué d’un ton si décisif, que me regardant d’un air fier et irrité : Vous êtes un coquin, me dit-il. Vous avez fait chez moi publiquement l’amour à Geneviève ; vous n’aspiriez d’abord, m’a-t-elle dit, qu’au bonheur de pouvoir l’épouser un jour. Les autres filles de madame le savent ; d’un autre côté, vous osez l’accuser de n’être pas fille d’honneur ; vous êtes frappé de cette impertinente idée-là ; je ne doute pas qu’en conséquence vous ne causiez sur son compte, quand on vous parlera d’elle ; vous êtes homme à ne la pas ménager dans vos petits discours ; et c’est moi, c’est ma simple bonne volonté pour elle qui serait la cause innocente de tout le tort que vous pourriez lui faire. Non, monsieur Jacob, j’y mettrai bon ordre, et puisque j’ai tant fait que de m’en mêler, que vous avez déjà pris de son argent sur le pied d’un homme qui devait l’épouser, je ne prétends pas que vous vous moquiez d’elle. Je ne vous laisserai point en liberté de lui nuire, et si vous ne l’épousez pas, je vous déclare que ce sera à moi à qui vous aurez affaire. Déterminez-vous ; je vous donne vingt-quatre heures, choisissez de sa main ou du cachot ; je n’ai que cela à vous dire. Allons, retirez-vous, faquin.

Cet ordre, et l’épithète qui le soutenait, me firent peur, et je ne fis qu’un saut de la chambre à la porte.

Geneviève, qui avait été avertie de l’heure où monsieur devait m’envoyer chercher, m’attendait au passage ; je la rencontrai sur l’escalier.

Ah ! ah ! me dit-elle, comme si nous nous étions rencontrés fortuitement, est-ce que tu viens de parler à monsieur ? Que te voulait-il donc ?

Doucement, Geneviève, ma mie, lui dis-je, j’ai vingt-quatre heures devant moi pour vous répondre, et je ne dirai ma pensée qu’à la dernière minute.

Là-dessus je passai mon chemin d’un air renfrogné et même un peu brutal, et laissai Mlle Geneviève toute stupéfaite, et ouvrant de grands yeux, qui se disposaient à pleurer ; mais cela ne me toucha point. L’alternative du cachot, ou de sa main, m’avait guéri radicalement du peu d’inclination qui me restait pour elle ; j’en avais le cœur aussi nettoyé que si je ne l’avais jamais connue. Sans compter la farouche épouvante dont j’étais saisi, et qui était bien contraire à l’amour.

Elle me rappela plusieurs fois d’un ton plaintif : Jacob ! hé ! mais, parle-moi donc, Jacob. Dans vingt-quatre heures, mademoiselle ; puis je courus toujours sans savoir où j’allais, car je marchais en égaré.

Enfin je me trouvai dans le jardin, le cœur palpitant, regrettant les choux de mon village, et maudissant les filles de Paris, qu’on vous obligeait d’épouser le pistolet sous la gorge : j’aimerais autant, disais-je en moi-même, prendre une femme à la friperie. Que je suis malheureux !

Ma situation m’attendrit sur moi-même, et me voilà à pleurer ; je tournais dans un bosquet, en faisant des exclamations de douleur, quand je vis madame qui en sortait avec un livre à la main.

À qui en as-tu donc, mon pauvre Jacob, me dit-elle avec tes yeux baignés de larmes ?

Ah ! madame, lui répondis-je en me jetant à ses genoux, ah ! ma bonne maîtresse, Jacob est un homme coffré quand vingt-quatre heures seront sonnées.

Coffré ! me dit-elle. As-tu commis quelque mauvaise action ? Eh ! tout à rebours de cela, m’écriai-je ; c’est à cause que je n’en veux pas commettre une. Vous m’avez recommandé de vous faire honneur, n’estce pas, madame ? Eh ! où le prendrai-je pour vous en faire, si on ne prétend pas que j’en garde ? Monsieur ne veut pas que je me donne les airs d’en avoir. Quel misérable pays, madame, où on met au cachot les personnes qui ont de l’honneur, et en chambre garnie, celles qui n’en ont point ! Epousez des femmes de chambre pour homme, et vous aurez des rouleaux d’argent ; prenez une honnête fille, vous voilà niché entre quatre murailles. Voilà comme monsieur l’entend, qui veut, sauf votre respect, que j’épouse sa femme de chambre.

Explique-toi mieux, me dit madame qui se mordait les lèvres pour s’empêcher de rire ; je ne te comprends point. Qu’est-ce que c’est que cette femme de chambre ? Est-ce que mon mari en a une ?

Eh ! oui, madame, lui dis-je ; c’est la vôtre ; c’est Mlle Geneviève qui me recherche, et qu’on me commande de prendre pour femme.

Écoute, Jacob, me dit-elle ; c’est à toi à consulter ton cœur. Eh bien ! mon cœur et moi, repris-je, avons aussi là-dessus raisonné bien longtemps ensemble, et il n’en veut pas entendre parler.

Il est pourtant vrai, dit-elle, que cela ferait ta fortune ; car mon mari ne te laisserait pas là, je le connais.

Oui, madame, répondis-je, mais, par charité, songez un peu à ce que c’est que d’avoir des enfants qui vous appellent leur père, et qui en ont menti. Cela est bien triste ! et cependant si j’épouse Geneviève, je suis en danger de n’avoir point d’autres enfants que de ceux-là ; je serai obligé de leur donner des nourrices qui me fendront le cœur, et vous me voyez désolé, madame. Naturellement je n’aime pas les enfants de contrebande, et je n’ai que vingt-quatre heures pour dire si je m’en fournirai peut-être d’une demi-douzaine, ou non. Portez-moi secours là-dedans, ayez pitié de moi. Le cachot qu’on me promet, empêchez qu’on ne me le tienne. Je suis d’avis de m’enfuir.

Non, non, me dit-elle, je te le défends, je parlerai à mon mari et je te garantis que tu n’as rien à craindre ; va, retourne à ton service sans inquiétude.

Après ce discours, elle me quitta pour continuer sa lecture, et moi, je me rendis auprès de mon petit maître qui ne se portait pas bien.

Il fallait, en m’en retournant, que je passasse devant la chambre de Geneviève qui en avait laissé la porte ouverte, et qui me guettait, assise et fondant en larmes.

Te voilà donc, ingrat ! s’écria-t-elle aussitôt qu’elle me vit, fourbe, qui, non content de refuser ma main, m’accable encore de honte et de mépris ! Et c’était en me retenant par ma manche qu’elle m’apostrophait sur ce ton.

Parle, ajouta-t-elle, pourquoi dis-tu que je ne suis pas fille d’honneur ?

Eh ! mon Dieu, mademoiselle Geneviève, pardi, donnez-moi du temps ; ce n’est pas que vous ne soyez une honnête fille, il n’y a que ce petit coffre plein d’or, et vos autres brimborions d’affiquets qui me chicanent, et je crois que sans eux vous seriez encore plus honnête ; j’aimerais bien autant votre honneur comme il était ci-devant ; mais n’en parlons plus, et ne nous querellons point ; vous avez tort, ajoutai-je avec adresse : que ne m’avez-vous dit bonnement les choses ? il n’y a rien de si beau que la sincérité, et vous êtes une dissimulée : il n’y avait qu’à m’avouer votre petit fait, je n’y aurais pas regardé de si près ; car après cela on sait à quoi s’en tenir, et du moins une fille vous est obligée de prendre tout en gré ; mais vouloir me brider le nez, venir me bercer avec des contes à dormir debout, pendant que je suis le meilleur enfant du monde, ce n’est pas là la manière dont on en use. Il s’agissait de me dire : Tiens, Jacob, je ne veux point te vendre chat en poche, monsieur a couru après moi, je m’enfuyais, mais il m’a jeté de l’or, des nippes et une maison fournie de ses ustensiles à la tête, cela m’a étourdi, je me suis arrêtée, et puis j’ai ramassé l’or, les nippes et la maison ; en veux-tu ta part à cette heure ? Voilà comme on parle ; dites-moi cela, et puis vous saurez mon dernier mot.

Là-dessus les larmes de Geneviève redoublèrent ; il en vint une ondée pendant laquelle elle me serrait les mains tant qu’elle pouvait, sans me répondre, et c’était l’aveu de la vérité qui s’arrêtait au passage.

À la fin pourtant, comme je la consolais en la pressant de parler : Si l’on pouvait se fier à toi, me dit-elle. Eh ! qui est-ce qui en doute ? lui dis-je. Allons, ma belle demoiselle, courage. Hélas ! me répondit-elle, c’est l’amour que j’ai pour toi qui est cause de tout.

Voilà qui est merveilleux, lui dis-je après. Sans lui, ajouta-t-elle, j’aurais méprisé tout l’or et toutes les fortunes du monde ; mais j’ai cru te fixer par la situation que monsieur voulait bien me procurer, et que tu serais bien aise de me voir riche. Et cependant je me suis trompée, tu me reproches ce que je n’ai fait que par tendresse.

Ce discours me glaça jusqu’au fond du cœur. Ce qu’elle me disait ne m’apprenait pourtant rien de nouveau ; car enfin je savais bien à quoi m’en tenir sur cette aventure, sans qu’elle m’en rendit compte ; et malgré cela, tout ce qu’elle me disait, je crus l’apprendre encore en l’entendant raconter par elle-même, j’en fus frappé comme d’une nouveauté.

J’aurais juré que je ne m’intéressais plus à Geneviève, et je crois l’avoir dit plus haut ; mais apparemment qu’il me restait encore dans le cœur quelque petite étincelle de feu pour elle, puisque je fus ému ; mais tout s’éteignit dans ce moment.

Je cachai pourtant à Geneviève ce qui se passait en moi. Hélas ! lui répondis-je, ce que vous me dites est bien fâcheux.

Quoi ! Jacob, me dit-elle avec des yeux qui me demandaient grâce, et qui étaient faits pour l’obtenir, si on n’était pas quelquefois plus irréconciliable en pareil cas avec une fille qui est belle qu’avec une autre qui ne l’est pas. Quoi ! m’aurais-tu abusée, quand tu m’as fait espérer qu’un peu de sincérité nous raccommoderait ensemble ?

Non, lui dis-je, j’aurais juré que je vous parlais loyalement ; mais il me semble que mon cœur veut changer d’avis. Eh ! pourquoi en changerait-il, mon cher Jacob, s’écria-t-elle ; tu ne trouveras jamais personne qui t’aime autant que moi ! Tu peux d’ailleurs compter désormais sur une sagesse éternelle de ma part. Oui, mais malheureusement, lui dis-je, cette sagesse vous prend un peu tard ; c’est le médecin qui arrive après la mort.

Quoi ! reprit-elle, je te perdrai donc ? Laissez-moi rêver à cela, lui dis-je, il me faut un peu de loisir pour m’ajuster avec mon cœur, il me chicane, et je vais tâcher aujourd’hui de l’accoutumer à la fatigue. Permettez que je m’en aille penser à cette affaire.

Il vaut autant que tu me poignardes, me dit-elle, que de ne pas prendre ta résolution sur-le-champ. Il n’y a pas moyen, je ne saurais si vite savoir ce que je veux ; mais patience, lui dis-je, il y aura tantôt réponse, et peut-être de bonnes nouvelles avec : oui, tantôt, ne vous impatientez pas. Adieu, ma petite maîtresse, restez en paix, et que le ciel nous assiste tous deux !

Je la quittai donc, et elle me vit partir avec une tendre inquiétude, qu’en vérité j’avais honte de ne pas calmer ; mais je ne cherchais qu’à m’esquiver, et j’entrai dans ma chambre avec la résolution inébranlable de m’enfuir de la maison, si madame ne mettait pas quelque ordre à mon embarras, comme elle me l’avait promis.

J’appris dans le cours de la journée que Geneviève s’était mise au lit, qu’elle était malade, qu’elle avait eu des maux de cœur ; accidents dont on souriait en me les contant, et qu’on me venait conter par préférence. Six ou sept personnes de la maison, et surtout les filles de madame, vinrent me le dire en secret.

Pour moi je me tus, j’avais trop de souci pour m’amuser à babiller avec personne, et je restai tapi dans mon petit taudis jusqu’à sept heures du soir.

Je les comptai, car j’avais l’oreille attentive à l’horloge, parce que je voulais parler à madame qu’une légère migraine avait empêchée de sortir.

Je me préparais donc à l’aller trouver quand j’entendis du bruit dans la maison : on montait, on descendait l’escalier avec un mouvement qui n’était pas ordinaire. Ah ! mon Dieu, disait-on, quel accident !

Ce fracas-là m’émut, et je sortis de ma chambre pour savoir ce que c’était.

Le premier objet que je rencontrai, ce fut un vieux valet de chambre de monsieur qui levait les mains au ciel en soupirant, qui pleurait et qui s’écriait : Ah ! pauvre homme que je suis ! Quelle perte ! quel malheur ! Qu’avez-vous donc, monsieur Dubois ? lui dis-je ; qu’est-il arrivé ?

Hélas ! mon enfant, dit-il, monsieur est mort et j’ai envie d’aller me jeter dans la rivière.

Je ne pris pas la peine de l’en dissuader, parce qu’il n’y avait rien à craindre : il n’y avait pas d’apparence qu’il voulût choisir l’eau pour son tombeau, lui qui en était l’ennemi juré : il y avait peut-être plus de trente ans que le vieux ivrogne n’en avait bu.

Au reste il avait raison de s’affliger ; la mort lui enlevait un bon chaland ; il était depuis quinze ans le pourvoyeur des plaisirs de son maître qui le payait bien, qu’il volait, disait-on, par-dessus le marché.

Je le laissai donc dans sa douleur moitié raisonnable, et moitié bachique ; car il était plein de vin quand je lui parlai, et je courus m’instruire plus à fond de ce qu’il venait de m’apprendre.

Rien n’était plus vrai que son rapport, une apoplexie venait d’étouffer monsieur. Il était seul dans son cabinet, quand elle l’avait surpris. Il n’avait eu aucun secours, et un domestique l’avait trouvé mort dans son fauteuil, et devant son bureau, sur lequel était une lettre ébauchée de quelques lignes gaillardes qu’il écrivait à une dame de bonne composition, autant qu’on en pouvait juger, car je crois que tout le monde dans la maison lut cette lettre, que madame avait pris dans le cabinet, et qu’elle laissa tomber de ses mains, dans le désordre où la jeta ce spectacle effrayant.

Pour moi, il faut que je l’avoue franchement, cette mort subite m’épouvanta sans m’affliger ; peut-être même la trouvai-je venue bien à propos ; je respirai, et j’avais pour excuse de ma dureté là-dessus, que le défunt m’avait menacé de la prison. Cela m’avait alarmé, sa mort me tirait d’inquiétude, et mit le comble à la disgrâce où Geneviève était tombée dans mon cœur.

Hélas ! la pauvre fille, le malheur lui en voulait ce jour-là. Elle avait entendu aussi bien que moi le tintamarre qu’on faisait dans la maison, et de son lit elle appela un domestique pour en savoir la cause.

Celui à qui elle s’adressa était un gros brutal, un de ces valets qui dans une maison ne tiennent jamais à rien qu’à leurs gages et qu’à leurs profits, et pour qui leur maître est toujours un étranger, qui peut mourir, périr, prospérer sans qu’ils s’en soucient ; tant tenu, tant payé, et attrape qui peut.

Je le peins ici, quoique cela ne soit pas fort nécessaire : mais du moins, sur le portrait que j’en fais, on peut éviter de prendre des domestiques qui lui ressemblent.

Ce fut donc ce gros sournois-là qui vint à la voix de Geneviève qui l’appelait, et qui, interrogé de ce que c’était que ce bruit qu’elle entendait, lui dit : C’est que monsieur est mort.

À cette brusque nouvelle, Geneviève déjà indisposée s’évanouit.

Sans doute que ce valet ne s’amusa pas à la secourir. Le petit coffret plein d’argent dont j’ai parlé, et qui était encore sur sa table, fixa son attention. De sorte que dès ce moment le coffret et lui disparurent ; on ne les a jamais revus depuis, et apparemment qu’ils partirent ensemble.

Il nous reste encore d’autres malheurs ; le bruit de la mort de monsieur fut bientôt répandu ; on ne connaissait pas ses affaires : madame avait vécu jusque-là dans une abondance dont elle ne savait pas la source, et dont elle jouissait dans une quiétude parfaite.

On l’en tira dès le lendemain ; mille créanciers fondirent chez elle avec des commissaires et toute leur séquelle. Ce fut un désordre épouvantable.

Les domestiques demandaient leurs gages et pillaient ce qu’ils pouvaient en attendant de les recevoir.

La mémoire de monsieur était maltraitée ; nombre de personnes ne lui épargnaient pas l’épithète de fripon. L’un disait : Il m’a trompé ; l’autre : Je lui ai confié de l’argent ; qu’en a-t-il fait ?

Ensuite on insultait à la magnificence de sa veuve, on ne la ménageait pas en sa présence même, et elle se taisait moins par patience que par consternation.

Cette dame n’avait jamais su ce que c’était que chagrin ; et dans la triste expérience qu’elle en fit alors, je crois que l’étonnement où la jetait son état lui sauvait la moitié de sa douleur.

Imaginez-vous ce que serait une personne qu’on aurait tout à coup transportée dans un pays affreux, dont tout ce qu’elle aurait vu ne lui aurait pas donné la moindre idée : voilà comment elle se trouvait.

Moi qui n’avais pas été fâché de la mort de son mari, et qui dans le fond n’avais pas dû l’être, je réparai bien cette insensibilité excusable par mon attendrissement pour sa femme. Je ne pus la voir sans pleurer avec elle ; il me semblait que si j’avais eu des millions, je les lui aurais donnés avec une joie infinie : aussi était-ce ma bienfaitrice.

Mais de quoi lui servait que je fusse touché de son infortune ? C’était la tendre compassion de ses amis qu’il lui fallait alors, et non pas celle d’un misérable comme moi, qui ne pouvais rien pour elle.

Mais dans ce monde toutes les vertus sont déplacées, aussi bien que les vices. Les bons et les mauvais cœurs ne se trouvent point à leur place. Quand je ne me serais pas soucié de la situation de cette dame, elle n’y aurait rien perdu, mon ingrate insensibilité n’eût fait tort qu’à moi. Celle de ses amis qu’elle avait tant fêtés la laissait sans ressource et mettait le comble à ses maux.

Il en vint d’abord quelques-uns, de ces indignes amis ; mais dès qu’ils virent que le feu était dans les affaires et que la fortune de leur amie s’en allait en ruine, ils courent encore, et apparemment qu’ils avertirent les autres, car il n’en revint plus.

Je passe la suite de ces tristes événements ; le détail en serait trop long.

Je ne demeurai plus que trois jours dans la maison ; tous les domestiques furent renvoyés, à une femme de chambre près, que madame n’avait peut-être jamais autant aimée que les autres, à qui dans ce moment elle devait tous ses gages, et qui pourtant ne voulut jamais la quitter.

Cette femme de chambre, c’était ce visage si indifférent dont j’ai parlé tantôt, sur qui j’avais évité de dire mon sentiment, et dont la physionomie était de si petite apparence.

La nature fait assez souvent de ces tricheries-là, elle enterre je ne sais combien de belles âmes sous de pareils visages, on n’y connaît rien, et puis, quand ces gens-là viennent à se manifester, vous voyez des vertus qui sortent de dessous terre.

Pour moi, pénétré comme je l’ai dit de tout ce que je voyais, j’allai me présenter à madame, et lui vouai un service éternel, s’il pouvait lui être utile.

Hélas ! mon enfant, me dit-elle, tout ce que je puis te répondre, c’est que je voudrais être en état de récompenser ton zèle ; mais tu vois ce que je suis devenue, et je ne sais pas ce que je deviendrai encore, ni ce qui me restera ; ainsi je te défends de t’attacher à moi ; va te sauver ailleurs. Quand je t’ai mis auprès de mon neveu, je comptais avoir soin de toi ; mais puisque aujourd’hui je ne puis rien, ne reste point, ta condition est trop peu de chose, tâche d’en trouver une meilleure, et ne perds point courage, tu as un bon cœur qui ne demeurera pas sans récompense.

J’insistai, mais elle voulut absolument que je la quittasse, et je me retirai en vérité fondant en larmes.

De là, je me rendis à ma chambre pour y faire mon paquet ; en y allant, je rencontrai le précepteur de mon petit maître, qui escortait déjà ses ballots. Son disciple pleurait en lui disant adieu et pleurait tout seul. Je pris aussi congé du jeune enfant, qui s’écria d’un ton qui me fendit le cœur : Hé quoi ! tout le monde me quitte donc ?

Je ne repartis à cela que par un soupir ; je n’avais que cette réponse-là à ma disposition, et je sortis chargé de mon petit butin sans dire gare à personne. Je pensai pourtant aller dire adieu à Geneviève ; mais je ne l’aimais plus, je ne faisais que la plaindre, et peut-être que, dans la conjoncture où nous nous trouvions, il était plus généreux de ne me pas présenter à elle.

Mon dessein au sortir de chez ma maîtresse fut d’abord de m’en retourner à mon village ; car je ne savais que devenir, ni où me placer.

Je n’avais pas de connaissance, point d’autre métier que celui de paysan ; je savais parfaitement semer, labourer la terre, tailler la vigne, et voilà tout.

Il est vrai que mon séjour à Paris avait effacé beaucoup de l’air rustique que j’y avais apporté ; je marchais d’assez bonne grâce ; je portais bien ma tête, et je mettais mon chapeau en garçon qui n’était pas un sot.

Enfin j’avais déjà la petite oie de ce qu’on appelle usage du monde ; je dis du monde de mon espèce, et c’en est un. Mais c’étaient là tous mes talents, joint à cette physionomie assez avenante que le ciel m’avait donnée, et qui jouait sa partie avec le reste.

En attendant mon départ de Paris, dont je n’avais pas encore fixé le jour, je me mis dans une de ces petites auberges à qui le mépris de la pauvreté a fait donner le nom de gargote.

Je vécus là deux jours avec des voituriers qui me parurent très grossiers ; et c’est que je ne l’étais plus tant, moi.

Ils me dégoûtèrent du village. Pourquoi m’en retourner ? me disais-je quelquefois. Tout est plein ici de gens à leur aise, qui, aussi bien que moi, n’avaient pour tout bien que la Providence. Ma foi ! restons encore quelques jours ici pour voir ce qui en sera ; il y a tant d’aventure dans la vie, il peut m’en échoir quelque bonne ; ma dépense n’est pas ruineuse ; je puis encore la soutenir deux ou trois semaines ; à ce qu’il m’en coûte par repas, j’irai loin ; car j’étais sobre, et je l’étais sans peine. Quand je trouvais bonne chère, elle me faisait plaisir ; je ne la regrettais pas quand je l’avais mauvaise, tout m’accommodait.

Et ce sont là d’assez bonnes qualités dans un garçon qui cherche fortune avec cette humeur-là. Ordinairement il ne la cherche pas en vain ; le hasard est volontiers pour lui, ses soins lui réussissent ; et j’ai remarqué que les gourmands perdent la moitié de leur temps à être en peine de ce qu’ils mangeront ; ils ont là-dessus un souci machinal qui dissipe une grande partie de leur attention pour le reste.

Voilà donc mon parti pris de séjourner à Paris plus que je n’avais résolu d’abord.

Le lendemain de ma résolution, je commençai par aller m’informer de ce qu’était devenue la dame de chez laquelle j’étais sorti, parce qu’elle aurait pu me recommander à quelqu’un. Mais j’appris qu’elle s’était retirée dans un couvent avec la généreuse femme de chambre dont j’ai parlé ; que ses affaires tournaient mal, et qu’à peine aurait-elle de quoi passer dans l’obscurité le reste de ses jours.

Cette nouvelle me fit encore jeter quelques soupirs, car sa mémoire m’était chère ; mais il n’y avait point de remède à cela ; et tout ce que je pus imaginer de mieux pour me fourrer quelque part, ce fut d’aller chez un nommé maître Jacques, qui était de mon pays, et à qui mon père, quand je partis du village, m’avait dit de faire ses compliments. J’en avais l’adresse, mais jusque-là je n’y avais pas songé.

Il était cuisinier dans une bonne maison, et me voilà en chemin pour l’aller trouver.

Je passais le Pont-Neuf entre sept et huit heures du matin, marchant fort vite à cause qu’il faisait froid, et n’ayant dans l’esprit que mon homme.

Quand je fus près du cheval de bronze, je vis une femme enveloppée dans une écharpe de gros taffetas uni, qui s’appuyait contre les grilles et qui disait : Ah ! je me meurs !

À ces mots que j’entendis, je m’approchai d’elle pour savoir si elle n’avait pas besoin de secours. Est-ce que vous vous trouvez mal, madame ? lui dis-je. Hélas, mon enfant, je n’en puis plus, me répondit-elle ; il vient de me prendre un grand étourdissement et j’ai été obligée de m’appuyer ici.

Je l’examinai un peu pendant qu’elle me parlait, et je vis une face ronde, qui avait l’air d’être succulemment nourrie, et qui, à vue de pays, avait coutume d’être vermeille quand quelque indisposition ne la ternissait pas.

À l’égard de l’âge de cette personne, la rondeur de son visage, sa blancheur et son embonpoint empêchaient qu’on en pût bien décider.

Mon sentiment, à moi, fut qu’il s’agissait d’une quarantaine d’années, et je me trompais, la cinquantaine était complète.

Cette écharpe de gros taffetas sans façon, une cornette unie, un habit d’une couleur à l’avenant, et je ne sais quelle réforme dévote répandue sur toute cette figure, le tout soutenu d’une propreté tirée à quatre épingles, me firent juger que c’était une femme à directeur ; car elles ont presque partout la même façon de se mettre, ces sortes de femmes-là ; c’est là leur uniforme, et il ne m’avait jamais plu.

Je ne sais à qui il faut s’en prendre, si c’est à la personne ou à l’habit ; mais il me semble que ces figures-là ont une austérité critique qui en veut à tout le monde.

Cependant comme cette personne-ci était fraîche et ragoûtante, et qu’elle avait une mine ronde, mine que j’ai toujours aimée, je m’inquiétai pour elle ; et lui aidant à se soutenir : Madame, lui dis-je, je ne vous laisserai point là, si vous le voulez bien, et je vous offre mon bras pour vous reconduire chez vous ; votre étourdissement peut revenir, et vous aurez besoin d’aide. Où demeurez-vous ?

Dans la rue de la Monnaie, mon enfant, me dit-elle, et je ne refuse point votre bras puisque vous me l’offrez de si bon cœur ; vous me paraissez un honnête garçon.

Vous ne vous trompez pas, repris-je en nous mettant en marche ; il n’y a que trois ou quatre mois que je suis sorti de mon village, et je n’ai pas encore eu le temps d’empirer et de devenir méchant.

Ce serait bien dommage que vous le devinssiez jamais, me dit-elle en jetant sur moi un regard bénévole et dévotement languissant ; vous ne me semblez pas fait pour tomber dans un si grand malheur.

Vous avez raison, repris-je, madame ; Dieu m’a fait la grâce d’être simple et de bonne foi, et d’aimer les honnêtes gens.

Cela est écrit sur votre visage, me dit-elle ; mais vous êtes bien jeune. Quel âge avez-vous ? Pas encore vingt ans, repris-je.

Et notez que, pendant cette conversation, nous cheminions d’une lenteur étonnante, et que je la soulevais presque de terre, pour lui épargner la peine de se traîner.

Mon Dieu ! mon fils, que je vous fatigue ! me disait-elle. Non, madame, lui répondis-je ; ne vous gênez point, je suis ravi de vous rendre ce petit service. Je le vois bien, reprenait-elle ; mais dites-moi, mon cher enfant, qu’êtes-vous venu faire à Paris ? À quoi vous occupez-vous ?

À cette question, je m’imaginai heureusement que cette rencontre pouvait tourner à bien. Quand elle m’avait dit que ce serait dommage que je devinsse méchant, ses yeux avaient accompagné ce compliment de tant de bonté, d’un si grand air de douceur, que j’en avais tiré un bon augure. Je n’envisageais pourtant rien de positif sur les suites que pouvait avoir ce coup de hasard ; mais j’en espérais quelque chose, sans savoir quoi.

Dans cette opinion, je conçus aussi que mon histoire était très bonne à lui raconter et très convenable.

J’avais refusé d’épouser une belle fille que j’aimais, qui m’aimait et qui m’offrait ma fortune, et cela par un dégoût fier et pudique qui ne pouvait avoir frappé qu’une âme de bien et d’honneur. N’était-ce pas là un récit bien avantageux à lui faire ? Et je le fis de mon mieux, d’une manière naïve, et comme on dit la vérité.

Il me réussit, mon histoire lui plut tout à fait.

Le Ciel, me dit-elle, vous récompensera d’une si honnête façon de penser, mon garçon, je n’en doute pas ; je vois que vos sentiments répondent à votre physionomie. Oh ! madame, pour ma physionomie, elle ira comme elle pourra ; mais voilà de quelle humeur je suis pour le cœur.

Ce qu’il dit là est si ingénu ! dit-elle avec un souris bénin. Écoutez, mon fils, vous avez bien des grâces à rendre à Dieu, de ce cœur droit qu’il vous a donné ; c’est un don plus précieux que tout l’or du monde, un bien pour l’éternité ; mais il faut le conserver, vous n’avez pas d’expérience, et il y a tant de pièges à Paris pour votre innocence, surtout à l’âge où vous êtes. Écoutez-moi ; c’est le ciel apparemment qui a permis que je vous rencontrasse. Je vis avec une sœur que j’aime beaucoup, qui m’aime de même ; nous vivons retirées, mais à notre aise, grâce à la bonté divine, et avec une cuisinière âgée qui est une honnête fille. Avant-hier nous nous défîmes d’un garçon qui ne nous convenait point ; nous avions remarqué qu’il n’avait point de religion ; aussi était-il libertin ; et je suis sortie ce matin pour prier un ecclésiastique de nos amis, de nous en envoyer un qu’il nous avait promis. Mais ce domestique a trouvé une maison qu’il ne veut pas quitter, parce qu’il y est avec un de ses frères, et il ne tiendra qu’à vous de tenir sa place, pourvu que vous ayez quelqu’un qui nous réponde de vous.

Hélas ! madame, sur ce pied-là, lui dis-je, je ne puis profiter de votre bonne volonté ; car je n’ai personne ici qui me connaisse. Je n’ai été que dans la maison dont je vous ai parlé, où je n’ai fait ni bien ni mal : madame y avait pris de l’affection pour moi ; mais à cette heure elle est retirée dans un couvent, je ne sais lequel ; et cette bonne dame-là, avec un cuisinier de mon pays qui est ici, mais qui n’est pas digne de me présenter à des personnes comme vous, voilà toutes les cautions que j’ai ; si vous me donnez le temps de chercher la dame, je suis sûr que vous serez contente de son rapport. Pour maître Jacques le cuisinier, ce qu’il vous dira de moi ira par-dessus le marché.

Mon enfant, me dit-elle, j’aperçois une sincérité dans ce que vous me dites, qui doit vous tenir lieu de répondant.

À ces mots nous nous trouvâmes à sa porte : Montez, montez avec moi, me dit-elle ; je parlerai à ma sœur.

J’obéis, et nous entrâmes dans une maison où tout me parut bien étoffé, et dont l’arrangement et les meubles étaient dans le goût des habits de nos dévotes. Netteté, simplicité et propreté, c’est ce qu’on y voyait.

On eût dit que chaque chambre était un oratoire ; l’envie d’y faire oraison y prenait en y entrant ; tout y était modeste et luisant, tout y invitait l’âme à y goûter la douceur d’un saint recueillement.

L’autre sœur était dans son cabinet, qui, les deux mains sur les bras d’un fauteuil, s’y reposait de la fatigue d’un déjeuner qu’elle venait de faire, et en attendait la digestion en paix.

Les débris du déjeuner étaient là sur une petite table ; il avait été composé d’une demi-bouteille de vin de Bourgogne presque toute bue, de deux œufs frais, et d’un petit pain au lait.

Je crois que ce détail n’ennuiera point, il entre dans le portrait de la personne dont je parle.

Eh ! mon Dieu, ma sœur, vous avez été bien longtemps à revenir ; j’étais en peine de vous, dit celle qui était dans le fauteuil à celle qui entrait. Est-ce là le domestique qu’on devait nous donner ?

Non, ma sœur, reprit l’autre, c’est un honnête jeune homme que j’ai rencontré sur le Pont-Neuf ; et sans lui je ne serais pas ici, car je viens de me trouver très mal ; il s’en est aperçu en passant, et s’est offert pour m’aider à revenir à la maison.

En vérité, ma sœur, reprit l’autre, vous vous faites toujours des scrupules que je ne saurais approuver. Pourquoi sortir le matin pour aller loin, sans prendre quelque nourriture ? Et cela parce que vous n’aviez pas entendu la messe. Dieu exige-t-il qu’on devienne malade ? Ne peut-on le servir sans se tuer ? Le servirez-vous mieux quand vous aurez perdu la santé, et que vous vous serez mis hors d’état d’aller à l’église ? Ne faut-il pas que notre piété soit prudente ? N’est-on pas obligé de ménager sa vie pour louer Dieu qui nous l’a donnée, le plus longtemps qu’il sera possible ? Vous êtes trop outrée, ma sœur, et vous devez demander conseil là-dessus.

Enfin, ma chère sœur, reprit l’autre, c’est une chose faite. J’ai cru que j’aurais assez de force : j’avais effectivement envie de manger un morceau en partant ; mais il était bien matin, et d’ailleurs j’ai craint que ce ne fût une délicatesse ; et si on ne hasardait rien, on n’aurait pas grand mérite ; mais cela ne m’arrivera plus, car il est vrai que je m’incommoderais. Je crois pourtant que Dieu a béni mon petit voyage, puisqu’il a permis que j’aie rencontré ce garçon que vous voyez : l’autre est placé ; il n’y a que trois mois que celui-ci est à Paris, il m’a fait son histoire, je lui trouve de très bonnes mœurs, et c’est assurément la Providence qui nous l’adresse : il veut être sage, et notre condition lui convient ; que dites-vous de lui ? Il prévient assez, répondit l’autre ; mais nous parlerons de cela quand vous aurez mangé ; appelez Catherine, ma sœur, afin qu’elle vous apporte ce qu’il vous faut. Pour vous, mon garçon, allez dans la cuisine, vous y déjeunerez aussi.

À cet ordre, je fis la révérence, et Catherine, qu’on avait appelée, monta : on la chargea du soin de me rafraîchir.

Catherine était grande, maigre, mise blanchement, et portant sur sa mine l’air d’une dévotion revêche, en colère et ardente ; ce qui lui venait apparemment de la chaleur que son cerveau contractait auprès du feu de sa cuisine et de ses fourneaux, sans compter que le cerveau d’une dévote, et d’une dévote cuisinière, est naturellement sec et brûlé.

Je n’en dirais pas tant de celui d’une pieuse ; car il y a bien de la différence entre la véritable piété et ce qu’on appelle communément dévotion.

Les dévots fâchent le monde, et les gens pieux l’édifient ; les premiers n’ont que les lèvres de dévotes, c’est le cœur qui l’est dans les autres ; les dévots vont à l’église simplement pour y aller, pour avoir le plaisir de s’y trouver, et les pieux pour y prier Dieu ; ces derniers ont de l’humilité, les dévots n’en veulent que dans les autres. Les uns sont de vrais serviteurs de Dieu, les autres n’en ont que la contenance. Faire oraison pour se dire : Je la fais ; porter à l’église des livres de dévotion pour les manier, les ouvrir et les lire ; se retirer dans un coin, s’y tapir pour y jouir superbement d’une posture de méditatifs, s’exciter à des transports pieux, afin de croire qu’on a une âme bien distinguée, si on en attrape ; en sentir en effet quelques-uns que l’ardente vanité d’en avoir a fait naître, et que le diable, qui ne les laisse manquer de rien pour les tromper, leur donne. Revenir de là tout gonflé de respect pour soi-même, et d’une orgueilleuse pitié pour les âmes ordinaires. S’imaginer ensuite qu’on a acquis le droit de se délasser de ses saints exercices par mille petites mollesses qui soutiennent une santé délicate.

Tels sont ceux que j’appelle des dévots, de la dévotion desquels le malin esprit a tout le profit, comme on le voit bien.

À l’égard des personnes véritablement pieuses, elles sont aimables pour les méchants mêmes, qui s’en accommodent bien mieux que de leurs pareils ; car le plus grand ennemi du méchant, c’est celui qui lui ressemble.

Voilà, je pense, de quoi mettre mes pensées sur les dévots à l’abri de toute censure.

Revenons à Catherine, à l’occasion de qui j’ai dit tout cela.

Catherine donc avait un trousseau de clefs à sa ceinture, comme une tourière de couvent. Apportez des œufs frais à ma sœur, qui est à jeun à l’heure qu’il est, lui dit Mlle Habert, sœur aînée de celle avec qui j’étais venu ; et menez ce garçon dans votre cuisine pour lui faire boire un coup. Un coup ? répondit Catherine d’un ton brusque et pourtant de bonne humeur, il en boira bien deux à cause de sa taille. Et tous les deux à votre santé, madame Catherine, lui dis-je. Bon, reprit-elle, tant que je me porterai bien, ils ne me feront pas de mal. Allons, venez, vous m’aiderez à faire cuire mes œufs.

Eh ! non, Catherine, ce n’est pas la peine, dit Mlle Habert la cadette ; donnez-moi le pot de confiture, ce sera assez. Mais, ma sœur, cela ne nourrit point, dit l’aînée. Les œufs me gonfleraient, dit la cadette ; et puis ma sœur par-ci, ma sœur par-là. Catherine, d’un geste sans appel, décida pour les œufs en s’en allant ; à cause, dit-elle, qu’un déjeuner n’était pas un dessert.

Pour moi, je la suivis dans sa cuisine, où elle me mit aux mains avec un reste de ragoût de la veille et des volailles froides, une bouteille de vin presque pleine, et du pain à discrétion.

Ah ! le bon pain ! Je n’en ai jamais mangé de meilleur, de plus blanc, de plus ragoûtant ; il faut bien des attentions pour faire un pain comme celui-là ; il n’y avait qu’une main dévote qui pût l’avoir pétri ; aussi était-il de la façon de Catherine. Oh ! l’excellent repas que je fis ! La vue seule de la cuisine donnait appétit de manger ; tout y faisait entrer en goût.

Mangez, me dit Catherine, en se mettant après ses œufs frais, Dieu veut qu’on vive. Voilà de quoi faire sa volonté, lui dis-je, et par-dessus le marché j’ai grande faim. Tant mieux, reprit-elle ; mais dites-moi, êtes-vous retenu ? Restez-vous avec nous ? Je l’espère ainsi, répondis-je, et je serais bien fâché que cela ne fût pas ; car je m’imagine qu’il fait bon sous votre direction, madame Catherine ; vous avez l’air si avenant, si raisonnable ! Eh ! eh ! reprit-elle, je fais du mieux que je peux, que le ciel nous assiste ! chacun a ses fautes et je n’en chôme pas ; et le pis est, c’est que la vie se passe, et que plus l’on va, plus on se crotte ; car le diable est toujours après nous, l’Eglise le dit : mais on bataille ; au surplus, je suis bien aise que nos demoiselles vous prennent, car vous me paraissez de bonne amitié. Hélas ! tenez, vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à défunt Baptiste, que j’ai pensé épouser, qui était bien le meilleur enfant, et beau garçon comme vous ; mais ce n’est pas là ce que j’y regardais, quoique cela fasse toujours plaisir. Dieu nous l’a ôté, il est le maître, il n’y a point à le contrôler ; mais vous avez toute son apparence ; vous parlez tout comme lui : mon Dieu, qu’il m’aimait ! Je suis bien changée depuis, sans ce que je changerai encore ; je m’appelle toujours Catherine, mais ce n’est plus de même.

Ma foi ! lui dis-je, si Baptiste n’était pas mort, il vous aimerait encore ; car moi qui lui ressemble, je n’en ferais pas à deux fois. Bon ! bon ! me dit-elle en riant, je suis encore un bel objet ; mangez, mon fils, mangez ; vous direz mieux quand vous m’aurez regardé de plus près ; je ne vaux plus rien qu’à faire mon salut, et c’est bien de la besogne : Dieu veuille que je l’achève !

En disant ces mots, elle tira ses œufs, que je voulus porter en haut : Non, non, me dit-elle ; déjeunez en repos, afin que cela vous profite ; je vais voir un peu ce qu’on pense de vous là-haut ; je crois que vous êtes notre fait, et j’en dirai mon avis : nos demoiselles ordinairement sont dix ans à savoir ce qu’elles veulent, et c’est moi qui ai la peine de vouloir pour elles. Mais ne vous embarrassez pas, j’aurai soin de tout ; je me plais à servir mon prochain, et c’est ce qu’on nous recommande au prône.

Je vous rends mille grâces, madame Catherine, lui dis-je, et surtout souvenez-vous que je suis un prochain qui ressemble à Baptiste. Mais mangez donc, me dit-elle, c’est le moyen de lui ressembler longtemps en ce monde ; j’aime un prochain qui dure, moi. Et je vous assure que votre prochain aime à durer, lui dis-je, en la saluant d’un rouge-bord que je bus à sa santé.

Ce fut là le premier essai que je fis du commerce de Mme Catherine, des discours de laquelle j’ai retranché une centaine de Dieu soit béni ! et que le ciel nous assiste ! qui servaient tantôt de refrain, tantôt de véhicule à ses discours.

Apparemment que cela faisait partie de sa dévotion verbale ; mais peu m’importait ; ce qui est de sûr, c’est que je ne déplus point à la bonne dame, non plus qu’à ses maîtresses ; surtout à Mmme Habert la cadette, comme on le verra dans la suite.

J’achevai de déjeuner en attendant la réponse que m’apporterait Catherine, qui descendit bientôt, et qui me dit : Allons, notre ami ; il ne vous manque plus que votre bonnet de nuit, attendu que votre gîte est ici.

Le bonnet de nuit, nous l’aurons bientôt, lui dis-je ; pour mes pantoufles, je les porte actuellement. Fort bien, mon gaillard, me dit-elle, allez donc quérir vos hardes, afin de revenir dîner ; pendant que vous déjeuniez, vos gages couraient, c’est moi qui l’ai conclu. Courent-ils en bon nombre ? repris-je. Oui, oui, me dit-elle en riant ; je t’entends bien, et ils vont un train fort honnête. Je m’en fie bien à vous, répondis-je, je ne veux pas seulement y regarder, et je vais gager que je suis mieux que je ne mérite, grâce à vos bons soins.

Ah ! le bon apôtre ! me dit-elle, toute réjouie de la franchise que je mettais dans mes louanges ; c’est Baptiste tout revenu, il me semble que je l’entends : alerte, alerte, j’ai mon dîner à faire, ne m’amuse pas, laisse-moi travailler, et cours chercher ton équipage ; es-tu revenu ? Autant vaut, lui dis-je en sortant, j’aurai bientôt fait ; il ne faut point de mulets pour amener mon bagage. Et cela dit, je me rendis à mon auberge.

Je fis pourtant en chemin quelques réflexions pour savoir si je devais entrer dans cette maison : Mais, me disais-je, je ne cours aucun risque ; il n’y aura qu’à déloger si je ne suis pas content ; en attendant, le déjeuner m’est de bon augure, il me semble que la dévotion de ces gens-ci ne compte pas ses morceaux, et n’est pas entêtée d’abstinence. D’ailleurs toute la maison me fait bonne mine ; on n’y hait pas les gros garçons de mon âge, je suis dans la faveur de la cuisinière ; voilà déjà mes quatre repas de sûrs, et le cœur me dit que tout ira bien : courage !

Je me trouvai à la porte de mon auberge en raisonnant ainsi ; je n’y devais rien que le bonsoir à mon hôtesse, et puis je n’avais qu’à décamper avec mon paquet.

Je fus de retour à la maison au moment qu’on allait se mettre à table. Malepeste, le succulent petit dîner ! Voilà ce qu’on appelle du potage, sans parler d’un petit plat de rôt d’une finesse, d’une cuisson si parfaite... Il fallait avoir l’âme bien à l’épreuve du plaisir que peuvent donner les bons morceaux, pour ne pas donner dans le péché de friandise en mangeant de ce rôt-là, et puis de ce ragoût, car il y en avait un d’une délicatesse d’assaisonnement que je n’ai jamais rencontré nulle part. Si l’on mangeait au ciel, je ne voudrais pas y être mieux servi ; Mahomet, de ce repas-là, en aurait pu faire une des joies de son paradis.

Nos dames ne mangeaient point de bouilli, il ne faisait que paraître sur la table, et puis on l’ôtait pour le donner aux pauvres.

Catherine à son tour s’en passait, disait-elle, par charité pour eux, et je consentis sur-le-champ à devenir aussi charitable qu’elle. Rien n’est tel que le bon exemple.

Je sus depuis que mon devancier n’avait pas eu comme moi part à l’aumône, parce qu’il était trop libertin pour mériter de la faire, et pour être réduit au rôt et au ragoût.

Je ne sais pas au reste comment nos deux sœurs faisaient en mangeant, mais assurément c’était jouer des gobelets que de manger ainsi.

Jamais elles n’avaient d’appétit ; du moins on ne voyait point celui qu’elles avaient ; il escamotait les morceaux ; ils disparaissaient sans qu’il parût presque y toucher.

On voyait ces dames se servir négligemment de leurs fourchettes, à peine avaient-elles la force d’ouvrir la bouche ; elles jetaient des regards indifférents sur ce bon vivre : Je n’ai point de goût aujourd’hui. Ni moi non plus. Je trouve tout fade. Et moi tout trop salé.

Ces discours-là me jetaient de la poudre aux yeux, de manière que je croyais voir les créatures les plus dégoûtées du monde, et cependant le résultat de tout cela était que les plats se trouvaient si considérablement diminués quand on desservait, que je ne savais les premiers jours comment ajuster tout cela.

Mais je vis à la fin de quoi j’avais été dupe. C’était de ces airs de dégoût, que marquaient nos maîtresses et qui m’avaient caché la sourde activité de leurs dents.

Et le plus plaisant, c’est qu’elles s’imaginaient elles-mêmes être de très petites et de très sobres mangeuses ; et comme il n’était pas décent que des dévotes fussent gourmandes, qu’il faut se nourrir pour vivre, et non pas vivre pour manger ; que malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de le laisser faire, sans tremper dans sa gloutonnerie ; et c’était par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes, c’était par l’indolence avec laquelle elles y touchaient, qu’elles se persuadaient être sobres en se conservant le plaisir de ne pas l’être ; c’était à la faveur de cette singerie, que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l’intempérance.

Il faut avouer que le diable est bien fin, mais aussi que nous sommes bien sots !

Le dessert fut à l’avenant du repas : confitures sèches et liquides, et sur le tout de petites liqueurs, pour aider à faire la digestion, et pour ravigoter ce goût si mortifié.

Après quoi, Mlle Habert l’aînée disait à la cadette : Allons, ma sœur, remercions Dieu. Cela est bien juste, répondait l’autre avec une plénitude de reconnaissance, qu’alors elle aurait assurément eu tort de disputer à Dieu.

Cela est bien juste, disait-elle donc ; et puis les deux sœurs se levant de leurs sièges avec un recueillement qui était de la meilleure foi du monde, et qu’elles croyaient aussi méritoire que légitime, elles joignaient posément les mains pour faire une prière commune, où elles se répondaient par versets l’une à l’autre, avec des tons que le sentiment de leur bien-être rendait extrêmement pathétiques.

Ensuite on ôtait le couvert ; elles se laissaient aller dans un fauteuil, dont la mollesse et la profondeur invitaient au repos ; et là on s’entretenait de quelques réflexions qu’on avait faites d’après de saintes lectures, ou bien d’un sermon du jour ou de la veille, dont elles trouvaient le sujet admirablement convenable pour monsieur ou pour madame une telle.

Ce sermon-là n’était fait que pour eux ; l’avarice, l’amour du monde, l’orgueil et d’autres imperfections y avaient si bien été débattus !


Mais, disait une, comment peut-on assister à la sainte parole de Dieu, et n’en pas revenir avec le dessein de se corriger ? Ma sœur, comprenez-vous quelque chose à cela ?

Madame une telle, qui pendant le carême est venue assidûment au sermon, comment l’entend-elle ? car je lui vois toujours le même air de coquetterie ; et à propos de coquetterie, mon Dieu ! que je fus scandalisée l’autre jour de la manière indécente dont Mlle était vêtue ! Peut-on venir à l’église en cet état-là ? Je vous dirai qu’elle me donna une distraction dont je demande pardon à Dieu, et qui m’empêcha de dire mes prières. En vérité, cela est effroyable !

Vous avez raison, ma sœur, répondait l’autre, mais quand je vois de pareilles choses, je baisse les yeux ; et la colère que j’en ai fait que je refuse de les voir, et que je loue Dieu de la grâce qu’il m’a faite de m’avoir du moins préservée de ces péchés-là, en le priant de tout mon cœur de vouloir bien éclairer de sa grâce les personnes qui les commettent.

Vous me direz : Comment avez-vous su ces entretiens, où le prochain essuyait la digestion de ces dames ?

C’était en ôtant la table, en rangeant dans la chambre où elles étaient.

Mlle Habert la cadette, après que j’eus desservi, m’appela comme je m’en allais dîner ; et me parlant assez bas, à cause d’un léger assoupissement qui commençait à clore les yeux de sa sœur, me dit ce que vous verrez dans la deuxième partie de cette histoire.

Fin de la première partie


== Deuxième partie ==

J’ai dit dans la première partie de ma vie que Mlle Habert la cadette m’appela pendant que sa sœur s’endormait.

Mon fils, me dit-elle, nous vous retenons ; j’y ai fait consentir ma sœur, et je lui ai répondu de votre sagesse ; car je crois que votre physionomie et vos discours ne m’ont point trompée ; ils m’ont donné de l’amitié pour vous et j’espère que vous la mériterez. Vous serez avec Catherine qui est une bonne et vertueuse fille, et qui m’a paru aussi vous voir de bon œil ; elle vous dira de quoi nous sommes convenues pour vous. Je pense que vous aurez lieu d’être content, et peut-être dans les suites le serez-vous encore davantage ; c’est moi qui vous en assure. Allez, mon fils, allez dîner ; soyez toujours aussi honnête garçon que vous le paraissez ; comptez que je vous estime, et que je n’oublierai point avec quel bon cœur vous m’avez secourue ce matin dans ma faiblesse.

Il y a des choses dont on ne peut rendre ni l’esprit ni la manière, et je ne saurais donner une idée bien complète, ni de tout ce que signifiait le discours de Mlle Habert, ni de l’air dont elle me le tint. Ce qui est de sûr, c’est que son visage, ses yeux, son ton, disaient encore plus que ses paroles, ou du moins, ajoutaient beaucoup au sens naturel de ses termes ; et je crus y remarquer une bonté, une douceur affectueuse, une prévenance pour moi, qui auraient pu n’y pas être, et qui me surprirent en me rendant curieux de ce qu’elles voulaient dire.

Mais en attendant, je la remerciai presque dans le même goût, et lui répondis avec une abondance de cœur qui aurait mérité correction, si mes remarques n’avaient pas été justes ; et apparemment qu’elles l’étaient, puisque ma façon de répondre ne déplut point. Vous verrez dans les suites où cela nous conduira.

Je faisais ma révérence à Mlle Habert pour descendre dans ma cuisine, quand un ecclésiastique entra dans la chambre.

C’était le directeur ordinaire de ces dames : je dis ordinaire, parce qu’elles étaient amies de plusieurs autres ecclésiastiques qui leur rendaient visite et avec qui, par surcroît, elles s’entretenaient aussi des affaires de leur conscience.

Pour celui-ci, il en avait la direction en chef ; c’était l’arbitre de leur conduite.

Encore une fois, que tout ce que je dis là ne scandalise personne, et n’induise pas à penser que je raille indistinctement l’usage où l’on est de donner sa conscience à gouverner à ce qu’on appelle des directeurs, et de les consulter sur toutes ses actions.

Cet usage est sans doute louable et saint en lui-même, c’est bien fait de le suivre, quand on le suit comme il faut, et ce n’est pas cela dont je badine ; mais il y a des minuties dont les directeurs ne devraient pas se mêler aussi sérieusement qu’ils le font, et je ris de ceux qui portent leur direction jusque-là.

Ce directeur-ci était un assez petit homme, mais bien fait dans sa taille un peu ronde ; il avait le teint frais, d’une fraîcheur reposée ; l’œil vif, mais de cette vivacité qui n’a rien d’étourdi ni d’ardent.

N’avez-vous jamais vu de ces visages qui annoncent dans ceux qui les ont je ne sais quoi d’accommodant, d’indulgent et de consolant pour les autres, et qui sont comme les garants d’une âme remplie de douceur et de charité ?

C’était là positivement la mine de notre directeur.

Du reste, imaginez-vous de courts cheveux dont l’un ne passe pas l’autre, qui siéent on ne peut pas mieux, et qui se relèvent en demi-boucles autour des joues par un tour qu’ils prennent naturellement, et qui ne doit rien au soin de celui qui les porte ; joignez à cela des lèvres assez vermeilles, avec de belles dents, qui ne sont belles et blanches à leur tour que parce qu’elles se trouvent heureusement ainsi sans qu’on y tâche.

Tels étaient les agréments, soit dit innocents, de cet ecclésiastique, qui dans ses habits n’avait pas oublié que la religion même veut qu’on observe sur soi une propreté modeste, afin de ne choquer les yeux de personne ; il excédait seulement un peu cette propreté de devoir, mais il est difficile d’en trouver le point bien juste, de sorte que notre ecclésiastique, contre son intention sans doute, avait été jusqu’à l’ajustement.

Mlle Habert l’aînée, qui s’était assoupie, devina plus son arrivée qu’elle ne l’entendit ; car il ne fit pas grand bruit en entrant ; mais une dévote en pareil cas a l’ouïe bien subtile.

Celle-ci se réveilla sur-le-champ en souriant de la bonne fortune qui lui venait en dormant ; j’entends une bonne fortune toute spirituelle.

Cet ecclésiastique, pour qui j’étais un visage nouveau, me regarda avec assez d’attention.

Est-ce là votre domestique, mesdames ? leur dit-il. Oui, monsieur ; c’est un garçon que nous avons d’aujourd’hui, répondit l’aînée, et c’est un service qu’il a rendu à ma sœur qui en est cause.

Là-dessus elle se mit à lui conter ce qui m’était arrivé avec sa cadette : et moi je jugeai à propos de sortir pendant l’histoire.

Quand je fus au milieu de l’escalier, songeant aux regards que ce directeur avait jetés sur moi, il me prit envie de savoir ce qu’il en dirait : Catherine m’ attendait pourtant dans sa cuisine ; mais n’importe, je remontai doucement l’escalier. J’avais fermé la porte de la chambre, et j’en approchai mon oreille le plus près qu’il me fut possible.

Mon aventure avec Mlle Habert la cadette fut bientôt racontée ; de temps en temps je regardais à travers la serrure, et de la manière dont le directeur était placé, je voyais son visage en plein, aussi bien que celui de la sœur cadette.

Je remarquai qu’il écoutait le récit qu’on lui faisait d’un maintien froid, pensif, et tirant sur l’austère.

Ce n’était plus cette physionomie si douce, si indulgente qu’il avait quand il était entré dans la chambre ; il ne faisait pas encore la mine, mais je devinais qu’il allait la faire, et que mon aventure allait devenir un cas de conscience.

Quand il eut tout entendu, il baissa les yeux en homme qui va porter un jugement de conséquence, et donner le résultat d’une réflexion profonde.

Et puis : Vous avez été bien vite, mesdames, dit-il en les regardant toutes deux avec des yeux qui rendaient le cas grave et important, et qui disposaient mes maîtresses à le voir presque traiter de crime.

À ces premiers mots qui ne me surprirent point, car je ne m’attendais pas à mieux, la sœur cadette rougit, prit un air embarrassé, mais à travers lequel on voyait du mécontentement.

Vous avez été bien vite, reprit-il encore une fois. Eh ! quel mal peut-il y avoir là-dedans, reprit cette cadette d’un ton à-demi timide et révolté, si c’est un honnête garçon, comme il y a lieu de le penser ? Il a besoin de condition, je le trouve en chemin, il me rend un service, il me reconduit ici, il nous manque un domestique et nous le prenons : quelle offense peut-il y avoir là contre Dieu ? J’ai cru faire, au contraire, une action de charité et de reconnaissance.

Nous le savons bien, ma sœur, répondit l’aînée ; mais n’importe, puisque monsieur, qui est plus éclairé que nous, n’approuve pas ce que nous avons fait, il faut se rendre. À vous dire la vérité, tantôt, quand vous m’avez parlé de garder ce jeune homme, il me semble que j’y ai senti quelque répugnance ; j’ai eu un pressentiment que ce ne serait pas l’avis de monsieur ; et Dieu sait que j’ai remis le tout à sa décision !

Ce discours ne persuadait pas la cadette, qui n’y répondait que par des mines qui disaient toujours : Je n’y vois point de mal.

Le directeur avait laissé parler l’aînée sans l’interrompre, et semblait même un peu piqué de l’obstination de l’autre.

Prenant pourtant un air tranquille et bénin : Ma chère demoiselle, écoutez-moi, dit-il à cette cadette ; vous savez avec quelle affection particulière je vous donne mes conseils à toutes deux.

Ces dernières paroles, à toutes deux, furent partagées de façon que la cadette en avait pour le moins les trois quarts et demi pour elle, et ce ne fut même que par réflexion subite qu’il en donna le reste à l’aînée ; car, dans son premier mouvement, l’homme saint n’avait point du tout songé à elle.

Vraiment, dit l’aînée, qui sentit cette inégalité de partage, et l’oubli qu’on avait d’abord fait d’elle ; vraiment, monsieur, nous savons bien que vous nous considérez toutes deux l’une autant que l’autre, et que votre piété n’admet point de préférence, comme cela est juste.

Le ton de ce discours fut un peu aigre, quoique prononcé en riant, de peur qu’on n’y vît de la jalousie.

Hélas ! ma sœur, reprit la cadette un peu vivement, je ne l’entends pas autrement non plus, et quand même monsieur serait plus attaché à vous qu’à moi, je n’y trouverais rien à redire ; il vous rendrait justice ; il connaît le fond de votre âme, et les grâces que Dieu vous fait, et vous êtes assurément bien plus digne de son attention que moi.

Mes chères sœurs, leur répondit là-dessus cet ecclésiastique, qui voyait que ce petit débat venait par sa faute, ne vous troublez point ; vous m’êtes égales devant Dieu, parce que vous l’aimez également toutes deux ; et si mes soins avaient à se fixer plus sur l’une que sur l’autre, ce serait en faveur de celle que je verrais marcher le plus lentement dans la voie de son salut ; sa faiblesse m’y attacherait davantage, parce qu’elle aurait plus besoin de secours ; mais, grâce au ciel, vous marchez toutes deux du même pas, aucune de vous ne reste en arrière ; et ce n’est pas de cela dont il s’agit. Nous parlons du jeune homme que vous avez retenu (cette jeunesse lui tenait au cœur), vous n’y voyez point de mal, j’en suis persuadé ; mais daignez m’entendre.

Là il fit une petite pause comme pour se recueillir.

Et puis continuant : Dieu, par sa bonté, ajouta-t-il, permet souvent que ceux qui nous conduisent aient des lumières qu’il nous refuse, et c’est afin de nous montrer qu’il ne faut pas nous en croire, et que nous nous égarerions si nous n’étions pas dociles.

De quelle conséquence est-il, me dites-vous, d’avoir retenu ce garçon qui paraît sage ? D’une très sérieuse conséquence.

Premièrement, c’est avoir agi contre la prudence humaine ; car enfin, vous ne le connaissez que de l’avoir rencontré dans la rue. Sa physionomie vous paraît bonne, et je le veux ; chacun a ses yeux là-dessus, et les miens ne lui sont pas tout à fait aussi favorables ; mais je vous passe cet article. Eh bien, depuis quand, sur la seule physionomie, fie-t-on son bien et sa vie à des inconnus ? Quand je dis son bien et sa vie, je n’exagère pas à votre égard. Vous n’êtes que trois filles toutes seules dans une maison ; que ne risquez-vous pas, si cette physionomie vous trompe, si vous avez affaire à un aventurier, comme cela peut arriver ? Qui vous a répondu de ses mœurs, de sa religion, de son caractère ? Un fripon ne peut-il pas avoir la mine d’un honnête homme ? À Dieu ne plaise que je le soupçonne d’être un fripon ; la charité veut qu’on pense à son avantage : mais la charité ne doit pas aller jusqu’à l’imprudence, et c’en est une que de s’y fier comme vous faites.

Ah ! ma sœur, ce que monsieur dit est sensé, s’écria l’aînée à cet endroit. Effectivement, ce garçon a d’abord quelque chose qui prévient, mais monsieur a raison pourtant, à présent que j’y songe, il a un je ne sais quoi dans le regard qui a pensé m’arrêter, moi qui vous parle.

Encore un mot, ajouta l’ecclésiastique en l’interrompant : vous approuvez ce que j’ai dit ; et ce n’est pourtant rien en comparaison de ce que j’ai à vous dire.

Ce garçon est dans la première jeunesse, il a l’air hardi et dissipé, vous n’êtes pas encore dans un âge à l’abri de la censure ; ne craignez-vous point les mauvaises pensées qui peuvent venir là-dessus à ceux qui le verront chez vous ? Ne savez-vous pas que les hommes se scandalisent aisément, et que c’est un malheur terrible que d’induire son prochain au moindre scandale ? Ce n’est point moi qui vous le dis, c’est l’Evangile. D’ailleurs, mes chères sœurs, car il faut tout dire, nous-mêmes ne sommes-nous pas faibles ? Que faisons-nous dans la vie, que combattre incessamment contre nous, que tomber, que nous relever ? Je dis dans les moindres petites choses ; et cela ne doit-il pas nous faire trembler ? Ah ! croyez-moi, n’allons point, dans l’affaire de notre salut, chercher de nouvelles difficultés à vaincre ; ne nous exposons point à de nouveaux sujets de faiblesse. Cet homme-ci est trop jeune ; vous vivriez avec lui, vous le verriez presque à tout moment ; la racine du péché est toujours en nous, et je me défie déjà (je suis obligé de vous le dire en conscience), je me défie déjà de la bonne opinion que vous avez de lui, de cette affection obstinée que vous avez déjà prise pour lui ; elle est innocente, le sera-t-elle toujours ? Encore une fois, je m’en méfie. J’ai vu Mlle Habert, ajouta-t-il en regardant la sœur cadette, n’être pas contente des sentiments que j’ai d’abord marqués là-dessus ; d’où vient cet entêtement dans son sens, cet éloignement pour mes idées, elle que je n’ai jamais vu résister un instant aux conseils que ma conscience m’a dicté pour la sûreté de la sienne ? Je n’aime point cette disposition d’esprit-là, elle m’est suspecte ; on dirait que c’est un piège que le démon lui tend ; et dans cette occurrence, je suis obligé de vous exhorter à renvoyer ce jeune homme, dont la mine, au surplus, ne me revient point autant qu’à vous ; et je me charge de vous donner un domestique de ma main, c’est un peu d’embarras pour moi ; mais Dieu m’inspire de le prendre ; et je vous conjure, en son nom, de vous laisser conduire. Me le promettez-vous ?

Pour moi, monsieur, dit l’aînée avec un entier abandon à ses volontés, je vous réponds que vous êtes le maître, et vous verrez quelle est ma soumission ; car dès cet instant, je m’engage à n’exiger aucun service du jeune homme en question, et je ne doute pas que ma sœur ne m’imite.

En vérité, reprit la cadette avec un visage presque allumé de colère, je ne sais comment prendre tout ce que j’entends. Voilà déjà ma sœur liguée contre moi ; la voilà charmée du tort imaginaire qu’on me donne, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est de cette façon-là à mon égard, puisqu’il faut le dire, et que la manière dont on me parle m’y force ; elle ne doute pas, dit-elle, que je ne me conforme à sa conduite, eh ! je n’ai jamais fait autre chose depuis que nous vivons ensemble ; il a toujours fallu plier sous elle pour avoir la paix : Dieu sait, sans reproche, combien de fois je lui ai sacrifié ma volonté, qui n’avait pourtant point d’autre défaut que de n’être pas la sienne ; et franchement, je commence à me lasser de cette sujétion que je ne lui dois point. Oui, ma sœur ; vous ferez de ce que je vous dis l’usage qu’il vous plaira ; mais vous avez l’humeur haute, et c’est de cette humeur-là dont il serait à propos que monsieur s’alarmât pour vous, et non pas de l’action que j’ai faite en amenant ici un pauvre garçon à qui j’ai peut-être obligation de la vie, et qu’on veut que j’en récompense en le chassant, après que nous lui avons toutes deux donné parole de le garder. Monsieur m’objecte qu’il n’a point de répondant ; mais ce jeune homme m’a dit qu’il en trouverait, si nous en voulions ; ainsi cette objection tombe. Quant à moi, à qui il a rendu un si grand service, je ne lui dirai point de s’en aller, ma sœur, je ne saurais.

Eh bien ! ma sœur, reprit l’aînée, je me charge, si vous me le permettez, de le congédier pour vous, sans que vous vous en mêliez, avec promesse, de ma part, de réparer mes hauteurs passées par une condescendance entière pour vos avis, quoique vous ne soyez que ma cadette ; si vous aviez eu la charité de m’avertir de mes défauts, je m’en serais peut-être corrigée avec l’aide de Dieu, et des prières de monsieur, qui ne m’a pourtant jamais reprise de cette hauteur dont vous parlez ; mais comme vous avez plus d’esprit qu’une autre, plus de pénétration, vous ne sauriez vous être trompée, et je suis bien heureuse que vous aperceviez en moi ce qui est échappé à la prudence de monsieur même.

Je ne suis pas venu ici, dit alors l’ecclésiastique en se levant d’un air dépité, pour semer la zizanie entre vous, mademoiselle ; et dès que je laisse subsister les défauts de mademoiselle votre sœur, que je ne suis pas assez éclairé pour les voir, que d’ailleurs mes avis sur votre conduite ne vous paraissent pas justes, je conclus que je vous suis inutile, et qu’il faut que je me retire.

Comment ! monsieur, vous retirer ! s’écria l’aînée, ah ! monsieur, mon salut m’est encore plus cher que ma sœur, et je sens bien qu’il n’y a qu’avec un aussi saint homme que vous que je le puis faire. Vous retirer, mon Dieu ! Non, monsieur, c’est d’avec ma sœur qu’il faut que je me retire. Nous pouvons vivre séparément l’une de l’autre, elle n’a que faire de moi, ni moi d’elle ; qu’elle reste, je lui cède cette maison-ci, et je vais de ce pas m’en chercher une autre où j’espère de votre piété que vous voudrez bien me continuer les visites que vous nous rendiez ici ; eh ! juste ciel ! où en sommes-nous ?

L’ecclésiastique ne répondit rien à ce dévot et même tendre emportement qu’on marquait en sa faveur. Ne conserver que l’aînée, c’était perdre beaucoup. Il me sembla qu’il était extrêmement embarrassé ; et comme la scène menaçait de devenir bruyante par les larmes que l’aînée commençait à répandre, et par les éclats de voix dont elle remplissait la chambre, je quittai mon poste, et descendis vite dans la cuisine, où il y avait près d’un quart d’heure que Catherine m’attendait pour dîner.

Je n’ai que faire, je pense, d’expliquer pourquoi le directeur opinait sans quartier pour ma sortie, il leur avait dit dans son sermon qu’il était indécent que je demeurasse avec elles ; mais je crois qu’il aurait passé là-dessus, qu’il n’y aurait même pas songé sans un autre motif que voici : c’est qu’il voyait la sœur cadette obstinée à me garder ; cela pouvait signifier qu’elle avait du goût pour moi : ce goût pour moi aurait pu la dégoûter d’être dévote, et puis d’être soumise, et adieu l’autorité du directeur : et on aime à gouverner les gens. Il y a bien de la douceur à les voir obéissants et attachés, à être leur roi, pour ainsi dire, et un roi souvent d’autant plus chéri qu’il est inflexible et rigoureux.

Après cela, j’étais un gros garçon de bonne mine, et peut-être savait-il que Mlle Habert n’avait point d’antipathie pour les beaux garçons ; car enfin un directeur sait bien des choses ! Retournons à notre cuisine.

Vous avez été bien longtemps à venir, me dit Catherine qui m’y attendait en filant, et en faisant chauffer notre potage : de quoi parliez-vous donc tous si haut dans la chambre ? J’ai entendu quelqu’un qui criait comme un aigle. Eh ! tenez, écoutez le beau tintamarre qu’elles font encore ? Est-ce que nos demoiselles se querellent ?


Ma foi ! madame Catherine, je n’en sais rien, lui dis-je ; mais elles ne peuvent pas se quereller, car ce serait offenser Dieu, et elles ne sont pas capables de cela.

Oh ! que si, reprit-elle ; ce sont les meilleures filles du monde ; cela vit comme des saintes ; mais c’est justement à cause de leur sainteté qu’elles sont mutines entre elles deux ; cela fait qu’il ne se passe pas de jour qu’elles ne se chamaillent sur le bien, sur le mal, à cause de l’amour de Dieu qui les rend scrupuleuses ; et quelquefois j’en ai ma part aussi, moi ; mais je me moque de cela ; je vous les rembarre qu’il n’y manque rien ; je hausse le coude et puis je m’en vais, et Dieu par-dessus tout : allons, mangeons, ce sera autant de fait.

Ce que le directeur avait dit de moi ne m’avait pas ôté l’appétit : En arrive ce qui pourra, disais-je en moi-même ; mettons toujours ce dîner à l’abri du naufrage.

Là-dessus, je doublais les morceaux, et j’entamais la cuisse d’un excellent lapereau, quand le bruit d’en haut redoubla jusqu’à dégénérer en charivari.

À qui diantre en ont-elles donc ? dit Catherine, la bouche pleine. On dirait qu’elles s’égorgent.

Le bruit continua : Il faut que j’y monte, dit-elle ; je gage que c’est quelque cas de conscience qui leur tourne la cervelle. Bon ! lui dis-je, un cas de conscience. Est-ce qu’il n’y a pas un casuiste avec elles ? Il peut bien mettre le holà ; il doit savoir la Bible et l’Evangile par cœur. Hé ! oui, me dit-elle en se levant ; mais cette Bible et cet Evangile ne répondent pas à toutes les fantaisies musquées des gens, et nos bonnes maîtresses en ont je ne sais combien de celles-là ; attendez-moi en mangeant, je vais voir ce que c’est. Et elle monta.

Pour moi, je suivis ses ordres à la lettre, et je continuai de dîner comme elle me l’avait recommandé, d’autant plus que j’étais bien aise, comme je l’ai déjà dit, de me munir toujours d’un bon repas, dans l’incertitude où j’étais de ce qui pourrait m’arriver de tout ce tapage.

Cependant Catherine ne revenait point, et j’avais achevé de dîner ; j’entendais quelquefois sa voix primer sur celle des autres ; elle était reconnaissable par un ton brusque et décisif. Le bruit continuait et même augmentait.

Je regardais mon paquet que j’avais porté le même jour dans cette maison, et qui était resté dans un coin de la cuisine : J’ai bien la mine de te reporter, disais-je en moi-même, et j’ai bien peur que ceci n’arrête tout court les bons gages qu’on m’a promis et qui courent de ce matin.

C’étaient là les pensées dont je m’entretenais, quand il me sembla que le tintamarre baissait.

Un moment après, la porte de la chambre s’ouvrit et quelqu’un descendit l’escalier. Je me mis à l’entrée de la cuisine pour voir qui sortait : c’était notre directeur.

Il avait l’air d’un homme dont l’âme est en peine ; il descendait d’un pas mal assuré.

Je voulus repousser la porte de la cuisine pour m’épargner le coup de chapeau qu’il aurait fallu lui donner en me montrant, mais je n’y gagnai rien, car il la rouvrit et entra.

Mon garçon, me dit-il en rappelant à lui toutes les ressources de son art, je veux dire de ces tons dévots et pathétiques, qui font sentir que c’est un homme de bien qui vous parle.

Mon garçon, vous êtes ici la cause d’un grand trouble. Moi, monsieur ! lui répondis-je. Hé ! je ne dis mot ; je n’ai pas prononcé quatre paroles là-haut depuis que je suis dans la maison.

N’importe, mon enfant, repartit-il, je ne vous dis pas que ce soit vous qui fassiez le trouble, mais c’est vous qui en êtes le sujet, et Dieu ne vous demande pas ici, puisque vous en bannissez la paix, sans y contribuer que de votre présence.

Une de ces demoiselles vous souffre volontiers, mais l’autre ne veut point de vous : ainsi vous mettez la division entre elles, et ces filles pieuses qui, avant que vous fussiez ici, ne disputaient que de douceur, de complaisance, et d’humilité l’une avec l’autre, les voilà qui vont se séparer pour l’amour de vous ; vous êtes la pierre de scandale pour elles ; vous devez vous regarder comme l’instrument du démon ; c’est de vous dont il se sert pour les désunir, pour leur enlever la paix dans laquelle elles vivaient, en s’édifiant réciproquement. À mon égard, j’en ai le cœur saisi, et je vous déclare, de la part de Dieu, qu’il vous arrivera quelque grand malheur, si vous ne prenez pas votre parti. Je suis bien aise de vous avoir rencontré en m’en allant ; car si j’en juge par votre physionomie, vous êtes un garçon sage et de bonnes mœurs, et vous ne résisterez pas aux conseils que je vous donne pour votre bien, et pour celui de tout le monde ici. Moi ! monsieur, un garçon de bonnes mœurs ? lui dis-je après l’avoir écouté d’un air distrait et peu touché de son exhortation. Vous dites que vous voyez à ma physionomie que je suis sage ? non, monsieur, vous vous méprenez, vous ne songez pas à ce que vous dites ; je vous soutiens que vous ne voyez point cela sur ma mine ; au contraire, vous me trouvez l’air d’un fripon qui n’aura pas les mains engourdies pour emporter l’argent d’une maison ; il ne faut pas se fier à moi, je pourrais fort bien couper la gorge aux gens pour avoir leur bourse : voilà ce qui vous en semble.

Eh ! qui est-ce qui vous dit cela, mon enfant ? me répondit-il en rougissant. Oh ! repris-je, je parle d’après un habile homme qui m’a bien envisagé, Dieu lui inspire que je ne vaux rien. Vous faites le discret ; mais je sais bien votre pensée. Cet honnête homme a dit aussi que je suis trop jeune, et que, si ces demoiselles me gardaient, cela ferait venir de mauvaises pensées aux voisins. Sans compter que le diable est un éveillé qui pourrait bien tenter mes maîtresses de moi ; car je suis un vaurien de bonne mine. N’est-ce pas, monsieur le directeur ? Je ne sais ce que cela signifie, me dit-il en baissant les yeux.

Oh ! que si, lui répondis-je. Ne trouvez-vous pas encore que Mlle Habert la cadette m’affectionne déjà trop à cause du service que je lui ai rendu ? Il y a peut-être un péché là-dessous qui veut prendre racine, voyez-vous. Il n’y a rien à craindre pour l’aînée, elle est bien obéissante, celle-là ; je pourrais rester s’il n’y avait qu’elle, ma mine ne la dérange point, car elle veut bien qu’on me chasse ; mais cette cadette fait l’opiniâtre, c’est mauvais signe, elle me voudrait trop de bien, et il faut qu’elle n’ait de l’amitié qu’envers son directeur, pour le salut de sa conscience, et pour le contentement de la vôtre. Prenez-y garde pourtant ; car à propos de conscience, sans la bonté de la vôtre, la paix de Dieu serait encore ici, vous le savez bien, monsieur le directeur.

Qu’est-ce que c’est donc que ce langage ? dit-il alors. Tant y a, lui répondis-je, que Dieu ne veut pas qu’on cherche midi à quatorze heures. Rêvez à cela : quand vous prêchiez ces demoiselles, je n’étais pas loin de la chaire. Pour ce qui est de moi, je n’y entends point finesse ; je ne saurais gagner ma vie à gouverner les filles, je ne suis pas si aise, et je la gagne à faire le tracas des maisons ; que chacun dans son métier aille aussi droit que moi. Il m’est avis que le vôtre est encore plus casuel que le mien, et je ne suis pas aussi friand de ma condition que vous l’êtes de la vôtre. Je ne ferai jamais donner congé à personne de peur d’avoir le mien.

Notre homme, à ce discours, me tourna le dos sans me répondre, et se retira.

Il y a de petites vérités contre lesquelles on n’est point en garde. Sa confusion ne lui donna pas le temps d’ajuster sa réplique, et le plus court était de se sauver.

Cependant Catherine ne revenait point, et je fus bien encore un quart d’heure à l’attendre ; enfin elle descendit, et je la vis entrer en levant les mains au ciel, et en s’écriant : Hé ! mon bon Dieu ! qu’est-ce que c’est que tout cela ?

Quoi ! lui dis-je, madame Catherine, s’est-on battu là-haut ? Quelqu’un est-il mort ? C’est notre ménage qui se meurt, mon pauvre garçon, me dit-elle : le voilà qui s’en va.

Hé ! qu’est-ce qui l’a tué ? lui dis-je. Hélas ! reprit-elle, c’est le scrupule qui s’est mis après, par le moyen d’une prédication de monsieur le directeur. Il y a longtemps que j’ai dit que cet homme-là lanternait trop après les consciences.

Mais encore, de quoi s’agit-il ? lui dis-je. Que tout est chu, reprit-elle, et que nos demoiselles ne peuvent plus gagner le ciel ensemble ; conclusion, que c’est une affaire faite ; notre demoiselle la cadette va louer une autre maison, et elle m’a dit que tu l’attendes pour aller avec elle, et vous n’avez qu’à m’attendre tous deux ; cette aînée est une piegrièche ; moi j’ai la tête près du bonnet, jamais les prêtres n’ont pu me guérir de cela, car je suis Picarde, cela vient du terroir, et comme deux têtes ne valent rien dans une maison, il faudra que j’aille porter la mienne avec la cadette qui n’en a point.

À peine Catherine achevait-elle ce discours, que cette cadette parut.

Mon enfant, me dit-elle en entrant, ma sœur ne veut pas que vous restiez ici, mais moi, je vous garde ; elle et l’ecclésiastique qui sort viennent de me dire là-dessus des choses qui m’y engagent, et vous profiterez de l’imprudence choquante avec laquelle on m’a parlé. C’est moi qui vous ai produit ici, je vous ai d’ailleurs obligation : ainsi vous me suivrez. Je vais de ce pas chercher un appartement : venez m’aider à marcher, car je ne suis pas encore trop forte.

Allons, mademoiselle, lui dis-je, il n’y a que vous qui êtes ma maîtresse ici, et vous serez contente de mon service assurément.

Mademoiselle, dit alors Catherine, nous ne nous quitterons pas non plus, entendez-vous ? Je vous ferai, ailleurs d’aussi bonnes fricassées qu’ici. Que notre aînée s’accommode, je commençais à en être bien lasse ; ce n’est jamais fini avec elle, tantôt il y a trop de ci, tantôt il y a trop de ça : pardi ! allez, sans vous il y aurait longtemps que j’aurais planté là sa cuisine ; mais vous êtes douce, on est chrétienne, et on prend patience, et puis je vous aime.

Je vous remercie de ce sentiment-là, dit Mlle Habert, et nous verrons comment nous ferons quand j’aurai arrêté une maison. J’ai beaucoup de meubles ici, je n’en puis sortir que dans deux ou trois jours, et nous aurons le temps de nous ajuster : allons, Jacob, partons. C’était le nom que j’avais pris, et dont cette demoiselle se souvint alors.

Sa réponse, à ce qu’il me parut, déconcerta un peu dame Catherine, et toute prompte qu’elle était ordinairement à la repartie, elle n’en trouva point alors, et demeura muette.

Pour moi, je vis très bien que Mlle Habert n’avait pas dessein qu’elle fût des nôtres ; et à dire la vérité, il n’y avait pas grande perte ; car quoiqu’elle bredouillât plus de prières en un jour qu’il n’en eût fallu pour un mois, si elles avaient été conditionnées de l’attention nécessaire, ce devait être ordinairement la plus revêche et la plus brutale créature dont on pût se servir. Quand elle vous disait une douceur, c’était du ton dont les autres querellent.

Mais laissons-la bouder de la réponse que Mlle Habert lui avait faite.

Nous partîmes, elle et moi, elle me prit sous le bras, et de ma vie je n’ai aidé quelqu’un à marcher d’aussi bon cœur que je le fis alors. Le procédé de cette bonne demoiselle m’avait gagné. Y a-t-il rien de si doux que d’être sûr de l’amitié de quelqu’un ? J’étais sûr de la sienne, absolument sûr ; et même cette amitié, dont je ne doutais pas, je ne saurais dire comment je la comprenais ; mais dans mon esprit je la faisais d’une espèce très flatteuse ; elle me touchait plus que n’aurait dû faire une bienveillance ordinaire. Je lui trouvais des agréments que cette dernière n’a pas, et j’en témoignai ma reconnaissance d’une manière assez particulière à mon tour ; car il s’y mêlait quelque chose de caressant.

Quand cette demoiselle me regardait, je prenais garde à moi, j’ajustais les yeux ; tous mes regards étaient presque autant de compliments, et cependant je n’aurais pu moi-même rendre aucune raison de tout cela ; car ce n’était que par instinct que j’en agissais ainsi, et l’instinct ne débrouille rien.

Nous étions déjà à cinquante pas de la maison, et nous n’avions pas encore dit une parole ; mais nous marchions de bon cœur. Je la soutenais avec joie, et le soutien lui faisait plaisir : voilà du moins ce que je sentais, et je ne me trompais pas.

Pendant que nous avancions sans parler, ce qui venait, je crois, de ne savoir par où commencer pour entamer la conversation, j’aperçus un écriteau qui annonçait à peu près ce qu’il fallait d’appartements à Mlle Habert, et je saisis ce prétexte pour rompre un silence, dont, suivant toute apparence, nous étions tous deux embarrassés.

Mademoiselle, lui dis-je, voulez-vous voir ce que c’est que cette maison-ci ? Non, mon enfant, me répondit-elle, je serais trop voisine de ma sœur ; allons plus loin, voyons dans un autre quartier.

Eh ! mon Dieu, repris-je, mademoiselle, comment est-ce donc que cette sœur a fait pour se brouiller avec vous, vous qui êtes si douce ? car on vous aimerait, quand on serait un Turc. Moi, par exemple, qui ne vous ai vu que d’aujourd’hui, je n’ai jamais eu le cœur si content. Tout de bon, Jacob ? me dit-elle. Oh ! pardi, mademoiselle, lui dis-je, cela est aisé à connaître, il n’y a qu’à me voir. Tant mieux, me dit-elle, et tu fais bien ; car tu m’as plus d’obligation que tu ne penses.

Tant mieux aussi, lui dis-je ; car il n’y a rien qui fasse tant de plaisir, que d’avoir obligation aux personnes qui vous ont gagné l’âme.

Eh bien ! me dit-elle, apprends, Jacob, que je ne me sépare d’avec ma sœur qu’à cause de toi. Je te le répète encore ; tu m’as secouru tantôt avec tant d’empressement, que j’en ai été sérieusement touchée. Quel bonheur pour moi ! repris-je avec un geste qui me fit un peu serrer le bras que je lui tenais. Dieu soit loué d’avoir adressé mon chemin sur le Pont-Neuf ! Pour ce qui est du secours que je vous ai donné, il n’y a pas tant à se récrier, mademoiselle ; car qui est-ce qui pourrait voir une personne comme vous se trouver mal, sans en être en peine ? J’en ai été tout en frayeur. Tenez, ma maîtresse, je vous demande pardon de mes paroles ; mais il y a des gens qui ont une mine qui rend tous les passants leurs bons amis, et de ces mines-là, votre mère, de sa grâce, vous en a donné une.

Tu t’expliques plaisamment, me dit-elle ; mais si naïvement que tu plais. Dis-moi, Jacob, que font tes parents à la campagne ? Hélas ! mademoiselle, lui dis-je, ils ne sont pas riches ; mais pour honorables, oh ! c’est la crème de notre paroisse ; il n’y a pas à dire non. Pour ce qui est de la profession, mon père est le vigneron et le fermier du seigneur de notre village. Mais je dis mal, je ne sais plus ce qu’il est, il n’y a plus ni vignes ni ferme ; car notre seigneur est mort, et c’est de son logis de Paris que je sors. Pour ce qui est de mes autres parents, ce n’est pas du fretin non plus, on les appelle monsieur et madame. Hors une tante que j’ai, qui ne s’appelle que mademoiselle, faute d’avoir été mariée au chirurgien de notre pays qui ne put achever la noce à cause qu’il mourut ; et par dépit de cette mort, ma tante s’est mise à être maîtresse d’école de notre village ; on la salue, il faut voir ! Outre cela, j’ai deux oncles dont l’un est curé, qui a toujours de bon vin chez lui, et l’autre a pensé l’être plus de trois fois ; mais il va toujours son train de vicaire en attendant mieux. Le tabellion de chez nous est aussi notre cousin pour le moins, et même on dit par le pays, que nous avons eu une grande mère qui était la fille d’un gentilhomme : il est vrai, pour n’en point mentir, que c’était du côté gauche ; mais le côté droit n’en est pas loin ; on arrive en ce monde du côté qu’on peut, et c’est toujours de la noblesse à gauche. Au reste, ce sont tous de braves gens ; et voilà au juste tout le compte de la parenté, sinon que j’oublie un petit marmot de cousin qui ne fait encore rien que d’être au maillot.

Eh bien ! reprit Mlle Habert, on peut appeler cela une bonne famille de campagne, et il y a bien des gens qui font figure dans le monde, et qui n’ont pas une si honnête origine. Nous autres, par exemple, nous en avons une comme la vôtre, et je ne m’en tiens pas déshonorée. Notre père était le fils d’un gros fermier dans la Beauce, qui lui laissa de quoi faire un grand négoce, et nous sommes restées, ma sœur et moi, fort à notre aise.

Cela se connaît fort bien, lui dis-je, au bon ménage que vous tenez, mademoiselle, et j’en suis ravi pour l’amour de vous qui mériteriez d’avoir toutes les métairies de la ville et faubourgs de Paris ; mais cela me fait songer que c’est grand dommage que vous ne laissiez personne de votre race ; il y a tant de mauvaise graine dans le monde, que c’est péché de n’en pas porter de bonne quand on le peut, l’une raccommode l’autre, et les galants ne vous auraient non plus manqué que l’eau à la rivière. Peut-être bien, me dit-elle en riant ; mais il n’est plus temps ; ils me manqueraient aujourd’hui, mon pauvre Jacob.

Ils vous manqueraient ! m’écriai-je ; oh ! que nenni, mademoiselle ; il faudrait donc pour cet effet que vous missiez un crêpe sur votre visage ? car tant qu’on le verra, c’est du miel qui fera venir les mouches. Jerni de ma vie ! qui est-ce qui ne voudrait pas marier sa mine avec la vôtre, quand même ce ne serait pas par devant notaire ? Si j’étais aussi bien le fils d’un père qui eût été l’enfant d’un gros fermier de la Beauce, et qui eût pu faire le négoce : ah ! pardi, nous verrions un peu si ce minois-là passerait son chemin sans avoir affaire à moi.

Mlle Habert ne répondait à mes discours qu’en riant presque de toute sa force, et c’était d’un rire qui venait moins de mes plaisanteries, que des éloges qu’elles contenaient. On voyait que son cœur savait bon gré au mien de ses dispositions.

Plus elle riait, plus je poursuivais. Petit à petit mes discours augmentaient de force ; d’obligeants, ils étaient déjà devenus flatteurs, et puis quelque chose de plus vif encore, et puis ils approchaient du tendre ; et puis, ma foi, c’était de l’amour, au mot près que je n’aventurai point, parce que je le trouvais trop gros à prononcer ; mais je lui en donnai bien la valeur, et de reste.

Elle ne faisait pas semblant d’y prendre garde, et laissait tout passer, sous prétexte du plaisir innocent qu’elle prenait à ma naïveté.

Je profitai fort bien de son hypocrite façon de m’entendre. J’ouvris alors les yeux sur ma bonne fortune, et je conclus sur-le-champ qu’il fallait qu’elle eût du penchant pour moi, puisqu’elle n’arrêtait pas des discours aussi tendres que les miens.

Rien ne rend si aimable que de se croire aimé ; et comme j’étais naturellement vif, que d’ailleurs ma vivacité m’emportait, et que j’ignorais l’art des détours, qu’enfin je ne mettais pas d’autre frein à mes pensées qu’un peu de retenue maladroite, que l’impunité diminuait à tout moment, je laissais échapper des tendresses étonnantes, et cela avec un courage, avec une ardeur qui persuadaient du moins que je disais vrai, et ce vrai-là plaît toujours, même de la part de ceux qu’on n’aime point.

Notre conversation nous intéressa tant tous deux, que nous en avions oublié la maison qu’elle voulait louer.

À la fin pourtant, l’embarras que nous trouvâmes dans une rue nous força de nous interrompre, et je remarquai que Mlle Habert avait les yeux bien plus gais qu’à l’ordinaire.

Pendant cet embarras de rue, elle vit à son tour un écriteau. J’aime assez ce quartier-ci, me dit-elle (c’était du côté de Saint-Gervais), voici une maison à louer, allons voir ce que c’est. Nous y entrâmes effectivement, et nous demandâmes à voir l’appartement qui était à louer.

La propriétaire de cette maison y avait son logement, elle vint à nous.

C’était la veuve d’un procureur qui lui avait laissé assez abondamment de quoi vivre, et qui vivait à proportion de son bien. Femme avenante au reste, à peu près de l’âge de Mlle Habert, aussi fraîche, et plus grasse qu’elle ; un peu commère par le babil, mais commère d’un bon esprit, qui vous prenait d’abord en amitié, qui vous ouvrait son cœur, vous contait ses affaires, vous demandait les vôtres, et puis revenait aux siennes, et puis à vous. Vous parlait de sa fille, car elle en avait une ; vous apprenait qu’elle avait dix-huit ans, vous racontait les accidents de son bas âge, ses maladies ; tombait ensuite sur le chapitre de défunt son mari, en prenait l’histoire du temps qu’il était garçon, et puis venait à leurs amours, disait ce qu’ils avaient duré, passait de là à leur mariage, ensuite au récit de la vie qu’ils avaient mené ensemble ; c’était le meilleur homme du monde ! très appliqué à son étude ; aussi avait-il gagné du bien par sa sagesse et par son économie : un peu jaloux de son naturel, et aussi parce qu’il l’aimait beaucoup ; sujet à la gravelle ; Dieu sait ce qu’il avait souffert ! les soins qu’elle avait eus de lui ! Enfin, il était mort bien chrétiennement. Ce qui se disait en s’essuyant les yeux qui en effet larmoyaient, à cause que la tristesse du récit le voulait, et non pas à cause de la chose même ; car de là on allait à un accident de ménage qui demandait d’être dit en riant, et on riait.

Pour faire ce portrait-là, au reste, il ne m’en a coûté que de me ressouvenir de tous les discours que nous tint cette bonne veuve, qui après que nous eûmes vu l’appartement en question, et en attendant que nous convinssions du prix sur lequel il y avait dispute, nous fit entrer dans une chambre où était sa fille ; nous fit asseoir amicalement, se mit devant nous, et là nous accabla, si cela se peut dire, de ce déluge de confiance et de récits que je vous rapporte ici.

Son babil m’ennuya beaucoup, moi, mais il n’empêcha pas que son caractère ne me plût, parce qu’on sentait qu’elle ne jasait tant, que par ce qu’elle avait l’innocente faiblesse d’aimer à parler, et comme qui dirait une bonté de cœur babillarde.

Elle nous offrit la collation ; la fit venir, quoique nous la refusassions, nous fit manger sans que nous en eussions envie, et nous dit qu’elle ne nous laisserait pas sortir que nous ne fussions d’accord. Je dis nous ; car on se rappellera que j’avais un habit uni et sans livrée que m’avait fait faire la femme du seigneur de notre village ; et dans cet équipage dont j’avais l’assortiment, avec la physionomie que je portais, on pouvait me prendre ou pour un garçon de boutique, ou pour un parent de Mlle Habert. Et la manière simple, quoique honnête, dont elle était elle-même vêtue, permettait qu’on me fît cet honneur-là, d’autant plus que, dans la conversation, cette demoiselle se tournait souvent de mon côté, d’un air amical et familier ; et moi je m’y conformais comme si elle m’avait donné le mot.

Pour en agir ainsi, elle avait ses raisons que je ne pénétrais pas encore, mais sans m’en embarrasser, je prenais toujours et j’étais charmé de son procédé.

La séance dura bien deux bonnes heures, un peu par la faute de Mlle Habert, qui ne haïssait pas les entretiens diffus, et qui y perdait son temps assez volontiers. Il faut bien se sentir de ce qu’on est : toute femme a du caquet, ou s’amuse avec plaisir de celui des autres ; l’amour du babil est un tribut qu’elle paye à son sexe. Il y a pourtant des femmes silencieuses, mais je crois que ce n’est point par caractère qu’elles le sont ; c’est l’expérience ou l’éducation qui leur ont appris à le devenir.

Enfin Mlle Habert se ressouvint que nous avions du chemin à faire pour nous en retourner ; elle se leva.

On parla encore assez longtemps debout, après quoi elle s’approcha de la porte, où se fit une autre station, qui enfin termina l’entretien, et pendant laquelle Mlle Habert, caressée, flattée sur son air doux et modeste, sur l’opinion qu’on avait de ses bonnes qualités morales et chrétiennes, de son aimable caractère, conclut aussi le marché de l’appartement.

Il fut arrêté qu’elle y viendrait loger trois jours après ; on ne demanda ni avec qui, ni combien elle avait de personnes qui la suivraient ; c’est une question qu’on oublia dans le nombre des choses qui furent dites. Ce qui fut fort heureux ; car on verra que Mlle Habert aurait été très embarrassée s’il avait fallu répondre sur-le-champ là-dessus.

Nous voilà donc en chemin pour nous en retourner ; je passe une infinité de choses que nous nous dîmes encore, Mlle Habert et moi. Nous parlâmes de l’hôtesse chez qui nous devions loger.

J’aime cette femme-là, me dit-elle, il y a apparence que nous serons bien chez elle, et il me tarde déjà d’y être : il ne s’agit plus que de trouver une cuisinière ; car je t’avoue, Jacob, que je ne veux point de Catherine ; elle a l’esprit rude et difficile, elle serait toujours en commerce avec ma sœur, qui est naturellement curieuse, sans compter que toutes les dévotes le sont ; elles se dédommagent des péchés qu’elles ne font pas par le plaisir de savoir les péchés des autres ; c’est toujours autant de pris ; et c’est moi qui fais cette réflexion-là, ce n’est pas Mlle Habert, qui, continuant à me parler de sa sœur, me dit : Puisque nous nous séparons, il faut que la chose soit sans retour, voilà qui est fini ; mais tu ne sais pas faire la cuisine, et quand tu la saurais faire, mon intention n’est pas de t’employer à cela.

Vous m’emploierez à tout ce qu’il vous plaira, lui dis-je : mais puisque nous discourons sur ce sujet, est-ce que vous songez pour moi à quelque autre ouvrage ?

Ce n’est pas ici le lieu de te dire mes pensées, reprit-elle, mais, en attendant, tu as dû remarquer que je n’ai rien dit chez notre hôtesse qui pût te faire connaître pour un domestique ; elle n’aura pas non plus deviné sur ton habit que tu en es un ; ainsi je te recommande, quand nous irons chez elle, de régler tes manières sur les miennes. Ne m’en demande pas davantage aujourd’hui, c’est là tout l’éclaircissement que je puis te donner à présent.

Que le ciel bénisse les volontés que vous avez, répondis-je, enchanté de ce petit discours qui me parut d’un bon pronostic : mais écoutez, mademoiselle, il faut encore ajuster une autre affaire ; on pourra s’enquêter à moi de ma personne, et me dire : Qui êtesvous, qui n’êtes-vous pas ? Or, à votre avis, qui voulez-vous que je sois ? Voilà que vous me faites un monsieur ; mais ce monsieur, qui sera-ce ? Monsieur Jacob ? Cela va-t-il bien ? Jacob est mon nom de baptême, il est beau et bon ce nom-là ; il n’y a qu’à le laisser comme il est, sans le changer contre un autre qui ne vaudrait pas mieux ; ainsi je m’y tiens ; mais j’en ai besoin d’un autre ; on appelle notre père le bonhomme la Vallée, et je serai monsieur de la Vallée son fils, si cela vous convient.

Tu as raison, me dit-elle en riant, tu as raison, monsieur de la Vallée, appelle-toi ainsi. Il n’y a pas encore là tout, lui dis-je ; si on me dit : Monsieur de la Vallée, que faites-vous chez Mlle Habert ? que faut-il que je reparte ?

Hé bien ! me répondit-elle, la difficulté n’est pas grande ; je ne laisserai pas longtemps les choses indécises ; et dans l’appartement que je viens de prendre, il y a une chambre très éloignée de l’endroit que j’habiterai ; tu seras là à part, et décemment sous le titre d’un parent qui vit avec moi, et qui me secourt dans mes affaires. D’ailleurs, comme je te dis, nous nous mettrons bientôt tout à fait à notre aise sur cet article-là ; quelques jours suffiront pour me déterminer à ce que je médite, et il faut se hâter ; car les circonstances ne permettent pas que je diffère. Ne parle de rien au logis de ma sœur, et vis à ton ordinaire durant le peu de temps que nous y serons. Retourne dès demain chez notre hôtesse, elle me paraît obligeante ; tu la prieras de vouloir bien nous chercher une cuisinière, et si elle te fait des questions qui te regardent, réponds-y suivant ce que nous venons de dire ; prends le nom de la Vallée, et sois mon parent ; tu as assez bonne mine pour cela.

Vertubleu ! que je suis aise de toute cette manigance-là, m’écriai-je ; que j’ai de joie qui me trotte dans le cœur, sans savoir pourquoi, je serai donc votre cousin ? Pourtant, ma cousine, si on me mettait à même de prendre mes qualités, ce ne serait pas votre parent que je voudrais être, non, j’aurais bien meilleur appétit que cela ; la parenté me fait bien de l’honneur néanmoins ; mais quelquefois l’honneur et le plaisir vont de compagnie, n’est-ce pas ?

Nous approchions du logis pendant que je parlais ainsi ; et je sentis sur-le-champ qu’elle ralentissait sa marche pour avoir le temps de me répondre et de me faire expliquer.

Je ne vous entends pas bien, monsieur de la Vallée, me dit-elle d’un ton de bonne humeur, et je ne sais pas ce que c’est que cette qualité que vous voudriez.

Oh ! malepeste ! cousine, lui dis-je, je ne saurais m’avancer plus avant, et je ne suis pas homme à perdre le respect envers vous, toute ma parente que vous êtes ; mais si, par hasard, quelque jour vous aviez envie de prendre un camarade de ménage, là, de ces garçons qu’on n’envoie point dans une chambre à part, et qui sont assez hardis pour dormir côte à côte du monde ; comment appelle-t-on la profession de ces gens-là ? On dit chez nous que c’est des maris : est-ce ici de même ? Hé bien, cette qualité, par exemple, le camarade qui l’aura, et que vous prendrez, la voudrait-il troquer contre la qualité de parent que j’ai de votre grâce ? Répondez en conscience ? Voilà mon énigme, devinez-la ?

Je t’en dirai le mot une autre fois, me dit-elle en se retournant de mon côté avec bienveillance ; mais ton énigme est jolie. Oui-da, cousine, répliquai-je, on en pourrait faire quelque chose de bon, si on voulait s’entendre. Paix, me dit-elle alors, il n’est pas question ici d’un pareil badinage ; et dans l’instant qu’elle m’arrêta, nous étions à la porte du logis, où nous arrivâmes à l’entrée de la nuit.

Catherine vint au-devant de nous, toujours fort intriguée des intentions de Mlle Habert sur son chapitre.

Je ne dirai rien des façons empressées qu’elle eut pour nous, ni du dégoût qu’elle disait avoir pour le service de la sœur aînée. Et ce dégoût-là était alors sincère, parce que la retraite de la sœur cadette allait la laisser seule avec l’autre : mais aussi, pendant que leur union avait duré, dame Catherine n’avait jamais fait sa cour qu’à l’aînée, dont l’esprit impérieux et tracassier lui en imposait davantage, et qui d’ailleurs avait toujours gouverné la maison.

Mais la société des deux sœurs finissant, cela changeait la thèse, et il était bien plus doux de passer au service de la cadette dont elle aurait été la maîtresse.

Catherine nous apprit que l’aînée était sortie, et qu’elle devait coucher chez une dévote de ses amies, de peur que Dieu ne fût offensé, si les deux sœurs se revoyaient dans la conjoncture présente : Et tant mieux qu’elle soit partie, dit Catherine, nous en souperons de meilleur cœur, n’est-ce pas, mademoiselle ? Assurément, reprit Mlle Habert ; ma sœur a fait prudemment, et elle est la maîtresse de ses actions comme je le suis des miennes.

À cela succédèrent plusieurs petites questions de la part de la caressante cuisinière : Mais vous avez été bien longtemps à revenir. Avez-vous retenu une maison ? Est-elle en beau quartier ? Y a-t-il loin d’ici ? Serons-nous près des marchés ? La cuisine est-elle commode ? Aurai-je une chambre ?

Elle obtint d’abord quelques réponses laconiques ; j’eus aussi ma part de ses cajoleries, à quoi je repartais avec ma gaillardise ordinaire, sans lui en apprendre plus que ne faisait Mlle Habert, sur qui je me réglais.

Nous parlerons de tout cela une autre fois, Catherine, dit celle-ci pour abréger ; je suis trop lasse à présent, faites-moi souper de bonne heure, afin que je me couche.

Et là-dessus elle monta à sa chambre, et j’allai mettre le couvert, pour me soustraire aux importunes interrogations de Catherine, dont je m’attendais bien d’être persécuté quand nous serions ensemble.

Je fus long dans mon service. Mlle Habert était revenue dans la chambre où je mettais le couvert, et je plaisantai avec elle de l’inquiétude de Catherine. Si nous la menions avec nous, lui disais-je, nous ne pourrions plus être parents, il n’y aurait plus de monsieur de la Vallée.

Je l’amusais de pareils discours, pendant qu’elle faisait un petit mémoire des meubles qui lui appartenaient, et qu’elle devait emporter de chez sa sœur ; car sur l’éloignement que celle-ci témoignait pour elle en s’absentant de la maison, elle avait dessein, s’il était possible, de coucher le lendemain dans son nouvel appartement.

Monsieur de la Vallée, me dit-elle en badinant, va demain, le plus matin que tu pourras, me chercher un tapissier pour détendre mon cabinet et ma chambre, et dis-lui qu’il se charge aussi des voitures nécessaires pour emporter tous mes meubles ; une journée suffira pour transporter tout, si on veut aller un peu vite. Je voudrais que cela fût déjà fait, lui dis-je, tant j’ai hâte que nous buvions ensemble ; car là-bas il faudra bien que mon assiette soit vis-à-vis la vôtre, attendu qu’un parent prend ses repas avec sa parente ; ainsi faites votre compte que dès demain tout sera détalé dès sept heures du matin.

Ce qui fut conclu fut exécuté. Mlle Habert soupa. Devenu hardi avec elle, je l’invitai à boire à la santé du cousin le dernier coup que je lui versai, pendant que Catherine, qui de temps en temps montait pour la servir, était allée dans sa cuisine.

La santé du cousin fut bue, il fit raison sur-le-champ ; car dès qu’elle eut vidé sa tasse (et c’en était une), je la remplis d’une rasade de vin pur ; et puis : À votre santé, cousine ! Après quoi je descendis pour souper à mon tour.

Je mangeai beaucoup, mais je mâchai peu pour avoir plus tôt fait ; j’aimais mieux courir les risques d’une indigestion que de demeurer longtemps avec Catherine, dont l’inquiète curiosité me tracassa beaucoup, et, sous prétexte d’avoir à me lever matin le lendemain, je me retirai vite en la laissant tristement ébahie de tout ce qu’elle voyait, aussi bien que de la précipitation avec laquelle j’avais entassé mes morceaux sans lui avoir répondu que des monosyllabes.

Mais, Jacob, dis-moi donc ceci ? conte-moi donc cela ? Ma foi, dame Catherine, Mlle Habert a loué une maison, je lui ai donné le bras dans les chemins, nous étions allés, nous sommes revenus ; voilà tout ce que je sais, bonsoir. Ah ! qu’elle m’eût de bon cœur dit des injures ! Mais elle espérait encore, et la brutale n’osait faire du bruit.

Il me tarde d’en venir à de plus grands événements : ainsi passons vite à notre nouvelle maison.

Le tapissier est venu le lendemain, nos meubles sont partis, nous avons dîné debout, remettant de manger mieux et plus à notre aise au souper dans notre nouveau gîte. Catherine, convaincue enfin qu’elle ne nous suivra pas, nous a traités à l’avenant de notre indifférence pour elle, et comme le méritait la banqueroute que nous lui faisions ; elle a disputé la propriété de je ne sais combien de nippes à Mlle Habert, et soutenu qu’elles étaient à sa sœur aînée ; elle lui a fait mille chicanes, elle m’a voulu battre, moi qui ressemble à ce défunt Baptiste qu’elle m’a dit qu’elle avait tant aimé. Mlle Habert a écrit un petit billet qu’elle a laissé sur la table pour sa sœur, et par lequel elle l’avertit que dans sept ou huit jours elle viendra pour s’arranger avec elle, et régler quelques petits intérêts qu’elles ont à vider ensemble. Un fiacre est venu nous prendre ; nous nous y sommes emballés sans façon, la cousine et moi ; et puis fouette cocher.

Nous voilà à l’autre maison ; et c’est d’ici qu’on va voir mes aventures devenir plus nobles et plus importantes ; c’est ici où ma fortune commence : serviteur au nom de Jacob, il ne sera plus question que de monsieur de la Vallée ; nom que j’ai porté pendant quelque temps, et qui était effectivement celui de mon père ; mais à celui-là on en joignait un autre qui servait à le distinguer d’un de ses frères, et c’est sous cet autre nom qu’on me connaît dans le monde ; c’est celui-ci qu’il n’est pas nécessaire que je dise et que je ne pris qu’après la mort de Mlle Habert, non pas que je ne fusse content de l’autre, mais parce que les gens de mon pays s’obstinèrent à ne m’appeler que de ce nom-là. Passons à l’autre maison.

Notre hôtesse nous reçut comme ses amis les plus intimes. La chambre où devait coucher Mlle Habert était déjà rangée, et j’avais un petit lit de camp tout prêt, dans l’endroit qui m’était réservé, et dont j’ai déjà fait mention.

Il ne s’agissait plus que d’avoir de quoi souper, et le rôtisseur qui était à notre porte nous eût fourni ce qu’il fallait ; mais notre obligeante hôtesse, à qui j’avais dit que nous arriverions le soir même, y avait pourvu, et voulut absolument que nous soupassions chez elle.

Elle nous fit bonne chère, et notre appétit y fit honneur.

Mlle Habert commença d’abord par établir ma qualité de cousin, à quoi je ripostai sans façon par le nom de cousine ; et comme il me restait encore un petit accent et même quelques expressions de village, on remédia à cela par dire que j’arrivais de la campagne, et que je n’étais à Paris que depuis deux ou trois mois.

Jusqu’ici donc mes discours avaient toujours eu une petite tournure champêtre ; mais il y avait plus d’un mois que je m’en corrigeais assez bien, quand je voulais y prendre garde, et je n’avais conservé cette tournure avec Mlle Habert, qu’à cause que je m’étais aperçu qu’elle me réussissait auprès d’elle, et que je lui avais dit tout ce qui m’avait plu à la faveur de ce langage rustique ; mais il est certain que je parlais meilleur français quand je voulais. J’avais déjà acquis assez d’usage pour cela, et je crus devoir m’appliquer à parler mieux qu’à l’ordinaire.

Notre repas fut le plus gai du monde, et j’y fus plus gai que personne.

Ma situation me paraissait assez douce ; il y avait grande apparence que Mlle Habert m’aimait, elle était encore assez aimable, elle était riche pour moi ; elle jouissait bien de quatre mille livres de rente et au delà, et j’apercevais un avenir très riant et très prochain ; ce qui devait réjouir l’âme d’un paysan de mon âge, qui presque au sortir de la charrue pouvait sauter tout d’un coup au rang honorable de bon bourgeois de Paris ; en un mot j’étais à la veille d’avoir pignon sur rue, et de vivre de mes rentes, chéri d’une femme que je ne haïssais pas, et que mon cœur payait du moins d’une reconnaissance qui ressemblait si bien à de l’amour, que je ne m’embarrassais pas d’en examiner la différence.

Naturellement j’avais l’humeur gaillarde, on a pu s’en apercevoir dans les récits que j’ai faits de ma vie ; et quand, à cette humeur naturellement gaillarde, il se joint encore de nouveaux motifs de gaillardise, Dieu sait comme on pétille ! Aussi faisais-je ; mettez avec cela un peu d’esprit, car je n’en manquais pas ; assaisonnez le tout d’une physionomie agréable, n’a-t-on pas de quoi plaire à table avec tous ces agréments-là ? N’y remplit-on pas bien sa place ?

Sans doute que j’y valais quelque chose ; car notre hôtesse, qui était amie de la joie, à la vérité plus capable de la goûter quand elle la trouvait que de la faire naître ; car sa conversation était trop diffuse pour être piquante, et à table il ne faut que des mots et point de récits.

Notre hôtesse donc ne savait quel compliment me faire qui fût digne du plaisir que lui donnait ma compagnie, disait-elle ; elle s’attendrissait ingénument en me regardant, je lui gagnais le cœur et elle le disait bonnement, elle ne s’en cachait pas.

Sa fille, qui avait, comme je l’ai dit, dix-sept ou dix-huit ans, je ne sais plus combien, et dont le cœur était plus discret et plus matois, me regardait du coin de l’œil, et, prenant un extérieur plus dissimulé que modeste, ne témoignait que la moitié du goût qu’elle prenait à ce que je disais.

Mlle Habert, d’une autre part, me paraissait stupéfaite de toute la vivacité que je montrais ; je voyais à sa mine qu’elle m’avait bien cru de l’esprit, mais non pas tant que j’en avais.

Je pris garde en même temps qu’elle augmentait d’estime et de penchant pour moi ; mais que cette augmentation de sentiments n’allait pas sans inquiétude.

Les éloges de ma naïve hôtesse l’intriguaient, les regards fins et dérobés que la jeune fille me lançait de côté ne lui échappaient pas. Quand on aime, on a l’œil à tout, et son âme se partageait entre le souci de me voir si aimé et la satisfaction de me voir si aimable.

Je m’en aperçus à merveille ; et ce talent de lire dans l’esprit des gens et de débrouiller leurs sentiments secrets est un don que j’ai toujours eu et qui m’a quelquefois bien servi.

Je fus charmé d’abord de voir Mlle Habert dans ces dispositions-là ; c’était bon signe pour mes espérances, cela me confirmait son inclination pour moi, et devait hâter ses bons desseins, d’autant plus que les regards de la jeune personne, et les douceurs que me disait la mère, me mettaient comme à l’enchère.

Je redoublai donc d’agréments le plus qu’il me fut possible, pour entretenir Mlle Habert dans les alarmes qu’elle en prenait ; mais comme il fallait qu’elle eût peur du goût qu’on avait pour moi, et non pas de celui qu’elle m’aurait senti pour quelqu’une de ces deux personnes, je me ménageai de façon que je ne devais lui paraître coupable de rien ; elle pouvait juger que je n’avais point d’autre intention que de me divertir et non pas de plaire, et que, si j’étais aimable, je n’en voulais profiter que dans son cœur, et non dans celui d’aucune de ces deux femmes.

Pour preuve de cela j’avais soin de la regarder très souvent avec des yeux qui demandaient son approbation pour tout ce que je disais ; de sorte que j’eus l’art de la rendre contente de moi, de lui laisser ses inquiétudes qui pouvaient m’être utiles, et de continuer de plaire à nos deux hôtesses, à qui je trouvai aussi le secret de persuader qu’elles me plaisaient, afin de les exciter à me plaire à leur tour, et de les maintenir dans ce penchant qu’elles marquaient pour moi, et dont j’avais besoin pour presser Mlle Habert de s’expliquer ; et s’il faut tout dire, peut-être aussi voulais-je voir ce qui arriverait de cette aventure, et tirer parti de tout ; on est bien aise d’avoir, comme on dit, plus d’une corde à son arc.

Mais j’oubliais une chose, c’est le portrait de la jeune fille, et il est nécessaire que je le fasse.

J’ai dit son âge. Agathe, c’était son nom, dans son éducation bourgeoise, avait bien plus d’esprit que sa mère, dont les épanchements de cœur et la naiveté babillarde lui paraissaient ridicules ; ce que je connaissais par certains petits sourires malins qu’elle faisait de temps en temps, et dont la signification passait la mère, qui était trop bonne et trop franche pour être si intelligente.

Agathe n’était pas belle, mais elle avait beaucoup de délicatesse dans les traits, avec des yeux vifs et pleins de feu, mais d’un feu que la petite personne retenait, et ne laissait éclater qu’en sournoise, ce qui tout ensemble lui faisait une physionomie piquante et spirituelle, mais friponne, et de laquelle on se méfiait d’abord à cause de ce je ne sais quoi de rusé qui brochait sur le tout, et qui ne la rendait pas bien sûre.

Agathe, à vue de pays, avait du penchant à l’amour ; on lui sentait plus de disposition à être amoureuse que tendre, plus d’hypocrisie que de mœurs, plus d’attention pour ce qu’on dirait d’elle que pour ce qu’elle serait dans le fond ; c’était la plus intrépide menteuse que j’aie connue. Je n’ai jamais vu son esprit en défaut sur les expédients ; vous l’auriez crue timide, il n’y avait point d’âme plus ferme, plus résolue, point de tête qui se démontât moins ; il n’y avait personne qui se souciât moins dans le cœur d’avoir fait une faute, de quelque nature qu’elle fût ; personne en même temps qui se souciât tant de la couvrir ou de l’excuser ; personne qui en craignît moins le reproche, quand elle ne pouvait l’éviter ; et alors, vous parliez à une coupable si tranquille, que sa faute ne vous paraissait plus rien.

Ce ne fut pas sur-le-champ que je démêlai tout ce caractère que je développe ici, je ne le sentis qu’à force de voir Agathe.

Il est certain qu’elle me trouva à son gré aussi bien que sa mère à qui je plus beaucoup, et qui était une bonne femme dont on pouvait mener le cœur bien loin ; ainsi, des deux côtés, je voyais une assez belle carrière ouverte à mes galanteries, si j’en avais voulu tenter le succès.

Mais Mlle Habert était plus sûre que tout cela ; elle ne répondait de ses actions à personne, et ses desseins, s’ils m’étaient favorables, n’étaient sujets à aucune contradiction. D’ailleurs je lui devais de la reconnaissance, et c’était là une dette que j’ai toujours bien payée à tout le monde.

Ainsi, malgré la faveur que j’acquis dès ce jour dans la maison, malgré toutes les apparences qu’il y avait que je serais en état de me faire valoir, je résolus de m’en tenir au cœur le plus prêt et le plus maître de se déterminer.

Il était minuit quand nous sortîmes de table ; on conduisit Mlle Habert à sa chambre, et dans l’espace du peu de chemin qu’il fallait faire pour cela, Agathe trouva plus de dix fois le moment de jouer de la prunelle sur moi, d’une manière très flatteuse, et toujours sournoise ; à quoi je ne pus m’empêcher de répondre à mon tour, et le tout si rapidement de part et d’autre, qu’il n’y avait que nous qui pussions saisir ces éclairs-là.

Quant à moi, je ne répondais à Agathe, ce me semble, que pour ne pas mortifier son amour-propre ; car il est dur de faire le cruel avec de beaux yeux qui cherchent les vôtres.

La mère m’avait pris sous le bras, et ne se lassait point de dire : Allez, vous êtes un plaisant garçon ; on ne s’ennuiera pas avec vous.

Je ne l’ai jamais vu si gaillard, repartait à cela la cousine, d’un ton qui me disait : Vous l’êtes trop.

Ma foi, mesdames, disais-je, mon humeur est de l’être toujours ; mais avec de bon vin, bonne chère et bonne compagnie, on l’est encore davantage qu’à son ordinaire. Est-il pas vrai, cousine ? ajoutai-je en lui serrant le bras que je tenais aussi.

Ce fut en tenant de pareils discours que nous arrivâmes à l’appartement de Mlle Habert.

Je crois que je dormirai bien, dit-elle quand nous y fûmes, en affectant une lassitude qu’elle n’avait pas, et qu’elle feignait pour engager notre hôtesse à prendre congé d’elle.

Mais notre hôtesse n’était pas expéditive dans ses politesses ; et par abondance d’amitié pour nous, il n’y eut point de petites commodités dans cet appartement qu’elle ne se piquât de nous faire remarquer.

Elle proposa ensuite de me mener à ma chambre ; mais je compris à l’air de la cousine que cet excès de civilité n’était pas de son goût, et je la refusai le plus honnêtement qu’il me fut possible.

Enfin nos dames s’en allèrent, chassées par les bâillements de Mlle Habert, qui en fit à la fin de très vrais, peut-être pour en avoir fait de faux.

Et moi je sortais avec nos hôtesses pour me retirer décemment chez moi, quand la cousine me rappela.

Monsieur de la Vallée, cria-t-elle, attendez un instant, j’ai une commission à vous donner pour demain. Et là-dessus je rentrai en souhaitant le bonsoir à la mère et à la fille, honoré moi-même de leur révérence, et surtout de celle d’Agathe qui ne confondit pas la sienne avec celle de sa mère, qui la fit à part afin que je la distinguasse, et que je prisse garde à tout ce qu’elle y mit d’expressif et d’obligeant pour moi.

Quand je fus rentré chez Mlle Habert, et que nous fûmes seuls, je présumai qu’il allait être question de quelque réflexion chagrine sur nos aventures de table et sur l’avantage que j’avais eu d’y paraître si amusant.

Cependant je me trompai ; mais non pas sur les intentions, car ce qu’elle me dit marquait que ce n’était que partie remise.

Notre joyeux cousin, me dit-elle, j’ai à vous parler ; mais il est trop tard et heure indue, ainsi, différons la conversation jusqu’à demain ; je me lèverai plus matin qu’à l’ordinaire pour ranger quelques hardes qui sont dans ces paquets, et je vous attendrai entre huit et neuf dans ma chambre, afin de voir quelles mesures nous devons prendre sur mille choses que j’ai dans l’esprit, entendez-vous ? N’y manquez pas ; car notre hôtesse a tout l’air de venir demain savoir des nouvelles de ma santé, et peut-être de la vôtre, et nous n’aurions pas le temps de nous entretenir, si nous ne prévenions pas la fureur de ses politesses.

Ce petit discours, comme vous voyez, était un prélude d’humeur jalouse, ou du moins inquiète ; ainsi je ne doutai pas un instant du sujet d’entretien que nous traiterions le lendemain.

Je ne manquai pas au rendez-vous ; j’y fus même un peu plus tôt qu’elle ne me l’avait dit, pour lui témoigner une impatience qui ne pouvait que lui être agréable : aussi m’aperçus-je qu’elle m’en sut bon gré.

Ah ! voilà qui est bien, dit-elle en me voyant ; vous êtes exact, monsieur de la Vallée. N’avez-vous vu encore aucune de nos hôtesses depuis que vous êtes levé ? Bon ! lui dis-je, je n’ai pas seulement songé si elles étaient au monde ; est-ce que nous avons affaire ensemble ? J’avais, ma foi, bien autre chose dans la tête !

Eh ! qu’est-ce donc qui vous a occupé ? reprit-elle. Notre rendez-vous, lui dis-je, que j’ai eu toute la nuit dans la pensée.

Je n’ai pas laissé que d’y rêver aussi, me dit-elle ; car ce que j’ai à te dire, La Vallée, est de conséquence pour moi. Eh ! mardi, ma chère cousine, repartis-je là-dessus, faites donc vite, vous me rendez malade d’inquiétude. Dès que le sujet regarde votre personne, je ne saurais plus durer sans le savoir ; est-ce qu’il y a quelque chose qui vous fait peine ? Y a-t-il du remède ? N’y en a-t-il pas ? Me voilà comme un troublé si vous ne parlez vite.

Ne t’inquiète pas, me dit-elle ; il ne s’agit de rien de fâcheux. Dame ! répondis-je, c’est qu’il faut compter que j’ai un cœur qui n’entend envers vous pas plus de raison qu’un enfant ; et ce n’est pas ma faute. Pourquoi m’avez-vous été si bonne ? Je n’ai pu y tenir. Mais, mon garçon, me dit-elle alors en me regardant avec une attention qui me conjurait d’être vrai, n’exagères-tu point ton attachement pour moi, et me dis-tu ce que tu penses ? Puis-je te croire ?

Comment ! repris-je en faisant un pas en arrière, vous doutez de moi, mademoiselle ? Pendant que je mettrais ma vie en gage, et une centaine avec, si je les avais, pour acheter la santé de la vôtre et sa continuation, vous doutez de moi ? Hélas ! il n’y aura donc plus de joie en moi ; car je n’ai vaillant que mon pauvre cœur ; et dès que vous ne le connaissez pas, c’est tout comme si je n’avais plus rien : voilà qui est fini ; après toutes les grâces que j’ai reçues d’une maîtresse qui m’a donné sa parenté pour rien, si vous me dites : M’aimes-tu, cousin ? que je vous dise : Eh ! pardi, oui, cousine ; et que vous repartiez : Peut-être que non, cousin : votre parent est donc pis qu’un ours ; il n’y a point dans les bois d’animal qui soit son pareil, ni si dénaturé que lui. N’est-ce pas là un beau bijou que vous avez mis dans votre famille ? Allez, que Dieu vous le pardonne, mademoiselle, car il n’y a plus de cousine, j’aurais trop de confusion de proférer ce nom-là, après la barbarie que vous me croyez dans l’âme ; allez, mademoiselle, j’aimerais mieux ne vous avoir jamais ni vue ni aperçue, que de m’entendre accuser de la sorte par une personne qui a été le sujet de la première affection que j’aie eue dans le cœur, hormis père et mère que je ne compte pas, parce qu’on est leur race, et que l’amitié qu’on a pour eux n’ôte point la part des autres : mais j’avais une grande consolation à croire que vous saviez le fond de ma pensée ; que le ciel me soit en aide, et à vous aussi. Hélas ! de gaillard que j’étais, me voilà bien triste !

Je me ressouviens bien qu’en lui parlant ainsi, je ne sentais rien en moi qui démentît mon discours. J’avoue pourtant que je tâchai d’avoir l’air et le ton touchant, le ton d’un homme qui pleure, et que je voulus orner un peu la vérité ; et ce qui est de singulier, c’est que mon intention me gagna tout le premier. Je fis si bien que j’en fus la dupe moi-même, et je n’eus plus qu’à me laisser aller sans m’embarrasser de rien ajouter à ce que je sentais ; c’était alors l’affaire du sentiment qui m’avait pris, et qui en sait plus que tout l’art du monde.

Aussi ne manquai-je pas mon coup ; je convainquis, je persuadai si bien Mlle Habert, qu’elle me crut jusqu’à en pleurer d’attendrissement, jusqu’à me consoler de la douleur que je témoignais, et jusqu’à me demander excuse d’avoir douté.

Je ne m’apaisai pourtant pas d’abord ; j’eus le cœur gros encore quelque temps, le sentiment me menait ainsi, et il me menait bien : car quand on est une fois en train de se plaindre des gens, surtout en fait de tendresse, les reproches ont toujours une certaine durée ; et on se plaint encore d’eux, même après leur avoir pardonné ; c’est comme un mouvement qu’on a donné à quelque chose ; il ne cesse pas tout d’un coup, il diminue, et puis finit.

Mes tendres reproches finirent donc, et je me rendis ensuite à tout ce qu’elle me dit d’obligeant pour m’apaiser.

Rien n’attendrit tant de part et d’autre que ces scènes-là, surtout dans un commencement de passion : cela fait faire à l’amour un progrès infini, il n’y a plus dans le cœur de discrétion qui tienne ; il dit en un quart d’heure ce que, suivant la bienséance, il n’aurait osé dire qu’en un mois, et le dit sans paraître aller trop vite ; c’est que tout lui échappe.

Voilà du moins ce qui arriva à Mlle Habert. Je suis persuadé qu’elle n’avait pas dessein de s’avancer tant qu’elle le fit, et qu’elle ne m’eût annoncé ma bonne fortune qu’à plusieurs reprises ; mais elle ne fut pas maîtresse d’observer cette économie-là : son cœur s’épancha, j’en tirai tout ce qu’il méditait pour moi ; et peut-être qu’à son tour elle tira du mien plus de tendresse qu’il n’en avait à lui rendre ; car je me trouvai moi-même étonné de l’aimer tant, et je n’y perdis rien, comme on le va voir dans la suite de notre conversation, qu’il est nécessaire que je rapporte, parce que c’est celle où Mlle Habert se déclare.

Mon enfant, me dit-elle, après m’avoir vingt fois répété : Je te crois, voilà qui est fait ; mon enfant, me dit-elle donc, je pense qu’à présent tu vois bien de quoi il s’agit. Hélas ! lui dis-je, ma gracieuse parente, il me paraît que je vois quelque chose ; mais l’appréhension de m’abuser me rend la vue trouble, et les choses que je vois me confondent à cause de mon petit mérite. Est-ce qu’il se pourrait, Dieu me pardonne, que ma personne ne serait pas déplaisante à la vôtre ? Est-ce qu’un bonheur comme celui-là serait la part d’un pauvre garçon qui sort du village ? Car voilà ce qui m’en semble ; et si j’en étais bien certain, il faudrait donc mourir de joie.

Oui, Jacob, me répondit-elle alors, puisque tu m’entends, et que cela te fait tant de plaisir, réjouis-t’en en toute sûreté.

Doucement donc, lui dis-je ; car j’en pâmerai d’aise ! Il n’y a qu’une raison qui me chicane à tout ceci, ajoutai-je. Eh ! laquelle ? me dit-elle. C’est, lui repartis-je, que vous me direz : Tu n’as rien, ni revenu, ni profit d’amassé ; rien à louer, tout à acheter, rien à vendre ; point d’autre gîte que la maison du prochain, ou bien la rue ; pas seulement du pain pour attraper le bout du mois ; après cela, mon petit monsieur, n’êtes-vous pas bien fatigué de vous réjouir tant de ce que je vous aime ? Ne faudra-t-il pas encore vous remercier de la peine que vous prenez d’en être si ravi ? Voilà, ma précieuse cousine, ce qu’il vous est loisible de repartir au contentement que je témoigne de votre affection : mais Dieu le sait, ma parente, ce n’est point pour l’amour de toutes ces provisions-là que mon cœur se transporte.

J’en suis persuadée, me dit-elle, et tu ne penserais pas à m’en assurer si cela n’était pas vrai, mon cher enfant.

Tenez, cousine, ajoutai-je, je ne songe non plus à pain, à vin, ni à gîte, que s’il n’y avait ni blé, ni vigne, ni logis dans le monde. Je les prendrai pourtant quand ils viendront, mais seulement parce qu’ils seront là. Pour à de l’argent, j’y rêve comme au Mogol ; mon cœur n’est pas une marchandise, on ne l’aurait pas quand on m’en offrirait mille écus plus qu’il ne vaut, mais on l’a pour rien quand il y prend goût, et c’est ce qu’il a fait avec vous sans rien demander en retour. Que ce cœur vous plaise ou vous fâche, n’importe, il a pris sa secousse, il est à vous. Je confesse bonnement néanmoins que vous pouvez me faire du bien, parce que vous en avez ; mais je ne rêvais pas à cette arithmétique-là, quand je me suis rendu à votre mérite, à votre jolie mine, à vos douces façons ; et je m’attendais à votre amitié, comme à voir un samedi arriver dimanche. La mienne est une affaire qui a commencé sur le Pont-Neuf ; de là jusqu’à votre maison, elle a pris vigueur et croissance, sa perfection est venue chez vous, et deux heures après, il n’y avait plus rien à y mettre ; en voilà le récit bien véritable.

Quoi ! me répondit-elle, si tu avais été plus riche et en situation de me dire : Je vous aime, mademoiselle, tu me l’aurais dit, Jacob ?

Qui ? moi ? m’écriai-je ; eh ! merci de ma vie, je vous l’aurais dit avant que de parler, tout ainsi que je l’ai fait, ne vous déplaise ; et si j’avais été digne que vous m’eussiez envisagé à bon escient, vous auriez bien vu que mes yeux vous disaient des paroles que je n’osais pas prononcer ; jamais ils ne vous ont regardée qu’ils ne vous aient tenu les mêmes discours que je vous tiens ; et toujours je vous aime, et quoi encore ? je vous aime ; je n’avais que ces mots-là dans l’œil. Hé bien, mon enfant, me répondit-elle en jetant un soupir qui partait d’une abondance de tendresse, tu viens de m’ouvrir ton cœur, il faut que je t’ouvre le mien.

Quand tu m’as rencontrée, il y avait longtemps que l’humeur difficile de ma sœur m’avait rebutée de son commerce ; d’un autre côté je ne savais quel parti prendre, ni à quel genre de vie je devais me destiner en me séparant d’avec elle ; j’avais quelquefois envie de me mettre en pension ; mais cette façon de vivre a ses désagréments, il faut le plus souvent sacrifier ce qu’on veut à ce que veulent les autres, et cela m’en dégoûtait. Je songeais quelquefois au mariage : Je ne suis pas encore en âge d’y renoncer, me disais-je ; je puis apporter un assez beau bien à celui qui m’épousera ; et si je rencontre un honnête homme, un esprit doux, un bon caractère, voilà du repos pour le reste de mes jours. Mais cet honnête homme, où le trouver ? Je voyais bien des gens qui me jetaient des discours à la dérobée pour m’attirer à eux. Il y en avait de riches, mais ils ne me plaisaient point ; les uns étaient d’une profession que je n’aimais pas ; j’apprenais que les autres n’avaient point de conduite ; celui-ci aimait le vin, celui-là le jeu, un autre les femmes ; car il y a si peu de personnes dans le monde qui vivent dans la crainte de Dieu, si peu qui se marient pour remplir les devoirs de leur état ! Parmi ceux qui n’avaient point ces vices-là, l’un était un étourdi, l’autre était sombre et mélancolique, et je cherchais quelqu’un d’un caractère ouvert et gai, qui eût le cœur bon et sensible, qui répondît à la tendresse que j’aurais pour lui. Peu m’importait qu’il fût riche ou pauvre, qu’il eût quelque rang ou qu’il n’en eût pas. Je n’étais pas délicate non plus sur l’origine, pourvu qu’elle fût honnête ; c’est-à-dire, pourvu qu’elle ne fût qu’obscure, et non pas vile et méprisable ; et j’avais raison de penser modestement làdessus, car je ne suis née moi-même que de parents honorables, et non pas connus. J’attendais donc que la Providence, à qui je remettais le tout, me fît trouver l’homme que je cherchais ; et ce fut dans ce temps-là que je te rencontrai sur le Pont-Neuf.

Je l’interrompis à cet endroit de son discours.

Je veux, lui dis-je, acheter une tablette pour écrire l’année, le jour, l’heure et le moment, avec le mois, la semaine, et le temps qu’il faisait le jour de cette heureuse rencontre.

La tablette est toute achetée, mon fils, me dit-elle, et je te la donnerai, laisse-moi achever.

J’étais extrêmement faible, quand nous nous rencontrâmes, et il faut avouer que tu me secourus avec beaucoup de zèle.

Lorsque, par tes soins, je fus revenue à moi, je te regardai avec beaucoup d’attention, et tu me parus d’une physionomie tout à fait prévenante.

Grand merci à Dieu qui a permis que je la porte, m’écriai-je encore à ces mots. Oui, dit-elle, tu me plus d’abord, et le penchant que j’eus pour toi me parut être si subit et si naturel, que je ne pus m’empêcher d’y faire quelque réflexion. Qu’est-ce que c’est que ceci, me dis-je, je me sens comme obligée d’aimer ce jeune homme ? Là-dessus je me recommandai à Dieu qui dispose de tout, et le priai de vouloir bien, dans les suites, me manifester sa sainte volonté sur une aventure qui m’étonnait moi-même. Hé bien, cousine, lui dis-je alors, ce jour-là, nos prières partirent donc l’une quand et quand l’autre ; car, pendant que vous faisiez la vôtre, je fis aussi ma petite oraison à part. Mon Dieu ! disais-je, qui avez mené Jacob sur ce Pont-Neuf, mon Dieu, que vous seriez clément envers moi, si vous mettiez dans la fantaisie de cette honnête demoiselle de me garder toute sa vie, ou seulement toute la mienne, à son aimable service !

Est-il bien possible, me répondit Mlle Habert, que cette idée-là te soit venue, mon garçon ?

Par ma foi, oui, lui dis-je, et je ne la sentis point venir, je la trouvai toute arrivée.

Que cela est particulier, reprit-elle. Quoi qu’il en soit, tu m’aidas à revenir chez moi ; et durant le chemin, nous nous entretînmes de ta situation. Je te fis plusieurs questions ; et je ne saurais t’exprimer combien je fus contente de tes réponses, et des mœurs que tu montrais. Je te voyais une simplicité, une candeur qui me charmait, et j’en revenais toujours à ce penchant que je ne pouvais m’empêcher d’avoir pour toi. Toujours je demandais à Dieu qu’il daignât m’éclairer là-dessus, et me manifester ce qu’il voulait que cela devînt. Si sa volonté est que j’épouse ce garçon-là, disais-je, il arrivera des choses qui me le prouveront pendant qu’il demeurera chez nous.

Et je raisonnais fort bien : Dieu ne m’a pas laissée longtemps dans l’incertitude. Le même jour, cet ecclésiastique de nos amis vint nous voir, et je t’ai dit la querelle que nous eûmes ensemble.

Ah ! ma cousine, la bonne querelle ! m’écriai-je, et que ce bon directeur a bien fait d’être si fantasque ! Comme tout cela s’arrange ! Une rue où l’on se rencontre, une prière d’un côté, une oraison d’un autre, un prêtre qui arrive, et qui vous réprimande ; votre sœur qui me chasse ; vous qui me dites ; Arrête ; une division entre deux filles pour un garçon que Dieu envoie ; que cela est admirable ! Et puis vous me demandez si je vous aime ? Eh ! mais cela se peut-il autrement ? Ne voyez-vous pas bien que mon affection se trouve là par prophétie divine, et que cela était décidé avant nous ? Il n’y a rien de si visible.

En vérité, tu dis à merveilles, me répondit-elle, et il semble que Dieu te fournisse de quoi achever de me convaincre. Allons, mon fils, je n’en doute pas, tu es celui à qui Dieu veut que je m’attache ; tu es l’homme que je cherchais, avec qui je dois vivre, et je me donnerai à toi.

Et moi, lui dis-je, je m’humilie devant ce bienheureux don, ce béni mariage que je ne mérite point, sinon que c’est Dieu qui vous l’ordonne et que vous êtes trop bonne chrétienne pour aller là-contre. Tout le profit en est à moi, et toute la charité à vous.

Je m’étais jeté à genoux pour lui parler ainsi, et je lui baisai la main, qu’elle crut dévotement devoir abandonner aux transports de ma reconnaissance.

Lève-toi, la Vallée. Oui, me dit-elle après, oui, je t’épouserai ; et comme on ne peut se mettre trop tôt dans l’état où la Providence nous demande ; que d’ailleurs, malgré notre parenté établie, on pourrait trouver indécent de nous voir loger ensemble, il faut hâter notre mariage.

Il est matin, répondis-je ; en se trémoussant le reste de la journée, en allant et venant, est-ce qu’on ne pourrait pas faire en sorte, avec le notaire et le prêtre, de nous bénir après minuit ? je ne sais pas comment cela se pratique.

Non, me dit-elle, mon enfant, les choses ne sauraient aller si vite ; il faut d’abord que tu écrives à ton père de t’envoyer son consentement.

Bon ! repartis-je, mon père n’est pas dégoûté ; il consentirait, quand il serait mort, tant il serait aise de ma rencontre.

Je n’en doute pas, dit-elle, mais commence par faire ta lettre ce matin ; il nous faudra des témoins, je les veux discrets ; mon dessein est de cacher d’abord notre mariage, à cause de ma sœur, et je ne sais qui prendre.

Prenons notre hôtesse, lui dis-je, et quelqu’un de ses amis ; c’est une bonne femme qui ne dira mot.

J’y consens, dit-elle, d’autant plus que cela fera cesser toutes ces petites amitiés qu’elle te fit hier, et qu’elle continuerait peut-être encore ; aussi bien que la fille qui est une jeune étourdie assez mal élevée, à ce qu’il m’a paru, et avec qui je te prie de battre froid.

Nous en étions là, quand nous entendîmes du bruit ; c’était notre hôtesse, escortée de sa cuisinière qui nous apportait du café.

Etes-vous levée, ma voisine ? s’écria-t-elle à la porte. Il y a longtemps, dit Mlle Habert, en allant lui ouvrir ; entrez, madame. Ah ! bonjour, lui dit l’autre. Comment vous portez-vous ? Avez-vous bien reposé ? Monsieur de la Vallée, je vous salue. Je passe tous nos compliments, et la conversation qui se fit en prenant du café.

Quand la cuisinière eut remporté les tasses : Madame, lui dit Mlle Habert, vous me paraissez la meilleure personne du monde, et j’ai une confidence à vous faire sur une chose où j’ai même besoin de votre secours. Eh ! mon Dieu, ma chère demoiselle, quel service puis-je vous rendre ? répondit l’hôtesse avec une effusion de zèle et de bonté qui était sincère. Parlez ; mais non, ajouta-t-elle tout de suite, attendez que j’aille fermer les portes ; dès que c’est un secret, il faut que personne ne nous entende.

Elle se leva en disant ceci, sortit, et puis, du haut de l’escalier, appela sa cuisinière. Javote ! lui cria-t-elle, si quelqu’un vient me demander, dites que je suis sortie ; empêchez aussi qu’on ne monte chez mademoiselle ; et surtout que ma fille n’y entre pas, parce que nous avons à parler en secret ensemble, entendez-vous ? Et après ces mesures si discrètement prises contre les importuns, la voilà qui revient à nous en fermant portes et verrous ; de sorte que par respect pour la confidence qu’on devait lui faire, elle débuta par avertir toute la maison qu’on devait lui en faire une ; son zèle et sa bonté n’en savaient pas davantage ; et c’est assez là le caractère des meilleures gens du monde. Les âmes excessivement bonnes sont volontiers imprudentes par excès de bonté même, et d’un autre côté, les âmes prudentes sont assez rarement bonnes.

Eh ! madame, lui dit Mlle Habert, vous ne deviez point dire à votre cuisinière que nous avions à nous entretenir en secret ; je ne voulais point qu’on sût que j’ai quelque chose à vous confier.

Oh ! n’importe, dit-elle, ne vous embarrassez pas. Si je n’avais pas averti, on serait venu nous troubler ; et n’y eût-il que ma fille, la précaution était nécessaire. Allons, mademoiselle, voyons de quoi il s’agit ; je vous défie de trouver quelqu’un qui vous veuille tant de bien que moi, sans compter que je suis la confidente de tous ceux qui me connaissent : quand on m’a dit un secret, tenez, j’ai la bouche cousue, j’ai perdu la parole. Hier encore, madame une telle, qui a un mari qui lui mange tout, m’apporta mille francs qu’elle me pria de lui cacher, et qu’il lui mangerait aussi s’il le savait ; mais je les lui garde. Ah çà ! dites.

Toutes ces preuves de la discrétion de notre bonne hôtesse n’encourageaient point Mlle Habert : mais après lui avoir promis un secret, il était peutêtre encore pis de le lui refuser que de le lui dire ; ainsi il fallut parler.

J’aurai fait en deux mots, dit Mlle Habert ; c’est que nous allons nous marier, M. de la Vallée que vous voyez, et moi. Ensemble ? dit l’hôtesse avec un air de surprise. Oui, reprit Mlle Habert, je l’épouse.

Oh, oh ! dit-elle, eh bien ! il est jeune, il durera longtemps. Je voudrais en trouver un comme lui, moi, j’en ferais de même. Y a-t-il longtemps que vous vous aimez ? Non, dit Mlle Habert en rougissant. Eh bien ! c’est encore mieux, mes enfants, vous avez raison. Pour faire l’amour, il n’y a rien de tel que d’être mari et femme : mais n’avez-vous pas vos dispenses ? Car vous êtes cousins.

Nous n’en avons pas besoin, dis-je alors : nous n’étions parents que par prudence, que par honnêteté pour les discours du monde.

Ha ! ha ! cela est plaisant, dit-elle. Eh ! mais, vous m’apprenez là des choses que je n’aurais jamais devinées. C’est donc de votre noce que vous me priez ?

Ce n’est pas là tout, dit Mlle Habert, nous voulons tenir notre mariage secret à cause de ma sœur qui ferait du bruit peut-être.

Eh ! pourquoi du bruit ? À cause de votre âge ? reprit notre hôtesse. Eh ! pardi, voilà bien de quoi ! La semaine passée, n’y eut-il pas une femme de soixante et dix ans pour le moins, qu’on fiança dans notre paroisse avec un cadet de vingt ans ? L’âge n’y fait rien que pour ceux et celles qui l’ont ; c’est leur affaire.

Je ne suis pas si âgée, dit Mlle Habert d’un air un peu déconcerté qui ne l’avait pas quittée. Eh ! pardi, non, dit l’hôtesse ; vous êtes en âge d’épouser, ou jamais ; après tout, on aime ce qu’on aime ; il se trouve que le futur est jeune ; hé bien, vous le prenez jeune. S’il n’a que vingt ans, ce n’est pas votre faute non plus que la sienne. Tant mieux qu’il soit jeune, ma voisine, il aura de la jeunesse pour vous deux. Dix ans de plus, dix ans de moins ; quand ce serait vingt, quand ce serait trente, il y a encore quarante par-dessus ; et l’un n’offense pas plus Dieu que l’autre. Qu’est-ce que vous voulez qu’on dise ? Que vous seriez sa mère ? Eh bien ! le pis aller de tout cela, c’est qu’il serait votre fils. Si vous en aviez un, il n’aurait peut-être pas si bonne mine, et il vous aurait déjà coûté davantage : moquez-vous du caquet des gens, et achevez de me conter votre affaire.

Vous voulez cacher votre mariage, n’est-ce pas ? Eh ! cela vous sera aisé ; car de marmot, il n’y en a point à craindre, vous en voilà quitte, et il n’y a que cela qui trahisse : après ?

Si vous faites toujours vos réflexions aussi longues sur chaque article, dit alors Mlle Habert excédée de ces discours, je n’aurai pas le temps de vous mettre au fait. À l’égard de l’âge, je suis bien aise de vous dire, madame, que je n’ai pas lieu de craindre les caquets, et qu’à quarante-cinq ans que j’ai...

Quarante-cinq ans ! s’écria l’autre en l’interrompant ; eh ! ce n’est rien que cela : ce n’est que vingt-cinq de plus qu’il a ; pardi, je vous en croyais cinquante pour le moins ; c’est sa mine qui m’a trompée en comparaison de la vôtre. Rien que quarante-cinq ans ! ma voisine ; oh ! votre fils pourra bien vous en donner un autre. Vis-à-vis de nous, il y a une dame qui accoucha le mois passé à quarante-quatre et qui n’y renonce pas à quarante-cinq ; et si son mari en a plus de soixante et douze. Oh ! nous voilà bien ; vous qui êtes appétissante, et lui qui est jeune, il y aura famille. Eh ! dites-moi donc ? est-ce un notaire pour le contrat que vous voulez que je vous enseigne ? Je vous mènerai tantôt chez le mien, ou bien je vais dire à Javote d’aller le prier de passer ici.

Eh ! non, madame, dit Mlle Habert, ne vous souvenez-vous plus que je veux tenir mon mariage secret ? Ah ! oui à propos, dit-elle ; nous irons donc chez lui en cachette. Ah çà ! il y a les bans à cette heure ? C’est touchant tout cela, lui dis-je alors, que Mlle Habert souhaitait que vous l’aidassiez, soit pour des témoins, soit pour parler aux prêtres de la paroisse.

Laissez-m’en le soin, dit-elle ; c’est après-demain dimanche, il faut faire publier un ban ; tantôt nous sortirons pour arranger le tout. Je connais un prêtre qui nous mènera bon train ; ne vous inquiétez pas, je lui parlerai ce matin. Je vais m’habiller ; sans adieu, voisine. À quarante-cinq ans, appréhender qu’on ne cause d’un mariage ? Eh ! vous n’y songez pas, voisine. Adieu, adieu, ma bonne amie, votre servante, monsieur de la Vallée. À propos, vous me parlâtes hier d’une cuisinière, vous en aurez une tantôt, Javote me l’a dit, elle est allée l’avertir ce matin de venir ; elle est de sa connaissance, elles sont toutes deux du même pays : ce sont des Champenoises, et moi aussi ; c’est déjà trois, et cela fera quatre avec vous ; car je vous crois de Champagne, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en riant. Non, c’est moi, lui dis-je, vous vous êtes méprise, madame. Eh bien ! oui, dit-elle, je savais bien qu’il y en avait un de vous deux du pays ; n’importe qui. Bonjour, jusqu’au revoir.

Quand elle fut partie : Voilà une sotte femme, me dit Mlle Habert, avec son âge, et sa mère, et son fils ; je suis bien fâchée de lui avoir déclaré nos affaires. Jacob, si je suis aussi vieille à tes yeux que je le suis aux siens, je ne te conseille pas de m’épouser.

Eh ! ne voyez-vous pas, lui dis-je, que c’est un peu par rancune ? Tenez, entre nous, ma parente, je crois qu’elle me prendrait si vous me laissiez là, en cas que je le voulusse, et je ne le voudrais pas ; il n’y a point de femme qui me fût quelque chose après vous. Mais attendez, je m’en vais vous montrer votre vieillesse : et je courus, en disant ces mots, détacher un petit miroir qui était accroché à la tapisserie. Tenez, lui dis-je, regardez vos quarante-cinq ans, pour voir s’ils ne ressemblent pas à trente, et gageons qu’ils en approchent plus que vous ne dites.

Non, mon cher enfant, reprit-elle ; j’ai l’âge que je viens de dire, et il est vrai que presque personne ne me le donne. Ce n’est pas que je me vante d’être ni fraîche, ni jolie, quoiqu’il n’ait tenu qu’à moi d’être bien cajolée ; mais je n’ai jamais pris garde à ce qu’on m’a dit là-dessus.

Nous n’eûmes pas le temps d’en dire davantage, car Agathe arriva.

Hélas ! mademoiselle, s’écria-t-elle en entrant à Mlle Habert, vous me prenez donc pour une causeuse, puisque vous n’avez pas voulu que je susse ce que vous avez dit à ma mère ? Elle dit qu’elle s’en va pour vous chez son notaire, et puis de là à la paroisse. Est-ce pour un mariage ?

À ce mot de mariage, Mlle Habert rougit sans savoir que répondre. C’est pour un contrat, dis-je en prenant la parole, et il faut même à cause de cela que j’écrive tout à l’heure une lettre qui presse. Ce que je dis exprès afin que la petite fille nous laissât en repos ; car je sentais que sa présence pesait à Mlle Habert, qui ne pouvait revenir de la surprise où la jetait la conduite étourdie de la mère.

Et sur-le-champ je cherchai du papier et me mis en effet à écrire à mon père ; Mlle Habert faisait semblant de me dicter tout bas ce que j’écrivais ; de façon qu’Agathe sortit.

Toute indiscrète qu’était la mère, elle nous servit pourtant à merveilles. En un mot, toutes les mesures furent prises, nous eûmes le surlendemain un ban de publié. L’après-midi du même jour nous allâmes chez le notaire, où le contrat fut dressé : Mlle Habert m’y donna tout ce qu’elle avait pour en jouir pendant ma vie. Le consentement de mon père arriva quatre jours après, et nous étions à la veille de nos noces secrètes, quand, pour je ne sais quoi, dont je ne me ressouviens plus, nous fûmes obligés d’aller parler à ce prêtre de la connaissance de notre hôtesse. C’était lui qui devait nous marier le lendemain, c’est-à-dire pendant la nuit, et qui s’était même chargé d’une quantité de petits détails par considération pour notre hôtesse, à qui il avait quelque obligation.

Ce fut Mlle Habert qui donna le soir à souper à celle-ci, à sa fille et à quatre témoins. On était convenu qu’on sortirait de table à onze heures ; que la mère et la fille se retireraient dans leur appartement, qu’on laisserait coucher Agathe, et qu’à deux heures après minuit, nous partirions, notre hôtesse, les quatre témoins ses amis, Mlle Habert et moi, pour aller à l’église.

Nous nous rendîmes donc sur les six heures du soir à la paroisse où devait se trouver cet ecclésiastique, à qui nous avions à parler ; il était averti que nous viendrions, mais il n’avait pu nous attendre, et un de ses confrères nous dit, de sa part, qu’il se rendrait dans une heure ou deux chez notre hôtesse.

Nous nous en retournâmes et nous étions prêts à nous mettre à table, quand on nous annonça l’ecclésiastique en question, qu’on ne nous avait pas nommé, et à qui on n’avait pas dit notre nom non plus.

Il entre. Figurez-vous notre étonnement, quand, au lieu d’un homme que nous pensions ne pas connaître, nous vîmes ce directeur qui chez Mlles Habert avait décidé pour ma sortie de chez elles !

Ma prétendue fit un cri en le voyant, cri assez imprudent, mais ce sont de ces mouvements qui vont plus vite que la réflexion. Moi j’étais en train de lui tirer une révérence que je laissai à moitié faite ; il avait la bouche ouverte pour parler, et il demeura sans mot dire. Notre hôtesse marchait à lui, et s’arrêta avec des yeux stupéfaits de nous voir tous immobiles ; un des témoins ami de l’hôtesse, qui s’était avancé vers l’ecclésiastique pour l’embrasser, était resté les bras tendus ; et nous composions tous le spectacle le plus singulier du monde : c’était autant de statues à peindre.

Notre silence dura bien deux minutes. À la fin, le directeur le rompit ; et s’adressant à l’hôtesse :

Madame, lui dit-il, est-ce que les personnes en question ne sont pas ici ? (car il ne s’imagina pas que nous fussions les sujets de sa mission présente, c’est-à-dire ceux qu’il devait marier cinq ou six heures après). Hé, pardi, répondit-elle, les voilà toutes deux, Mlle Habert et M. de la Vallée.

À peine put-il le croire : et effectivement il était fort singulier que ce fût nous. C’était de ces nouvelles qu’on peut apprendre, et dont on ne se doute point.

Quoi ! dit-il après avoir, un instant ou deux, promené ses regards étonnés sur nous, vous nommez ce jeune homme monsieur de la Vallée, et c’est lui qui épouse cette nuit Mlle Habert ?

Lui-même, répondit l’hôtesse, je n’en sache d’autre, et apparemment que mademoiselle n’en épouse pas deux.

Ma future ni moi nous ne répondions rien ; je tenais mon chapeau à la main de l’air le plus dégagé qu’il m’était possible ; je souriais même en regardant le directeur pendant qu’il interrogeait notre hôtesse : mais je ne souriais que par contenance, et non pas tout de bon ; et je suis persuadé que ma façon dégagée n’empêchait pas que je n’eusse l’air assez sot. Il faudrait avoir un furieux fonds d’effronterie pour tenir bon contre de certaines choses, et je n’étais né que hardi, et point effronté.

À l’égard de ma future, sa contenance était d’avoir les yeux baissés, avec une mine qu’il serait assez difficile de définir. Il y avait de tout, du chagrin, de la confusion, de la timidité, qui venaient d’un reste de respect dévot pour ce directeur ; et sur le tout, un air pensif, comme d’une personne qui a envie de dire : Je me moque de cela, mais qui est encore trop étourdie pour être si résolue.

Cet ecclésiastique, après avoir jeté les yeux sur nous : Madame, dit-il en s’adressant à notre hôtesse, cette affaire-ci mérite un peu de réflexion : voulez-vous bien que je vous dise un mot en particulier ? Passons un moment chez vous, je vous prie ; notre entretien ne sera que d’un instant.

Oui-da, monsieur, répondit-elle, charmée de se trouver de toute manière un personnage si important dans l’aventure : mademoiselle, ne vous impatientez pas, cria-t-elle à Mlle Habert en partant ; monsieur dit que nous aurons bientôt fait.

Là-dessus elle prend un flambeau, sort avec l’ecclésiastique, et nous laisse, ma future, ceux qui devaient nous servir de témoins, et qui ne témoignèrent rien, Agathe, à qui on avait tout caché, et moi, dans la chambre.

Monsieur de la Vallée, me dit alors un de nos témoins, qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que M. Doucin (parlant du prêtre) vous connaît ? Oui, lui dis-je ; nous nous sommes rencontrés chez mademoiselle. Ah ! ah ! vous vous mariez donc ? dit Agathe à son tour. Hé mais, pas encore, comme vous voyez, répondis-je.

Et jusque-là pas un mot de la part de Mlle Habert, mais, pendant son silence, sa confusion se passait ; l’amour reprenait le dessus, et la débarrassait de tous ces petits mouvements qui l’avaient d’abord déconcertée : Et il n’en sera ni plus ni moins, dit-elle en s’assoyant courageusement.

Savez-vous, lui dit un de nos témoins, l’ami de l’hôtesse, ce que M. Doucin va dire à Mme d’Alain ? (C’était le nom de notre hôtesse.) Oui, monsieur, lui répondit-elle, je m’en doute, mais je ne m’en soucie guère.

C’est un fort honnête homme, un saint homme que M. Doucin, au moins, dit la malicieuse Agathe ; c’est le confesseur de ma tante. Hé bien ! mademoiselle, je le connais mieux que vous, dit ma future, mais il n’est pas question de sa sainteté ; on le canonisera s’il est si saint. Qu’est-ce que cela fait ici ?

Oh ! ce que j’en dis, reprit la petite friponne, n’est que pour montrer l’estime que nous avons pour lui ; car du reste, je n’en parle pas : ce ne sont point mes affaires. Je suis fâchée de ce qu’il ne se comporte pas à votre fantaisie : mais il faut croire que c’est apparemment pour votre bien ; car il est si prudent !

À ces mots, la mère rentra. Vous revenez sans M. Doucin ? dit notre témoin ; je pensais qu’il souperait avec nous.

Oui, souper ! répondit Mme d’Alain ; vraiment, il est bien question de cela ! Allons, allons, il n’y aura point de mariage cette nuit non plus, et s’il n’y en a point du tout, ce sera encore mieux. Soupons, puisque nous y voilà. C’est un bon cœur que ce M. Doucin, et vous lui avez bien obligation, mademoiselle, dit-elle à ma future, on ne saurait croire combien il vous aime toutes deux, votre bonne sœur et vous ; le pauvre homme ! il s’en va presque la larme à l’œil, et j’ai pleuré moi-même en le quittant ; je ne fais que d’essuyer mes yeux. Quelle nouvelle pour cette sœur, mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que nous ?

À qui en avez-vous donc, madame, avec vos exclamations ? lui dit Mlle Habert. Oh ! rien, reprit-elle ; mais me voilà bien ébaubie. Passe pour se quitter toutes deux, on n’est pas obligé de vivre ensemble, et vous serez aussi bien ici : mais se marier en cachette ; et puis ce Pont-Neuf où l’on se rencontre ; un mari sur le Pont-Neuf ! Vous qui êtes si pieuse, si raisonnable, qui êtes de famille, qui êtes riche : oh ! pour cela, vous n’y songez pas ; je n’en veux pas dire davantage ; car on m’a recommandé de ne vous parler qu’en secret ; c’est une affaire qu’il ne faut pas que tout le monde sache. Et que vous apprenez pourtant à tout le monde, lui répondit Mlle Habert d’un ton de dépit.

Non, non, reprit la discrète d’Alain, je ne parle que de rencontre sur le Pont-Neuf et personne ne sait ce que c’est ; demandez plutôt à ma fille, et à monsieur, ajouta-t-elle, en montrant notre témoin, s’ils y comprennent quelque chose ? Il n’y a que vous et ce garçon qui était avec vous, qui m’entendiez.

Oh ! pour moi, je n’y entends rien, dit Agathe, sinon que c’est sur le Pont-Neuf que s’est fait la connaissance de M. de la Vallée et vous ; et voilà tout.

Encore n’y a-t-il que six jours, reprit la mère, et c’est de quoi je ne dis mot. Six jours ! s’écria le témoin. Oui, six jours, mon voisin ; mais n’en parlons plus, car aussi bien vous ne saurez rien de moi ; il est inutile de m’interroger, il suffit que nous en causerons, Mlle Habert et moi. Mettons-nous à table, et que M. de la Vallée s’y mette aussi, puisque M. de la Vallée y a. Ce n’est pas que je méprise personne assurément ; il est bon garçon et de bonne mine, et il n’y a point de bien que je ne lui souhaite : s’il n’est pas encore un monsieur, peut-être qu’il le sera un jour ; aujourd’hui serviteur, demain maître ; il y en a bien d’autres que lui qui ont été aux gages des gens, et puis qui ont eu des gens à leurs gages.

M. de la Vallée aux gages des gens ! s’écria Agathe. Taisez-vous, petite fille, lui dit la mère ; de quoi vous mêlez-vous ?

Était-ce aux gages de mademoiselle qui est présente ? dit alors notre témoin. Eh ! qu’importe, répondit-elle, laissons tout cela, mon compère, à bon entendeur, salut. C’est aujourd’hui M. de la Vallée, on vous le donne pour cela, prenez-le de même et mangeons.

Comme vous voudrez, reprit-il : mais c’est qu’on aime à être avec les gens de sa sorte ; au surplus, je ferai comme vous, commère : on ne saurait faillir en vous imitant.

Ce petit dialogue au reste alla si vite, qu’à peine eûmes-nous le temps de nous reconnaître, Mlle Habert et moi ; chaque détail nous assommait, et le temps se passe à rougir en pareille occasion. Imaginez-vous ce que c’est que de voir toute notre histoire racontée, article par article, par cette femme qui ne devait en parler qu’à Mlle Habert, qui se tue de dire : Je ne dirai mot, et qui conte tout, en disant toujours qu’elle ne contera rien.

Pour moi, j’en fus terrassé, je restai muet, rien ne me vint, et ma future n’y sut que se mettre à pleurer en se renversant dans le fauteuil où elle était assise.

Je me remis pourtant au discours que tint notre témoin, quand il dit qu’on aimait à être avec les gens de sa sorte.

Cet honnête convive n’avait pas une mine fort imposante, malgré un habit de drap neuf qu’il avait pris, malgré une cravate bien blanche, bien longue, bien empesée et bien roide, avec une perruque toute neuve aussi, qu’on voyait que sa tête portait avec respect, et dont elle était plus embarrassée que couverte, parce qu’apparemment elle n’y était pas encore familiarisée, et que cette perruque n’avait peut-être servi que deux ou trois dimanches.

Le bonhomme, épicier du coin, comme je le sus après, s’était mis dans cet équipage-là pour honorer notre mariage, et la fonction de témoin qu’il y devait faire ; je ne dis rien de ses manchettes, qui avaient leur gravité particulière, je n’en vis jamais de si droites.

Eh ! mais vous, monsieur, qui parlez des gens de votre sorte, lui dis-je, de quelle sorte êtes-vous donc ? Le cœur me dit que je vous vaux bien, hormis que j’ai mes cheveux, et vous ceux des autres. Ah ! oui, dit-il, nous nous valons bien, l’un pour demander à boire, et l’autre pour en apporter : mais ne bougez, je n’ai pas de soif. Bonsoir, madame d’Alain, je vous souhaite une bonne nuit, mademoiselle. Et puis voilà notre témoin sorti.

Fin de la seconde partie

Troisième partie modifier

Jusque-là nos autres témoins n’auraient rien dit, et seraient volontiers restés, je pense, n’eût-ce été que pour faire bonne chère ; car il n’est pas indifférent à de certaines gens d’être convives, un bon repas est quelque chose pour eux.

Mais ce témoin, qui sortait, était leur ami et leur camarade, et comme il avait la fierté de ne pas manger avec moi, ils crurent devoir suivre son exemple, et se montrer aussi délicats que lui.

Puisque monsieur un tel... (parlant de l’autre) s’en va, nous ne pouvons plus vous être utiles, dit à Mlle Habert l’un des trois, qui était gros et court ; ainsi, mademoiselle, je crois qu’il est à propos que nous prenions congé de la compagnie.

Discours qu’il tint d’un air presque aussi triste que sérieux ; il semblait qu’il disait : C’est bien à regret que nous nous retirons, mais nous ne saurions faire autrement.

Et ce qui rendait leur retraite encore plus difficile, c’est que pendant que leur orateur avait parlé, on avait apporté les premiers plats de notre souper, qu’ils trouvaient de fort bonne mine ; je le voyais bien à leur façon de les regarder.

Messieurs, leur dit Mlle Habert d’un ton assez sec, je serais fâchée de vous gêner, vous êtes les maîtres.

Eh ! pourquoi s’en aller ? dit Mme d’Alain, qui aimait les assemblées nombreuses et bruyantes, et qui se voyait enlever l’espoir d’une soirée où elle aurait fait la commère à discrétion. Eh pardi ! puisque voilà le souper servi, il n’y a qu’à se mettre à table.

Nous sommes bien mortifiés, mais cela ne se peut pas, répondit le témoin gros et court, cela ne se peut pas, notre voisine.

Ses confrères, qui étaient rangés à côté de lui, n’opinaient qu’en baissant la tête, et se laissaient conduire sans avoir la force de prononcer un mot ; ces viandes qu’on venait de servir leur ôtaient la parole ; il salua, ils saluèrent, il sortit le premier, et ils le suivirent.

Il ne nous resta donc que Mme d’Alain et sa fille.

Voilà ce que c’est, dit la mère en me regardant brusquement, voilà ce que c’est que de répondre aux gens mal à propos ; si vous n’aviez rien dit, ils seraient encore là, et ne s’en iraient pas mécontents.

Pourquoi leur camarade a-t-il mal parlé ? répondis-je ; que veut-il dire avec les gens de sa sorte ? Il me méprise, et je ne dirais mot ?

Mais entre nous, monsieur de la Vallée, reprit-elle, a-t-il tant de tort ? voyons, c’est un marchand, un bourgeois de Paris, un homme bien établi ; de bonne foi, êtes-vous son pareil, un homme qui est marguillier de sa paroisse ?

Qu’appelez-vous, madame, marguillier de sa paroisse ? lui dis-je ; est-ce que mon père ne l’a pas été de la sienne ? est-ce que je pouvais manquer à l’être aussi, moi, si j’avais resté dans notre village, au lieu de venir ici ?

Ah ! oui, dit-elle, mais il y a paroisse et paroisse, monsieur de la Vallée. Eh ! pardi, lui dis-je, je pense que notre saint est autant que le vôtre, madame d’Alain, saint Jacques vaut bien saint Gervais.

Enfin, ils sont partis, dit-elle d’un ton plus doux, car elle n’était point opiniâtre ; ce n’est pas la peine de disputer, cela ne les fera pas revenir ; pour moi, je ne suis point glorieuse, et je ne refuse pas de souper. À l’égard de votre mariage, il en sera ce qui plaira à Dieu ; je n’en ai dit mon avis que par amitié, et je n’ai envie de fâcher personne.

Vous m’avez pourtant bien fâchée, dit alors Mlle Habert en sanglotant, et sans la crainte d’offenser Dieu, je ne vous pardonnerais jamais le procédé que vous avez eu ici. Venir dire toutes mes affaires devant des gens que je ne connais pas, insulter un jeune homme que vous savez que je considère, en parler comme d’un misérable, le traiter comme un valet, pendant qu’il ne l’a été qu’un moment, par hasard, et encore parce qu’il n’était pas riche, et puis citer un Pont-Neuf, me faire passer pour une folle, pour une fille sans cœur, sans conduite, et répéter tous les discours d’un prêtre qui n’en a pas agi selon Dieu dans cette occasion-ci ; car, d’où vient est-ce qu’il vous a fait tous ces contes-là ? Qu’il parle en conscience ; est-ce par religion, est-ce à cause qu’il est en peine de moi et de mes actions ? S’il a tant d’amitié pour moi, s’il s’intéresse si chrétiennement à ce qui me regarde, pourquoi donc m’a-t-il toujours laissé maltraiter par ma sœur pendant que nous demeurions toutes deux ensemble ? Y avait-il moyen de vivre avec elle ? pouvais-je y résister ? il sait bien que non : je me marie aujourd’hui ; eh bien, il aurait fallu me marier demain, et je n’aurais peut-être pas trouvé un si honnête homme. M. de la Vallée m’a sauvé la vie ; sans lui je serais peut-être morte ; il est d’aussi bonne famille que moi : que veut-on dire ? à qui en a M. Doucin ? Vraiment, l’intérêt est une belle chose ; parce que je le quitte, et qu’il n’aura plus de moi les présents que je lui faisais tous les jours, il faut qu’il me persécute sous prétexte qu’il prend part à ce qui me regarde ; il faut qu’une personne chez qui je demeure, et à qui je me suis confiée, me fasse essuyer la plus cruelle avanie du monde ; car y a-t-il rien de plus mortifiant que ce qui m’arrive ?

Là les pleurs, les sanglots, les soupirs, et tous les accents d’une douleur amère étouffèrent la voix de Mlle Habert, et l’empêchèrent de continuer.

Je pleurai moi-même, au lieu de lui dire : Consolez-vous ; je lui rendis les larmes qu’elle versait pour moi ; elle en pleura encore davantage pour me récompenser de ce que je pleurais ; et comme Mme d’Alain était une si bonne femme, que tout ce qui pleurait avait raison avec elle, nous la gagnâmes sur-le-champ, et ce fut le prêtre qui eut tort.

Eh doucement donc, ma chère amie ! dit-elle à Mlle Habert en allant à elle. Eh mon Dieu ! que je suis mortifiée de n’avoir pas su tout ce que vous me dites ! Allons, monsieur de la Vallée, bon courage, mon enfant ! venez m’aider à consoler cette chère demoiselle qui se tourmente pour deux mots que j’ai véritablement lâchés à la légère ; mais que voulez-vous, je ne devinais pas ; on entend un prêtre qui parle, et qui dit que c’est dommage qu’on se marie à vous ; dame, je l’ai cru, moi. On ne va pas s’imaginer qu’il a ses petites raisons pour être si scandalisé. Pour ce qui est d’aimer qu’on lui donne, oh ! je n’en doute pas ; c’est de la bougie, c’est du café, c’est du sucre. Oui, oui, j’ai une de mes amies qui est dans la grande dévotion, qui lui envoie de tout cela ; je m’en ressouviens à cette heure que vous en touchez un mot ; vous lui en donniez aussi, et voilà ce qui en est ; faites comme moi, je parle de Dieu tant qu’on veut, mais je ne donne rien ; ils sont trois ou quatre de sa robe qui fréquentent ici, je les reçois bien : bonjour, monsieur, bonjour, madame ; on prend du thé, quelquefois on dîne ; la reprise de quadrille ensuite, un petit mot d’édification par-ci par-là, et puis je suis votre servante ; aussi, que je me marie vingt fois au lieu d’une, je n’ai pas peur qu’ils s’en mettent en peine. Au surplus, ma chère amie, consolez-vous, vous n’êtes pas mineure, et c’est bien fait d’épouser M. de la Vallée, si ce n’est pas cette nuit ce sera l’autre, et ce n’est qu’une nuit de perdue. Je vous soutiendrai, moi, laissez-moi faire. Comment donc, un homme sans qui vous seriez morte ! Eh pardi ! il n’y aurait pas de conscience ! Oh ! il sera votre mari ; je serais la première à vous blâmer s’il ne l’était pas.

Elle en était là quand nous entendîmes monter la cuisinière de Mlle Habert (car celle de Mme d’Alain nous en avait procuré une, et j’avais oublié de vous le dire).

Allons, ma mie, ajouta-t-elle en caressant Mlle Habert, mettons-nous à table, essuyez vos yeux et ne pleurez plus ; approchez son fauteuil, monsieur de la Vallée, et tenez-vous gaillard ; soupons : mettez-vous là, petite fille.

C’était à Agathe à qui elle parlait, laquelle Agathe n’avait dit mot depuis que sa mère était rentrée.

Notre situation ne l’avait pas attendrie, et plaindre son prochain n’était pas sa faiblesse ; elle n’avait gardé le silence que pour nous observer en curieuse, et pour s’amuser de la mine que nous faisions en pleurant. Je vis à la sienne que tout ce petit désordre la divertissait, et qu’elle jouissait de notre peine, en affectant pourtant un air de tristesse.

Il y a dans le monde bien des gens de ce caractère-là, qui aiment mieux leurs amis dans la douleur que dans la joie ; ce n’est que par compliment qu’ils vous félicitent d’un bien, c’est avec goût qu’ils vous consolent d’un mal.

À la fin pourtant, Agathe, en se mettant à table, fit une petite exclamation en notre faveur, et une exclamation digne de la part hypocrite qu’elle prenait à notre chagrin ; on se peint en tout, et la petite personne, au lieu de nous dire : Ce n’est rien que cela ! s’écria : Ah ! que ceci est fâcheux ! et voilà toujours dans quel goût les âmes malignes s’y prennent en pareil cas ; c’est là leur style.

La cuisinière entra, Mlle Habert sécha ses pleurs, nous servit, Mme d’Alain, sa fille et moi ; et nous mangeâmes tous d’assez bon appétit. Le mien était grand ; j’en cachai pourtant une partie, de peur de scandaliser ma future, qui soupait très sobrement, et qui m’aurait peut-être accusé d’être peu touché, si j’avais eu le courage de manger tant. On ne doit pas avoir faim quand on est affligé.

Je me retenais donc par décence, ou du moins j’eus l’adresse de me faire dire plusieurs fois : Mangez donc ; Mlle Habert m’en pria elle-même, et de prières en prières, j’eus la complaisance de prendre une réfection fort honnête sans qu’on y pût trouver à redire.

Notre entretien pendant le repas n’eut rien d’intéressant ; Mme d’Alain, à son ordinaire, s’y répandit en propos inutiles à répéter, nous y parla de notre aventure d’une manière qu’elle croyait très énigmatique, et qui était fort claire, remarqua que celle qui nous servait prêtait l’oreille à ses discours, et lui dit qu’il ne fallait pas qu’une servante écoutât ce que disaient les maîtres.

Enfin Mme d’Alain en agit toujours avec sa discrétion accoutumée ; le repas fini, elle embrassa Mlle Habert, lui promit son amitié, son secours, presque sa protection, et nous laissa, sinon consolés, du moins plus tranquilles que nous l’aurions été sans ses assurances de services. Demain, dit-elle, au défaut de M. Doucin, nous trouverons bien un prêtre qui vous mariera. Nous la remerciâmes de son zèle, et elle partit avec Agathe, qui, ce soir-là, ne mit rien pour moi dans la révérence qu’elle nous fit.

Pendant que Cathos nous desservait (c’était le nom de notre cuisinière) : Monsieur de la Vallée, me dit tout bas Mlle Habert, il faut que tu te retires ; il ne convient pas que cette fille nous laisse ensemble. Mais ne sais-tu personne qui puisse te protéger ici ? car je crains que ma sœur ne nous inquiète ; je gage que M. Doucin aura été l’avertir ; et je la connais, je ne m’attends pas qu’elle nous laisse en repos.

Pardi cousine, lui dis-je, pourvu que vous me souteniez, que peut-elle faire ? Si j’ai votre cœur, qu’ai-je besoin d’autre chose ? Je suis honnête garçon une fois, fils de braves gens ; mon père consent, vous consentez, je consens aussi, voilà le principal.

Surtout, me dit-elle, ne te laisse point intimider, quelque chose qui arrive ; je te le recommande ; car ma sœur a bien des amis, et peut-être emploiera-t-on la menace contre toi ; tu n’as point d’expérience, la peur te prendra, et tu me quitteras faute de résolution.

Vous quitter ? lui dis-je ; oui, quand je serai mort, il n’y aura que cela qui me donnera mon congé ; mais tant que mon âme et moi serons ensemble, nous vous suivrons partout l’un portant l’autre, entendez-vous, cousine ? Je ne suis pas peureux de mon naturel, qui vit bien ne craint rien ; laissez-les venir. Je vous aime, vous êtes aimable, il n’y aura personne qui dise que non ; l’amour est pour tout le monde, vous en avez, j’en ai, qui est-ce qui n’en a pas ? Quand on en a, on se marie, les honnêtes gens le pratiquent, nous le pratiquons, voilà tout.

Tu as raison, me dit-elle, et ta fermeté me rassure ; je vois bien que c’est Dieu qui te la donne ; c’est lui qui conduit tout ceci ; je me ferais un scrupule d’en douter. Va, mon enfant, mettons toute notre confiance en lui, remercions-le du soin visible qu’il a de nous. Mon Dieu, bénissez une union qui est votre ouvrage. Adieu la Vallée, plus il vient d’obstacles, et plus tu m’es cher.

Adieu, cousine ; plus on nous chicane et plus je vous aime, lui dis-je à mon tour. Hélas ! que je voudrais être à demain pour avoir à moi cette main que je tiens ! Je croyais l’avoir tantôt avec toute la personne ; quel tort il me fait, ce prêtre ! ajoutai-je en lui pressant la main, pendant qu’elle me regardait avec des yeux qui me répétaient : Quel tort il nous fait ! mais qui le répétaient le plus chrétiennement que cela se pouvait, vu l’amour dont ils étaient pleins, et vu la difficulté d’ajuster tant d’amour avec la modestie.

Va-t’en, me dit-elle toujours tout bas et en ajoutant un soupir à ces mots, va-t’en, il ne nous est pas encore permis de nous attendrir tant ; il est vrai que nous devions être mariés cette nuit, mais nous ne le serons pas, la Vallée, ce n’est que pour demain. Va-t’en donc.

Cathos alors avait le dos tourné, et je profitai de ce moment pour lui baiser la main, galanterie que j’avais déjà vu faire, et qu’on apprend aisément ; la mienne me valut encore un soupir de sa part, et puis je me levai et lui donnai le bonsoir.

Elle m’avait recommandé de prier Dieu, et je n’y manquai pas ; je le priai même plus qu’à l’ordinaire, car on aime tant Dieu, quand on a besoin de lui !


Je me couchai fort content de ma dévotion, et persuadé qu’elle était très méritoire. Je ne me réveillai le lendemain qu’à huit heures du matin.

Il en était près de neuf, quand j’entrai dans la chambre de Mlle Habert, qui s’était levée aussi plus tard que de coutume ; et j’avais eu à peine le temps de lui donner le bonjour, quand Cathos vint me dire que quelqu’un demandait à me parler.

Cela me surprit, je n’avais d’affaire avec personne. Est-ce quelqu’un de la maison ? dit Mlle Habert encore plus intriguée que moi.

Non, mademoiselle, répondit Cathos, c’est un homme qui vient d’arriver tout à l’heure. Je voulus aller voir qui c’était. Attendez, dit Mlle Habert ; je ne veux pas que vous sortiez ; qu’il vienne vous parler ici, il n’y a qu’à le faire entrer.

Cathos nous l’amena ; c’était un homme assez bien mis, une manière de valet de chambre qui avait l’épée au côté.

N’est-ce pas vous qui vous appelez monsieur de la Vallée ? me dit-il. Oui, monsieur, répondis-je, qu’est-ce, qu’y a-t-il pour votre service ?

Je viens ici de la part de M. le président... (c’était un des premiers magistrats de Paris) ; qui souhaiterait vous parler, me dit-il.

À moi ! m’écriai-je, cela ne se peut pas, il faut que ce soit un autre M. de la Vallée, car je ne connais pas ce M. le président, je ne l’ai de ma vie ni vu ni aperçu.

Non, non, reprit-il, c’est vous-même qu’il demande, c’est l’amant d’une nommée Mlle Habert ; j’ai là-bas un fiacre qui nous attend, et vous ne pouvez pas vous dispenser de venir ; car on vous y obligerait : ainsi ce n’est pas la peine de refuser ; d’ailleurs on ne veut vous faire aucun mal, on ne veut que vous parler.

J’ai fort l’honneur de connaître une parente de M. le président, et qui loge chez lui, dit alors Mlle Habert ; et comme je soupçonne que c’est une affaire qui me regarde aussi, je vous suivrai, messieurs ; ne vous inquiétez point, monsieur de la Vallée, nous y allons ensemble ; tout ceci vient de mon aînée ; c’est elle qui cherche à nous traverser, nous la trouverons chez M. le président, j’en suis sûre, et peut-être M. Doucin avec elle. Allons, allons voir de quoi il s’agit, vous n’attendrez pas, monsieur ; je n’ai qu’à changer de robe.

Non, mademoiselle, dit le valet de chambre (car c’en était un), j’ai précisément ordre de n’amener que M. de la Vallée ; il faut qu’on ait prévu que vous voudriez venir, puisqu’on m’a donné cet ordre positif, ainsi vous ne sauriez nous suivre ; je vous demande pardon du refus que je vous fais, mais il faut que j’obéisse.

Voilà de grandes précautions, d’étranges mesures, dit-elle, eh bien, ! monsieur de la Vallée, partez, allez devant, présentez-vous hardiment ; j’y serai presque aussitôt que vous, car je vais envoyer chercher une voiture.

Je ne vous le conseille pas, mademoiselle, dit le valet de chambre ; car j’ai charge de vous dire qu’en ce cas vous ne parleriez à personne.

À personne ! s’écria-t-elle ; eh ! qu’est-ce que cela signifie ? M. le président passe pour un si honnête homme ; on le dit si homme de bien ; comment se peut-il qu’il en use ainsi ? où est donc sa religion ? ne tient-il qu’à être président pour envoyer chercher un homme qui n’a que faire à lui ? C’est comme un criminel qu’on envoie prendre ; en vérité, je n’y comprends rien, Dieu n’approuve pas ce qu’il fait là ; je suis d’avis qu’on n’y aille pas. Je m’intéresse à M. de la Vallée, je le déclare ; il n’a ni charge, ni emploi, j’en conviens, mais c’est un sujet du roi comme un autre, et il n’est pas permis de maltraiter les sujets du roi, ni de les faire marcher comme cela, sous prétexte qu’on est président, et qu’ils ne sont rien ; mon sentiment est qu’il reste.

Non, mademoiselle, lui dis-je alors, je ne crains rien (et cela était vrai). Ne regardons pas si c’est bien ou mal fait de m’envoyer dire que je vienne ; qu’est-ce que je suis pour être glorieux ? ne faut-il pas se mesurer à son aune ? quand je serai bourgeois de Paris, encore passe ; mais à présent que je suis si petit, il faut bien en porter la peine, et aller suivant ma taille : aux petits les corvées, dit-on. M. le président me mande, trouvons que je suis bien mandé ; M. le président me verra, Sa Présidence me dira ses raisons, je lui dirai les miennes, nous sommes en pays de chrétiens, je lui porte une bonne conscience, et Dieu par-dessus tout. Marchons, monsieur, je suis tout prêt.

Eh bien ! j’y consens, dit Mlle Habert ; car en effet, qu’en peut-il être ? Mais avant que vous partiez, venez, que je vous dise un petit mot dans ce cabinet, monsieur de la Vallée.

Elle y entra, je la suivis ; elle ouvrit une armoire, mit sa main dans un sac, et en tira une somme en or qu’elle me dit de prendre. Je soupçonne, ajouta-t-elle, que tu n’as pas beaucoup d’argent, mon enfant ; à tout hasard, mets toujours cela dans ta poche. Va, monsieur de la Vallée, que Dieu soit avec toi, qu’il te conduise et te ramène, ne tarde point à revenir, dès que tu le pourras, et souviens-toi que je t’attends avec impatience.

Oui cousine, oui maîtresse, oui charmante future, et tout ce qui m’est le plus cher dans le monde, oui, je retourne aussitôt ; je ne ferai de bon sang qu’à mon arrivée ; je ne vivrai point que je vous revoie, lui dis-je en me jetant sur cette main généreuse qu’elle avait vidée dans mon chapeau. Hélas ! quand on aurait un cœur de rocher, ce serait bientôt un cœur de chair avec vous et vos chères manières ; quelle bonté d’âme ! mon Dieu, la charmante fille, que je l’aimerai quand je serai son homme ! la seule pensée m’en fait mourir d’aise ; viennent tous les présidents du monde et tous les greffiers du pays, voilà ce que je leur dirai, fussent-ils mille, avec autant d’avocats. Adieu, la reine de mon âme, adieu, personne chérie ; j’ai tant d’amour que je n’en saurais plus parler sans notre mariage : il me faut cela pour dire le reste.

Pour toute réponse, elle se laissa tomber dans un fauteuil en pleurant, et je partis avec ce valet de chambre qui m’attendait, et qui me parut honnête homme.

Ne vous alarmez point, me dit-il en chemin, ce n’est pas un crime que d’être aimé d’une fille, et ce n’est que par complaisance que M. le président vous envoie chercher ; on l’en a prié dans l’espérance qu’il vous intimiderait ; mais c’est un magistrat plein de raison et d’équité ; ainsi, soyez en repos, défendez-vous honnêtement, et tenez bon.

Aussi ferai-je, mon cher monsieur, lui dis-je ; je vous remercie du conseil, quelque jour je vous le revaudrai si je puis, mais je vous dirai que je vais là aussi gaillard qu’à ma noce.

Ce fut en tenant de pareils discours que nous arrivâmes chez son maître. Apparemment que mon histoire avait éclaté dans la maison ; car j’y trouvai tous les domestiques assemblés qui me reçurent en haie sur l’escalier.

Je ne me démontai point ; chacun disait son mot sur ma figure, et heureusement, de tous ces mots, il n’y en avait pas un dont je pusse être choqué ; il y en eut même de fort obligeants de la part des femmes. Il n’a pas l’air sot, disait l’une. Mais vraiment la dévote a fort bien choisi, il est beau garçon, disait l’autre.

À droit, c’était : Je suis bien aise de sa bonne fortune ; à gauche : J’aime sa physionomie. Qu’il m’en vienne un de cette mine-là, je m’y tiens, entendais-je dire ici. Vous n’êtes pas dégoûtée, disait-on là.

Enfin je puis dire que mon chemin fut semé de compliments, et si c’était là passer par les baguettes, du moins étaient-elles les plus douces du monde, j’aurais eu lieu d’être bien content, sans une vieille gouvernante qui gâta tout, que je rencontrai au haut de l’escalier, et qui se fâcha sans doute de me voir si jeune, pendant qu’elle était si vieille et si éloignée de la bonne fortune de Mlle Habert.

Oh ! le coup de baguette de celle-là ne fut pas doux ; car, me regardant d’un œil hagard, et levant les épaules sur moi : Hum ! qu’est-ce que c’est que cela ? dit-elle ; quelle bégueule, à son âge, de vouloir épouser ce godelureau ! il faut qu’elle ait perdu l’esprit.

Tout doucement, ma bonne mère, vous le perdriez bien au même prix, lui répondis-je, enhardi par tout ce que les autres m’avaient dit de flatteur.

Ma réponse réussit, ce fut un éclat de rire général, tout l’escalier en retentit, et nous entrâmes, le valet de chambre et moi, dans l’appartement, en laissant une querelle bien établie entre la gouvernante et le reste de la maison qui la sifflait en ma faveur.

Je ne sais pas comment la vieille s’en tira : mais, comme vous voyez, mon début était assez plaisant.

La compagnie était chez madame ; on m’y attendait, et ce fut aussi chez elle que me mena mon guide.

Modestie et courage, voilà avec quoi j’y entrai. J’y trouvai Mlle Habert, l’aînée, par qui je commence parce que c’est contre elle que je vais plaider. M. le président, homme entre deux âges.

Mme la présidente, dont la seule physionomie m’aurait rassuré, si j’avais eu peur ; il n’en faut qu’une comme celle-là dans une compagnie pour vous faire aimer toutes les autres ; non pas que Mme la présidente fût belle, il s’en fallait bien ; je ne vous dirai pas non plus qu’elle fût laide, je n’oserais ; car si la bonté, si la franchise, si toutes les qualités qui font une âme aimable prenaient une physionomie en commun, elles n’en prendraient point d’autre que celle de cette présidente.

J’entendis qu’elle disait au président d’un ton assez bas : Mon Dieu ! monsieur, il me semble que ce pauvre garçon tremble, allez-y doucement, je vous prie ; et puis elle me regarda tout de suite d’un air qui me disait : Ne vous troublez point.

Ce sont de ces choses si sensibles qu’on ne saurait s’y méprendre.

Mais ce que je dis là m’a écarté. Je comptais les assistants, en voilà déjà trois de nommés, venons aux autres.

Il y avait un abbé d’une mine fine, et mis avec toute la galanterie que pouvait comporter son habit, gesticulant décemment, mais avec grâce ; c’était un petit-maître d’église, je n’en dirai pas de lui davantage, car je ne l’ai jamais revu.

Il y avait encore une dame, parente du président, celle que Mlle Habert avait dit connaître, et qui occupait une partie de la maison ; veuve d’environ cinquante ans, grande personne bien faite, et dont je ferai le portrait dans un moment ; voilà tout :

Il est bon d’avertir que cette dame, dont je promets le portrait, était une dévote aussi. Voilà bien des dévotes, dira-t-on, mais je ne saurais qu’y faire ; c’était par là que Mlle Habert l’aînée la connaissait, et qu’elle avait su l’intéresser dans l’affaire dont il s’agissait ; elles allaient toutes deux au même confessionnal.

Et, à propos de dévotes, ce fut bien dans cette occasion où j’aurais pu dire :

Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots !

Je n’ai jamais vu de visage si furibond que celui de la Mlle Habert présente ; cela la changeait au point que je pensai la méconnaître.

En vérité il n’y a de mouvements violents que chez ces personnes-là, il n’appartient qu’à elles d’être passionnées ; peut-être qu’elles croient être assez bien avec Dieu pour pouvoir prendre ces licences-là sans conséquence, et qu’elles s’imaginent que ce qui est péché pour nous autres profanes, change de nom, et se purifie en passant par leur âme. Enfin je ne sais pas comment elles l’entendent, mais il est sûr que la colère des dévots est terrible.

Apparemment qu’on fait bien de la bile dans ce métier-là ; je ne parle jamais que des dévots, je mets toujours les pieux à part ; ceux-ci n’ont point de bile, la piété les en purge.

Je ne m’embarrassai guère de la fureur avec laquelle me regardait Mlle Habert ; je jetai les yeux sur elle aussi indifféremment que sur le reste de la compagnie, et je m’avançai en saluant M. le président.

C’est donc toi, me dit-il, que la sœur de mademoiselle veut épouser ?

Oui, monsieur, du moins me le dit-elle, et assurément je ne l’en empêcherai pas ; car cela me fait beaucoup d’honneur et de plaisir, lui répondis-je d’un air simple, mais ferme et tranquille. Je m’observai un peu sur le langage, soit dit en passant.

T’épouser, toi ? reprit le président. Es-tu fait pour être son mari ? Oublies-tu que tu n’es que son domestique ?

Je n’aurais pas de peine à l’oublier, lui dis-je, car je ne l’ai été qu’un moment par rencontre.

Voyez l’effronté, comme il vous répond, monsieur le président, dit alors Mlle Habert.

Ah ! point du tout, mademoiselle : c’est que vous êtes fâchée, dit sur-le-champ la présidente d’un ton de voix si bien assorti avec cette physionomie dont j’ai parlé ; M. le président l’interroge, il faut bien qu’il réponde, il n’y a point de mal à cela, écoutons-le.

L’abbé à ce dialogue souriait sous sa main d’un air spirituel et railleur ; M. le président baissait les yeux de l’air d’un homme qui veut rester grave, et qui retient une envie de rire.

L’autre dame, parente de la maison, faisait des nœuds, je pense, et la tête baissée, se contentait par intervalles de lever sourdement les yeux sur moi ; je la voyais qui me mesurait depuis les pieds jusqu’à la tête.

Pourquoi, reprit le président, me dis-tu que tu n’as été qu’un moment son domestique, puisque tu es actuellement à son service ?

Oui, monsieur, à son service comme au vôtre, je suis fort son serviteur, son ami, et son prétendu, et puis c’est tout.

Mais, petit fripon que vous êtes, s’écria là-dessus ma future belle-sœur, qui ne trouvait pas que le président me parlât à sa fantaisie, mais pouvez-vous à votre âge mentir aussi impudemment que vous le faites ? Là, mettez la main sur la conscience, songez que vous êtes devant Dieu, et qu’il nous écoute. Est-ce que ma folle de sœur ne vous a pas rencontré dans la rue ? N’étiez-vous pas sur le pavé, sans savoir où aller, quand elle vous a pris ? Que seriez-vous devenu sans elle ? Ne seriez-vous pas réduit à tendre la main aux passants, si elle n’avait pas eu la charité de vous mener au logis ? Hélas ! la pauvre fille, il valait bien mieux qu’elle n’eût pas pitié de vous : il faut bien que sa charité n’ait pas été agréable à Dieu, puisqu’il s’en est suivi un si grand malheur pour elle ; et quel égarement, monsieur le président, que les jugements de Dieu sont terribles ! Elle passe un matin sur le Pont-Neuf, elle rencontre ce petit libertin, elle me l’amène, il ne me revient pas, elle veut le garder à toute force malgré mon conseil et l’inspiration d’un saint homme qui tâche de l’en dissuader ; elle se brouille avec lui, se sépare d’avec moi, prend une maison ailleurs, y va loger avec ce misérable, (Dieu me pardonne de l’appeler ainsi ! ) se coiffe de lui, et veut être sa femme, la femme d’un valet, à près de cinquante ans qu’elle a.

Oh ! l’âge ne fait rien à cela, dit sans lever la tête la dame dévote, à qui cet article des cinquante ans ne plut pas, parce qu’elle avait sa cinquantaine et qu’elle craignait que ce discours ne fît songer à elle. Et d’ailleurs, dit-elle en continuant, est-elle si âgée, mademoiselle votre sœur ? Vous êtes en colère, et il me semble lui avoir entendu dire qu’elle était de mon âge, et sur ce pied-là, elle serait à peu près de cinq ans plus jeune.

Je vis le président sourire à ce calcul ; apparemment qu’il ne lui paraissait pas exact.

Eh ! madame, reprit Mlle Habert l’aînée d’un ton piqué, je sais l’âge de ma sœur, je suis son aînée, et j’ai près de deux ans plus qu’elle. Oui, madame, elle a cinquante ans moins deux mois, et je pense qu’à cet âge-là on peut passer pour vieille ; pour moi, je vous avoue que je me regarde comme telle ; tout le monde ne se soutient pas comme vous, madame.

Autre sottise qui lui échappa, ou par faute d’attention, ou par rancune.

Comme moi, mademoiselle Habert ? répondit la dame en rougissant ; eh ! où allez-vous ? Est-ce qu’il est question de moi ici ? Je me soutiens, dites-vous, je le crois bien, et Dieu sait si je m’en soucie ! mais il n’y a pas grand miracle qu’on se soutienne encore à mon âge.

Il est vrai, dit le président en badinant, que Mlle Habert rend le bel âge bien court, et que la vieillesse ne vient pas de si bonne heure ; mais laissons-là la discussion des âges.

Oui, monsieur le président, répondit notre aînée, ce n’est pas les années que je regarde à cela, c’est l’état du mari qu’elle prend ; c’est la bassesse de son choix ; voyez quel affront ce sera pour la famille. Je sais bien que nous sommes tous égaux devant Dieu, mais devant les hommes ce n’est pas de même, et Dieu veut qu’on ait égard aux coutumes établies parmi eux, il nous défend de nous déshonorer, et les hommes diront que ma sœur aura épousé un gredin, voilà comment ils appelleront ce petit garçon-là, et je demande qu’on empêche une pauvre égarée de nous couvrir de tant de honte ; ce sera même travailler pour son bien ; il faut avoir pitié d’elle, je l’ai déjà recommandée aux prières d’une sainte communauté ; M. Doucin m’a promis les siennes ; madame aussi, ajouta-t-elle en regardant la dame dévote, qui ne parut pas alors goûter beaucoup cette apostrophe ; voilà Mme la présidente et M. l’abbé, que je n’ai pas l’honneur de connaître, qui ne nous refuseront pas les leurs (les prières de M. l’abbé étaient quelque chose d’impayable en cette occasion-ci ; on pensa en éclater de rire, et aussi remercia-t-il de l’invitation, d’un air qui mettait ses prières au prix qu’elles valaient), et vous aurez part à une bonne œuvre, dit-elle encore au président, si vous voulez bien nous secourir de votre crédit là-dedans.

Allez, mademoiselle, ne vous inquiétez point, dit le président, votre sœur ne l’épousera pas ; il n’oserait porter la chose jusque-là ; et s’il avait envie d’aller plus loin, nous l’en empêcherions bien, mais il ne nous en donnera pas la peine, et pour le dédommager de ce qu’on lui ôte, je veux avoir soin de lui, moi.

Il y avait longtemps que je me taisais, parce que je voulais dire mes raisons tout de suite, et je n’avais pas perdu mon temps pendant mon silence ; j’avais jeté de fréquents regards sur la dame dévote, qui y avait pris garde, et qui m’en avait même rendu quelques-uns à la sourdine ; et pourquoi m’étais-je avisé de la regarder ? C’est que je m’étais aperçu par-ci par-là qu’elle m’avait regardé elle-même, et que cela m’avait fait songer que j’étais beau garçon ; ces choses-là se lièrent dans mon esprit : on agit dans mille moments en conséquence d’idées confuses qui viennent je ne sais comment, qui vous mènent, et qu’on ne réfléchit point.

Je n’avais pas négligé non plus de regarder la présidente, mais celle-là d’une manière humble et suppliante. J’avais dit des yeux à l’une : Il y a plaisir à vous voir, et elle m’avait cru ; à l’autre : Protégez-moi, et elle me l’avait promis ; car il me semble qu’elles m’avaient entendu toutes deux, et répondu ce que je vous dis là.

M. l’abbé même avait eu quelque part à mes attentions ; quelques regards extrêmement honnêtes me l’avaient aussi disposé en ma faveur ; de sorte que j’avais déjà les deux tiers de mes juges pour moi, quand je commençai à parler.

D’abord je fis faire silence, car de la manière dont je m’y pris, cela voulait dire : Écoutez-moi.

Monsieur le président, dis-je donc, j’ai laissé parler mademoiselle à son aise, je l’ai laissé m’injurier tant qu’il lui a plu : quand elle ferait encore un discours d’une heure, elle n’en dirait pas plus qu’elle en a dit ; c’est donc à moi à parler à présent ; chacun à son tour, ce n’est pas trop.

Vous dites, monsieur le président, que si je veux épouser Mlle Habert la cadette, on m’en empêchera bien ; à quoi je vous réponds que si on m’en empêche, il me sera bien force de la laisser là ; à l’impossible nul n’est tenu ; mais que si on ne m’en empêche pas, je l’épouserai, cela est sûr, et tout le monde en ferait autant à ma place.

Venons à cette heure aux injures qu’on me dit ; je ne sais pas si la dévotion les permet ; en tout cas, je les mets sur la conscience de mademoiselle qui les a proférées. Elle dit que Dieu nous écoute, et tant pis pour elle, car ce n’est pas là de trop belles paroles qu’elle lui a fait entendre ; bref, à son compte, je suis un misérable, un gredin ; sa sœur une folle, une pauvre vieille égarée ; à tout cela il n’y a que le prochain de foulé, qu’il s’accommode. Parlons de moi. Voilà, par exemple, Mlle Habert l’aînée, monsieur le président ; si vous lui disiez comme à moi, toi par-ci, toi par-là, qui es-tu ? qui n’es-tu pas ? elle ne manquerait pas de trouver cela bien étrange ; elle dirait : Monsieur, vous me traitez mal ; et vous penseriez en vous-même : Elle a raison ; c’est mademoiselle qu’il faut dire : aussi faites-vous ; mademoiselle ici, mademoiselle là, toujours honnêtement mademoiselle et à moi toujours tu et toi. Ce n’est pas que je m’en plaigne, monsieur le président, il n’y a rien à dire, c’est la coutume de vous autres grands messieurs ; toi, c’est ma part et celle-là du pauvre monde ; voilà comme on le mène : pourquoi pauvre monde est-il ? ce n’est pas votre faute, et ce que j’en dis n’est que pour faire une comparaison. C’est que mademoiselle, à qui ce serait mal fait de dire : Que veux-tu ? n’est presque pourtant pas plus mademoiselle que je suis monsieur, c’est ma foi la même chose.

Comment donc, petit impertinent, la même chose ? s’écria-t-elle.

Eh ! pardi, oui, répondis-je ; mais je n’ai pas fait, laissez-moi me reprendre. Est-ce que M. Habert votre père, et devant Dieu soit son âme, était un gredin, mademoiselle ? Il était fils d’un bon fermier de Beauce, moi fils d’un bon fermier de Champagne ; c’est déjà ferme pour ferme ; nous voilà déjà, monsieur votre père et moi, aussi gredins l’un que l’autre ; il se fit marchand, n’est-ce pas ? Je le serai peut-être ; ce sera encore boutique pour boutique. Vous autres demoiselles qui êtes ses filles, ce n’est donc que d’une boutique que vous valez mieux que moi ; mais cette boutique, si je la prends, mon fils dira : Mon père l’avait ; et par là mon fils sera au niveau de vous. Aujourd’hui vous allez de la boutique à la ferme, et moi j’irai de la ferme à la boutique ; il n’y a pas là grande différence ; ce n’est qu’un étage que vous avez de plus que moi ; est-ce qu’on est misérable à cause d’un étage de moins ? Est-ce que les gens qui servent Dieu comme vous, qui s’adonnent à l’humilité comme vous, comptent les étages, surtout quand il n’y en a qu’un à redire ?

Pour ce qui est de cette rue où vous dites que votre sœur m’a rencontré, eh bien cette rue, c’est que tout le monde y passe ; j’y passais, elle y passait, et il vaut autant se rencontrer là qu’ailleurs, quand on a à se rencontrer quelque part. J’allais être mendiant sans elle ; hélas ! non pas le même jour, mais un peu plus tard, il aurait bien fallu en venir là ou s’en retourner à la ferme ; je le confesse franchement, car je n’y entends point finesse ; c’est bien un plaisir que d’être riche, mais ce n’est pas une gloire hormis pour les sots ; et puis y a-t-il si grande merveille à mon fait ? on est jeune, on a père et mère, on sort de chez eux pour faire quelque chose, quelle richesse voulez-vous qu’on ait ? on a peu, mais on cherche, et je cherchais ; là-dessus votre sœur vient : Qui êtes-vous ? me dit-elle ; je le lui récite. Voulez-vous venir chez nous ? Nous sommes deux filles craignant Dieu, dit-elle. Oui-da, lui dis-je, et en attendant mieux, je la suis. Nous causons par les chemins, je lui apprends mon nom, mon surnom, mes moyens, je lui détaille ma famille ; elle me dit : La nôtre est de même étoffe ; moi je m’en réjouis ; elle dit qu’elle en est bien aise ; je lui repars, elle me repart ; je la loue, elle me le rend. Vous me paraissez bon garçon. Vous, mademoiselle, la meilleure fille de Paris. Je suis content, lui dis-je. Moi contente. Et puis nous arrivons chez vous, et puis vous la querellez à cause de moi ; vous dites que vous la quitterez, elle vous quitte la première ; elle m’emmène ; la voilà seule, l’ennui la prend, la pensée du mariage lui vient, nous en devisons, je me trouve là tout porté, elle m’estime, je la révère ; je suis fils de fermier, elle petite-fille, elle ne chicane pas sur un cran de plus, sur un cran de moins, sur une boutique en deçà, sur une boutique en delà ; elle a du bien pour nous deux, moi de l’amitié pour quatre ; on appelle un notaire ; j’écris en Champagne, on me récrit, tout est prêt ; et je demande à monsieur le président qui sait la justice par cœur, à madame la présidente, qui nous écoute, à madame, qui a si bon esprit, à monsieur l’abbé qui a de la conscience ; je demande à tout Paris, comme s’il était là, où est ce grand affront que je vous fais ? À ces mots, la compagnie se tut, personne ne répondit. Notre aînée, qui s’attendait que M. le président parlerait, le regardait étonnée de ce qu’il ne disait rien. Quoi ! monsieur, lui dit-elle, est-ce que vous m’abandonnez !

J’aurais fort envie de vous servir, mademoiselle, lui dit-il, mais que voulez-vous que je fasse en pareil cas ? je croyais l’affaire bien différente, et si tout ce qu’il dit est vrai, il ne serait ni juste ni possible de s’opposer à un mariage qui n’a point d’autre défaut que d’être ridicule à cause de la disproportion des âges.

Sans compter, dit la dame parente, qu’on en voit tous les jours de bien plus grandes, de ces disproportions, et que celle-ci ne sera sensible que dans quelques années, car votre sœur est encore fraîche.

Et d’ailleurs, dit la présidente d’un air conciliant, elle est sa maîtresse, cette fille ; et ce jeune homme n’a contre lui que sa jeunesse, dans le fond.

Et il n’est pas défendu d’avoir un mari jeune, dit l’abbé d’un ton goguenard.

Mais n’est-ce pas une folie qu’elle fait, dit Mlle Habert, dont toutes ces généalogies avaient mis la tête en désordre ; et n’y a-t-il pas de la charité à l’en empêcher ? Vous, madame, qui m’avez tant promis d’engager M. le président à me prêter son secours, ajouta-t-elle en parlant à cette dame dévote, est-ce que vous ne le presserez point d’agir ? Je comptais tant sur vous.

Mais, ma bonne demoiselle Habert, reprit la dame, il faut entendre raison. Vous m’avez parlé de ce jeune homme comme du dernier des malheureux, n’appartenant à personne, et j’ai pris feu là-dessus ; mais point du tout, ce n’est point cela, c’est le fils d’honnêtes gens d’une bonne famille de Champagne, d’ailleurs un garçon raisonnable ; et je vous avoue que je me ferais un scrupule de nuire à sa petite fortune.

À ce discours, le garçon raisonnable salua la scrupuleuse ; ma révérence partit sur-le-champ.

Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que le monde ? s’écria ma belle-sœur future. Pour avoir dit à madame qu’elle se soutenait bien à l’âge qu’a ma sœur, voilà que j’ai perdu ses bonnes grâces ; qui est-ce qui devinerait qu’on est encore une nymphe à cinquante ans ? Adieu, madame ; monsieur le président, je suis votre servante.

Cela dit, elle salua le reste de la compagnie, pendant que la dame dévote la regardait de côté d’un air méprisant, sans daigner lui répondre.

Allez, mon enfant, me dit-elle quand l’autre fut partie, mariez-vous, il n’y a pas le mot à vous dire.

Je lui conseille même de se hâter, dit la présidente, car cette sœur-là est bien mal intentionnée. De quelque façon qu’elle s’y prenne, ses mauvaises intentions n’aboutiraient à rien, dit froidement le président, et je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire.

Là-dessus on annonça quelqu’un. Venez, me dit en se levant la nymphe de cinquante ans, je vais vous donner un petit billet pour Mlle Habert ; c’est une fort bonne fille, je l’ai toujours mieux aimée que l’autre ; et je suis bien aise de lui apprendre comment ceci s’est passé. Monsieur le président, permettez-moi de passer un moment dans votre cabinet pour écrire ; et tout de suite elle part, et je la suis, très content de mon ambassade.

Quand nous fûmes dans ce cabinet : Franchement mon garçon, me dit-elle en prenant une feuille de papier, et en essayant quelques plumes, j’ai d’abord été contre vous ; cette emportée qui sort nous avait si fort parlé à votre désavantage, que votre mariage paraissait la chose du monde la plus extraordinaire ; mais j’ai changé d’avis dès que je vous ai vu ; je vous ai trouvé une physionomie qui détruisait tout le mal qu’elle avait dit ; et effectivement vous l’avez belle, et même heureuse ; Mlle Habert la cadette a raison.

Je suis bien obligé, madame, à la bonne opinion que vous avez de moi, lui répondis-je, et je tâcherai de la mériter.

Oui, me dit-elle, je pense très bien de vous, extrêmement bien, je suis charmée de votre aventure ; et si cette fâcheuse sœur vous faisait encore quelque chicane, vous pouvez compter que je vous servirai contre elle.

C’était toujours en essayant différentes plumes qu’elle me tenait ces discours, et elle ne pouvait pas en trouver de bonnes.

Voilà de mauvaises plumes, dit-elle, en tâchant d’en tailler, ou plutôt d’en raccommoder une ; quel âge avez-vous ? Bientôt vingt ans, madame, lui dis-je en gros. C’est le véritable âge de faire fortune, reprit-elle ; vous n’avez besoin que d’amis qui vous poussent, et je veux vous en donner ; car j’aime votre Mlle Habert, et je lui sais bon gré de ce qu’elle fait pour vous ; elle a du discernement. Mais est-il vrai qu’il n’y a que quatre ou cinq mois que vous arrivez de campagne ? on ne le croirait point à vous voir, vous n’êtes point hâlé, vous n’avez point l’air campagnard ; il a le plus beau teint du monde.

À ce compliment les roses du beau teint augmentèrent ; je rougis un peu par pudeur, mais bien plus par je ne sais quel sentiment de plaisir qui me vint de me voir loué sur ce ton-là par une femme de cette considération.

On se sent bien fort et bien à son aise, quand c’est par la figure qu’on plaît, car c’est un mérite qu’on n’a point de peine à soutenir ni à faire durer ; cette figure ne change point, elle est toujours là, vos agréments y tiennent ; et comme c’est à eux qu’on en veut, vous ne craignez point que les gens se détrompent sur votre chapitre, et cela vous donne de la confiance.

Je crois que je plais par ma personne, disais-je donc en moi-même. Et je sentais en même temps l’agréable et le commode de cette façon de plaire ; ce qui faisait que j’avais l’air assez aisé.

Cependant les plumes allaient toujours mal ; on essayait de les tailler, on ne pouvait en venir à bout, et tout en se dépitant, on continuait la conversation.

Je ne saurais écrire avec cela, me dit-elle ; ne pourriez-vous pas m’en tailler une ?

Oui-da, madame, lui dis-je, je vais tâcher. J’en prends donc une, et je la taille.

Vous mariez-vous cette nuit ? reprit-elle pendant que j’étais après cette plume. Je crois qu’oui, madame.

Eh ! dites-moi, ajouta-t-elle en souriant, Mlle Habert vous aime beaucoup, mon garçon, je n’en doute pas, et je n’en suis point surprise ; mais entre nous, l’aimez-vous un peu aussi ? avez-vous de l’amour pour elle ? là, ce que l’on appelle de l’amour, ce n’est pas de l’amitié que j’entends, car de cela elle en mérite beaucoup de votre part, et vous n’êtes pas obligé au reste ; mais a-t-elle quelques charmes à vos yeux, toute âgée qu’elle est ?

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton badin qui me dictait ma réponse, qui semblait m’exciter à dire que non, et à plaisanter de ses charmes. Je sentis que je lui ferais plaisir de n’être pas impatient de les posséder, et ma foi ! je n’eus pas la force de lui refuser ce qu’elle demandait.

En fait d’amour, tout engagé qu’on est déjà, la vanité de plaire ailleurs vous rend l’âme si infidèle, et vous donne en pareille occasion de si lâches complaisances !

J’eus donc la faiblesse de manquer d’honneur et de sincérité ici ; car j’aimais Mlle Habert, du moins je le croyais, et cela revient au même pour la friponnerie que je fis alors ; et quand je ne l’aurais pas aimé, les circonstances où je me trouvais avec elle, les obligations que je lui avais et que j’allais lui avoir, tout n’exigeait-il pas que je disse sans hésiter : Oui, je l’aime, et de tout mon cœur ?

Je n’en fis pourtant rien, parce que cette dame ne voulait pas que je l’aimasse, et que j’étais flatté de ce qu’elle ne le voulait pas.

Mais comme je n’étais pas de caractère à être un effronté fripon, que je n’étais même tout au plus capable d’un procédé faux que dans un cas de cette nature, je pris un milieu que je m’imaginai en être un, et ce fut de me contenter de sourire sans rien répondre, et de mettre une mine à la place du mot qu’on me demandait.

Oui, oui, je vous entends, dit la dame, vous êtes plus reconnaissant qu’amoureux, je m’en doutais bien ; cette fille-là n’a pourtant pas été désagréable autrefois.

Pendant qu’elle parlait, j’essayais la plume que j’avais taillée ; elle n’allait pas à ma fantaisie, et j’y retouchais pour allonger un entretien qui m’amusait beaucoup, et dont je voulais voir la fin.

Oui, elle est fort passée, mais je pense qu’elle a été assez jolie, dit encore la dame en continuant, et comme dit sa sœur, elle a bien cinquante ans ; il n’a pas tenu à moi tantôt qu’elle ne fût de beaucoup plus jeune ; car je la faisais de mon âge pour la rendre plus excusable. Si j’avais pris le parti de sa sœur aînée, je vous aurais nui auprès du président, mais je n’ai eu garde.

J’ai bien remarqué, lui dis-je, la protection que vous m’accordiez, madame. Il est vrai, reprit-elle que je me suis assez ouvertement déclarée ; cette pauvre cadette, je me mets à sa place, elle aurait eu trop de chagrin de vous perdre, toute vieille qu’elle est ; et d’ailleurs je vous veux du bien.

Hélas ! madame, repris-je d’un air naïf, j’en dirais bien autant de vous, si je valais la peine de parler. Hé ! pourquoi non ? répondit-elle ; je ne néglige l’amitié de personne, mon cher enfant, surtout de ceux qui sont à mon gré autant que vous, car vous me plaisez ; je ne sais, mais vous m’avez prévenue en votre faveur ; je ne regarde pas à la condition des gens, moi ; je ne règle pas mon goût là-dessus.

Et quoiqu’elle glissât ces dernières paroles en femme qui prend les mots qui lui viennent, et qui n’a pas à s’observer sur ce qu’elle pense, la force du discours l’ obligea pourtant à baisser les yeux, car on ne badine pas avec sa conscience.

Cependant je ne savais plus que faire de cette plume, il était temps de l’avoir rendue bonne, ou de la laisser là.

Je vous supplie, lui dis-je, de me conserver cette bonne volonté que vous me marquez, madame ; il ne saurait me venir du bien d’aucune part, que j’aime autant que de la vôtre.

Et c’était en lui rendant la plume que je parlais ainsi ; elle la prit, l’essaya, et dit : Elle va fort bien. Vous écrivez lisiblement sans doute ? Assez, lui dis-je.

Cela suffit, et j’ai envie, reprit-elle, de vous donner à copier quelque chose que je souhaiterais avoir au net. Quand il vous plaira, madame, lui dis-je.

Là-dessus elle commença sa lettre à Mlle Habert, et de temps en temps levait les yeux sur moi.

Votre père est-il bel homme ? Est-ce à lui que vous ressemblez, ou à votre mère ? me dit-elle, après deux ou trois lignes d’écrites. C’est à ma mère, madame, lui dis-je.

Deux lignes après : Votre histoire avec cette vieille fille qui vous épouse est singulière, ajouta-t-elle comme par réflexion et en riant ; il faut pourtant qu’elle ait de bons yeux, toute retirée qu’elle a vécu, et je ne la plains pas ; mais surtout vivez en honnête homme avec elle, je vous y exhorte, mon garçon, et faites après de votre cœur ce qu’il vous plaira, car à votre âge on ne le garde pas.

Hélas ! madame, lui dis-je, à quoi me servirait-il de le donner ? Qui est-ce qui voudrait d’un villageois comme moi ? Oh ! reprit-elle en secouant la tête, ce ne serait pas là la difficulté. Vous m’excuserez, madame, lui dis-je, parce que ce ne serait pas ma pareille que j’aimerais, je ne m’en soucierais pas, ce serait quelque personne qui serait plus que moi ; il n’y a que cela qui me ferait envie.

Eh bien ! me dit-elle, c’est là penser à merveille, et je vous en estime davantage : ce sentiment-là vous sied bien, ne le perdez pas, il vous fait honneur, et il vous réussira, je vous le prédis. Je m’y connais, vous devez m’en croire, ayez bon courage ; et c’était avec un regard persuasif qu’elle me disait cela. À propos de cœur, ajouta-t-elle, êtes-vous né un peu tendre ? C’est la marque d’un bon caractère.

Oh pardi, je suis donc du meilleur caractère du monde, repris-je. Oui-da, dit-elle, ha, ha, ha... ce gros garçon, il me répond cela avec une vivacité tout à fait plaisante. Eh ! parlez-moi franchement, est-ce que vous auriez déjà quelque vue ? Aimeriez-vous actuellement quelque personne ?

Oui, lui dis-je, j’aime toutes les personnes à qui j’ai obligation comme à vous, madame, que j’aime plus que toutes les autres.

Prenez garde, me dit-elle, je parle d’amour, et vous n’en avez pas pour ces personnes-là, non plus que pour moi ; si vous nous aimez, c’est par reconnaissance, et non pas à cause que nous sommes aimables. Quand les personnes sont comme vous, c’est à cause de tout, lui repartis-je ; mais ce n’est pas à moi à le dire. Oh ! dites, mon enfant, dites, reprit-elle, je ne suis ni sotte ni ridicule, et pourvu que vous soyez de bonne foi, je vous le pardonne.

Pardi, de bonne foi ; répondis-je, si je ne l’étais pas, je serais donc bien difficile. Doucement pourtant, me dit-elle, en se mettant le doigt sur la bouche, ne dites cela qu’à moi, au moins, car on en rirait, mon enfant, et d’ailleurs, vous me brouilleriez avec Mlle Habert, si elle le savait.

Je m’empêcherais bien de le dire, si elle était là, repris-je. Vraiment c’est que ces vieilles sont jalouses, et que le monde est méchant, ajouta-t-elle en achevant sa lettre, et il faut toujours se taire.

Nous entendîmes alors du bruit dans une chambre prochaine.

N’y aurait-il pas là quelque domestique qui nous écoute ? dit-elle en pliant sa lettre. J’en serais fâchée ; sortons. Rendez ce billet à Mlle Habert, dites-lui que je suis son amie, entendez-vous, et dès que vous serez marié, venez m’en informer ici où je demeure ; mon nom est au bas du billet que j’ai écrit ; mais ne venez que sur le soir, je vous donnerai ces papiers que vous copierez, et nous causerons sur les moyens de vous rendre service dans la suite. Allez, mon cher enfant, soyez sage, j’ai de bonnes intentions pour vous, dit-elle d’un ton plus bas avec douceur, et en me tendant la lettre d’une façon qui voulait dire : Je vous tends la main aussi ; du moins je le compris de même, de sorte qu’en recevant le billet, je baisai cette main qui paraissait se présenter, et qui ne fit point la cruelle, malgré la vive et affectueuse reconnaissance avec laquelle je la baisais, et cette main était belle.

Pendant que je la tenais : Voilà encore ce qu’il ne faut point dire, me glissa-t-elle en me quittant. Oh ! je suis honnête garçon, madame, lui répondis-je bien confidemment, en vrai paysan pour le coup, en homme qui convient de bonne foi qu’on ne le maltraite pas, et qui ne sait pas vivre avec la pudeur des dames.

Le trait était brutal ; elle rougit légèrement, car je n’étais pas digne qu’elle en rougît beaucoup ; je ne savais pas l’indécence que je faisais ; ainsi elle se remit sur-le-champ, et je vis que, toute réflexion faite, elle était bien aise de cette grossièreté qui m’était échappée ; c’était une marque que je comprenais ses sentiments, et cela lui épargnait les détours qu’elle aurait été obligée de prendre une autre fois pour me les dire.

Nous nous quittâmes donc ; elle rentra dans l’appartement de Mme la présidente, et moi, je me retirai plein d’une agréable émotion.

Est-ce que vous aviez dessein de l’aimer ? me direz-vous. Je n’avais aucun dessein déterminé ; j’étais seulement charmé de me trouver au gré d’une grande dame, j’en pétillais d’avance, sans savoir à quoi cela aboutirait, sans songer à la conduite que je devais tenir.

De vous dire que cette dame me fût indifférente, non ; de vous dire que je l’aimais, je ne crois pas non plus. Ce que je sentais pour elle ne pouvait guère s’appeler de l’amour, car je n’aurais pas pris garde à elle, si elle n’avait pas pris garde à moi ; et de ses attentions même, je ne m’en serais point soucié si elle n’avait pas été une personne de distinction.

Ce n’était donc point elle que j’aimais, c’était son rang, qui était très grand par rapport à moi.

Je voyais une femme de condition d’un certain air, qui avait apparemment des valets, un équipage, et qui me trouvait aimable ; qui me permettait de lui baiser la main, et qui ne voulait pas qu’on le sût ; une femme enfin qui nous tirait, mon orgueil et moi, du néant où nous étions encore ; car avant ce temps-là m’étais-je estimé quelque chose ? avais-je senti ce que c’était qu’amour-propre ?

Il est vrai que j’allais épouser Mlle Habert ; mais c’était une petite bourgeoise qui avait débuté par me dire que j’étais autant qu’elle, qui ne m’avait pas donné le temps de m’enorgueillir de sa conquête, et qu’à son bien près, je regardais comme mon égale.

N’avais-je pas été son cousin ? Le moyen, après cela, de voir une distance sensible entre elle et moi ?

Mais ici elle était énorme, je ne la pouvais pas mesurer, je me perdais en y songeant ; cependant c’était de cette distance-là qu’on venait à moi, ou que je me trouvais tout d’un coup porté jusqu’à une personne qui n’aurait pas seulement dû savoir si j’étais au monde. Oh ! voyez s’il n’y avait pas là de quoi me tourner la tête, de quoi me donner des mouvements approchants de ceux de l’amour ?

J’aimais donc par respect et par étonnement pour mon aventure, par ivresse de vanité, par tout ce qu’il vous plaira, par le cas infini que je faisais des appas de cette dame ; car je n’avais rien vu de si beau qu’elle, à ce que je m’imaginais alors ; elle avait pourtant cinquante ans, et je l’avais fixée à cela dans la chambre de la présidente, mais je ne m’en ressouvenais plus ; je ne lui désirais rien ; eût-elle eu vingt ans de moins, elle ne m’aurait pas paru en valoir mieux ; c’était une déesse, et les déesses n’ont point d’âge.

De sorte que je m’en retournai pénétré de joie, bouffi de gloire, et plein de mes folles exagérations sur le mérite de la dame.

Il ne me vint pas un moment en pensée que mes sentiments fissent tort à ceux que je devais à Mlle Habert, rien dans mon esprit n’avait changé pour elle, et j’allais la revoir aussi tendrement qu’à l’ordinaire ; j’étais ravi d’épouser l’une, et de plaire à l’autre, et on sent fort bien deux plaisirs à la fois.

Mais avant que de me mettre en chemin pour retourner chez ma future, j’aurais dû faire le portrait de cette déesse que je venais de quitter ; mettons-le ici, il ne sera pas long.

Vous savez son âge ; je vous ai dit qu’elle était bien faite, et ce n’est pas assez dire ; j’ai vu peu de femmes d’une taille aussi noble, et d’un aussi grand air.

Celle-ci se mettait toujours d’une manière modeste, d’une manière pourtant qui n’ôtait rien à ce qui lui restait d’agréments naturels.

Une femme aurait pu se mettre comme cela pour plaire, sans être accusée de songer à plaire ; je dis une femme intérieurement coquette ; car il fallait l’être pour tirer parti de cette parure-là, il y avait de petits ressorts secrets à y faire jouer pour la rendre aussi gracieuse que décente, et peut-être plus piquante que l’ajustement le plus déclaré.

C’était de belles mains et de beaux bras sous du linge uni : on les en remarque mieux là-dessous, cela les rend plus sensibles.

C’était un visage un peu ancien, mais encore beau, qui aurait paru vieux avec une cornette de prix, qui ne paraissait qu’aimable avec une cornette toute simple. C’est le négliger trop, que de l’orner si peu, avait-on envie de dire.

C’était une gorge bien faite (il ne faut pas oublier cet article-là qui est presque aussi considérable que le visage dans une femme), gorge fort blanche, fort enveloppée, mais dont l’enveloppe se dérangeait quelquefois par un geste qui en faisait apparaître la blancheur, et le peu qu’on en voyait alors en donnait la meilleure idée du monde.

C’était de grands yeux noirs qu’on rendait sages et sérieux, malgré qu’ils en eussent, car foncièrement ils étaient vifs, tendres et amoureux.

Je ne les définirai pas en entier : il y aurait tant à parler de ces yeux-là, l’art y mettait tant de choses, la nature y en mettait tant d’autres, que ce ne serait jamais fait si on en voulait tout dire, et peut-être qu’on n’en viendrait pas à bout. Est-ce qu’on peut dire tout ce qu’on sent ? Ceux qui le croient ne sentent guère, et ne voient apparemment que la moitié de ce qu’on peut voir.

Venons à la physionomie que composait le tout ensemble.

Au premier coup d’œil on eût dit de celle qui la portait ; Voilà une personne bien grave et bien posée.

Au second coup d’œil : Voilà une personne qui a acquis cet air de sagesse et de gravité, elle ne l’avait pas. Cette personne-là est-elle vertueuse ? La physionomie disait oui, mais il lui en coûte ; elle se gouverne mieux qu’elle n’est souvent tentée de le faire : elle se refuse au plaisir, mais elle l’aime, gare qu’elle n’y cède. Voilà pour les mœurs.

Quant à l’esprit, on la soupçonnait d’en avoir beaucoup, et on soupçonnait juste, je ne l’ai pas assez connue pour en dire davantage là-dessus.

À l’égard du caractère, il me serait difficile de le définir aussi : ce que je vais en rapporter va pourtant en donner une idée assez étendue, et assez singulière.

C’est qu’elle n’aimait personne, qu’elle voulait pourtant plus de mal à son prochain qu’elle ne lui en faisait directement.

L’honneur de passer pour bonne l’empêchait de se montrer méchante ; mais elle avait l’adresse d’exciter la malignité des autres, et cela tenait lieu d’exercice à la sienne.

Partout où elle se trouvait, la conversation n’était que médisance ; et c’était elle qui mettait les autres dans cette humeur-là, soit en louant, soit en défendant quelqu’un mal à propos : enfin par une infinité de rubriques en apparence toutes obligeantes pour ceux qu’elle vous donnait à déchirer ; et puis, pendant qu’on les mettait en pièces, c’étaient des exclamations charitables, et en même temps encourageantes : Mais que me dites-vous là, ne vous trompez-vous point ? cela est possible ? De façon qu’elle se retirait toujours innocente des crimes qu’elle faisait commettre (j’appelle ainsi tout ce qui est satire), et toujours protectrice des gens qu’elle perdait de réputation par la bouche des autres.

Et ce qui est de plaisant, c’est que cette femme, telle que je vous la peins, ne savait pas qu’elle avait l’âme si méchante, le fond de son cœur lui échappait, son adresse la trompait, elle s’y attrapait elle-même, et parce qu’elle feignait d’être bonne, elle croyait l’être en effet.

Telle était donc la dame d’auprès de qui je sortais ; je vous la peins d’après ce que j’entendis dire d’elle dans les suites, d’après le peu de commerce que nous eûmes ensemble, et d’après les réflexions que j’ai faites depuis.

Il y avait huit ou dix ans qu’elle était veuve ; son mari, à ce qu’on disait, n’était pas mort content d’elle ; il l’avait accusée de quelque irrégularité de conduite ; et pour prouver qu’il avait eu tort, elle s’était depuis son veuvage jetée dans une dévotion qui l’avait écartée du monde, et qu’elle avait soutenue, tant par fierté que par habitude, et par la raison de l’indécence qu’il y aurait eu à reparaître sur la scène avec des appas qu’on n’y connaissait plus, que le temps avait un peu usés, et que la retraite même aurait flétris ; car elle fait cet effet-là sur les personnes qui en sortent. La retraite, surtout la chrétienne, ne sied bien qu’à ceux qui y demeurent, et jamais on n’en rapporta un visage à la mode, il en devient toujours ou ridicule ou scandaleux.

Je retournais donc chez Mlle Habert ma future, et je doublais joyeusement le pas pour y arriver plus tôt, quand un grand embarras de carrosses et de charrettes m’arrêta à l’entrée d’une rue ; je ne voulus pas m’y engager, de peur d’être blessé ; et en attendant que l’embarras fût fini, j’entrai dans une allée, où, pour passer le temps, je me mis à lire la lettre que Mme de Ferval (c’est ainsi que je nommerai la dame dont je viens de parler) m’avait donnée pour Mlle Habert, et qui n’était pas cachetée.

J’en lisais à peine les premiers mots, qu’un homme descendu de l’escalier qui était au fond de l’allée, la traversa en fuyant à toutes jambes, me froissa en passant, laissa tomber à mes pieds une épée nue qu’il tenait, et se sauva en fermant sur moi la porte de la rue.

Me voilà donc enfermé dans cette allée, non sans quelque émotion de ce que je venais de voir.

Mon premier soin fut de me hâter d’aller à la porte pour la rouvrir ; mais j’y tâchai en vain, je ne pus en venir à bout.

D’un autre côté, j’entendais du bruit en haut de l’escalier. L’allée était assez obscure, cela m’inquiéta.

Et comme en pareil cas tous nos mouvements tendent machinalement à notre conservation, que je n’avais ni verge ni bâton, je me mis à ramasser cette épée, sans trop savoir ce que je faisais.

Le bruit d’en haut redoublait ; il me semblait même entendre des cris comme venants d’une fenêtre de la maison sur la rue, et je ne me trompais pas. Je démêlai qu’on criait : Arrête, arrête. Et, à tout hasard, je tenais toujours cette épée nue d’une main, pendant que de l’autre je tâchais encore d’ouvrir cette misérable porte, qu’à la fin j’ouvris, sans songer à lâcher l’épée.

Mais je n’en fus pas mieux ; toute une populace s’y était assemblée, qui, en me voyant avec l’air effaré que j’avais, et cette épée nue que je tenais, ne douta point que je ne fusse, ou un assassin, ou un voleur.

Je voulus m’échapper, mais il me fut impossible, et les efforts que je fis pour cela ne servirent qu’à rendre contre moi les soupçons encore plus violents.

En même temps voilà des archers ou des sergents, accourus d’une barrière prochaine, qui percent la foule, m’arrachent l’épée que je tenais, et qui me saisissent.

Je veux crier, dire mes raisons ; mais le bruit et le tumulte empêchent qu’on ne m’entende, et malgré ma résistance, qui n’était pas de trop bon sens, on m’entraîne dans la maison, on me fait monter l’escalier, et j’entre avec les archers qui me mènent, et quelques voisins qui nous suivent, dans un petit appartement où nous trouvons une jeune dame couchée à terre, extrêmement blessée, évanouie, et qu’une femme âgée tâchait d’appuyer contre un fauteuil.

Vis-à-vis d’elle était un jeune homme fort bien mis, blessé aussi, renversé sur un sopha, et qui, en perdant son sang, demandait du secours pour la jeune dame en question, pendant que la vieille femme et une espèce de servante poussaient les hauts cris.

Eh vite ! messieurs, vite un chirurgien, dit le jeune homme à ceux qui me tenaient, qu’on se hâte de la secourir, elle se meurt, peut-être la sauvera-t-on. (Il parlait de la jeune dame.)

Le chirurgien n’était pas loin ; il en demeurait un vis-à-vis la maison qu’on appela de la fenêtre, et qui monta sur-le-champ ; il vint aussi un commissaire.

Et comme je parlais beaucoup, que je protestais n’avoir point de part à cette aventure, et qu’il était injuste de me retenir, on m’entraîna dans un petit cabinet voisin, où j’attendis qu’on eût visité les blessures de la dame et du jeune homme.

La dame qui était évanouie revint à elle, et quand on eut mis ordre à tout, on me ramena du cabinet où j’étais dans leur chambre.

Connaissez-vous ce jeune homme ? leur dit un des archers ; examinez-le ; nous l’avons trouvé dans l’allée dont la porte était fermée sur lui, et qu’il a ouverte en tenant à la main cette épée que vous voyez. Elle est encore toute sanglante, s’écria là-dessus quelque autre qui l’examina, et voilà sans doute un de ceux qui vous ont blessés.

Non, messieurs, répondit le jeune homme d’une voix très faible ; nous ne connaissons point cet homme, ce n’est pas lui qui nous a mis dans l’état où nous sommes, mais nous connaissons notre assassin ; c’est un nommé tel... (il dit un nom dont je ne me ressouviens plus), mais puisque celui-ci était dans la maison, et que vous l’y avez saisi avec cette épée encore teinte de notre sang, peut-être celui qui nous a assassiné l’avait-il pris pour le soutenir en cas de besoin, et il faut toujours l’arrêter.

Misérable, me dit à son tour la jeune dame, sans me donner le temps de répondre, qu’est devenu celui dont tu es sans doute le complice ? Hélas ! messieurs, il vous est échappé. Elle n’eut pas la force d’aller plus loin, elle était blessée à mort, et ne pouvait pas en revenir.

Je crus alors pouvoir parler ; mais à peine commençais-je à m’expliquer, que l’archer, qui avait le premier pris la parole, m’interrompant :

Ce n’est pas ici que tu dois te justifier, me dit-il ; marche. Et sur-le-champ on me traîne en bas, où je restai jusqu’à l’arrivée d’un fiacre qu’on était allé chercher, et dans lequel on me mena en prison.

L’endroit où je fus mis n’était pas tout à fait un cachot, mais il ne s’en fallait guère.

Heureusement celui qui m’enferma, tout geôlier qu’il était, n’avait point la mine impitoyable, il ne m’effraya point ; et comme en de pareils moments on s’accroche à tout, et qu’un visage un peu moins féroce que les autres vous paraît le visage d’un bon homme : Monsieur, dis-je à ce geôlier en lui mettant dans la main quelques-unes de ces pièces d’or que m’avait donné Mlle Habert, qu’il ne refusa point, qui l’engagèrent à m’écouter, et que j’avais conservées, quoiqu’on m’eût fait quitter tout ce que j’avais conservées, quoiqu’on m’eût fait quitter tout ce que j’avais, parce que de ma poche qui se trouva percée, elles avaient, en bon français, coulé plus bas ; il ne m’était resté que mon billet, que j’avais mis dans mon sein après l’avoir tenu longtemps chiffonné dans ma main.

Hélas ! monsieur, lui dis-je donc, vous qui êtes libre d’aller et de venir, rendez-moi un service : je ne suis coupable de rien, vous le verrez ; ce n’est ici qu’un malheur qui m’est arrivé. Je sors de chez M. le président de..., et une dame, qui est sa parente, m’a remis un billet pour le porter chez une nommée Mlle Habert, qui demeure en telle rue et en tel endroit, et comme je ne saurais le rendre, je vous le remets, à vous ; ayez la bonté de le porter ou de l’envoyer chez cette demoiselle, et de lui dire en même temps où je suis : tenez, ajoutai-je en tirant encore quelques pièces, voilà de quoi payer le message, s’il le faut ; et ce n’est rien que tout cela, vous serez bien autrement récompensé, quand on me retirera d’ici.

Attendez, me dit-il en tirant un petit crayon, n’est-ce pas chez Mlle Habert que vous dites, en telle rue ? Oui, monsieur, répondis-je ; mettez aussi que c’est dans la maison de Mme d’Alain la veuve.

Bon, reprit-il, dormez en repos, j’ai à sortir et dans une heure au plus tard votre affaire sera faite.

Il me laissa brusquement après ces mots, et je restai pleurant entre mes quatre murailles, mais avec plus de consternation que d’épouvante ; ou, si j’avais peur, c’était par un effet de l’émotion que m’avait causé mon accident, car je ne songeai point à craindre pour ma vie.

En de pareilles occasions, nous sommes d’abord saisi des mouvements que nous méritons d’avoir ; notre âme, pour ainsi dire, se fait justice. Un innocent en est quitte pour soupirer, et un coupable tremble ; l’un est affligé, l’autre est inquiet.

Je n’étais donc qu’affligé, je méritais de n’être que cela. Quel désastre, disais-je en moi-même. Ah la maudite rue avec ses embarras ! Qu’avais-je affaire dans cette misérable allée ? C’est bien le diable qui m’y a poussé quand j’y suis entré.

Et puis mes larmes coulaient : Eh mon Dieu ! où en suis-je ? Eh mon Dieu ! tirez-moi d’ici, disais-je après. Voilà de méchantes gens que cette Habert aînée et M. Doucin ; quel chagrin ils me donnent avec leur président où il a fallu que j’aille ; et puis de soupirer, puis de pleurer, puis de me taire et de parler. Mon pauvre père ne se doute pas que je suis en prison le jour de ma noce, reprenais-je ; et cette chère Mlle Habert qui m’attend, ne sommes-nous pas bien en chemin de nous revoir ?

Toutes ces considérations m’abîmaient de douleur ; à la fin pourtant d’autres réflexions vinrent à mon secours : Il ne faut point me désespérer, disais-je, Dieu ne me délaissera pas. Si ce geôlier rend ma lettre à Mlle Habert, et qu’il lui apprenne mon malheur, elle ne manquera pas de travailler à ma délivrance.

Et j’avais raison de l’espérer, comme on le verra. Le geôlier ne me trompa point. La lettre de Mme de Ferval fut portée une ou deux heures après à ma future ; ce fut lui-même qui en fut le porteur, et qui l’instruisit de l’endroit où j’étais ; il vint me le dire à son retour, en m’apportant quelque nourriture qui ne me tenta point.

Bon courage, me dit-il, j’ai donné votre lettre à la demoiselle ; je lui ai dit que vous étiez en prison, et quand elle l’a su, elle s’est tout d’un coup évanouie ; adieu ! C’était bien là un style de geôlier, comme vous voyez.

Eh ! un moment, lui criai-je en l’arrêtant, y avait-il quelqu’un pour la secourir, au moins ?

Oh ! qu’oui, me dit-il, ce ne sera rien que cela ; il y avait deux personnes avec elle. Eh ! ne vous a-t-elle rien dit ? repris-je encore. Eh pardi non ! me répondit-il, puisqu’elle avait perdu la parole ; mangez toujours en attendant mieux.

Je ne saurais, lui dis-je, je n’ai que soif, et j’aurais besoin d’un peu de vin, n’y aurait-il pas moyen d’en avoir ? Oui-da, reprit-il, donnez, je vous en ferai venir.

Après tout l’argent qu’il avait eu de moi, en tout autre lieu que celui où je me trouvais, le mot de donner aurait été ingrat et malhonnête ; mais en prison, c’était moi qui avais tort, et qui manquais de savoir-vivre.

Hélas ! lui dis-je, excusez-moi, j’oubliais de l’argent, et je tire encore un louis d’or ; je n’avais pas d’autre monnaie.

Voulez-vous, me répondit-il en s’en allant, qu’au lieu de vous rendre votre reste, je vous fournisse de vin tant que cela durera ? vous aurez bien le loisir de le boire.

Comme il vous plaira, dis-je humblement, et le cœur serré de me voir en commerce avec ce nouveau genre d’hommes qu’il fallait remercier du bien qu’on leur faisait.

Ce vin arriva fort à propos, car j’allais tomber en faiblesse quand on me l’apporta ; mais il me remit, et je ne me sentis plus pour tout mal qu’une extrême impatience de voir ce que produirait la nouvelle dont j’avais fait informer la secourable Mlle Habert.

Quelquefois son évanouissement m’inquiétait un peu, je craignais qu’il ne la mît hors d’état d’agir elle-même, et je m’en fiais bien plus à elle qu’à tous les amis qu’elle aurait pu employer pour moi.

D’un autre côté, cet évanouissement m’était un garant de sa tendresse et de la vitesse avec laquelle elle viendrait à mon secours.

Trois heures s’étaient déjà passées depuis qu’on m’avait apporté du vin, quand on vint me dire que deux personnes me demandaient en bas, qu’elles ne monteraient point, et que je pouvais descendre.

Le cœur m’en battit de joie ; je suivis le geôlier, qui me mena dans une chambre, où en entrant je fus accueilli par Mlle Habert, qui m’embrassa fondant en larmes.

À côté d’elle était un homme vêtu de noir que je ne connaissais pas.

Eh ! monsieur de la Vallée, mon cher enfant, par quel hasard êtes-vous donc ici ? s’écria-t-elle. Je l’embrasse, monsieur, n’en soyez point surpris, nous devions être mariés aujourd’hui, dit-elle à celui qui l’accompagnait. Et puis revenant à moi :

Que vous est-il donc arrivé ? de quoi s’agit-il ?

Je ne répondis pas sur-le-champ, attendri par l’accueil de Mlle Habert ; il fallut me laisser le temps de pleurer à mon tour.

Hélas ! lui dis-je à la fin, c’est une furieuse histoire que la mienne, imaginez-vous que c’est une allée qui est cause que je suis ici ; pendant que j’y étais, on en a fermé la porte, il y avait deux meurtres de faits en haut, on a cru que j’y avais part, et tout de suite me voilà.

Comment ! part à deux meurtres, pour être entré dans une allée ? me répondit-elle. Eh ! mon enfant, qu’est-ce que cela signifie ? expliquez-vous ; eh ! qui est-ce qui a tué ? Je n’en sais rien, repris-je, je n’ai vu que l’épée, que j’ai par mégarde ramassé dans l’allée.

Ceci a l’air grave, dit alors l’homme vêtu de noir ; ce que vous nous rapportez ne saurait nous mettre au fait ; assoyons-nous, et contez-nous la chose comme elle est ; qu’est-ce que c’est que cette allée à laquelle nous n’entendons rien ?


Voici, lui dis-je, comment le tout s’est passé. Et là-dessus je commençai mon récit par ma sortie de chez le président ; de là j’en vins à l’embarras qui m’avait arrêté à cette allée dont je parlais, à cet inconnu qui m’y avait enfermé en s’enfuyant, à cette épée qu’il avait laissé tomber, que j’avais prise, enfin à tout le reste de l’aventure.

Je ne connais, lui dis-je, ni le tueur, ni les tués, qui n’étaient pas encore morts quand on m’a présenté à eux, et ils ont confessé qu’ils ne me connaissaient point non plus ; c’est là tout ce que je sais moi-même du sujet pour lequel on m’emprisonne.

Tout le corps me frémit, dit Mlle Habert ; eh quoi ! on n’a donc pas voulu entendre raison ? Dès que les blessés ne vous connaissent pas, qu’ont-ils à vous dire ? Que je suis peut-être le camarade du méchant homme qui les a mis à mort, et dont je n’ai jamais vu que le dos, répondis-je.

Cette épée sanglante avec laquelle on vous a saisi, dit l’habillé de noir, est un article fâcheux, cela embarrasse ; mais votre récit me fait faire une réflexion.

Nous avons entendu dire là-bas que, depuis trois ou quatre heures, on a mené un prisonnier qui a, dit-on, poignardé deux personnes dans la rue dont vous nous parlez ; ce pourrait bien être là l’homme qui a traversé cette allée où vous étiez. Attendez-moi ici tous deux, je vais tâcher de savoir plus particulièrement de quoi il est question, peut-être m’instruira-t-on.

Il nous quitte là-dessus. Mon pauvre garçon, me dit Mlle Habert quand il fut parti, en quel état est-ce que je te retrouve ? j’en ai pris un saisissement qui me tient encore et qui m’étouffe ; j’ai cru que ce serait aujourd’hui le dernier jour de ma vie. Eh ! mon enfant, quand tu as vu cet embarras, que ne prenais-tu par une autre rue ?

Eh ! mon aimable cousine, lui dis-je, c’était pour jouir plus tôt de votre vue que je voulais aller par le plus droit chemin ; qui est-ce qui va penser qu’une rue est si fatale ? on marche, on est impatient, on aime une personne qu’on va trouver, et on prend son plus court ; cela est naturel.

Je lui baignais les mains de pleurs en lui tenant ce discours, et elle en versait tant qu’elle pouvait aussi.

Qui est cet homme que vous avez amené avec vous, lui dis-je, et d’où venez-vous, cousine ? Hélas ! me dit-elle, je n’ai fait que courir depuis la lettre que tu m’as envoyée ; Mme de Ferval m’y faisait tant d’honnêtetés, tant d’offres de service, que j’ai d’abord songé à m’adresser à elle pour la prier de nous secourir. C’est une bonne dame, elle n’en aurait pas mieux agi quand ç’aurait été pour son fils ; je l’ai vue presque aussi fâchée que je l’étais. Ne vous chagrinez point, m’a-t-elle dit, ce ne sera rien, nous avons des amis, je le tirerai de là ; restez chez moi, je vais parler à M. le président.

Et sans perdre de temps, elle m’a quittée, et un moment après elle est revenue avec un billet du président pour M. de... (c’était un des principaux magistrats pour les affaires de l’espèce de la mienne). J’ai pris le billet, je l’ai porté sur le champ chez ce magistrat, qui, après l’avoir lu, a fait appeler un de ses secrétaires, lui a parlé à part, ensuite lui a dit de me suivre à la prison, de m’y procurer la liberté de te voir, et nous sommes venus ensemble pour savoir ce que c’est que ton affaire. Mme de Ferval m’a promis aussi de se joindre à moi, si je voulais, pour m’accompagner partout où il faudrait aller.

Le secrétaire qui nous avait quitté revint au moment que Mlle Habert finissait ce détail.

J’ai pensé juste, nous dit-il ; l’homme qu’on a amené ici ce matin est certainement l’assassin des deux personnes en question ; je viens de parler à un des archers qui l’a arrêté comme il s’enfuyait sans chapeau et sans épée, poursuivi d’une populace qui l’a vu sortir tout en désordre d’une maison que l’on dit être dans la même rue où vous avez trouvé l’embarras ; il s’est passé un espace de temps considérable avant qu’on ait pu le saisir, parce qu’il avait couru fort loin, et il a été ramené dans cette maison d’où il était sorti, et d’où, ajoute-t-on, venait de partir un autre homme qu’on y avait pris, qu’on avait déjà mené en prison, et qu’on soupçonne d’être son complice. Or, suivant ce que vous nous avez dit, cet autre homme, cru son complice, il y a bien de l’apparence que c’est vous.

C’est moi-même, répondis-je, c’est l’homme de cette allée ; voilà tout justement comme quoi je suis ici, sans que personne sache que c’était en passant mon chemin que j’ai eu le guignon d’être fourré là-dedans.

Ce prisonnier sera bientôt interrogé, me dit le secrétaire, et, s’il ne vous connaît point, s’il répond conformément à ce que vous nous dites, comme je n’en doute pas, vous serez bientôt hors d’ici, et l’on hâtera votre sortie. Retournez-vous-en chez vous, mademoiselle, et soyez tranquille ; sortons. Pour vous, ajouta-t-il en me parlant, vous resterez dans cette chambre-ci, vous y serez mieux qu’où vous étiez, et je vais avoir soin qu’on vous porte à dîner.

Hélas ! dis-je, ils m’ont déjà apporté quelque chétive pitance dans mon trou de là-haut, qui y serait bien moisie, et l’appétit n’y est point.

Ils m’exhortèrent à manger, me quittèrent, et nous nous embrassâmes, Mlle Habert et moi, en pleurant un peu sur nouveaux frais. Qu’on ne le laisse manquer de rien, dit cette bonne fille à celui qui me renferma ; et il y avait déjà deux ou trois minutes qu’ils étaient partis, que le bruit des clefs qui m’enfermaient durait encore. Il n’y a rien de si rude que les serrures de ce pays-là, et je crois qu’elles déplaisent plus à l’innocent qu’au coupable ; ce dernier a bien autre chose à faire qu’à prendre garde à cela.

Mon dîner vint quelques moments après ; la comparaison que j’en fis avec celui qu’on m’avait apporté auparavant me réconforta un peu ; c’était un changement de bon augure ; on ne demande qu’à vivre, tout y pousse, et je jetai quelques regards nonchalants sur un poulet d’assez bonne mine dont je levai nonchalamment aussi les deux ailes, qui se trouvèrent insensiblement mangées ; j’en rongeai encore par oisiveté quelque partie ; je bus deux ou trois coups d’un vin qui me parut passable sans que j’y fisse attention, et finis mon repas par quelques fruits dont je goûtai, parce qu’ils étaient là.

Je me sentis moins abattu après que j’eus mangé. C’est une chose admirable que la nourriture, lorsqu’on a du chagrin ; il est certain qu’elle met du calme dans l’esprit ; on ne saurait être bien triste pendant que l’estomac digère.

Je ne dis pas que je perdisse de vue mon état, j’y rêvai toujours, mais tranquillement ; à la fin pourtant ma tristesse revint. Je laisse là le récit de tout ce qui se passa depuis la visite de Mlle Habert, pour en venir à l’instant où je comparus devant un magistrat, accompagné d’un autre homme de justice qui paraissait écrire, et dont je ne savais ni le nom ni les fonctions ; vis-à-vis d’eux était encore un homme d’une extrême pâleur, et qui avait l’air accablé, avec d’autres personnes dont il me sembla qu’on recevait les dépositions.

On m’interrogea ; ne vous attendez point au détail exact de cet interrogatoire, je ne me ressouviens point de l’ordre qu’on y observa ; je n’en rapporterai que l’article essentiel, qui est que cet homme si défait, qui était précisément l’homme de l’allée, dit qu’il ne me connaissait pas ; j’en dis autant de lui. Je racontai mon histoire, et la racontai avec des expressions si naïves sur mon malheur, que quelques-uns des assistants furent obligés de se passer la main sur le visage pour cacher qu’ils souriaient.

Quand j’eus fini : Je vous le répète encore, dit le prisonnier les larmes aux yeux, je n’ai eu ni confident ni complice ; je ne sais pas si je pourrais disputer ma vie, mais elle m’est à charge, et je mérite de la perdre. J’ai tué ma maîtresse, je l’ai vu expirer (et en effet, elle mourut quand on le ramena vers elle) ; elle est morte d’horreur en me revoyant, et en m’appelant son assassin. J’ai tué mon ami, dont j’étais devenu le rival (et il est vrai qu’il se mourait aussi) ; je les ai tué tous deux en furieux ; je suis au désespoir, je me regarde comme un monstre, je me fais horreur, je me serais poignardé moi-même si je n’avais pas été pris ; je ne suis pas digne d’avoir le temps de me reconnaître et de me repentir de ma rage ; qu’on me condamne, qu’on les venge ; je demande la mort comme une grâce ; épargnez-moi des longueurs qui me font mourir mille fois pour une, et renvoyez ce jeune homme qu’il est inutile de retenir ici, et que je n’ai jamais vu que dans ce passage, où je l’aurais tué lui-même de peur qu’il ne me reconnût, si, dans le trouble où j’étais en fuyant, mon épée ne m’avait pas échappé des mains ; renvoyez-le, monsieur, qu’il se retire, je me reproche la peine qu’on lui a faite, et je le prie de me pardonner la frayeur où je le vois, et dont je suis cause ; il n’a rien de commun avec un abominable comme moi.

Je frémis en l’entendant dire qu’il avait eu dessein de me tuer, ç’aurait été bien pis que d’être en prison. Malgré cet aveu, pourtant, je plaignis alors cet infortuné coupable, son discours m’attendrit, et pour répondre à la prière qu’il me fit de lui pardonner mon accident : Moi, monsieur, lui dis-je à mon tour, je prie Dieu d’avoir pitié de vous et de votre âme.

Voilà tout ce que je dirai là-dessus. Mlle Habert revint me voir après toutes les corvées que j’avais essuyées ; le secrétaire était encore avec elle ; il nous laissa quelque temps seuls, jugez avec quel attendrissement nos cœurs s’épanchèrent ! On est de si bonne humeur, on sent quelque chose de si doux dans l’âme quand on sort d’un grand péril, et nous en sortions tous deux chacun à notre manière ; car à tout prendre, ma vie avait été exposée, et Mlle Habert avait couru risque de me perdre ; ce qu’elle regardait à son tour comme un des plus grands malheurs du monde, surtout si elle m’avait perdu dans cette occasion.

Elle me conta tout ce qu’elle avait fait, les nouveaux mouvements que s’était donné Mme de Ferval, tant auprès du président qu’auprès du magistrat qui m’avait interrogé.

Nous bénîmes mille et mille fois cette dame pour les bons services qu’elle nous avait rendus ; ma future s’extasiait sur sa charité et sur sa piété : La bonne chrétienne ! s’écria-t-elle, la bonne chrétienne ! Et moi, disais-je, le bon cœur de femme, car je n’osais pas répéter les termes de Mlle Habert, ni employer les mêmes éloges qu’elle ; j’avais la conscience d’en prendre d’autres ; et en vérité il n’y aurait pas eu de pudeur, en présence de ma future, à louer la piété d’une personne qui avait jeté les yeux sur son mari, et qui ne me servait si bien, précisément que parce qu’elle n’était pas si chrétienne. Or, j’étais encore en prison, cela me rendait scrupuleux, et j’avais peur que Dieu ne me punît, si je traitais de pieux des soins dont vraisemblablement le diable et l’homme avaient tous les honneurs.

Je rougis même plus d’une fois pendant que Mlle Habert louait sur ce ton-là Mme de Ferval, sur le compte de laquelle je n’étais pas moi-même irréprochable, et j’étais honteux de voir cette bonne fille si dupe, elle qui méritait si peu de l’être.

Des éloges de Mme de Ferval, nous en vînmes à ce qui s’était passé dans ma prison ; la joie est babillarde, nous ne finissions point ; je lui contait tout ce qu’avait dit le vrai coupable, avec quelle candeur il m’avait justifié, et que c’était grand dommage qu’il se fût malheureusement abandonné à de si terribles coups ; car au fond, il fallait que ce fût un honnête homme ; et puis nous en vînmes à nous, à notre amour, à notre mariage, et vous me demanderez peut-être ce que c’était que ce coupable ; voici en deux mots le sujet de son action.

Il y avait près d’un an que son meilleur ami aimait une demoiselle, dont il était aimé : comme il n’était pas aussi riche qu’elle, le père de la fille la lui refusait en mariage, et défendit même à sa fille de le voir davantage. Dans l’embarras où cela les mit, ils se servirent de celui qui les tua pour s’écrire et recevoir leurs billets.

Celui-ci, qui était un des amis de la maison, mais qui n’y venait pas souvent, devint éperdument amoureux de la demoiselle à force de la voir et de l’entendre soupirer pour l’autre. Il était plus riche que son ami ; il parla d’amour, la demoiselle en badina quelque temps comme d’une plaisanterie, s’en fâcha quand elle vit que la chose était sérieuse, et en fit avertir son amant, qui en fit des reproches à ce déloyal ami. Cet ami en fut d’abord honteux, parut s’en repentir, promit de les laisser en repos, puis continua, puis acheva de se brouiller avec le défunt qui rompit avec lui ; et il porta enfin l’infidélité jusqu’à se proposer pour gendre au père, qui l’accepta, et qui voulut inutilement forcer sa fille à l’épouser.

Nos amants, désespérés, eurent recours à d’autres moyens, tant pour s’écrire que pour se parler. Une veuve âgée, qui avait été la femme de chambre de la mère de la demoiselle, les recueillit dans sa maison, où ils allaient quelquefois se trouver, pour voir ensemble quelles mesures il y avait à prendre ; l’autre le sut, en devint furieux de jalousie ; c’était un homme violent, apparemment sans caractère, et de ces âmes qu’une grande passion rend méchantes et capables de tout. Il les fit suivre un jour qu’ils se rendirent chez la veuve, y entra après eux, les y surprit au moment que son ami baisait la main de la demoiselle, et dans sa fureur le blessa d’abord d’un coup d’épée, qu’il allait redoubler d’un autre, quand la demoiselle, qui voulut se jeter sur lui, le reçut et tomba ; celui-ci s’enfuit, et on sait le reste de l’histoire. Retournons à moi.

Notre secrétaire revint, et nous dit que je sortirais le lendemain. Passons à ce lendemain, tout ce détail de prison est triste.

Mlle Habert me vint prendre à onze heures du matin ; elle ne monta pas, elle me fit avertir, je descendis, un carrosse m’attendait à la porte, et quel carrosse ? celui de Mme de Ferval, où Mme de Ferval était elle-même, et cela pour donner plus d’éclat à ma sortie, et plus de célébrité à mon innocence.

Le zèle de cette dame ne s’en tint pas là : Avant que de le ramener chez vous, dit-elle à Mlle Habert, je suis d’avis que nous le menions dans le quartier et vis-à-vis l’endroit où il a été arrêté ; il est bon que ceux qui le virent enlever, et qui pourraient le reconnaître ailleurs, sachent qu’il est innocent ; c’est une attention qui me paraît nécessaire, et peut-être, ajouta-t-elle en s’adressant à moi, reconnaîtrez-vous vous-même quelques-uns de ceux qui vous entouraient quand vous fûtes pris.

Oh ! pour cela, oui, lui dis-je, et n’y eût-il que le chirurgien qui était vis-à-vis la maison, et qu’on appela pour panser les défunts, je serais bien aise de le voir pour lui montrer que je suis plus honnête garçon qu’il ne s’imagine.

Mon Dieu, que madame est incomparable ! s’écria là-dessus Mlle Habert ; car vous n’avez qu’à compter que c’est elle qui a tout fait, monsieur de la Vallée, et quoiqu’elle n’ait regardé que Dieu là dedans. À ce mot de Dieu, que Mme de Ferval savait bien être de trop là dedans : Laissons cela, dit-elle en interrompant ; quand avez-vous dessein de vous marier ? Cette nuit, si rien ne nous empêche, dit Mlle Habert.

Sur ce propos, nous arrivâmes dans cette rue qui m’avait été si fatale, et dont nous avions dit au cocher de prendre le chemin. Nous arrêtâmes devant la maison du chirurgien ; il était à sa porte, et je remarquai qu’il me regardait beaucoup : Monsieur, lui dis-je, vous souvenez-vous de moi ? me reconnaissez-vous ?

Mais je pense qu’oui, me répondit-il en ôtant bien honnêtement son chapeau, comme à un homme qu’il voyait dans un bon équipage, avec deux dames dont l’une paraissait de grande considération. Oui, monsieur, je vous remets, je crois que c’est vous qui étiez avant-hier dans cette maison (montrant celle où l’on m’avait pris), et à qui il arriva... Il hésitait à dire le reste. Achevez, lui dis-je, oui, monsieur, c’est moi qu’on y saisit et qu’on mena en prison. Je n’osais vous le dire, reprit-il, mais je vous examinai tant que je vous ai reconnu tout d’un coup. Eh bien, monsieur, vous n’aviez donc point de part à l’affaire en question ?


Pas plus que vous, lui répondis-je, et là-dessus, je lui expliquai comment j’y avait été mêlé. Eh ! pardi, monsieur, reprit-il, je m’en réjouis, et nous le disions tous ici, nos voisins, ma femme, mes enfants, moi et mes garçons : À qui diantre se fiera-t-on après ce garçon-là, car il a la meilleure physionomie du monde. Oh ! parbleu, je veux qu’ils vous voient. Holà Babet (c’était une de ses filles qu’il appelait), ma femme, approchez : venez, vous autres (il parlait à ses garçons), tenez, regardez bien monsieur, savez-vous qui c’est ?

Eh ! mon père, s’écria Babet, il ressemble au visage de ce prisonnier de l’autre jour. Eh ! vraiment oui, dit la femme, il lui ressemble tant que c’est lui-même. Oui, répondis-je, en propre visage. Ah ! ah ! dit encore Babet, voilà qui est drôle, vous n’avez donc aidé à tuer personne, monsieur ? Eh ! non certes, repris-je, j’en serais bien fâché, d’aider à la mort de quelqu’un ; à la vie, encore passe. En bonne foi, dit la femme, nous n’y comprenions rien. Oh ! pour cela, dit Babet, si jamais quelqu’un a eu la mine d’un innocent, c’était vous assurément.

Le peuple commençait à s’assembler, nombre de gens me reconnaissaient. Mme de Ferval eut la complaisance de laisser durer cette scène aussi longtemps qu’il le fallait pour rétablir ma réputation dans tout le quartier ; je pris congé du chirurgien et de toute sa famille, avec la consolation d’être salué bien cordialement par ce peuple, et bien purgé, tout le long de la rue, des crimes dont on m’y avait soupçonné ; sans compter l’agrément que j’eus d’y entendre de tous côtés faire l’éloge de ma physionomie, ce qui mit Mlle Habert de la meilleure humeur du monde, et l’engagea à me regarder avec une avidité qu’elle n’avait pas encore eue.

Je la voyais qui se pénétrait du plaisir de me considérer, et qui se félicitait d’avoir eu la justice de me trouver si aimable.

J’y gagnai même auprès de Mme de Ferval, qui, de son côté, en appliqua sur moi quelques regards plus attentifs qu’à l’ordinaire, et je suis persuadé qu’elle se disait : Je ne suis donc point de si mauvais goût, puisque tout le monde est de mon sentiment.

Ce que je vous dis là, au reste, se passait en parlant ; aussi étais-je bien content, et ce ne fut pas là tout.

Nous approchions de la maison de Mlle Habert, où Mme de Ferval voulait nous mener, quand nous rencontrâmes, à la porte d’une église, la sœur aînée de ma future et M. Doucin, qui causaient ensemble, et qui semblaient parler d’action. Un carrosse, qui retarda la course du nôtre, leur donna tout le temps de nous apercevoir.

Quand j’y songe, je ris encore du prodigieux étonnement où ils restèrent tous deux en nous voyant.

Nous les pétrifiâmes ; ils en furent si déroutés, si étourdis, qu’il ne leur resta pas même assez de présence d’esprit pour nous faire la moue, comme ils n’y auraient pas manqué s’ils avaient été moins saisis ; mais il y a des choses qui terrassent, et pour surcroît de chagrin, c’est que nous ne pouvions leur apparaître dans un instant qui leur rendît notre apparition plus humiliante et plus douloureuse. Le hasard y joignait des accidents faits exprès pour les désoler ; c’était triompher d’eux d’une manière superbe, et qui aurait été insolente si nous l’avions méditée ; et c’est, ne vous déplaise, qu’au moment qu’ils nous aperçurent, nous éclations de rire, Mme de Ferval, Mlle Habert et moi, de quelque chose de plaisant que j’avais dit ; ce qui joint à la pompe triomphante avec laquelle Mme de Ferval semblait nous mener, devait assurément leur percer le cœur.

Nous les saluâmes fort honnêtement ; ils nous rendirent le salut comme gens confondus, qui ne savaient plus ce qu’ils faisaient, et qui pliaient sous la force du coup qui les assommait.

Vous saurez encore qu’ils venaient tous deux de chez Mlle Habert la cadette (nous l’apprîmes en rentrant), et que là on leur avait dit que j’étais en prison ; car Mme d’Alain, qui avait été présente au rapport du geôlier que j’avais envoyé de la prison, n’avait pas pu se taire, et tout en les grondant en notre faveur, les avait régalés de cette bonne nouvelle.

Jugez des espérances qu’ils en avaient tirées contre moi. Un homme en prison, qu’a-t-il fait ? Ce n’est pas nous qui avons part à cela ; ce n’est pas le président non plus, qui a refusé de nous servir ; il faut donc que ce soit pour quelque action étrangère à notre affaire. Que sais-je s’ils n’allaient pas jusqu’à me soupçonner de quelque crime ; ils me haïssaient assez tous deux pour avoir cette charitable opinion de moi ; les dévots prennent leur haine contre vous pour une preuve que vous ne valez rien : oh ! voyez quel rabat-joie de nous rencontrer subitement, en situation si brillante et si prospère.

Mais laissons-les dans leur confusion, et arrivons chez la bonne Mlle Habert.

Je ne monte point chez vous, lui dit Mme de Ferval, parce que j’ai affaire ; adieu, prenez vos mesures pour vous marier au plus tôt, n’y perdez point de temps, et que M. de la Vallée, je vous prie, vienne m’avertir quand c’en sera fait, car jusque-là je serai inquiète.

Nous irons vous en informer tous deux, répondit Mlle Habert ; c’est bien le moins que nous vous devions, madame. Non, non, reprit-elle en jetant sur moi un petit regard d’intelligence qu’elle vit bien que j’entendais, il suffira de lui, mademoiselle, faites à votre aise ; et puis elle partit.

Eh ! Dieu me pardonne, s’écria Mme d’Alain en me revoyant, je crois que c’est M. de la Vallée que vous nous ramenez, notre bonne amie. Tout juste, madame d’Alain, vous y êtes, lui dis-je, et Dieu vous pardonnera de le croire, car vous ne vous trompez point ; bonjour, mademoiselle Agathe (sa fille était là). Soyez le bienvenu, me répondit-elle, ma mère et moi, nous vous croyions perdu.

Comment perdu ? s’écria la veuve ; si vous n’étiez pas venu ce matin, j’allais cet après-midi mettre tous mes amis par voie et par chemin ; votre sœur et M. Doucin sortent d’ici, qui venaient vous voir, ajouta-t-elle, à ma future ; allez, je ne les ai pas mal accommodés ; demandez le train que je leur ai fait. Le pauvre garçon est en prison, leur ai-je dit, vous le savez bien, c’est vous qui en êtes cause, et c’est fort mal fait à vous. En prison ? Eh ! depuis quand ? Bon ! depuis quand, depuis vos menées, depuis que vous courez partout pour l’y mettre ; et puis ils sont partis sans que je leur aie seulement dit : Asseyez-vous.

Par ce discours de Mme d’Alain que je rapporte, on voit bien qu’elle ignorait les causes de ma prison ; et en effet, Mlle Habert s’était bien gardée de les lui dire, et lui avait laissé croire que j’y avais été mis par les intrigues de sa sœur. Si Mme d’Alain avait été instruite, quelle bonne fortune pour elle qu’un pareil récit à faire ! Tout le quartier aurait retenti de mon aventure, elle aurait été la conter de porte en porte, pour y avoir le plaisir d’étaler ses regrets sur mon compte, et c’était toujours autant de mauvais bruits d’épargnés.

Eh mais ! dites-nous donc ceci, dites-nous donc ceci, dites-nous donc cela. C’était le détail de ma prison qu’elle me demandait ; je lui en inventai quelques-uns : je ne lui dis point les véritables. Et puis, je vous ai trouvé un prêtre qui vous mariera quand vous voudrez, me dit-elle, tout à l’heure s’il n’était pas trop tard, mais ce sera pour après minuit, si c’est votre intention.

Oui-da, madame, dit Mlle Habert, et nous vous serons fort obligés de le faire avertir. J’irai moi-même tantôt chez lui, nous dit-elle ; il s’agit de dîner, à présent ; allons, venez manger ma soupe, vous me donnerez à souper ce soir ; et de témoins pour votre mariage, je vous en fournirai qui ne seront pas si glorieux que les premiers.

Mais tous ces menus récits m’ennuient moi-même ; sautons-les, et supposons que le soir est venu, que nous avons soupé avec nos témoins, qu’il est deux heures après minuit, et que nous partons pour l’église.

Enfin pour le coup nous y sommes, la messe est dite, et nous voilà mariés en dépit de notre sœur aînée et du directeur son adhérent, qui n’aura plus ni café ni pain de sucre de Mme de la Vallée.

J’ai bien vu des amours en ma vie, au reste, bien des façons de dire et de témoigner qu’on aime, mais je n’ai rien vu d’égal à l’amour de ma femme.

Les femmes du monde les plus vives, les plus tendres, vieilles ou jeunes, n’aiment point dans ce goût-là, je leur défierais même de l’imiter ; non, pour ressembler à Mlle Habert, que je ne devrais plus nommer ainsi, il ne sert de rien d’avoir le cœur le plus sensible du monde ; joignez-y de l’emportement, cela n’avance de rien encore ; mettez enfin dans le cœur d’une femme tout ce qui vous plaira, vous ferez d’elle quelque chose de fort vif, de fort passionné, mais vous n’en ferez point une Mlle Habert ; tout l’amour dont elle sera capable ne vous donnera point encore une juste idée de celui de ma femme.

Pour aimer comme elle, il faut avoir été trente ans dévote, et pendant trente ans avoir eu besoin de courage pour l’être ; il faut pendant trente ans avoir résisté à la tentation de songer à l’amour, et trente ans s’être fait un scrupule d’écouter ou même de regarder les hommes qu’on ne haïssait pourtant pas.

Oh ! mariez-vous après trente ans d’une vie de cette force-là, trouvez-vous du soir au matin l’épouse d’un homme, c’est déjà beaucoup ; j’ajoute aussi d’un homme que vous aimerez d’inclination, ce qui est encore plus, et vous serez pour lors une autre Mlle Habert, et je vous réponds que qui vous épousera verra bien que j’ai raison, quand je dis que son amour n’était fait comme celui de personne.

Caractérisez donc cet amour, me dira-t-on ; mais doucement, aussi bien je ne saurais ; tout ce que j’en puis dire, c’est qu’elle me regardait ni plus ni moins que si j’avais été une image ; et c’était sa grande habitude de prier et de tourner affectueusement les yeux en priant qui faisait que ses regards sur moi avaient cet air-là.

Quand une femme vous aime, c’est avec amour qu’elle vous le dit ; c’était avec dévotion que me le disait la mienne, mais avec une dévotion délicieuse ; vous eussiez cru que son cœur traitait amoureusement avec moi une affaire de conscience, et que cela signifiait : Dieu soit béni qui veut que je vous aime, et que sa sainte volonté soit faite ; et tous les transports de ce cœur étaient sur ce ton-là, et l’amour n’y perdait qu’un peu de son air et de son style, mais rien de ses sentiments ; figurez-vous là-dessus de quel caractère il pouvait être.

Il était dix heures quand nous nous levâmes ; nous nous étions couchés à trois, et nous avions eu besoin de repos.

Monsieur de la Vallée, me dit-elle un quart d’heure avant que nous nous levassions, nous avons bien quatre à cinq mille livres de rente, c’est de quoi vivre passablement ; mais tu es jeune, il faut s’occuper, à quoi te destines-tu ? À ce qui vous plaira, cousine, lui dis-je ; mais j’aime assez cette maltôte, elle est de si bon rapport, c’est la mère nourrice de tous ceux qui n’ont rien ; je n’ai que faire de nourrice avec vous, cousine, vous ne me laisserez pas manquer de nourriture, mais abondance de vivre ne nuit point, faisons-nous financiers par quelque emploi qui ne nous coûte guère, et qui rende beaucoup, comme c’est la coutume du métier. Le seigneur de notre village, qui est mort riche comme un coffre, était parvenu par ce moyen, parvenons de même.

Oui-da, me dit-elle, mais tu ne sais rien, et je serais d’avis que tu t’instruisisses un peu auparavant ; je connais un avocat au Conseil chez qui tu pourrais travailler, veux-tu que je lui en parle ?

Si je le veux ? dis-je ; eh ! pardi, cousine, est-ce qu’il y a deux volontés ici ? est-ce que la vôtre n’est pas la nôtre ? Hélas ! mon bien-aimé, reprit-elle, je ne voudrai jamais rien que pour ton bien ; mais à propos, mon cher mari, nos embarras m’ont fait oublier une chose ; tu as besoin d’habit et de linge, et je sortirai cette après-midi pour t’acheter l’un et l’autre.

Et à propos d’équipage d’homme, ma petite femme, lui dis-je, il y a encore une bagatelle qui m’a toujours fait envie ; votre volonté n’y penserait-elle pas par hasard ? Dans cette vie, un peu de bonne mine ne gâte rien.

Eh ! de quoi s’agit-il, mon ami ? me répondit-elle. Rien que d’une épée avec son ceinturon, lui dis-je, pour être M. de la Vallée à forfait ; il n’y a rien qui relève tant la taille, et puis, avec cela, tous les honnêtes gens sont vos pareils.

Eh bien ! mon beau mari, vous avez raison, me dit-elle, nous en ferons ce matin l’emplette ; il y a près d’ici un fourbisseur, il n’y a qu’à l’envoyer chercher ; voyez, songez, que désirez-vous encore ? ajouta-t-elle, car en ce premier jour de noces, cette âme dévotement enflammée ne respirait que pour son jeune époux ; si je lui avais dit que je voulais être roi, je pense qu’elle m’aurait promis de marchander une couronne.

Sur ces entrefaites dix heures sonnèrent ; la tasse de café nous attendait : Mme d’Alain, qui nous la faisait porter, criait à notre porte, et demandait à entrer avec un tapage qu’elle croyait la chose du monde la plus galante, vu que nous étions de nouveaux mariés.

Je voulais me lever : Laissez mon fils, laissez, me dit Mme de la Vallée, tu serais trop longtemps à t’habiller : voilà qui me fait encore ressouvenir qu’il te faut une robe de chambre. Bon, bon, il me faut, lui répondis-je en riant ; allez, allez, vous n’y entendez rien, ma femme, il me fallait ma cousine, avec cela j’aurai de tout.

Là-dessus elle sortit du lit, mit une robe, et ouvrit à notre bruyante hôtesse, qui lui dit en entrant : Venez ça, que je vous embrasse, avec votre bel œil mourant : eh bien ! qu’est-ce que c’est, ce gros garçon, s’en accommodera-t-on ? Vous riez, c’est signe qu’oui ; tant mieux, je m’en serais bien douté, le gaillard, je pense qu’il fait bon vivre avec lui, n’est-ce pas ? Debout, debout, jeunesse, me dit-elle en venant à moi, quittez le chevet, votre femme n’y est plus, et il sera nuit ce soir.

Je ne saurais, lui dis-je, je suis trop civil pour me lever devant vous, demain tant que vous voudrez, j’aurai une robe de chambre. Eh pardi, dit-elle, voilà bien des façons, s’il n’y a que cela qui manque, je vais vous en chercher une qui est presque neuve ; mon pauvre défunt ne l’a pas mis dix fois ; quand vous l’aurez, il me semblera le voir lui-même.

Et sur-le-champ elle passe chez elle, rapporte cette robe de chambre, et me la jette sur le lit ; tenez, me dit-elle, elle est belle et bonne, gardez-la, je vous en ferai bon compte.

La veux-tu ? me dit Mme de la Vallée. Oui-da, repris-je ; à combien est-elle ? je ne sais pas marchander.

Et là-dessus : Je vous la laisse à tant, c’est marché donné. Non, c’est trop. Ce n’est pas assez. Bref, elles convinrent, et la robe de chambre me demeura ; je la payai de l’argent qui me restait de ma prison.

Nous prîmes notre café ; Mme de la Vallée confia mes besoins, tant en habits qu’en linge, à notre hôtesse, et la pria de l’aider l’après-midi dans ses achats, mais quant à l’habit, le hasard en ordonna autrement.

Un tailleur, à qui Mme d’Alain louait quelques chambres dans le fond de la maison, vint un quart d’heure après lui apporter un reste de terme qu’il lui devait. Eh ! pardi, monsieur Simon, vous arrivez à propos, lui dit-elle en me montrant, voilà une pratique pour vous, nous allons tantôt lever un habit pour ce monsieur-là.

M. Simon me salua, me regarda : Eh ! ma foi, dit-il, ce ne serait pas la peine de lever de l’étoffe, j’ai chez moi un habit tout battant neuf à qui je mis hier le dernier point, et que l’homme à qui il est m’a laissé pour les gages, à cause qu’il n’a pas pu me payer l’avance que je lui en ai faite, et que hier au matin, ne vous déplaise, il a délogé de son auberge sans dire adieu à personne ; je crois qu’il sera juste à monsieur, c’est une occasion de s’habiller tout d’un coup, et pas si cher que chez le marchand ; il y a habit, veste et culotte, d’un bel et bon drap bien fin, tout uni, doublé de soie rouge, rien n’y manque.

Cette soie rouge me flatta ; une doublure de soie, quel plaisir et quelle magnificence pour un paysan ! Qu’en dites-vous, ma mie ? dis-je à Mme de la Vallée. Eh ! mais, dit-elle, s’il va bien, mon ami, c’est autant de pris. Il sera comme de cire, reprit le tailleur, qui courut le chercher ; il l’apporte, je l’essaye, il m’habillait mieux que le mien, et le cœur me battait sous la soie ; on en vient au prix.

Le marché en fut plus long à conclure que de la robe de chambre ; non pas de la part de ma femme, à qui Mme d’Alain dit : Ne vous mêlez point de cela, c’est mon affaire. Allons, monsieur Simon, peut-être que d’un an vous ne vendrez cette friperie-là si à propos ; car il faut une taille et en voilà une ; c’est comme si Dieu vous l’envoyait, il n’y a peut-être que celle-là à Paris ; lâchez la main, pour trop avoir, on n’a rien ; et d’offres en offres, notre officieuse tracassière conclut.

Quand l’habit fut acheté, l’amoureuse envie de me voir tout équipé prit à ma femme : Mon fils, me dit-elle, envoyons tout de suite chercher un ceinturon, des bas, un chapeau (et je veux qu’il soit bordé), une chemise neuve toute faite, et tout l’attirail, n’est-ce pas ?

Comme il vous plaira, lui dis-je, avec une gaieté qui m’allait jusqu’à l’âme, et aussitôt dit aussitôt fait ; tous les marchands furent appelés ; Mme d’Alain toujours présente, toujours marchandant, toujours tracassière ; et avant le dîner j’eus la joie de voir Jacob métamorphosé en cavalier, avec la doublure de soie, avec le galant bord d’argent au chapeau, et l’ajustement d’une chevelure qui me descendait jusqu’à la ceinture, et après laquelle le baigneur avait épuisé tout son savoir-faire.

Je vous ai déjà dit que j’étais beau garçon, mais jusque-là il avait fallu le remarquer pour y prendre garde. Qu’est-ce que c’est qu’un beau garçon sous des habits grossiers ? il est bien enterré là-dessous ; nos yeux sont si dupes à cet égard-là ! S’aperçût-on même qu’il est beau, quel mérite cela a-t-il ? On dirait volontiers : De quoi se mêle-t-il, il lui appartient bien ! Il y a seulement par-ci par-là quelques femmes moins frivoles, moins dissipées que d’autres, qui ont le goût plus essentiel, et qui ne s’y trompent point. J’en avais déjà rencontré quelques-unes de celles-là, comme vous l’avez vu ; mais ma foi sous mon nouvel attirail, il ne fallait que des yeux pour me trouver aimable, et je n’avais que faire qu’on les eût si bons ; j’étais bel homme, j’étais bien fait, j’avais des grâces naturelles, et tout cela au premier coup d’œil.

Voyez donc l’air qu’il a, ce cher enfant ! dit Mme de la Vallée, quand je sortis du cabinet où je m’étais retiré pour m’habiller. Comment donc, dit Mme d’Alain, savez-vous bien qu’il est charmant ? Et ce n’était plus en babillarde qu’elle le disait, il me parut que c’était en femme qui le pensait, et qui même, pendant quelques moments, en perdit son babil. À la manière étonnée dont elle me regarda, je crois qu’elle convoitait le mari de ma femme, je lui avais déjà plu à moins de frais.

Voilà une belle tête, disait-elle, si jamais je me marie, je prendrai un homme qui aura la pareille. Oh ! oui, ma mère, dit Agathe qui venait d’entrer, mais ce n’est pas le tout, il faut la mine avec.

Cependant nous dînâmes ; Mme d’Alain se répandit en cajoleries pendant le repas, Agathe ne m’y parla que des yeux, et m’en dit plus que sa mère, et ma femme ne vit que moi, ne songea qu’à moi, et je parus à mon tour n’avoir d’attention que pour elle.

Nos témoins, que Mme de la Vallée avait invités à souper en les quittant à trois heures du matin le même jour, arrivèrent sur les cinq heures du soir.

Monsieur de la Vallée, me dit la cousine, je serais d’avis que vous allassiez chez Mme de Ferval, nous ne souperons que sur les huit heures, et vous aurez le temps de la voir ; faites-lui bien des compliments de ma part, et dites-lui que demain nous aurons l’honneur de la voir ensemble.

Eh ! oui, à propos, lui dis-je, elle nous a bien recommandé de l’avertir, et cela est juste. Adieu, mesdames, adieu, messieurs, vous le voulez bien, jusqu’à tantôt.

Ma femme croyait me faire ressouvenir de cette Mme de Ferval, mais je l’en aurais fait ressouvenir elle-même, si elle l’avait oubliée ; je mourais d’envie qu’elle me vît fait comme j’étais. Oh ! comme je vais lui plaire, disais-je en moi-même, ce sera bien autre chose que ces jours passés. On verra dans la suite ce qu’il en fut.

Fin de la troisième partie

Quatrième partie modifier

Je me rendis donc chez Mme de Ferval, et ne rencontrai dans la cour de la maison qu’un laquais qui me conduisit chez elle par un petit escalier que je ne connaissais pas.

Une de ses femmes, qui se présenta d’abord, me dit qu’elle allait avertir sa maîtresse ; elle revint un moment après, et me fit entrer dans la chambre de cette dame. Je la trouvai qui lisait couchée sur un sopha, la tête appuyée sur une main, et dans un déshabillé très propre, mais assez négligemment arrangé.

Figurez-vous une jupe qui n’est pas tout à fait rabattue jusqu’aux pieds, qui même laisse voir un peu de la plus belle jambe du monde ; (et c’est une grande beauté qu’une belle jambe dans une femme.)

De ces deux pieds mignons, il y en avait un dont la mule était tombée, et qui, dans cette espèce de nudité, avait fort bonne grâce.

Je ne perdis rien de cette touchante posture ; ce fut pour la première fois de ma vie que je sentis bien ce que valaient le pied et la jambe d’une femme ; jusque-là je les avais comptés pour rien ; je n’avais vu les femmes qu’au visage et à la taille, j’appris alors qu’elles étaient femmes partout. Je n’étais pourtant encore qu’un paysan ; car qu’est-ce que c’est qu’un séjour de quatre ou cinq mois à Paris ? Mais il ne faut ni délicatesse ni usage du monde pour être tout d’un coup au fait de certaines choses, surtout quand elles sont à leur vrai point de vue ; il ne faut que des sens, et j’en avais.

Ainsi, cette belle jambe et ce joli petit pied sans pantoufle me firent beaucoup de plaisir à voir.

J’ai bien vu depuis des objets de ce genre-là qui m’ont toujours plu, mais jamais tant qu’ils me plurent alors ; aussi, comme je l’ai déjà dit, était-ce la première fois que je les sentais ; c’est tout dire, il n’y a point de plaisir qui ne perdre à être déjà connu.

Je fis, en entrant, deux ou trois révérences à Mme de Ferval, qui, je pense, ne prit pas garde si elles étaient bien ou mal faites ; elle ne me demandait pas des grâces acquises, elle n’en voulait qu’à mes grâces naturelles, qu’elle pouvait alors remarquer encore mieux qu’elle ne l’avait fait, parce que j’étais plus paré.

De l’air dont elle me regarda, je jugeai qu’elle ne s’était pas attendue à me voir ni si bien fait ni de si bonne mine.

Comment donc, s’écria-t-elle avec surprise, et en se relevant un peu de dessus son sopha, c’est vous, la Vallée ! je ne vous reconnais pas ; voilà vraiment une très jolie figure, mais très jolie ; approchez, mon cher enfant, approchez ; prenez un siège, et mettez-vous là ; mais cette taille, comme elle est bien prise ! cette tête, ces cheveux : en vérité, il est trop beau pour un homme, la jambe parfaite avec cela ; il faut apprendre à danser, la Vallée, n’y manquez pas ; asseyez-vous. Vous voilà on ne peut pas mieux, ajouta-t-elle en me prenant par la main pour me faire asseoir.

Et comme j’hésitais par respect : Asseyez-vous donc, me répéta-t-elle encore, du ton d’une personne qui vous dirait : Oubliez ce que je suis, et vivons sans façon.

Eh bien, gros garçon, me dit-elle, je songeais à vous, car je vous aime, vous le savez bien ; ce qu’elle me dit avec des yeux qui expliquaient sa manière de m’aimer : oui, je vous aime, et je veux que vous vous attachiez à moi, et que vous m’aimiez aussi, entendez-vous ?

Hélas ! charmante dame, lui répondis-je, avec un transport de vanité et de reconnaissance, je vous aimerai peut-être trop, si vous n’y prenez garde.

Et à peine lui eus-je tenu ce discours, que je me jetai sur sa main qu’elle m’abandonna, et que je baisais de tout mon cœur.

Elle fut un moment ou deux sans rien dire, et se contenta de me voir faire ; je l’entendis seulement respirer d’une manière sensible, et comme une personne qui soupire un peu. Parle donc, est-ce que tu m’aimes tant ? me dit-elle pendant que j’avais la tête baissée sur cette main ; eh ! pourquoi crains-tu de m’aimer trop, explique-toi, la Vallée, qu’est-ce que tu veux dire ?


C’est, repris-je, que vous êtes si aimable, si belle ; et moi qui sens tout cela, voyez-vous, j’ai peur de vous aimer autrement qu’il ne m’appartient.

Tout de bon, me dit-elle, on dirait que tu parles d’amour, la Vallée ? Et on dirait ce qui est, repartis-je ; car je ne saurais m’en empêcher.

Parle bas, me dit-elle ; ma femme de chambre est peut-être là dedans (c’était l’antichambre qu’elle marquait). Ah ! mon cher enfant, qu’est-ce que tu viens de me dire ? Tu m’aimes donc ? Hélas ! tout petit homme que je suis, dirai-je qu’oui ? repartis-je. Comme tu voudras, me répondit-elle avec un petit soupir : mais tu es bien jeune, j’ai peur à mon tour de me fier à toi ; approche-toi, afin de nous entretenir de plus près, ajouta-t-elle. J’oublie de vous dire que, dans le cours de la conversation, elle s’était remise dans la posture où je l’avais trouvée d’abord ; toujours avec cette pantoufle de moins, et toujours avec ces jambes un peu découvertes, tantôt plus, tantôt moins, suivant les attitudes qu’elle prenait sur le sopha.

Les coups d’œil que je jetais de ce côté-là ne lui échappaient pas. Quel friand petit pied vous avez là, madame, lui dis-je en avançant ma chaise ; car je tombais insensiblement dans le ton familier.

Laisse-là mon pied, dit-elle, et remets-moi ma pantoufle ; il faut que nous causions sur ce que tu viens de me dire, et voir un peu ce que nous ferons de cet amour que tu as pour moi.

Est-ce que par malheur il vous fâcherait ? lui dis-je. Eh ! non, la Vallée, il ne me fâche point, me répondit-elle ; il me touche au contraire, tu ne m’as que trop plu, tu es beau comme l’Amour.

Eh ! lui dis-je, qu’est-ce que c’est mes beautés auprès des vôtres ? Un petit doigt de vous vaut mieux que tout ce que j’ai en moi ; tout est admirable en vous : voyez ce bras, cette belle façon de corps, des yeux que je n’ai jamais vu à personne ; et là-dessus, les miens la parcouraient tout entière. Est-ce que vous n’avez pas pris garde comme je vous regardais la première fois que je vous ai vue ? lui disais-je ; je devinais que votre personne était charmante, plus blanche qu’un cygne : ah ! si vous saviez le plaisir que j’ai eu à venir ici, madame, et comme quoi je croyais toujours tenir votre chère main que je baisai l’autre jour, quand vous me donnâtes la lettre. Ah ! tais-toi, me dit-elle en mettant cette main sur ma bouche pour me la fermer ; tais-toi, la Vallée, je ne saurais t’écouter de sang-froid. Après quoi, elle se rejeta sur le sopha avec un air d’émotion sur le visage qui m’en donna beaucoup à moi-même.

Je la regardais, elle me regardait, elle rougissait ; le cœur me battait, je crois que le sien allait de même ; et la tête commençait à nous tourner à tous deux, quand elle me dit : Écoute-moi, la Vallée, tu vois bien qu’on peut entrer à tout moment, et puisque tu m’aimes, il ne faut plus nous voir ici, car tu n’y es pas assez sage. Un soupir interrompit ce discours.

Tu es marié ? reprit-elle après. Oui, de cette nuit, lui dis-je. De cette nuit ? me répondit-elle. Eh bien, conte-moi ton amour ; en as-tu eu beaucoup ? Comment trouves-tu ta femme ? M’aimerais-tu bien autant qu’elle ? Ah ! que je t’aimerais à sa place ! Ah ! repartis-je, que je vous rendrais bien le change. Est-il vrai ? me dit-elle ; mais ne parlons plus de cela, la Vallée ; nous sommes trop près l’un de l’autre, recule-toi un peu, je crains toujours une surprise. J’avais quelque chose à te dire, et ton mariage me l’a fait oublier ; nous aurions été plus tranquilles dans mon cabinet, j’y suis ordinairement, mais je ne prévoyais pas que tu viendrais ce soir. À propos, j’aurais pourtant envie que nous y allassions, pour te donner les papiers dont je te parlai l’autre jour, veux-tu y venir ?

Elle se leva tout à fait là-dessus. Si je le veux, lui dis-je. Elle rêva alors un instant, et puis : Non, dit-elle, n’y allons point, si cette femme de chambre arrivait, et qu’elle ne nous trouvât pas ici, que sait-on ce qu’elle penserait ? restons.

Je voudrais pourtant bien ces papiers, repris-je. Il n’y a pas moyen, dit-elle, tu ne les auras pas aujourd’hui. Et alors elle se remit sur le sopha, mais ne fit que s’y asseoir. Et ces pieds si mignons, lui dis-je, si vous vous tenez comme cela, je ne les verrai donc plus ?

Elle sourit à ce discours, et me passant tendrement la main sur le visage : Parlons d’autre chose, répondit-elle. Tu dis que tu m’aimes, et je te le pardonne ; mais, mon enfant, si j’allais t’aimer aussi, comme je prévois que cela pourrait bien être, et le moyen de s’en défendre avec un aussi aimable jeune homme que toi : dis-moi, me garderais-tu le secret, la Vallée ?

Eh ma belle dame, lui dis-je, à qui voulez-vous donc que j’aille rapporter nos affaires ? il faudrait que je fusse bien méchant : ne sais-je pas bien que cela ne se fait pas, surtout envers une grande dame comme vous, qui est veuve, et qui me fait cent fois plus d’honneur que je n’en mérite en m’accordant le réciproque ? et puis, ne sais-je pas encore que vous tenez un état de dévote, qui ne permet pas que pareille chose soit connue du monde ? Non, me répondit-elle, en rougissant un peu ; tu te trompes, je ne suis pas si dévote que retirée.

Eh pardi ! repris-je, dévote ou non, je vous aime autant d’une façon que d’une autre ; cela empêche-t-il qu’on ne vous donne son cœur, et que vous ne preniez ce qu’on vous donne ? On est ce qu’on est, et le monde n’y a que voir : après tout, qu’est-ce qu’on fait dans cette vie ? un peu de bien, un peu de mal ; tantôt l’un, tantôt l’autre : on fait comme on peut, on n’est ni des saints ni des saintes ; ce n’est pas pour rien qu’on va à confesse, et puis qu’on y retourne ; il n’y a que les défunts qui n’y vont plus, mais pour des vivants, qu’on m’en cherche.

Ce que tu dis n’est que trop certain ; chacun a ses faiblesses, me répondit-elle. Eh ! vraiment oui, lui dis-je ; ainsi, ma chère dame, si par hasard vous voulez du bien à votre petit serviteur, il ne faut pas en être si étonnée ; il est vrai que je suis marié, mais il n’en serait ni plus ni moins quand je ne le serais pas, sans compter que j’étais garçon quand vous m’avez vu ; et si j’ai pris femme depuis, ce n’est pas votre faute, ce n’est pas vous qui me l’avez fait prendre ; et ce serait bien pis si nous étions mariés tous deux, au lieu que vous ne l’êtes pas ; c’est toujours autant de rabattu ; on se prend comme on se trouve, ou bien il faudrait se laisser, et je n’en ai pas le courage depuis vos belles mains que j’ai tant tenues dans les miennes, et les petites douceurs que vous m’avez dites.

Je t’en dirais encore si je ne me retenais pas, me répondit-elle, car tu me charmes, la Vallée, et tu es le plus dangereux petit homme que je connaisse. Mais revenons.

Je te disais qu’il fallait être discret, et je vois que tu en sens les conséquences. La façon dont je vis, l’opinion qu’on a de ma conduite ; ta reconnaissance pour les services que je t’ai rendus, pour ceux que j’ai dessein de te rendre, tout l’exige, mon cher enfant. S’il t’échappait jamais le moindre mot, tu me perdrais, souviens-toi bien de cela, et ne l’oublie point, je t’en prie ; voyons à présent comment tu feras pour me voir quelquefois. Si tu continuais de venir ici, on pourrait en causer ; car sous quel prétexte y viendrais-tu ? Je tiens quelque rang dans le monde, et tu n’es pas en situation de me rendre de fréquentes visites. On ne manquerait pas de soupçonner que j’ai du goût pour toi ; ta jeunesse et ta bonne façon le persuaderaient aisément, et c’est ce qu’il faut éviter. Voici donc ce que j’imagine.

Il y a dans un tel faubourg (je ne sais plus lequel c’était) une vieille femme dont le mari, qui est mort depuis six ou sept mois, m’avait obligation ; elle loge en tel endroit, et s’appelle Mme Remy ; tiens, écris tout à l’heure son nom et sa demeure, voici sur cette table ce qu’il faut pour cela.

J’écrivis donc ce nom, et quand j’eus fait, Mme de Ferval continuant son discours : C’est une femme dont je puis disposer, ajouta-t-elle. Je lui enverrai dire demain de venir me parler dans la matinée. Ce sera chez elle où nous nous verrons ; c’est un quartier éloigné où je serai totalement inconnue. Sa petite maison est commode, elle y vit seule ; il y a même un petit jardin par lequel on peut s’y rendre, et dont une porte de derrière donne dans une rue très peu fréquentée ; ce sera dans cette rue que je ferai arrêter mon carrosse ; j’entrerai toujours par cette porte, et toi toujours par l’autre. À l’égard de ce qu’en penseront mes gens, je ne m’en mets pas en peine ; ils sont accoutumés à me mener dans toutes sortes de quartiers pour différentes œuvres de charité que nous exerçons souvent, deux ou trois dames de mes amies et moi, et auxquelles il m’est quelquefois arrivé d’aller seule aussi bien qu’en compagnie, soit pour des malades, soit pour de pauvres familles. Mes gens le savent, et croiront que ce sera de même quand j’irai chez la Remy. Pourras-tu t’y trouver demain sur les cinq heures du soir, la Vallée ? J’aurai vu la Remy, et toutes mes mesures seront prises.

Eh pardi ! lui dis-je, je n’y manquerai pas ; je suis seulement fâché que ce ne soit pas tout à l’heure ; eh ! dites-moi, ma bonne et chère dame, il n’y aura donc point, comme ici, de femme de chambre qui nous écoute, et qui m’empêche d’avoir les papiers ?

Eh ! vraiment non ! me dit-elle en riant, et nous parlerons tout aussi haut qu’il nous plaira ; mais je fais une réflexion. Il y a loin de chez toi à ce faubourg ; tu auras besoin de voitures pour y venir, et ce serait une dépense qui t’incommoderait.

Bon ! bon ! lui dis-je, cette dépense, il n’y aura que mes jambes qui la feront, ne vous embarrassez pas. Non, mon fils, me dit-elle en se levant, il y a trop loin, et cela te fatiguerait. Et en tenant ce discours, elle ouvrit un petit coffret, d’où elle tira une bourse assez simple, mais assez pleine.

Tiens, mon enfant, ajouta-t-elle, voilà de quoi payer tes carrosses ; quand cela sera fini, je t’en donnerai d’autres.

Eh mais ! ma belle maîtresse, lui dis-je, gonflé d’amour-propre, et tout ébloui de mon mérite, arrêtez-vous donc, votre bourse me fait honte.

Et ce qui est de plaisant, c’est que je disais vrai ; oui, malgré la vanité que j’avais, il se mêlait un peu de confusion à l’estime orgueilleuse que je prenais pour moi. J’étais charmé qu’on m’offrît, mais je rougissais de prendre ; l’un me paraissait flatteur, et l’autre bas.

À la fin pourtant, dans l’étourdissement où j’étais, je cédai aux instances qu’elle me faisait, et après lui avoir dit deux ou trois fois : Mais, madame, mais, ma maîtresse, je vous coûterais trop, ce n’est pas la peine d’acheter mon cœur, il est tout payé, puisque je vous le donne pour rien, à quoi bon cet argent ? à la fin, dis-je, je pris.

Au reste, dit-elle en fermant le petit coffre, nous n’irons dans l’endroit que je t’indique que pour empêcher qu’on ne cause ; mon cher enfant, tu m’y verras avec plus de liberté, mais avec autant de sagesse qu’ici, au moins ; entends-tu, la Vallée ? Je t’en prie, n’abuse point de ce que je fais pour toi, je n’y entends point finesse.

Hélas ! lui dis-je, je ne suis pas plus fin que vous non plus ; j’y vais tout bonnement pour avoir le plaisir d’être avec vous, d’aimer votre personne à mon aise, voilà tout ; car au surplus, je n’ai envie de vous chagriner en rien, je vous assure, mon intention est de vous complaire ; je vous aime ici, je vous aimerai là-bas, je vous aimerai partout. Il n’y a point de mal à cela, me dit-elle, et je ne te défends point de m’aimer, la Vallée, mais c’est que je voudrais bien n’avoir rien à me reprocher : voilà ce que je veux dire.

Ah çà, il me reste à te parler d’une chose ; c’est d’une lettre que j’ai écrite pour toi, et que j’adresse à Mme de Fécour, à qui tu la porteras. M. de Fécour, son beau-frère, est un homme d’un très grand crédit dans les finances, il ne refuse rien à la recommandation de sa belle-sœur, et je la prie ou de te présenter à lui, ou de lui écrire en ta faveur, afin qu’il te place à Paris, et te mette en chemin de t’avancer ; il n’y a point pour toi de voie plus sûre que celle-là pour aller à la fortune.

Elle prit alors cette lettre qui était sur une table et me la donna ; à peine la tenais-je, qu’un laquais annonça une visite, et c’était Mme de Fécour elle-même.

Je vis donc entrer une assez grosse femme, de taille médiocre, qui portait une des plus furieuses gorges que j’aie jamais vu : femme d’ailleurs qui me parut sans façon ; aimant à vue de pays le plaisir et la joie, et dont je vais vous donner le portrait, puisque j’y suis.

Mme de Fécour pouvait avoir trois ou quatre années de moins que Mme de Ferval. Je crois que dans sa jeunesse elle avait été jolie ; mais ce qui alors se remarquait le plus dans sa physionomie, c’était un air franc et cordial qui la rendait assez agréable à voir.

Elle n’avait pas dans ses mouvements la pesanteur des femmes trop grasses ; son embonpoint ni sa gorge ne l’embarrassaient pas, et on voyait cette masse se démener avec une vigueur qui lui tenait lieu de légèreté. Ajoutez à cela un air de santé robuste, et une certaine fraîcheur qui faisait plaisir, de ces fraîcheurs qui viennent d’un bon tempérament, et qui ont pourtant essuyé de la fatigue.

Il n’y a presque point de femme qui n’ait des minauderies, ou qui ne veuille persuader qu’elle n’en a point ; ce qui est une autre sorte de coquetterie ; et de ce côté-là, Mme de Fécour n’avait rien de femme. C’était même une de ses grâces que de ne point songer en avoir.

Elle avait la main belle, et ne le savait pas ; si elle l’avait eu laide, elle l’aurait ignoré de même ; elle ne pensait jamais à donner de l’amour, mais elle était sujette à en prendre. Ce n’était jamais elle qui s’avisait de plaire, c’était toujours à elle à qui on plaisait. Les autres femmes, en vous regardant, vous disent finement : Aimez-moi pour ma gloire ; celle-ci vous disait naturellement : Je vous aime, le voulez-vous bien ? et elle aurait oublié de vous demander : M’aimez-vous ? pourvu que vous eussiez fait comme si vous l’aimiez.

De tout ce que je dis là, il résulte qu’elle pouvait quelquefois être indécente ; et non pas coquette.

Quand vous lui plaisiez, par exemple, cette gorge dont j’ai parlé, il semblait qu’elle vous la présentât, c’était moins pour tenter votre cœur que pour vous dire que vous touchiez le sien ; c’était une manière de déclaration d’amour.

Mme de Fécour était bonne convive, plus joyeuse que spirituelle à table, plus franche que hardie, pourtant plus libertine que tendre ; elle aimait tout le monde, et n’avait d’amitié pour personne ; vivait du même air avec tous, avec le riche comme avec le pauvre, avec le seigneur comme avec le bourgeois, n’estimait le rang des uns, ni ne méprisait le médiocre état des autres. Ses gens n’étaient point ses valets ; c’étaient des hommes et des femmes qu’elle avait chez elle ; ils la servaient, elle en était servie ; voilà tout ce qu’elle y voyait.

Monsieur, que ferons-nous ? vous disait-elle ; et si Bourguignon venait : Bourguignon, que faut-il que je fasse ? Jasmin était son conseil, s’il était là ; c’était vous qui l’étiez, si vous vous trouviez auprès d’elle ; il s’appelait Jasmin, et vous monsieur : c’était toute la différence qu’elle y sentait, car elle n’avait ni orgueil ni modestie.

Encore un trait de son caractère par lequel je finis, et qui est bien singulier.

Lui disiez-vous : J’ai du chagrin ou de la joie, telles ou telles espérances ou tel embarras, elle n’entrait dans votre situation qu’à cause du mot et non pas de la chose : ne pleurait avec vous qu’à cause que vous pleuriez, et non parce que vous aviez sujet de pleurer ; riait de même, s’intriguait pour vous sans s’intéresser à vos affaires, sans savoir qu’elle ne s’y intéressait pas, et seulement parce que vous lui aviez dit : Intriguez-vous. En un mot, c’étaient les termes et le ton avec lequel vous les prononciez, qui la remuaient. Si on lui avait dit : Votre ami, ou bien votre parent est mort, et qu’on le lui eût dit d’un air indifférent, elle eût répondu du même air : Est-il possible ? Lui eussiez-vous reparti avec tristesse qu’il n’était que trop vrai, elle eût repris d’un air affligé : Cela est bien fâcheux.

Enfin c’était une femme qui n’avait que des sens et point de sentiments, et qui passait pourtant pour la meilleure femme du monde, parce que ses sens en mille occasions lui tenaient exactement lieu de sentiment et lui faisaient autant d’honneur.

Ce caractère, tout particulier qu’il pourra paraître, n’est pas si rare qu’on le pense, c’est celui d’une infinité de personnes qu’on appelle communément de bonnes gens dans le monde ; ajoutez seulement de bonnes gens qui ne vivent que pour le plaisir et pour la joie, qui ne haïssent rien que ce qu’on leur fait haïr, ne sont que ce qu’on veut qu’ils soient, et n’ont jamais d’avis que celui qu’on leur donne.

Au reste, ce ne fut pas alors que je connus Mme de Fécour comme je la peins ici, car je n’eus pas dans ce temps une assez grande liaison avec elle, mais je la retrouvai quelques années après, et la vis assez pour la connaître : Revenons.

Eh ! mon Dieu, madame, dit-elle à Mme de Ferval, que je suis charmée de vous trouver chez vous, j’avais peur que vous n’y fussiez pas ; car il y a longtemps que nous ne nous sommes vues, comment vous portez-vous ?

Et puis elle me salua, moi qui faisais là la figure d’un honnête homme, et en me saluant me regarda beaucoup, et longtemps.

Après que les premiers compliments furent passés, Mme de Ferval lui en fit un sur ce grand air de santé qu’elle avait. Oui, dit-elle, je me porte fort bien, je suis d’un fort bon tempérament ; je voudrais bien que ma belle-sœur fût de même, je vais la voir au sortir d’ici ; la pauvre femme me fit dire avant-hier qu’elle était malade.

Je ne le savais pas, dit Mme de Ferval ; mais peut-être qu’à son ordinaire ce sera plus indisposition que maladie, elle est extrêmement délicate.

Ah ! sans doute, reprit la grosse réjouie, je crois comme vous que ce n’est rien de sérieux.

Pendant leurs discours, j’étais assez décontenancé ; moins qu’un autre ne l’aurait été à ma place pourtant, car je commençais à me former un peu, et je n’aurais pas été si embarrassé, si je n’avais point eu peur de l’être.

Or j’avais par mégarde emporté la tabatière de Mme de la Vallée, je la sentis dans ma poche, et pour occuper mes mains, je me mis à l’ouvrir et à prendre du tabac.

À peine l’eus-je ouverte, que Mme de Fécour, qui jetait sur moi de fréquents regards, et de ces regards qu’on jette sur quelqu’un qu’on aime à voir ; que Mme de Fécour, dis-je, s’écria : Ah ! monsieur, vous avez du tabac, donnez-m’en, je vous prie, j’ai oublié ma tabatière ; il y a une heure que je ne sais que devenir.

Là-dessus, je me lève et lui en présente ; et comme je me baissais afin qu’elle en prît, et que, par cette posture, j’approchais ma tête de la sienne, elle profita du voisinage pour m’examiner plus à son aise, et en prenant du tabac leva les yeux sans façon sur moi, et les y fixa si bien que j’en rougis un peu.

Vous êtes bien jeune pour vous accoutumer au tabac, me dit-elle ; quelque jour vous en serez fâché, monsieur, il n’y a rien de si incommode ; je le dis à tout le monde, et surtout aux jeunes messieurs de votre âge à qui j’en vois prendre, car assurément monsieur n’a pas vingt ans.

Je les aurai bientôt, madame, lui dis-je, en me reculant jusqu’à ma chaise. Ah ! le bel âge, s’écria-t-elle. Oui, dit Mme de Ferval, mais il ne faut pas qu’il perde son temps, car il n’a point de fortune ; il n’y a que cinq ou six mois qu’il arrive de province, et nous voudrions bien l’employer à quelque chose.

Oui-da, répondit-elle, ce sera fort bien fait, monsieur plaira à tous ceux qui le verront, je lui pronostique un mariage heureux. Hélas ! madame, il vient de se marier à une nommée Mlle Habert qui est de son pays, et qui a bien quatre ou cinq mille livres de rentes, dit Mme de Ferval.

Aha, Mlle Habert, reprit l’autre, j’ai entendu parler de cela dans une maison d’où je sors.

À ce discours nous rougîmes tous deux, Mme de Ferval et moi ; de vous dire pourquoi elle rougissait aussi, c’est ce que je ne sais pas, à moins que ce ne fût de ce que Mme de Fécour avait sans doute appris que j’étais un bien petit monsieur, et qu’elle l’avait pourtant surprise en conversation réglée avec moi. D’ailleurs elle aimait ce petit monsieur ; elle était dévote ou du moins elle passait pour telle, et tout cela ensemble pouvait un peu embarrasser sa conscience.

Pour moi, il était naturel que je fusse honteux : mon histoire, que Mme de Fécour disait qu’on lui avait faite, était celle d’un petit paysan, d’un valet en bon français, d’un petit drôle rencontré sur le PontNeuf, et c’était dans la tabatière de ce petit drôle qu’on venait bien poliment de prendre du tabac ; c’était à lui qu’on avait dit : Monsieur n’a que vingt ans ; oh voyez si c’était la peine de le prendre sur ce ton-là avec le personnage, et si Mme de Fécour ne devait pas rire d’avoir été la dupe de ma mascarade.

Mais je n’avais rien à craindre, nous avions affaire à une femme sur qui toutes ces choses-là glissaient, et qui ne voyait jamais que le présent et point le passé. J’étais honnêtement habillé, elle me trouvait avec Mme de Ferval, il ne m’en fallait pas davantage auprès d’elle, sans parler de ma bonne façon, pour qui elle avait, ce me semblait, une singulière estime ; de sorte que, continuant son discours tout aussi rondement qu’elle l’avait commencé : Ah ! c’est monsieur, reprit-elle, qui a épousé cette Mlle Habert, une fille dans la grande dévotion, à ce qu’on disait, cela est plaisant ; mais, monsieur, il n’y a donc que deux jours tout au plus que vous êtes marié ? car cela est tout récent.

Oui, madame, lui dis-je, un peu revenu de ma confusion, parce que je voyais qu’il n’en était ni plus ni moins avec elle, je l’épousai hier.

Tant mieux, j’en suis charmée, me répondit-elle ; c’est une fille un peu âgée, dit-on, mais elle n’a rien perdu pour attendre ; vraiment, ajouta-t-elle en se tournant du côté de Mme de Ferval, on m’avait bien dit qu’il était beau garçon, et on avait raison ; si je connaissais la demoiselle, je la féliciterais ; elle a fait un fort bon mariage ; eh ! peut-on vous demander comment elle s’appelle à cette heure ?

Mme de la Vallée, répondit pour moi Mme de Ferval ; et le père de son mari est un très honnête homme, un gros fermier qui a plusieurs enfants, et qui avait envoyé celui-ci à Paris pour tâcher d’y faire quelque chose ; en un mot, ce sont de fort honnêtes gens.

Oui certes, reprit Mme de Fécour : comment donc, des gens qui demeurent à la campagne, des fermiers ; oh je sais ce que c’est : oui, ce sont de fort honnêtes gens, fort estimables assurément ; il n’y a rien à dire à cela.

Et c’est moi, dit Mme de Ferval, qui ai fait terminer son mariage. Oui, est-ce vous ? reprit l’autre ; mais cette bonne dévote vous a obligation ; je fais grand cas de monsieur, seulement à le voir, encore un peu de votre tabac, monsieur de la Vallée ; c’est vous être marié bien jeune, mon bel enfant, vous n’auriez pu manquer de l’être quelque jour avantageusement, fait comme vous êtes, mais vous en serez plus à votre aise à Paris, et moins à charge à votre famille. Madame, ajouta-t-elle en s’adressant à Mme de Ferval, vous avez des amis, il est aimable, il faut le pousser.

Nous en avons fort envie, reprit l’autre, et je vous dirai même que lorsque vous êtes entrée, je venais de lui donner une lettre pour vous, par laquelle je vous le recommandais. M. de Fécour, votre beau-frère, est fort en état de lui rendre service, et je vous priais de l’y engager.

Eh ! mon Dieu, de tout mon cœur, dit Mme de Fécour ; oui, monsieur, il faut que M. de Fécour vous place, je n’y songeais pas, mais il est à Versailles pour quelques jours ; voulez-vous que je lui écrive en attendant que je lui parle ? Tenez, il n’y a pas loin d’ici chez moi, nous n’avons qu’à y passer un moment, j’écrirai, et M. de la Vallée lui portera demain ma lettre. En vérité, monsieur, dit-elle en se levant, je suis ravie que madame ait pensé à moi dans cette occasion-ci ; partons, j’ai encore quelques visites à faire, ne perdons point de temps ; adieu, madame, ma visite est courte, mais vous voyez pourquoi je vous quitte.

Et là-dessus elle embrasse Mme de Ferval qui la remercie, qu’elle remercie, s’appuie sans façon sur mon bras, m’emmène, me fait monter dans son carrosse, m’y appelle tantôt monsieur, tantôt mon bel enfant, m’y parle comme si nous nous fussions connus depuis dix ans, toujours cette grosse gorge en avant, et nous arrivons chez elle.

Nous entrons, elle me mène dans un cabinet ; asseyez-vous, me dit-elle, je n’ai que deux mots à écrire à M. de Fécour, et ils seront pressants.

En effet sa lettre fut achevée en un instant : Tenez, me dit-elle en me la donnant, on vous recevra bien sur ma parole ; je lui dis qu’il vous place à Paris, car il faut que vous restiez ici pour y cultiver vos amis ; ce serait dommage de vous envoyer en campagne, vous y seriez enterré, et nous sommes bien aises de vous voir. Je ne veux pas que notre connaissance en demeure là au moins, monsieur de la Vallée ; qu’en dites-vous, vous fait-elle un peu de plaisir ?

Et beaucoup d’honneur aussi, lui repartis-je. Bon de l’honneur, me dit-elle, il s’agit bien de cela, je suis une femme sans cérémonie, surtout avec les personnes que j’aime et qui sont aimables, monsieur de la Vallée, car vous l’êtes beaucoup ; oh beaucoup ! Le premier homme pour qui j’ai eu de l’inclination vous ressemblait tout à fait ; je crois le voir et je l’aime toujours ; je le tutoyais, c’est assez ma manière, j’ai déjà pensé en user de même avec vous, et cela viendra, en serez-vous fâché ? ne voulez-vous pas bien que je vous traite comme lui ? ajouta-t-elle, avec sa gorge sur qui par hasard j’avais alors les yeux fixés ; ce qui me rendit distrait et m’empêcha de lui répondre ; elle y prit garde, et fut quelque temps à m’observer.

Eh bien ! me dit-elle en riant, à quoi pensez-vous donc ? C’est à vous, madame, lui répondis-je d’un ton assez bas, toujours la vue attachée sur ce que j’ai dit. À moi, reprit-elle, dites-vous vrai, monsieur de la Vallée ? vous apercevez-vous que je vous veux du bien ? il n’est pas difficile de le voir, et si vous en doutez, ce n’est pas ma faute ; vous voyez que je suis franche, et j’aime qu’on le soit avec moi ; entendez-vous, belle jeunesse ? Quels yeux il a, et avec cela il a peur de parler ! Ah çà ! monsieur de la Vallée, j’ai un conseil à vous donner ; vous venez de province, vous en avez apporté un air de timidité qui ne sied pas à votre âge ; quand on est fait comme vous, il faut se rassurer un peu, surtout en ce pays-ci ; que vous manque-t-il pour avoir de la confiance ? qui est-ce qui en aura, si vous n’en avez pas, mon enfant ? vous êtes si aimable ! Et elle me disait cela d’un ton si vrai, si caressant, que je commençais à prendre du goût pour ses douceurs, quand nous entendîmes un carrosse entrer dans la cour.

Voilà quelqu’un qui me vient, dit-elle, serrez votre lettre, mon beau garçon, reviendrez-vous me voir bientôt ? Dès que j’aurai rendu la lettre, madame, lui dis-je.

Adieu donc, me répondit-elle en me tendant la main que je baisai tout à mon aise : ah çà, une autre fois, soyez donc bien persuadé qu’on vous aime ; je suis fâchée de n’avoir point fait dire que je n’y étais pas ; je ne serais peut-être pas sortie, et nous aurions passé le reste de la journée ensemble, mais nous nous reverrons, et je vous attends, n’y manquez pas.

Et l’heure de votre commodité, madame, voulez-vous me la dire ? À l’heure qu’il te plaira, me dit-elle ; le matin, le soir, toute heure est bonne, si ce n’est qu’il est plus sûr de me trouver le matin ; adieu, mon gros brunet (ce qu’elle me dit en me passant la main sous le menton), de la confiance avec moi à l’avenir, je te la recommande.

Elle achevait à peine de parler qu’on lui vint dire que trois personnes étaient dans sa chambre, et je me retirai pendant qu’elle y passait.

Mes affaires, comme vous voyez, allaient un assez bon train. Voilà des aventures bien rapides, j’en étais étourdi moi-même.

Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, qui, dans le seul espace de deux jours, est devenu le mari d’une fille riche, et l’amant de deux femmes de condition. Après cela mon changement de décoration dans mes habits, car tout y fait ; ce titre de monsieur dont je m’étais vu honoré, moi qu’on appelait Jacob dix ou douze jours auparavant, les amoureuses agaceries de ces deux dames, et surtout cet art charmant, quoique impur, que Mme de Ferval avait employé pour me séduire ; cette jambe si bien chaussée, si galante, que j’avais tant regardée ; ces belles mains si blanches qu’on m’avait si tendrement abandonnées ; ces regards si pleins de douceurs ; enfin l’air qu’on respire au milieu de tout cela : voyez que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur, voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment ; car l’âme se raffine à mesure qu’elle se gâte. Aussi étais-je dans un tourbillon de vanité si flatteuse, je me trouvais quelque chose de si rare, je n’avais point encore goûté si délicatement le plaisir de vivre, et depuis ce jour-là je devins méconnaissable, tant j’acquis d’éducation et d’expérience.

Je retournai donc chez moi, perdu de vanité, comme je l’ai dit, mais d’une vanité qui me rendait gai, et non pas superbe et ridicule ; mon amour-propre a toujours été sociable ; je n’ai jamais été plus doux ni plus traitable que lorsque j’ai eu lieu de m’estimer et d’être vain ; chacun a là-dessus son caractère, et c’était là le mien. Mme de la Vallée ne m’avait encore vu ni si caressant, ni si aimable que je le fus avec elle à mon retour.

Il était tard, on m’attendait pour se mettre à table, car on se ressouviendra que nous avions retenu à souper notre hôtesse, sa fille, et les personnes qui nous avaient servi de témoins le jour de notre mariage.

Je ne saurais vous dire combien je fis d’amitiés à mes convives, ni avec quelle grâce je les excitai à se réjouir. Nos deux témoins étaient un peu épais, et ils me trouvèrent si léger en comparaison d’eux, je dirais presque si galant dans mes façons, que je leur en imposai, et que malgré toute la joie à laquelle je les invitais, ils ne se familiarisaient avec moi qu’avec discrétion.

J’étonnai même Mme d’Alain, qui, toute commère qu’elle était, regardait de plus près que de coutume à ce qu’elle disait. Mon éloge faisait toujours le refrain de la conversation, éloge qu’on tâchait même de tourner le plus poliment qu’on le pouvait : de sorte que je sentis que les manières avaient augmenté de considération pour moi.

Et il fallait bien que ce fût mon entretien avec ces deux dames qui me valait cela, et que j’en eusse rapporté je ne sais quel ait plus distingué que je ne l’avais d’ordinaire.

Ce qui est de vrai, c’est que moi-même je me trouvais tout autre, et que je me disais à peu de chose près, en regardant nos convives : Ce sont là de bonnes gens qui ne sont pas de ma force, mais avec qui il faut que je m’accommode pour le présent.

Je passerai tout ce qui fut dit dans notre entretien. Agathe m’y lança de fréquents regards ; j’y fis le plaisant de la table, mais le plaisant presque respecté, et j’y parus si charmant à Mme de la Vallée, que dans l’impatience de me voir à son aise, elle tira sa montre à plusieurs reprises, et dit l’heure qu’il était, pour conseiller honnêtement la retraite à nos convives.

Enfin on se leva, on s’embrassa, tout notre monde partit, on desservit, et nous restâmes seuls, Mme de la Vallée et moi.

Alors, sans autre compliment, sous prétexte d’un peu de fatigue, ma pieuse épouse se mit au lit et me dit : Couchons-nous, mon fils, il est tard ; ce qui voulait dire : Couche-toi, parce que je t’aime. Je l’entendis bien de même, et me couchai de bon cœur, parce que je l’aimais aussi ; car elle était encore aimable et d’une figure appétissante ; je l’ai déjà dit au commencement de cette histoire. Outre cela, j’avais l’âme remplie de tant d’images tendres, on avait agacé mon cœur de tant de manières, on m’avait tant fait l’amour ce jour-là, qu’on m’avait mis en humeur d’être amoureux à mon tour ; à quoi se joignait la commodité d’avoir avec moi une personne qui ne demandait pas mieux que de m’écouter, telle qu’était Mme de la Vallée, ce qui est encore un motif qui engage.

Je voulus en me déshabillant lui rendre compte de ma journée ; je lui parlai des bons desseins que Mme de Ferval avait pour moi, de l’arrivée de Mme de Fécour chez elle, de la lettre qu’elle m’avait donnée, du voyage que je ferais le lendemain à Versailles pour porter cette lettre : je prenais mal mon temps, quelque intérêt que Mme de la Vallée prît à ce qui me regardait, rien de tout ce que je lui dis ne mérita son attention ; je ne pus jamais tirer que des monosyllabes : Oui-da, fort bien, tant mieux et puis : Viens, viens, nous parlerons de cela ici.

Je vins donc, et adieu les récits, j’oubliai de les reprendre, et ma chère femme ne m’en fit pas ressouvenir.

Que d’honnêtes et ferventes tendresses ne me dit-elle pas ! On a déjà vu le caractère de ses mouvements, et tout ce que j’ajouterai, c’est que jamais femme dévote n’usa avec tant de passion du privilège de marquer son chaste amour ; je vis le moment qu’elle s’écrierait : Quel plaisir de frustrer les droits du diable, et de pouvoir sans péché être aussi aise que les pécheurs !

Enfin nous nous endormîmes tous deux, et ce ne fut que le matin, sur les huit heures, que je repris mes récits de la veille.

Elle loua beaucoup les bonnes intentions de Mme de Ferval, pria Dieu d’être sa récompense et celle de Mme de Fécour : ensuite nous nous levâmes et sortîmes ensemble, et pendant que j’allais à Versailles, elle alla entendre la messe pour le succès de mon voyage.

Je me rendis donc à l’endroit où l’on prend les voitures ; j’en trouvai une à quatre, dont il y avait déjà trois places de remplies, et je pris la quatrième.

J’avais pour compagnons de voyage un vieux officier, homme de très bon sens, et qui, avec une physionomie respectable, était fort simple et fort uni dans ses façons.

Un grand homme sec et décharné, qui avait l’air inquiet et les yeux petits, noirs et ardents : nous sûmes bientôt que c’était un plaideur ; et ce métier, vu la mine du personnage, lui convenait on ne peut pas mieux.

Après ces messieurs, venait un jeune homme d’une assez belle figure ; l’officier et lui se regardaient comme gens qui se sont vus ailleurs, mais qui ne se remettent pas. À la fin, ils se reconnurent, et se ressouvinrent qu’ils avaient mangé ensemble.

Comme je n’étais pas là avec des madames d’Alain, ni avec des femmes qui m’aimassent, je m’observai beaucoup sur mon langage, et tâchai de ne rien dire qui sentît le fils du fermier de campagne ; de sorte que je parlai sobrement, et me contentai de prêter beaucoup d’attention à ce que l’on disait.

On ne s’aperçoit presque pas qu’un homme ne dit mot, quand il écoute attentivement, du moins s’imagine-t-on toujours qu’il va parler : et bien écouter c’est presque répondre.

De temps en temps je disais un : oui, sans doute, vraiment non, vous avez raison ; et le tout conformément au sentiment que je voyais être le plus général.

L’officier, chevalier de Saint-Louis, fut celui qui engagea le plus la conversation. Cet air d’honnête guerrier qu’il avait, son âge, sa façon franche et aisée, apprivoisèrent insensiblement notre plaideur, qui était assez taciturne, et qui rêvait plus qu’il ne parlait.

Je ne sais d’ailleurs par quel hasard notre officier parla au jeune homme d’une femme qui plaidait contre son mari, et qui voulait se séparer d’avec lui.

Cette matière intéressa le plaideur, qui, après avoir envisagé deux ou trois fois l’officier, et pris apparemment quelque amitié pour lui, se mêla à l’entretien, et s’y mêla de si bon cœur que, de discours en discours, d’invectives en invectives contre les femmes, il avoua insensiblement qu’il était dans le cas de l’homme dont on s’entretenait, et qu’il plaidait aussi contre sa femme.

À cet aveu, on laissa là l’histoire dont il était question, pour venir à la sienne ; et on avait raison : l’une était bien plus intéressante que l’autre, et c’était, pour ainsi dire, préférer un original à la simple copie.

Ah ! ah ! monsieur, vous êtes en procès avec votre femme, lui dit le jeune homme ; cela est fâcheux : c’est une triste situation que celle-là pour un galant homme ; eh ! pourquoi donc vous êtes-vous brouillés ensemble ?

Bon, pourquoi ? reprit l’autre ; est-ce qu’il est si difficile de se brouiller avec sa femme ? être son mari, n’est-ce pas avoir déjà un procès tout établi contre elle ? Tout mari est plaideur, monsieur, ou il se défend, ou il attaque : quelquefois le procès ne passe pas la maison, quelquefois il éclate, et le mien a éclaté.

Je n’ai jamais voulu me marier, dit alors l’officier ; je ne sais si j’ai bien ou mal fait, mais jusqu’ici je ne m’en repens pas. Que vous êtes heureux, reprit l’autre, je voudrais bien être à votre place. Je m’étais pourtant promis de rester garçon ; j’avais même résisté à nombre de tentations qui méritaient plus de m’emporter que celle à laquelle j’ai succombé ; je n’y comprends rien, on ne sait comment cela arrive : j’étais amoureux, mais fort doucement et de moitié moins que je ne l’avais été ailleurs ; cependant j’ai épousé.

C’est que sans doute la personne était riche ? dit le jeune homme. Non, reprit-il, pas plus riche qu’une autre, et même pas si jeune. C’était une grande fille de trente-deux à trente-trois ans, et j’en avais quarante. Je plaidais contre un certain neveu que j’ai, grand chicaneur, avec qui je n’ai pas fini, et que je ruinerai comme un fripon qu’il est, dussé-je y manger jusqu’à mon dernier sol ; mais c’est une histoire à part que je vous conterai si nous avons le temps.

Mon démon (c’est de ma femme dont je parle) était parente d’un de mes juges : je la connaissais, j’allai la prier de solliciter pour moi ; et comme une visite en attire une autre, je lui en rendis de si fréquentes, qu’à la fin je la voyais tous les jours sans trop savoir pourquoi, par habitude : nos familles se convenaient, elle avait du bien ce qui m’en fallait ; le bruit courut que je l’épousais, nous en rîmes tous deux. Il faudra pourtant nous voir moins souvent pour faire cesser ce bruit-là, à la fin on dirait pis, me dit-elle en riant. Eh pourquoi ? repris-je : j’ai envie de vous aimer, qu’en dites-vous ? le voulez-vous bien ? Elle ne me répondit ni oui ni non.

J’y retournai le lendemain, toujours en badinant de cet amour que je disais vouloir prendre, et qui, à ce que je crois, était tout pris, ou qui venait sans que je m’en aperçusse ; je ne le sentais pas ; je ne lui ai jamais dit : Je vous aime. On n’a jamais rien vu d’égal à ce misérable amour d’habitude qui n’avertit point, et qui me met encore en colère toutes les fois que j’y songe ; je ne saurais digérer mon aventure. Imaginez-vous que quinze jours après, un homme veuf, fort à son aise, plus âgé que moi, s’avisa de faire la cour à ma belle, que j’appelle belle en plaisantant car il y a cent mille visages comme le sien, auxquels on ne prend pas garde ; et excepté de grands yeux de prude qu’elle a, et qui ne sont pourtant pas si beaux qu’ils le paraissent, c’est une mine assez commune, et qui n’a vaillant que de la blancheur.

Cet homme dont je vous parle me déplut ; je le trouvais toujours là, cela me mit de mauvaise humeur ; je n’étais jamais de son avis, je le brusquais volontiers ; il y a des gens qui ne reviennent point, et c’est à quoi j’attribuai mon éloignement pour lui ; voilà tout ce que j’y compris, et je me trompais encore : c’est que j’étais jaloux. Cet homme apparemment s’ennuyait d’être veuf ; il parla d’amour, et puis de mariage ; je le sus, je l’en haïs davantage, et toujours de la meilleure foi du monde.

Est-ce que vous voulez épouser cet homme-là ? dis-je à cette fille. Mes parents et mes amis me le conseillent, me dit-elle ; de son côté, il me presse, et je ne sais que faire, je ne suis encore déterminée à rien. Que me conseillez-vous vous-même ? Moi rien, lui dis-je en boudant, vous êtes votre maîtresse ; épousez, mademoiselle, épousez, puisque vous en avez envie. Eh mon Dieu, monsieur, me dit-elle en me quittant, comme vous me parlez, si vous ne vous souciez pas des gens, du moins dispensez-vous de le dire. Pardi, mademoiselle, c’est vous qui ne vous souciez pas d’eux, répondis-je. Plaisante déclaration d’amour, comme vous voyez : c’est pourtant la plus forte que je lui ai faite, encore m’échappa-t-elle, et n’y fis-je aucune réflexion ; après quoi je m’en allai chez moi tout rêveur. Un de mes amis vint m’y voir sur le soir. Savez-vous, me dit-il, qu’on doit demain passer un contrat de mariage entre mademoiselle une telle et M. de ... ? Je sors de chez elle ; tous les parents y sont actuellement assemblés ; il ne paraît pas qu’elle en soit fort empressée, elle ; je l’ai même trouvée triste, n’en seriez-vous pas cause ?

Comment ! m’écriai-je sans répondre à la question, on parle de contrat ? Eh mais, mon ami, je crois que je l’aime, je l’aurais aussi bien épousée qu’un autre, et je voudrais de tout mon cœur empêcher ce contrat-là.

Eh bien ! me dit-il, il n’y a point de temps à perdre ; courez chez elle ; voyez ce qu’elle vous dira. Les choses sont peut-être trop avancées, repris-je le cœur ému, et si vous aviez la bonté d’aller vous-même lui parler pour moi, vous me feriez grand plaisir, ajoutai-je d’un air niais et honteux.

Volontiers, me dit-il, attendez-moi ici, j’y vais tout à l’ heure, et je reviendrai sur-le-champ vous rendre sa réponse.

Il y alla donc, lui dit que je l’aimais, et que je demandais la préférence sur l’autre. Lui ? répondit-elle ; voilà qui est plaisant, il m’en a fait un secret, dites-lui qu’il vienne, nous verrons.

À cette réponse que mon ami me rendit, j’accourus ; elle passa dans une chambre à part où je lui parlai.

Que me vient donc conter votre ami ? me dit-elle avec ses grands yeux assez tendres ; est-ce que vous songez à moi ? Eh ! vraiment oui, répondis-je décontenancé. Eh ! que ne le disiez-vous donc ? me répondit-elle ; comment faire à présent ? vous m’embarrassez.

Là-dessus je lui pris la main. Vous êtes un étrange homme ajouta-t-elle. Eh pardi, lui dis-je, est-ce que je ne vaux pas bien l’autre ? Heureusement qu’il vient de sortir, dit-elle ; il y a d’ailleurs une petit difficulté pour le contrat, et il faut voir si on ne pourra pas en profiter ; il n’y a plus que mes parents là-dedans, entrons.

Je la suivis ; je parlai à ses parents que je rangeai de mon parti ; la demoiselle était de bonne volonté, et quelqu’un d’eux, pour finir sur-le-champ, proposa d’envoyer chercher le notaire.

Je ne pouvais pas dire non ; et vite, et vite ; on part, le notaire arrive ; la tête me tourna de la rapidité avec laquelle on y allait : on me traita comme on voulut, j’étais pris ; je signai, on signa, et puis des dispenses de bans. Pas le moindre petit mot d’amour au milieu de cela ; et puis je l’épouse, et le lendemain des noces je fus tout surpris de me trouver marié ; avec qui ? du moins est-ce avec une personne fort raisonnable, disais-je en moi-même.

Oui, ma foi, raisonnable, c’était bien la connaître ; savez-vous ce qu’elle devint au bout de trois mois, cette fille que j’avais cru si sensée ? Une bigote de mauvaise humeur, sérieuse, quoique babillarde, car elle allait toujours critiquant mes discours et mes actions : enfin une folle grave, qui ne me montra plus qu’une longue mine austère, qui se coiffa de la triste vanité de vivre en recluse ; non pas au profit de sa maison qu’elle abandonnait : elle aurait cru se dégrader par le soin de son ménage, et elle ne donnait pas dans une piété si vulgaire et si unie ; non, elle ne se tenait chez elle que pour passer sa vie dans une oisiveté contemplative, que pour vaquer à de saintes lectures dans un cabinet dont elle ne sortait qu’avec une tristesse dévote et précieuse sur le visage comme si c’était un mérite devant Dieu que d’avoir ce visage-là.

Et puis madame se mêlait de raisonner de religion ; elle avait des sentiments, elle parlait de doctrine, c’était une théologienne.

Je l’aurais pourtant laissé faire, s’il n’y avait eu que cela, mais cette théologienne était fâcheuse et incommode.

Retenais-je un ami à dîner, madame ne voulait pas manger avec ce profane ; elle était indisposée, et dînait à part dans sa chambre, où elle demandait pardon à Dieu du libertinage de ma conduite.

Il fallait être moine, ou du moins prêtre ou bigote comme elle, pour être convive chez moi ; j’avais toujours quelque capuchon ou quelque soutane à ma table. Je ne dis pas que ce ne fussent d’honnêtes gens ; mais ces honnêtes gens-là ne sont pas faits pour être les camarades d’honnêtes gens comme nous, et ma maison n’était ni un couvent ni une église, ni ma table un réfectoire.

Et ce qui m’impatientait, c’est qu’il n’y avait rien d’assez friand pour ces grands serviteurs de Dieu, pendant que je ne faisais qu’une chère ordinaire à mes amis mondains et pécheurs : vous voyez qu’il n’y avait ni bon sens, ni morale à cela.

Eh bien, messieurs, je vous en dis là beaucoup, mais je m’y étais fait, j’aime la paix, et sans un commis que j’avais...

Un commis, s’écria le jeune homme en l’interrompant ; ceci est considérable.

Oui, dit-il, j’en devins jaloux, et Dieu veuille que j’aie eu tort de l’être. Les amis de mon épouse ont traité ma jalousie de malice et de calomnie, et m’ont regardé comme un méchant d’avoir soupçonné une si vertueuse femme de galanterie, une femme qui ne visitait que les églises, qui n’aimait que les sermons, les offices et les saluts ; voilà qui est à merveille, on dira ce qu’on voudra.

Tout ce que je sais, c’est que ce commis dont j’avais besoin à cause de ma charge, qui était le fils d’une femme de chambre de défunt sa mère, un grand benêt sans esprit, que je gardais par complaisance, assez beau garçon au surplus et qui avait la mine d’un prédestiné, à ce qu’elle disait.

Ce garçon, dis-je, faisait ordinairement ses commissions, allait savoir de sa part comment se portait le père un tel, la mère une telle, monsieur celui-ci, monsieur celui-là, l’un curé, l’autre vicaire, l’autre chapelain, ou simple ecclésiastique ; et puis venait lui rendre réponse, entrait dans son cabinet, y causait avec elle, lui plaçait un tableau, un agnus, un reliquaire ; lui portait des livres, quelquefois les lui lisait.

Cela m’inquiétait, je jurais de temps en temps. Qu’est-ce que c’est donc que cette piété hétéroclite ? disais-je ; qu’est-ce que c’est qu’une sainte qui m’enlève mon commis ? Aussi l’union entre elle et moi n’était-elle pas édifiante ?

Madame m’appelait sa croix, sa tribulation ; moi, je l’appelais du premier nom qui me venait, je ne choisissais pas. Le commis me fâchait, je ne m’y accoutumais point. L’envoyais-je un peu loin ? je le fatiguais. En vérité, disait-elle avec une charité qui, je crois, ne fera point le profit de son âme, en vérité, il tuera ce pauvre garçon.

Cet animal tomba malade, et la fièvre me prit à moi le lendemain.

Je l’eus violente ; c’étaient mes domestiques qui me servaient, et c’était madame qui servait ce butor.

Monsieur est le maître, disait-elle là-dessus, il n’a qu’à ordonner pour avoir tout ce qu’il lui faut, mais ce garçon, qui est-ce qui en aura soin, si je l’abandonne ? Ainsi c’était encore par charité qu’elle me laissait là.

Son impertinence me sauva peut-être la vie. J’en fus si outré que je guéris de fureur ; et dès que je fus sur pied, le premier signe de convalescence que je donnai, ce fut de mettre l’objet de sa charité à la porte ; je l’envoyai se rétablir ailleurs. Ma béate en frémit de rage, et s’en vint comme une furie m’en demander raison.

Je sens bien vos motifs, me dit-elle ; c’est une insulte que vous me faites, monsieur, l’indignité de vos soupçons est visible, et Dieu me vengera, monsieur, Dieu me vengera.

Je reçus mal ses prédictions ; elle les fit en furieuse, j’y répondis presque en brutal. Eh ! morbleu ! lui dis-je, ce ne sera pas la sortie de ce coquin-là qui me brouillera avec Dieu. Allons, retirezvous avec votre piété équivoque ; ne m’échauffez pas la tête, et laissez-moi en repos.

Que fit-elle ? Nous avions une petite femme de chambre dans la maison, assez gentille, et fort bonne enfant, qui ne plaisait pas à madame, parce qu’elle était, je pense, plus jeune et plus jolie qu’elle, et que j’en étais assez content. Je serais peut-être mort dans ma maladie sans elle.

La pauvre petite fille me consolait quelquefois des bizarreries de ma femme, et m’apaisait quand j’étais en colère ; ce qui faisait que, de mon côté, je la soutenais et que j’avais de la bienveillance pour elle. Je l’ai même gardée, parce qu’elle est entendue, et qu’elle m’est extrêmement utile.

Or ma femme, après qu’on eut dîné, la fit venir dans sa chambre, prit je ne sais quel prétexte pour la quereller, la souffleta sur quelque réponse, lui reprocha cet air de bonté que j’avais pour elle, et la chassa.

Nanette (c’est le nom de cette jeune fille) vint prendre congé de moi toute en pleurs, me conta son aventure et son soufflet.

Et comme je vis que, dans tout cela, il n’y avait qu’une malice vindicative de la part de ma femme : Va, va, lui dis-je, laisse-la faire, tu n’as qu’à rester, Nanette, je me charge du reste.

Ma femme éclata, ne voulut plus la voir : mais je tins bon, il faut être le maître chez soi, surtout quand on a raison de l’être.

Ma résistance n’adoucit pas l’aigreur de notre commerce ; nous nous parlions quelquefois, mais pour nous quereller.

Vous observerez, s’il vous plaît, que j’avais pris un autre commis, qui était l’aversion de ma femme, elle ne pouvait pas le souffrir ; aussi le harcelait-elle à propos de rien, et le tout pour me chagriner ; mais il ne s’en souciait guère, je lui avais dit de n’y pas prendre garde, et il suivait exactement mes intentions, il ne l’écoutait pas.

J’appris quelques jours après que ma femme avait envie de me pousser à bout.

Dieu me fera peut-être la grâce que ce brutal-là me frappera, disait-elle en parlant de moi ; je le sus : Oh ! que non, lui dis-je ; ne vous y attendez pas ; soyez convaincue que je ne vous ferai pas ce plaisir-là ; pour des mortifications, vous en aurez ; elles ne vous manqueront pas, j’en fais vœu, mais voilà tout.

Mon vœu me porta malheur, il ne faut jamais jurer de rien. Malgré mes louables résolutions, elle m’excéda tant un jour, me dit dévotement des choses si piquantes, enfin le diable me tenta si bien, qu’au souvenir de ses impertinences et du soufflet qu’elle avait donné à Nanette à cause de moi, il m’échappa de lui en donner un en présence de quelques témoins de ses amis.

Cela partit plus vite qu’un éclair ; elle sortit sur-le-champ, m’attaqua en justice, et depuis ce temps-là nous plaidons à mon grand regret : car cette sainte personne, en dépit du commis que j’ai mis sur son compte, et qu’il a bien fallu citer, pourrait bien gagner son procès, si je ne trouve pas de puissants amis, et je vais en chercher à Versailles.

Ce soufflet-là m’inquiète pour vous, lui dit notre jeune homme quand il eut fini ; je crains qu’il ne nuise à votre cause. Il est vrai que ce commis est un article dont je n’ai pas meilleure idée que vous ; je vous crois assurément très maltraité à cet égard, mais c’est une affaire de conscience que vous ne sauriez prouver, et ce malheureux soufflet a eu des témoins.

Tout doux, monsieur, répondit l’autre d’un air chagrin, laissons là les réflexions sur le commis, s’il vous plaît, je les ferai bien moi-même, sans que personne les fasse : ne vous embarrassez pas, le soufflet ira comme il pourra, je ne suis fâché à présent que de n’en avoir donné qu’un ; quant au reste, supprimons le commentaire. Il n’y a peut-être pas tant de mal qu’on le croirait bien dans l’affaire du commis ; j’ai mes raisons pour crier. Ce commis était un sot ; ma femme a bien pu l’aimer sans le savoir elle-même, et offenser Dieu dans le fond, sans que j’y aie rien perdu dans la forme. Et en un mot, qu’il y ait du mal ou non, quand je dis qu’il y en a, le meilleur est de me laisser dire.

Sans doute, dit l’officier pour le calmer : en doit-on croire un mari fâché ? il est si sujet à se tromper ! Je ne vois moi-même, dans le récit que vous venez de nous faire, qu’une femme insociable et misanthrope, et puis c’est tout.

Changeons de discours, et sachons un peu ce que nos deux jeunes gens vont faire à Versailles, ajouta-t-il en s’adressant au jeune homme et à moi. Pour vous, monsieur, qui sortez à peine du collège, me dit-il, vous n’y allez apparemment que pour vous divertir ou que par curiosité.

Ni pour l’un ni pour l’autre, répondis-je, j’y vais demander un emploi à quelqu’un qui est dans les affaires. Si les hommes vous en refusent, appelez-en aux femmes, reprit-il en badinant.

Et vous, monsieur (c’était au jeune homme à qui il parlait), avez-vous des affaires où nous allons ?

J’y vais voir un seigneur à qui je donnai dernièrement un livre qui vient de paraître, et dont je suis l’auteur, dit-il. Ah oui ! reprit l’officier ; c’est le livre dont nous parlions l’autre jour, lorsque nous dînâmes ensemble. C’est cela même, répondit le jeune homme. L’avez-vous lu, monsieur ? ajouta-t-il.

Oui, je le rendis hier à un de mes amis qui me l’avait prêté, dit l’officier. Eh bien ! monsieur, dites-moi ce que vous en pensez, je vous prie, répondit le jeune homme. Que feriez-vous de mon sentiment ? dit l’officier ; il ne déciderait de rien, monsieur. Mais encore, dit l’autre en le pressant beaucoup, comment le trouvez-vous ?

En vérité, monsieur, reprit le militaire, je ne sais que vous en dire, je ne suis guère en état d’en juger, ce n’est pas un livre fait pour moi, je suis trop vieux.

Comment trop vieux ! reprit le jeune homme. Oui, dit l’autre, je crois que dans une grande jeunesse on peut avoir du plaisir à le lire : tout est bon à cet âge où l’on ne demande qu’à rire, et où l’on est si avide de joie qu’on la prend comme on la trouve, mais nous autres barbons, nous y sommes un peu plus difficiles ; nous ressemblons là-dessus à ces friands dégoûtés que les mets grossiers ne tentent point, et qu’on n’excite à manger qu’en leur en donnant de fins et de choisis. D’ailleurs, je n’ai point vu le dessein de votre livre, je ne sais à quoi il tend, ni quel en est le but. On dirait que vous ne vous êtes pas donné la peine de chercher des idées, mais que vous avez pris seulement toutes les imaginations qui vous sont venues, ce qui est différent : dans le premier cas, on travaille, on rejette, on choisit ; dans le second, on prend ce qui se présente, quelque étrange qu’il soit, et il se présente toujours quelque chose ; car je pense que l’esprit fournit toujours, bien ou mal.

Au reste, si les choses purement extraordinaires peuvent être curieuses, si elles sont plaisantes à force d’être libres, votre livre doit plaire ; si ce n’est à l’esprit, c’est du moins aux sens ; mais je crois encore que vous vous êtes trompé là-dedans, faute d’expérience, et sans compter qu’il n’y a pas grand mérite à intéresser de cette dernière manière, et que vous m’avez paru avoir assez d’esprit pour réussir par d’autres voies, c’est qu’en général ce n’est pas connaître les lecteurs que d’espérer de les toucher beaucoup par là. Il est vrai, monsieur, que nous sommes naturellement libertins, ou pour mieux dire corrompus ; mais en fait d’ouvrages d’esprit, il ne faut pas prendre cela à la lettre, ni nous traiter d’emblée sur ce pied-là. Un lecteur veut être ménagé. Vous, auteur, voulez-vous mettre sa corruption dans vos intérêts ? allez-y doucement du moins, apprivoisez-la, mais ne la poussez pas à bout.

Ce lecteur aime pourtant les licences, mais non pas les licences extrêmes, excessives ; celles-là ne sont supportables que dans la réalité, qui en adoucit l’effronterie ; elles ne sont à leur place que là, et nous les y passons, parce que nous y sommes plus hommes qu’ailleurs ; mais non pas dans un livre, où elles deviennent plates, sales et rebutantes, à cause du peu de convenance qu’elles ont avec l’état tranquille d’un lecteur.

Il est vrai que ce lecteur est homme aussi, mais c’est alors un homme en repos, qui a du goût, qui est délicat, qui s’attend qu’on fera rire son esprit, qui veut pourtant bien qu’on le débauche, mais honnêtement, avec des façons, et avec de la décence.

Tout ce que je dis là n’empêche pas qu’il n’y ait de jolies choses dans votre livre, assurément j’y en ai remarqué plusieurs de ce genre.

À l’égard de votre style, je ne le trouve point mauvais, à l’exception qu’il y a quelquefois des phrases allongées, lâches, et par là confuses, embarrassées ; ce qui vient apparemment de ce que vous n’avez pas assez débrouillé vos idées, ou que vous ne les avez pas mises dans un certain ordre. Mais vous ne faites que commencer, monsieur, et c’est un petit défaut dont vous vous corrigerez en écrivant, aussi bien que de celui de critiquer les autres, et surtout de les critiquer de ce ton aisé et badin que vous avez tâché d’avoir, et avec cette confiance dont vous rirez vous-même, ou que vous vous reprocherez, quand vous serez un peu plus philosophe, et que vous aurez acquis une certaine façon de penser plus mûre et plus digne de vous. Car vous aurez plus d’esprit que vous n’en avez, au moins j’ai vu de vous des choses qui le promettent ; vous ne ferez pas même grand cas de celui que vous avez eu jusqu’ici, et à peine en ferez-vous un peu de tout celui qu’on peut avoir : voilà du moins comment sont ceux qui ont le plus écrit, à ce qu’on leur entend dire.

Je ne vous parle de critique, au reste, qu’à l’occasion de celle que j’ai vue dans votre livre, et qui regarde un des convives (et il le nomma) qui était avec nous le jour que nous dînâmes ensemble, et je vous avoue que j’ai été surpris de trouver cinquante ou soixante pages de votre ouvrage pesamment employées contre lui ; en vérité je voudrais bien, pour l’amour de vous, qu’elles n’y fussent pas.

Mais nous voici arrivés, vous m’avez demandé mon sentiment ; je vous l’ai dit en homme qui aime vos talents, et qui souhaite vous voir un jour l’objet d’autant de critiques qu’on en a fait contre celui dont nous parlons. Peut-être n’en serez-vous pas pour cela plus habile homme qu’il l’est ; mais du moins ferez-vous alors la figure d’un homme qui paraîtra valoir quelque chose.

Voilà par où finit l’officier, et je rapporte son discours à peu près comme je le compris alors.

Notre voiture arrêta là-dessus, nous descendîmes, et chacun se sépara.

Il n’était pas encore midi, et je me hâtai d’aller porter ma lettre à M. de Fécour, dont je n’eus pas de peine à apprendre la demeure ; c’était un homme dans d’assez grandes affaires, et extrêmement connu des ministres.

Il me fallut traverser plusieurs cours pour arriver jusqu’à lui, et enfin on m’introduisit dans un grand cabinet où je le trouvai en assez nombreuse compagnie.

M. de Fécour paraissait avoir cinquante-cinq à soixante ans ; un assez grand homme de peu d’embonpoint, très brun de visage ; d’un sérieux, non pas à glacer, car ce sérieux-là est naturel, et vient du caractère de l’esprit.

Mais le sien glaçait moins qu’il n’humiliait : c’était un air fier et hautain qui vient de ce qu’on songe à son importance et qu’on veut la faire respecter.

Les gens qui nous approchent sentent ces différences-là plus ou moins confusément ; nous nous connaissons tous si bien en orgueil, que personne ne saurait nous faire un secret du sien ; c’est quelquefois même sans y penser la première chose à quoi l’on regarde en abordant un inconnu.

Quoi qu’il en soit, voilà l’impression que me fit M. de Fécour. Je m’avançai vers lui d’un air fort humble ; il écrivait une lettre, je pense, pendant que sa compagnie causait.

Je lui fis mon compliment avec cette émotion qu’on a quand on est un petit personnage, et qu’on vient demander une grâce à quelqu’un d’important qui ne vous aide ni ne vous encourage, qui ne vous regarde point ; car M. de Fécour entendit tout ce que je lui dis sans jeter les yeux sur moi.

Je tenais ma lettre, que je lui présentais et qu’il ne prenait point, et son peu d’attention me laissait dans une posture qui était risible, et dont je ne savais pas comment me remettre.

Il y avait d’ailleurs là cette compagnie dont j’ai parlé, et qui me regardait ; elle était composée de trois ou quatre messieurs, dont pas un n’avait une mine capable de me réconforter.

C’était de ces figures, non pas magnifiques, mais opulentes, devant qui la mienne était si ravalée, malgré ma petite doublure de soie ! Tous gens d’ailleurs d’un certain âge, pendant que je n’avais que dix-huit ans, ce qui n’était pas un article si indifférent qu’on le croirait ; car si vous aviez vu de quel air ils m’observaient, vous auriez jugé que ma jeunesse était encore un motif de confusion pour moi.

À qui en veut ce polisson-là avec sa lettre ? semblaient-ils me dire par leurs regards libres, hardis, et pleins d’une curiosité sans façon.

De sorte que j’étais là comme un spectacle de mince valeur, qui leur fournissait un moment de distraction, et qu’ils s’amusaient à mépriser en passant.

L’un m’examinait superbement de côté ; l’autre, se promenant dans ce vaste cabinet, les mains derrière le dos, s’arrêtait quelquefois auprès de M. de Fécour qui continuait d’écrire, et puis se mettait de là à me considérer commodément et à son aise.

Figurez-vous la contenance que je devais tenir.

L’autre, d’un air pensif et occupé, fixait les yeux sur moi comme sur un meuble ou sur une muraille, et de l’air d’un homme qui ne songe pas à ce qu’il voit.

Et celui-là, pour qui je n’étais rien, m’embarrassait tout autant que celui pour qui j’étais si peu de chose. Je sentais fort bien que je n’y gagnais pas plus de cette façon que d’une autre.

Enfin j’étais pénétré d’une confusion intérieure. Je n’ai jamais oublié cette scène-là ; je suis devenu riche aussi, et pour le moins autant qu’aucun de ces messieurs dont je parle ici ; et je suis encore à comprendre qu’il y ait des hommes dont l’âme devienne aussi cavalière que je le dis là, pour celle de quelque homme que ce soit.

À la fin pourtant M. de Fécour finit sa lettre, de sorte que tendant la main pour avoir celle que je lui présentais : Voyons, me dit-il ; et tout de suite : Quelle heure est-il, messieurs ? Près de midi, répondit négligemment celui qui se promenait en long, pendant que M. de Fécour décachetait la lettre qu’il lut assez rapidement.

Fort bien, dit-il après l’avoir lue ; voilà le cinquième homme, depuis dix-huit mois, pour qui ma belle-sœur m’écrit ou me parle, et que je place ; je ne sais où elle va chercher tous ceux qu’elle m’envoie, mais elle ne finit point, et en voici un qui m’est encore plus recommandé que les autres. L’originale femme, tenez, vous la reconnaîtrez bien à ce qu’elle m’écrit, ajouta-t-il en donnant la lettre à un de ces messieurs.

Et puis : Je vous placerai, me dit-il, je m’en retourne demain à Paris, venez me trouver le lendemain.

Là-dessus, j’allais prendre congé de lui, quand il m’arrêta.

Vous êtes bien jeune, me dit-il ; que savez-vous faire ? Rien, je gage.

Je n’ai encore été dans aucun emploi, monsieur, lui répondis-je. Oh ! je m’en doutais bien, reprit-il, il ne m’en vient point d’autre de sa part ; et ce sera un grand bonheur si vous savez écrire.

Oui, monsieur, dis-je en rougissant, je sais même un peu d’arithmétique. Comment donc ! s’écria-t-il en plaisantant, vous nous faites trop de grâce. Allez, jusqu’à après-demain.

Sur quoi je me retirais avec l’agrément de laisser ces messieurs riant de tout leur cœur de mon arithmétique, et de mon écriture, quand il vint un laquais qui dit à M. de Fécour qu’une appelée madame une telle (c’est ainsi qu’il s’expliqua) demandait à lui parler.

Ah ! ah ! répondit-il, je sais qui elle est ; elle arrive fort à propos, qu’elle entre : et vous, restez (c’était à moi à qui il parlait).

Je restai donc, et sur-le-champ deux dames entrèrent qui étaient modestement vêtues, dont l’une était une jeune personne de vingt ans, accompagnée d’une femme d’environ cinquante.

Toutes deux d’un air fort triste, et encore plus suppliant.

Je n’ai vu de ma vie rien de si distingué ni de si touchant que la physionomie de la jeune ; on ne pouvait pourtant pas dire que ce fût une belle femme ; il faut d’autres traits que ceux-là pour faire une beauté.

Figurez-vous un visage qui n’a rien d’assez brillant ni d’assez régulier pour surprendre les yeux, mais à qui rien ne manque de ce qui peut surprendre le cœur, de ce qui peut inspirer du respect, de la tendresse et même de l’amour ; car ce qu’on sentait pour cette jeune personne était mêlé de tout ce que je dis là.

C’était, pour ainsi dire, une âme qu’on voyait sur ce visage, mais une âme noble, vertueuse et tendre, et par conséquent charmante à voir.

Je ne dis rien de la femme âgée qui l’accompagnait, et qui n’intéressait que par sa modestie et par sa tristesse.

M. de Fécour, en me congédiant, s’était levé de sa place et causait debout au milieu du cabinet avec ces messieurs ; il salua assez négligemment la jeune dame qui l’aborda.

Je sais ce qui vous amène, lui dit-il, madame ; j’ai révoqué votre mari, mais ce n’est pas ma faute s’il est toujours malade, et s’il ne peut exercer son emploi ; que voulez-vous qu’on fasse de lui ? ce sont des absences continuelles.

Quoi ! monsieur, lui dit-elle d’un ton fait pour tout obtenir, n’y a-t-il plus rien à espérer ? Il est vrai que mon mari est d’une santé fort faible ; vous avez eu jusqu’ici la bonté d’avoir égard à son état ; faites-nous encore la même grâce, monsieur, ne nous traitez pas avec tant de rigueur (et ce mot de rigueur, dans sa bouche, perçait l’âme), vous nous jetteriez dans un embarras dont vous seriez touché, si vous le connaissiez tout entier ; ne me laissez point dans l’affliction où je suis, et où je m’en retournerais si vous étiez inflexible ! (inflexible, il n’y avait non plus d’apparence qu’on pût l’être ; ) mon mari se rétablira ; vous n’ignorez pas qui nous sommes, et le besoin extrême que nous avons de votre protection, monsieur.

Ne vous imaginez pas qu’elle pleura en tenant ce discours ; et je pense que, si elle avait pleuré, sa douleur en aurait eu moins de dignité, en aurait paru moins sérieuse et moins vraie.

Mais la personne qui l’accompagnait, et qui se tenait un peu au-dessous d’elle, avait les yeux mouillés de larmes.

Je ne doutai pas un instant que M. de Fécour ne se rendît ; je trouvais impossible qu’il résistât : hélas, que j’étais neuf ! Il n’en fut pas seulement ému.

M. de Fécour était dans l’abondance ; il y avait trente ans qu’il faisait bonne chère ; on lui parlait d’embarras, de besoin, d’indigence même, au mot près, et il ne savait pas ce que c’était que tout cela.

Il fallait pourtant qu’il eût le cœur naturellement dur, car je crois que la prospérité n’achève d’endurcir que ces cœurs-là.

Il n’y a plus moyen, madame, lui dit-il, je ne puis plus m’en dédire, j’ai disposé de l’emploi ; voilà un jeune homme à qui je l’ai donné, il vous le dira.

À cette apostrophe qui me fit rougir, elle jeta un regard sur moi, mais un regard qui m’adressait un si doux reproche : Eh quoi ! vous aussi, semblait-il me dire, vous contribuez au mal qu’on me fait ?

Eh ! non, madame, lui répondis-je dans le même langage, si elle m’entendit. Et puis : C’est donc l’emploi du mari de madame que vous voulez que j’aie, monsieur ? dis-je à M. de Fécour. Oui, reprit-il, c’est le même. Je suis votre serviteur, madame.

Ce n’est pas la peine, monsieur, lui répondis-je en l’arrêtant. J’aime mieux attendre que vous m’en donniez un autre quand vous le pourrez ; je ne suis pas si pressé, permettez que je laisse celui-là à cet honnête homme ; si j’étais à sa place, et malade comme lui, je serais bien aise qu’on en usât envers moi comme j’en use envers lui.

La jeune dame n’appuya point ce discours, ce qui était un excellent procédé, et les yeux baissés attendit en silence que M. de Fécour prît son parti, sans abuser par aucune instance de la générosité que je témoignais, et qui pouvait servir d’exemple à notre patron.

Pour lui, je m’aperçus que l’exemple l’étonna sans lui plaire, et qu’il trouva mauvais que je me donnasse les airs d’être plus sensible que lui.

Vous aimez donc mieux attendre ? me dit-il ; voilà qui est nouveau. Eh bien ! madame, retournez-vous-en, nous verrons à Paris ce qu’on pourra faire, j’y serai après-demain. Allez, me dit-il à moi, je parlerai à Mme de Fécour.

La jeune dame le salua profondément sans rien répliquer ; l’autre femme la suivit, et moi de même, et nous sortîmes tous trois ; mais du ton dont notre homme nous congédia, je désespérai que mon action pût servir de quelque chose au mari de la jeune dame, et je vis bien à sa mine qu’elle n’en augurait pas une meilleure réussite.

Mais voici qui va vous surprendre : un de ces messieurs qui étaient avec M. de Fécour sortit un moment après nous.

Nous nous étions arrêtés, la jeune dame et moi, sur l’escalier, où elle me remerciait de ce que je venais de faire pour elle, et m’en marquait une reconnaissance dont je la voyais réellement pénétrée.

L’autre dame, qu’elle nommait sa mère, joignait ses remerciements aux siens, et je présentais la main à la fille pour l’aider à descendre (car j’avais déjà appris cette petite politesse, et on se fait honneur de ce qu’on sait), quand nous vîmes venir à nous celui de ces messieurs dont je vous ai parlé, et qui s’approchant de la jeune dame : Ne dînez-vous pas à Versailles avant que de vous en retourner, madame ? lui dit-il en bredouillant et d’un ton brusque.

Oui, monsieur, répondit-elle. Eh bien ! reprit-il, après votre dîner, venez me trouver à telle auberge où je vais ; je serais bien aise de vous parler, n’y manquez pas. Venez-y aussi, vous, me dit-il, et à la même heure, vous n’en serez pas fâché, entendezvous ? Adieu, bonjour ! Et puis il passa son chemin.

Or, ce gros et petit homme, car il était l’un et l’autre, aussi bien que bredouilleur, était celui dont j’avais été le moins mécontent chez M. de Fécour, celui dont la contenance m’avait paru la moins fâcheuse : il est bon de remarquer cela chemin faisant.

Soupçonnez-vous ce qu’il nous veut ? me dit la jeune dame. Non, madame, lui répondis-je ; je ne sais pas même qui il est ; voilà la première fois de ma vie que je le vois.

Nous arrivâmes au bas de l’escalier en nous entretenant ainsi, et j’allais à regret prendre congé d’elle ; mais au premier signe que j’en donnai : Puisque vous et ma fille devez vous rendre tantôt au même endroit, ne nous quittez pas, monsieur, me dit la mère, et faites-nous l’honneur de venir dîner avec nous ; aussi bien, après le service que vous avez tâché de nous rendre, serions-nous mortifiées de ne connaître qu’en passant un aussi honnête homme que vous.

M’inviter à cette partie, c’était deviner mes désirs. Cette jeune dame avait un charme secret qui me retenait auprès d’elle, mais je ne croyais que l’estimer, la plaindre, et m’intéresser à ce qui la regardait.

D’ailleurs, j’avais eu un bon procédé pour elle, et on se plaît avec les gens dont on vient de mériter la reconnaissance. Voilà bonnement tout ce que je comprenais au plaisir que j’avais à la voir ; car pour d’amour ni d’aucun sentiment approchant, il n’en était pas question dans mon esprit ; je n’y songeais pas.

Je m’applaudissais même de mon affection pour elle, comme d’un attendrissement louable, comme d’une vertu, et il y a de la douceur à se sentir vertueux ; de sorte que je suivis ces dames avec une innocence d’intention admirable, et en me disant intérieurement : Tu es un honnête homme.

Je remarquai que la mère dit quelques mots à part à l’hôtesse, pour ordonner sans doute quelque apprêt ; je n’osai lui montrer que je soupçonnais son intention, ni m’y opposer, j’eus peur que ce ne fût pas savoir vivre.

Un quart d’heure après on nous servit, et nous nous mîmes à table.

Plus je regarde monsieur, disait la mère, et plus je lui trouve une physionomie digne de ce qu’il a fait chez M. de Fécour. Eh ! mon Dieu, madame, lui répondis-je, qui est-ce qui n’en aurait pas fait autant que moi, en voyant madame dans la douleur où elle était ? Qui est-ce qui ne voudrait pas la tirer de peine ? Il est bien triste de ne pouvoir rien, quand on rencontre des personnes dans l’affliction ; et surtout des personnes aussi estimables qu’elle l’est. Je n’ai de ma vie été si touché que ce matin, j’aurais pleuré de bon cœur si je ne m’en étais pas empêché.

Ce discours, quoique fort simple, n’était plus d’un paysan, comme vous voyez ; on n’y sentait plus le jeune homme de village, mais seulement le jeune homme naïf et bon.

Ce que vous dites ajoute encore une nouvelle obligation à celle que nous vous avons, monsieur, dit la jeune dame en rougissant, sans qu’elle-même sût pourquoi elle rougissait peut-être ; à moins que ce ne fût de ce que je m’étais attendri dans mes expressions, et de ce qu’elle avait peur d’en être trop touchée ; et il est vrai que ses regards étaient plus doux que ses discours ; elle ne me disait que ce qu’elle voulait, s’arrêtait où il lui plaisait ; mais quand elle me regardait, ce n’était plus de même, à ce qu’il me paraissait. Et ce sont là des remarques que tout le monde peut faire, surtout dans les dispositions où j’étais.

De mon côté, je n’avais ni la gaîté ni la vivacité qui m’étaient ordinaires, et pourtant j’étais charmé d’être là ; mais je songeais à être honnête et respectueux ; c’était tout ce que cet aimable visage me permettait d’être ; on n’est pas ce qu’on veut avec de certaines mines, il y en a qui vous en imposent.

Je ne finirais point, si je voulais rapporter tout ce que ces dames me dirent d’obligeant, tout ce qu’elles me témoignèrent d’estime.

Je leur demandai où elles demeuraient à Paris, et elles me l’apprirent aussi bien que leur nom, avec une amitié qui prouvait l’envie sincère qu’elles avaient de me voir.

C’était toujours la mère qui répondait la première ; ensuite venait la fille qui appuyait modestement ce qu’elle avait dit, et toujours à la fin de son discours un regard où je voyais plus qu’elle ne me disait.

Enfin notre repas finit ; nous parlâmes du rendez-vous que nous avions qui nous paraissait très singulier.

Deux heures sonnèrent, et nous y allâmes ; on nous dit que notre homme achevait de dîner, et comme il avait averti ses gens que nous viendrions, on nous fit entrer dans une petite salle où nous l’attendîmes, et où il vint quelques instants après, un cure-dent à la main. Je parle du cure-dent, parce qu’il sert à caractériser la réception qu’il nous fit.

Il faut le peindre. Comme je l’ai déjà dit, un gros homme, d’une taille au-dessous de la médiocre, d’une allure assez pesante, avec une mine de grondeur, et qui avait la parole si rapide, que de quatre mots qu’il disait, il en culbutait la moitié.

Nous le reçûmes avec force révérences, qu’il nous laissa faire tant que nous voulûmes, sans être tenté d’y répondre seulement du moindre salut de tête, et je ne crois pas que ce fût par fierté, mais bien par un pur oubli de toute cérémonie ; c’est que cela lui était plus commode, et qu’il avait petit à petit pris ce pli-là, à force de voir journellement des subalternes de son métier.

Il s’avança vers la jeune dame avec le cure-dent, qui, comme vous voyez, accompagnait fort bien la simplicité de son accueil.

Ah bon ! lui dit-il, vous voilà, et vous aussi, ajouta-t-il en me regardant ; eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Vous êtes donc bien triste, pauvre jeune femme ? (On sent bien à qui cela s’adressait.) Qui est cette dame-là avec qui vous êtes ? Est-ce votre mère ou votre parente ?

Je suis sa fille, monsieur, répondit la jeune personne. Ah ! vous êtes sa fille, voilà qui est bien, elle a l’air d’une honnête femme, et vous aussi ; j’aime les honnêtes gens, moi. Et ce mari, quelle espèce d’homme est-ce ? D’où vient donc qu’il est si souvent malade ? Est-ce qu’il est vieux ? N’y a-t-il pas un peu de débauche dans son fait ?

Toutes questions qui étaient assez dures, et pourtant faites avec la meilleure intention du monde, ainsi que vous le verrez dans la suite, mais qui n’avaient rien de moelleux ; c’était presque autant de petits affronts à essuyer pour l’amour-propre.

On dit de certaines gens qu’ils ont la main lourde ; cet honnête homme-ci ne l’avait pas légère.

Revenons : c’était du mari dont il s’informait. Il n’est ni vieux ni débauché, répondit la jeune dame ; c’est un homme de très bonnes mœurs, qui n’a que trente-cinq ans, et que les malheurs qui lui sont arrivés ont accablé ; c’est le chagrin qui a ruiné sa santé.

Oui-da, dit-il, je le croirais bien, le pauvre homme. Cela est fâcheux ; vous m’avez touché tantôt, aussi bien que votre mère, j’ai pris garde qu’elle pleurait. Eh ! dites-moi, vous avez donc bien de la peine à vivre, quel âge avez-vous ? Vingt ans, monsieur, reprit-elle en rougissant. Vingt ans, dit-il, pourquoi se marier jeune ? Vous voyez ce qui en arrive : il vient des enfants, des traverses, on n’a qu’un petit bien ; et puis on souffre, et adieu le ménage. Ah çà ! n’importe, elle est gentille, votre fille, fort gentille, ajouta-t-il en parlant à la mère, j’aimerais assez sa figure, mais ce n’est pas à cause de cela que j’ai eu envie de la voir ; au contraire, puisqu’elle est sage, je veux l’aider, et lui faire du bien. Je fais grand cas d’une jeune femme qui a de la conduite, quand elle est jolie et mal à son aise, je n’en ai guère vu de pareilles ; on ne fuit pas les autres, mais on ne les estime pas. Continuez, madame, continuez d’être toujours de même. Tenez, je suis aussi fort content de ce jeune homme-là, oui, très édifié ; il faut que ce soit un honnête garçon, de la manière dont il a parlé tantôt, allez, vous êtes un bon cœur, vous m’avez plu, j’ai de l’amitié pour vous ; ce qu’il a fait chez M. de Fécour est fort beau, il m’a étonné. Au reste, s’il ne vous donne pas un autre emploi (c’était à moi à qui il parlait, et de M. de Fécour), j’aurai soin de vous, je vous le promets ; venez me voir à Paris, et vous de même (c’était la jeune dame que ces paroles regardaient). Il faut voir à quoi M. de Fécour se déterminera pour votre mari ; s’il le rétablit, à la bonne heure ; mais indépendamment de ce qui en sera, je vous rendrai service, moi, j’ai des vues qui vous conviendront et qui vous seront avantageuses. Mais assoyons-nous, êtes-vous pressée ? il n’est que deux heures et demie, contez-moi un peu vos affaires, je serai bien aise d’être un peu au fait. D’où vient est-ce que votre mari a eu des malheurs ? est-ce qu’il était riche ? de quel pays êtes-vous ?

D’Orléans, monsieur, lui dit-elle. Ah ! d’Orléans, c’est une fort bonne ville, reprit-il ; y avez-vous vos parents ? qu’est-ce que c’est que votre histoire ? j’ai encore un quart d’heure à vous donner, et comme je m’intéresse à vous, il est naturel que je sache qui vous êtes, cela me fera plaisir ; voyons.

Monsieur, lui dit-elle, mon histoire ne sera pas longue.

Ma famille est d’Orléans, mais je n’y ai point été élevée. Je suis la fille d’un gentilhomme peu riche, et qui demeurait avec ma mère à deux lieues de cette ville, dans une terre qui lui restait des biens de sa famille, et où il est mort.

Ah ! ah ! dit M. Bono (c’était le nom de notre patron), la fille d’un gentilhomme : à la bonne heure, mais à quoi cela sert-il quand il est pauvre ? Continuez.

Il y a trois ans que mon mari s’attacha à moi, reprit-elle : c’était un autre gentilhomme de nos voisins. Bon ! s’écria-t-il là-dessus, le voilà bien avancé, avec sa noblesse : après ?

Comme on me trouvait alors quelques agréments... Oui-da, dit-il, on avait raison, ce n’est pas ce qui vous manque ; oh ! vous étiez mignonne, et une des plus jolies filles du canton, j’en suis sûr. Eh bien ?

J’étais en même temps recherchée, dit-elle, par un riche bourgeois d’Orléans.

Ah ! passe pour celui-là, reprit-il encore, voilà du solide ; c’était ce bourgeois-là qu’il fallait prendre.

Vous allez voir, monsieur, pourquoi je ne l’ai pas pris : il était bien fait, je ne le haïssais pas, non que je l’aimasse ; je le souffrais seulement plus volontiers que le gentilhomme, qui avait pourtant autant de mérite que lui ; et comme ma mère, qui était la seule dont je dépendais alors, car mon père était mort ; comme, dis-je, ma mère me laissait le choix des deux, je ne doute pas que ce léger sentiment de préférence que j’avais pour le bourgeois ne m’eût enfin déterminée en sa faveur, sans un accident qui me fit tout d’un coup pencher du côté de son rival.

On était à l’entrée de l’hiver, et nous nous promenions un jour, ma mère et moi, le long d’une forêt avec ces deux messieurs ; je m’étais un peu écartée, je ne sais pour quelle bagatelle à laquelle je m’amusais dans cette campagne, quand un loup furieux, sorti de la forêt, vint à moi en me poursuivant.

Jugez de ma frayeur ; je me sauvai vers ma compagnie en jetant de hauts cris. Ma mère, épouvantée, voulut se sauver aussi, et tomba de précipitation ; le bourgeois s’enfuit, quoiqu’il eût une épée à son côté.

Le gentilhomme seul, tirant la sienne, resta, accourut à moi, fit face au loup et l’attaqua dans le moment qu’il allait se jeter sur moi et me dévorer.

Il le tua, non sans courir risque de la vie, car il fut blessé en plusieurs endroits, et même renversé par le loup, avec qui il se roula longtemps sur la terre sans quitter son épée, dont enfin il acheva ce furieux animal.

Quelques paysans dont les maisons étaient voisines de ce lieu, et qui avaient entendu nos cris, ne purent arriver qu’après que le loup fut tué, et enlevèrent le gentilhomme qui ne s’était pas encore relevé, qui perdait beaucoup de sang, et qui avait besoin d’un prompt secours.

De mon côté, j’étais à six pas de là, tombée et évanouie, aussi bien que ma mère qui était un peu plus loin dans le même état, de sorte qu’il fallut nous emporter tous trois jusqu’à notre maison, dont nous nous étions assez écartés en nous promenant.

Les morsures que le loup avait faites au gentilhomme étaient fort guérissables ; mais sur la fureur de cet animal, on eut peur qu’elles n’eussent les suites les plus affreuses ; et dès le lendemain ce gentilhomme, tout blessé qu’il était, partit de chez nous pour la mer.

Je vous avoue, monsieur, que je restai pénétrée du mépris qu’il avait fait de sa vie pour moi (car il n’avait tenu qu’à lui de se sauver, aussi bien que son rival) et encore pénétrée de voir qu’il ne tirait aucune vanité de son action, qu’il ne s’en faisait pas valoir davantage, et que son amour n’en avait pas pris plus de confiance. Je ne suis point aimé, mademoiselle, me dit-il, seulement en partant ; je n’ai point le bonheur de vous plaire, mais je ne suis point si malheureux puisque j’ai eu celui de vous montrer que rien ne m’est si cher que vous. Personne à présent ne me doit l’être autant que vous non plus, lui répondis-je sans aucun détour, et devant ma mère qui approuva ma réponse.

Oui, oui, dit alors M. Bono, voilà qui est à merveille, il n’y a rien de si beau que ces sentiments-là, quand ce serait pour un roman ; je vois bien que vous l’épouserez à cause des morsures ; mais tenez j’aimerais encore mieux que ce loup ne fût pas venu ; vous vous en seriez bien passée, car il vous fait grand tort : et le bourgeois, à propos court-il encore ? Est-ce qu’il ne revint pas ?

Il osa reparaître dès le soir même, dit la jeune dame. Il revint au logis, et soutint pendant une heure la présence de ce rival blessé ; ce qui me le rendit encore plus méprisable que son manque de courage dans le péril où il m’avait abandonnée.

Oh ! ma foi, dit M. Bono, je ne sais que vous dire, serviteur à l’amour en pareil cas. Pour la visite, passe, je la blâme, mais pour ce qui est de sa fuite, c’est une autre affaire ; je ne trouve pas qu’il ait si mal fait, moi, c’était là un fort vilain animal, au moins, et votre mari n’était qu’un étourdi dans le fond. Achevez, le gentilhomme revint, et vous l’épousâtes, n’est-ce pas ?

Oui, monsieur, dit la jeune dame ; je crus y être obligée.

Ah ! comme vous voudrez, reprit-il là-dessus, mais je regrette le fuyard, il valait mieux pour vous puisqu’il était riche ; votre mari était excellent pour tuer des loups, mais on ne rencontre pas toujours des loups sur son chemin, et on a toujours besoin d’avoir de quoi vivre.

Mon mari, quand je l’épousai, dit-elle, avait du bien, il jouissait d’une fortune suffisante. Bon ! reprit-il, suffisante ! À quoi cela va-t-il ? Tout ce qui n’est que suffisant ne suffit jamais ; voyons, comment a-t-il perdu cette fortune ?

Par un procès, reprit-elle, que nous avons eu contre un seigneur de nos voisins pour de certains droits ; procès qui n’était presque rien d’abord, qui est devenu plus considérable que nous ne l’avions cru, qu’on a gagné contre nous à force crédit, et dont la perte nous a totalement ruinés. Il a fallu que mon mari soit venu à Paris pour tâcher d’obtenir quelque emploi ; on le recommanda à M. de Fécour, qui lui en donna un ; c’est ce même emploi qu’il lui a ôté ces jours passés, et que vous avez entendu que je lui redemandais. J’ignore s’il le lui rendra, il ne m’a rien dit qui me le promette ; mais je pars bien consolée, monsieur, puisque j’ai eu le bonheur de rencontrer une personne aussi généreuse que vous, et que vous avez la bonté de vous intéresser à notre situation.

Oui, oui, dit-il, ne vous affligez pas, comptez sur moi ; il faut bien secourir les gens qui sont dans la peine ; je voudrais que personne ne souffrît, voilà comme je pense, mais cela ne se peut pas. Et vous, mon garçon, d’où êtes-vous ? me dit-il à moi. De Champagne, monsieur, lui répondis-je.

Ah ! du pays du bon vin ? reprit-il, j’en suis bien aise ; vous y avez votre père ? Oui, monsieur. Tant mieux, dit-il ; il pourra donc m’en faire venir, car on y est souvent trompé. Et qui êtes-vous ?

Le fils d’un honnête homme qui demeure à la campagne, répondis-je. C’était dire vrai, et pourtant esquiver le mot de paysan qui me paraissait dur ; les synonymes ne sont pas défendus, et tant que j’en ai trouvé là-dessus, je les ai pris : mais ma vanité n’a jamais passé ces bornes-là ; et j’aurais dit tout net : Je suis le fils d’un paysan, si le mot de fils d’un homme de la campagne ne m’était pas venu.

Trois heures sonnèrent alors ; M. Bono tira sa montre, et puis se levant : Ah çà ! dit-il, je vous quitte, nous nous reverrons à Paris, je vous y attends et je vous tiendrai parole : bonjour, je suis votre serviteur. À propos, vous en retournez-vous tout à l’heure ? J’envoie dans un moment mon équipage à Paris ; mettez-vous dedans, les voitures sont chères, et ce sera autant d’épargné.

Là-dessus il appela un laquais. Picard se prépare-t-il à s’en aller ? lui dit-il. Oui, monsieur, il met les chevaux au carrosse, répondit le domestique. Eh bien, dis-lui qu’il prenne ces dames et ce jeune homme, reprit-il ; adieu.

Nous voulûmes le remercier ; mais il était déjà bien loin. Nous descendîmes, l’équipage fut bientôt prêt, et nous partîmes très contents de notre homme et de sa brusque humeur.

Je ne vous dirai rien de notre entretien sur la route ; arrivons à Paris, nous y entrâmes d’assez bonne heure pour mon rendez-vous, car vous savez que j’en avais un avec Mme de Ferval chez Mme Remy dans un faubourg.

Le cocher de M. Bono mena mes deux dames chez elles, où je les quittai après plusieurs compliments et de nouvelles instances de leur part pour les venir voir.

De là je renvoyai le cocher, je pris un fiacre, et je partis pour mon faubourg.

Fin de la quatrième partie

== Cinquième partie ==

J’ai dit dans la dernière partie que je me hâtai de me rendre chez Mme Remy, où m’attendait Mme de Ferval. Il était à peu près cinq heures et demie du soir quand j’y arrivai. Je trouvai tout d’un coup l’endroit. Je vis aussi le carrosse de Mme de Ferval dans cette petite rue dont elle m’avait parlé, et où était cette porte de derrière par laquelle elle m’avait dit qu’elle entrerait, et suivant mes instructions, j’entrai par l’autre porte, après m’être assuré auparavant que c’était là que demeurait Mme Remy. D’abord je vis une allée assez étroite, qui aboutissait à une petite cour, au bout de laquelle on entrait dans une salle ; et c’était de cette salle qu’on passait dans le jardin dont Mme de Ferval avait fait mention.

Je n’avais pas encore traversé la cour, qu’on ouvrit la porte de la salle ; (et apparemment qu’on m’entendit venir). Il en sortit une grande femme âgée, maigre, pâle, vêtue en femme du commun, mais proprement pourtant, qui avait un air posé et matois. C’était Mme Remy elle-même.

Qui demandez-vous, monsieur ? me dit-elle quand je me fus approché. Je viens, répondis-je, parler à une dame qui doit être ici depuis quelques moments, ou qui va y arriver bientôt.

Et son nom, monsieur ? me dit-elle. Mme de Ferval, repris-je ; et sur-le-champ : Entrez, monsieur.

J’entre, il n’y avait personne dans la salle. Elle n’est donc pas encore venue ? lui dis-je. Vous allez la voir, me répondit-elle en tirant de sa poche une clef dont elle ouvrit une porte que je ne voyais pas, et qui était celle d’une chambre où je trouvai Mme de Ferval assise auprès d’un petit lit, et qui lisait.

Vous venez bien tard, monsieur de la Vallée, me dit-elle en se levant, il y a pour le moins un quart d’heure que je suis ici.

Hélas ! madame, ne me blâmez pas, dis-je, il n’y a point de ma faute ; j’arrive en ce moment de Versailles où j’ai été obligé d’aller, et j’étais bien impatient de me voir ici.

Pendant que nous nous parlions, notre complaisante hôtesse, sans paraître nous écouter, et d’un air distrait, rangeait par-ci par-là dans la chambre, et puis se retira sans nous rien dire. Vous vous en allez donc, madame Remy ? lui cria Mme de Ferval en s’approchant d’une porte ouverte qui donnait dans le jardin.

Oui, madame, répondit-elle, j’ai affaire là-haut pour quelques moments, et puis peut-être avez-vous à parler à monsieur ; aurez-vous besoin de moi ?

Non, dit Mme de Ferval, vous pouvez rester si vous voulez, mais ne vous gênez point. Et làdessus la Remy nous salue, nous laisse, ferme la porte sur nous, ôte la clef, que nous lui entendîmes retirer quoiqu’elle y allât doucement.

Il faut donc que cette femme soit folle : je crois qu’elle nous enferme ! me dit alors Mme de Ferval en souriant d’un air qui entamait la matière, qui engageait amoureusement la conversation, et qui me disait : Nous voilà donc seuls ?

Qu’importe ? lui dis-je, (et nous étions sur le pas de la porte du jardin). Nous n’avons que faire de la Remy pour causer ensemble, ce serait encore pis que la femme de chambre de là-bas ; n’avons-nous pas fait marché que nous serons libres ?

Et pendant que je lui tenais ce discours, je lui prenais la main dont je considérais la grâce et la blancheur, que je baisais quelquefois. Est-ce là comme tu me contes ton histoire ? me dit-elle. Je vous la conterai toujours bien, lui dis-je ; ce conte-là n’est pas si pressé que moi. Que toi ! me dit-elle en me jetant son autre main sur l’épaule ; et de quoi donc es-tu tant pressé ? De vous dire que vous avez des charmes qui m’ont fait rêver toute la journée à eux, repris-je. Je n’ai pas mal rêvé à toi non plus, me dit-elle, et tant rêvé que j’ai pensé ne pas venir ici.

Eh ! pourquoi donc, maîtresse de mon cœur ? lui repartis-je. Oh ! pourquoi ? me dit-elle, c’est que tu es si jeune, si remuant ! il me souvient de tes vivacités d’hier, tout gêné que tu étais ; et à présent que tu ne l’es plus, te corrigeras-tu ? j’ai bien de la peine à le croire. Et moi aussi, lui dis-je, car je suis encore plus amoureux que je ne l’étais hier, à cause qu’il me semble que vous êtes encore plus belle.

Fort bien, fort bien ! me dit-elle avec un souris ; voilà de très bonnes dispositions, et qui me rassurent beaucoup : être seule avec un étourdi comme vous, sans pouvoir sortir ; car où est-elle allée, cette sotte femme qui nous laisse ? Je gagerais qu’il n’y a peut-être que nous ici actuellement ; ah ! elle n’a qu’à revenir, je ne la querellerai pas mal ; voyez, je vous prie, à quoi elle m’expose.

Par la mardi ! lui dis-je, vous en parlez bien à votre aise ; vous ne savez pas ce que c’est que d’être amoureux de vous. Ne tient-il qu’à dire aux gens : tenez-vous en repos ; je voudrais bien vous voir à ma place, pour savoir ce que vous feriez. Va, va, tais-toi ! dit-elle d’un air badin ; j’ai assez de la mienne. Mais encore ? insistais-je sur le même ton. Eh bien ! à ta place, reprit-elle, je tâcherais apparemment d’être raisonnable. Et s’il ne vous servait de rien d’y tâcher, répondis-je, qu’en serait-il ? Oh ! ce qu’il en serait, dit-elle, je n’en sais rien, tu m’en demandes trop, je n’y suis pas ; mais qu’importe que tu m’aimes, ne saurais-tu faire comme moi ? Je suis raisonnable, quoique je t’aime aussi ; et je ne devrais pas te le dire, car tu n’en feras que plus de folies, et ce sera ma faute, petit mutin que tu es ! Voyez comme il me regarde, où a-t-il pris cette mine-là, ce fripon ? On n’y saurait tenir. Parlons de Versailles.

Oh ! que non, répondis-je, parlons de ce que vous dites que vous m’aimez, cette parole est si agréable, c’est un charme de l’entendre, elle me ravit, elle me transporte, quel plaisir ! Ah ! que votre chère personne est enchantée !

Et en lui tenant ce discours, je levais avidement les yeux sur elle ; elle était un peu moins enveloppée qu’à l’ordinaire. Il n’y a rien de si friand que ce joli corset-là, m’écriai-je. Allons, allons, petit garçon, ne songez point à cela, je ne le veux pas, dit-elle.

Et là-dessus elle se raccommodait assez mal. Eh ! ma gracieuse dame, repartis-je, cela est si bien arrangé, n’y touchez pas. Je lui pris les mains alors ; elle avait les yeux pleins d’amour, elle soupira, me dit : Que me veux-tu, la Vallée, j’ai bien mal fait de ne pas retenir la Remy, une autre fois je la retiendrai, tu n’entends point raison, recule-toi un peu ; voilà des fenêtres d’où on peut nous voir.

Et en effet, il y avait de l’autre côté des vues sur nous. Il n’y a qu’à rentrer dans la chambre, lui dis-je. Il le faut bien, reprit-elle ; mais modère-toi, mon bel enfant, modère-toi ; je suis venue ici de si bonne foi, et tu m’inquiètes avec ton amour.

Je n’ai pourtant que celui que vous m’avez donné, répondis-je ; mais vous voilà debout, cela fatigue, assoyons-nous, tenez, remettez-vous à la place où vous étiez quand je suis venu. Quoi, là, dit-elle ; oh ! je n’oserais, j’y serais trop enfermée, à moins que tu n’appelles la Remy ; appelle-la, je t’en prie ; ce qu’elle disait d’un ton qui n’avait rien d’opiniâtre, et insensiblement nous nous approchions de l’endroit où je l’avais d’abord trouvée. Où me mènes-tu donc ? dit-elle d’un air nonchalant et tendre. Cependant elle s’asseyait, et je me jetais à ses genoux, quand nous entendîmes tout à coup parler dans la salle.

Et puis le bruit devint plus fort, c’était comme une dispute.

Ah ! la Vallée, qu’est-ce que c’est que cela ? Lève-toi, s’écria Mme de Ferval ; le bruit s’augmente encore.

Nous distinguions la voix d’un homme en colère, contre qui Mme Remy, que nous entendions aussi, paraissait se défendre. Enfin, on mit la clef dans la serrure, la porte s’ouvre, et nous vîmes entrer un homme de trente à trente-cinq ans, très bien fait et de fort bonne mine, qui avait l’air extrêmement ému. Je tenais la garde de mon épée, et je m’étais avancé au milieu de la chambre, fort inquiet de cette aventure, mais bien résolu de repousser l’insulte, supposé que c’en fût une qu’on eût envie de nous faire.

À qui en voulez-vous, monsieur, lui dis-je aussitôt. Cet homme, sans me répondre, jette les yeux sur Mme de Ferval, se calme sur-le-champ, ôte respectueusement son chapeau, non sans marquer beaucoup d’étonnement, et s’adressant à Mme de Ferval : Ah ! madame, je vous demande mille pardons, dit-il, je suis au désespoir de ce que je viens de faire ; je m’attendais à voir une autre dame à qui je prends intérêt, et je n’ai pas douté que ce ne fût elle que je trouverais ici.

Ah ! vraiment oui ; lui dit Mme Remy, il est bien temps de demander des excuses, et voilà une belle équipée que vous avez fait là ! Madame qui vient ici pour affaires de famille, parler à son neveu qu’elle ne peut voir qu’en secret, avait grand besoin de vos pardons et moi aussi !

Vous avez plus tort que moi, lui dit l’homme en question, vous ne m’aviez jamais averti que vous receviez ici d’autres personnes que la dame que j’y cherchais et moi. Je reviens de dîner de la campagne ; je passe, j’aperçois un équipage dans la petite rue ; je crois qu’à l’ordinaire c’est celui de la dame que je connais. Je ne lui ai pourtant pas donné rendez-vous ; cela me surprend ; je vois même de loin un laquais dont la livrée me trompe. Je fais arrêter mon carrosse pour savoir ce que cette dame fait ici, vous me dites qu’elle n’y est pas ; je vous vois embarrassée ; qui est-ce qui ne se serait pas imaginé à ma place qu’il y avait du mystère ? Au reste, ôtez l’inquiétude que cela a pu donner à madame, c’est comme si rien n’était arrivé, et je la supplie encore une fois de me pardonner, ajouta-t-il, en s’approchant encore plus de Mme de Ferval, avec une action tout à fait galante, et qui avait même quelque chose de tendre.

Mme de Ferval rougit et voulut retirer sa main qu’il avait prise et qu’il baisait avec vivacité.

Là-dessus je m’avançai, et ne crus pas devoir demeurer muet. Madame ne me paraît pas fâchée, dis-je à ce cavalier, le plus avisé s’abuse, vous l’avez prise pour une autre, il n’y a pas grand mal ; elle vous excuse, il ne reste plus qu’à s’en aller, c’est le plus court, à présent que vous voyez ce qui en est, monsieur.

Là-dessus il se retourna, et me regarda avec quelque attention. Il me semble que vous ne m’êtes pas inconnu, me dit-il ; ne vous ai-je pas vu chez madame une telle ?

Il ne parlait, s’il vous plaît, que de la femme du défunt le seigneur de notre village. Cela se pourrait, lui dis-je en rougissant malgré que j’en eusse. Et en effet, je commençais à le remettre lui-même. Eh ! c’est Jacob, s’écria-t-il alors, je le reconnais, c’est lui-même. Eh ! parbleu, mon enfant, je suis charmé de vous voir ici en si bonne posture ; il faut que ta fortune ait bien changé de face, pour t’avoir mis à portée d’être en liaison avec madame ; tout homme de condition que je suis, je voudrais bien avoir cet honneur-là comme vous ; il y a quatre mois que je souhaite d’être un peu de ses amis ; elle a pu s’en apercevoir quoique je ne l’aie encore rencontrée que trois ou quatre fois ; mes regards lui ont dit combien elle était aimable, je suis né avec le plus tendre penchant pour elle ; et je suis bien sûr, mon cher Jacob, que mon amour date avant le tien.

Mme Remy n’était pas présente à ce discours, elle était passée dans la salle et nous avait laissé le soin de nous tirer d’intrigue.

Pour moi, je n’avais plus de contenance, et en vrai benêt je saluais cet homme à chaque mot qu’il m’adressait ; tantôt je tirais un pied, tantôt j’inclinais la tête, et ne savais plus ce que je faisais, j’étais démonté. Cette assommante époque de notre connaissance, son tutoiement, ce passage subit de l’état d’un homme en bonne fortune où il m’avait pris, à l’état de Jacob où il me remettait, tout cela m’avait renversé.

À l’égard de Mme de Ferval, il serait difficile de vous dire la mine qu’elle faisait.

Souvenez-vous que la Remy avait parlé de moi comme d’un neveu de cette dame ; songez qu’elle était dévote, que j’étais jeune ; que sa parure était ce jour-là plus mondaine qu’à l’ordinaire, son corset plus galant, moins serré, et par conséquent sa gorge plus à l’aise ; songez qu’on nous trouvait enfermés chez une Mme Remy, femme commode, sujette à prêter sa maison, comme nous l’apprenions ; n’oubliez pas que ce chevalier qui nous surprenait, connaissait Mme de Ferval, était ami de ses amis ; et sur tous ces articles que je viens de dire, voyez la curieuse révélation qu’on avait des mœurs de Mme de Ferval. Le bel intérieur de conscience à montrer, que de misères mises au jour, et quelles misères encore ! de celles qui déshonorent le plus une dévote, qui décident qu’elle est une hypocrite, une franche friponne. Car, qu’elle soit maligne, vindicative, orgueilleuse, médisante, elle fait sa charge et n’en a pas moins droit de tenir sa morgue ; tout cela ne jure point avec l’impérieuse austérité de son métier. Mais se trouver convaincue d’être amoureuse, être surprise dans un rendez-vous gaillard, oh ! tout est perdu ; voilà la dévote sifflée, il n’y a point de tournure à donner à cela.

Mme de Ferval essaya pourtant d’en donner une et dit quelque chose pour se défendre ; mais ce fut avec un air de confusion si marqué, qu’on voyait bien que sa cause lui paraissait désespérée.

Aussi n’eut-elle pas le courage de la plaider longtemps.

Vous vous trompez, monsieur, je vous assure que vous vous trompez ; c’est fort innocemment que je me trouve ici ; je n’y suis que pour lui parler à l’occasion d’un service que je voulais lui rendre. Après ce peu de paroles, le ton de sa voix s’altéra, ses yeux se mouillèrent de quelques larmes, et un soupir lui coupa la parole.

De mon côté, je ne savais que dire ; ce nom de Jacob, qu’il m’avait rappelé, me tenait en respect, j’avais toujours peur qu’il n’en recommençât l’apostrophe ; et je ne songeais qu’à m’évader du mieux qu’il me serait possible ; car que faire là avec un rival pour qui on ne s’appelle que Jacob, et cela en présence d’une femme que cet excès de familiarité n’humiliait pas moins que moi ? Avoir un amant, c’était déjà une honte pour elle, et en avoir un de ce nom-là, c’en était deux ; il ne pouvait pas être question entre elle et Jacob d’une affaire de cœur bien délicate.

De sorte qu’avec l’embarras personnel où je me trouvais, je rougissais encore de voir que j’étais son opprobre, et ainsi je devais être fort mal à mon aise ; je cherchais donc un prétexte raisonnable de retraite, quand Mme de Ferval vint à dire qu’elle n’était là que pour me rendre un service.

Et sur-le-champ, sans donner le temps au cavalier de répondre : Ce sera pour une autre fois, madame, repris-je, conservez-moi toujours votre bonne volonté, j’attendrai que vous me fassiez savoir vos intentions ; et puisque vous connaissez monsieur, et que monsieur vous connaît, je vais prendre congé de vous, aussi bien je n’entends rien à cet amour dont il me parle.

Mme de Ferval ne répondit mot, et resta les yeux baissés, avec un visage humble et mortifié, sur lequel on voyait couler une larme ou deux. Ce cavalier, notre trouble-fête, venait de lui reprendre la main qu’elle lui laissait, parce qu’elle n’osait la lui ôter sans doute. Le fripon était comme l’arbitre de son sort, il pouvait lui faire justice ou grâce ; en un mot, il avait droit d’être un peu hardi, et elle n’avait pas le droit de le trouver mauvais.

Adieu donc, mons Jacob, jusqu’au revoir, me cria-t-il comme je me retirais. Oh ! pour lors, cela me déplut, je perdis patience, et devenu plus courageux, parce que je m’en allais : Bon, bon ! criai-je à mon tour en hochant la tête, adieu, mons Jacob ! Eh bien ! adieu, mons Pierre, serviteur à mons Nicolas ; voilà bien du bruit pour un nom de baptême. Il fit un grand éclat de rire à ma réponse, et je sortis en fermant la porte sur eux de pure colère.

Je trouvai Mme Remy à la porte de la rue.

Vous vous en allez donc, me dit-elle. Eh ! pardi, oui, repris-je, qu’est-ce que vous voulez que je fasse là à cette heure que cet homme y est, et pourquoi l’avez-vous accoutumé à venir ici ? Cela est bien désagréable, madame Remy ; on vient de Versailles pour se parler honnêtement chez vous, on prend votre chambre, on croit être en repos ; et point du tout, c’est comme si on était dans la rue. C’était bien la peine de me presser tant ! Ce n’est pas moi que je regarde là dedans, c’est Mme de Ferval ; qu’est-ce que ce grand je ne sais qui va penser d’elle ? Une porte fermée, point de clef à une serrure, une femme de bien avec un jeune garçon, voilà qui a bonne mine.

Eh ! mon Dieu, mon enfant, me dit-elle, j’en suis désolée ; je tenais la clef de votre chambre quand il est arrivé, savez-vous bien qu’il me l’a arrachée des mains ? Il n’y a rien à craindre, au surplus, c’est un de mes amis, un fort honnête homme, qui voit quelquefois ici une dame de ma connaissance. Je crois entre nous qu’il ne la hait pas, et l’étourdi qu’il est a voulu entrer par jalousie ; mais qu’est-ce que cela fait ? Restez, je suis sûre qu’il va sortir. Bon ! lui dis-je, après celui-là un autre ; vous avez trop de connaissances, madame Remy.

Oh ! dame, reprit-elle, que voulez-vous ? J’ai une grande maison, je suis veuve, je suis seule ; d’honnêtes gens me disent : Nous avons des affaires ensemble, il ne faut pas qu’on le sache ; prêtez-nous votre chambre. Dirai-je que non, surtout à des gens qui me font plaisir, qui ont de l’amitié pour moi ? C’est encore un beau taudis que le mien pour en être chiche, n’est-ce pas ? Après cela, quel mal y a-t-il qu’on ait vu Mme de Ferval avec vous chez moi ? Je me repens de n’avoir pas ouvert tout d’un coup, car qu’est-ce qu’on en peut dire ? Voyons : d’abord il me vient une dame, ensuite arrive un garçon, je les reçois tous deux, les voilà donc ensemble, à moins que je ne les sépare. Le garçon est jeune, est-il obligé d’être vieux ? Il est vrai que la porte était fermée ; eh bien ! une autre fois elle sera ouverte ; c’est tantôt l’un, tantôt l’autre, où est le mystère ? On l’ouvre quand on entre, on la ferme quand on est entré. Pour ce qui est de moi, si je n’étais pas avec vous, c’est que j’étais ailleurs, on ne peut pas être partout, je vas, je viens, je tracasse, je fais mon ménage, et ma compagnie cause ; et puis, est-ce que je ne serais pas revenue ? De quoi Mme de Ferval s’embarrasse-t-elle ! N’ai-je pas dit même que c’était votre tante ?

Eh ! vraiment, tant pis, repris-je, car il sait tout le contraire. Pardi ! me dit-elle, le voilà bien savant, n’avez-vous pas peur qu’il vous fasse un procès ?

Pendant que la Remy me parlait, je songeais à ces deux personnes que j’avais laissées dans la chambre ; et quoique je fusse bien aise d’en être sorti à cause de ce nom de Jacob, j’étais pourtant très fâché de ce qu’on avait troublé mon entretien avec Mme de Ferval ; j’en regrettais la suite. Non pas que j’eusse de la tendresse pour elle, je n’en avais jamais eu, quoiqu’il m’eût semblé que j’en avais ; je me suis déjà expliqué là-dessus. Ce jour-là même je ne m’étais pas senti fort empressé en venant au faubourg ; la rencontre de cette jeune femme à Versailles avait extrêmement diminué de mon ardeur pour le rendez-vous.

Mais Mme de Ferval était une femme de conséquence, qui était encore très bien faite, qui était fort blanche, qui avait de belles mains, que j’avais vue négligemment couchée sur un sopha, qui m’y avait jeté d’amoureux regards ; et à mon âge, quand on a ces petites considérations-là dans l’esprit, on n’a pas besoin de tendresse pour aimer les gens et pour voir avec chagrin troubler un rendez-vous comme celui qu’on m’avait donné.

Il y a bien des amours où le cœur n’a point de part, il y en a plus de ceux-là que d’autres même, et dans le fond, c’est sur eux que roule la nature, et non pas sur nos délicatesses de sentiment qui ne lui servent de rien. C’est nous le plus souvent qui nous rendons tendres, pour orner nos passions, mais c’est la nature qui nous rend amoureux ; nous tenons d’elle l’utile que nous enjolivons de l’honnête ; j’appelle ainsi le sentiment ; on n’enjolive pourtant plus guère ; la mode en est assez passée dans ce temps où j’écris.

Quoi qu’il en soit, je n’avais qu’un amour fort naturel ; et comme cet amour-là a ses agitations, il me déplaisait beaucoup d’avoir été interrompu.

Le cavalier lui a pris la main, il la lui a baissée sans façon ; et ce drôle-là va devenir bien hardi de ce qu’il nous a surpris ensemble, disais-je en moi-même ; car je comprenais à merveille l’abus qu’il pourrait faire de cela. Mme de Ferval, ci-devant dévote, et maintenant reconnue pour très profane, pour une femme très légère de scrupules, ne pouvait plus se donner les airs d’être fière ; le gaillard m’avait paru aimable, il était grand et de bonne mine ; il y avait quatre mois, disait-il, qu’il aimait la dame ; il avait surpris le secret de ses mœurs, peut-être se vengerait-il si on le rebutait, peut-être se tairait-il si on le traitait avec douceur. Mme de Ferval était née douce, il y avait ici des raisons pour l’être : le serait-elle ; ne le serait-elle pas ? Me voilà là-dessus dans une émotion que je ne puis exprimer ; me voilà remué par je ne sais quelle curiosité inquiète, jalouse, un peu libertine, si vous voulez ; enfin, très difficile à expliquer. Ce n’est pas du cœur d’une femme dont on est en peine, c’est de sa personne ; on ne songe point à ses sentiments, mais à ses actions ; on ne dit point : Sera-t-elle infidèle ? mais : Sera-t-elle sage ?

Dans ces dispositions, je songeai que j’avais beaucoup d’argent sur moi, que la Remy aimait à en gagner, et qu’une femme qui ne refusait pas de louer sa chambre pour deux ou trois heures, voudrait bien pour quelques moments me louer un cabinet, ou quelque autre lieu attenant la chambre, si elle en avait un.

Je suis d’avis de ne pas m’en aller, lui dis-je, et d’attendre que cet homme ait quitté Mme de Ferval ; n’auriez-vous pas quelque endroit près de celui où ils sont et où je pourrais me tenir ? Je ne vous demande pas ce plaisir-là pour rien, je vous payerai ; et c’était en tirant de l’argent de ma poche que je lui parlais ainsi.

Oui-da, dit-elle en regardant un demi-louis d’or que je tenais ; il y a justement un petit retranchement qui n’est séparé de la chambre que par une cloison, et où je mets de vieilles hardes ; mais montez plutôt à mon grenier, vous y serez mieux.

Non, non, lui dis-je, le retranchement me suffit ; je serai plus près de Mme de Ferval, et quand l’autre la quittera, je le saurai tout d’un coup. Tenez, voilà ce que je vous offre, le voulez-vous ? ajoutai-je, en lui présentant mon demi-louis, non sans me reprocher un peu de le dépenser ainsi ; car voyez quel infidèle emploi de l’argent de Mme de la Vallée ! J’en étais honteux ; mais je tâchais de n’y prendre pas garde, afin d’avoir moins de tort.

Hélas ! il ne fallait pas rien pour cela, me dit la Remy en recevant ce que je lui donnais, c’est une bonté que vous avez, et je vous en suis obligée ; venez, je vais vous mener dans ce petit endroit ; mais ne faites point de bruit au moins, et marchez doucement en y allant, il n’est pas nécessaire que nos gens y entendent personne, il semblerait qu’il y aurait du mystère.

Oh ! ne craignez rien, lui dis-je, je n’y remuerai pas. Et tout en parlant nous revînmes dans la salle. Ensuite elle poussa une porte qui n’était couverte que d’une mauvaise tapisserie, et par où l’on entrait dans ce petit retranchement où je me mis.

J’étais là en effet à peu près comme si j’avais été dans la chambre ; il n’y avait rien de si mince que les planches qui m’en séparaient, de sorte qu’on n’y pouvait respirer sans que je l’entendisse. Je fus pourtant bien deux minutes sans pouvoir démêler ce que l’homme en question disait à Mme de Ferval, car c’était lui qui parlait ; mais j’étais si agité dans ce premier moment, j’avais un si grand battement de cœur que je ne pus d’abord donner d’attention à rien. Je me méfiais un peu de Mme de Ferval, et ce qui est de plaisant, c’est que je m’en méfiais à cause que je lui avais plu ; c’était cet amour dont elle s’était éprise en ma faveur qui, bien loin de me rassurer, m’apprenait à douter d’elle.

Je prête donc attentivement l’oreille, et on va voir une conversation qui n’est convenable qu’avec une femme qu’on n’estime point, mais qu’à force de galanteries on apprivoise aux impertinences qu’on lui débite et qu’elle mérite ; il me sembla d’abord que Mme de Ferval soupirait.

De grâce, madame, assoyez-vous un instant, lui dit-il ; je ne vous laisserai point dans l’état où vous êtes ; dites-moi de quoi vous pleurez ; de quoi s’agit-il ? Que craignez-vous de ma part, et pourquoi me haïssez-vous, madame ? Je ne vous hais point, monsieur, dit-elle en sanglotant un peu ; et si je pleure, ce n’est pas que j’aie rien à me reprocher ; mais voici un accident bien malheureux pour moi, d’autant plus qu’il s’y trouve des circonstances où je n’ai point de part. Cette femme nous avait enfermés, et je ne le savais pas ; elle vous a dit que ce jeune homme était mon neveu ; elle a parlé de son chef, et dans la surprise où j’en étais moi-même, je n’ai pas eu le temps de l’en dédire ; je ne sais pas la finesse qu’elle y a entendue ; et tout cela retombe sur moi pourtant ; il n’y a rien que vous ne puissiez en imaginer et en dire ; et voilà pourquoi je pleure !

Oui, madame, reprit-il, je conviens qu’avec un homme sans caractère et sans probité, vous auriez raison de pleurer, et que cette aventure-ci pourrait vous faire un grand tort, surtout à vous qui vivez plus retirée qu’une autre ; mais, madame, commencez par croire qu’une action dont vous n’auriez pour témoin que vous-même ne serait pas plus ignorée que le sera cet événement-ci avec un témoin comme moi ; ayez donc l’esprit en repos de ce côté-là ; soyez aussi tranquille que vous l’étiez avant que je vinsse ; puisqu’il n’y a que moi qui vous aie vue, c’est comme si vous n’aviez été vue de personne. Il n’y a qu’un méchant qui pourrait parler, et je ne le suis point ; je ne serais pas tenté de l’être avec mon plus grand ennemi ; vous avez affaire à un honnête homme, à un homme incapable d’une lâcheté, et c’en serait une indigne, affreuse, que celle de vous trahir dans cette occasion-ci.

Voilà qui est fini, monsieur, vous me rassurez, répondit Mme de Ferval. Vous dites que vous êtes un honnête homme, et il est vrai que vous paraissez l’être ; quoique je vous connaisse fort peu, je l’ai toujours pensé de même ; les gens chez qui nous nous sommes vus vous le diraient ; et il ne faudrait compter sur la physionomie de personne si vous me trompiez. Au reste, monsieur, en gardant le silence, non seulement vous satisferez à la probité qui l’exige, mais vous rendrez encore justice à mon innocence ; il n’y a ici que les apparences contre moi, soyez-en persuadé, je vous prie.

Ah ! madame, reprit-il alors, vous vous méfiez encore de moi, puisque vous songez à vous justifier. Eh ! de grâce, un peu plus de confiance ; j’ai intérêt de vous en inspirer ; ce serait autant de gagné sur votre cœur, et vous en seriez moins éloignée d’avoir quelque retour pour moi.

Du retour pour vous ! dit-elle avec un ton d’affliction ; vous me tenez là un terrible discours ; il est bien dur pour moi d’y être exposée, vous me l’auriez épargné en tout autre temps ; mais vous croyez qu’il vous est permis de tout dire dans la situation où je me trouve ; et vous abusez des raisons que j’ai de vous ménager, je le vois bien.

Par parenthèse, n’oubliez pas que j’étais là, et qu’en entendant parler ainsi Mme de Ferval, je me sentais insensiblement changer pour elle, que ma façon de l’aimer s’ennoblissait, pour ainsi dire, et devenait digne de la sagesse qu’elle montrait.

Non, madame, ne me ménagez point, s’écria-t-il, rien ne vous y engage ; ma discrétion dans cette affaireci est une chose à part ; elle me regarde encore plus que vous ; je me déshonorerais si je parlais. Quoi ! vous croyez qu’il faut que vous achetiez mon silence ! En vérité, vous me faites injure ; non, madame, je vous le répète, quelle que soit la façon dont vous me traitiez, il n’importe pour le secret de votre aventure, et si dans ce moment-ci vous voulez que je m’en aille, si je vous déplais, je pars.

Non, monsieur, ce n’est pas là ce que je veux dire, reprit-elle, le reproche que je vous fais ne signifie pas que vous me déplaisez ; ce n’est pas même votre amour qui me fait de la peine. On est libre d’en avoir pour qui l’on veut, une femme ne saurait empêcher qu’on en ait pour elle, et celui d’un homme comme vous est plus supportable que celui d’un autre. J’aurais seulement souhaité que le vôtre eût paru dans une autre occasion, parce que je n’aurais pas eu lieu de penser que vous tirez une sorte d’avantage de ce qui m’arrive, tout injuste qu’il serait de vous en prévaloir ; car assurément il n’y aurait rien de si injuste ; vous ne voulez pas le croire ; mais je vous dis vrai.

Ah ! que j’en serais fâché, que vous disiez vrai, madame, reprit-il vivement. De quoi est-il question ? D’avoir eu quelque goût pour ce jeune homme ? Ah ! que vous êtes aimable, faite comme vous êtes, d’avoir encore le mérite d’être un peu sensible !

Eh ! non, monsieur, lui dit-elle, ne le croyez point, il ne s’agit point de cela, je vous jure.

Il me sembla qu’alors il se jetait à ses genoux, et que l’interrompant : Cessez de vouloir me désabuser, lui dit-il, avec qui vous justifiez-vous ? Suis-je d’un âge et d’un caractère à vous faire un crime de votre rendez-vous ? Pensez-vous que je vous en estime moins, parce que vous êtes capable de ce qu’on appelle une faiblesse ? Eh ! tout ce que j’en conclus, au contraire, c’est que vous avez le cœur meilleur qu’une autre. Plus on a de sensibilité, plus on a l’âme généreuse, et par conséquent estimable ; vous n’en êtes que plus charmante en tous sens ; c’est une grâce de plus dans votre sexe, que d’en être susceptible, de ces faiblesses-là. (Petite morale bonne à débiter chez Mme Remy ; mais il fallait bien dorer la pilule.) Vous m’avez touché dès la première fois que je vous aie vue, continua-t-il, vous le savez, je vous regardais avec un plaisir infini ; vous vous en êtes aperçue, j’ai lu plus d’une fois dans vos yeux que vous m’entendiez, avouez-le, madame.

Il est vrai, dit-elle d’un ton plus calme, que je soupçonnais quelque chose. (Et moi je soupçonnais à ces deux petits mots que je redeviendrais ce que j’avais été pour elle.) Oui, je vous aimais, ajouta-t-il, toute triste, toute solitaire, toute ennemie du commerce des hommes que je vous croyais ; et ce n’est point cela, je me trompais ; Mme de Ferval est née tendre, est née sensible ; elle peut elle-même se prendre de goût pour qui l’aimera ; elle en a eu pour ce jeune homme ; il ne serait donc pas impossible qu’elle en eût pour moi qui la cherche, et qui la préviens ; peut-être en avait-elle avant que ceci arrivât ? et en ce cas, pourquoi me le cacheriez-vous, ou pourquoi n’en auriez-vous plus ? qu’ai-je fait pour être puni ? qu’avez-vous fait pour être obligée de dissimuler ? De quoi rougiriez-vous ? où est le tort que vous avez ? dépendez-vous de quelqu’un ? avez-vous un mari ? n’êtes-vous pas veuve et votre maîtresse ? y a-t-il rien à redire à votre conduite ? n’avez-vous pas pris dans cette occasion-ci les mesures les plus sages ? Et faut-il vous désespérer, vous imaginer que tout est perdu, parce que le hasard m’amène ici ; moi que vous pouvez traiter comme vous voudrez ; qui suis homme d’honneur, et raisonnable ; moi qui vous adore, et que vous ne hairiez peut-être pas, si vous ne vous alarmiez point d’une chose qui n’est rien, précisément rien, et dont il n’y a rien qu’à rire dans le fond, si vous m’estimez un peu ?

Ah ! dit ici Mme de Ferval avec un soupir qui faisait espérer un accommodement, que vous m’embarrassez, monsieur le chevalier ! Je ne sais que vous répondre ; car il n’y a pas moyen de vous ôter vos idées, et vous êtes un étrange homme de vous mettre dans l’esprit que j’aie jeté les yeux sur ce garçon. (Notez qu’ici mon cœur se retire, et ne se mêle plus d’elle.)

Eh bien, soit, il n’en est rien, reprit-il ; d’où vient que je vous en parle ? ce n’est que pour faciliter nos entretiens, pour abréger les longueurs. Tout ce que cet événement-ci peut avoir d’heureux pour moi, c’est que, si vous le voulez, il nous met tout d’un coup en état de nous parler avec franchise. Sans cette aventure, il aurait fallu que je soupirasse longtemps avant que de vous mettre en droit de m’écouter, ou de me dire le moindre mot favorable ; au lieu qu’à présent nous voilà tout portés, il n’y a plus que votre goût qui décide ; et puisqu’on peut vous plaire, et que je vous aime, à quoi dois-je m’attendre ? Que ferez-vous de moi ? Prononcez, madame.

Que ne me dites-vous cela ailleurs ? répondit-elle. Cette circonstance-ci me décourage ; je m’imagine toujours que vous en profitez, et je voudrais que vous n’eussiez ici pour vous que mes dispositions.

Vos dispositions ! s’écria-t-il, pendant que j’étais indigné dans ma niche. Ah ! madame, suivez-les, ne les contraignez pas, vous me mettez au comble de la joie ; suivez-les, et si, malgré tout ce que je vous ai dit, vous me craignez encore, si ma parole ne vous a pas tout à fait rassurée, eh bien, qu’importe ? Oui, craignez-moi, doutez de ma discrétion ; j’y consens, je vous passe cette injure, pourvu qu’elle serve à hâter ces dispositions dont vous me parlez, et qui me ravissent. Oui, madame, il faut me ménager, vous ferez bien ; j’ai envie de vous le dire moi-même ; je sens qu’à force d’amour on peut manquer de délicatesse ; je vous aime tant que je n’ai pas la force de refuser ce petit secours contre vous : je n’en aurais pas pourtant besoin si vous me connaissiez, et je devrais tout à l’amour ; oubliez donc que nous sommes ici, songez que vous m’auriez aimé tôt ou tard, puisque vous y étiez disposée, et que je n’aurais rien négligé pour cela.

Je ne m’en défends point, dit-elle, je vous distinguais, j’ai plus d’une fois demandé de vos nouvelles.

Eh bien, dit-il avec feu, louons-nous donc de cette aventure, il n’y a point à hésiter, madame. Quand je songe, répondit-elle, que c’est un engagement qu’il s’agit de prendre, un engagement, chevalier ! cela me fait peur. Pensez de moi comme il vous plaira, quelles que soient vos idées, je ne les combats plus, mais il n’en est pas moins vrai que la vie que je mène est bien éloignée de ce que vous me demandez ; et puisqu’enfin il faut tout dire, savez-vous bien que je vous fuyais, que je me suis plus d’une fois abstenue d’aller chez les gens chez qui je vous rencontrais ? Je n’y ai pourtant encore été que trop souvent.

Quoi ! dit-il, vous me fuyiez, pendant que je vous cherchais ! vous me l’avouez, et je ne profiterais pas du hasard qui m’en venge, et je vous laisserais la liberté de me fuir encore ! Non, madame, je ne vous quitte point que je ne sois sûr de votre cœur, et qu’il ne m’ait mis à l’abri de cette cruauté-là. Non, vous ne m’échapperez plus, je vous adore, il faut que vous m’aimiez, il faut que vous me le disiez, que je le sache, que je n’en puisse douter. Quelle impétuosité ! s’écria-t-elle, comme il me persécute ! Ah ! chevalier, quel tyran vous êtes, et que je suis imprudente de vous en avoir tant dit !

Eh ! répondit-il avec douceur, qu’est-ce qui vous arrête ? Qu’a-t-il donc de si terrible pour vous, cet engagement que vous redoutez tant ? Ce serait à moi à le craindre ; ce n’est pas vous qui risquez de voir finir mon amour, vous êtes trop aimable pour cela, c’est moi qui le suis mille fois moins que vous, et qui par là suis exposé à la douleur de voir finir le vôtre, sans qu’il y ait de votre faute et que je puisse m’en plaindre ; mais n’importe, ne m’aimassiez-vous qu’un jour, ces beaux yeux noirs qui m’enchantent ne dussent-ils jeter sur moi qu’un seul regard un peu tendre, je me croirais encore trop heureux.

Et moi qui l’écoutais, vous ne sauriez vous figurer de quelle beauté je les trouvais dans ma colère, ces beaux yeux noirs dont il faisait l’éloge.

C’est bien à vous, vraiment, à parler de fidélité ! lui dit-elle. M’aimeriez-vous aujourd’hui si vous n’étiez pas un inconstant ? N’était-ce pas une autre que moi que vous cherchiez ici ? Je ne vous demanderai point qui elle est, vous êtes trop honnête homme pour me le dire, et je ne dois pas le savoir ; mais je suis persuadée qu’elle est aimable, et vous la quittez pourtant, cela est-il de bon augure pour moi ?

Que vous vous rendez peu de justice, et quelle comparaison vous faites ! répondit-il. Y avait-il six mois que je vous voyais avant que je vous aimasse ? Quelle différence entre une personne qu’on aime, parce qu’on ne saurait faire autrement, parce qu’on est né avec un penchant naturel et invincible pour elle (c’est de vous que je parle), et une femme à qui on ne s’arrête que parce qu’il faut faire quelque chose, que parce que c’est une de ces coquettes qui s’avisent de s’adresser à vous, qui ne sauraient se passer d’amants ; à qui on parle d’amour sans qu’on les aime ; qui s’imaginent vous aimer elles-mêmes seulement parce qu’elles vous le disent, et qui s’engagent avec vous par oisiveté, par caprice, par vanité, par étourderie, par un goût passager que je n’oserais vous expliquer, et qui ne mérite pas que je vous en entretienne ; enfin par tout ce qui vous plaira. Quelle différence, encore une fois, entre une aussi fade, aussi languissante, aussi peu digne liaison, et la vérité des sentiments que j’ai pris pour vous dès que je vous ai vue ; dont je me serais fort bien passé, et que j’ai gardés contre toute apparence de succès ! Distinguons les choses, je vous prie, ne confondons point un simple amusement avec une inclination sérieuse, et laissons-là cette chicane.

Je me lasse de dire que Mme de Ferval soupira ; elle fit pourtant encore un soupir ici, et il est vrai que chez les femmes ces situations-là en fourmillent de faux ou de véritables.

Que vous êtes pressant, chevalier ! dit-elle après ; je conviens que vous êtes aimable, et que vous ne l’êtes que trop. N’est-ce pas assez ? Faut-il encore vous dire qu’on pourra vous aimer ? À quoi cela ressemblera-t-il ? Ne soupçonnerez-vous pas vousmême que vous ne devez ce que je vous dis d’obligeant qu’à mon aventure ? Encore si j’avais été prévenue de cet amour-là, ce que j’y répondrais aujourd’hui aurait meilleure grâce, et vous m’en sauriez plus de gré aussi ; mais s’entendre dire qu’on est aimée, avouer sur-le-champ qu’on le veut bien, et tout cela dans l’espace d’une demi-heure ; en vérité il n’y a rien de pareil ; je crois qu’il faudrait un petit intervalle, et vous n’y perdriez point, chevalier.

Eh ! madame, vous n’y songez pas, reprit-il ; souvenez-vous donc qu’il y a quatre mois que je vous aime, que mes yeux vous en entretiennent, que vous y prenez garde, et que vous me distinguez, dites-vous. Quatre mois ! Les bienséances ne sont-elles pas satisfaites ? Eh ! de grâce, plus de scrupules ; vous baissez les yeux, vous rougissez (et peut-être ne supposait-il le dernier que pour lui faire honneur) ; m’aimez-vous un peu ? Voulez-vous que je le croie ? Le voulez-vous ? Oui n’est-ce pas ? Encore un mot, pour plus de sûreté.

Quel enchanteur vous êtes ! répondit-elle ; voilà qui est étonnant, j’en suis honteuse. Non, il n’y a rien d’impossible après ce qui m’arrive ; je pense que je vous aimerai.

Eh ! pourquoi me remettre, dit-il, et ne pas m’aimer tout à l’heure ? Mais, chevalier, ajouta-t-elle, vous qui parlez, ne me trompez-vous pas ? M’aimez-vous vous-même autant que vous le dites ? N’êtes-vous pas un fripon ? Vous êtes si aimable que j’en ai peur, et j’hésite.

Ah ! nous y voilà ! m’écriai-je involontairement, sans savoir que je parlais haut, et emporté par le ton avec lequel elle prononça ces dernières paroles ; aussi était-ce un ton qui accordait ce qu’elle lui disputait encore un peu dans ses expressions.

Le bruit que je fis me surprit moi-même, et aussitôt je me hâtai de sortir de mon retranchement pour m’esquiver ; en me sauvant, j’entendis Mme de Ferval qui criait à son tour : Ah ! monsieur le chevalier, c’est lui qui nous écoute.

Le chevalier sortit de la chambre ; il fut longtemps à ouvrir la porte, et puis : Qu’est-ce qui est là ? dit-il. Mais j’allais si vite que j’étais déjà dans l’allée quand il m’aperçut. La Remy filait, je pense, à la porte de la rue, et voyant que je me retirais avec précipitation : Qu’est-ce que c’est donc que cela ? me dit-elle, qu’avez-vous fait ? Vos deux locataires vous le diront, lui répondis-je brusquement et sans la regarder, et puis je marchai dans la rue d’un pas ordinaire.

Si je me sauvai au reste, ce n’est pas que je craignisse le chevalier ; ce n’était que pour éviter une scène qui serait sans doute arrivée avec Jacob ; car s’il ne m’avait pas connu, si j’avais pu figurer comme M. de la Vallée, il est certain que je serais resté, et qu’il n’aurait pas même été question du retranchement où je m’étais mis.

Mais il n’y avait que quatre ou cinq mois qu’il m’avait vu Jacob ; le moyen de tenir tête à un homme qui avait cet avantage-là sur moi ! Ma métamorphose était de trop fraîche date ; il y a de certaines hardiesses que l’homme qui est né avec du cœur ne saurait avoir ; et quoiqu’elles ne soient peut-être pas des insolences, il faut pourtant, je crois, être né insolent pour en être capable.

Quoi qu’il en soit, ce ne fut pas manque d’orgueil que je pliai dans cette occasion-ci, mais mon orgueil avait de la pudeur, et voilà pourquoi il ne tint pas.

Me voici donc sorti de chez la Remy avec beaucoup de mépris pour Mme de Ferval, mais avec beaucoup d’estime pour sa figure, et il n’y a rien là d’étonnant : il n’est pas rare qu’une maîtresse coupable en devienne plus piquante. Vous croyez à présent que je poursuis mon chemin, et que je retourne chez moi ; point du tout, une nouvelle inquiétude me prend. Voyons ce qu’ils deviendront, dis-je en moi-même, à présent que je les ai interrompus ; je les ai quittés bien avancés ; quel parti prendra-t-elle, cette femme ? Aura-t-elle le courage de demeurer ?

Et là-dessus, j’entre dans l’allée d’une maison éloignée de cinquante pas de celle de la Remy, et qui était vis-à-vis la petite rue où Mme de Ferval avait laissé son carrosse. Je me tapis là, d’où je jetais les yeux tantôt sur cette petite rue, tantôt sur la porte par où je venais de sortir, toujours le cœur ému ; mais ému d’une manière plus pénible que chez la Remy où j’entendais du moins ce qui se passait, et entendais si bien que c’était presque voir ; ce qui faisait que je savais à quoi m’en tenir. Mais je ne fus pas longtemps en peine, et je n’avais pas attendu quatre minutes, quand je vis Mme de Ferval sortir de la porte du jardin, et rentrer dans son carrosse. Après quoi parut de l’autre côté mon homme qui entra dans le sien, et que je vis passer. Ce qui me calma sur-le-champ.

Tout ce qui me resta pour Mme de Ferval, ce fut ce qu’ordinairement on appelle un goût, mais un goût tranquille, et qui ne m’agita plus ; c’est-à-dire que si on m’avait laissé en ce moment le choix des femmes, ç’aurait été à elle à qui j’aurais donné la préférence.

Vous jugez bien que tout ceci rompait notre commerce ; elle ne devait pas elle-même souhaiter de me revoir, instruit comme je l’étais de son caractère ; aussi ne songeais-je pas à aller chez elle. Il était encore de bonne heure ; Mme de Fécour m’avait recommandé de lui donner au plus tôt des nouvelles de mon voyage de Versailles, et je pris le chemin de sa maison avant que de retourner chez moi ; j’y arrive.

Il n’y avait aucun de ses gens dans la cour, ils étaient apparemment dispersés ; je ne vis pas même le portier, pas une femme en haut ; je traversai tout son appartement sans rencontrer personne, et je parvins jusqu’à une chambre dans laquelle j’entendais ou parler ou lire ; car c’était une continuité de ton qui ressemblait plus à une lecture qu’à un langage de conversation. La porte n’était que poussée, je ne pensais pas que ce fût la peine de frapper à une porte à demi ouverte, et j’entrai tout de suite à cause de la commodité.

J’avais soupçonné juste, on lisait au chevet du lit de Mme de Fécour, qui était couchée. Il y avait une vieille femme de chambre assise au pied de son lit, un laquais debout auprès de la fenêtre, et c’était une grande dame, laide, maigre, d’une physionomie sèche, sévère et critique, qui lisait.

Ah ! mon Dieu, dit-elle en pie-grièche, et s’interrompant quand je fus entré, est-ce que vous n’avez pas fermé cette porte, vous autres ? Il n’y a donc personne là-bas pour empêcher de monter ? Ma sœur est-elle en état de voir du monde ?

Le compliment n’était pas doux, mais il s’ajustait à merveilles à l’air de la personne qui le prononçait ; sa mine et son accueil étaient faits pour aller ensemble.

Elle n’avait pourtant pas l’air d’une dévote, celle-là ; et comme je l’ai connue depuis, j’ai envie de vous dire en passant à quoi elle ressemblait.

Imaginez-vous de ces laides femmes qui ont bien senti qu’elles seraient négligées dans le monde, qu’elles auraient la mortification de voir plaire les autres et de ne plaire jamais, et qui, pour éviter cet affront-là, pour empêcher qu’on ne voie la vraie cause de l’abandon où elles resteront, disent en elles-mêmes, sans songer à Dieu ni à ses saints : Distinguons-nous par des mœurs austères ; prenons une figure inaccessible, affectons une fière régularité de conduite, afin qu’on se persuade que c’est ma sagesse et non pas mon visage qui fait qu’on ne me dit mot.

Et effectivement cela réussit quelquefois, et la dame en question passait pour une femme hérissée de cette espèce de sagesse-là.

Comme elle m’avait déplu dès le premier coup d’œil, son discours ne me démonta point, il me parut convenable, et sans faire d’attention à elle, je saluai Mme de Fécour qui me dit : Ah ! c’est vous, monsieur de la Vallée ; approchez, approchez. Ne querellez point, ma sœur, il n’y a point de mal, je suis bien aise de le voir.

Eh ! mon Dieu, madame, lui répondis-je, comme vous voilà ! Je vous quittai hier en si bonne santé ! Cela est vrai, mon enfant, reprit-elle assez bas, on ne pouvait pas se mieux porter ; j’allai même souper en compagnie, où je mangeai beaucoup et de fort bon appétit. J’ai pourtant pensé mourir cette nuit d’une colique si violente qu’on a cru qu’elle m’emporterait, et qui m’a laissé la fièvre avec des accidents très dangereux, dit-on ; j’étouffe de temps en temps, et on est d’avis de me faire confesser ce soir. Il faut bien que la chose soit sérieuse, et voilà ma sœur qui, heureusement pour moi, arriva hier de la campagne, et qui avait tout à l’heure la bonté de me lire un chapitre de l’Imitation, cela est fort beau. Eh bien, monsieur de la Vallée, contez-moi votre voyage ; êtes-vous content de M. de Fécour ? Voici un accident qui vient fort mal à propos pour vous, car je l’aurais pressé. Que vous a-t-il dit ? J’ai tant de peine à respirer que je ne saurais plus parler. Aurez-vous un emploi ? C’est pour Paris que je l’ai demandé.

Eh ! ma sœur, lui dit l’autre, tenez-vous en repos ; et vous, monsieur, ajouta-t-elle en m’adressant la parole, allez-vous-en, je vous prie ; vous voyez bien qu’il s’agit d’autre chose ici que de vos affaires, et il ne fallait pas entrer sans savoir si vous le pouviez.

Doucement, dit la malade en respirant à plusieurs reprises, et pendant que je faisais la révérence pour m’en aller, doucement, il ne savait pas comment j’étais, le pauvre garçon. Adieu donc, monsieur de la Vallée. Hélas ! c’est lui qui se porte bien ! Voyez qu’il a l’air frais ! mais il n’a que vingt ans. Adieu, adieu, nous nous reverrons, ceci ne sera rien, je l’espère. Et moi, madame, je le souhaite de tout mon cœur, lui dis-je en me retirant et ne saluant qu’elle ; aussi bien l’autre, à vue de pays, eût-elle reçu ma révérence en ingrate, et je sortis pour aller chez moi.

Remarquez, chemin faisant, l’inconstance des choses de ce monde. La veille j’avais deux maîtresses, ou si vous voulez, deux amoureuses ; le mot de maîtresse signifie trop ici ; communément il veut dire une femme qui a donné son cœur, et qui veut le vôtre ; et les deux personnes dont je parle, ne m’avaient je pense, ni donné le leur, ni ne s’étaient souciées d’avoir le mien, qui ne s’était pas non plus soucié d’elles.

Je dis les deux personnes ; car je crois pouvoir compter Mme de Fécour, et la joindre à Mme de Ferval ; et en vingt- quatre heures de temps, en voilà une qu’on me souffle, que je perds en la tenant ; et l’autre qui se meurt ; car Mme de Fécour m’avait paru mourante ; et supposons qu’elle en réchappât, nous allions être quelque temps sans nous voir ; son amour n’était qu’une fantaisie, les fantaisies se passent ; et puis n’y avait-il que moi de gros garçon à Paris qui fût joli et qui n’eût que vingt ans ?


C’en était donc fait de ce côté-là, suivant toute apparence, et je ne m’en embarrassais guère. La Fécour, avec son énorme gorge, m’était fort indifférente ; il n’y avait que cette hypocrite de Ferval qui m’eût un peu remué.

Elle avait des grâces naturelles. Par-dessus cela, elle était fausse dévote, et ces femmes-là, en fait d’amour, ont quelque chose de plus piquant que les autres ; il y a dans leurs façons je ne sais quel mélange indéfinissable de mystère, de fourberie, d’avidité libertine et solitaire, et en même temps de retenue, qui tente extrêmement : vous sentez qu’elles voudraient jouir furtivement du plaisir de vous aimer et d’être aimées, sans que vous y prissiez garde, ou qu’elles voudraient du moins vous persuader que, dans tout ce qui se passe, elles sont vos dupes et non pas vos complices.

Revenons, je m’en retourne enfin chez moi ; je vais retrouver Mme de la Vallée qui m’aimait tant, et que toutes mes dissipations n’empêchaient pas que je n’aimasse, et à cause de ses agréments (car elle en avait), et à cause de cette pieuse tendresse qu’elle avait pour moi.

Je crois pourtant que je l’aurais aimée davantage si je n’avais été que son amant (j’appelle aimer d’amour), mais quand on a d’aussi grandes obligations à une femme que je lui en avais, en vérité, ce n’est pas avec de l’amour qu’un bon cœur les paie, il se pénètre de sentiments plus sérieux, il sent de l’amitié et de la reconnaissance ; aussi en étais-je plein, et je pense que l’amour en souffrait un peu.

Quand je serais revenu du plus long voyage, Mme de la Vallée ne m’aurait pas revu avec plus de joie qu’elle en marqua. Je la trouvai priant Dieu pour mon heureux retour, et il n’y avait pas plus d’une heure, à ce qu’elle me dit, qu’elle était revenue de l’église, où elle avait passé une partie de l’après-dînée, toujours à mon intention ; car elle ne parlait plus à Dieu que de moi seul, et à la vérité, c’était toujours lui parler pour elle dans un autre sens.

Le motif de ses prières, quand j’y songe, devait pourtant être quelque chose de fort plaisant, je suis sûr qu’il n’y en avait pas une où elle ne dît : Conservez-moi mon mari, ou bien : Je vous remercie de me l’avoir donné ; ce qui, à le bien rendre, ne signifiait autre chose, sinon : Mon Dieu, conservez-moi les douceurs que vous m’avez procurées par le saint mariage, ou : Je vous rends mes actions de grâces de ces douceurs que je goûte en tout bien et tout honneur par votre sainte volonté, dans l’état où vous m’avez mise.

Et jugez combien de pareilles prières étaient ferventes ; les dévots n’aiment jamais tant Dieu que lorsqu’ils en ont obtenu leurs petites satisfactions temporelles, et jamais on ne prie mieux que quand l’esprit et la chair sont contents, et prient ensemble ; il n’y a que lorsque la chair languit, souffre, et n’a pas son compte, et qu’il faut que l’esprit soit dévot tout seul, qu’on a de la peine.

Mais Mme de la Vallée n’était pas dans ce cas-là ; elle n’avait rien à souhaiter, ses satisfactions étaient légitimes, elle pouvait en jouir en conscience ; aussi sa dévotion en avait-elle augmenté de moitié, sans en être apparemment plus méritoire, puisque c’était le plaisir de posséder ce cher mari, ce gros brunet, comme elle m’appelait quelquefois, et non pas l’amour de Dieu, qui était l’âme de sa dévotion.

Nous soupâmes chez notre hôtesse, qui, de la manière dont elle en agissait, me parut cordialement amoureuse de moi, sans qu’elle s’en aperçût elle-même peut-être. La bonne femme me trouvait à son gré et le témoignait tout de suite, comme elle le sentait.

Oh ! pour cela, madame de la Vallée, il n’y a rien à dire, vous avez pris là un mari de bonne mine, un gros dodu que tout le monde aimera ; moi à qui il n’est rien, je l’aime de tout mon cœur, disait-elle ; et puis, un moment après : Vous ne devez pas avoir regret de vous être mariée si tard, vous n’auriez pas mieux choisi il y a vingt ans au moins. Et mille autres naïvetés de la même force qui ne divertissaient pas beaucoup Mme de la Vallée, surtout quand elles tombaient sur ce mariage tardif, et qu’elles la harcelaient sur son âge.

Mais, mon Dieu ! madame, lui répondit-elle d’un ton doux et brusque ; Je conviens que j’ai bien choisi, je suis fort satisfaite de mon choix, et très ravie qu’il vous plaise. Au surplus, je ne me suis pas mariée si tard, que je ne me sois encore mariée fort à propos, ce me semble, on est fort bonne à marier à mon âge ; n’est-ce pas, mon ami ? ajouta-t-elle en mettant sa main dans la mienne, et en me regardant avec des yeux qui me disaient confidemment : Tu m’as paru content.

Comment donc, ma chère femme, si vous êtes bonne ! répondais-je ; et à quel âge est-on meilleure et plus ragoûtante, s’il vous plaît ? Là-dessus, elle souriait, me serrait la main, et finissait par demander, presque en soupirant : Quelle heure est-il ? pour savoir s’il n’était pas temps de sortir de table : c’était là son refrain.

Quant à l’autre petite personne, la fille de Mme d’Alain, je la voyais qui, d’un coin de l’œil, observait notre chaste amour, et qui ne le voyait pas, je pense, d’un regard aussi innocent qu’il l’était. Agathe avait le bras et la main passables, et je remarquais que la friponne jouait d’industrie pour les mettre en vue le plus qu’elle pouvait, comme si elle avait voulu me dire : Regardez, votre femme a-t-elle rien qui vaille cela ?

C’est pour la dernière fois que je fais ces sortes de détails ; à l’égard d’Agathe, je pourrai en parler encore ; mais de ma façon de vivre avec Mme de la Vallée, je n’en dirai plus mot ; on est suffisamment instruit de son caractère, et de ses tendresses pour moi. Nous voilà mariés ; je sais tout ce que je lui dois ; j’irai toujours au-devant de ce qui pourra lui faire plaisir ; je suis dans la fleur de mon âge ; elle est encore fraîche, malgré le sien ; et quand elle ne le serait pas, la reconnaissance, dans un jeune homme qui a des sentiments, peut suppléer à bien des choses : elle a de grandes ressources. D’ailleurs, Mme de la Vallée m’aime avec une passion dont la singularité lui tiendrait lieu d’agréments, si elle en manquait ; son cœur se livre à moi dans un goût dévot qui me réveille. Mme de la Vallée, toute tendre qu’elle est, n’est point jalouse ; je n’ai point de compte importun à lui rendre de mes actions, qui jusqu’ici, comme vous voyez, n’ont déjà été que trop infidèles, et qui n’en font point espérer sitôt de plus réglées. Suis-je absent, Mme de la Vallée souhaite ardemment mon retour, mais l’attend en paix ; me revoit-elle ? point de questions, la voilà charmée, pourvu que je l’aime, et je l’aimerai.

Qu’on s’imagine donc de ma part toutes les attentions possibles pour elle ; qu’on suppose entre nous le ménage le plus doux et le plus tranquille ; tel sera le nôtre ; et je ne ferai plus mention d’elle que dans les choses où par hasard elle se trouvera mêlée. Hélas ! bientôt ne sera-t-elle plus de rien dans tout ce qui me regarde ; le moment qui doit me l’enlever n’est pas loin, et je ne serai pas longtemps sans revenir à elle pour faire le récit de sa mort et celui de la douleur que j’en eus.

Vous n’aurez pas oublié que M. Bono nous avait dit ce jour-là, à la jeune dame de Versailles et à moi, de l’aller voir, et nous avions eu soin de demander son adresse à son cocher, qui nous avait ramenés de Versailles.

Je restai le lendemain toute la matinée chez moi ; je ne m’y ennuyai pas ; je m’y délectai dans le plaisir de me trouver tout à coup un maître de maison ; j’y savourai ma fortune, j’y goûtai mes aises, je me regardai dans mon appartement ; j’y marchai, je m’y assis, j’y souris à mes meubles, j’y rêvai à ma cuisinière, qu’il ne tenait qu’à moi de faire venir, et que je crois que j’appelai pour la voir ; enfin j’y contemplai ma robe de chambre et mes pantoufles ; et je vous assure que ce ne furent pas là les deux articles qui me touchèrent le moins ; de combien de petits bonheurs l’homme du monde est-il entouré et qu’il ne sent point, parce qu’il est né avec eux ?

Comment donc, des pantoufles et une robe de chambre à Jacob ! Car c’était en me regardant comme Jacob que j’étais si délicieusement étonné de me voir dans cet équipage ; c’était de Jacob que M. de la Vallée empruntait toute sa joie. Ce moment-là n’était si doux qu’à cause du petit paysan.

Je vous dirai, au reste, que, tout enthousiasmé que j’étais de cette agréable métamorphose, elle ne me donna que du plaisir et point de vanité. Je m’en estimai plus heureux, et voilà tout, je n’allai pas plus loin.

Attendez pourtant, il faut conter les choses exactement ; il est vrai que je ne me sentis point plus glorieux, que je n’eus point cette vanité qui fait qu’un homme va se donner des airs ; mais j’en eus une autre, et la voici.

C’est que je songeai en moi-même qu’il ne fallait pas paraître aux autres ni si joyeux, ni si surpris de mon bonheur, qu’il était bon qu’on ne remarquât pas combien j’y étais sensible, et que si je ne me contenais pas, on dirait : Ah ! le pauvre petit garçon, qu’il est aise ! il ne sait à qui le dire.

Et j’aurais été honteux qu’on fît cette réflexion-là ; je ne l’aurais pas même aimée dans ma femme ; je voulais bien qu’elle sût que j’étais charmé, et je le lui répétais cent fois par jour, mais je voulais le lui dire moi-même, et non pas qu’elle y prit garde en son particulier : j’y faisais une grande différence, sans démêler que confusément pourquoi ; et la vérité est qu’en pénétrant par elle-même toute ma joie, elle eût bien vu que c’était ce petit valet, ce petit paysan, ce petit misérable qui se trouvait si heureux d’avoir changé d’état, et il m’aurait été déplaisant qu’elle m’eût envisagé sous ces faces-là : c’était assez qu’elle me crût heureux, sans songer à ma bassesse passée. Cette idée-là n’était bonne que chez moi, qui en faisais intérieurement la source de ma joie ; mais il n’était pas nécessaire que les autres entrassent si avant dans le secret de mes plaisirs, ni sussent de quoi je les composais.

Sur les trois heures après-midi, vêpres sonnèrent ; ma femme y alla pendant que je lisais je ne sais quel livre sérieux que je n’entendais pas trop, que je ne me souciais pas trop d’entendre, et auquel je ne m’amusais que pour imiter la contenance d’un honnête homme chez soi.

Quand ma compagne fut partie, je quittai ma robe de chambre (laissez-moi en parler pendant qu’elle me réjouit, cela ne durera pas ; j’y serai bientôt accoutumé), je m’habillai, et je sortis pour aller voir la jeune dame de Versailles, pour qui j’avais conçu une assez tendre estime, comme vous l’avez pu voir dans ce que je vous ai déjà dit.

Tout M. de la Vallée que j’étais, moi qui n’avais jamais eu d’autre voiture que mes jambes, ou que ma charrette, quand j’avais mené à Paris le vin du seigneur de notre village, je n’avais pas assurément besoin de carrosse pour aller chez cette dame, et je ne songeais pas non plus à en prendre ; mais un fiacre qui m’arrêta sur une place que je traversais me tenta : Avez-vous affaire de moi, mon gentilhomme ? me dit-il.

Ma foi, mon gentilhomme me gagna ; et je lui dis : Approche.

Voici pourtant des airs, me direz-vous ; point du tout, je ne pris ce carrosse que par gaillardise, pour être encore heureux de cette façon-là, pour tâter, chemin faisant, d’une autre petite douceur dont je n’avais déjà goûté qu’une fois, en allant chez Mme Remy.

Il y avait quelques embarras dans la rue de la jeune dame en question, dont je vais vous dire le nom, pour la commodité de mon récit : c’était Mme d’Orville. Mon fiacre fut obligé de me descendre à quelques pas de chez elle.

À peine en étais-je descendu, que j’entendis un grand bruit à vingt pas derrière moi. Je me retournai, et je vis un jeune homme d’une très belle figure, et fort bien mis, à peu près de mon âge, c’est-à-dire de vingt et un à vingt-deux ans, qui, l’épée à la main, se défendait du mieux qu’il pouvait contre trois hommes qui avaient la lâcheté de l’attaquer ensemble.

En pareil cas, le peuple crie, fait du tintamarre, mais ne secourt point : il y avait autour des combattants un cercle de canailles qui s’augmentait à tous moments, et qui les suivait, tantôt s’avançant, tantôt reculant, à mesure que ce brave jeune homme était poussé et reculait plus ou moins.

Le danger où je le vis et l’indignité de leur action m’émut le cœur à un point que, sans hésiter et sans aucune réflexion, me sentant une épée au côté, je la tire, fais le tour de mon fiacre pour gagner le milieu de la rue, et je vole comme un lion au secours du jeune homme en lui criant : Courage, monsieur, courage !

Et il était temps que j’arrivasse ; car il y en avait un des trois qui, pendant que le jeune homme bataillait contre les autres, allait tout à son aise lui plonger de côté son épée dans le corps. Arrête, arrête, à moi ! criai-je à celui-ci en allant à lui ; ce qui l’obligea bien vite à me faire face. Le mouvement qu’il fit le remit du côté de ses camarades, et me donna la liberté de me joindre au jeune homme, qui en reprit de nouvelles forces, et qui, voyant avec quelle ardeur j’y allais, poussa à son tour ces misérables, sur qui j’allongeais à tout instant et à bras raccourci des bottes qu’ils ne paraient qu’en lâchant. Je dis à bras raccourci ; car c’est la manière de combattre d’un homme qui a du cœur et qui n’a jamais manié d’épée ; il n’y fait pas plus de façon, et n’en est peut-être pas moins dangereux ennemi pour n’en savoir pas davantage.

Quoi qu’il en soit, nos trois hommes reculèrent, malgré la supériorité du nombre qu’ils avaient encore ; mais aussi n’étaient-ce pas des braves gens, leur combat en fait foi. Ajoutez à cela que mon action anima le peuple en notre faveur. On ne vit pas plus tôt ces trois hommes lâcher le pied, que l’un avec un grand bâton, l’autre avec un manche à balai, l’autre avec une arme de la même espèce, vint les charger et acheva de les mettre en fuite.

Nous laissâmes la canaille courir après eux avec des huées, et nous restâmes sur le champ de bataille, qui, je ne sais comment, se trouva alors près de la porte de Mme d’Orville ; de sorte que l’inconnu que je venais de défendre entra dans sa maison pour se débarrasser de la foule importune qui nous environnait.

Son habit, et la main dont il tenait son épée, étaient tout ensanglantés. Je priai qu’on fît venir un chirurgien ; il y a de ces messieurs-là dans tous les quartiers, et il nous en vint un presque sur-le-champ.

Une partie de ce peuple nous avait suivis jusque dans la cour de Mme d’Orville, ce qui causa une rumeur dans la maison qui en fit descendre les locataires de tous les étages. Mme d’Orville logeait au premier sur le derrière, et vint savoir, comme les autres, de quoi il s’agissait. Jugez de son étonnement quand elle me vit là, tenant encore mon épée nue à la main, parce qu’on est distrait en pareil cas, et que d’ailleurs je n’avais pas eu même assez d’espace pour la remettre dans le fourreau, tant nous étions pressés par la populace.

Oh ! c’est ici où je me sentis un peu glorieux, un peu superbe, et où mon cœur s’enfla du courage que je venais de montrer et de la noble posture où je me trouvais. Tout distrait que je devais être par ce qui se passait encore, je ne laissai pas que d’avoir quelques moments de recueillement où je me considérai avec cette épée à la main, et avec mon chapeau enfoncé en mauvais garçon ; car je devinais l’air que j’avais, et cela se sent ; on se voit dans son amour-propre, pour ainsi dire ; et je vous avoue qu’en l’état où je me supposais, je m’estimais digne de quelques égards, que je me regardais moi-même moins familièrement et avec plus de distinction qu’à l’ordinaire ; je n’étais plus ce petit polisson surpris de son bonheur, et qui trouvait tant de disproportion entre son aventure et lui. Ma foi ! j’étais un homme de mérite, à qui la fortune commençait à rendre justice.

Revenons à la cour de cette maison où nous étions, mon jeune inconnu, moi, le chirurgien et tout ce monde. Mme d’Orville m’y aperçut tout d’un coup.

Eh ! monsieur, c’est vous ! s’écria-t-elle effrayée de dessus son escalier où elle s’arrêta. Eh ! que vous est-il donc arrivé ? Êtes-vous blessé ? Je n’ai, répondis-je en la saluant d’un air de héros tranquille, qu’une très petite égratignure, madame, et ce n’est pas à moi à qui on en voulait ; c’est à monsieur qui est blessé, ajoutai-je en lui montrant le jeune inconnu à qui le chirurgien parlait alors, et qui, je pense, n’avait ni entendu ce qu’elle m’avait dit, ni encore pris garde à elle.

Ce chirurgien connaissait Mme d’Orville, il avait saigné son mari la veille, comme nous l’apprîmes après ; et voyant que ce jeune homme pâlissait, sans doute à cause de la quantité de sang qu’il avait perdue et qu’il perdait encore :

Madame, dit-il à Mme d’Orville, je crains que monsieur ne se trouve mal ; il n’y a pas moyen de le visiter ici ; voudriez-vous pour quelques moments nous prêter chez vous une chambre où je puisse examiner ses blessures ?

À ce discours, le jeune homme jeta les yeux sur la personne à qui on s’adressait, et me parut étonné de voir une si aimable femme, qui, malgré la simplicité de sa parure, et mise en femme qui vient de quitter son ménage, avait pourtant l’air noble et digne de respect.

Ce que vous me demandez n’est point une grâce, et ne saurait se refuser, répondit Mme d’Orville au chirurgien, pendant que l’autre ôtait son chapeau et la saluait d’une façon qui marquait beaucoup de considération. Venez, messieurs, ajouta-t-elle, puisqu’il n’y a point de temps à perdre.

Je ne suis fâché de cet accident-ci, dit alors le jeune homme, que parce que je vais vous embarrasser, madame. Et là-dessus il s’avança, et monta l’escalier en s’appuyant sur moi, à qui il avait déjà dit par intervalles mille choses obligeantes, et qu’il n’appelait que son cher ami. Vous sentez-vous faible ? lui dis-je. Pas beaucoup, reprit-il, je ne me crois blessé qu’au bras et un peu à la main ; ce ne sera rien, je n’aurai perdu qu’un peu de sang, et j’y aurai gagné un ami qui m’a sauvé la vie.

Oh ! pardi, lui dis-je, il n’y a pas à me remercier de ce que j’ai fait, car j’y ai eu trop de plaisir, et je vous ai aimé tout d’un coup, seulement en vous regardant. J’espère que vous m’aimerez toujours, reprit-il, et nous entrions dans l’appartement de Mme d’Orville, qui nous avait précédés pour ouvrir un cabinet assez propre, où elle nous fit entrer avec le chirurgien, et où il y avait un petit lit qui était celui de la mère de cette dame.

À peine y fûmes-nous, que son mari, M. d’Orville m’envoya une petite servante d’assez bonne façon, qui me fit des compliments de sa part, et me dit que sa femme venait de lui apprendre que j’étais la personne à qui il avait tant d’obligation, qu’il ne pouvait se lever à cause qu’il était malade, mais qu’il espérait que je voudrais bien lui faire l’honneur de le voir avant que je m’en allasse.

Pendant que cette servante me parlait, Mme d’Orville tirait d’une armoire tout le linge dont on pouvait avoir besoin pour le blessé.

Dites à M. d’Orville, répondis-je, que c’est moi qui aurai l’honneur de le saluer ; que je vais dans un instant passer dans sa chambre, et que j’attends seulement qu’on ait visité les blessures de monsieur, ajoutai-je en montrant le jeune homme à qui on avait déjà ôté son habit, et qui était assis dans un grand fauteuil.

Mme d’Orville sortit alors du cabinet ; le chirurgien fit sa charge, visita le jeune homme, et ne lui trouva qu’une blessure au bras, qui n’était point dangereuse, mais de laquelle il perdait beaucoup de sang. On y remédia ; et comme Mme d’Orville avait pourvu à tout, le blessé changea de linge ; et pendant que le chirurgien lui aidait à se rhabiller, j’allai voir cette dame et son mari, à qui, tout malade et tout couché qu’il était, je trouvai l’air d’un honnête homme, je veux dire d’un homme qui a de la naissance : on voyait bien à ses façons, à ses discours, qu’il aurait dû être mieux logé qu’il n’était, et que l’obscurité où il vivait venait de quelque infortune. Il faut qu’il soit arrivé quelque chose à cet homme-là, disait-on en le voyant ; il n’est pas à sa place.

Et en effet, ces choses-là se sentent ; il en est de ce que je dis là-dessus comme d’un homme d’une certaine condition à qui vous donneriez un habit de paysan ; en faites-vous un paysan pour cela ? Non, vous voyez qu’il n’en porte que l’habit ; sa figure en est vêtue, et point habillée, pour ainsi dire ; il y a des attitudes, et des mouvements, et des gestes dans cette figure, qui font qu’elle est étrangère au vêtement qui la couvre.

Il en était donc à peu près de même de M. d’Orville ; quoiqu’il eût un logement et des meubles, on trouvait qu’il n’était ni logé ni meublé. Voilà tout ce que je dirai de lui à cet égard. C’en est assez sur un homme que je n’ai guère vu, et dont la femme sera bientôt veuve.

Il n’y a point de remercîments qu’il ne me fît sur mon aventure de Versailles avec Mme d’Orville, point d’éloges qu’il ne donnât à mon caractère ; mais j’abrège. Je ne vis point la mère ; apparemment elle était sortie. Nous parlâmes de M. Bono, qui nous avait recommandé de l’aller voir, et il fut décidé que nous nous y rendrions le lendemain, et que, pour n’y aller ni plus tôt ni plus tard l’un que l’autre, je viendrais prendre Mme d’Orville sur les deux heures et demie.

Nous en étions là, quand le blessé entra dans la chambre avec le chirurgien. Autres remercîments de sa part sur tous les secours qu’il avait reçus dans la maison ; force regards sur Mme d’Orville, mais modestes, respectueux, enfin ménagés avec beaucoup de discrétion ; le tout soutenu de je ne sais quelle politesse tendre dans ses discours, mais d’une tendresse presque imperceptible et hors de la portée d’un mari, qui, quoiqu’il aime sa femme, l’aime en homme tranquille, et qui a fait sa fortune auprès d’elle, ce qui lui ôte en pareil cas une certaine finesse de sentiment, et lui épaissit extrêmement l’intelligence.

Quant à moi, je remarquai sur-le-champ cette petite teinte de tendresse dont je parle, parce que, sans le savoir encore, j’étais très disposé à aimer Mme d’Orville, et je suis sûr que cette dame le remarqua aussi : j’en eus du moins pour garant sa façon d’écouter le jeune homme, un certain baissement d’yeux, et ses reparties modiques et rares.

Et puis, Mme d’Orville était si aimable ! En faut-il davantage pour mettre une femme au fait, quelque raisonnable qu’elle soit ? Est-ce que cela ne lui donne pas alors le sens de tout ce qu’on lui dit ? Y a-t-il rien dans ce goût-là qui puisse lui échapper, et ne s’attend-elle pas toujours à pareille chose ?

Mais, monsieur, pourquoi ces trois hommes vous ont-ils attaqué ? lui dit le mari, qui le plus souvent répondait pour sa femme, et qui, de la meilleure foi du monde, disputait de compliments avec le blessé, parce qu’il ne voyait dans les siens que les expressions d’une simple et pure reconnaissance. Les connaissez-vous, ces trois hommes ? ajouta-t-il.

Non, monsieur, reprit le jeune homme, qui, comme vous le verrez dans la suite, nous cacha alors le vrai sujet de son combat ; je n’ai fait que les rencontrer ; ils venaient à moi dans cette rue-ci ; j’étais distrait ; je les ai fort regardés en passant sans songer à eux ; cela leur a déplu ; un d’entre eux m’a dit quelque chose d’impertinent ; je lui ai répondu ; ils ont répliqué tous trois. Là-dessus je n’ai pu m’empêcher de leur donner quelques marques de mépris ; un d’eux m’a dit une injure, je n’y ai reparti qu’en l’attaquant, ils se sont joints à lui, je les ai eus tous trois sur les bras, et j’aurais succombé sans doute, si monsieur (il parlait de moi) n’était généreusement venu me défendre.

Je lui dis qu’il n’y avait pas là une grande générosité ; que tout honnête homme à ma place aurait fait de même. Ensuite : N’auriez-vous pas besoin de vous reposer plus longtemps, lui dit M. d’Orville, ne sortez-vous pas trop tôt ? N’êtes-vous pas affaibli ? Nullement, monsieur, il n’y a point de danger, dit à son tour le chirurgien ; monsieur est en état de se retirer chez lui, il ne lui faut qu’une voiture ; on en trouvera sur la place voisine.

Aussitôt la petite servante part pour en amener une ; la voiture arrive ; le blessé me prie de ne le pas quitter ; j’aurais mieux aimé rester pour avoir le plaisir d’être avec Mme d’Orville ; mais il n’y avait pas moyen de le refuser, après le service que je venais de lui rendre.

Je le suivis donc ; une petite toux, qui prit au mari, abrégea toutes les politesses avec lesquelles on se serait encore reconduit de part et d’autre ; nous voilà descendus ; le chirurgien, qui nous reconduisit jusque dans la cour, me parut très révérencieux, apparemment qu’il était bien payé ; nous le quittons, et nous montons dans notre fiacre.

Je n’attendais rien de cette aventure-ci, et ne pensais pas qu’elle dût me rapporter autre chose que l’honneur d’avoir fait une belle action. Ce fut là pourtant l’origine de ma fortune, et je ne pouvais guère commencer ma course avec plus de bonheur.

Savez-vous qui était l’homme à qui probablement j’avais sauvé la vie ? Rien qu’un des neveux de celui qui pour lors gouvernait la France, du premier ministre, en un mot ; vous sentez bien que cela devient sérieux, surtout quand on a affaire à un des plus honnêtes hommes du monde, à un neveu qui aurait mérité d’être fils de roi. Je n’ai jamais vu d’âme si noble.

Par quel hasard, me direz-vous, s’était-il trouvé exposé au péril dont vous le tirâtes ? Vous l’allez voir.

Où allons-nous ? lui dit le cocher. À tel endroit, répondit-il ; et ce ne fut point le nom d’une rue qu’il lui donna, mais seulement le nom d’une dame : Chez madame la marquise une telle ; et le cocher n’en demanda pas davantage, ce qui marquait que ce devait être une maison fort connue, et me faisait en même temps soupçonner que mon camarade était un homme de conséquence. Aussi en avait-il la mine, et je soupçonnais juste.

Ah ça ! mon cher ami, me dit-il dans le trajet ; je vais vous dire la vérité de mon histoire, à vous.

Dans le quartier d’où nous sortons, il y a une femme que je rencontrai il y a quelques jours à l’Opéra. Je la remarquai d’une loge où j’étais avec des hommes ; elle me parut extrêmement jolie, aussi l’est-elle ; je demandai qui elle était, on ne la connaissait pas. Sur la fin de l’Opéra, je sortis de ma loge pour aller la voir sortir de la sienne, et la regarder tout à mon aise. Je me trouvai donc sur son passage, elle ne perdait rien à être vue de près ; elle était avec une autre femme assez bien faite ; elle s’aperçut de l’attention avec laquelle je la regardais ; et de la façon dont elle y prit garde, il me sembla qu’elle me disait : En demeurerez-vous là ? Enfin, je vis je ne sais quoi dans ses yeux qui m’encourageait, qui m’assurait qu’elle ne serait pas d’un difficile abord.

Il y a de certains airs dans une femme qui vous annoncent ce que vous pourriez devenir avec elle ; vous y démêlez, quand elle vous regarde, s’il n’y a que de la coquetterie dans son fait, ou si elle aurait envie de lier connaissance. Quand ce n’est que le premier, elle ne veut que vous paraître aimable, et voilà tout, ses mines ne passent pas cela ; quand c’est le second, ces mines en disent davantage, elles vous appellent, et je crus voir ici que c’était le second.

Mais on a peur de se tromper, et je la suivis jusqu’à l’escalier sans rien oser que d’avoir toujours les yeux sur elle, et la coudoyer même en marchant.

Elle me tira d’intrigue, et remédia à ma retenue discrète par une petite finesse qu’elle imagina, et qui fut de laisser tomber son éventail.

Je sentis son intention, et profitai du moyen qu’elle m’offrait de placer une politesse, et de lui dire un mot ou deux en lui rendant l’éventail que je ramassai bien vite.

Ce fut pourtant elle qui, de peur de manquer son coup, parla la première : Monsieur, je vous suis obligée, me dit-elle d’un air gracieux en le recevant. Je suis trop heureux, madame, d’avoir pu vous rendre ce petit service, lui répondis-je le plus galamment qu’il me fut possible ; et comme en cet instant elle semblait chercher à mettre sûrement le pied sur la première marche de l’escalier, je tirai encore parti de cela, et lui dis : Il y a bien du monde, on nous pousse, que j’aie l’honneur de vous donner la main pour plus de sûreté, madame.

Je le veux bien, dit-elle d’un air aisé, car je marche mal ; et je la menai ainsi, toujours l’entretenant du plaisir que j’avais eu à la voir, et de ce que j’avais fait pour la voir de plus près.

N’est-ce pas vous aussi, monsieur, que j’ai vu dans une telle loge ? me dit-elle comme pour m’insinuer à son tour qu’elle m’avait démêlé.

Et de discours en discours, nous arrivâmes jusqu’en bas, où un grand laquais (qui n’avait pas trop l’air d’être à elle, à la manière prévenante dont il se présenta, ce qui est une liberté que ces messieurs-là ne prennent pas avec leur maîtresse) vint à elle, et lui dit qu’on aurait de la peine à faire approcher le carrosse ; mais qu’il n’était qu’à dix pas. Eh bien ! allons jusque-là, sauvons-nous, dit-elle à sa compagne, n’est-ce pas ? Comme il vous plaira, reprit l’autre ; et je les y menai en rasant la muraille.

Le mien, je dis mon carrosse, n’était qu’à moitié chemin, notre court entretien m’avait enhardi, et je leur proposai sans façon d’y entrer, et de les ramener tout de suite chez elles pour avoir plus tôt fait ; mais elles ne voulurent pas.

J’observai seulement que celle que je tenais jetait un coup d’œil sur l’équipage, et l’examinait ; et nous arrivâmes au leur qui, par parenthèse, n’appartenait à aucune d’elles, et n’était qu’un carrosse de remise qu’on leur avait prêté.

J’ai oublié de vous dire qu’en la menant jusqu’à ce carrosse je l’avais priée de vouloir bien que je la revisse chez elle. Ce qu’elle m’avait accordé sans façon, et en femme du monde qui rend, sans conséquence, politesse pour politesse. Volontiers, monsieur, vous me ferez honneur, m’avait-elle répondu : À quoi elle avait ajouté tout ce qu’il fallait pour la trouver ; de sorte qu’en la quittant je la menaçai d’une visite très prompte.

Et en effet, j’y allai le lendemain ; elle me parut assez bien logée, je vis des domestiques ; il y avait du monde et d’honnêtes gens, autant que j’en pus juger ; on y joua ; j’y fus reçu avec distinction ; nous eûmes ensemble quelques instants de conversation particulière ; je lui parlai d’amour ; elle ne me désespéra pas, et elle m’en plut davantage. Nous nous entretenions encore à l’écart, quand un de ceux qui viennent de m’attaquer entra. C’est un homme entre deux âges, qui fait de la dépense, et que je crois de province ; il me parut inquiet de notre tête-à-tête ; il me sembla aussi qu’elle avait égard à son inquiétude, et qu’elle se hâta de rejoindre sa compagne.

Quelques moments après, je me retirai, et le lendemain je retournai chez elle de meilleure heure que la veille. Elle était seule, je lui en contai sur nouveaux frais.

D’abord elle badina de mon amour d’un ton qui signifiait pourtant : Je voudrais qu’il fût vrai. J’insistai pour la persuader. Mais cela est-il sérieux ? Vous m’embarrassez ; on pourrait vous écouter de reste, ce n’est pas là la difficulté, me dit-elle, mais ma situation ne me le permet guère ; je suis veuve, je plaide, il me restera peu de bien peut-être. Vous avez vu ici un assez grand homme d’une figure bien au-dessous de la vôtre, et qui n’est qu’un simple bourgeois, mais qui est riche, et dont je puis faire un mari quand il me plaira, il m’en presse beaucoup ; et j’ai tant de peine à m’y résoudre que je n’ai rien décidé jusqu’ici, et depuis un jour ou deux, ajouta-t-elle en souriant, je déciderais encore moins, si je m’en croyais. Il y a des gens qu’on aimerait plus volontiers qu’on en épouserait d’autres ; mais j’ai trop peu de fortune pour suivre mes goûts ; je ne saurais même demeurer encore longtemps à Paris, comme il me conviendrait d’y être, et si je n’épouse pas, il faut que je m’en retourne à une terre que je hais, et dont le séjour est si triste qu’il me fait peur ; ainsi comment voulez-vous que je fasse ? Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela, au reste ; il faut que je sois folle ; et je ne veux plus vous voir.

À ce discours, je sentis à merveilles que j’étais avec une de ces beautés malaisées dont le meilleur revenu consiste en un joli visage ; je compris l’espèce de liaison qu’elle avait avec cet homme qu’elle qualifiait d’un mari futur ; je sentis bien aussi qu’elle me disait : Si je le renvoie, le remplacerez-vous, ou bien ne me demandez-vous qu’une infidélité passagère ?

Petite façon de traiter l’amour qui me rebuta un peu ; je ne m’étais imaginé qu’une femme galante, et non pas intéressée ; de sorte que, pendant qu’elle parlait, je n’étais pas d’accord avec moi-même sur ce que je devais lui répondre.

Mais je n’eus pas le temps de me déterminer, parce que ce bourgeois en question arriva et nous surprit ; il fronça le sourcil, mais insolemment, en homme qui peut mettre ordre à ce qu’il voit ; il est vrai que je tenais la main de cette femme quand il entra.

Elle eut beau le prendre d’un air riant avec lui, et lui dire même : Je vous attendais ; il n’en reprit pas plus de sérénité, et sa physionomie resta toujours sombre et brutale. Heureusement, vous ne vous ennuyez pas ; ce fut là tout ce qu’elle en put tirer.

Pour moi, je ne daignai pas jeter les yeux sur lui, et ne cessai point d’entretenir cette femme de mille cajoleries, pour le punir de son impertinent procédé. Après quoi je sortis.

Le jeune homme en était là de son récit, quand le cocher arrêta à quelques pas de la maison où il nous menait, et dont il ne pouvait approcher à cause de deux ou trois carrosses qui l’en empêchaient. Nous sortîmes du fiacre ; je vis le jeune homme parler à un grand laquais, qui ensuite ouvrit la portière d’un de ces carrosses. Montez, mon cher ami, me dit aussitôt mon camarade. Où ? lui dis-je. Dans ce carrosse, me répondit-il ; c’est le mien, que je n’ai pu prendre en allant chez la femme en question.

Et remarquez qu’il n’y avait rien de plus leste que cet équipage.

Oh ! oh ! dis-je en moi-même, ceci va encore plus loin que je ne croyais ; voici du grand ; est-ce que mon ami serait un seigneur ? Il faut prendre garde à vous, monsieur de la Vallée, et tâcher de parler bon français ; vous êtes vêtu en enfant de famille, soutenez l’honneur du justaucorps, et que votre entretien réponde à votre figure, qui est passable.

Je vous rends à peu près ce que je pensai rapidement alors ; et puis je montai en carrosse, incertain si je devais y monter le premier, et n’osant en même temps faire des compliments là-dessus. Le savoir-vivre veut-il que j’aille en avant, ou bien veut-il que je recule ? me disais-je en l’air, c’est-à-dire en montant. Car le cas était nouveau pour moi, et ma légère expérience ne m’apprenait rien sur cet article ; sinon qu’on se fait des cérémonies lorsqu’on est deux à une porte, et je penchais à croire que ce pouvait être ici de même.

À bon compte je montais toujours, et j’étais déjà placé, que je songeais encore au parti qu’il fallait prendre. Me voilà donc côte à côte de mon ami de qualité, et de pair à compagnon avec un homme à qui par hasard j’aurais fort bien pu cinq mois auparavant tenir la portière ouverte de ce carrosse que j’occupais avec lui. Je ne fis pourtant pas alors cette réflexion ; je la fais seulement à présent que j’écris ; elle se présenta bien un peu, mais je refusai tout net d’y faire attention ; j’avais besoin d’avoir de la confiance, et elle me l’aurait ôtée.

Avez-vous à faire ? me dit le comte d’Orsan (c’était le nom du maître de l’équipage) ; je me porte fort bien, et ne veux pas m’en retourner sitôt chez moi ; il est encore de bonne heure, allons à la Comédie, j’y serai aussi à mon aise que dans ma chambre.

Jusque-là je m’étais assez possédé, je ne m’étais pas tout à fait perdu de vue ; mais ceci fut plus fort que moi, et la proposition d’être mené ainsi gaillardement à la Comédie me tourna entièrement la tête ; la hauteur de mon état m’éblouit ; je me sentis étourdi d’une vapeur de joie, de gloire, de fortune, de mondanité, si on veut bien me permettre de parler ainsi (car je n’ignore pas qu’il y a des lecteurs fâcheux, quoique estimables, avec qui il vaut mieux laisser là ce qu’on sent que de le dire, quand on ne peut l’exprimer que d’une manière qui paraîtrait singulière ; ce qui arrive quelquefois pourtant, surtout dans les choses où il est question de rendre ce qui se passe dans l’âme ; cette âme qui se tourne en bien plus de façons que nous n’avons de moyens pour les dire, et à qui du moins on devrait laisser, dans son besoin, la liberté de se servir des expressions du mieux qu’elle pourrait, pourvu qu’on entendît clairement ce qu’elle voudrait dire, et qu’elle ne pût employer d’autres termes sans diminuer ou altérer sa pensée). Ce sont les disputes fréquentes qu’on fait là-dessus, qui sont cause de ma parenthèse ; je ne m’y serais pas engagé si j’avais cru la faire si longue, revenons.

Comme il vous plaira, lui répondis-je ; et le carrosse partit.

Je ne vous ai pas achevé le récit de mon aventure, me dit-il, en voici le reste. J’ai dîné aujourd’hui chez Mme la marquise de... ; sous prétexte d’affaires, j’en suis sorti sur les trois heures pour aller chez cette femme.

Mon carrosse n’était point encore revenu ; je n’ai vu aucun de mes gens en bas ; il y a des carrosses près de là, j’ai dit qu’on allât m’en chercher un, dans lequel je me suis mis, et qui m’a conduit à sa porte.

À peine allais-je monter l’escalier, que j’ai vu paraître cet homme de si brutale humeur qui en descendait avec deux autres, et qui, son chapeau sur la tête, quoique je saluasse par habitude, m’a rudement poussé en passant.

Vous êtes bien grossier ! lui ai-je dit en levant les épaules avec dédain. À qui parlez-vous ? a repris un des deux autres qui n’avaient pas salué non plus. À tous, ai-je répondu.

À ce discours, il a porté la main sur la garde de son épée. J’ai cru devoir tirer la mienne, en sautant en arrière, parce que deux de ces gens-là étaient au-dessus de moi, et avaient encore deux marches à descendre ; il n’y avait que l’autre qui était passé. Aussitôt j’ai vu trois épées tirées contre moi ; les lâches m’ont poursuivi jusque dans la rue ; et nous nous battions encore quand vous êtes venu à mon secours, et venu au moment où l’un de mes assassins m’allait porter un coup mortel.

Oui, lui dis-je, j’en ai eu grande peur, et c’est pourquoi j’ai tant crié après lui pour empêcher son dessein, mais n’en parlons plus ; ce sont des canailles, et la femme aussi.

Vous jugez bien du cas que je fais d’elle, me répondit-il, mais parlons de vous. Après ce que vous avez fait pour moi, il n’y a point d’intérêt que je ne doive prendre à ce qui vous regarde. Il faut que je sache à qui j’ai tant d’obligation, et que de votre côté vous me connaissiez aussi.

On m’appelle le comte d’Orsan ; je n’ai plus que ma mère ; je suis fort riche ; les personnes à qui j’appartiens ont quelque crédit ; j’ose vous dire qu’il n’y a rien où je ne puisse vous servir ; et je serai trop heureux que vous m’en fournissiez l’occasion ; réglez-vous là-dessus, et dites-moi votre nom et votre fortune.

D’abord je le remerciai, cela va sans dire ; mais brièvement, parce qu’il le voulut ainsi, et que je craignais d’ailleurs de m’engager dans quelque tournure de compliment qui ne fût pas d’un goût convenable. Quand on manque d’éducation, il n’y paraît jamais tant que lorsqu’on veut en montrer.

Je remerciai donc dans les termes les plus simples ; ensuite : Mon nom est la Vallée, lui dis-je ; vous êtes un homme de qualité, et moi je ne suis pas un grand monsieur ; mon père demeure à la campagne où est tout son bien, et d’où je ne fais presque que d’arriver dans l’intention de me pousser et de devenir quelque chose, comme font tous les jeunes gens de province et de ma sorte (et dans ce que je disais là, on voit que je n’étais que discret et point menteur).

Mais, ajoutai-je d’un ton plein de franchise, quand je ne ferais de ma vie rien à Paris, et que mon voyage ne me vaudrait que le plaisir d’avoir été bon à un si honnête homme que vous, par ma foi, monsieur, je ne me plaindrais pas, je m’en retournerais content. Il me tendit la main à ce discours, et me dit : Mon cher la Vallée, votre fortune n’est plus votre affaire, c’est la mienne, c’est l’affaire de votre ami ; car je suis le vôtre, et je veux que vous soyez le mien.

Le carrosse s’arrêta alors, nous étions arrivés à la Comédie, et je n’eus le temps de répondre que par un souris à de si affectueuses paroles.

Suivez-moi, me dit-il après avoir donné à un laquais de quoi prendre des billets ; et nous entrâmes ; et me voilà donc à la Comédie, d’abord au chauffoir, ne vous déplaise, où le comte d’Orsan trouva quelques amis qu’il salua.

Ici se dissipèrent toutes ces enflures de cœur dont je vous ai parlé, toutes ces fumées de vanité qui m’avaient monté à la tête.

Les airs et les façons de ce pays-là me confondirent et m’épouvantèrent. Hélas ! mon maintien annonçait un si petit compagnon, je me voyais si gauche, si dérouté au milieu de ce monde qui avait quelque chose de si aisé et de si leste ! Que vas-tu faire de toi ? me disais-je.

Aussi, de ma contenance, je n’en parlerai pas, attendu que je n’en avais point, à moins qu’on ne dise que n’en point avoir est en avoir une. Il ne tint pourtant pas à moi de m’en donner une autre ; mais je crois que je n’en pus jamais venir à bout, non plus que d’avoir un visage qui ne parût ni déplacé ni honteux ; car, pour étonné, je me serais consolé que le mien n’eût paru que cela, ce n’aurait été que signe que je n’avais jamais été à la Comédie, et il n’y aurait pas eu grand mal ; mais c’était une confusion secrète de me trouver là, un certain sentiment de mon indignité qui m’empêchait d’y être hardiment, et que j’aurais bien voulu qu’on ne vît pas dans ma physionomie, et qu’on n’en voyait que mieux, parce que je m’efforçais de le cacher.

Mes yeux m’embarrassaient, je ne savais sur qui les arrêter ; je n’osais prendre la liberté de regarder les autres, de peur qu’on ne démêlât dans mon peu d’assurance que ce n’était pas à moi à avoir l’honneur d’être avec de si honnêtes gens, et que j’étais une figure de contrebande ; car je ne sache rien qui signifie mieux ce que je veux dire que cette expression qui n’est pas trop noble.

Il est vrai aussi que je n’avais pas passé par assez de degrés d’instruction et d’accroissements de fortune pour pouvoir me tenir au milieu de ce monde avec la hardiesse requise. J’y avais sauté trop vite ; je venais d’être fait monsieur, encore n’avais-je pas la subalterne éducation des messieurs de ma sorte, et je tremblais qu’on ne connût à ma mine que ce monsieur-là avait été Jacob. Il y en a qui, à ma place, auraient eu le front de soutenir cela, c’est-à-dire qui auraient payé d’effronterie ; mais qu’est-ce qu’on y gagne ? Rien. Ne voit-on pas bien alors qu’un homme n’est effronté que parce qu’il devrait être honteux ?

Vous êtes un peu changé, dit quelqu’un de ces messieurs au comte d’Orsan. Je le crois bien, dit-il ; et je pouvais être pis. Là-dessus il conta son histoire, et par conséquent la mienne, de la manière du monde la plus honorable pour moi. De sorte, dit-il en finissant, que c’est à monsieur à qui je dois l’honneur de vous voir encore.

Autre fatigue pour La Vallée, sur qui ce discours attirait l’attention de ces messieurs ; ils parcouraient donc mon hétéroclite figure ; et je pense qu’il n’y avait rien de si sot que moi, ni de si plaisant à voir. Plus le comte d’Orsan me louait, plus il m’embarrassait.

Il fallait pourtant répondre, avec mon petit habit de soie et ma petite propreté bourgeoise, dont je ne faisais plus d’estime depuis que je voyais tant d’habits magnifiques autour de moi. Mais que répondre ? Oh ! point du tout, monsieur, vous vous moquez ; et puis : C’est une bagatelle, il n’y a pas de quoi ; cela se devait ; je suis votre serviteur.

Voilà de mes réponses, que j’accompagnais civilement de courbettes de corps courtes et fréquentes, auxquelles apparemment ces messieurs prirent goût, car il n’y en eut pas un qui ne me fît des compliments pour avoir la sienne.

Un d’entre eux que je vis se retourner pour rire me mit au fait de la plaisanterie, et acheva de m’anéantir ; il n’y eut plus de courbettes ; ma figure alla comme elle put, et mes réponses de même. Le comte d’Orsan, qui était un galant homme, d’un caractère d’esprit franc et droit, continuait de parler sans s’apercevoir de ce qui se passait sur mon compte. Allons prendre place, me dit-il. Et je le suivis. Il me mena sur le théâtre, où la quantité de monde me mit à couvert de pareils affronts, et où je me plaçai avec lui comme un homme qui se sauve.

C’était une tragédie qu’on jouait, Mithridate, s’il m’en souvient. Ah ! la grande actrice que celle qui jouait Monime ! J’en ferai le portrait dans ma sixième partie, de même que je ferai celui des acteurs et des actrices qui ont brillé de mon temps.

Fin de la cinquième partie