Le Parnasse contemporain/1876/Adieux à Pau

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 375-377).
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ADIEUX A PAU


O sereine beauté des cimes couronnées
Par l’azur qui baignait le front des Pyréncés…

EMMANUEL DES ESSARTS


Depuis que j’erre ainsi, plante déracinée,
Au gré du vent, du flot, de l’heure ou de l’année,
Sans jamais espérer de revenir demain, —
Si propice ou charmant que me fût le chemin, —
J’avais connu déjà ce déchirement d’âme
Qu’on éprouve à quitter le foyer plein de flamme
Lorsque, douce, elle aussi, la plus rude saison
Rassemble autour du feu tous ceux de la maison
Et rapproche les cœurs que le ciel noir oppresse ;
J’avais subi l’ennui, l’accablante détresse
De l’exil loin des miens parmi des étrangers ;
Mais, malgré tant de deuils en longs regrets changés,
Cher fardeau, trop pesant et sous lequel je plie,

Je n’avais pas prévu quelle mélancolie,
Tout à coup jusqu’au fond m’atteindrait aujourd’hui.
Car, au lieu de trouver en moi-même un appui,
Je reste sans courage et rougis d’oser dire
Que, sous ce ciel qui semble un éternel sourire,
Dans cet air si paisible aux soupirs caressants,
Grâce aux amis nouveaux, en dépit des absents,
J’avais repris racine et que j’étais heureuse !
O piége inattendu qui, sous mes pas, se creuse !
Rien ne nous apprend donc la sagesse des morts,
Et quand nous avons fait si calme les dehors,
Rien donc n’assoupira la fièvre intérieure
Qui de son rêve ardent nous irrite et nous leurre ?
Quoi, toujours s’attacher, désirer et sentir,
Et dès qu’on souffre moins songer à repartir !
Pourtant je suis si lasse, et devant moi la route
S’ouvre si tristement sur l’horizon du doute !
Tout ce que j’ai voulu, tout ce que j’ai tenté
Pour rebâtir mon nid par l’orage emporté,
Quel que fût mon effort a déçu mon attente.
Je sais les trahisons de l’espoir qui me tente,
J’ai sondé les secrets que l’amour m’a livrés :
Sur les fronts les plus chers, sur les plus admirés
J’ai lu le sceau fatal des faiblesses mortelles ;
J’ai bu le philtre amer dont les vertus sont telles
Que tout autre à ma place en meurt. Moi, j’ai vécu,
Et ma folle jeunesse au courage invaincu
Saute chaque barrière, échappe à chaque embûche,
A son point de départ comme abeille à la ruche

Raccourt et recommence un travail toujours vain.
Vivrai-je ainsi longtemps ? où trouverai-je enfin,
Dans un de ces pays où je viens et je passe
Sans laisser après moi ni souvenir ni trace,
Où la terre est si bonne et le soleil si beau,
Le bonheur que je cherche ou le pain du tombeau ?