Le Parnasse contemporain/1876/Helvétia

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 154-165).




ÉDOUARD GRENIER

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HELVÉTIA

I


Un pour tous !


O pays des glaciers, des lacs, des hommes libres,
Air pur où l’étranger vient retremper ses fibres,
Sublime réservoir de neige et de granit
D’où s’épanchent sans fin les fleuves du vieux monde,
O Suisse ! accepte ici ma tendresse profonde :
Je t’admire, je t’aime et mon cœur te bénit.

Ton front est couronné de neiges éternelles ;
La foudre et le soleil se jouent en tes prunelles ;
L’avalanche rapide et tes milles torrents
D’une agrafe d’argent retiennent ta ceinture ;
Les forêts ont tissé ta robe de verdure,
Et tu baignes tes pieds dans tes lacs transparents.


Que de temps tu restas inconnue et secrète !
Un peuple de pasteurs fit enfin ta conquête ;
Nul désert, nul sommet n’arrêta son élan.
Comme un amant jaloux d’une beauté voilée,
Il foula jusqu’aux pics, où la neige étoilée
Depuis l’aube des jours dort sous son voile blanc.

Adossée à tes monts, pacifique guerrière,
Entre l’Europe et toi Dieu mit une barrière :
Les Alpes sur tes flancs dressent leurs bastions.
Ainsi que l’Angleterre à l’abri dans son île,
De ton nid d’aigle, au loin, tu regardes tranquille
Passer le flot troublé des révolutions.

Jouis de ta beauté ! L’art peut la rendre à peine ;
Le pinceau n’atteint pas ta taille surhumaine ;
Son cadre trop étroit veut un moindre milieu.
La parole essaierait en vain de te décrire ;
Ta grandeur déconcerte, hélas ! même la lyre ;
C’est que l’art vient de l’homme, et toi, tu viens de Dieu.

Il nous a montré là sa puissance sans bornes.
Il dit au Cyclamen : Fleuris sous les pics mornes !
Au Glacier : Mire-toi dans l’eau du lac dormant !
Au Mélèze éperdu : Penche-toi sur l’abîme !
Au Mont-Blanc : Vers le ciel monte en dôme sublime,
Et que le grandiose ait un aspect charmant !

Heureux le voyageur, l’Amant ou le Poëte


Qui contemple de près ta Majesté muette,
Plonge ses yeux lassés dans tes lacs toujours bleus,
Ou rafraîchit sa lèvre à tes claires fontaines,
Ou d’un roc escarpé voit tes Alpes lointaines
S’enfuir à l’horizon en sommets onduleux !

Heureux, et plus encor, celui que Dieu fit naître
Sur ton sol fortuné, dans quelque lieu champêtre,
Pour y vivre et mourir libre parmi les siens !
Ah ! si jamais l’exil m’arrachait de la France,
C’est là que je viendrais abriter ma souffrance
Et donner à mon cœur ses vrais concitoyens !


II


Champ d’asile, place choisie,
Où les meilleurs et les plus grands,
Les amants de la Poésie
Et les ennemis des tyrans,
Loin des foules toujours serviles
Fuyaient le tumulte des villes,
Staël, Rousseau, Voltaire et Byron !
Tu t’embellis de leur mémoire,
Et leur gloire ajoute à ta gloire
Un impérissable fleuron.


Tes beautés n’ont pas de pareilles.
Pour en former les traits divers
Dieu choisit toutes les merveilles
Dont il a semé l’Univers.
Sur tes monts et dans tes vallées
Il les a toutes rassemblées
Du sublime jusqu’au joli ;
Ainsi cet empereur de Rome
Prit tous les chefs-d’œuvre de l’homme
Pour son jardin de Tivoli.

Ici, dans leur paix inconnue,
Les pics neigeux planent dans l’air ;
Leur tête dépasse la nue,
Et leur flanc voit ramper l’éclair.
Là-bas, comme des coupes pleines,
Les lacs se creusent dans les plaines ;
Là le Gresbach tombe et mugit ;
Plus loin, derrière le Salève,
Le soir, le Mont-Blanc se soulève
Pour voir la Jungfrau qui rougit.

Lieux charmants, quand vous reverrai-je ?
Beau pays d’où mon souvenir,
Ainsi qu’un oiseau pris au piége,
A tant de peine à revenir ?
Genève, Lausanne, Lucerne,
Zurich, Berne, où l’esprit moderne
S’est librement épanoui ;

Clarens, nid caché, paix profonde,
Oberland, Éden du vieux monde,
Interlak, Rosenlaüi !

Et vous dont j’ai gravi la cime,
Forêts où mon pied s’égara,
Schaffouse où le Rhin qui s’abîme
Fait rêver au Niagara ;
Mont Saint-Bernard d’où l’Italie
Comme une carte qu’on déplie
Se déroule au regard charmé ;
Et toi, grandiose Eugadine,
Fleur de beauté, brise divine,
Dont mon cœur reste parfumé !


III


Et l’âme en ces beaux lieux respire sastisfaite ;
Nulle part l’indigent, venant troubler la fête,
Ne s’impose à l’œil attristé.
Partout le gai travail, la propreté, l’aisance,
Et cet air de bonheur que donne ta présence,
O saine et sainte liberté !


C’est que la liberté mère des sacrifices,
Au lieu du faste impur et des grandeurs factices
Qui s’écroulent au premier choc,
Donne seule aux États une base immuable.
Les despotes d’un jour bâtissent sur le sable ;
Le peuple bâtit sur le roc.

Le peuple est éternel comme l’eau d’une source ;
Les générations se suivant dans leur course
Accumulent leur long travail ;
Un monde peut sortir de ces efforts sans trève :
Voyez ! Avec le temps le Madrépore élève
Tout un continent de Corail.

Tu t’es ainsi fondée assise par assise ;
Ton peuple, cinq cents ans fidèle à sa devise,
N’eut pour but que le bien commun.
Et, quoique à l’étranger de son sang trop prodigue,
Il étendit toujours sa frontière et sa ligue,
Au cri d’un pour tous, tous pour un.

Dès ton adolescence, ô Suisse ! tu fus grande ;
Et ta première histoire est presque une légende.
Du Grutli le pacte immortel
Sur l’Océan des jours comme une arche surnage,
Et l’écho de tes lacs redira d’âge en âge
La flèche de Guillaume Tell.

Comme Hercule au berceau, ta main rude et loyale

Étouffa les replis de l’Hydre Impériale ;
Sampach préludait à Granson.
La Bourgogne à son tour plia sous tes étreintes.
C’était pour te défendre.... ô Guerres vraiment saintes !
Gloire sans tache et sans rançon !

Ce fut l’aube des temps modernes, et l’histoire
De ces vils paysans célébrant la Victoire
Apprit au monde féodal
Qu’un noble cœur peut battre aussi bien sous la bure,
Et qu’au fond la justice est la meilleure armure
Et le trop de puissance un mal.

Ainsi Dieu te fit belle, et toi, tu te fis libre !
Et, conservant toujours ton heureux équilibre,
Tu vas en paix vers l’avenir.
Ce lot est assez beau : qu’ajouterais-je encore ?
Les prés ont assez bu, le ruisseau peut se clore,
Et cet hymne devrait finir…


IV


Non, non ! le meilleur reste à dire.
Mon cœur est encore trop plein ;
Je ne puis apaiser ma lyre
En l’étouffant contre mon sein ;

Ma course n’est pas achevée ;
Autre est l’œuvre que j’ai rêvée :
Je veux accomplir mon dessein.

Sans doute ta beauté m’enchante,
Et j’honore ta liberté ;
Mais si dans ce jour je te chante,
Si cet hymne fut mérité,
Si je t’admire et si je t’aime,
C’est pour un autre don suprême :
O Suisse ! c’est pour ta bonté !

Oh ! la bonté ! source divine,
Inconnue au monde moqueur !
Vertu cachée où se devine
La main qui forma notre cœur !
La moindre larme qu’elle essuie
Vaut cent fois le trône où s’appuie
La froide main d’un dur vainqueur.


V


Oui ! tu fus dévouée et bonne envers la France,
A l’heure de ses grands revers.
Quand tout l’abandonnait, tout, même l’Espérance,
Tes bras lui restèrent ouverts.


O bon Samaritain des Nations ! Toi seule,
Arrachant sa proie au vainqueur,
Pauvres soldats blessés qu’allait broyer la meule,
Tu les emportas sur ton cœur.

Tu leur fis de tes bras la prison la plus douce,
Et, les réchauffant dans ton sein,
Tu donnas aux vaincus, à ceux que tout repousse,
Place au foyer et part au pain.

Val Travers ! Val Travers ! Port de salut, refuge,
Où cet exode s’assura,
Abri dans la tourmente, arche dans le déluge,
Oasis du sombre Jura,

C’est toi qui recueillis, qui sauvas cette armée,
(Notre dernière armée, hélas !)
Troupe errante, éperdue, épuisée, affamée,
S’entrechoquant sur le verglas,

Traînant ses pieds sanglants dans la neige durcie,…
Car l’hiver cruel jusqu’au bout
Fit de cette campagne en France une Russie ;
Et tout fut notre ennemi, tout !

Alors pour bien montrer que cette guerre infâme,
Du passé trop sanglant retour,
N’avait pas étouffé dans tout peuple et toute âme
Le rayon divin de l’Amour ;


Pour qu’en cet océan d’incendie et de crime
Notre regard épouvanté
Pût se poser au moins sur quelque pure cime,
Refuge de l’humanité,

Dieu permit que la Suisse, assise à la frontière,
Vînt recueillir ces délaissés,
Les prît à son foyer, et, douce, hospitalière,
Pansât tous ces pauvres blessés.

Avec une tendresse et de mère et de femme
En soignant leurs membres meurtris,
Elle n’oubliait pas les blessures de l’âme
Et nous les renvoyait guéris ;

Guéris des préjugés, guéris de l’ignorance,
Accrus dans leur saine raison,
Rendus meilleurs enfin par l’exil, la souffrance,
Et la douceur de leur prison.

Est-ce tout ? Non ! Plus tard, quand l’affreuse famine
Menaçait la Franche-Comté,
La Suisse, sans rien dire, en fermière, en voisine,
Toujours simple dans sa bonté,

Passa notre frontière, et s’en vint les mains pleines
Nourrir tout ce peuple accablé,
Et pour ensemencer le désert de nos plaines
Lui donner son orge et son blé !


Ah ! que ce grain béni garde, touchant emblème,
Les dons du sol qui l’a porté,
Et qu’il fasse germer dans nos champs qu’il ressème
La liberté, l’humanité !


VI


Tout est dit maintenant, ô Suisse vénérée !
J’ai déchargé mon cœur d’une dette sacrée,
Et peut-être allégé celle de mon pays.
Ah ! si la France heureuse un jour pouvait te rendre…
Non ! Puisses-tu n’avoir jamais à te défendre
Sur tes fils massacrés et tes champs envahis !

Reste toujours heureuse et grande ! Oui, j’ai dit grande :
On est grand par le cœur ; la Suisse et la Hollande
L’ont prouvé toutes deux en défendant leurs droits.
Athène et la Judée étaient-elles petites ?
La force n’y fait rien pas plus que les limites.
On peut-être puissant et petit à la fois.

Continue à montrer à l’Europe attardée
La force du bon droit, la grandeur de l’idée ;
Que la liberté seule a des fruits savoureux ;
Que par ses sages lois toujours tu te gouvernes,
Et que c’est à ce prix que les peuples modernes
Peuvent être puissants et se trouvent heureux.


Montre leur qu’en ton sein, sur tes monts, dans tes villes,
Tu nourris, sans danger des discordes civiles,
Trois peuples différents réunis pour le bien ;
Leurs usages, leur Dieu, leurs langues sont contraires.
Qu’importe ! Ils sont contents, et tous vivent en frères ;
Car c’est la liberté qui fait leur sûr lien.

Ah ! puisse un jour l’Europe, imitant ton exemple,
N’être dans l’avenir qu’une Suisse plus ample,
Nouveaux États-Unis des vieux peuples chrétiens !
Immense république, où, Nations et races,
De leurs trop longs discords répudiant les traces,
Formeraient des Cantons libres comme les tiens !

Si c’est une chimère, elle est belle ! L’histoire
Doit-elle errer toujours dans un cercle illusoire,
Comme Samson tournant la meule en sa prison ?
Des siècles plus actifs sont à l’œuvre pour elle ;
Le nôtre va finir ; l’axe incline et révèle
Un meilleur avenir, un plus large horizon !

Et quand ces jours viendront, c’est toi seule, Helvétie !
Toi qui les fis comprendre et fus leur prophétie,
Qui conduiras le chœur de nos Amphictyons.
Pacifique et sereine, en tes Alpes tranquilles
Où notre liberté peut voir ses Thermopyles,
Tu jugeras d’en haut toutes les Nations !