Le Parnasse contemporain/1876/Le Sommeil sincère

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 52-54).



LE SOMMEIL SINCÈRE


Sur le grand lit drapé de rideaux de dentelle
Qu’une pâle veilleuse éclairait à demi,
Je m’assis en silence, et, m’accoudant près d’elle,
Longtemps je contemplai son visage endormi.

Est-il des cœurs si faux que leur sommeil nous mente ?
— Qui croire alors ? — Penché sur elle et sans parler,
Je regardais dormir cette tête charmante
Qu’un rêve malfaisant semblait parfois troubler.

Elle, l’enfant moqueuse et la gaîté des fêtes,
Qui vivait comme on chante, un éclair dans les yeux,
Quel flot mal contenu de douleurs inquiètes,
Du fond de son sommeil, battait son front joyeux ?

Elle, la folle aimée, et dont la seule envie
Était de tout risquer pour un brûlant plaisir,
Et de jouer à « quitte ou double » avec la vie,
Quel frisson singulier venait de la saisir ?

Endormie, elle était toute semblable aux vierges
Que les peintres pieux prosternaient autrefois
Au milieu des encens, des anges et des cierges,
Aux pieds d’un Christ sanglant et cloué sur sa croix.


Et la pâle veilleuse éclairait cette femme ;
La ville se taisait autour de son repos,
Et son souffle inégal était comme son âme,
Fébrile, interrompu par de fréquents sanglots.


Longtemps, à chaque éclat de sa gaîté menteuse,
Quand elle jettera ses deux bras à mon cou,
Tour à tour familière et tour à tour boudeuse,
Je penserai qu’elle a le cœur je ne sais où.

Je ne sais où ! — parmi les pays de ses songes.
Là seulement fleurit son étrange idéal,
Là tout en elle est triste et libre des mensonges
Dont elle s’est masquée en entrant dans le mal.


Ce paradis sublime où souffre ta vraie âme,
En serai-je à jamais, — ô chère ! — expatrié ?
J’ai des trésors d’amour pour tes douleurs de femme,
Et pour tes repentirs des trésors de pitié.

Parle-moi comme on parle à son heure suprême,
Quand la farce est jouée et qu’on se sent mourir.
Ne ris pas. Ne mens pas. — Je suis le seul qui t’aime
Au point de ne jamais te voir sans m’attendrir.


Laisse mes doigts brûlants rouler tes boucles blondes,
Mes lèvres s’appuyer sur tes yeux palpitants,
Et dis-moi le secret de ces peines profondes
Qui te faisaient souffrir par ce soir de printemps.

Quand sur le lit drapé de rideaux de dentelle
Tes rêves torturaient ton visage endormi,
Tandis que j’adorais ta tête ardente et belle
Que la pâle veilleuse éclairait à demi.