Le Parnasse contemporain/1876/Le Lierre

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 248-250).



LE LIERRE


Donnez la même tombe aux deux êtres aimés :
Qu’ils soient dans l’inconnu côte à côte enfermés !
Ramenez, s’il est loin, celui que l’autre pleure.
Un seul amour demande une seule demeure ;
Et c’est une souffrance à torturer un mort,
De ne point reposer au lit où l’autre dort !
La matière en révolte elle-même réclame ;
Le corps aspire au corps ainsi que l’âme à l’âme,
La nature est complice, et son tressaillement
Trahit l’obscur effort d’un double embrassement.

Était-ce un page ? Était-ce un chevalier ? Qu’importe !
Il était mort bien loin de sa maîtresse morte ;
Et chacun, sous la tombe étendu, jeune et beau,
Connut la solitude horrible du tombeau.

Or, dans le sol, pareille à quelque étrange lierre,
Une plante, au printemps, poussa contre la pierre
Sous laquelle dormait, seul et triste, l’amant ;
Et, tandis qu’un rameau l’entourait tendrement,
Un autre, s’écartant de la même racine,
Mystérieusement dans la mousse voisine

Se glissait, rejeton furtif, comme attiré
Par quelque aimant puissant, hors de l’enclos sacré.

On vit alors, — touchant et gracieux prodige ! —
D’un essor obstiné s’allonger cette tige
Qui tentait les hasards d’un voyage lointain.
Qu’il fît soleil ou vent, qu’il fît soir ou matin,
Elle allait devant elle à travers bois et plaines,
S’enroulait aux buissons, s’abritait sous les chênes,
Contournait les cités, les bourgs et les hameaux,
Aux arches des vieux ponts suspendait ses rameaux,
Ou, dans le fleuve, ainsi qu’une couleuvre vive,
Plongeait, mais pour surgir bientôt à l’autre rive.
De pays en pays, du levant au couchant,
Jour par jour, mois par mois, du but se rapprochant,
Et toujours en péril, et toujours épargnée,
Elle rampait, fuyant le soc et la cognée ;
Elle franchissait parcs, monastères, châteaux,
S’enfonçait aux ravins, gravissait les coteaux,
Nouait, d’un lent travail, jusqu’aux plus âpres cimes,
Sa liane flexible au penchant des abîmes,
Tenace, quand l’obstacle imprévu se dressait ;
Et toujours, reprenant sa marche, elle avançait,
Robuste sur le roc, vivace dans le sable :
Le mort lui fournissait la séve intarissable.
Mais la feuille gardait ses plus ternes couleurs,
Et jamais nul rameau n’avait poussé de fleurs :
Jusqu’au jour où, touchant à la tombe jumelle,
Elle en pressa le marbre impatient comme elle ;

Elle le prit, ainsi qu’une mère un enfant ;
Elle l’enveloppa de baisers, l’étouffant
Des doux enlacements de sa jeune verdure ;
De sa tige vingt fois lui fit une ceinture ;
Elle étreignit ses bords, s’incrusta dans ses flancs,
Embrassa tour à tour chacun des piliers blancs ;
Recouvrant l’enclos nu de ses rameaux sans nombre,
Elle en fit un berceau plein de mystère et d’ombre ;
Et, jusque-là stérile, ainsi qu’aux pays froids,
La plante alors fleurit pour la première fois :
Avec la séve, avec le feuillage fidèle,
— O d’un mortel amour espérance immortelle ! —
On eût dit que le cœur au cœur s’était rejoint.

Si vous ne croyez pas cela, vous n’aimez point !