Le Pays des fourrures/Partie 2/Chapitre 8

Hetzel (p. 271-283).

CHAPITRE VIII.

une excursion de mrs. paulina barnett.


Pendant toute la matinée, Jasper Hobson et le sergent Long errèrent sur cette partie du littoral. Le temps s’était considérablement modifié. La pluie avait presque entièrement cessé, mais le vent, avec une brusquerie extraordinaire, venait de sauter au sud-est, sans que sa violence eût diminué. Circonstance extrêmement fâcheuse. Ce fut un surcroît d’inquiétude pour le lieutenant Hobson, qui dut renoncer, dès lors, à tout espoir d’atteindre la terre ferme.

En effet, ce coup de vent de sud-est ne pouvait plus qu’éloigner l’île errante du continent américain, et la rejeter dans les courants si dangereux qui portaient au nord de l’océan Arctique.

Mais pouvait-on affirmer que l’île se fût jamais rapprochée de la côte pendant cette nuit terrible ? N’était-ce qu’un pressentiment du lieutenant Hobson, et qui ne s’était pas réalisé ? L’atmosphère était assez nette alors, la portée du regard pouvait s’étendre sur un rayon de plusieurs milles, et, cependant, il n’y avait pas même l’apparence d’une terre. Ne devait-on pas en revenir à l’hypothèse du sergent, et supposer qu’un bâtiment avait passé la nuit en vue de l’île, qu’un feu de bord avait apparu un instant, qu’un cri avait été jeté par quelque marin en détresse ? Et ce bâtiment, ne devait-il pas avoir sombré dans la tourmente ?

En tout cas, quelle que fût la cause, on ne voyait pas une épave en mer, pas un débris sur le rivage. L’Océan, contrarié maintenant par ce vent de terre, se soulevait en lames énormes auxquelles un navire eût difficilement résisté !

« Eh bien, mon lieutenant, dit le sergent Long, il faut bien en prendre son parti !

— Il le faut, sergent, répondit Jasper Hobson, en passant la main sur son front, il faut rester sur notre île, il faut attendre l’hiver ! Lui seul peut nous sauver ! »

Il était midi alors. Jasper Hobson, voulant arriver avant le soir au fort Espérance, reprit aussitôt le chemin du cap Bathurst. Son compagnon et lui furent encore aidés au retour par le vent qui les prenait encore de dos. Ils étaient très inquiets, et se demandaient, non sans raison, si l’île n’avait pas achevé de se séparer en deux parties pendant cette lutte des éléments. L’entaille observée la veille ne s’était-elle pas prolongée sur toute sa largeur ? N’étaient-ils pas maintenant séparés de leurs amis ? Tout cela, ils pouvaient le craindre.

On doit nous voir aussi.

Ils arrivèrent bientôt à la futaie, qu’ils avaient traversée la veille. Des arbres, en grand nombre, gisaient sur le sol, les uns brisés par le tronc, les autres déracinés, arrachés de cette terre végétale dont la mince couche ne leur donnait pas un point d’appui suffisant. Les feuilles envolées ne laissaient plus apercevoir que de grimaçantes silhouettes, qui cliquetaient bruyamment au vent du sud-est.


Deux milles après avoir dépassé ce taillis dévasté, le lieutenant Hobson et le sergent Long arrivèrent au bord de l’entaille dont ils n’avaient pu reconnaître les dimensions dans l’obscurité. Ils l’examinèrent avec soin. C’était une fracture large de cinquante pieds environ, coupant le littoral à mi-chemin à peu près du cap Michel et de l’ancien port Barnett, et formant une sorte d’estuaire qui s’étendait à plus d’un mille et demi dans l’intérieur. Qu’une nouvelle tempête provoquât l’agitation de la mer, et l’entaille s’ouvrirait de plus en plus.

Le lieutenant Hobson, s’étant rapproché du littoral, vit, en ce moment, un énorme glaçon qui se détachait de l’île et s’en allait à la dérive.

« Oui ! murmura le sergent Long, c’est là le danger ! »

Tous deux revinrent alors d’un pas rapide dans l’ouest, afin de tourner l’énorme entaille, et, à partir de ce point, ils se dirigèrent directement vers le fort Espérance.

Tiens… vois, Madge,…

Ils n’observèrent aucun autre changement sur leur route. À quatre heures, ils franchissaient la poterne de l’enceinte et trouvaient tous leurs compagnons vaquant à leurs occupations habituelles.

Jasper Hobson dit à ses hommes qu’il avait voulu une dernière fois, avant l’hiver, chercher quelque trace du convoi promis par la capitaine Craventy, mais que ses recherches avaient été vaines.

« Allons, mon lieutenant, dit Marbre, je crois qu’il faut renoncer définitivement, pour cette année du moins, à voir nos camarades du fort Reliance ?

— Je le crois aussi, Marbre », répondit simplement Jasper Hobson, et il rentra dans la salle commune.

Mrs. Paulina Barnett et Madge furent mises au courant des deux faits qui avaient marqué l’exploration du lieutenant : l’apparition du feu, l’audition du cri. Jasper Hobson affirma que ni son sergent ni lui n’avaient pu être le jouet d’une illusion. Le feu avait été réellement vu, le cri réellement entendu. Puis, après mûres réflexions, tous furent d’accord sur ce point : qu’un navire en détresse avait passé pendant la nuit en vue de l’île, mais que l’île ne s’était point approchée du continent américain.

Cependant, avec le vent du sud-est, le ciel se nettoyait rapidement et l’atmosphère se dégageait des vapeurs qui l’obscurcissaient. Jasper Hobson put espérer, non sans raison, que le lendemain il serait à même de faire son point.

En effet, la nuit fut plus froide, et une neige fine tomba, qui couvrit tout le territoire de l’île. Le matin, en se levant, Jasper Hobson put saluer ce premier symptôme de l’hiver.

On était au 2 septembre. Le ciel se dégagea peu à peu des vapeurs qui l’embrumaient. Le soleil parut. Le lieutenant l’attendait. À midi, il fit une bonne observation de latitude, et, vers deux heures, un calcul d’angle horaire qui lui donna sa longitude.

Le résultat de ses observations fut :

Latitude : 70°57’ ;

Longitude : 170°30’.

Ainsi donc, malgré la violence de l’ouragan, l’île errante s’était à peu près maintenue sur le même parallèle. Seulement, le courant l’avait encore reportée dans l’ouest. En ce moment, elle se trouvait par le travers du détroit de Behring, mais à quatre cents milles, au moins, dans le nord du cap Oriental et du cap du Prince-de-Galles, qui marquent la partie la plus resserrée du détroit.

Cette nouvelle situation était plus grave. L’île se rapprochait chaque jour de ce dangereux courant du Kamtchatka qui, s’il la saisissait dans ses eaux rapides, pouvait l’entraîner loin vers le nord. Évidemment, avant peu, son destin serait décidé : ou elle s’immobiliserait entre les deux courants contraires, en attendant que la mer se solidifiât autour d’elle, ou elle irait se perdre dans les solitudes des régions hyperboréennes !

Jasper Hobson, très péniblement affecté, mais voulant cacher ses inquiétudes, rentra seul dans sa chambre et ne parut plus de la journée. Ses cartes sous les yeux, il employa tout ce qu’il possédait d’invention, d’ingéniosité pratique, à imaginer quelque solution.

La température, pendant cette journée, s’abaissa de quelques degrés encore, et les brumes qui s’étaient levées le soir, au-dessus de l’horizon du sud-est, retombèrent en neige pendant la nuit suivante. Le lendemain, la couche blanche s’étendait sur une hauteur de deux pouces. L’hiver approchait enfin.

Ce jour-là, 3 septembre, Mrs. Paulina Barnett résolut de visiter sur une distance de quelques milles cette portion du littoral qui s’étendait entre le cap Bathurst et le cap Esquimau. Elle voulait reconnaître les changements que la tempête avait pu produire pendant les jours précédents. Très certainement, si elle eût proposé au lieutenant Hobson de l’accompagner dans cette exploration, celui-ci l’eût fait sans hésiter. Mais ne voulant pas l’arracher à ses préoccupations, elle se décida à partir sans lui, en emmenant Madge avec elle. Il n’y avait, d’ailleurs, aucun danger à craindre. Les seuls animaux réellement redoutables, les ours, semblaient avoir tous abandonné l’île à l’époque du tremblement de terre. Deux femmes pouvaient donc, sans imprudence, se hasarder aux environs du cap pour une excursion qui ne devait durer que quelques heures.

Madge accepta sans faire aucune réflexion la proposition de Mrs. Paulina Barnett, et toutes deux, sans avoir prévenu personne, dès huit heures du matin, armées du simple couteau à neige, la gourde et le bissac au côté, elles se dirigèrent vers l’ouest, après avoir descendu les rampes du cap Bathurst.

Déjà le soleil se traînait languissamment au-dessus de l’horizon, car il ne s’élevait dans sa culmination que de quelques degrés à peine. Mais ses obliques rayons étaient clairs, pénétrants, et ils fondaient encore la légère couche de neige en de certains endroits directement exposés à leur action dissolvante.

Des oiseaux nombreux, ptarmigans, guillemots, puffins, des oies sauvages, des canards de toutes espèces, voletaient par bandes et animaient le littoral. L’air était rempli du cri de ces volatiles, qui couraient incessamment du lagon à la mer, suivant que les eaux douces ou les eaux salées les attiraient.

Mrs. Paulina Barnett put observer alors combien les animaux à fourrures, martres, hermines, rats musqués, renards, étaient nombreux aux environs du fort Espérance. La factorerie eût pu sans peine remplir ses magasins. Mais à quoi bon, maintenant ! Ces animaux inoffensifs, comprenant qu’on ne les chasserait pas, allaient, venaient sans crainte jusqu’au pied même de la palissade et se familiarisaient de plus en plus. Sans doute, leur instinct leur avait appris qu’ils étaient prisonniers dans cette île, prisonniers comme ses habitants, et un sort commun les rapprochait. Mais chose assez singulière et que Mrs. Paulina Barnett avait parfaitement remarquée, c’est que Marbre et Sabine, ces deux enragés chasseurs, obéissaient sans aucune contrainte aux ordres du lieutenant qui leur avait prescrit d’épargner absolument les animaux à fourrures, et ils ne semblaient pas éprouver le moindre désir de saluer d’un coup de fusil ce précieux gibier. Renards et autres n’avaient pas encore, il est vrai, leur robe hivernale, ce qui en diminuait notablement la valeur, mais ce motif ne suffisait pas à expliquer l’extraordinaire indifférence des deux chasseurs à leur endroit.

Cependant, tout en marchant d’un bon pas, Mrs. Paulina Barnett et Madge, causant de leur étrange situation, observaient attentivement la lisière de sable qui formait le rivage. Les dégâts que la mer y avait causés récemment étaient très visibles. Des éboulis nouvellement faits laissaient voir çà et là des cassures neuves, parfaitement reconnaissables. La grève, rongée en certaines places, s’était même abaissée dans une inquiétante proportion, et, maintenant, les longues lames s’étendaient là où le rivage accore leur opposait autrefois une insurmontable barrière. Il était évident que quelques portions de l’île s’étaient enfoncées et ne faisaient plus qu’affleurer le niveau moyen de l’Océan.

« Ma bonne Madge, dit Mrs. Paulina Barnett, en montrant à sa compagne de vastes étendues du sol sur lesquelles les vagues couraient en déferlant, notre situation a empiré pendant cette funeste tempête ! Il est certain que le niveau général de l’île s’abaisse peu à peu ! Notre salut n’est plus, désormais, qu’une question de temps ! L’hiver arrivera-t-il assez vite ? Tout est là !

— L’hiver arrivera, ma fille, répondit Madge avec son inébranlable confiance. Voici déjà deux nuits que la neige tombe. Le froid commence à se faire là-haut, dans le ciel, et j’imagine volontiers que c’est Dieu qui nous l’envoie.

— Tu as raison, Madge, reprit la voyageuse, il faut avoir confiance. Nous autres femmes, qui ne cherchons pas la raison physique des choses, nous devons ne pas désespérer là où des hommes instruits désespéreraient peut-être. C’est une grâce d’état. Malheureusement, notre lieutenant ne peut raisonner comme nous. Il sait le pourquoi des faits, il réfléchit, il calcule, il mesure le temps qui nous reste, et je le vois bien près de perdre tout espoir !

— C’est pourtant un homme énergique, un cœur courageux, répondit Madge.

— Oui, ajouta Mrs. Paulina Barnett, et il nous sauvera, si notre salut est encore dans la main de l’homme ! »

À neuf heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge avaient franchi une distance de quatre milles. Plusieurs fois, il leur fallut abandonner la ligne du rivage et remonter à l’intérieur de l’île, afin de tourner des portions basses du sol déjà envahies par les lames. En de certains endroits, les dernières traces de la mer, étaient portées à une distance d’un demi-mille, et, là, l’épaisseur de l’icefield devait être singulièrement réduite. Il était donc à craindre qu’il ne cédât sur plusieurs points, et que, par suite de cette fracture, il ne formât des anses ou des baies nouvelles sur le littoral.

À mesure qu’elle s’éloignait du fort Espérance, Mrs. Paulina Barnett remarqua que le nombre des animaux à fourrures diminuait singulièrement. Ces pauvres bêtes se sentaient évidemment plus rassurées par la présence de l’homme, dont jusqu’ici elles redoutaient l’approche, et elles se massaient plus volontiers aux environs de la factorerie. Quant aux fauves que leur instinct n’avait point entraînés en temps utile hors de cette île dangereuse, ils devaient être rares. Cependant, Mrs. Paulina Barnett et Madge aperçurent quelques loups errant au loin dans la plaine, sauvages carnassiers que le danger commun ne semblait pas avoir encore apprivoisés. Ces loups, d’ailleurs, ne s’approchèrent pas et disparurent bientôt derrière les collines méridionales du lagon.

« Que deviendront, demanda Madge, ces animaux emprisonnés comme nous dans l’île, et que feront-ils, lorsque toute nourriture leur manquera et que l’hiver les aura affamés ?

— Affamés ! ma bonne Madge, répondit Mrs. Paulina Barnett. Va, crois-moi, nous n’avons rien à craindre d’eux ! La nourriture ne leur fera pas défaut, et toutes ces martres, ces hermines, ces lièvres polaires que nous respectons, seront pour eux une proie assurée. Nous n’avons donc point à redouter leurs agressions ! Non ! Le danger n’est pas là ! Il est dans ce sol fragile qui s’effondrera, qui peut s’effondrer à tout instant sous nos pieds. Tiens, Madge, vois comme en cet endroit la mer s’avance à l’intérieur de l’île ! Elle couvre déjà toute une partie de cette plaine, que ses eaux, relativement chaudes encore, rongeront à la fois et en dessus et en dessous ! Avant peu, si le froid ne l’arrête, cette mer aura rejoint le lagon, et nous perdrons notre lac, après avoir perdu notre port et notre rivière !

— Mais si cela arrivait, dit Madge, ce serait véritablement un irréparable malheur !

— Et pourquoi cela, Madge ? demanda Mrs. Paulina Barnett, en regardant sa compagne.

— Mais parce que nous serions absolument privés d’eau douce ! répondit Madge.

— Oh ! l’eau douce ne nous manquera pas, ma bonne Madge ! La pluie, la neige, la glace, les icebergs de l’Océan, le sol même de l’île qui nous emporte, tout cela, c’est de l’eau douce ! Non ! je te le répète ! non ! Le danger n’est pas là ! »

Vers dix heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge se trouvaient à la hauteur du cap Esquimau, mais à deux milles au moins à l’intérieur de l’île, car il avait été impossible de suivre le littoral, profondément rongé par la mer. Les deux femmes, un peu fatiguées d’une promenade allongée par tant de détours, résolurent de se reposer pendant quelques instants avant de reprendre la route du fort Espérance. En cet endroit s’élevait un petit taillis de bouleaux et d’arbousiers qui couronnait une colline peu élevée. Un monticule, garni d’une mousse jaunâtre, et que son exposition directe aux rayons du soleil avait dégagé de neige, leur offrait un endroit propice pour une halte.

Mrs. Paulina Barnett et Madge s’assirent l’une à côté de l’autre, au pied d’un bouquet d’arbres, le bissac fut ouvert, et elles partagèrent en sœurs leur frugal repas. Une demi-heure plus tard, Mrs. Paulina Barnett, avant de reprendre vers l’est le chemin de la factorerie, proposa à sa compagne de remonter jusqu’au littoral afin de reconnaître l’état actuel du cap Esquimau. Elle désirait savoir si cette pointe avancée avait résisté ou non aux assauts de la tempête. Madge se déclara prête à accompagner sa fille partout où il lui plairait d’aller, lui rappelant toutefois qu’une distance de huit à neuf milles les séparait alors du cap Bathurst, et qu’il ne fallait pas inquiéter le lieutenant Hobson par une trop longue absence.

Cependant, Mrs. Paulina Barnett, mue par quelque pressentiment sans doute, persista dans son idée, et elle fit bien, comme on le verra par la suite. Ce détour, au surplus, ne devait guère accroître que d’une demi-heure la durée totale de l’exploration.

Mrs. Paulina Barnett et Madge se levèrent donc et se dirigèrent vers le cap Esquimau.

Mais les deux femmes n’avaient pas fait un quart de mille, que la voyageuse, s’arrêtant soudain, montrait à Madge des traces régulières, très nettement imprimées sur la neige. Or, ces empreintes avaient été faites récemment et ne dataient pas de plus de neuf à dix heures, sans quoi la dernière tombée de neige qui s’était opérée dans la nuit les eût évidemment recouvertes.

« Quel est l’animal qui a passé là ? demanda Madge.

— Ce n’est point un animal, répondit Mrs. Paulina Barnett en se baissant afin de mieux observer les empreintes. Un animal quelconque, marchant sur ses quatre pattes, laisse des traces différentes de celles-ci. Vois, Madge, ces empreintes sont identiques, et il est aisé de voir qu’elles ont été faites par un pied humain !

— Mais qui pourrait être venu ici ? répondit Madge. Pas un soldat, pas une femme n’a quitté le fort, et puisque nous sommes dans une île… Tu dois te tromper, ma fille. Au surplus, suivons ces traces et voyons où elles nous conduiront. »

Mrs. Paulina Barnett et Madge reprirent leur marche, observant attentivement les empreintes. Cinquante pas plus loin, elles s’arrêtèrent encore.

« Tiens… vois, Madge, dit la voyageuse, en retenant sa compagne, et dis si je me suis trompée ! »

Auprès des traces de pas et sur un endroit où la neige avait été assez récemment foulée par un corps pesant, on voyait très visiblement l’empreinte d’une main.

« Une main de femme ou d’enfant ! s’écria Madge.

— Oui ! répondit Mrs. Paulina Barnett, un enfant ou une femme, épuisé, souffrant, à bout de force, est tombé… Puis, ce pauvre être s’est relevé, a repris sa marche… Vois ! les traces continuent… plus loin il y a encore eu des chutes !…

Il se contentait de la retourner.

— Mais qui ? qui ? demanda Madge.

— Que sais-je ? répondit Mrs. Paulina Barnett. Peut-être quelque infortuné emprisonné comme nous depuis trois ou quatre mois sur cette île ? Peut-être aussi quelque naufragé jeté sur le rivage pendant cette tempête… Rappelle-toi ce feu, ce cri, dont nous ont parlé le sergent Long et le lieutenant Hobson !… Viens, viens. Madge, nous avons peut-être quelque malheureux à sauver !… »

Et Mrs. Paulina Barnett, entraînant sa compagne, suivit en courant cette voie douloureuse imprimée sur la neige, et sur laquelle elle trouva bientôt quelques gouttes de sang.

« Quelque malheureux à sauver ! » avait dit la compatissante et courageuse femme ! Avait-elle donc oublié que sur cette île, à demi rongée par les eaux, destinée à s’abîmer tôt ou tard dans l’Océan, il n’y avait de salut ni pour autrui, ni pour elle ?

Les empreintes laissées sur le sol se dirigeaient vers le cap Esquimau. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient attentivement mais bientôt les taches de sang se multiplièrent et les traces de pas disparurent. Il n’y avait plus qu’un sentier irrégulier tracé sur la neige. À partir de ce point, le malheureux être n’avait plus eu la force de se porter. Il s’était avancé en rampant, se traînant, se poussant des mains et des jambes. Des morceaux de vêtements déchirés se voyaient çà et là. C’étaient des fragments de peau de phoque et de fourrure.

C’était le corps de la jeune Esquimaude Kalumah !

« Allons ! allons ! » répétait Paulina Barnett, dont le cœur battait à se rompre.

Madge la suivait. Le cap Esquimau n’était plus qu’à cinq cents pas. On le voyait qui se dessinait un peu au-dessus de la mer sur le fond du ciel. Il était désert.

Évidemment, les traces suivies par les deux femmes se dirigeaient droit sur le cap. Mrs. Paulina Barnett et Madge, toujours courant, les remontèrent jusqu’au bout. Rien encore, rien. Mais ces empreintes, au pied même du cap, à la base du monticule qui le formait, tournaient sur la droite et traçaient un sentier vers la mer.

Mrs. Paulina Barnett s’élança vers la droite, mais au moment où elle débouchait sur le rivage, Madge, qui la suivait et portait un regard inquiet autour d’elle, la retint de la main.

« Arrête ! lui dit-elle.

— Non, Madge, non ! s’écria Mrs. Paulina Barnett, qu’une sorte d’instinct entraînait malgré elle.

— Arrête, ma fille, et regarde ! » répondit Madge, en retenant plus énergiquement sa compagne.

À cinquante pas du cap Esquimau, sur la lisière même du rivage, une masse blanche, énorme, s’agitait en poussant des grognements formidables.

C’était un ours polaire, d’une taille gigantesque. Les deux femmes, immobiles, le considérèrent avec effroi. Le gigantesque animal tournait autour d’une sorte de paquet de fourrure étendu sur la neige ; puis il le souleva, il le laissa retomber, il le flaira. On eût pris ce paquet pour le corps inanimé d’un morse.

Mrs. Paulina Barnett et Madge ne savaient que penser, ne savaient si elles devaient marcher en avant, quand, dans un mouvement imprimé à ce corps, une espèce de capuchon se rabattit de sa tête, et de longs cheveux bruns se déroulèrent.

« Une femme ! s’écria Mrs. Paulina Barnett, qui voulut s’élancer vers cette infortunée, voulant à tout prix reconnaître si elle était vivante ou morte !

— Arrête ! dit encore Madge, en la retenant. Arrête ! Il ne lui fera pas de mal ! »

L’ours, en effet, regardait attentivement ce corps, se contentant de le retourner, et ne songeant aucunement à le déchirer de ses formidables griffes. Puis il s’en éloignait et s’en rapprochait de nouveau. Il paraissait hésiter sur ce qu’il devait faire. Il n’avait point aperçu les deux femmes qui l’observaient avec une anxiété terrible !

Soudain, un craquement se produisit. Le sol éprouva comme une sorte de tremblement. On eût pu croire que le cap Esquimau s’abîmait tout entier dans la mer.

C’était un énorme morceau de l’île, qui se détachait du rivage, un vaste glaçon dont le centre de gravité s’était déplacé par un changement de pesanteur spécifique, et qui s’en allait à la dérive, entraînant l’ours et le corps de la femme !

Mrs. Paulina Barnett jeta un cri et voulut s’élancer vers ce glaçon, avant qu’il n’eût été entraîné au large.

« Arrête, arrête encore, ma fille ! » répéta froidement Madge, qui la serrait d’une main convulsive.

Au bruit produit par la rupture du glaçon, l’ours avait reculé soudain ; poussant alors un grognement formidable, il abandonna le corps et se précipita vers le côté du rivage dont il était déjà séparé par une quarantaine de pieds ; comme une bête effarée, il fit en courant le tour de l’îlot, laboura le sol de ses griffes, fit voler autour de lui la neige et le sable, et revint près du corps inanimé.

Puis, à l’extrême stupéfaction des deux femmes, l’animal, saisissant ce corps par ses vêtements, le souleva de sa gueule, gagna le bord du glaçon qui faisait face au rivage de l’île, et se précipita à la mer.

En quelques brasses, l’ours, robuste nageur comme le sont tous ses congénères des régions arctiques, eut atteint le rivage de l’île. Un vigoureux effort lui permit de prendre pied sur le sol, et, là, il déposa le corps qu’il avait emporté.

En ce moment, Mrs. Paulina Barnett ne put se contenir, et sans songer au danger de se trouver face à face avec le redoutable carnassier, elle échappa à la main de Madge et s’élança vers le rivage.

L’ours, la voyant, se redressa sur ses pattes de derrière et vint droit à elle. Toutefois, à dix pas, il s’arrêta, il secoua son énorme tête ; puis, comme s’il eût perdu sa férocité naturelle sous l’influence de cette terreur qui semblait avoir métamorphosé toute la faune de l’île, il se retourna, poussa un grognement sourd, et s’en alla tranquillement vers l’intérieur, sans même regarder derrière lui.

Mrs. Paulina Barnett avait aussitôt couru vers ce corps étendu sur la neige.

Un cri s’échappa de sa poitrine.

« Madge ! Madge ! » s’écria-t-elle.

Madge s’approcha et considéra ce corps inanimé.

C’était le corps de la jeune Esquimaude Kalumah !