Le Parnasse contemporain/1876/Vieux Amoureux

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 356-359).




H. RICHARDOT

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VIEUX AMOUREUX


Sous les abris pompeux des hautes colonnades,
Et dans les carrefours bruyants du vieux Paris,
Que j’ai suivi de fois vos lentes promenades,
Logogriphes vivants, sphinx par moi seul compris !

La foule en vous voyant s’écarte méprisante,
Car vos habits sont vieux, et vos manteaux usés,
Mais moi, je vous observe et je me représente
Les drames qu’ont soufferts jadis vos cœurs brisés.

Chaque soir vous sortez on ne sait de quels bouges,
De quels tonneaux perdus aux coins noirs de Paris,
Et vous errez, muets, fantômes aux yeux rouges,
D’un pas semblable au vol de la chauve-souris,


Vous marchez en traînant la jambe sur la dalle,
Forçats à vos boulets pour toujours attachés,
Portefaix de la vie, accables sous la balle
Énorme des regrets, et des ennuis cachés.

Vous allez par la ville : on ne sait qui vous êtes,
Et nul n’a jamais pu lire à vos fronts ployés
Quels calmes effrayants, quelles sourdes tempêtes
Vous ont tordus ainsi que des pins foudroyés.

Indifférents à tout, aux pitiés comme aux haines,
Que vous importe un ciel orageux ou vermeil ?
Alexandre viendrait : superbes Diogènes
Vous ne réclameriez pas même le soleil.

Et cependant parfois, du fond de vos prunelles
Ternes et sans reflets comme un miroir sans tain,
Jaillissent tout à coup des gerbes d’étincelles,
Et vos corps amaigris se redressent soudain ;

Un doigt mystérieux sur vos tempes flétries
Efface les sillons de vos soixante hivers,
Et, reprenant sa course en vos veines taries,
Le sang monte à vos fronts et bouillonne à travers.

Un frisson convulsif crispe vos bouches glabres,
Pleines de mots obscurs qui s’échappent tout bas,
Et vous vous roidissez en vain, pauvres macabres,
Contre le désir fou qui vous ouvre les bras. —


Sur la pesante nuit de votre solitude
C’est qu’un regard de femme a versé ses rayons,
Que Vingt-ans ont frôlé votre décrépitude,
C’est qu’une robe blanche a touché vos haillons ;

C’est que chez les plus forts, parfois, le cœur rebelle
S’insurge, et fait craquer sa cuirasse de fer ;
Plus le silex est dur, mieux jaillit l’étincelle ;
Plus le nuage est noir et mieux brille l’éclair.

C’est qu’alors vous avez, joie étrange et profonde,
Retourné les feuillets du livre de vos ans,
Et vous avez revu pendant une seconde,
Voler un doux fantôme au ciel de vos printemps ;

Comme en ces coffrets où l’essence orientale
S’imprègne dans le cèdre et persiste toujours,
Vous avez retrouvé vos rêves de Tantale,
Et l’âpre souvenir d’inutiles amours ;

C’est qu’elle était ainsi, mais plus fière et plus belle,
Celle dont vous avez baisé le pied divin,
C’est qu’elle avait aussi sa robe blanche, celle
Que tant de jours votre âme a poursuivie en vain.

Vers, qui n’avez pas pu monter à vos étoiles,
Vous en gardez du moins les chastes visions,
Si vos mains de la nuit n’ont pu lever les voiles
L’aurore n’a pas fait fuir vos illusions.


Parmi les noirs débris qui jonchent vos pensées,
Comme le dieu debout dans le temple abattu,
La femme, ange couvert de ses ailes baissées,
Se dresse dans le calme éclat de la vertu.

N’ayant jamais franchi le seuil des sanctuaires,
Vous avez conservé la foi des charbonniers,
Et vos cœurs, assoupis dans leurs jaunes suaires,
Sur l’autel de l’amour saigneront les derniers.

Vous marchez à l’écart, loin des routes suivies
Par l’odieux troupeau des peuples enivrés,
Cachant avec orgueil vos faims inassouvies,
Et l’éternelle soif de vos cœurs altérés.

Et moi je vous envie, ô rêveurs solitaires !
Insensés que torture un désir immortel
D’ouvrir le tabernacle où dorment les mystères,
Et qui mourrez un soir au pied de votre autel.

Sans savoir que vos dieux n’étaient que des chimères