Le Parnasse contemporain/1876/Paroles dorées

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 33-35).




ÉMILE BERGERAT

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PAROLES DORÉES


J’ai reposé mon cœur avec tranquillité
Dans l’asile très-sûr d’un amour très-honnête.
La lutte que je livre au sort est simple et nette,
Et tout peut m’y trahir, non la virilité.

Je ne crois pas à ceux qui pleurent, l’âme éprise
De la sonorité de leurs propres sanglots :
Leur idéal est né de l’écume des mots,
Et comme je les tiens pour nuls, je les méprise.

Cerveaux que la fumée enivre et qu’elle enduit,
Ils auraient inventé la douleur pour se plaindre ;
Leur stérile génie est pareil au cylindre
Qui tourne à vide, grince et s’use dans la nuit.

Ils souffrent ? Croient-ils donc porter dans leur besace
Le déluge final de tous les maux prédits ?
Sous notre ciel chargé d’orages, je le dis,
Il n’est plus de douleur que la douleur d’Alsace.


J’aime les forts, les sains et les gais. Je prétends
Que la vie est docile et souffre qu’on la mène ;
J’observe dans la mort un calme phénomène
Accessible à mes sens libres et consentants,

Et qui ne trouble pas ma paix intérieure.
Car la forme renaît plus jeune du tombeau,
Et l’ombre passagère où s’engloutit le Beau
Couve une éternité dans l’éclipse d’une heure.

Car la couleur charmante et mère des parfums
Rayonne inextinguible au fond des nuits funèbres,
Et sa splendeur de feu qu’exaltent les ténèbres
Emparadise encor les univers défunts.

Femme, recorde-moi ceci. Ma force vierge
Est éclose aux ardeurs brunes de tes beaux yeux :
Quand mon cœur sera mûr pour le sol des aïeux,
Notre amour sera clos. N’allume pas de cierge.

Le ciel restera sourd comme il reste béant.
O femme, écoute-moi, pas de terreur vulgaire !
Si l’âme est immortelle, il ne m’importe guère,
Et je ne me vends pas aux chances du néant.

Aucun joug n’a ployé ma nuque inasservie,
Et dans la liberté que lui fait sa vertu,
Voici l’homme qui s’est lui-même revêtu
Du pouvoir de juger et d’attester sa vie.


Hors de moi je ne prends ni rêve ni conseil ;
N’arrachant du labeur que l’œuvre et non la tâche,
Je ne me promets point de récompense lâche
Pour le plaisir que j’ai de combattre au soleil.

Le limon, que son œuvre auguste divinise
Par son épouvantable enfantement, répond
Aux désirs surhumains de mon être fécond,
Et ma chair douloureuse avec lui fraternise.

Telle est ma loi. Sans peur et sans espoir, je vais,
Après m’être creusé ma route comme Alcide.
Que la combinaison de mon astre décide
Si je suis l’homme bon ou bien l’homme mauvais.

Mais, quel que soit le mot qu’ajoute ma planète
Aux constellations de la fatalité,
J’ai reposé mon cœur avec tranquillité
Dans l’asile très-sûr d’un amour très-honnête.

Juin 1875.