Le Parnasse contemporain/1869/Texte entier

Le Parnasse contemporain/1869
Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. np--).




LE
PARNASSE CONTEMPORAIN


LE

PARNASSE

CONTEMPORAIN

RECUEIL DE VERS NOUVEAUX


II
1869-1871


SLATKINE REPRINTS
GENÈVE
1971



Réimpression de l’édition de Paris, 1866-1876


LECONTE DE LISLE

KAÏN


POËME


En la trentième année, au siècle de l’épreuve,
Étant captif parmi les cavaliers d’Assur,
Thogorma, le Voyant, fils d’Élam, fils de Thur,
Eut ce rêve, couché dans les roseaux du fleuve,
À l’heure où le soleil blanchit l’herbe & le mur.

Depuis que le Chasseur Iahveh, qui terrasse
Les forts & de leur chair nourrit l’aigle & le chien,
Avait lié son peuple au joug assyrien,
Tous, se rasant les poils du crâne & de la face,
Stupides, s’étaient tus & n’entendaient plus rien.


Ployés sous le fardeau des misères accrues,
Dans la faim, dans la soif, dans l’épouvante assis,
Ils revoyaient leurs murs écroulés & noircis,
Et, comme aux crocs publics pendent les viandes crues,
Leurs princes aux gibets des Rois incirconcis ;

Le pied de l’infidèle appuyé sur la nuque
Des vaillants, le saint temple où priaient les aïeux
Souillé, vide, fumant, effondré par les pieux,
Et les vierges en pleurs sous le fouet de l’eunuque,
Et le sombre Iahveh muet au fond des cieux.

Or, laissant, ce jour-là, près des mornes aïeules
Et des enfants couchés dans les nattes de cuir,
Les femmes aux yeux noirs de sa tribu gémir,
Le fils d’Elam, meurtri par la sangle des meules,
Le long du grand Khobar se coucha pour dormir.

Les bandes d’étalons, par la plaine inondée
De lumière, gisaient sous le dattier roussi,
Et les taureaux, & les dromadaires aussi,
Avec les chameliers d’Iran & de Khaldée.
Thogorma, le Voyant, eut ce rêve. Voici.

C’était un soir des temps mystérieux du monde,
Alors que du midi jusqu’au septentrion
Toute vigueur grondait en pleine éruption,
L’arbre, le roc, la fleur, l’homme & la bête immonde,
Et que Dieu haletait dans sa création.


C’était un soir des temps. Par monceaux, les nuées,
Émergeant de la cuve ardente de la mer,
Tantôt, comme des blocs d’airain, pendaient dans l’air ;
Tantôt, d’un tourbillon véhément remuées,
Hurlantes, s’écroulaient en un immense éclair.

Vers le couchant rayé d’écarlate, un œil louche
Et rouge s’enfonçait dans les écumes d’or,
Tandis qu’à l’orient, le mont Gelboé-hor,
De la racine au faîte éclatant & farouche,
Flambait, bûcher funèbre où le sang coule encor.

Et loin, plus loin, là-bas, le sable aux dunes noires,
Plein du cri des chacals & du renâclement
De l’onagre, & parfois traversé brusquement
Par quelque monstre épais qui grinçait des mâchoires
Et laissait après lui comme un ébranlement.

Mais derrière le mont Gelboé-hor, chargées
D’un livide brouillard chaud des fauves odeurs
Que répandent les ours & les lions grondeurs,
Ainsi que font les mers par les vents outragées,
On entendait râler de vagues profondeurs.

Thogorma dans ses yeux vit monter des murailles
De fer d’où s’enroulaient des spirales de tours
Et de palais cerclés d’airain sur des blocs lourds ;
Ruche énorme, géhenne aux lugubres entrailles
Où s’engouffraient les Forts, princes des anciens jours.


Ils s’en venaient de la montagne & de la plaine,
Du fond des sombres bois & du désert sans fin,
Plus massifs que le cèdre & plus hauts que le pin,
Suants, échevelés, soufflant leur rude haleine
Avec leur bouche épaisse & rouge, & pleins de faim.

C’est ainsi qu’ils rentraient, l’ours velu des cavernes
À l’épaule, ou le cerf, ou le lion sanglant.
Et les femmes marchaient, géantes, d’un pas lent,
Sous les vases d’airain qu’emplit l’eau des citernes,
Graves, & les bras nus, & les mains sur le flanc.

Elles allaient, dardant leurs prunelles superbes,
Les seins droits, le col haut, dans la sérénité
Terrible de la force & de la liberté,
Et posant tour à tour dans la ronce & les herbes
Leurs pieds fermes & blancs avec tranquillité.

Le vent respectueux, parmi leurs tresses sombres,
Sur leurs nuques de marbre errait en frémissant.
Tandis que les parois des rocs couleur de sang,
Comme de grands miroirs suspendus dans les ombres,
De la pourpre du soir baignaient leur dos puissant.

Les ânes de Khamos, les vaches aux mamelles
Pesantes, les boucs noirs, les taureaux vagabonds
Se hâtaient, sous l’épieu, par files & par bonds ;
Et de grands chiens mordaient le jarret des chamelles,
Et les portes criaient en tournant sur leurs gonds.


Et les éclats de rire & les chansons féroces
Mêlés aux beuglements lugubres des troupeaux,
Tels que le bruit des rocs secoués par les eaux,
Montaient jusques aux tours où, le poing sur leurs crosses,
Des vieillards regardaient, dans leurs robes de peaux ;

Spectres de qui la barbe, inondant leurs poitrines,
De son écume errante argentait leurs bras roux,
Immobiles, de lourds colliers de cuivre aux cous,
Et qui, d’en haut, dardaient, l’orgueil plein les narines,
Sur leur race des yeux profonds comme des trous.

Puis, quand tout, foule & bruit & poussière mouvante,
Eut disparu dans l’orbe immense des remparts.
L’abîme de la nuit laissa de toutes parts
Suinter la terreur vague & sourdre l’épouvante
En un rauque soupir sous le ciel morne épars.

Et le Voyant sentit le poil de sa peau rude
Se hérisser tout droit en face de cela,
Car il connut, dans son esprit, que c’était là
La Ville de l’angoisse & de la solitude,
Sépulcre de Kaïn au pays d’Hévila ;

Le lieu sombre où, saignant des pieds & des paupières,
Il dit à sa famille errante : — Bâtissez
Ma tombe, car les temps de vivre sont passés.
Couchez-moi, libre & seul, sur un monceau de pierres.
Le Rôdeur veut dormir, il est las, c’est assez.


Gorges des monts déserts, régions inconnues
Aux vivants, vous m’avez vu fuir de l’aube au soir.
Je m’arrête, & voici que je me laisse choir.
Couchez-moi sur le dos, la face vers les nues,
Enfants de mon amour & de mon désespoir.

Que le soleil regarde & que l’eau du ciel lave
Le signe que la haine a creusé sur mon front.
Ni les aigles, ni les vautours ne mangeront
Ma chair, ni l’ombre aussi ne clora mon œil cave.
Autour de mon tombeau les lâches se tairont.

Mais le sanglot des vents, l’horreur des longues veilles,
Le râle de la soif & celui de la faim,
L’amertume d’hier & celle de demain,
Que l’angoisse du monde emplisse mes oreilles
Et hurle dans mon cœur comme un torrent sans frein ! —

Or, ils firent ainsi. Le formidable ouvrage
S’amoncela dans l’air des aigles déserté.
L’Ancêtre se coucha par les siècles dompté,
Et, les yeux grands ouverts, dans l’azur ou l’orage,
La face au ciel, dormit selon sa volonté.

Hénokhia ! cité monstrueuse des Mâles,
Antre des Violents, citadelle des Forts,
Qui ne connus jamais la peur ni le remords,
Telles du fils d’Élam frémirent les chairs pâles,
Quand tu te redressas du fond des siècles morts.


Abîme où, loin des cieux aventurant son aile,
L’Ange vit la beauté de la femme & l’aima,
Où le fruit qu’un divin adultère forma,
L’homme géant brisa la vulve maternelle,
Ton spectre emplit les yeux du Voyant Thogorma.

Il vit tes escaliers puissants bordés de torches
Hautes qui tournoyaient, rouges, au vent des soirs ;
Il entendit tes ours gronder, tes lions noirs
Rugir, liés de marche en marche, &, sous tes porches,
Tes crocodiles geindre au fond des réservoirs ;

Et, de tous les recoins de ta masse farouche,
Le souffle des dormeurs dont l’œil ouvert reluit,
Tandis que, çà & là, sinistres & sans bruit,
Quelques fantômes lents, se dressant sur leur couche,
Écoutaient murmurer les choses de la nuit.

Mais voici que du sein déchiré des ténèbres,
Des confins du désert creusés en tourbillon,
Un Cavalier, sur un furieux étalon,
Hagard, les poings roidis, plein de clameurs funèbres,
Accourut, franchissant le roc & le vallon.

Sa chevelure blême, en lanières épaisses,
Crépitait au travers de l’ombre horriblement,
Et, derrière, en un rauque & long bourdonnement,
Se déroulaient, selon la taille & les espèces,
Les bêtes de la terre & du haut firmament.


Aigles, lions & chiens, & les reptiles souples,
Et l’onagre & le loup, & l’ours & le vautour,
Et l’épais Béhémot, rugueux comme une tour,
Maudissaient dans leur langue, en se ruant par couples,
Ta ville sombre, Hénokh ! & pullulaient autour.

Mais dans leurs lits d’airain dormaient les fils des Anges.
Et le grand Cavalier, heurtant les murs, cria :
— Malheur à toi, monceau d’orgueil, Hénokhia !
Ville du Vagabond révolté dans ses langes
Que le Jaloux avant les temps répudia !

Sépulcre du Maudit, la vengeance est prochaine.
La mer se gonfle & gronde, & la bave des eaux
Bien au-dessus des monts va noyer les oiseaux.
L’extermination suprême se déchaîne,
Et du ciel qui s’effondre a rompu les sept sceaux.

La face du désert dira : Qu’est devenue
Hénokhia, semblable au Gelboé pierreux ?
Et l’aigle & le corbeau viendront, disant entre eux :
Où donc se dressait-elle autrefois sous la nue
La Ville aux murs de fer des géants vigoureux ?

Mais rien ne survivra, pas même ta poussière,
Pas même un de vos os, enfants du Meurtrier !
Holà ! j’entends l’abîme impatient crier,
Et le gouffre t’attire, ô race carnassière
De Celui qui ne sut ni fléchir ni prier !


Kaïn, Kaïn, Kaïn ! Dans la nuit sans aurore,
Dès le ventre d’Héva maudit & condamné,
Malheur à toi par qui le soleil nouveau-né
But, plein d’horreur, le sang qui fume & crie encore,
Pour les siècles, au fond de ton cœur forcené !

Malheur à toi, dormeur silencieux, chair vile,
Esprit que la vengeance éternelle a sacré,
Toi qui n’as jamais cru, ni jamais espéré !
Plus heureux le chien mort pourri hors de ta ville !
Dans ton crime effroyable Iahveh t’a muré. —

Alors, au faîte obscur de la cité rebelle,
Soulevant son dos large & l’épaule & le front,
Se dressa lentement sous l’injure & l’affront
Le Géant qu’enfanta pour la douleur nouvelle
Celle par qui les fils de l’homme périront.

Il se dressa debout sur le lit granitique
Où, tranquille, depuis dix siècles révolus,
Il s’était endormi pour ne s’éveiller plus ;
Puis il regarda l’ombre & le désert antique,
Et sur l’ampleur du sein croisa ses bras velus.

Sa barbe & ses cheveux dérobaient son visage ;
Mais, sous l’épais sourcil, & luisant à travers,
Ses yeux, hantés d’un songe unique, & grands ouverts,
Contemplaient par de la l’horizon, d’âge en âge,
Les jours évanouis & le jeune univers.


Thogorma vit alors la famille innombrable
Des fils d’Hénokh emplir, dans un fourmillement
Immense, palais, tours & murs en un moment ;
Et, tous, ils regardaient l’Ancêtre vénérable,
Debout, & qui rêvait silencieusement.

Et les bêtes poussaient leurs hurlements de haine,
Et l’étalon, soufflant du feu par les naseaux,
Broyait les vieux palmiers comme autant de roseaux,
Et le grand Cavalier gardien de la Géhenne
Mêlait sa clameur âpre aux cris des animaux.

Mais l’Homme violent, du sommet de son aire,
Tendit son bras noueux dans la nuit, & voilà,
Plus haut que ce tumulte vain, comme il parla
D’une voix lente & grave & semblable au tonnerre,
Qui d’échos en échos par le désert roula :

— Qui me réveille ainsi dans l’ombre sans issue
Où j’ai dormi dix fois cent ans, roide & glacé ?
Est-ce toi, premier cri de la mort, qu’a poussé
Le Jeune homme d’Hébron sous la lourde massue
Et les débris fumants de l’autel renversé ?

Tais-toi, tais-toi, sanglot qui montes jusqu’au faîte
De ce sépulcre antique où j’étais étendu !
Dans mes nuits & mes jours je t’ai trop entendu.
Tais-toi, tais-toi, la chose irréparable est faite.
J’ai veillé si longtemps que le sommeil m’est dû.


Mais non ! Ce n’est point là ta clameur séculaire,
Pâle enfant de la femme, inerte sur son sein !
Ô victime, tu sais le sinistre dessein
D’Iahveh m’aveuglant du feu de sa colère.
L’iniquité divine est ton seul assassin.

Silence, ô Cavalier de la Géhenne ! ô Bêtes
Furieuses, qu’il traîne après lui, taisez-vous !
Je veux parler aussi, c’est l’heure, afin que tous
Vous sachiez, ô hurleurs stupides que vous êtes,
Ce que dit le Vengeur Kaïn au Dieu jaloux.

Silence ! Je revois l’innocence du monde.
J’entends chanter encore aux vents harmonieux
Les bois épanouis sous la gloire des cieux ;
La force & la beauté de la terre féconde
En un rêve sublime habitent dans mes yeux.

Le soir tranquille unit aux soupirs des colombes,
Dans le brouillard doré qui baigne les halliers,
Le doux rugissement des lions familiers ;
Le terrestre Jardin sourit, vierge de tombes,
Aux Anges endormis à l’ombre des palmiers.

L’inépuisable joie émane de la Vie ;
L’embrassement profond de la terre & du ciel
Emplit d’un même amour le cœur universel ;
Et la Femme, à jamais vénérée & ravie,
Multiplie en un long baiser l’Homme immortel.


Et l’aurore qui rit avec ses lèvres roses,
De jour en jour, en cet adorable berceau,
Pour le bonheur sans fin éveille un dieu nouveau ;
Et moi, moi, je grandis dans la splendeur des choses,
Impérissablement jeune, innocent & beau !

Compagnon des Esprits célestes, origine
De glorieux enfants créateurs à leur tour,
Je sais le mot vivant, le verbe de l’amour ;
Je parle & fais jaillir de la source divine,
Aussi bien qu’Elohim, d’autres mondes au jour !

Éden ! ô Vision éblouissante & brève,
Toi dont, avant les temps, j’étais deshérité !
Éden, Éden ! Voici que mon cœur irrité
Voit changer brusquement la forme de son rêve,
Et le glaive flamboie à l’horizon quitté.

Éden ! ô le plus cher & le plus doux des songes,
Toi vers qui j’ai poussé d’inutiles sanglots !
Loin de tes murs sacrés éternellement clos
La malédiction me balaye, & tu plonges
Comme un soleil perdu dans l’abîme des flots.

Les flancs & les pieds nus, ma mère Héva s’enfonce
Dans l’âpre solitude où se dresse la faim.
Mourante, échevelée, elle succombe enfin,
Et dans un cri d’horreur enfante sur la ronce
Ta victime, Iahveh ! Celui qui fut Kaïn.


Ô nuit ! Déchirements enflammés de la nue,
Cèdres déracinés, torrents, souffles hurleurs,
Ô lamentations de mon père, ô douleurs,
Ô remords, vous avez accueilli ma venue,
Et ma mère a brûlé ma lèvre de ses pleurs.

Buvant avec son lait la terreur qui l’enivre,
À son côté gisant livide & sans abri,
La foudre a répondu seule à mon premier cri ;
Celui qui m’engendra m’a reproché de vivre,
Celle qui m’a conçu ne m’a jamais souri !

Misérable héritier de l’angoisse première,
D’un long gémissement j’ai salué l’exil.
Quel mal avais-je fait ? Que ne m’écrasait-il,
Faible & nu sur le roc, quand je vis la lumière,
Avant qu’un sang plus chaud brûlât mon cœur viril !

Emporté sur les eaux de la Nuit primitive,
Au muet tourbillon d’un vain rêve pareil,
Ai-je affermi l’abîme, allumé le soleil,
Et, pour penser : Je suis ! Pour que la fange vive,
Ai-je troublé la paix de l’éternel sommeil ?

Ai-je dit à l’argile inerte : Souffre & pleure !
Auprès de la défense ai-je mis le désir,
L’ardent attrait d’un bien impossible à saisir,
Et le songe immortel dans le néant de l’heure ?
Ai-je dit de vouloir & puni d’obéir ?


Ô misère ! Ai-je dit à l’implacable Maître,
Au Jaloux, tourmenteur du monde & des vivants,
Qui gronde dans la foudre & chevauche les vents :
La vie assurément est bonne, je veux naître !
Que m’importait la vie au prix où tu la vends ?

Sois satisfait ! Kaïn est né. Voici qu’il dresse,
Tel qu’un cèdre, son front pensif vers l’horizon.
Il monte avec la nuit sur les rochers d’Hébron,
Et dans son cœur rongé d’une sourde détresse
Il songe que la terre immense est sa prison.

Tout gémit, l’astre pleure & le mont se lamente,
Un soupir douloureux s’exhale des forêts,
Le désert va roulant sa plainte & ses regrets ;
La nuit sinistre, en proie au mal qui la tourmente,
Rugit comme un lion sous l’étreinte des rets.

Et là, sombre, debout sur la roche escarpée,
Tandis que la famille humaine en bas s’endort,
L’impérissable ennui me travaille & me mord,
Et je vois la lueur de la sanglante Épée
Rougir au loin le ciel comme une aube de mort.

Je regarde marcher l’antique Sentinelle,
Le Khéroub chevelu de lumière, au milieu
Des ténèbres, l’Esprit aux six ailes de feu
Qui, dardant jusqu’à moi sa rigide prunelle,
S’arrête sur le seuil interdit par son Dieu.


Il reluit sur ma face irritée, & me nomme :
— Kaïn, Kaïn ! — Khéroub d’Iahveh, que veux-tu ?
Me voici. — Va prier, va dormir. Tout s’est tu,
Le repos & l’oubli bercent la terre & l’homme ;
Heureux qui s’agenouille & n’a pas combattu !

Pourquoi rôder toujours par les ombres sacrées,
Haletant comme un loup des bois jusqu’au matin ?
Vers la limpidité du Paradis lointain
Pourquoi tendre toujours tes lèvres altérées ?
Courbe la face, esclave, & subis ton destin.

Rentre dans ton néant, ver de terre ! Qu’importe
Ta révolte inutile à Celui qui peut tout ?
Le feu se rit de l’eau qui murmure & qui bout,
Le vent n’écoute pas gémir la feuille morte.
Prie & prosterne-toi. — Je resterai debout.

Le lâche peut ramper sous le pied qui le dompte,
Glorifier l’opprobre, adorer le tourment,
Et payer le repos par l’avilissement ;
Iahveh peut bénir dans leur fange & leur honte
L’épouvante qui flatte & la haine qui ment ;

Je resterai debout ! Et du soir à l’aurore,
Et de l’aube à la nuit, jamais je ne tairai
L’infatigable cri d’un cœur désespéré !
La soif de la justice, ô Khéroub, me dévore.
Écrase-moi, sinon, jamais je ne ploîrai.


Ténèbres, répondez ! qu’Iahveh me réponde !
Je souffre, qu’ai-je fait ? — Le Khéroub dit : — Kaïn,
Iahveh l’a voulu. Tais-toi. Fais ton chemin
Terrible. — Sombre Esprit, le mal est dans le monde ;
Oh ! Pourquoi suis-je né ! — Tu le sauras demain. —

Je l’ai su. Comme l’ours aveuglé qui trébuche
Dans la fosse où la mort l’a longtemps attendu,
Flagellé de fureur, ivre, sourd, éperdu,
J’ai heurté d’Iahveh l’inévitable embûche ;
Il m’a précipité dans le crime tendu.

Ô jeune homme, tes yeux, tels qu’un ciel sans nuage,
Étaient calmes & doux, ton cœur était léger
Comme l’agneau qui sort de l’enclos du berger ;
Et Celui qui te fit docile à l’esclavage
Par ma main violente a voulu t’égorger !

Dors au fond du Schéol ! Tout le sang de tes veines,
Ô préféré d’Héva, faible enfant que j’aimais,
Ce sang que je t’ai pris, je le saigne à jamais !
Dors, ne t’éveille plus ! Moi, je crîrai mes peines,
J’élèverai la voix vers Celui que je hais.

Fils des Anges, orgueil de Kaïn, race altière
En qui brûle mon sang, & vous, enfants domptés
De Seth, ô multitude à genoux, écoutez !
Écoutez-moi, Géants ! écoute-moi, poussière !
Prête l’oreille, ô Nuit des temps illimités !


Elohim, Elohim ! Voici la prophétie
Du Vengeur, & je vois le cortége hideux
Des siècles de la terre & du ciel, & tous deux,
Dans cette vision lentement éclaircie,
Roulent sous ta fureur qui rugit autour d’eux.

Tu voudras vainement, assouvi de ton rêve,
Dans le gouffre des Eaux premières l’engloutir ;
Mais lui, lui se rira du tardif repentir.
Comme Léviathan qui regagne la grève,
De l’abîme entr’ouvert tu le verras sortir.

Non plus géant, semblable aux Esprits, fier & libre,
Et toujours indompté, sinon victorieux ;
Mais servile, rampant, rusé, lâche, envieux,
Chair glacée où plus rien ne fermente & ne vibre,
L’homme pullulera de nouveau sous les cieux.

Emportant dans son cœur la fange du Déluge,
Hors la haine & la peur ayant tout oublié,
Dans les siècles obscurs l’homme multiplié
Se précipitera sans halte ni refuge,
À ton spectre implacable horriblement lié.

Dieu de la foudre, Dieu des vents, Dieu des armées,
Qui roules au désert les sables étouffants,
Qui te plais aux sanglots d’agonie, & défends
La pitié, Dieu qui fais aux mères affamées,
Monstrueuses, manger la chair de leurs enfants !


Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô Pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : Adore ! Elle répondra : Non !

D’heure en heure, Iahveh ! ses forces mutinées
Iront élargissant l’étreinte de tes bras ;
Et, rejetant ton joug comme un vil embarras,
Dans l’espace conquis les Choses déchaînées
Ne t’écouteront plus quand tu leur parleras !

Afin d’exterminer le monde qui te nie,
Tu feras ruisseler le sang comme une mer ;
Tu feras s’acharner les tenailles de fer,
Tu feras flamboyer, dans l’horreur infinie,
Près des bûchers hurlants le gouffre de l’Enfer,

Mais quand tes prêtres, loups aux mâchoires robustes,
Repus de graisse humaine & de rage amaigris,
De l’holocauste offert demanderont le prix,
Surgissant devant eux de la cendre des Justes,
Je les flagellerai d’un immortel mépris.

Je ressusciterai les cités submergées,
Et celles dont le sable a couvert les monceaux ;
Dans leur lit écumeux j’enfermerai les eaux ;
Et les petits enfants des nations vengées,
Ne sachant plus ton nom, riront dans leurs berceaux.


J’effondrerai des cieux la voûte dérisoire.
Par de la l’épaisseur de ce sépulcre bas
Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas,
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire,
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas.

Et ce sera mon jour ! Et, d’étoile en étoile,
Le bienheureux Éden longuement regretté
Verra renaître Abel sur mon cœur abrité ;
Et toi, mort & cousu sous la funèbre toile,
Tu t’anéantiras dans ta stérilité. —

Le Vengeur dit cela. Puis, l’immensité sombre
Bond par bond, prolongea, des plaines aux parois
Des montagnes, l’écho violent de la Voix
Qui s’enfonça longtemps dans l’abîme de l’ombre.
Puis, un Vent très-amer courut par les cieux froids.

Thogorma ne vit plus ni les bêtes hurlantes,
Ni le grand Cavalier, ni ceux d’Hénokhia.
Tout se tut. Le silence élargi déploya
Ses deux ailes de plomb sur les choses tremblantes.
Puis, brusquement, le ciel convulsif flamboya.

Et le sceau fut rompu des hautes cataractes.
Le poids supérieur fendit & crevassa
Le couvercle du monde. Un long frisson passa
Dans toute chair vivante ; &, par nappes compactes,
Et par torrents, la Pluie horrible commença.


Puis, de tous les côtés de la terre, un Murmure
Encore inentendu, vague, innommable, emplit
L’espace, & le fracas d’en haut s’ensevelit
Dans celui-là. La mer, avec sa chevelure
De flots blêmes, hurlait en sortant de son lit.

Elle venait, croissant d’heure en heure, & ses lames,
Toutes droites, heurtaient les monts vertigineux,
Ou, projetant leur courbe immense au-dessus d’eux,
Rejaillissaient d’en bas vers la nuée en flammes,
Comme de longs serpents qui déroulent leurs nœuds.

Elle allait, arpentant d’un seul repli de houle
Plaines, vallons, déserts, forêts, toute une part
Du monde, & les cités & le troupeau hagard
Des hommes, & les cris suprêmes, & la foule
Des bêtes qu’aveuglaient la foudre & le brouillard.

Hérissés, & trouant l’air épais, en spirale,
De grands oiseaux, claquant du bec, le col pendant,
Lourds de pluie & rompus de peur, & regardant
Les montagnes plonger sous la mer sépulcrale,
Montaient toujours, suivis par l’abîme grondant.

Quelques sombres Esprits, balancés sur leurs ailes,
Impassibles témoins du monde enseveli,
Attendaient pour partir que tout fût accompli,
Et que sur le désert des Eaux universelles
S’étendît pesamment l’irrévocable oubli.


Enfin, quand le soleil, comme un œil cave & vide
Qui, sans voir, regardait les espaces béants,
Émergea des vapeurs ternes des océans ;
Quand, d’un dernier lien, le Suaire livide
Eut de l’univers mort serré les os géants ;

Quand le plus haut des pics eut bavé son écume,
Thogorma, fils d’Élam, d’épouvante blêmi,
Vit Kaïn le Vengeur, l’immortel Ennemi
D’Iahveh, qui marchait, sinistre, dans la brume,
Vers l’Arche monstrueuse apparue à demi.


Et l’homme s’éveilla du sommeil prophétique,
Le long du grand Khobar où boit un peuple impur.
Et ceci fut écrit, avec le roseau dur,
Sur une peau d’onagre, en langue khaldaïque,
Par le Voyant, captif des cavaliers d’Assur.




THÉODORE DE BANVILLE

LA CITHARE


Déesse, dis comment ce fut le Roi, ton fils,
Guerrier pareil aux Dieux, qui façonna jadis
La Cithare, pieux vainqueur du fleuve sombre,
Puis inventa les Chants soumis aux lois du Nombre,
Envolés & captifs & gardant leur trésor
Comme un voile fermé par une agrafe d’or !
Le soir baignait de feux les cimes du Rhodope.
Ces grands monts désolés que la nue enveloppe
S’enfuyaient dans la nuit comme de noirs géants.
Joyeux & regardé par les antres béants,
Orphée, au vent affreux livrant sa chevelure,
Ivre d’amour, épris de toute la nature,
Chantait, &, s’envolant comme l’oiseau des airs,
Son Ode avait donné la vie aux noirs déserts,
Car les arbres lointains, entraînés par la force
Des vers, orme touffu, chêne à la rude écorce,

Étaient venus, cédant au charme de la voix ;
Et voici qu’à présent le feuillage d’un bois
Mélodieux, immense & rempli de murmures,
Sur le front du chanteur étendait ses ramures ;
Les rocs avaient fendu la terre en un moment :
Ils s’étaient approchés mystérieusement,
Et le torrent glacé, qui pleure en son délire,
Étouffait le sanglot qui toujours le déchire.
Du fond de l’éther vaste & des cieux inconnus
Les oiseaux, déployant leur vol, étaient venus ;
Puis, gravissant les monts neigeux, mornes colosses,
Les animaux tremblants & les bêtes féroces
Et les lions étaient venus. Dans le ravin,
Ils écoutaient, léchant les pieds du Roi divin,
Ou pensifs, accroupis dans une vague extase.
Comme un aigle emportant le rayon qui l’embrase,
L’Hymne sainte, agitant ses flammes autour d’eux,
Mettait de la clarté sur leurs mufles hideux ;
Attendris, ils versaient des larmes fraternelles,
Et la douceur des cieux entrait dans leurs prunelles.
Mais le héros chantait, frémissant de pitié.
Son front, par des rougeurs de flamme incendié,
Était comme les cieux qu’embrasent des aurores.
Mêlant ses vers au bruit dont les cordes sonores
Emplissaient le désert par leur voix adouci,
Le pieux inventeur des chants parlait ainsi :

Ô Dieux, s’écriait-il, écoutez la Cithare !
Dieux du neigeux Olympe & du sombre Tartare

Qui portez dans vos mains le sceptre impérieux !
Et vous aussi, Titans, aïeux de nos aïeux !
Kronos ! embrassant tout dans ton vol circulaire !
Et toi, Bienheureux ! Zeus brûlant ! Roi tutélaire,
Indomptable, sacré, terrible, flamboyant !
Ô Zeus, étincelant, tonnant & foudroyant !
Épouse du roi Zeus, Hèra ! qui seule animes
Tout, sur les pics de neige & sur les vertes cimes,
Quand se glissent au sein de l’éther nébuleux
Ta forme aérienne & tes vêtements bleus !
Rhéa ! qui sur ton char vénérable es traînée
Par des taureaux, Déesse, ô vierge forcenée
Qui t’enivres du bruit des cymbales d’airain !
Hypérion ! strident, tourbillonnant, serein,
Titan resplendissant d’or, qui, dans ta colère,
Parais, Œil de justice, avec ta face claire !
Ô Sélènè fleurie aux cornes de taureau !
Ô toi, robuste Pan, qui sous le vert sureau
Passes, chasseur subtil, avec tes pieds de chèvre !
Cypris nocturne, ayant des roses sur ta lèvre !
Écoutez-moi, vous tous, Dieux de gloire éblouis,
Roi Ploutôn ! Poseidôn roi ! qui te réjouis
Des flots ! puissant Érôs ! Et toi, Titanienne,
Vierge, archer au grand cœur, reine Dictynienne,
Qui bondis & te plais, dénouant tes liens
Sur la montagne verte, aux aboiements des chiens !
Hèphaistos, ouvrier industrieux, qui hantes
Les villes ! Bel Hermès ! Arès aux mains sanglantes !
Perséphonè ! Lètô ! reines aux bras charmants !

Toi qui reçus la foudre en tes embrassements,
Sémélè ! Toi, puissant Bakkhos aux yeux affables,
Ceint de feuillages, né sur des lits ineffables !
Guerrier au front mitré, dieu rugissant & doux,
Ô toi qui meurs pour nous & qui renais en nous !
Vous, Charites aux noms illustres, florissantes,
Dont le fauve soleil dore d’éblouissantes
Parures de rayons les cheveux dénoués !
Euménides ! qui sur vos beaux fronts secouez
Des serpents agitant sinistrement leurs queues,
Et qui regardez l’eau du Styx ! Déesses bleues,
Écoutez la Cithare ! Ô Démons redoutés !
Esprits des bois & des fontaines, écoutez
La Cithare ! Écoutez le cri de sa victoire !
Viens, écoute-la, Nuit sainte à la splendeur noire !
Écoute-la, splendide Éôs, qui sur les lys
Mets ta rose lumière ! Écoute-la, Thémis !
Écoutez-la, vous tous, Dieux ! Et vous, Muses chastes !
Et vous, Nymphes qui dans les solitudes vastes
Éparpillez dans l’air votre chant innocent,
Courant obliquement & vous réjouissant
Des antres ! qui prenez vos caprices pour guides,
Et, rieuses, marchez par des chemins liquides !
Ô Vierges qu’on admire en vos jeux querelleurs
Et dont les jeunes fronts sont couronnés de fleurs !
Vous tous, Guerriers, Démons bienfaisants, Rois fidèles !
Vous dont chaque pensée errante en vos prunelles
Contient l’éternité sereine d’une Loi,
Écoutez la Cithare, où gronde avec effroi

L’orage des sanglots humains, & d’où ruisselle
Comme un fleuve éperdu la vie universelle !

Ô Dieux, pendant les nuits sereines, anxieux,
J’ai longtemps écouté le bruit qui vient des cieux,
D’où sans cesse le Chant des Étoiles s’élance
Si doux, que nous prenons ses voix pour le silence !
Dieux comme vous, mais faits de flamme & de clarté,
Les grands Astres épars dans la limpidité
De l’azur, triomphants d’orgueil & de bravoure,
Vivent dans la splendeur blanche qui les entoure.
Héros, nymphes, guerriers, chasseurs, parmi les flots
De clairs rayons, les uns de leurs blancs javelots
Percent, victorieux, des monstres de lumière ;
Penchés sur des chevaux à l’ardente crinière,
Coursiers de neige ailés au vol terrible & sûr,
D’autres livrent bataille à des hydres d’azur.
Sur de resplendissants dragons des Vierges pâles
Volent, de leurs cheveux secouant des opales,
Et le ciel, traversé d’un éclair vif & prompt,
S’enflamme au diamant qui tressaille à leur front.
Celles-là dans la mer de feu blanche & sonore
Puisent des flots ravis, puis renversent l’amphore
Au flanc lourd traversé par un reflet changeant
D’où la lumière tombe en poussière d’argent ;
D’autres, aux seins de lys & de neiges fleuries,
Dansent dans les brûlants jardins de pierreries,
Et des Astres pasteurs, près des fleuves de blancs
Diamants, dont les flots sont des rayons tremblants,

Conduisent leur troupeau d’étoiles qui flamboie,
Et tous chantent, joyeux d’être Lumière & Joie !
C’est leur Chant écouté dans la tremblante nuit
Par l’arbre muet, par le fleuve qui s’enfuit,
Par la mer furieuse & dont les flots sauvages
Déborderaient bientôt leurs arides rivages,
Qui fait que l’univers par le Nombre enchaîné
Obéit & demeure à la règle obstiné ;
Que l’arbre, noir captif, boit aux sources divines
Sans tenter d’arracher de terre ses racines ;
Que le fleuve sommeille, oubliant ses douleurs,
Et que l’ombre au vol noir, laissant couler ses pleurs
Et son sang, d’où les fleurs du matin vont éclore,
Sans révolte & sans cri s’enfuit devant l’aurore !
Ce chant nous dit : Mortels & Dieux, pour ressaisir
La joie, élevez-vous par le puissant désir
Vers le ciel chaste où l’ombre affreuse est inconnue !
Car, si vous le voulez, à votre épaule nue
Des ailes s’ouvriront, &, dévorés d’amour,
Vous monterez enfin vers la Lumière. Un jour,
La Mort, la Nuit, cessant de sembler éternelles,
Fuiront devant le feu sacré de vos prunelles,
Et vos lèvres, buveurs d’ambroisie & de miel,
Boiront la clarté même & la splendeur du ciel ! »
Hélas ! telles vers nous leurs prières s’envolent ;
Mais souvent, en leur clair triomphe, ils se désolent
Parce que, dans la nuit courant vers le trépas,
Les hommes & les Dieux ne les entendent pas !

C’est ainsi que chanta le vénérable Orphée,
Et des antres obscurs une plainte étouffée
Monta comme un soupir dans le désert profond ;
Et les arbres aux durs rameaux venus du fond
De la Piérie, en fendant la terre noire,
Pour ombrager le front du Roi brillant de gloire,
Les hêtres, les tilleuls & le chêne mouvant
Murmuraient comme si dans l’haleine du vent
Leur feuillage eût voulu jeter sa vague plainte.
La gazelle timide, oubliant toute crainte,
Rêvait dans son extase auprès des ours affreux ;
Les tigres, qui semblaient se consulter entr’eux,
Échangeaient, frissonnants, des sanglots & des râles ;
Les lions agitaient leurs chevelures pâles ;
Debout sur les rochers qui suivaient les détours
Du fleuve plein d’un bruit sinistre, les vautours
Et les aigles, ouvrant leurs ardentes prunelles,
Se tournaient vers Orphée, ivres, battant des ailes,
Palpitants sous le souffle immense de l’esprit,
Et regardaient ses yeux pleins d’astres. Il reprit :

Ô Dieux ! les animaux que notre orgueil dédaigne
Et dont le flanc blessé comme le nôtre saigne,
Ces lions dont la faim répugne aux lâchetés,
Les chevaux bondissants, les tigres tachetés,
Ces aigles dont le vol est comme un jet de flammes,
Ces colombes du ciel, ont comme nous des âmes.
Le farouche animal, par nous humilié,
Si nous y consentions, serait notre allié.

Il nous parle, & sans cesse il nous offre à voix haute
D’entrer dans nos maisons sans haine, comme un hôte ;
Mais c’est en vain que les gazelles dans les bois
Et les oiseaux de l’air avec leurs douces voix
Veulent émouvoir l’homme altéré de carnage,
Car il a refusé d’apprendre leur langage.
Haïs par nous, leurs yeux où l’espoir vit encor
Se tournent vaguement vers les demeures d’or
Où leur intelligence aimante vous devine ;
Avides comme nous de la clarté divine,
Ils vous cherchent sans doute, humbles & résignés,
Mais vainement ! Pas plus que nous vous ne daignez
Pardonner à la brute en vos haines funestes,
Et vous détournez d’elle, ô Dieux, vos fronts célestes !
J’ai vu cela ! j’ai vu que dans le firmament
Comme ici-bas, souffrant du même isolement
Et séparés toujours par d’invincibles voiles,
L’homme & les animaux, les Dieux & les Étoiles
Vivaient en exil dans l’univers infini,
Faute d’avoir trouvé le langage béni
Qui peut associer ensemble tous les Êtres,
Les Dieux-Titans avec les Satyres champêtres
Et la brute avec l’homme & les Astres vainqueurs,
Celui qui domptera par sa force les cœurs
De tous ceux dont le jour fait ouvrir les paupières,
Et qu’entendront aussi les ruisseaux & les pierres !
Car les rocs chevelus à la terre enchaînés,
Les fleuves par le cours des astres entraînés,
Les arbres frissonnants sous leurs écorces rudes,

Les torrents dans la morne horreur des solitudes
Voudraient aussi vous voir & pouvoir vous parler,
Puisqu’en prêtant l’oreille on entend s’exhaler
Parmi leur masse inerte & dans leurs chevelures
Des essais de sanglots, des restes de murmures ;
Et ces vaincus, ô Dieux, que les noirs ouragans
Tourmentent dans la nuit de leurs fouets arrogants
Et que mord la tempête aux haleines de soufre,
Voudraient vous dire aussi que la Nature souffre,
Vainement attentifs au seul bruit de vos pas :
Aveugles & muets, ils ne le peuvent pas.
Et tel est le martyre ineffable des choses !
Vous n’entendez jamais crier le sang des roses
Et nous demeurons sourds aux plaintes des soleils.
J’ai vu que tous ces durs exils étaient pareils
Et que tout gémissait de cette loi barbare,
Alors j’ai de mes mains façonné la Cithare !

Et dans ses flancs polis au gracieux contour
Le Chant s’est éveillé, terrible & tour à tour
Caressant, qui bondit en son vol avec rage
Et gronde, sillonné de feux, comme l’orage,
Et jusqu’aux cieux meurtris ouvre son large essor
Et prend les cœurs domptés en ses doux liens d’or.
Il s’est éveillé dans les flancs de la Cithare
Et s’est enfui ; puis, comme un oiseau qui s’effare,
Après avoir erré dans son vol éperdu
Jusqu’aux astres d’argent, il est redescendu
Vers moi, souffle en délire, & s’est posé, farouche,

Avec l’essaim des mots sonores, sur ma bouche.

Muses, que l’Olmios charme par son fracas
Et dont on voit les pieds légers & délicats
Bondir autour de la fontaine violette
Où toujours votre Danse agile se reflète !
Vos chants ambroisiens, vierges aux belles voix,
Illustrent par des chœurs les triomphes des rois,
Et votre Hymne, éclatant comme un cri de victoire,
Vole & fait retentir au loin la terre noire.
Vous dites le grand Zeus déchaînant sur la plèbe
Des Titans monstrueux, les dieux nés de l’Érèbe,
Puis enfermant au fond d’un cachot souterrain
Briarée au grand cœur dans un enclos d’airain ;
Et vous dites l’archer Apollon à l’épée
D’or, plantant ses lauriers sur la roche escarpée
Que leur feuillage obscur couvre d’un noir manteau,
Et foudroyant d’un trait la serpente Pytho,
Monstre énorme, sanglant, dont la force sacrée
D’Hypérion pourrit la dépouille exécrée ;
Vous dites Lysios, nourrisson triomphant
Des Nymphes, enlevé sous les traits d’un enfant
Près de la mer, faisant par un prodige insigne
Sur le mât des voleurs croître & grimper la vigne,
Et, sur la nef rapide où coulait un vin doux,
Devenant un lion rugissant de courroux ;
Vous dites, bondissant en vos danses hardies,
Aphroditè d’or aux paupières arrondies
Qui par un doux Désir prit les Olympiens

Et les hommes & les oiseaux aériens,
Et qui, vivante fleur que sa beauté parfume,
Apparut sur la mer dans la sanglante écume !
Et les Heures alors, filles du Roi des cieux,
Parèrent sa poitrine & son cou gracieux
De colliers brillants dont la splendeur environne
Sa chair de neige, puis ornant d’une couronne
Son front ambroisien, s’empressèrent encor
Pour attacher à ses oreilles des fleurs d’or !
Ô Muses ! bondissant près des eaux ténébreuses,
Vous célébrez ainsi les victoires heureuses
Et Cypris rayonnant sur les flots onduleux
Et Bakkhos couronné de ses beaux cheveux bleus !
Mais moi, je chante l’Homme & sa dure misère
Et les maux qui toujours le tiennent dans leur serre,
Pauvre artisan boiteux, qui sous l’ombre d’un mur
Travaille & forge, ayant l’appétit de l’azur !
Victime qui, de gloire & de fange mêlée,
Ne possède ici-bas qu’une flamme volée
Et voit mourir les lys entre ses doigts flétris !
Être affamé d’amour, qui dans ses bras meurtris
Ne peut tenir pendant une heure son amante
Sans qu’un génie affreux venu dans la tourmente
La lui prenne sitôt que cette heure s’enfuit
Et, blanche, la remporte aux gouffres de la nuit !
Je dis le chant plaintif des âmes prisonnières
Et des monstres fuyant le jour en leurs tanières :
Ce chant est deuil, espoir, mystère, amour, effroi ;
Il naît dans ma poitrine & s’exhale de moi,

Et lorsque vient le soir dans la plaine glacée,
Il porte jusqu’à vous la profonde pensée
Des tigres, des lions songeurs au large flanc
Condamnés comme nous à répandre le sang,
Et des chevaux ardents que la forêt protége,
Et des chiens affamés dans les déserts de neige,
Et des oiseaux de flamme au plumage vermeil,
Et des aigles qui, pour s’approcher du soleil,
Volent dans la lumière au-dessus de nos tombes,
Et des biches en pleurs & des blanches colombes !

Surtout je suis la voix, prompte à vous célébrer,
De tout ce qui n’a pas de larmes à pleurer.
Le rocher vous regarde. Hélas ! pendant qu’il songe,
Il sent la goutte d’eau sinistre qui le ronge.
Le flot tumultueux déchiré de tourments
Voudrait mêler des mots à ses gémissements,
Et son hurlement sourd expire dans l’écume.
L’arbre en vain tord ses bras désolés dans la brume :
La terre le retient ; son feuillage mouvant
N’a qu’un vague soupir déchiré par le vent.
Tous ces êtres que tient la morne somnolence
Sont pour l’éternité murés dans le silence.
C’est pourquoi la Cithare inconsolée, ô Dieux,
Pleure & gémit pour eux en cris mélodieux,
Et c’est pourquoi, sentant dans mon cœur les morsures
Cruelles & le feu cuisant de leurs blessures,
Je vous adjure encor pour que votre pitié
Tombe parfois sur l’être obscur & châtié,

Et délivre surtout de leurs douleurs secrètes
L’immobile captif & les choses muettes !

Ayant ainsi chanté pour tous, le Roi divin
Se tut ; mais emplissant les gorges du ravin,
Un reste de sa plainte émue errait encore
Douloureusement sur la cithare sonore.
La nuit tombait ; alors, dans le grand désert nu,
Comme si le neigeux Olympe fût venu
Vers l’inventeur des chants, &, pour trouver sa trace,
Eût traversé le golfe où dort la mer de Thrace,
Et, portant sur sa tête un ciel de diamants,
Franchi les sables d’or & les grands lacs dormants,
Un mont parut, sauvage, ébloui, grandiose
Et noyé de lumière, où dans la clarté rose
Les Immortels vêtus de pourpre étaient debout.
Secourables, semblant avoir pitié de tout.
Leurs regards enchantaient par leurs clartés ailées
La forêt sombre & les étoiles désolées ;
Et le divin Orphée, interrogeant leurs yeux,
Sentit grandir en lui l’homme victorieux
Et bénit l’art des chants en son cœur plein de joie ;
Car sur le front des cieux où leur blancheur flamboie
Les Astres, dont la voix perçait l’éther jaloux,
Resplendissaient de feux plus riants & plus doux ;
Et, consolés dans leur mystérieux martyre,
Les monstres effrayants voyaient les Dieux sourire.

Déesse, vers l’oubli, chargé de nos remords,

Les longs siècles s’en vont ; beaucoup de Dieux sont morts
Depuis la nuit où l’Hèbre en son eau révoltée
Roulait avec horreur la tête ensanglantée
Du poëte, jouet adorable des flots.
Toujours depuis ce temps des milliers de sanglots
Humains, jusqu’au seuil d’or des célestes demeures,
Inexorablement suivent le vol des Heures ;
L’homme désespéré ne voit devant ses yeux
Qu’un voile noir cloué sur la porte des cieux,
Et, muré tout vivant dans la nuit ténébreuse,
Ne sait plus rien, sinon que sa douleur affreuse
Doit à jamais rester muette, & qu’il est seul.
Mais moi, baisant les pas sacrés du grand aïeul,
J’entends, j’entends encor l’âme de la Cithare
Exhaler ses premiers cris vers le Ciel avare
Que sa voix frémissante essayait d’apaiser,
Et soupirer avec la douceur d’un baiser !






DIX BALLADES JOYEUSES

POUR PASSER LE TEMPS

Composées à la manière de François Villon, excellent poëte
qui a vécu sous le règne du roi Louis le onzième,
par Théodore de Banville.

————


I

BALLADE

DE SES REGRETS POUR L’AN 1830


Je veux chanter ma ballade à mon tour !
Ô Poésie, ô ma mère mourante,
Comme tes fils t’aimaient d’un grand amour,
Dans ce Paris, en l’an mil huit cent trente !
Pour eux les docks, l’autrichien, la rente.
Les mots de Bourse étaient du pur hébreu ;
Enfant divin, plus beau que Richelieu,
Musset chantait ; Hugo tenait la lyre.
Jeune, superbe, écouté comme un dieu.
Mais à présent, c’est bien fini de rire.


C’est chez Nodier que se tenait la cour.
Les deux Deschamps à la voix enivrante
Et de Vigny charmaient ce clair séjour.
Dorval en pleurs, tragique & déchirante,
Galvanisait la foule indifférente.
Les diamants foisonnaient au ciel bleu !
Passât la Gloire, avec son char de feu,
On y courait comme un juste au martyre,
Dût-on se voir écrasé sous l’essieu.
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

Des joailliers connus dans Visapour
Et des seigneurs arrivés de Tarente
Pour Cidalise ou pour la Pompadour
Se provoquaient de façon conquérante,
La brise en fleur nous venait de Sorrente !
À ce jourd’huy les rimeurs, ventrebleu !
Savent le prix d’un lys & d’un cheveu ;
Ils comptent bien ; plus de sacré délire !
Tout est conquis par des fesse-Mathieu :
Mais à présent, c’est bien fini de rire.


ENVOI.


En ce temps-là, moi-même, pour un peu,
Féru d’amour pour celle dont l’aveu
Fait ici-bas les Dante & les Shakspere,
J’aurais baisé son brodequin par jeu !
Mais à présent, c’est bien fini de rire.






II

BALLADE

DES BELLES CHALONNAISES.


Pour boire j’aime un compagnon,
J’aime une franche gaillardise,
J’aime un broc de vin bourguignon,
J’aime de l’or dans ma valise,
J’aime un verre fait à Venise,
J’aime parfois les violons ;
Et surtout, pour faire à ma guise,
J’aime les filles de Châlons.

Ce n’est pas au bord du Lignon
Qu’elles vont laver leur chemise.
Elles ont un épais chignon
Que tour à tour frise & défrise
L’aile du vent & de la brise :
De la nuque jusqu’aux talons,
Tout le reste est neige & cerise.
J’aime les filles de Châlons.

Même en revenant d’Avignon
On admire leur vaillantise.

Le sein riche & le pied mignon,
L’œil allumé de convoitise,
C’est dans le vin qu’on les baptise.
Vivent les cheveux drus & longs !
Pour avoir bonne marchandise,
J’aime les filles de Châlons !


ENVOI.


Prince, un chevreau court au cytise !
Matin & soir, dans vos salons,
Vous raillez ma fainéantise :
J’aime les filles de Châlons.






III

BALLADE

DE LA BONNE DOCTRINE


La gloriole est une viande creuse.
Rire à des yeux emplis de diamants,
Baiser le front d’une vierge amoureuse,
Être ébloui par les bleus firmaments,

Fuir la douleur entre des bras charmants,
Boire un vin vieux bien vierge de teinture,
Aimer une humble & forte créature,
Dormir son soûl sur un bon matelas,
Sur les murs nus clouer de la peinture,
C’est le moyen d’avoir joie & soulas.

Pleurer d’amour dans la nuit ténébreuse,
Voir un beau sein tout chargé d’ornements.
Cueillir la rose avec la tubéreuse,
Causer de rien, comme font les amants,
Tailler la pourpre en nobles vêtements,
Être ravi par l’humaine structure,
Sucer le lait de la mère Nature,
Quand l’or s’en va ne pas crier : Hélas !
Prendre en tout temps Rabelais pour lecture,
C’est le moyen d’avoir joie & soulas.

Mordre en vainqueur la pomme savoureuse,
Ouïr au loin le bruit des instruments,
Rêver aux jours où rayonnait Chevreuse,
Errer superbe au pays des romans,
Chérir le calme & ses enchantements,
Louer la grâce à la riche ceinture,
Tenir son cœur tout prêt à l’aventure,
Au mois d’avril fumer près des lilas,
Polir des vers pour la race future,
C’est le moyen d’avoir joie & soulas.

ENVOI.


Prince, je fuis le monde & sa torture.
Je resterai (Dieu veille à ma pâture !)
Épris des vers, des lys, des falbalas ;
Tranchons le mot, de la littérature.
C’est le moyen d’avoir joie & soulas.






IV

BALLADE

DE SA FIDÉLITÉ A LA POÉSIE


Chacun s’écrie avec un air de gloire :
À moi le sac, à moi le million !
Je veux jouir, je veux manger & boire,
Donnez-moi vite, & sans rébellion,
Ma part d’argent ; on me nomme lion.
Les dieux sont morts, & morte l’allégresse.
L’art défleurit, la muse en sa détresse
Fuit, les seins nus, sous un vent meurtrier,
Et cependant tu demandes, maîtresse,
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.

O Piéride, ô fille de Mémoire,
Trouvons des vers dignes de Pollion !

Non, mon ami, vends ta prose à la foire.
Il s’agit bien de chanter Ilion !
Cours de ce pas chez le tabellion.
Les coteaux verts n’ont plus d’enchanteresse ;
On ne va plus suivre la Chasseresse
Sur l’herbe fraîche où court son lévrier.
Si, nous irons, ô lyre vengeresse.
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.

Et Galatée à la gorge d’ivoire
Chaque matin dit à Pygmalion :
Oui, j’aimerai ta barbe rude & noire,
Mais que je morde à même un galion !
Il est venu, l’âge du talion :
As-tu de l’or ? voilà de la tendresse.
Et tout se vend, la divine caresse
Et la vertu ; rien ne sert de prier ;
Le lait qu’on suce est un lait de tigresse.
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.


ENVOI.


Siècle de fer, crève de sécheresse ;
Frappe & meurtris l’Ange à la blonde tresse.
Moi, je me sens le cœur d’un ouvrier
Pareil à ceux qui florissaient en Grèce.
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.





V

BALLADE

POUR SA COMMÈRE


Le beau baptême & la belle commère !
Quels jolis yeux ! disaient les assistants.
On rôtissait les bœufs entiers d’Homère
Et l’on ouvrait la porte à deux battants.
Bonne Alizon ! même après tant de temps,
Quand je la vois, mon âme en est tout aise.
Elle a des yeux d’enfer, couleur de braise,
Et le sein rose & des lys à foison ;
Elle est savante avec ses airs de niaise.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !

En ce temps-là, mordant l’écorce amère,
Dans mon pays de forêts & d’étangs,
J’étais encore un coureur de chimère.
Elle, on eût dit un matin de printemps !
Mais, à la fin, voici qu’elle a trente ans.
Ses grands cheveux sont blonds, ne vous déplaise !
Et longs & fins, & lourds, par parenthèse,
À n’y pas croire. Oh ! la riche toison !
À la tenir on sait ce qu’elle pèse.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !


Oh ! comme fuit cette enfance éphémère !
Mon Alizon, dont les cheveux flottants
Étaient si fous, regarde, en bonne mère,
Ses petits gars, forts comme des titans,
Courir pieds nus dans les prés éclatants.
Elle travaille assise sur sa chaise.
Ne croyez pas surtout qu’elle se taise
Plus qu’un oiseau dans la belle saison ;
Et sa chanson n’est pas la plus mauvaise.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !


ENVOI.


Avec un rien, on la fâche, on l’apaise.
Les belles dents à croquer une fraise !
J’en étais fou pendant la fenaison.
Elle est mignonne & rit quand on la baise ;
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon.






VI

BALLADE

POUR CÉLÉBRER LES PUCELLES


Puisque Paris, fou de poudre de riz,
Veut qu’on se plâtre en manière de cygne,

Et qu’il a fait ses plaisirs favoris
De ces gothons qui se peignent un signe,
Je tourne bride & change ma consigne.
Loue avec nous, Amour, méchant garçon,
La gerbe d’or qui sera ta moisson ;
Viens, lorsqu’on suit les saintes jouvencelles
Qui vont tressant leurs voix à l’unisson,
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.

Le parfumeur vend les Jeux & les Ris,
Et sous les yeux on se trace une ligne.
On badigeonne un front comme un lambris ;
C’est trop de luxe & je m’en sens indigne.
Qu’on me ramène à la feuille de vigne !
Oh ! quelle gloire, ignorer sa leçon !
Balbutier l’immortelle chanson !
Rien n’est cruel & divin comme celles
Que fait rougir un timide frisson :
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.

Les vierges sont des cœurs & des esprits,
Et la candeur sereine les désigne.
Leurs francs appas sont comme un gai pourpris
Jonché de rose & de blancheur insigne :
Le lys les nomme & la neige les signe.
Leurs bras polis sont froids comme un glaçon
Et le Désir niche dans le buisson
De leurs cheveux, où brillent des parcelles

D’or, ouvragé d’une riche façon.
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.


ENVOI.


Il faut se rendre & leur payer rançon,
Lorsque Cypris, guidant son enfançon,
Dans leurs yeux noirs jette des étincelles.
Le vin bouillonne ; allons, verse, échanson,
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.






VII

BALLADE

DE BANVILLE AUX ENFANTS PERDUS


Je le sais bien que Cythère est en deuil !
Que son jardin, souffleté par l’orage,
O mes amis, n’est plus qu’un sombre écueil
Agonisant sous le soleil sauvage.
La Solitude habite son rivage.
Qu’importe ! allons vers les pays fictifs !
Cherchons la plage où nos désirs oisifs
S’abreuveront dans le sacré mystère
Fait pour un chœur d’esprits contemplatifs :
Embarquons-nous pour la belle Cythère.


La grande mer sera notre cercueil ;
Nous servirons de proie au noir naufrage,
Le feu du ciel punira notre orgueil
Et l’aquilon nous garde son outrage.
Qu’importe ! allons vers le clair paysage !
Malgré la mer jalouse & les récifs,
Venez, partons comme des fugitifs,
Loin de ce monde au souffle délétère.
Nous dont les cœurs sont des ramiers plaintifs,
Embarquons-nous pour la belle Cythère.

Des serpents gris se traînent sur le seuil
Où souriait Cypris, la chère image
Aux tresses d’or, la vierge au doux accueil !
Mais les Amours sur le plus haut cordage
Nous chantent l’hymne adoré du voyage.
Héros cachés dans ces corps maladifs,
Fuyons, partons sur nos légers esquifs,
Vers le divin bocage où la panthère
Pleure d’amour sous les rosiers lascifs :
Embarquons-nous pour la belle Cythère.


ENVOI.


Rassasions d’azur nos yeux pensifs !
Oiseaux chanteurs, dans la brise expansifs,
Ne souillons pas nos ailes sur la terre.
Volons, charmés, vers les dieux primitifs !
Embarquons-nous pour la belle Cythère.






VIII

BALLADE

POUR LA SERVANTE DU CABARET


Ami, partez sans moi ; l’Amour vous suit
Pour faire fête à votre belle hôtesse.
Vous dites donc qu’on aura cette nuit
Souper au vin du Rhin, grande liesse
Et cotillon, chez une poëtesse.
Que j’aime mieux dans les quartiers lointains,
Au grand soleil ouvert tous les matins,
Ce cabaret flamboyant de Montrouge
Où la servante a des yeux libertins !
Vive Margot avec sa jupe rouge !

On peut trouver là-bas, si l’on séduit
Quelque farouche & svelte enchanteresse,
Un doux baiser, pris & donné sans bruit,
Même, au besoin, un soupçon de caresse ;
Mais, voyez-vous, Margot est ma déesse.
J’ai tant chéri ses regards enfantins,
Et les boutons de rose si mutins
Qu’on voit fleurir dans son corset qui bouge !
Sa lèvre est folle & ses cheveux châtains :
Vive Margot avec sa jupe rouge !

J’ai quelquefois grimpé dans son réduit
Où le vieux mur a vu mainte prouesse.
Elle est si rose & si fraîche au déduit,
Quand rien ne gêne en leur rude allégresse
Son noble sang & sa verte jeunesse !
Le lys tremblant, la neige & les satins
Ne brillent pas plus que les blancs tétins
Et que les bras de cette belle gouge.
Pour égayer l’ivresse & les festins,
Vive Margot avec sa jupe rouge !


ENVOI.


Prince, chacun nous suivrons nos destins.
Restez ce soir dans les salons hautains
De Cidalise, & je retourne au bouge,
Aux gobelets, aux rires argentins.
Vive Margot avec sa jupe rouge !






IX

BALLADE

POUR TROIS SŒURS QUI SONT SES AMIES


Ce sont trois sœurs, trois blondes, mais Lucy
Est un peu fauve, & Lise est un peu rousse.

Jeanne au beau front par le doute obscurci
Est la plus fière, & Lucy la plus douce.
Dans le jardin, sur un tapis de mousse,
Nous devisons comme des écoliers ;
Ce sont parfois des contes par milliers,
Puis je sertis de folles rimes, voire
Des madrigaux pour leurs petits souliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.

Lucy me fait songer & Jeanne aussi ;
Et qu’un rayon de lumière éclabousse
Le front vermeil de Lise, me voici
Charmé : l’Amour, ayant vidé sa trousse,
Trouve à souhait des traits que rien n’émousse
Dans ses grands yeux pensifs & singuliers.
Lucy soupire & me dit : Vous parliez,
Parlez encor ; trouvez-nous quelque histoire.
Le soleil rit sur les blancs escaliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.

Lise est ma joie & mon plus cher souci ;
Lucy m’attire & Jeanne me repousse ;
Mais je l’adore, & j’ai le cœur transi
Dès qu’elle pleure & qu’elle se courrouce
Pour un baiser sur l’ongle de son pouce.
Puis en jouant avec ses lourds colliers,
Je dis à Lise : Enfant, si vous vouliez !
Elle répond : Ami, songe à la gloire.

Lucy me cueille un fruit des espaliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.


ENVOI.


Prince, une fois il faut que vous alliez
Dans ce jardin, pour voir humiliés
L’or, le saphir, les diamants, l’ivoire,
Tous les rubis de vos fins joailliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.






X

BALLADE

EN QUITTANT LE HAVRE-DE-GRACE


Enfin je pars & voici le navire.
Adieu, Paris joyeux ; adieu, tombeau !
Vis sans savoir que Misère soupire,
Maigre, & saignant sur son vieil escabeau,
Et ses seins nus mal couverts d’un lambeau.
Vis dans ta haine & dans ton avarice ;
Moi je m’envole au gré de mon caprice.
La voile s’enfle, éprise de l’éther,
Et, délivré, j’invoque ma nourrice,
La mer aux flots tumultueux, la mer !


Adieu, prison oh pleura mon martyre !
Adieu, Gobsecks à l’âme de corbeau !
La vague est là qui me berce & m’attire ;
L’archer divin, jeune, féroce & beau,
A sur la mer secoué son flambeau.
Dans sa splendeur, comme une impératrice,
Elle sourit, la grande séductrice ;
Et je respire, ivre du gouffre amer,
Pour que son souffle odorant me guérisse,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

J’entends passer comme un accord de lyre.
O lovelace en habit bleu barbeau,
Féru d’amour pour une tirelire,
Paris, adieu, garde tes Mirabeau
Et Ferraris & Juliette Beau !
Amuse-toi ; que ton été fleurisse.
J’ai sous mes pieds la sainte inspiratrice
Dont l’âpre haleine a pénétré ma chair,
La grande mer, la mer consolatrice,
La mer aux flots tumultueux, la mer !


ENVOI.


Toi, cœur blessé, ferme ta cicatrice.
L’algue éplorée aux verts cheveux lambrisse
Le roc ; je vois briller au soleil clair
La verte plaine où le flot se hérisse,
La mer aux flots tumultueux, la mer !




LA COMÉDIE


 
Ô nymphe Thalia, tu naissais ! Frais & verts,
Les clairs feuillages sous les rayons semblaient rire ;
Le mot Joie en tes yeux divins pouvait se lire,
Et sur son chariot Thespis chantait des vers !

On voyait dans son ode, au bord des flots divers
Le faune poursuivant la faunesse en délire.
Et Silène endormi, ronflant comme une lyre
Sur son âne pensif qui marche de travers.

Les rires d’or, avec des notes ingénues,
Éclataient dans les rangs des jeunes filles nues ;
Le vendangeur voyait briller les cieux profonds,

Et les vers, troupe folle, ardente, ensoleillée,
Voltigeaient, gais oiseaux charmeurs aux cris bouffons,
Sur sa lèvre, de jus de raisin barbouillée.



ANTONI DESCHAMPS

———


ANNONCIADE


Elle avait dix-sept ans ; elle était blonde & belle,
Comme Vénus Victrix ou la grande Cybèle ;
Sa bouche avait ravi sa fraîcheur au Printemps,
Et ses yeux étaient doux & regardaient longtemps.
Sa mère avait couvé cette enfant sous son aile
Afin d’en retirer un revenu fidèle ;
Elle l’avait jetée aux bras d’un impotent,
Faible d’âme & de cœur, mais fort d’argent comptant,
Et muette de peur, toute pétrifiée,
À cette croix de chair l’avait crucifiée.
Cependant l’habitude & puis quelques égards,
Fleur de l’hiver de l’homme & pardon des vieillards,
Ayant apprivoisé la pudeur offensée,
Dans le repos du cœur l’avaient enfin laissée.
Et cette pauvre enfant trouvait quelques douceurs
À ressembler du moins par le nom à ses sœurs.

Mais les Dieux de l’amour & ceux dont la puissance
Préside à l’hyménée, ainsi qu’à la naissance,
Sous leur berceau de myrte aux nœuds voluptueux,
Contemplaient courroucés le couple monstrueux ;
Lucine s’indignait, dans sa cour isolée,
De n’être pas encor par l’épouse appelée,
Et l’Amour, appuyé sur son arc détendu,
Son flambeau renversé, le visage éperdu,
En voyant à sa loi cette femme rebelle,
Se plaignait à Vénus qui la faisait si belle.

« O vieillard, disait-il, tu gardes ce trésor,
Comme l’avare assis à côté de son or ;
Content d’avoir souillé sa pureté première
Et dans le sein du jour étouffé la lumière.
Et comment peux-tu donc, le matin, soutenir
Le dédain de ces yeux que tu n’as pu ternir ?
Vieillard, à deux genoux tu leur demandes grâce.
Alors que tu les vois te regarder en face,
Alors que tu les vois, vieillard, au point du jour,
Sans le beau cercle bleu, souvenir de l’amour ! »

Ainsi l’Olympe : ainsi dans leur cour éternelle
Les Dieux s’entretenaient de la chose mortelle,
Car ils se souvenaient, sous leurs sourcils divins,
D’avoir aimé jadis les filles des humains :
L’errante Io fuyant à travers les campagnes
Le céleste chasseur, aux cris de ses compagnes,
Europe s’attachant au col de son taureau

Quand elle ne vit plus que les astres & l’eau,
Et l’enfant Ganymède enlevé par la serre
Du formidable oiseau qui porte le tonnerre,
Et Danaé captive & succombant encor
Au Dieu qui l’inondait sous un déluge d’or.

Et la mère pourtant, d’avarice insensée,
De sa fille en secret corrompait la pensée ;
Confondant à dessein dans un chaos fatal
Et le juste & l’injuste & le bien & le mal ;
De son adroite main, en ses métamorphoses,
De la création pervertissant les choses,
À cette âme si tendre, incapable du jour,
Comme le seul forfait elle peignait l’amour !
Si bien qu’à ses grands yeux, troublés dès leur enfance,
Pour cet esprit encor sans arme & sans défense,
Sous le hideux sophisme en naissant abattu,
L’amour était le vice, & l’argent, la vertu !

Ah ! malheureuse enfant, toi dont le cœur novice
A si naïvement l’innocence du vice,
Quoi ! tu ne trembles pas, comme la plume au vent ?
Si l’Amour te laissait dans ce tombeau vivant !
Si, comme Juliette, au retour de l’aurore,
Tu ne ressuscitais que pour mourir encore !
Si, détournant de toi son regard enflammé,
Il te laissait mourir là, sans avoir aimé !
Et t’oubliant toujours dans cette solitude
Dont ton corps a déjà la honteuse habitude,

Comme un mort déposé dans son caveau tout seul,
Il étouffait ton cœur sous le même linceul !
Le formidable enfant, vois-tu, le dieu suprême
Ne blesse de ses traits que les mortels qu’il aime.
Tous briguent sa colère &, sous ses étendards,
Brûlent de s’exposer à ses terribles dards ;
Car chez les immortels, ainsi que sur la terre.
Sa colère est la paix, & son oubli, la guerre !

Mais, écoute : j’entends des ailes dans les bois,
L’Amour a prononcé ta grâce de sa voix ;
Le dieu s’est apaisé ; pour fermer ta blessure,
Le charbon flamboyant va toucher la souillure ;
Enfant, réveille-toi, peut-être que demain
L’Amour purifiera ce qu’a souillé l’hymen.
C’est l’Amour, c’est l’Amour ! ouvre donc ta paupière
Et de ton froid tombeau rejette enfin la pierre.
Laisse ta fausse mère en proie à ses remords,
Enfant, laisse dormir les morts avec les morts !
Laisse ton corset d’or, laisse tes pierreries,
N’emporte que ton cœur & va par les prairies.
Quand, le cœur près du cœur, quand, la main dans la main,
Vous passerez tous deux par le même chemin,
Lorsque tu reverras la région connue
Où jadis tu languis, glacée & demi-nue,
Le ciel resplendira de nouvelles couleurs,
Le sol s’émaillera de merveilleuses fleurs,
Et toi, pour les cueillir te courbant vers la terre,
Dans ce lieu si peuplé, jadis si solitaire,

Tu diras, admirant ces trésors imprévus :
« Quels sont donc ces beaux fruits, que je n’avais pas vus ? »
Et l’Amour te dira doucement à l’oreille,
Te voyant contempler cette terre vermeille :
« Si ces fruits d’or si beaux ne pendaient pas jadis,
Si tu ne sentais pas ces fleurs du paradis,
S’il faisait nuit là même où tu vois la lumière,
Si des cailloux blessaient, dans ta course première,
Tes pieds si délicats & retardaient tes pas,
C’est qu’alors, pauvre enfant, hélas ! tu n’aimais pas ;
C’est que ton âme au vice était tout asservie,
Car le vice est la mort & l’amour est la vie ! »




ÉMILE DESCHAMPS

———


COMME QUOI

IL FAIT TOUJOURS DU VENT

AUTOUR

DE LA CATHÉDRALE DE CHARTRES


En l’an du Christ quinze cent treize,
Un jour, la Discorde & le Vent,
Par la Beauce, tout à leur aise
Cheminaient, au soleil levant.
Devisant ensemble ; ils arrivent
Dans la ville de Chartres ; puis,
Après vingt cercles qu’ils décrivent,
Ils prennent la Ruelle-au-Puits
Qui longe, en étroite spirale,
Le flanc nord de la cathédrale.
La Discorde au Vent dit alors :
« Attends-moi là, — j’ai quelque chose

A dire aux chanoines, pour cause
De service, — attends-moi dehors. »
Se glissant sous le porche en mitre,
La Discorde, à l’angle des tours,
Entre tout droit dans le chapitre.
Le Vent dehors l’attend toujours !
C’est pourquoi fourrures de martres
Et manteaux ne se quittent pas.
Été comme hiver, sur le pas
De la cathédrale de Chartres.




TRISTE !… TRISTE !


Souvent, lorsqu’au retour des mauvaises saisons
La mort a moissonné dans certaines maisons,
Les premiers jours passés, comme le veut l’usage,
J’y cours, me composant en chemin un visage,
Et roulant une ou deux phrases, dans mon cerveau,
Qui de la circonstance atteignent le niveau.
J’entre… Un charmant sourire accueille ma visite ;
Je regarde à deux fois, & ma parole hésite…
Après tout, les défunts m’étant indifférents,
Je tâche à n’être pas moins gai que les parents.






LA ROSE

SYMBOLE


Jeune fille, jeune fleur.
(Chateaubriand.)


Au coin du boulevard de la Reine, à Versailles,
Sur un vieux mur terreux, hérissé de broussailles,
Qui clôt de sa tristesse un plus triste jardin,
Une rose fleurit, comme au parc d’Aladin.

Je passe devant elle, & sa fraîcheur me trouble.
Cette rose n’a pas de nom ; à peine double,
La greffe a négligé ses rameaux délicats,
Et nos horticulteurs en feraient peu de cas.

Je ne sais quoi trahit sa sauvage origine,
Un air, une senteur des bois, — & j’imagine
(Tant sa distinction naturelle vous plaît !)
Qu’elle seule, avec Dieu, s’est faite ce qu’elle est.

O fleur, dont la sultane ornerait sa fenêtre !
Quelle dérision du hasard te fit naître
Dans un berceau pareil ? Ou quel vent de malheur
A ton gazon natal vint t’arracher, ô fleur !


Si tu n’es, par miracle, à cet exil ravie,
Tu mourras jeune… après une trop longue vie,
Car tout est laid, mauvais, vulgaire autour de toi,
Et nul ne sait ta grâce, ô fleur, si ce n’est moi !

Et j’en suis à prier qu’aucun regard profane
Avant ton dernier soir ne t’approche & te fane,
Et qu’aucun souffle impur ne vienne, sous nos yeux,
Détourner tes parfums de la route des cieux !

Or, tandis que, parmi l’herbe jaune & les ronces,
Hier, deux ouvriers déchiffraient les annonces
Dont l’industrie encor noircit le sombre mur,
Moi, je rêvais plus loin… &, pareils au fruit mûr

Qui tombe, en gémissant, détaché de la branche,
Je sentis de mon front, qui sous l’automne penche,
Tomber ces vers plaintifs où quelque autre rêveur
Découvrira, peut-être, une intime saveur.



CHARLES CORAN

———


A WATTEAU


Maître Watteau, dans l’art d’agrémenter un rêve,
Je suis votre confrère & non pas votre élève.
Vraiment, si j’empruntais la règle de mon goût,
Je la devrais aux Grecs, à leurs marbres surtout.
Inhabile à tirer profit des biens d’un autre,
Je vis de mon caprice, & ce genre est le vôtre.
Mais, comme vous & moi nous fardons la beauté,
Il règne entre nos arts un trait d’affinité.
Souvent, sans la trouver, j’ai cherché votre image,
Jaloux d’offrir de près mon sympathique hommage
À l’artiste charmant si longtemps méconnu,
Pour avoir préféré Pierrot au Romain nu.
Maintenant qu’on vous sculpte enfin, je vous découvre
Installé pour toujours dans un salon du Louvre.
Quoi ! c’est vous ce penseur dont le regard au ciel
Semble implorer les dieux qu’évoquait Raphaël ?

Peintre des jeux du mail où, pareille à ma muse,
En des frivolités Zerbinette s’amuse,
Coquet qui détaillez sous des nœuds à flou-flous
Les ruses de l’amour… quoi ! ce penseur, c’est vous !
Sur vos lèvres d’où vient tant de mélancolie ?
Aux banquets d’ici-bas avez-vous bu la lie ?
Étiez-vous taciturne, & ce front ravagé
Accuse-t-il l’ennui d’un cœur découragé ?
L’aimable nautonier qui menait à Cythère
Les bandes d’amoureux fut donc un solitaire ?
Oui, le sort te pesait, pauvre être ; né chagrin,
Tu portais en guirlande une chaîne d’airain.
Moi de même… Entre nous, quelle autre ressemblance !
J’ai chanté le destin dont je pleure en silence.
Gai peintre & gai poëte, échangeons des hélas !
Comme te voilà triste & combien je suis las !
À divertir les gens n’est-ce pas que l’on souffre ?
On peint rose, & soi-même on a des chairs de soufre.
Tu badinais sur toile & je caquette en vers ;
Mais des dessus plaisants il faut voir les revers,
Et deviner pourquoi, sans jamais se distraire,
L’artiste enclin au grave adopte un goût contraire.
Les démons du plaisir, nous prenant pour des saints,
Ont égaré ma plume & séduit tes dessins.
D’autres, heureux de vivre, ignorent ces fantômes
Et sont libres d’oser la fresque & les grands tomes ;
Nous, ermites vaincus par des diables rosés,
Nous réduisons notre œuvre au culte des baisers.
C’est alors qu’étant peintre on s’en donne à cœur joie

À glisser le pinceau dans des corsets de soie ;
Ou qu’étant un poëte on baigne dans l’iris
Sa plume, pour rimer des bouquets à Chloris.
À te voir si galant on te croyait frivole ;
À voir sur le papier comment ma rime vole,
On m’a pris pour mondain. Mais toi, le vrai Watteau,
Tu grelottais de fièvre en ton réel manteau ;
Et moi, mis à l’écart par des oreilles sourdes,
J’ai lacéré mon cœur sous des attaches lourdes.
— O marbre ! ton modèle avait donc ce grand air ?
Le voilà délivré des tourments de sa chair ;
Il rêve… Moi, je vis, harassé d’être un homme…
Ah ! quand donc dormirai-je enfin du dernier sommer ?




L’AMOUR ANACRÉONTIQUE


Eh quoi ! votre printemps sourit à mon automne,
Y pensez-vous, jeune beauté !
J’ai l’âge où les ardeurs ont besoin d’une tonne ;
Il faut à boire à ma gaîté.

Coupe en main, vous plaît-il de me servir l’ivresse ?
Complotez donc avec le vin.
Osez dans le breuvage infuser la maîtresse ;
Je vous devrai le feu divin.


D’abord me préparant des vendanges vermeilles,
Secondez la chaleur des cieux :
Rivale du soleil, surveillez l’or des treilles,
Que les fruits gonflent sous vos yeux.

Puis de vos blondes mains, sous les jaunes ramures,
Cueillez vous-même, & grain à grain ;
De vos doigts effilés, touchez aux rondeurs mûres,
Comme aux perles de votre écrin.

Et soulevant les plis de la jupe en révolte,
Plus qu’à mi-jambe retenus,
Dans la cuve foulez la juteuse récolte,
En bacchante, avec des pieds nus.

Que ma coupe soit belle à l’heure où le vin coule !
A vous d’en donner le dessin.
Qu’un métal assoupli discrètement la moule
Sur le galbe de votre sein.

Avant de me l’offrir, que votre lèvre y touche !
Pour qu’en m’abreuvant à longs traits,
Je baise humide encor l’endroit de votre bouche
Sur la forme de vos attraits.

Ivre alors, j’oublierai que mes cheveux grisonnent ;
Je serai vieux, comme à Téos
Le sage Anacréon, dont les vers déraisonnent
Pour avoir bu le vin d’Éros.





DANS L’HERBE



Par un bienfait des destinées,
D’accord avec ma grand’ maman,
J’ai vécu mes jeunes années
Sur le pâtis de l’Isle-Adam.

J’ai poussé dans de l’herbe folle,
Comme un modeste liseron.
Je gaminais, après l’école,
Avec le trèfle & le mouron.

Quand je partis pour le collége,
Les moindres brins, mes chers amis,
Semblaient me plaindre. Où donc allais-je ?
Où le gazon n’est guère admis.

Depuis lors j’ai couru le monde,
J’ai rendu mon sort orageux.
Ah ! que ma course vagabonde
M’a conduit loin des premiers jeux !

Après quarante ans de tumulte,
Rassasié d’heur & malheur,

Je renais doucement au culte
Des pâtis dont l’herbe est en fleur.

Dès qu’un regret me décourage,
Mon ennui prend la clef des champs ;
Je m’en vais dans un pâturage
Retrouver mes premiers penchants.

Je m’étends parmi les fleurettes ;
Les petits bouquets tout joyeux
Dressent leurs pompons, leurs aigrettes,
Pour me regarder dans les yeux.

Ces bonnes gens de l’humble flore
Semblent m’appeler par mon nom ;
Car chacun se souvient encore
De m’avoir eu pour compagnon.

Camarades de mon enfance,
Ô vous qui me reconnaissez !
Brins d’herbe, prenez ma défense
Contre l’ennui des jours passés.




CATULLE MENDÈS

———


LÉGENDE ET CONTES

I

L’ORGUEIL


La matière & la forme étaient encor futures.
Le Seigneur désira l’amour des créatures ;
Il fit l’Éden, le lieu magnifique & charmant,
Disant : « L’Homme y vivra dans le contentement
De respirer mon souffle & de voir ma lumière. »
Et, du pied, le Seigneur fit rouler une pierre,
Et la pierre prit vie, & ce fut l’Homme.

Et la pierre prit vie, & ce fut l’Homme. Dieu
Dit à l’Homme : « Ton nom est Adam. Le ciel bleu
Et ses astres, la terre & ses bêtes sans haine,
Celles des monts, des bois, & celles de la plaine,
Et les fleuves, & l’air sacré qui t’investit,

Et la femme dont l’œil est un ciel plus petit
Mais aux rayons plus doux que ceux des astres mêmes,
Afin qu’humble & ravi, tu m’adores & m’aimes,
Je te les donne, ainsi que le nom qui te sied. »

L’homme cria : « Pourquoi m’as-tu poussé du pied ? »




II

LE CONSENTEMENT


Ahod fut un pasteur opulent dans la plaine.
Sa femme, un jour d’été, posant sa cruche pleine,
Se coucha sous un arbre au pays de Béthel,
Et, s’endormant, elle eut un songe, qui fut tel :

D’abord il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve
Et qu’Ahod lui disait : « Femme, allons, qu’on se lève.
Aux marchands de Ségor, l’an dernier, j’ai vendu
Cent brebis, & le tiers du prix m’est encor dû.
Mais la distance est grande & ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle & diligent.
Vas, & réclame-leur trente sicles d’argent. »
Elle n’objecta point le désert, l’épouvante,
Les voleurs. « Vous parlez, maître, à votre servante. »

Et quand, montrant la droite, il eut dit : « C’est par là ! »
Elle prit un manteau de laine, & s’en alla.
Les sentiers étaient durs & si pointus de pierres
Qu’elle eut du sang aux pieds & des pleurs aux paupières.
Pourtant elle marcha tout le jour, &, le soir,
Elle marchait encor, sans entendre ni voir,
Lorsque soudain, de l’ombre, avec un cri farouche,
Quelqu’un bondit, lui mit une main sur la bouche,
D’un geste forcené lui vola son manteau
Et s’enfuit, lui laissant dans la gorge un couteau !

Le rêve, à ce moment, devint d’une horreur telle
Qu’il l’éveilla.

Qu’il l’éveilla. L’époux se tenait devant elle.
« Aux marchands de Ségor, lui dit-il, j’ai vendu
Cent brebis, & le tiers du prix m’est encor dû.
Mais la distance est grande & ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle & diligent.
Va, & réclame-leur trente sicles d’argent. »
La femme dit : « Le maître a parlé, je suis prête. »
Elle appela ses fils, mit ses mains sur la tête
Du fier aîné, baisa le front du plus petit,
Et, prenant son manteau de laine, elle partit.




III

LE DISCIPLE


Le Bouddha rêve, ayant dans ses mains ses orteils.

Pourna dit : « Les esprits affranchis sont pareils
Au libre vent du nord dans le ciel sans nuage !
Grimpant les rocs, passant les fleuves à la nage,
Aux peuples très-lointains des bords très-reculés,
Pour qu’ils soient délivrés et qu’ils soient consolés,
Maître, j’apporterai ton dogme secourable.

— Si ces peuples, répond le Bouddha vénérable,
T’outragent, ô disciple aimé, que diras-tu ?

— Ces peuples sont doués, dirai-je, de vertu,
Car ils n’ont point jeté de sable à mes paupières,
Et, doux, ne m’ont frappé ni des mains ni de pierres.

— Mais s’ils t’osent frapper de pierres ou des mains ?

— Ces peuples sont très-bons, dirai-je, et très-humains,
Car leurs mains à lancer des pierres occupées
N’ont point levé sur moi de bâtons ni d’épées.

— Mais si leur fer t’atteint ?


— Mais si leur fer t’atteint ? — Je dirai : Qu’ils sont doux
De frapper sans me faire expirer sous les coups !

— Mais si tu meurs ?

— Mais si tu meurs ? — Heureux ceux qui cessent de vivre !

— C’est bien, dit le Bouddha. Va, console, & délivre. »




IV

LE LION


Comme elle était chrétienne & n’avait pas voulu,
Pour de vains dieux d’argile & de bois vermoulu,
Allumer de l’encens ni célébrer des fêtes,
Le préteur ordonna de la livrer aux bêtes ;
Et comme elle était jeune & vierge, & rougissait
Quand l’œil du juge impur sur elle se fixait,
Une clause formelle en l’édit contenue
Précisa qu’au supplice on la livrerait nue.

Nue, & le sein voilé de ses chastes cheveux,
Elle entra dans le cirque.

Elle entra dans le cirque. En quatre bonds nerveux

Un lion, famélique & rugissant de joie,
Jaillit de la carcère & vint flairer la proie.
Le peuple regardait, étrangement jaloux,
Palpiter ce corps blanc près de ce muffle roux,
Et montrait, allumé d’une affreuse luxure,
Des rictus de baiser, peut-être de morsure.
Elle, chaste, tirait ses cheveux sur son sein.

Cependant le lion, instinctif assassin,
Entre-bâillait déjà sa gueule carnassière.

« Lion ! » dit la chrétienne.

« Lion ! » dit la chrétienne. Alors, dans la poussière
On le vit se coucher, doux & silencieux ;
Et, comme elle était nue, il ferma les deux yeux.




V

LA FILLE DU DOMN


Les Mongols sont entrés dans les marches dalmates.
L’air est plein d’un parfum chaleureux d’aromates
À cause des forêts dont on a vu, trois jours,
Les arbres résineux fumer sous les cieux lourds ;
Et la plaine est en feu, vignes, blés & sésames,

Car les diables mogols aiment les grandes flammes.
Entre l’aïeul assis dans les cendres du toit
Et les petits enfants mi-nus qui n’ont plus froid
Malgré le temps prochain des rafales d’automne,
Le vaincu voit d’un œil où la douleur s’étonne
L’incendie allumé par des torches de pin
Lui vendanger sa vigne & lui cuire son pain.

Aux cavaliers de l’Est, mangeurs de viandes crues,
Qui vinrent comme roule un fleuve au temps des crues,
Éliache, le Domn des Dalmates, n’a pu
Résister, mur branlant, par d’anciens chocs rompu.
Maintenant le vieux chef tremble dans sa demeure,
Non pour lui (que peut-il craindre, pourvu qu’il meure ?)
Mais pour sa fille, enfant pareille aux fleurs de lin.
« Elle était le débile appui de mon déclin,
Et son trépas fidèle, hélas ! suivra ma perte ! »
Tel ce chêne tombé songe à sa branche verte.

Or un guerrier mogol, soudain, sans compagnon,
Paraît devant le Domn & dit : « Sais-tu mon nom ?
Je suis le Khan, seigneur de plus de têtes franches
Que ton champ n’eut d’épis & ta forêt de branches.
Fermes dans le vallon, maisons dans la cité,
Tes richesses étaient grandes, en vérité !
Mes guerriers ont pillé la maison & la ferme.
Tes sept fils étaient beaux, d’un cœur fort, d’un bras ferme ;
J’avais sept chiens : ce fut un corps pour chaque chien.
Mais, moi, qu’ai-je gagné dans la bataille ? rien.

Donc il est fort heureux que ta fille soit belle.
Fais-la venir.
Fais-la venir. — Jamais !
Fais-la venir. — Jamais ! — Je suis le maître : appelle
Ta fille.
Ta fille. — Elle est si jeune !
Ta fille. — Elle est si jeune ! — Obéis.
Ta fille. — Elle est si jeune ! — Obéis. — Dix-sept ans ! »
Et le Domn se prosterne, & supplie, & longtemps
Pleure sur les genoux que son bras faible entoure.
Parfois, comme cherchant quelqu’un qui le secoure,
Il jette des regards furtifs autour de lui ;
Mais les braves sont morts & les lâches ont fui.

« Ta fille ! crie encor le Khan mogol. Appelle
Ta fille, ou mes dix doigts à ton gosier rebelle
Arracheront un cri qui la fasse accourir ! »

Pendant qu’il parle, on voit une porte s’ouvrir.
Le seuil s’éclaire. Ayant derrière lui l’espace,
Les bois, les monts, le ciel où l’oiseau libre passe,
Et lumineux comme un divin justicier,
Quelqu’un est là, debout, dans un habit d’acier,
Appuyant les deux mains sur le bois d’une hache.

« Je suis le champion de ta fille, Éliache. »
Le vieillard le regarde & rit, les yeux mouillés.

« Toi ! » dit le Khan.

« Toi ! » dit le Khan. Alors, comme des gonds rouillés,
Grincent horriblement les charnières d’armures.
Le tonnerre des coups se prolonge en murmures.
Puis les rivaux froissant entre eux l’acier bombé,
S’enlacent. Un cri part. L’un des deux est tombé.
Le Khan lui met le pied sur le ventre, le glaive
Dans la gorge, &, d’un coup de gantelet, soulève
La visière.

La visière. O stupeur : une femme, une enfant !
Son sang (le tien, vieux Domn !) bouillonne en l’étouffant
Et dans ses yeux éteints, seule, une larme brille.

« Père, dit-elle, adieu. J’ai sauvé votre fille. »




VI

L’ENFANT


Cette nuit-là, le vent, par tonnantes saccades,
D’un bout à l’autre bout de l’horizon roulait,
Et les nuages bas s’effondraient en cascades.

Nuit lugubre. Parfois un éclair violet,
Bref comme un coup de fouet, cinglait les vastes ombres :
Alors le long Volga, fugace, étincelait ;


Car c’était dans les bois & dans les steppes sombres
Où Blèda, subjuguant les antiques Germains,
De leurs libres hameaux avait fait des décombres.

Lents, courbés, & sur leurs manteaux croisant leurs mains,
Deux prêtres, blancs vieillards appuyés l’un à l’autre,
Traversaient, cette nuit, ce désert sans chemins.

Ils pensaient : « Cette voie, étant dure, est la nôtre. »
Celui qu’on nommait Jean comptait le plus de jours ;
Le plus jeune avait nom Pierre, comme l’apôtre.

Ils apportaient le Verbe à ces barbares sourds,
Les Huns, fils des Mongols, lesquels eurent pour pères
Les Tatars accouplés aux femelles des ours ;

Constantinople en proie aux bassesses prospères
Avait exilé Jean, & Pierre était venu
De Rome où l’hérésie a ses plus vieux repaires.

Dans l’ombre sans étoile & dans le désert nu
L’orage les ayant assaillis loin des tentes,
Ils se hâtaient sans peur vers un but inconnu.

Disputant aux vents froids leurs robes palpitantes,
Comme on fait devant l’âtre ils parlaient en marchant
De leurs soucis, de leurs regrets, de leurs attentes.


Pierre disait : « Mon Dieu ! Sur ce double penchant,
Luxure & Cruauté, Rome branle & s’écroule ;
Qui n’est pas débauché, dans ce siècle, est méchant.

Une infâme descente emporte prince & foule ;
Et vers l’Enfer qui s’ouvre en bas visiblement
L’universel salut est la pierre qui roule. »

Jean disait : « Qu’elle tombe & soit un lac fumant,
La ville, ô Constantin, qui, maintenant caduque,
Pour charpente eut ta force & ta foi pour ciment !

Le front sous ta couronne & le pied sur ta nuque,
Des nains règnent : l’enfant Théodose, & sa sœur,
Et Chrysaphe ; le seul qui soit homme est eunuque.

Cependant, protégé par leur lâche douceur,
Nestorius insuffle aux âmes sa démence,
Du diable ou de soi-même infâme confesseur !

Donc il est temps. Suspends, ô Dieu bon, ta clémence !
L’impiété, le vice & le crime étant mûrs,
Il faut que la moisson formidable commence.

Suscite un moissonneur aux bras rudes & sûrs
Qui fauche sans pitié ni relâche, & remplisse
Les granges de l’enfer jusqu’à rompre les murs !


Dût le vengeur, atroce & se faisant complice
Du mal universel châtié par le mal,
De ceux qu’il punira partager le supplice ! »

Jean se tut. Pierre dit : « Amen ! » D’un pas égal
Les deux vieillards marchaient dans l’ombre à l’aventure.
Flagellés par l’averse & par le vent brutal.

Une bâtisse ancienne & que le vent torture
Devant les voyageurs se dressa brusquement,
Croulante, & d’un seul mur soutenant sa toiture.

L’orage la heurtait d’un bond si véhément
Que Jean se détourna par prudence, & que Pierre
Dit tout d’abord : « Le mur va choir dans un moment.

Quiconque, la fatigue ayant clos sa paupière,
Se coucherait ici sur l’herbe & les gravats,
S’éveillerait bientôt dans un linceul de pierre.

— Certes ! » repartit Jean. Comme ils pressaient le pas
Avec peine, leurs pieds s’allourdissant de fange,
Une Voix dit ces mots : « Mur ! ne t’écroule pas ! »

La Voix qui proférait cette parole étrange
Leur sembla très-terrible & très-douce à la fois.
Qui donc parlait, sinon le Seigneur ou son ange ?


Tremblants, ils s’étaient mis à genoux, & leurs doigts
Tâtaient sous le manteau les crucifix d’ivoire.
« Mur ! ne t’écroule point ! » dit encore la Voix.

Démon qui disputait au Seigneur la victoire,
L’âpre ouragan d’éclairs & d’averses s’armait :
Pas un bloc ne tomba de la muraille noire.

Pierre, en la contemplant de la base au sommet,
Tressaillit tout à coup & s’écria : « Regarde ! »
Ils virent sur la terre un enfant qui dormait.

Il dormait. Eux, béants, la prunelle hagarde,
Penchés vers l’inconnu qui s’était couché là,
Dirent : « Quel est ton nom, ô dormeur que Dieu garde ? »

L’enfant, ouvrant les yeux, répondit : « Attila. »




VII

AHASVÉRUS


Sans relâche, depuis mille & huit cents années,
Sous tous les ciels, le long des routes étonnées
De ce passant ancien qui revenait toujours,
Ahasvérus marchait, la tête & les pieds lourds.

L’antique lassitude écrasait ce pauvre homme ;
Et, tandis que, sans halte & sans espoir de somme,
Il se traînait comme un blessé qui voudrait fuir,
Cinq sous tintaient dans son escarcelle de cuir.
Un jour, il gravissait une côte, en Norwége.
La barbe dans la bise & les pieds dans la neige,
Il cria vers les cieux, marcheur désespéré :
« Qu’il sera doux, le roc où je m’endormirai,
Dût la neige y glacer la sueur de ma face !
Dieu qui me châtias, n’est-il donc rien qui fasse
Que je puisse m’asseoir, ô Dieu bon, & mourir ? »

En ce moment, non loin du Juif las de souffrir,
Un mendiant passait, blanc vieillard qui chancelle.
Ahasvérus tendit au vieux son escarcelle
Et lui mit son manteau sur l’épaule en marchant.

Cela fait, il s’assit & mourut sur-le-champ.





NINA DE CALLIAS

———

LA

JALOUSIE DU JEUNE DIEU


Un savant visitait l’Égypte ; ayant osé
Pénétrer dans l’horreur des chambres violettes
Où les vieux rois thébains, en de saintes toilettes,
Se couchaient sous le roc profondément creusé,

Il vit un petit pied de femme, mais brisé
Par des Bédouins voleurs de riches amulettes.
Le baume avait saigné le long des bandelettes,
Le henné ravivait les doigts d’un ton rosé.

Pur, ce pied conservait dans ses nuits infernales
Le charme doux & froid des choses virginales :
L’amour d’un jeune dieu l’avait pris enfantin.

Ayant baisé ce pied posé dans l’autre monde,
Le savant fut saisi d’une terreur profonde
Et mourut furieux le lendemain matin.




TRISTAN ET ISEULT


ISEULT.

Ô timide héros oublieux de mon rang,
Vous n’avez pas daigné saluer votre dame !
Vos yeux bleus sont restés attachés sur la rame.
Osez voir sur mon front la fureur d’un beau sang.

TRISTAN.

J’observe le pilote assoupi sur son banc,
Afin que ce navire où vient neiger la lame
Nous conduise tout droit devant l’épithalame.
Je suis le blanc gardien de votre honneur tout blanc.

ISEULT.

Qu’éclate sans pitié ma tendresse étouffée !
Buvez, Tristan. Je suis la fille d’une fée :
Ce breuvage innocent ne contient que la mort !

TRISTAN.

Je bois, faisant pour vous ce dont je suis capable.
Ô charme, enchantement, joie, ivresse, remord !
Il renferme l’amour, ce breuvage coupable.



SULLY PRUDHOMME

———


LE MISSEL


Dans un missel datant du roi François premier,
Dont la rouille des ans a jauni le papier,
Et dont les doigts dévots ont usé l’armoirie,
Livre mignon, vêtu d’argent sur parchemin,
L’un de ces fins travaux d’ancienne orfévrerie
Où se sentent l’audace & la peur de la main,
J’ai trouvé cette fleur flétrie.

On voit qu’elle est très-vieille au vélin traversé
Par sa profonde empreinte où la séve a percé.
Il se pourrait qu’elle eût trois cents ans ; mais n’importe,
Elle n’a rien perdu qu’un peu de vermillon,
Fard qu’elle eût vu tomber même avant d’être morte,
Qui ne brille qu’un jour, & que le papillon
En passant, d’un coup d’aile emporte.


Elle n’a pas perdu de son cœur un pistil,
Ni du frêle tissu de sa corolle un fil ;
La page ondule encore où sécha la rosée
De son dernier matin, mêlée à d’autres pleurs ;
La mort en la cueillant l’a seulement baisée,
Et, soigneuse, n’a fait qu’éteindre ses couleurs,
Mais ne l’a pas décomposée.

Une mélancolique & subtile senteur,
Pareille au souvenir qui monte avec lenteur,
L’arome du secret dans les cassettes closes,
Révèle l’âge ancien de ce mystique herbier ;
Il semble que les jours se parfument des choses,
Et qu’un passé d’amour ait l’odeur d’un sentier
Où le vent balaya des roses.

Et peut-être, dans l’air sombre & léger du soir,
Un cœur, comme une flamme, autour du vieux fermoir,
S’efforce, en palpitant, de se frayer passage,
Et chaque soir peut-être il attend l’Angelus,
Dans l’espoir qu’une main viendra tourner la page
Et qu’il pourra savoir si rien ne reste plus
De la fleur qui fut son hommage.

Hé bien ! rassure-toi, chevalier qui partais
Pour combattre à Pavie & ne revins jamais,
Ou page qui tout bas, aimant comme on adore,
Fis un aveu d’amour d’un Ave Maria,

Cette fleur qui mourut sous des yeux que j’ignore,
Depuis les trois cents ans qu’elle repose là,
Où tu l’as mise elle est encore.




LES VIEILLES MAISONS


Je n’aime pas les maisons neuves,
Leur visage est indifférent ;
Les anciennes ont l’air de veuves
Qui se souviennent en pleurant ;

Les lézardes de leur vieux plâtre
Semblent les rides d’un vieillard,
Leurs vitres au reflet verdâtre
Ont comme un triste & bon regard !

Leurs portes sont hospitalières,
Car ces barrières ont vieilli ;
Leurs murailles sont familières
À force d’avoir accueilli ;

Les clefs s’y rouillent aux serrures,
Car les cœurs n’ont plus de secrets ;
Le temps y ternit les dorures,
Mais fait ressembler les portraits.


Des voix chères dorment en elles,
Et dans les rideaux des grands lits
Un souffle d’âmes paternelles
Remue encor les anciens plis.

J’aime les âtres noirs de suie
D’où l’on entend bruire en l’air
Les hirondelles ou la pluie
Avec le printemps ou l’hiver ;

Les escaliers que le pied monte
Par des degrés larges & bas
Dont il connaît si bien le compte,
Les ayant creusés de ses pas ;

Le toit dont fléchissent les pentes,
Le grenier aux ais vermoulus
Qui fait rêver sous ses charpentes
À des forêts qui ne sont plus.

J’aime surtout, dans la grand’salle
Où la famille a son foyer,
La poutre unique, transversale,
Portant le logis tout entier.

Immobile & laborieuse,
Elle soutient comme autrefois
La race inquiète & rieuse
Qui se fie encore à son bois.


Elle ne rompt pas sous la charge,
Bien que déjà ses flancs ouverts
Sentent leur blessure plus large
Et soient tout criblés par les vers ;

Par une force qu’on ignore,
Rassemblant ses derniers morceaux,
Le chêne au grand cœur tient encore
Sous la cadence des berceaux ;

Mais les enfants croissent en âge,
Déjà la poutre plie un peu ;
Elle cédera davantage ;
Les ingrats la mettront au feu…

Et, quand ils l’auront consumée,
Le souvenir de son bienfait
S’envolera dans sa fumée ;
Elle aura péri tout à fait,

Dans ses restes de toutes sortes,
Éparse sous mille autres noms,
Bien morte, car les choses mortes
Ne laissent pas de rejetons ;

Comme les servantes usées
S’éteignent dans l’isolement,
Les choses tombent méprisées
Et finissent entièrement.


C’est pourquoi, lorsqu’on livre aux flammes
Les débris des vieilles maisons,
Le rêveur sent brûler des âmes
Dans les bleus éclairs des tisons.




LE VOLUBILIS


Toi qui m’entends parler sans frayeur de la mort,
Parce que ton amour te promet qu’elle endort,
Et que le court sommeil commencé dans son ombre
S’achève au clair pays des étoiles sans nombre,
Reçois mon dernier vœu pour le jour où j’irai
Tenter seul, avant toi, si ton amour dit vrai.

Ne cultive au-dessus de mes paupières closes
Ni de grands dahlias, ni d’orgueilleuses roses,
Ni de rigides lys : ces fleurs montent trop haut ;
Ce ne sont pas des fleurs si fières qu’il me faut,
Car je ne sentirais de ces roides voisines
Que le tâtonnement funèbre des racines.

Au lieu des dahlias, des roses & des lys,
Transplante près de moi le gai volubilis
Qui, familier, grimpant le long du vert treillage

Pour denteler l’azur où ton âme voyage,
Forme de ta beauté le cadre habituel,
Et fait de ta fenêtre un jardin dans le ciel.

Voilà le compagnon que je veux à ma cendre :
Flexible, il saura bien jusque vers moi descendre.
Quand tu l’auras baisé, chérie, en me nommant,
Par quelque étroite fente il viendra doucement,
Messager de ton cœur, dans ma suprême couche,
Fleurir de ton espoir le néant de ma bouche.




LES TRANSTÉVÉRINES


Le dimanche, au Borgo, les femmes & les filles,
Lasses d’avoir, six jours, traîné sous des guenilles,
Étalent bravement un linge radieux ;
Ce n’est plus le costume éclatant des aïeux :
Quand le peuple vieillit, l’habit se décolore.
Pourtant le rouge vif les réjouit encore :
Elles font resplendir sur le brun de leur peau
Des fichus qu’on dirait taillés dans un drapeau.
Les bras ronds & charnus sortent des grosses manches ;
Le jupon suit tout droit la carrure des hanches ;
Le contour d’un sein riche & un dos bien arqué
S’accuse avec ampleur, par de beaux plis marqué ;

D’un corset rude, ouvert d’une large échancrure,
Le cou ferme se dresse, & pour fière parure
Une flèche d’argent traverse les cheveux
Lourds & lisses, d’un noir intense aux reflets bleus.
Un long clinquant de cuivre étincelle à l’oreille,
Et la voûte de l’œil, pleine d’ombre, est pareille
À ces vallons brumeux où miroite un lac noir.
Et ces fortes beautés sont splendides à voir
Quand toutes, au soleil, le long des grandes pentes,
Par groupes se croisant, vont superbes & lentes.

Rome, décembre 1866.




LA PLACE NAVONE


Nous aimons à rôder sur la place Navone.
Ah ! le pied n’y bat point l’asphalte monotone,
Mais un rude pavé, houleux comme une mer.
Des maraîchers y font leurs tentes tout l’hiver,
Et les enfants, l’été, s’ébattent dans l’eau bleue,
Sous le triton qui tient un dauphin par la queue.
Au beau milieu surgit un chaos où l’on voit
Dans un antre de pierre un gros lion qui boit,
Près d’un palmier, parmi des floraisons marines ;
Un cheval qui s’élance en ouvrant les narines ;

Un obélisque en l’air sur un tas de récifs,
Flanqué de quatre dieux aux gestes sans motifs.
Nous aimions ce grand cirque à fortune inégale
Où le taudis s’accote à la maison ducale.
Nous y venions surtout dans les jours de marché :
C’est là que nous avons avec amour cherché
Quelque précieux tome embaumé dans sa crasse
De Marsile Ficin, de Quinault ou d’Horace,
Et, parmi les chaudrons, les vestes, les fruits secs,
Les poignards & les clefs, ces lampes à trois becs
De forme florentine, aux supports longs & minces,
Où pend tout un trousseau d’éteignoirs & de pinces,
Et qui, flambeaux naïfs des poëtes fameux,
Nous font croire, la nuit, que nous pensons comme eux !


Rome, décembre 1866.



PAUL VERLAINE

———


LES VAINCUS


La Vie est triomphante & l’idéal est mort !
Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe,
Le cheval enivré du vainqueur broie & mord
Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce.

Et nous, que la déroute a fait survivre, hélas !
Les pieds meurtris, les yeux baissés, la tête lourde,
Saignants, veules, fangeux, déshonorés & las,
Nous allons, étouffant mal une plainte sourde.

Nous allons, au hasard du soir & du chemin,
Comme les meurtriers & comme les infâmes,
Veufs, orphelins, sans fils, ni toit, ni lendemain,
Aux lueurs des forêts familières en flammes.

Ah ! puisque cette fois l’heure a sonné, qu’enfin
L’espoir est aboli, la défaite certaine,

Et que l’effort le plus énorme serait vain,
Et puisque c’en est fait, même de notre haine,

Nous n’avons plus, à l’heure où tombera la nuit,
Abjurant tout risible espoir de funérailles,
Qu’à nous laisser mourir obscurément, sans bruit,
Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles.

— … Une faible lueur palpite à l’horizon,
Et le vent glacial qui se lève redresse
La cime des forêts & les fleurs du gazon,
C’est l’aube ! Tout renaît sous sa froide caresse.

De fauve, l’Orient devient rose, & l’argent
Des astres va bleuir dans l’azur qui se dore ;
Le coq chante, veilleur exact & diligent,
L’alouette a volé stridente : c’est l’aurore !

Éclatant, le soleil surgit : c’est le matin,
Amis, c’est le matin splendide dont la joie
Heurte ainsi notre lourd sommeil, & le festin
Horrible des oiseaux & des fauves de proie.

O prodige ! en nos cœurs le frisson radieux
Met, à travers l’éclat subit de nos cuirasses,
Avec un violent désir de mourir mieux,
La colère & l’orgueil anciens des bonnes races.

Allons, debout, allons, allons, debout, debout !
Assez comme cela de hontes & de trêves !

Au combat ! au combat ! car notre sang qui bout
A besoin de fumer sur la pointe de glaives !




L’ANGÉLUS DU MATIN


Fauve, avec des tons d’écarlate,
Une aurore de fin d’été
Tempêtueusement éclate
À l’horizon ensanglanté.

La nuit rêveuse, bleue & bonne
Pâlit, scintille & fond en l’air,
Et l’ouest, dans l’ombre qui frissonne,
Se teinte au bord de rose clair.

La plaine brille au loin & fume ;
Un oblique rayon, venu
Du soleil surgissant allume
Le fleuve comme un sabre nu.

Le bruit des choses réveillées
Se marie aux brouillards légers
Que les herbes & les feuillées
Ont subitement dégagés.


L’aspect vague du paysage
S’accentue & change à foison.
La silhouette d’un village
Paraît. — Parfois une maison

Illumine sa vitre & lance
Un grand éclair qui va chercher
L’ombre du bois plein de silence.
Çà & là se dresse un clocher.

Cependant la lumière accrue
Frappe dans les sillons les socs,
Et voici que claire, bourrue,
Despotique, la voix des coqs,

Proclamant l’heure froide & grise
Du pain mangé sans faim, des yeux
Frottés que flagelle la bise
Et du grincement des moyeux,

Fait sortir des toits la fumée,
Aboyer les chiens en fureur,
Et par la pente accoutumée
Descendre le lourd laboureur,

Tandis qu’un chœur de cloches dures
Dans le grandissement du jour
Monte, aubade franche d’injures
À l’adresse du Dieu d’amour !




LA SOUPE DU SOIR


Il fait nuit dans la chambre étroite & froide où l’homme
Vient de rentrer couvert de neige, en blouse, & comme
Depuis huit jours il n’a pas prononcé deux mots,
La femme a peur & fait des signes aux marmots.

Un seul lit, un bahut disloqué, quatre chaises,
Des rideaux jadis blancs souillés par les punaises,
Une table qui va s’écroulant d’un côté, —
Le tout navrant, avec un air de saleté.

L’homme, grand front, grands yeux pleins d’une sombre flamme,
A vraiment des lueurs d’intelligence & d’âme,
Et c’est ce qu’on appelle un solide garçon.
La femme, jeune encore, est belle à sa façon.

Mais la Misère a mis sur eux sa main funeste,
Et, perdant par degrés rapides ce qui reste
En eux de tristement vénérable & d’humain,
Ce seront la femelle & le mâle demain.

Tous se sont attablés pour manger de la soupe
Et du bœuf, & ce tas sordide forme un groupe
Dont l’ombre à l’infini s’allonge tout autour
De la chambre, la lampe étant sans abat-jour.


Les enfants sont petits & pâles, mais robustes,
En dépit des maigreurs saillantes de leurs bustes
Qui disent les hivers passés sans feu souvent
Et les étés subis dans un air étouffant.

Non loin d’un vieux fusil rouillé qu’un clou supporte
Et que la lampe fait luire d’étrange sorte,
Quelqu’un qui chercherait longtemps dans ce retrait
Avec l’œil d’un agent de police verrait,

Empilés dans le fond de la boiteuse armoire
Quelques livres poudreux de science & d’histoire,
Et sous le matelas, cachés avec grand soin,
Des romans capiteux cornés à chaque coin.

Ils mangent cependant. L’homme, morne & farouche,
Porte la nourriture écœurante à sa bouche
D’un air qui n’est rien moins nonobstant que soumis,
Et son eustache semble à d’autres soins promis.

La femme pense à quelque ancienne compagne,
Laquelle a tout, voiture & maison de campagne,
Tandis que les enfants, leurs poings dans leurs yeux clos,
Ronflant sur leur assiette, imitent des sanglots.




SUR LE CALVAIRE


Lorsque Jésus fut mort, & comme une auréole
S’allumait bleue au front blanc du Nazaréen,
Plus pâle qu’un cadavre & plus tremblant qu’un chien,
Le bon larron, prenant brusquement la parole :

« Compagnon, que dis-tu de tout ceci ? — Moi ? Rien,
Répondit le mauvais larron, Rien, âme molle,
Rien, ô cerveau chétif qu’un tel prodige affole,
Sinon qu’en pendant là cet homme, l’on fit bien. »

Un coin du ciel s’ouvrit soudain comme une porte
Et la foudre s’en vint brûler l’audacieux
Qui hurla, puis reprit : « On a bien fait, n’importe ! »

Un corbeau qui passait lui creva les deux yeux,
Et vers ses pieds mordus se dressait une louve,
Mais l’Obstiné cria : « Qu’est-ce que cela prouve ? »




LA PUCELLE


Quand déjà pétillait & flambait le bûcher,
Jeanne, qu’assourdissait le chant brutal des prêtres,
Sous tous ces yeux dardés de toutes ces fenêtres,
Sentit frémir sa chair & son âme broncher.

Et, semblable aux agneaux que revend au boucher
Le pâtour qui s’en va sifflant des airs champêtres,
Elle considéra les choses & les êtres
Et trouva son seigneur bien ingrat & léger.

« C’est mal, gentil bâtard, doux Charles, bon Xaintrailles,
De laisser les Anglais faire ces funérailles
À qui leur fit lever le siége d’Orléans ! »

Et la Lorraine, au seul penser de cette injure,
Tandis que l’étreignait la mort des mécréants,
Las ! pleura, comme eût fait une autre créature.




LEFÉBURE

———


LA ROSE MALADE


Une fois j’aperçus, au fond d’un pêle-mêle
De ronces, de cailloux & de buissons obscurs,
Une rose pendue au bout d’un rameau frêle,
Qui se mourait, fanée, à l’angle de deux murs.

Elle avait fleuri là sans fraîcheur & sans gloire :
Un peu de rouge à peine égayait sa pâleur,
Et sa forme indécise, à travers l’ombre noire,
Reluisait vaguement comme un spectre de fleur.

Demi-mort, demi-clos, près de la triste rose,
Se penchait un bouton par le vent agité :
Ils semblaient regarder & chercher quelque chose,
Et leurs reflets mouvants tachaient l’obscurité.

Le soleil répandait cette splendeur dernière
Qui, comme un éclair fixe, illumine les bois ;
On sentait s’en aller la vie & la lumière,
Quelques rayons, traînaient à la cime des toits.


Et sous les coups du vent les deux corolles blanches,
Comme des suppliants qui se tordent les bras,
Sans repos, sans espoir, tendaient leurs longues branches
Vers l’astre indifférent qui ne les voyait pas.

Moi je pris en pitié cette chose souffrante,
Ce silence isolé parmi tant d’êtres sourds,
Ce fantôme flétri, cette rose mourante,
Vierge encor d’un soleil qu’elle implorait toujours.

Je lui dis : Je te plains, pauvre fleur solitaire,
Que rien ne peut guérir ou ne vient consoler,
Douleur enracinée au milieu de la terre,
Qui ne peux pas marcher & ne peux pas parler.

O ma sœur en malheur ! nos âmes sont suivies
D’un même désespoir & d’un désir pareil.
Un but jamais atteint domine nos deux vies,
Et je cherche l’amour comme toi le soleil.



ERNEST D’HERVILLY

———


A LA LOUISIANE


Sous l’azur enflammé le vieux Mississipi
Fume. — Il est midi. — Les tortues
Dorment. Le caïman aux mâchoires pointues
Bâille, dans le sable accroupi.

Les cloches ont sonné le breakfast dans la plaine ;
Et l’on n’aperçoit plus, là-bas,
Dans les cannes à sucre & dans les verts tabacs,
Les nègres aux cheveux de laine.

Tandis que sur les champs où gisent les paniers
Des noirs étendus dans leurs cases,
Le soleil tombe droit & dessèche les vases
Nourricières des bananiers ;


Chez Jefferson and Co, dont le coton, par balles,
Gorge le Havre & Manchester,
On siffle le petit Africain Jupiter,
Un rejeton de cannibales !

Jupiter, négrillon vorace & somnolent,
Qui chérit l’éclat blanc du linge,
Un large éventail jaune entre ses doigts de singe,
S’avance d’un pas indolent.

Or, préférant, selon toutes les conjectures,
La cuisine à la véranda,
Il évente, rêveur, sa maîtresse Tilda,
En digérant des confitures.

Et, cependant qu’il suit de son gros œil d’émail
Les zigzags sans fin d’une mouche,
L’ivoire de ses dents brille au bord de sa bouche,
Entre deux croissants de corail.

Un jour discret emplit la véranda tranquille,
Filtré par les feuillages verts ;
Les stores de rotin au hasard entr’ouverts
Laissent passer des fleurs par mille.

Nul bruit. — L’éventail bat l’air tiède & parfumé
Avec un soupir monotone ;
Un griffon de Cuba, muet, se pelotonne
Ou s’étire, ingrat trop aimé !


Deux splendides aras, de leur perchoir d’ébène
Lancent, assoupis, des clins d’yeux
Sur l’enfant noir, objet de leur secrète haine,
Et sur le Havanais soyeux.

Un macaque chéri, jeune mais blasé, grave
Comme au Sénat le Président,
Crève, plein d’insolence, & du bout de la dent,
La peau jaune d’une goyave.

Au dehors les crapauds se taisent dans les joncs
Mystérieux des marécages.
Les moqueurs alanguis ont cessé dans leurs cages
De contrefaire les pigeons.

Miss Tilda Jefferson, une enfant, paresseuse,
Paresseuse créolement,
Abandonne son corps au tangage charmant
Et doux de sa large berceuse ;

Elle est pâle, très-pâle, avec des cheveux bruns,
Dans son peignoir de mousseline.
On voit à la blancheur de l’ongle à sa racine
Que son sang noble est pur d’emprunts.

Le balancin de canne où miss Tilda repose
Obéit à son poids léger ;
La chère créature au doux nom étranger
A l’oreille porte une rose.


Sa suivante Euphrasie, en madras jaune & bleu,
Aux grosses lèvres incarnates,
Rit, sans savoir pourquoi, dans un coin, sur les nattes,
Humant sa cigarette en feu.

Miss Tilda Jefferson fait la sieste ; elle rêve ;
Elle pense à son doux ami ;
Ses admirables yeux sont fermés à demi.
Son nègre l’évente sans trêve.

L’œil clos, miss Tilda suit Davis Brooks, son amant,
Sur les houles de l’Atlantique,
Tandis que Jupiter, harcelé d’un moustique,
La contemple piteusement.

Elle voit son Davis, tête hâlée & fière,
Sur le pont du schooner « The Fly »,
Qui fume, accoudé sur l’habitacle poli,
En casquette à longue visière ;

Le schooner roule & tangue, & ses mâts gracieux
Jettent leurs ombres sur les lames,
Et l’ombre des huniers, des espars & des flammes ;
Davis Brooks paraît soucieux.

Miss Jefferson sourit — (le fin navire lofe
Et s’éloigne), — ses doigts mignons
S’agitent faiblement, délicats compagnons
Du sein qui tremble sous l’étoffe.


Ainsi, sur l’Océan, où croise son amour,
La blanche miss Tilda s’égare,
À laquelle ce soir, en brûlant un cigare,
Trente planteurs feront leur cour.

Mais, hélas ! insensible à tant de poésie,
Jupiter pousse un cri plaintif,
Et dans son coin obscur, toujours sans nul motif,
Rit la mulâtresse Euphrasie ;

Autour d’eux le chien blanc, les perroquets pourprés
Et le singe roux, tout sommeille ;
Le vent qui passe apporte, avec un bruit d’abeille,
L’odeur des ananas dorés.




A CAYENNE


Midi. Pas d’ombre. Un ciel d’acier, pulvérulent.
La terre, brique sombre, au soleil se fendille.
Par moments, une odeur lointaine de vanille
Flotte, exquise, dans l’air immobile & brûlant.

Là-bas, longeant la mer huileuse qui scintille,
S’alignent les maisons aux murs bas peints en blanc,
En rose, en lilas tendre, en vert pâle, en jonquille,
De la Ville, où chacun sommeille pantelant.


Sur la plage, qu’un fou traverse à lourds coups d’aile,
Seul, & nu comme un ver, flâne un négrillon grêle,
Au gros ventre orné d’un nombril proéminent ;

Ouvrant sa lèvre rouge où la dent étincelle,
Heureux comme un poisson qui nage, il va, traînant
Un crapaud gigantesque au bout d’une ficelle.




THE PARK


Sa Seigneurie est sur le continent. — Les hêtres
Sous lesquels Robin-Hood jadis tendit son arc
Mugissent, défeuillés, au fond du noble Park.
Blackwood-Castle est désert ; closes sont les fenêtres.

Rivière de high-life, à travers un gazon
Ratissé sans relâche, eau flegmatique & noire,
Coule à présent la source où s’arrêtait pour boire
Le brave Outlaw chargé de fraîche venaison.

Le domaine est ouvert au public. — Véritable
Faveur, Mylord ! — Pourtant, bien qu’il soit confortable,
Élégant & correct — de la fleur au caillou, —

Les promeneurs jamais n’y troublent les corneilles ;
Nul Bottom de village, aux joyeuses oreilles,
N’y vient se faire dire : O my dear, I love you !



Mme BLANCHECOTTE

———


CHANTS

I


Comme une sombre histoire encor douce & chérie
Laisse nos deux noms sommeiller !
Du mal d’avoir aimé je ne suis point guérie :
Je ne veux point me réveiller !

Prends garde à ton regard qui peut rouvrir ma peine :
Je veux t’oublier, si je puis !
Mais pour que cet oubli difficile me vienne,
Oh ! fuis-moi comme je te fuis !

Ne nous revoyons pas ! Au son d’une parole
Le passé peut se ranimer !
J’ai peur de moi, j’ai peur que ma fierté s’envole :
Je t’aime, & ne veux plus t’aimer !


Ne la rattache pas, puisque tu l’as brisée,
Notre chaîne aux anneaux d’amour !
Je ne veux plus souffrir, j’ai ma force épuisée :
Je souffrirais de ton retour !

Je te craindrais encor ; je suis toujours sans armes
Contre le souvenir vainqueur !
Tu peux tout contre moi qui n’ai plus que mes larmes :
Ne t’amuse plus de mon cœur !

Pour toi, pour un rayon de sourire infidèle,
Pour te venir quand tu dis : Viens !
Je braverais la mort, car ta puissance est telle
Que je te fuis & t’appartiens !

Plus de ces jeux, va-t’en ! Que notre adieu subsiste !
Tu ne peux m’aimer, laisse-moi !
Sans rien recommencer de notre passé triste,
Je veux me souvenir de toi !


II


C’était dans la saison des roses,
Avril éblouissait ton cœur ;
Le ciel répandait sa couleur
Sur tes ailes fraîches écloses :
C’était dans la saison des roses !


Ton âme était ivre d’aimer !
Plus belle que les plus beaux rêves,
Ta vie aux débordantes séves,
Toute neuve, allait s’enflammer :
Ton âme était ivre d’aimer !

Moi, c’était ma saison d’automne ;
L’âpre bise sifflait toujours ;
Et rapides tombaient mes jours
Comme la feuille tourbillonne :
Moi, c’était ma saison d’automne !

Ma gerbe était faite ici-bas,
Ma route presque terminée ;
Et, lasse au bout de ma journée,
J’allais & ne t’écoutais pas :
Ma gerbe était faite ici-bas !

J’avais eu ma récolte pleine,
Ce qu’à son pâle genre humain
Dieu jette le long du chemin :
Peu de joie & beaucoup de peine !
J’avais eu ma récolte pleine !


III


Non ! tu n’as pas fini d’aimer,
Ton âme est encor toute verte :

Un mot suffit pour rallumer
La flamme seulement couverte.

Non ! tu n’as pas fini d’aimer,
Ta chanson d’avril dure encore :
Ta jeune voix sait ranimer
Nos douces visions d’aurore !

Non ! tu n’as pas fini d’aimer !
Les songes d’or que tu parsèmes
N’ont pu dans toi se refermer :
Ils t’enivrent, toujours les mêmes !

Tu n’auras pas fini d’aimer
Tant que tes yeux, pleins d’étincelles,
Pourront sourire ou s’alarmer
Et que ton rêve aura des ailes !



IV


Au bruit de la mer & le long des brumes,
J’ai porté bien lourd mon chagrin dernier ;
Et les flots houleux aux blanches écumes
Ont roulé ma plainte avec leur gravier.

Au bruit de la mer, sur le bord des grèves,
J’ai suivi le vol des oiseaux pêcheurs ;

Et les goëlands au pays des rêves
Ont sur leur grande aile emporté mes pleurs.

Au bruit de la mer, quand passait la brise
Sur le rayon pur d’un matin de mai,
J’ai dit à mon cœur, qui toujours se brise :
Sois enfin dompté ! sois enfin calmé !

Au bruit de la mer, quand le vent d’automne
Tord comme un roseau les mâts en péril,
Et qu’à travers cieux la foudre au loin tonne,
J’ai dit : Tout est bien ! Paix ! Ainsi soit-il !

Et la mer sereine & la mer sévère
M’ont dit : Il faut bien à Dieu laisser faire !
Le voyage est prompt, le supplice est court :
Souffrir & mourir ne sont que d’un jour !




HENRY REY

———


POUR PRENDRE CONGÉ


Madame, vous avez une alerte jeunesse,
Une prunelle fauve avec des regards doux,
Je vous ai vue un soir, ayant quelque tristesse,
Et mon rêve, un moment, s’est posé près de vous.

Un soleil éclatant dore vos cheveux roux,
Votre chair est pareille aux marbres de la Grèce ;
Divine fut la coupe où je puisai l’ivresse ;
Plus d’un eût effeuillé sa vie à vos genoux.

Et moi… moi sans remords je vous quitte, madame,
Je déserte le temple indifférent aux dieux
Et l’autel où jamais ne s’allume une flamme.

Vous vous consolerez de ces brusques adieux ;
Pour croire à vos regrets, je connais trop votre âme,
Et pour croire à vos pleurs, je connais trop vos yeux.




VICTOR DE LAPRADE

———


LE FAUNE

POËME

I


Le chêne est vieux ; les ans, les vents & le tonnerre
Ont fait brèche à son front quatre fois centenaire.
Squelette immense, au loin, dans la brume des soirs,
Il tord sous un ciel gris ses bras noueux & noirs ;
Sur ses minces rameaux tremble un feuillage rare ;
Le prodigue printemps pour lui s’est fait avare ;
Dans le concert de juin il se tait, il est seul.

La mousse étend sur l’arbre un bleuâtre linceul ;
Sur ses branches le gui, sur ses pieds la fougère…
Tout ce qu’il a de vert est de séve étrangère.

Les oiseaux de l’amour ne s’y posent jamais ;
De sinistres bavards fréquentent ses sommets ;

Chargeant de leurs nids lourds ses tiges les plus hautes,
La pie & le corbeau font fuir de plus doux hôtes.

En bas le sol est nu ; pas une fleur autour
De ce tronc caverneux, large comme une tour ;
Fine & rare aux abords, l’herbe se montre à peine ;
La terre s’épuisa pour former ce grand chêne.
Mais le temps a miné le cœur du vieux géant ;
Sous l’écorce de fer s’ouvre un antre béant,
Profond, sombre, attestant mort ou décrépitude…

En lui le vide, autour de lui la solitude


II


Voici qu’une lueur se meut dans cette nuit ;
Une forme s’éclaire au fond du noir réduit.
Comme une vague aurore au sein de l’ombre éclose
Monte, en s’illuminant, je ne sais quoi de rose ;
Et sur le seuil de l’antre inondé de soleil
Un Faune adolescent s’assied, brun & vermeil ;
Non tel qu’un dieu d’airain dans sa niche de marbre,
Mais vif, riant, bercé comme une fleur sur l’arbre.

A sa lèvre appliquant sa flûte de roseaux,
Mollement il en tire un air, un chant d’oiseaux,
Un chant simple & profond qui saisit & pénètre,
Un air inattendu que l’on croit reconnaître,

Tant il sait, en accords justes & merveilleux,
Fondre le cri de l’âme avec la voix des lieux.

Or du premier roseau le son s’envole à peine,
Le dieu n’en est encor qu’à sa première haleine ;
Et déjà, près de lui, sur le sol maigre & nu,
Le printemps d’autrefois est partout revenu.
Le gazon clair-semé s’épaissit ; mille plantes
Enlacent le vieux tronc de leurs tiges grimpantes :
Brodant de pourpre & d’or le velours du sainfoin.
Mille naissantes fleurs s’entremêlent au loin.
Un frais parfum épanche avec les mélodies
L’insinuant parfum des feuilles reverdies ;
Et, sur les vents chargés d’un invisible miel,
Un murmure infini vole entre terre & ciel.

L’hymne imprévu, joué par l’hôte du vieux chêne,
Ondule & se répand vers la forêt prochaine ;
Tout arbre en a frémi, du mélèze au tilleul ;
Les jeunes rejetons parlent au sombre aïeul,
Et tous, comme un tribut joyeux & volontaire,
Font de leur peuple ailé sa part au solitaire.
Les nids les plus lointains, ou fauvette ou pinson,
Laissent fuir vers le chêne un hôte, une chanson.
D’insectes & d’oiseaux chaque branche fourmille,
Chaque haleine du vent y porte une famille,
Et, jusqu’aux blancs ramiers, ces modèles d’amour,
Tous les fils du printemps y tiennent une cour.

Mais le Faune joufflu, sur son trône d’écorce,
Dans la flûte de Pan souffle avec plus de force,
Et l’agile chanson court, par mille chemins,
Au renouveau du chêne invitant les humains ;
Et des couples heureux sortis des métairies,
Accourus, en dansant, à travers les prairies,
Fêtent, peuple innombrable & par l’amour uni,
L’arbre de Jupiter tout à coup rajeuni.

Dans son feuillage ému par le roseau sonore
Les voix de l’avenir savent parler encore ;
Son ombre à l’homme encor verse l’oubli des maux.
Des lyres & des fleurs pendent à ses rameaux ;
Sur ses pieds, tapissés de mousse & de pervenches,
Il voit, en souriant, glisser les robes blanches ;
Sur le front du vieux roi la couronne a relui,
Et l’hymne de la vie éclate autour de lui.


III


Or le musicien vermeil, aux pieds de chèvre,
Du syrinx aux sept trous a retiré sa lèvre ;
Les roseaux inspirés ne rendent plus de son ;
Lui, sans plus de souci, quitte de sa chanson,
Gai, tranquille & sans croire avoir fait ce miracle,
Sans donner un regard à tout ce grand spectacle,
Rustique, &, comme on voit un gardeur de troupeaux,
Secouant par trois fois ses humides pipeaux,

Franchit le seuil d’écorce, & dans l’arbre au creux sombre
Il rentre, &, sans mot dire, il disparaît dans l’ombre.

Tout disparaît aussi, les oiseaux & les fleurs,
Les vierges aux doux yeux, & les mille couleurs
Des prés, des cieux, des bois, la lumière elle-même ;
Tout meurt avec le bruit de la note suprême,
Avec le divin souffle emporté par le vent…

Le chêne est resté nu, noir, seul comme devant.


IV


Mais de ses larges flancs où s’émousse la hache
Surgira mille fois l’hôte obscur qui s’y cache ;
Et le Faune immortel, réveillant les amours,
Si vieux que soit le chêne, y chantera toujours.
Le monde encor verra de sa sombre demeure
L’adolescent sacré s’élancer à son heure,
Jouant de ses pipeaux, éternels comme lui,
Et, d’un souffle léger, chassant le lourd ennui.

Sitôt qu’il reparaît, sitôt qu’il fait entendre
Sur les roseaux de Pan sa chanson vive ou tendre,
Le prodige adoré s’accomplit dans les bois :
L’arbre est peuplé d’oiseaux, de fleurs comme autrefois,
Égayé de festins & de rondes champêtres ;

Un frisson printanier fait bondir tous ces êtres,
Et l’homme enfin connaît à des signes divers
Qu’un dieu jeune a souri dans le vieil univers.




LOUISE COLET

———


PÆSTUM


La lascive Pæstum n’a pas laissé d’annales ;
L’oubli la châtia de son inanité ;
À peine si Tibulle en un vers a chanté
Les roses qui jonchaient ses molles saturnales.

Dans une plaine morne, où grincent les rafales,
Où la Mal’aria verse un souffle empesté,
Le néant la coucha de ses mains sépulcrales,
Et le passant se dit : « Elle n’a pas été. »

Mais voilà que, vibrant comme trois grandes lyres,
Surgissent lumineux d’un marécage noir
Ses trois temples, debout sur la pourpre du soir.

Clairs parvis, pleins jadis d’olympiens délires,
Les spectres de vos dieux errants sur les chemins
Sont-ils ces pâtres nus aux fiers profils romains ?





LA VILLE DES ESCLAVES


Du grand roc Alburno les bergers aux traits hâves
Ont surnommé Pœstum l’antre des vals pourris,
Stigmatisant ainsi, taciturnes & graves,
La luxure où sombra cette autre Sybaris.

Mais ceux de Campanie honorent les débris
Qu’incrusta sur leurs monts la ville des esclaves ;
La légende a toujours appelé lieu des braves
Ces murs cyclopéens, hantés par des esprits.

Indomptable lion qui de ses fers se joue,
Spartacus, échappé du cirque de Capoue,
Traversa le Volturne & gravit les hauteurs.

Rome vit fuir vers lui tous ses gladiateurs ;
Et sur ces pics neigeux, où libres ils planèrent,
S’éleva la cité que les pâtres vénèrent.



ALBERT GLATIGNY

———


BALLADE

DES ENFANTS SANS SOUCI


Ils vont pieds nus le plus souvent. L’hiver
Met à leurs doigts des mitaines d’onglée.
Le soir, hélas ! ils soupent du grand air,
Et sur leur front la bise échevelée
Gronde, pareille au bruit d’une mêlée,
À peine un peu leur sort est adouci
Quand avril fait la terre consolée :
Ayez pitié des Enfants sans souci.

Ils n’ont sur eux que le manteau du ver,
Quand les frissons de la voûte étoilée
Font tressaillir & briller leur œil clair.
Par la montagne abrupte & la vallée,
Ils vont, ils vont ! À leur troupe affolée
Chacun répond : « Vous n’êtes pas d’ici,
Prenez ailleurs, oiseaux, votre volée. »
Ayez pitié des Enfants sans souci.


Un froid de mort fait dans leur pauvre chair
Glacer le sang, & leur veine est gelée.
Les cœurs pour eux se cuirassent de fer.
Le trépas vient. Ils vont sans mausolée
Pourrir au coin d’un champs ou d’une allée,
Et les corbeaux mangent leur corps transi
Que lavera la froide giboulée.
Ayez pitié des Enfants sans souci.

ENVOI

Pour cette vie effroyable, filée
De mal, de peine, ils te disent : Merci !
Muse, comme eux, avec eux exilée.
Ayez pitié des Enfants sans souci !




A UN POËTE


Rien n’est plus ennuyeux que ces villes banales
Débitant le soleil à faux poids, ou des eaux
Qui doivent aciérer nos muscles & nos os,
Pays d’albums usés, stations hivernales.

Des princes vagabonds illustrent leurs annales ;
Les hôteliers hargneux combinent des réseaux,
Et l’on voit fuir au loin la joie & les oiseaux
Devant de laids bourgeois livrés aux saturnales.


Mais qu’un jour, le hasard, généreux quelquefois,
Fasse se rencontrer dans ces hôtelleries
Deux amoureux de vers & de rimes fleuries,

Tout s’égaye aussitôt : on voit germer des bois
Sur le trottoir fangeux, & les Muses fidèles
Font taire tous les bruits épars à grands coups d’ailes.




A COSETTE


Cosette ! le printemps nous appelle. Fuyons
La chambre longtemps close & les murailles sombres,
Allons dans la campagne où, dissipant les ombres,
Tombe la pluie ardente & folle des rayons.

Tristesses de l’hiver, allez-vous-en ! Rions
Puisque avril nous revient, & que dans les décombres
Fleurit la giroflée, & que toutes pénombres
S’ouvrent au clair soleil, père des papillons.

Je chercherai la rime aux buissons accrochée,
Et je découvrirai la dryade penchée
Sur le miroir des eaux qu’éblouissent ses yeux.


Toi cependant, Cosette, ô ma chienne, ô ma fille !
Dans les champs où la vie excessive fourmille,
Tu lanceras au ciel tes aboîments joyeux.




A ALEXANDRE DE BERNAY


Mon vieux compatriote, on t’oublie. On déterre,
Chaque jour, dans le fond de quelque monastère,
Un rimeur enfoui sous l’herbe & les plâtras ;
On ressoude ses vers mutilés par les rats,
On leur remet des pieds ; on les commente, on glose ;
Un savant les encadre au milieu de sa prose ;
Puis, un matin, Jehan Tournebrousche renaît !
On en parle, on le cite, & son moindre sonnet
S’enfonce comme un coin dans toutes les mémoires.
Et toi, mon Alexandre, hélas ! quelles armoires
Dérobent tes chefs-d’œuvre à l’admiration
D’Asselineau chagrin ? O sombre question !
Tous les morts oubliés s’en viennent à la file
Réclamer leur soleil chez le bibliophile.
Et toi, brave homme, toi, couché tranquillement
Sous le gazon épais du bon pays normand,
Tu laisses en avril croître la violette
Et les frais liserons auprès de ton squelette,
Sans jamais demander si monsieur Taschereau
Prit soin de te coller au dos un numéro !

C’est trop de modestie, & je veux, Alexandre,
Moi qui suis ton pays, glorifier ta cendre
Sur ce mètre pompeux, de tous le souverain,
Et que nous te devons, le large alexandrin.
Car ce vers souple & fier aux belles résonnances,
Où l’idée est à l’aise & prend les contenances
Qu’il lui plaît, ce grand vers majestueux & doux,
Et que Pierre Corneille, un autre de chez nous,
A fait vibrer si clair & si haut, c’est ton œuvre ;
Œuvre solide & bonne, & que nulle couleuvre
N’attaquera jamais sans y laisser ses dents !

Notre sol plantureux, qui pour tous les Adams
Fait mûrir au soleil la belle pomme ronde,
A l’heur incontesté de t’avoir mis au monde.
Sous les arbres touffus de Bouffey, tu grandis
Au milieu de fiers gars, tous fiers, joyeux, hardis,
Robustes paysans dont la blouse rustique
Rappelle des Gaulois le vêtement antique,
Gens faits pour la charrue & faits pour la chanson !
Sifflant avec le merle, écoutant le pinson,
Regardant le ciel pur rire à travers ton verre,
Tu chantais, Alexandre, en libre & franc trouvère,
Tes amours, tes gaîtés, comme nous faisons tous ;
Les rimes s’échappaient bruyantes par les trous
De ton cerveau fêlé.
De ton cerveau fêlé. Certes, plus d’un notable,
Le soir, haussait l’épaule en se mettant à table,
Lorsque tu revenais par la porte d’Orbec,

Maigre comme un héron qui n’a pâture au bec,
De rêver dans les champs aux gestes & hauts faits
D’Alexandre & Porus, ces chevaliers parfaits
Qui combattaient sous l’œil de madame la Vierge.
Que t’importait cela ? Dans ton manteau de serge,
Tu passais indulgent, & scandant sur tes doigts
Les syllabes d’un vers entendu dans les bois.

Mais les mètres anciens te gênaient. Ta pensée
Gaillarde en leurs anneaux étroits était froissée.
Au cidre généreux il faut un vaste fût ;
Tu crias : « De l’audace ! » & l’alexandrin fut.

Eh bien, parmi tous ceux, faiseurs de tragédies,
De drames, de sonnets, de strophes engourdies,
Qui te prennent ton vers journellement, pas un,
Illustres, ignorés, gras, bien repus, à jeun,
Pas un, mon vieux ami, qui de toi se souvienne !
La gloire de ce vers cependant est la tienne.
Ton poëme est mortel comme ennui, j’y consens,
Mais tu créas le moule où des fondeurs puissants
Ont versé le métal du Cid & des Burgraves.
Tu saisis le vieux vers & brisas ses entraves ;
Bon ouvrier modeste, auquel, en ce moment,
J’apporte mon tribut de barde & de Normand !




ANATOLE FRANCE

——



LA PART DE MAGDELEINE



L’ombre versait au flanc des monts sa paix bénie,
Le chemin était bleu, le feuillage était noir,
Et les palmiers tremblaient d’amour au vent du soir.
Celle de Magdala pleurait dans Béthanie.

Elle avait sous ses pieds la pourpre des coussins ;
Le grand épervier d’or des femmes étrangères
Agrafait sur son cou les étoffes légères ;
La myrrhe tiédissait dans l’ombre de ses seins.

Sur la haute terrasse assise solitaire,
Par la nuit indulgente, à l’heure des aveux,
Elle laissait rouler dans l’or de ses cheveux
Des perles, doux spectacle aux amants de la terre.


Les palmes des palmiers & les voiles de Tyr
Sur son front embrasé versaient des fraîcheurs vaines ;
Elle sentait courir ces flammes dans les veines,
Qu’au marbre des bassins l’eau ne peut alentir.

Ses doigts, où les parfums des jeunes chevelures
Avaient laissé leur âme & s’exhalaient encor
Autour du scarabée & des talismans d’or,
Gardaient des souvenirs pareils à des brûlures.

Or, elle haïssait ce corps qui lui fut cher ;
Tous les baisers reçus lui revenaient aux lèvres
Avec l’acre saveur des dégoûts & des fièvres :
Magdeleine était triste & souffrait dans sa chair.

Et ses lèvres, ainsi qu’une grenade mûre,
Entr’ouvrant leur rubis sous la fraîcheur du ciel,
L’abeille des regrets y mit son âcre miel,
Et le vent qui passait recueillit ce murmure :

« J’avais soif, & j’ai ceint mon front d’amour fleuri ;
J’ai pris la bonne part des choses de ce monde,
Et cependant, mon Dieu, ma tristesse est profonde,
Et voici que mon cœur est comme un puits tari !

« Mon âme est comparable à la citerne vide
Sur qui le chamelier ne penche plus son front ;
Et l’amour des meilleurs d’entre ceux qui mourront
Est tombé goutte à goutte au fond du gouffre avide.


« Je n’ai bu que la soif aux lèvres des amants :
Ils sont faits de limon tous les fils de la mère ;
La fleur de leurs baisers laisse une cendre amère,
L’étreinte de leurs bras est un choc d’ossements.

« Nous cherchant, nous pressant pour ne former qu’un être,
Nous voulions, comme font deux corps dans un tombeau,
Unir nos deux néants en un néant plus beau,
Et nous tombions vaincus sans plus nous reconnaître.

« Oh ! sans doute qu’alors, fauve, les yeux ardents,
L’ange au glaive de feu traversait notre couche,
Et venait invisible arracher à ma bouche
Cette âme de l’aimé qui brille entre ses dents ;

« Car nous tombions tous deux étrangers, côte à côte,
Comme le premier couple après l’Éden perdu.
Alors, à cause d’Ève & du fruit défendu,
J’avais honte & j’étais seule devant ma faute.

« Et je criais, voyant mon espoir achevé :
« Pleureuses, allumez l’encens devant ma porte,
« Apprêtez un drap d’or : la Magdeleine est morte,
« Car étant la chercheuse elle n’a pas trouvé ! »

« Et j’ouvrais de nouveau mes bras comme des palmes ;
J’étendais mes bras nus tout parfumés d’amour,
Pour qu’une âme vivante y vînt dormir un jour,
Et je rêvais encor les vastes amours calmes !


« Le silence entendit ma voix qui soupirait,
Disant : « La perle dort dans le secret des ondes ;
« Or, je veux me baigner dans des amours profondes
« Comme tes belles eaux, lac de Génésareth !

« Que votre chaste haleine à mon souffle se mêle,
« Tranquilles nénufars, afin que le baiser
« Que sur le front élu ma lèvre ira poser,
« Calme comme la mort, soit infini comme elle ! »

« Telle je soupirais au bord du lac natal,
Mais sur mes flancs blessés une mauvaise flamme,
Rebelle, dévorait ma chair avec mon âme,
Et voici que je meurs sur mon lit de santal.

« Pourtant, j’accepte encor la part de Magdeleine :
J’avais choisi l’amour & j’avais eu raison.
Comme Marthe ma sœur qui garda la maison,
Je n’aurai point pesé la farine ou la laine.

« La jarre au ventre lourd d’olives ou de vin
Dans les soins du cellier n’aura point clos ma vie ;
Mais ma part, je le sais, ne peut m’être ravie,
Et je l’emporterai dans l’inconnu divin ! »

Elle dit : le reflet des choses éternelles
L’illumina d’horreur & d’épouvantement.
Alors elle se tut & pleura longuement :
Une âme flottait vague au fond de ses prunelles.


Or Jésus, celui-là qui chassait le démon
Et qui, s’étant assis au bord de la fontaine,
But dans l’urne de grès de la Samaritaine,
Soupait ce même soir au logis de Simon.

Vers ce foyer, ce toit fumant entre les branches,
Magdeleine tendit humble ses belles mains,
Et l’on aurait pu voir des pensers plus qu’humains
Voltiger sur son front comme des ailes blanches.

On ne sait quoi de pur embellit sa beauté ;
Ses regards au ciel bleu creusaient un clair sillage,
Et ses longs cils mouillés étaient comme un feuillage
Dans du soleil, après la pluie, un jour d’été.

Celle de Magdala sourit dans Béthanie.
Elle alla vers Jésus qu’on a nommé le Christ,
Et parfuma ses pieds ainsi qu’il est écrit.
Et la terre connut la tendresse infinie.




LA DANSE DES MORTS


Dans les siècles de foi, surtout dans les derniers,
La grand’ danse macabre était fréquemment peinte
Au vélin des missels comme aux murs des charniers.


Je crois que cette image édifiante & sainte
Mettait un peu d’espoir au fond du désespoir,
Et que les pauvres gens la regardaient sans crainte.

Ce n’est pas que la mort leur fût douce à prévoir ;
Dieu régnait dans le ciel & le roi sur la terre :
Pour eux mourir, c’était passer du gris au noir.

Mais le maître imagier qui, d’une touche austère,
Peignait ce simulacre, à genoux & priant,
Moine, y savait souffler la paix du monastère.

Sous les pas des danseurs on voit l’enfer béant :
Le branle d’un squelette & d’un vif sur un gouffre,
C’est bien affreux, mais moins pourtant que le néant.

On croit en regardant qu’on avale du soufre,
Et c’est pitié de voir s’abîmer sans retour
Sous la chair qui se tord la pauvre âme qui souffre.

Oui, mais dans cette nuit étalée au grand jour
On sent l’élan commun de la pensée humaine,
On sent la foi profonde. — Et la foi, c’est l’amour !

C’est là, c’est cet amour triste qui rassérène.
Les mourants sont pensifs, mais ne se plaignent pas,
Et la troupe est très-douce à la Mort qui la mène.


On se tient en bon ordre & l’on marche au compas ;
Une musique un peu faible & presque câline
Marque discrètement & dolemment le pas :

Un squelette est debout pinçant la mandoline,
Et, comme un amoureux, sous son large chapeau,
Cache son front de vieil ivoire qu’il incline.

Son compagnon applique un rustique pipeau
Contre ses belles dents blanches & toutes nues,
Ou des os de sa main frappe un disque de peau.

Un squelette de femme aux mines ingénues
Éveille de ses doigts les touches d’un clavier,
Comme sainte Cécile assise sur les nues.

Cet orchestre si doux ne saurait convier
Les vivants au Sabbat, &, pour mener la ronde,
Satan aurait vraiment bien tort de l’envier.

C’est que Dieu, voyez-vous, tient encor le vieux monde.
Voici venir d’abord le Pape & l’Empereur,
Et tout le peuple suit dans une paix profonde.

Car le baron a foi, comme le laboureur,
En tout ce qu’ont chanté David & la Sibylle.
Leur marche est sûre : ils vont illuminés d’horreur.


Mais la vierge s’étonne, &, quand la main habile
Du squelette lui prend la taille en amoureux,
Un frisson fait bondir sa belle chair nubile ;

Puis, les cils clos, aux bras du danseur aux yeux creux,
Elle exhale des mots charmants d’épithalame,
Car elle est fiancée au Christ, le divin preux.

Le chevalier errant trouve une étrange dame ;
Sur ses côtes à jour pend, comme sur un gril,
Un reste noir de peau qui fut un sein de femme ;

Mais il songe avoir vu dans un bois, en avril,
Une belle duchesse avec sa haquenée ;
Il compte la revoir au ciel. Ainsi soit-il !

Le page, dont la joue est une fleur fanée,
Va dansant vers l’enfer en un très-doux maintien,
Car il sait clairement que sa dame est damnée.

L’aveugle besacier ne danserait pas bien,
Mais, sans souffler, la Mort, en discrète personne,
Coupe tout simplement la corde de son chien :

En suivant à tâtons quelque grelot qui sonne,
L’aveugle s’en va seul tout droit changer de nuit,
Non sans avoir beaucoup juré. Dieu lui pardonne !


Il ferme ainsi le bal habilement conduit ;
Et tous, porteurs de sceptre & traîneurs de rapière,
S’en sont allés dormir sans révolte & sans bruit.

Ils comptent bien qu’un jour le lévrier de pierre,
Sous leurs rigides pieds couché fidèlement,
Saura se réveiller & lécher leur paupière.

Ils savent que les noirs clairons du jugement,
Qu’on entendra sonner sur chaque sépulture,
Agiteront leurs os d’un grand tressaillement,

Et que la Mort stupide & la pâle Nature
Verront surgir alors sur les tombeaux ouverts
Le corps ressuscité de toute créature.

La chair des fils d’Adam sera reprise aux vers ;
La Mort mourra : la faim détruira l’affamée,
Lorsque l’éternité prendra tout l’univers.

Et, mêlés aux martyrs, belle & candide armée,
Les époux reverront, ceinte d’un nimbe d’or,
Dans les longs plis du lin passer la bien-aimée.

Mais les couples dont l’Ange aura brisé l’essor,
Sur la berge où le souffre ardent roule en grands fleuves,
Oui, ceux-là souffriront : donc ils vivront encor !


Les tragiques amants & les sanglantes veuves,
Voltigeant enlacés dans leur cercle de fer,
Soupireront sans fin des paroles très-neuves.

Oh ! bienheureux ceux-là qui croyaient à l’Enfer.




LÉON CLADEL

———



EN QUERCY, L’ÉTÉ


La campagne éclatait, embrasée ; & les blés
Jaunis succombaient sous leurs épis d’or brûlés ;
Il faisait un août à racornir les arbres,
Les cieux semblaient plaqués de pierres & de marbres,
Rien ne bougeait en haut, rien ne bougeait en bas,
Et si tout respirait, on ne l’entendait pas ;
Empourpré, le soleil allongeait en silence
Ses grands dards trisaigus comme des fers de lance,
Et le sol, assailli de toutes parts, fendu,
S’ouvrait aux rayons chauds comme le plomb fondu ;
Pas d’air ; à l’horizon d’immenses prés, dont l’herbe
Ourlait une forêt immobile & superbe ;
Un grand fleuve arrêté, comme s’il était las,
Réverbérant du ciel les splendides éclats ;
Et plus loin, dévoré par les baisers de l’astre,

Un mont, dans la lumière ; un mont, tel qu’un pilastre ;
Un mont qui, sous la voûte en feu du firmament,
Flamboyait, chauve & nu, dans le rayonnement
Immense des cieux.
Immense des cieux. Or, étendu sous un orme
Dont le soleil trouait la frondaison énorme,
Je regardais la roche âpre, chauffée à blanc,
Corrodée à la cime & corrodée au flanc,
Et, sous elle, l’abîme intense de la plaine
Avalant tout le feu dont la nue était pleine ;
Et je voyais flamber dans le miroir de l’eau
Les cheveux du soleil & les bras du bouleau ;
Mais, si loin que mes yeux lassés pouvaient s’étendre,
Rien de vert, rien de doux, rien d’ombreux, rien de tendre
Ne se montrait parmi l’irradiation
De la nature, tout entière en fusion.
Nul souffle. Aucun bruit. Rien ne remuait. Les terres,
Au nord comme au midi, rutilaient, solitaires
Sous ce ciel implacable & rempli d’un éclair,
Qui n’avait pas de trêve & qui dévorait l’air.
De ses langues de feu l’élémentaire flamme
Ardait tout, m’arrivant, subtile, jusqu’à l’âme,
Et je croyais qu’en proie à cet ardent baiser,
J’allais m’évanouir & me vaporiser ;
Et qu’altérés, chauffés au point de se dissoudre,
Incendiés, noircis, calcinés, mis en poudre,
Ravins & mamelons, encore tout fumants,
Se désagrégeraient sous ces cieux incléments ;
Et déjà je pleurais, hélas ! sur nos vallées…

Sur ma vallée autour de laquelle, empilées,
S’étagent dans l’azur des crêtes de granit,
Où l’aigle farouche a ses petits & son nid
Royal !
Royal ! O joie !…
Royal ! O joie !… Émus, les cieux impérissables
Se mouillent tout à coup, &, sur l’éclat des sables,
Mille atomes d’or pur, par un souffle enlevés,
Miroitent en dansant dans les airs avivés.
En vain le grand soleil agrandit son cratère,
Les gramens, les gazons ondulent sur la terre :
Avoines, blés, maïs, redressent leurs cheveux,
Et le saule, oscillant sur ses orteils baveux.
Incline vers les eaux sa difforme ramure
Où le vent, revenu, pleure, rit & murmure…
Tout renaît & palpite, & tout, monts, plaines, eaux,
Se meut ! Yeuses, sapins, houx, chênes & roseaux,
Les grands bois font sonner leurs cimes inégales ;
Et l’on entend des chants incertains de cigales
Et mille bruits charmants errant par-ci par-là :
Soudain, — j’en pleure encore, — un brave oiseau parla
Dans un arbre ! . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .




ALFRED DES ESSARTS

——

SONNETS

I

D’APRÈS SHAKSPEARE


Toi qui vis au dedans d’une chair vulnérable,
En butte à l’ennemi que tu veux protéger,
Ô pauvre âme, pourquoi rechercher le danger
Et te rendre toi-même abjecte & misérable ?

Ayant avec la vie un bail si peu durable,
Pourquoi parer un corps qui n’est qu’un étranger ?
De riches ornements à quoi bon surcharger
Ta fragile demeure assise sur le sable ?

Crois-tu qu’avec le corps il te faille finir ?
Sa ruine est ta vie & sa douleur ta gloire ;
Au prix du temps impur gagne un saint avenir.

Fais-toi de vrais trésors : le reste est illusoire.
Nourris-toi de la mort ; que ce soit ta victoire :
Car, la mort étant morte, on ne doit plus mourir




II

D’APRÈS MICHEL-ANGE


Quand j’aperçus tes yeux pour la première fois,
Non, je n’aperçus pas une chose charnelle ;
Et de toi j’attendis cette paix éternelle
Qui semble un but sacré que dans l’azur je vois.

De la beauté d’un jour mon âme fuit les lois,
Vers le libre zénith montant à grands coups d’aile,
Et, pour mieux embrasser la forme universelle,
Suit le rhythme infini des couleurs & des voix.

L’espérance du cœur ne saurait être mise
En ce qui peut changer, en ce qui peut mourir.
En ce que chaque instant vient corrompre ou flétrir.

Les désirs effrénés que le sage méprise
Ne sont point de l’amour : l’amour qui fait fleurir
Nos âmes, dans les cieux lointains les divinise.




ROBERT LUZARCHE

——


CALME


Au détour d’un chemin venu des pics déserts
Où gronde sans répit le bruit des avalanches,
On découvre un joyeux bourg, dont les maisons blanches
Baignent languissamment dans un lac aux flots clairs.

Le cœur s’épanouit quand sort des rameaux verts
Ce bourg où tous les jours sont pareils aux dimanches,
Et l’on voudrait alors s’y blottir sous les branches
Pour oublier le spleen atroce des hivers.

Mais avec les clartés vastes qui font revivre,
Avec les longs & chauds parfums dont on s’enivre,
Un mal mystérieux tombe de ce ciel pur.

Car votre calme lourd & ses tièdes caresses,
Muettes profondeurs de l’insondable azur,
Recèlent les poisons de vos grandes tristesses.





LE PIC


Tout cuirassé de rocs anguleux & chenus,
Le pic inaccessible & qui ne veut pas d’hôtes
Va se perdre au-dessus des crêtes les plus hautes,
Vers le fourmillement des mondes inconnus.

Jamais nos sueurs n’ont fécondé ses flancs nus
Et le sillon jamais n’a déchiré ses côtes ;
Et nos sombres labeurs, nos désespoirs, nos fautes,
Bruits sinistres, jamais ne lui sont parvenus.

Et dans les régions où l’effleurent les ailes
De l’aigle, il semble un vieux géant ressuscité.
Orgueilleux champion des anciennes querelles.

Défiant l’homme après les dieux, il est resté
Vierge de servitude, en son aridité
Qu’abrite un lourd manteau de neiges éternelles.




JOSÉPHIN SOULARY

———


DAME LA PAIX

Récit familier.

I


A l’époque où le soin de surveiller sa terre
Fait les loisirs d’Horace au magistrat austère,
Quand le soleil tardif, en humeur de chômer,
Délivre son permis de chasse au Sagittaire,
Avec le droit — de s’enrhumer,

J’y grimpais quelquefois par la Sente à la chèvre,
Mon fusil sous le bras, dérangeant quelque lièvre
Que j’allais tuer net, — s’il se fût tenu coi —
Ou faisant envoler d’un massif de genièvre
Un perdreau — moins surpris que moi.


Bien avant qu’apparût entre les deux grands frênes,
Au détour du lavoir bordé de marjolaines,
Le toit pentif, accent jeté sur l’horizon.
Une clameur pareille au bruit des mers prochaines
M’annonçait de loin la maison.

Car la maison couvait la tempête infinie.
La fermière en était l’irritable génie ;
Elle parlait si haut ! — (pardon, je me trompais)
Elle criait si fort ! — Aussi, par ironie,
L’appelait-on Dame la Paix.

Par elle tout bougeait, grouillait, faisait merveille ;
Si la poule en son nid, comme en ses fleurs l’abeille,
Si la vache à l’étable, au bercail le mouton,
Gloussait, bêlait, bramait & bourdonnait, l’oreille
Devinait qui donnait le ton.

Au fond (le dehors ment & le fond seul importe)
C’était un brave cœur — servi d’une voix forte,
Et le cœur pour la voix vous demandait pardon
Quand, de l’air dont une autre eût dit : « Passez la porte ! »
Elle vous criait : « Entrez donc ! »

Dès le seuil on tombait en plein remû-ménage ;
Le sarment crépitant, la poêle faisant rage,
L’étain sonnant, les plats tintant sur le dressoir,
Rendaient à leur manière un bruyant témoignage
De son zèle à vous recevoir.


La ferme entre ses mains prospérait, comme on pense.
Accueillante aux profits, serrée à la dépense,
Elle était le pivot qui faisait tout mouvoir ;
Au besoin châtiment, à propos récompense,
C’était le Janus du devoir.

C’était Argus aussi. Double vue aggravante
Des larcins qu’on commet, des ruses qu’on invente,
Ce dragon vigilant ne laissait approcher
Ni les jolis garçons de sa jeune servante,
Ni les frelons de son rucher.

Bref, c’était ce qu’on nomme une femme-maîtresse.
Le pied toujours levé, la langue allant sans cesse,
Elle distribuait, un œil ouvert sur tous,
Aux bêtes la provende, aux marmots la caresse,
Les bourrades à son époux.

Et l’époux résigné marchait, — sans plus de cure
De ces assauts qu’un bœuf n’en a d’une piqûre ;
Il disait en riant : « Le calme est au plus fort ;
Notre femme ressemble au barbet de la cure,
Parce qu’il jappe, il croit qu’il mord. »

Advint que l’homme un jour fut pris de maladie.
Alors eut lieu le drame avec la comédie ;
Elle chercha querelle à Dieu, l’interpella,
Pria tant & si haut, que la Mort assourdie
Rit, fut vaincue, et s’en alla.

II


Dame la Paix n’est plus. Un jour de cet automne,
La chasse m’y portant, je monte, & je m’étonne
De ne pas voir le pâtre aux champs, l’homme au labour,
La servante au lavoir, le chien au seuil, personne
A l’étable, au fenil, au four.

Dans la cour grande ouverte, à terre éparpillées
Gisaient, fumier déjà, des javelles souillées ;
L’auge n’avait pas d’eau ; la crèche était sans foin ;
Les râteaux édentés, les faucilles rouillées,
Se cachaient, honteux, dans un coin.

Quelques poules sans coq disputaient d’une paille ;
Un bœuf maigre aiguisait sa corne à la muraille ;
Un âne en liberté se demandait conseil ;
L’abeille, sans abri qu’un chaume qui s’éraille,
Se traînait mourante au soleil.

Le désarroi régnait partout. Les plates-bandes
S’effaçaient au jardin sous les herbes gourmandes ;
L’ortie envahissait la vigne & les fraisiers ;
Et la ronce courait, de ses folles guirlandes
Étranglant jasmins & rosiers.


Qu’il faisait peine à voir le logis, à cette heure !
Où tout riait jadis la pierre même pleure,
Et l’âme de la morte en fuit de toute part,
Comme une ruche à miel où plus rien ne demeure
Dès que la reine-abeille part.

J’ai su que l’homme, atteint d’un ennui lamentable,
Du cabaret voisin ne quitte plus la table ;
Le fils aîné braconne & tourne au garnement ;
Les champs restent en friche, & la fille d’étable
Vient d’accoucher sans sacrement.


III


Pour la moralité, ma foi, je la hasarde
D’après un vieux chasseur à l’humeur goguenarde :
« Dieu, quand sa loi sévère au travail nous soumit,
Comme il prévoyait tout, fit Ève un peu criarde,
De peur qu’Adam ne s’endormît. »




ALINE


La neige a couvert tout entier
Le sentier
Qui mène à la maison d’Aline,
Si long quand un seul le parcourt,
Et si court
Quand deux ensemble on y chemine.

Que de fois je l’ai fréquenté
Cet été,
À l’heure où la rosée emperle
Dans la bonne odeur des moissons
Les buissons
Où rentre en caquetant le merle.

Je m’y glissais d’un pas furtif,
Attentif
Au moindre bruit de la feuillée,
Mais surtout évitant les yeux
Curieux
De la lune au ciel éveillée.

J’arrivais avec l’air poltron
D’un larron

Qui n’a pas fait son coup de maître,
Et sans souffler je restais droit
À l’endroit
D’où je l’ai vue à sa fenêtre.

C’est trop bête d’aimer ainsi !
Le souci
Vous ôte le cœur à l’ouvrage,
Et l’on pleure, on ne sait pourquoi ;
Mais, ma foi,
Je vais prendre mon grand courage.

Quand les jours froids seront finis,
Quand les nids
Babilleront sous la ramée,
Sitôt que le souffle attiédi
Du midi
Verdira la plaine embaumée,

J’irai, par les ravins couverts
De buis verts,
Cueillir, où je sais qu’il en pousse,
La primevère au collier d’or.
Pâle encor,
Qui grelotte en son lit de mousse.

Des fleurs elle aime le parfum,
Surtout un,
C’est celui de la violette :

Il en vient, Dieu sait ! tout le long
Du vallon ;
Moi premier j’en ferai cueillette.

Le muguet fleurit dans ce coin,
Et plus loin
La giroflée est par brassées.
Ah ! j’oubliais du romarin,
Puis un brin
D’aimez-moi, puis quelques pensées.

J’ai lié d’un ruban coquet
Mon bouquet,
Et je l’ai caché sous ma veste.
Plus d’une en voudrait un morceau,
Mais tout beau !
Qu’elle aille en chercher s’il en reste.

Je trouve Aline par hasard
A l’écart,
Je l’aborde avec révérence,
Et je lui dis : « Belle aux yeux doux,
Voulez-vous
Encourager mon espérance ? »

Tremblante, elle me tend la main ;
Le carmin
De la honte est sur son visage ;
Sa chère voix, tremblant aussi,

Dit : « Merci ! »
Voilà mes fleurs à son corsage.

Du coup nous sommes fiancés.
C’est assez
D’un mois pour la galanterie ;
Tout bien compté, l’anneau bénit
Nous unit
Le beau jour de Pâque fleurie.

L’avoir à moi seul, quel bonheur !
Vrai ! j’ai peur
D’oublier, le jour, à lui plaire,
Et, la nuit, de pleurer souvent
En rêvant
Que ma noce est encore à faire.

Mais qui donc s’avance là-bas ?
N’est-ce pas
Aline avec un jeune drôle ?
Elle se pend sans embarras
A son bras,
Le cou penché sur son épaule.

Malheur de moi ! tout est perdu !
J’aurais dû
Me risquer plus tôt auprès d’elle ;
J’avais déniché l’oiselet,
Il fallait
Tout de suite lui couper l’aile.


Le cœur ne choisit pas son jour,
Et l’amour
Dresse en toute saison son piége ;
C’est une rose de Noël
Que le ciel
Fait fleurir même sous la neige.




ARMAND SILVESTRE

———


LA GLOIRE DU SOUVENIR

I


L’impérissable orgueil de mon cœur vient de celle
Qui daigna sur mon cœur poser son pied divin
Très-fort & très-longtemps, afin qu’il se souvînt :
— Depuis, je n’ai connu la douleur que par elle.

Car j’ai souffert des maux qu’elle n’espérait pas.
Fier du sillon saignant qu’elle ouvrit dans mon être
Et qui des Dieux jaloux me fera reconnaître :
— O gloire ! j’ai servi de poussière à ses pas !

Et je reste meurtri, loin de la route ailée
Où sa course égarait le caprice des cieux.
Meurtri, vide, & pareil à l’air silencieux
Que brûle encor le vol d’une étoile envolée.


Sidérale blancheur du front pur qui vers moi
Pencha du firmament la lumière sacrée,
Vision tout entière en mon cœur demeurée,
L’impérissable orgueil de mon cœur vient de toi.


II


Je dirai ta beauté perdue à ceux qu’offense
La superbe de ma douleur,
Ton front marmoréen, éternelle pâleur !
Ton sourire, éternelle enfance !

Et tes yeux au regard magnétique & profond,
Pareils à des lampes nacrées
Qu’un jour intérieur illumine & qui font
Palpiter les ombres sacrées ;

Et l’éclat de ton col dressé jusqu’à l’orgueil
De ta face où dort la lumière ;
La fête de ton teint lilial & le deuil
De ta sombre & lourde crinière ;

Et tout ce qui me fut le suprême abandon
Des Cieux, du Rêve & de la Vie,
Ta beauté surhumaine, où mon âme asservie
Trouve sa gloire & ton pardon !

III


Sous les cieux que peuplait de ses grâces robustes
L’héroïque troupeau des filles d’Astarté,
Calme, j’aurais été, durant l’éternité,
Le familier discret de tes formes augustes.

À l’ombre des splendeurs sereines de ton corps.
J’aurais dormi le rêve éternel que je pleure,
Absous des trahisons de l’espace et de l’heure
Qui font tous nos pensers douloureux & discords.

Et d’une mort sans fin, plus douce que la vie,
Ta lèvre eût mesuré, seule, l’enivrement
À mes sens confondus dans l’immense tourment
Dont Vénus embrasait l’immensité ravie…

O douleur ! — le temps fuit, — le temps brise, — tu pars !
Et, des bûchers mortels dédaignant la brûlure,
Tu t’enfuis, emportant parmi ta chevelure,
De mes cieux déchirés tous les astres épars !


IV


Et pourtant l’Infini, qu’en leur vol diaphane
Poursuivent, sous ton front, tes rêves surhumains,
Je l’enfermai pour toi, — moi mortel, moi profane, —
Dans mon cœur élargi par mes sanglantes mains.


Dans ma poitrine ouverte, argile sacrilége,
J’avais senti passer l’âme errante des Cieux,
Portant, comme un parfum, jusqu’à tes pieds de neige,
L’immense amour qui fait l’azur silencieux,

Qui fait la Mer pensive & tristes les Étoiles
Dans l’air vibrant du soir que bat son aile en feu,
Qui fait la Nuit sacrée & sème ses longs voiles
D’astres brûlants tombés des paupières d’un Dieu !

Ces pleurs divins, ces pleurs que ton orgueil réclame,
Cet Infini qui fait ton mal & ta pâleur,
Pour toi, je l’ai porté tour à tour dans mon âme,
— Vivant, dans mon amour, & mort, dans ma douleur !


V


La fierté de mon Etre ici gît tout entière :
Mesurant au tombeau l’amour enseveli,
J’ai jugé sa grandeur à peser sa poussière
Et pour lui ne crains pas l’outrage de l’oubli.

À l’horizon perdu des visions aimées
Son spectre, chaque jour, se lève grandissant
Et, comme un soleil rouge au travers des fumées,
Teint ces pâles brouillards du meilleur de mon sang.


En fuyant vers l’azur, malgré toi, tu l’emportes
Dans le pli virginal de tes voiles sacrés,
Ce sang vermeil & doux des illusions mortes
Dont ma veine a rougi tes beaux pieds adorés.

Et je monte vivant, avec toi, sur la cime
Où te suit sans merci mon amour obsesseur,
Palpitant, comme toi, de ton rêve sublime,
Fille auguste & terrible ! ô chercheuse ! ô ma sœur !





NOUVEAUX SONNETS PAÏENS

I


Refleuris sous mon front, ô fleur de volupté,
Fleur du rêve païen, fleur vivante & charnelle,
Corps féminin qu’aux jours de l’Olympe enchanté
Un cygne enveloppa des blancheurs de son aile.

L’amour des Cieux a fait chaste ta nudité :
Sous tes contours sacrés la fange maternelle
Revêt la dignité d’une chose éternelle
Et, pour vivre à jamais, s’enferme en la Beauté.


C’est toi l’impérissable, en ta splendeur altière,
Moule auguste où l’empreinte ennoblit la matière,
Où le marbre fait chair se façonne au baiser :

Car un Dieu, t’arrachant à la chaîne fragile
Des formes que la Mort ne cesse de briser,
A pétri dans tes flancs la gloire de l’argile !


II


De ta face immortelle & de ton noble buste
Mes mains ont affronté les contours radieux,
Quand, fervent & tout plein de l’image des Dieux,
J’ai moulé sur ton corps leur souvenir auguste ;

Et, sous l’enchantement de ta beauté robuste,
J’ai touché de ma lèvre, ivre & fermant les yeux,
Ta lèvre aux feux sacrés, vase religieux
Où le sang de nos cœurs, comme un rubis, s’incruste.

Je ne tenterai plus l’inutile tourment
De ton amour, ô Femme, & je veux seulement,
Jaloux de ta splendeur, craintif du sacrilége,

Ceindre très-humblement, de mes bras prosternés,
Tes pieds, tes beaux pieds nus, frileux comme la neige
Et pareils à deux lys jusqu’au sol inclinés.


III


N’espère pas que tu l’apaises,
Le désir qui brûle mes reins :
Je fuis les bras dont tu m’étreins
Et la bouche dont tu me baises.

Les serpents jetés aux fournaises
Des lourds trépieds pythoniens,
En des tourments pareils aux miens,
Se tordaient, vivants, sur les braises.

Je suis comme un cerf aux abois
Qui, par la plaine & par les bois,
Emporte, en bramant, ses blessures.

Tourne vers moi tes yeux ardents :
Ouvre ta lèvre, — à moi tes dents !
— Plus de baisers, mais des morsures.


IV


Souvent, — & j’en frémis, — quand sur ta lèvre infâme
J’ai bu, dans un sanglot, d’amères voluptés,
Alors qu’une détresse immense prend mon âme,
O toi pour qui je meurs, tu dors à mes côtés !


L’ombre épaisse envahit tes sereines beautés
Et jusque sous tes cils éteint tes yeux de flamme ;
Ton souffle égal & lent fait comme un bruit de rame :
— C’est ton rêve qui fuit vers des bords enchantés.

Repose sans remords, ô cruelle maîtresse !
Ignore dans mes bras les pleurs de ma caresse,
Car tu n’es pas ma sœur, cœur à peine vivant !

Mais quand la nuit a clos tes paupières meurtries,
Quelle pitié des cieux pour les choses flétries
Te rend, sous mes baisers, le sommeil d’un enfant ?


V


Que ne suis-je le rêve où ton âme me fuit,
Quand l’haleine de fleur dont ta bouche est baisée
Se berce au rhythme lent de ta gorge apaisée,
Dans la tranquillité profonde de la nuit !

Que ne suis-je le rêve où ma douleur te suit
D’un souffle haletant & d’une aile brisée,
Sans entrevoir jamais, comme une aube embrasée,
L’invisible soleil qui sous ton front reluit !

— L’amour qui te fait vivre est celui qui me tue ;
Car ta sérénité cruelle de statue
N’est qu’un leurre où sans fin s’épuise mon souci.


De ton sommeil menteur étreignant le mystère,
Près de ton cœur j’y sens vivre un hôte adultère
Et voudrais être mort pour t’apparaître aussi.


VI


Toi qui foules encor l’argile qui me pèse,
Que ne suis-je moi-même à l’argile rendu,
Mort glacé sous tes pas & sous l’herbe étendu,
Sein brûlé que le froid de son linceul apaise !

Que ne suis-je mêlé dans la cendre qui baise
Le pli traînant du voile à ton flanc suspendu,
Dans le monde vivant qui t’entoure perdu,
Et de mes vains débris t’étreignant à mon aise !

Je deviendrais un peu de tout ce qui te sent,
De tout ce qui te voit, de tout ce qui te touche ;
Fleur, je me sécherais aux chaleurs de ton sang,

Ou fruit, je me fondrais aux saveurs de ta bouche ;
— Je serais une proie à tout ce que tu veux
Et je boirais dans l’air l’odeur de tes cheveux.





SOUVENIR DES GIRONDINS


Les Titans sont tombés : — dans l’air silencieux
Leur sang pur monte encore, &, comme une fumée,
Emporte dans les cieux leur âme consumée
Des rêves éternels qu’ils avaient pris aux cieux.

La terre, maternelle aux cœurs audacieux,
Sur ses enfants meurtris lentement s’est fermée ;
Mais, pour longtemps tari, son flanc capricieux
Tira de leur semence une race pygmée,

Du corps de ces lions un peuple de fourmis.
Et nous n’osons nommer nos pères endormis,
Plus près d’être des dieux que nous d’être des hommes !

Et nous traînons si bas leur souvenir puissant,
Qu’à nous voir le porter, on ne sait si nous sommes
Les vers de leurs tombeaux ou les fils de leur sang.




LAURENT-PICHAT

———


BALLADE HONGROISE


Sur un blanc tilleul un beau ramier pleure.
Un beau page en pleurs parcourt la forêt.
« Ramier, doux ramier, quel chagrin t’effleure ?
Cher petit oiseau, dis-moi ton secret ?

— Un dur épervier m’a pris ma compagne.
Nous étions perchés sur ce blanc tilleul !
Il a fui là-bas, loin, dans la campagne,
Emportant ma vie, & je reste seul.

— Ramier, doux ramier, vois cette tourelle
Au sommet des rocs, dans le vieux manoir.
Je suis veuf aussi de ma tourterelle,
Le comte l’a mise en son donjon noir !

— Beau page, ton âme est bien mal trempée !
Où donc est l’obstacle ? où donc l’embarras ?

À ton ceinturon je vois une épée.
Pour gravir les rocs, n’as-tu point de bras ?

« Au lieu de pleurer ici mes misères,
Faible, désarmé, vaincu, je voudrais
Pour elle être mort, si j’avais des serres,
Si j’avais l’essor, je les rejoindrais.

— Ramier, doux ramier, répondit le page,
L’oiseau seul est brave & seul a raison.
Je suis en assez vaillant équipage
Pour forcer les murs de cette prison ! »

Il partit, gravit la roche escarpée,
D’un élan força le nid du vautour,
Dispersa la garde, & de son épée
Tua le seigneur au seuil de la tour.

Il ouvre un cachot, voit sa fiancée.
— Ne crains rien, dit-il, pauvre amour tremblant,
Viens !… » — Puis reportant en bas sa pensée
Vers le doux ramier, sous le tilleul blanc :

« Te voilà sauvée, oh ! viens, ma colombe,
Viens, & qu’à te voir il soit le premier… »

Sous le blanc tilleul quelque chose tombe :
C’était l’oiseau mort. — Ramier, doux ramier !




HENRI CAZALIS

———


DANSE MACABRE


Au visage de mon squelette
Voici le loup de velours noir,
Le loup où votre lèvre, un soir.
Mit des parfums de violette.

Par cette antithèse toujours
Je veux me rappeler, madame,
Le vide aimable de votre âme
Et la vanité des amours.

Oh ! je ne me plains pas : la chose
Est trop connue en vérité ;
Mais j’ai quelque peu regretté
Votre jeune corps, blanc & rose.

— Que pleure-t-on là cependant ?
Cette chair, qui fait notre envie.

N’est après tout, comme la vie,
Qu’une loque sur du néant !

Et je veux mon âme ainsi faite
Qu’un jour enfin sous tous ces corps
Je ne sache voir que des morts,
Des os en costumes de fête.

Pour alors, dans un coin du bal,
Me tenir seul, &, las de vivre,
Laisser passer cette foule ivre,
Et ces gaîtés de carnaval !




VAINE APPARENCE


L’Océan de l’Immensité
Agite & soulève ses vagues.
Le Soleil brille, & sa clarté
Y fait luire des formes vagues.

Et sans cesse, à l’appel du vent,
Des flots montent à la surface ;
Puis soudain ce qui fut vivant
S’éteint, s’évanouit, s’efface.




ANTONY VALABRÈGUE

———


LA CANOTIÈRE


Quand le canot partit, en laissant un frisson
Aux feuillages du bord qui pendaient sur l’eau claire,
Elle chantait un air indolent de chanson,
Et nos voix répétaient le refrain populaire.

Elle semblait, dans son costume rouge & noir,
Vêtue étrangement & mise en canotière,
Une baigneuse au corps lassé qui vient s’asseoir
Sur le bateau tremblant qu’elle incline à l’arrière.

Autour de nous tombaient des filets de pêcheurs ;
On entendait les bruits d’un tir couvert de planches ;
Près du mur peint en bleu d’un débit de liqueurs,
Des bains flottants longeaient le rang des maisons blanches.


Elle dit tout d’un coup : « J’étais hier au bal ;
Je portais en dansant ma robe violette ;
J’avais un éventail pailleté de métal ;
Je cachais des parfums de musc dans ma toilette.

On ne trouve donc plus parmi ses cavaliers
Quelqu’un que l’on attire à des offres discrètes ;
Je n’ai rien bu dans les bosquets particuliers,
À peine si l’on m’a roulé des cigarettes.

Ah ! les bals sont finis, & je pars volontiers.
J’ai quitté ce matin Paris pour la campagne ;
Je suis avec des gens qui font les canotiers ;
Ils vont à Bougival, & je les accompagne.

Hé ! vous, mes mariniers, quand viendra le dîner,
J’ai grand’peur du repas qu’on cherche à l’aventure,
Quel festin délicat me ferez-vous donner ?
Il ne me suffit pas d’avoir une friture.

Boirons-nous au dessert du champagne frappé ?
Quelque fine liqueur me sera-t-elle offerte ?
Pour vous suivre en bateau, mon jupon est trempé,
Et je vais me tacher en foulant l’herbe verte. »

Le fleuve où nous glissions, conduits par le courant,
Mêlait à ses fraîcheurs un parfum de la rive ;
Un vent léger sur l’eau passait, nous pénétrant
De quelque odeur de fleurs lointaine & pourtant vive.


Nos rames rejetaient de leur sourd battement
Comme un bruit qui s’afflige au sillon que l’eau creuse ;
Le fleuve, qui souffrait, sonnait plaintivement ;
Nos avirons semblaient meurtrir l’eau douloureuse.

Et le large silence épars autour de nous,
Dans le ciel assoupi, dans la plaine dormante,
Comme en un bercement mélancolique & doux,
Portait ce bruit souffrant de l’eau qui se lamente.

Elle reprit d’un ton plus aigre dans la voix :
« Qu’ai-je donc aujourd’hui ? je ne sais quoi m’oppresse ;
Quelque chose m’irrite & m’énerve à la fois ;
Quand je suis en canot, j’éprouve une tristesse.

J’étais mieux à Paris ; je veux partir ce soir.
Ramenez-moi, messieurs, au bal que je regrette ;
Au bruit des instruments, je veux encor me voir
Entrer dans une danse en robe violette.

J’emporterai d’ici des fleurs pour mes cheveux :
J’aime les fleurs dans mes cheveux, quand je m’habille.
Je ne mettrai qu’un peu de noir près de mes yeux :
L’air m’a fait le teint vif sans que je me maquille.

Les danseurs me diront, penchés en m’invitant :
Danseras-tu ce soir avec nous, belle fille ?
Et moi, n’écoutant pas, distraite & m’éventant,
J’accepterai parfois seulement un quadrille.


À moi, les jeunes gens ! qui me fait vis-à-vis ?
Je vous reviens de loin : retour de canotage !
Mais consolez-moi donc des gens que j’ai suivis,
Et je ne repars plus ; c’est mon dernier voyage ! »

Sa toque retombait sur ses yeux ennuyés ;
Son col blanc chiffonnait les plis de sa dentelle ;
Sa main gauche étendait sur l’eau ses doigts mouillés.
Et l’autre nous frappait du bout de son ombrelle.

Nous la laissions parler, étant peu soucieux
D’arrêter le caprice expansif d’une femme ;
Nous nous sentions saisis, dans nos rêves joyeux,
D’un amour pour l’eau pure où plongeait notre rame.

L’eau semble jeune encore ; elle est restée enfant.
Depuis qu’elle a jailli de sa source divine
Couchée en son lit clair, sa fraîcheur la défend ;
Elle ne vieillit pas, dans sa course enfantine.

Et cette pureté dure sans se ternir :
Le sol vert se flétrit sous le froid qui le blesse.
L’arbre d’avril jaunit quand l’hiver va venir ;
L’eau conserve toujours sa limpide jeunesse.




GABRIEL MARC

——

SONNETS PARISIENS

LA FRÉGATE


Toi qui devrais bondir sur la mer, ô frégate !
À travers la mitraille & les flots irrités,
Quel triste sort te rive aux pierres des cités,
Et te pend une enseigne au front, comme un stigmate ?

Morne, ainsi qu’un oiseau retenu par la patte,
Tu regrettes l’azur & les immensités.
Le bourgeois se prélasse en tes flancs attristés,
Et ta quille a des airs navrés de cul-de-jatte.

Le batelet t’insulte & le lourd remorqueur,
En rampant devant toi, te lance un cri moqueur.
Oh ! qui pourra sonder ton destin sans exemple ?

Ta cale désormais sert aux ablutions.
Ta proue est enchaînée & ta hune contemple
La Caisse des dépôts & consignations !




PAYSAGE NOCTURNE


Tout dort. Les ponts avec le gaz de leurs lanternes
Se reflètent dans l’eau profonde. Entre les quais
Voguent péniblement des bateaux remorqués,
Et voici l’Hôtel-Dieu que flanquent des casernes.

Voyez, se découpant sur les nuages ternes,
Un vague entassement d’édifices tronqués,
De vieux donjons pareils à des géants masqués,
D’ogives, de créneaux, de grilles, de poternes.

C’est l’antique Palais de Justice, décor
Noir, la Tour de l’Horloge & la flèche aux fleurs d’or
De la Sainte-Chapelle ; & cette ombre qui perce

L’ombre nocturne, c’est, ô cruelle Thémis !
Le dôme du nouveau Tribunal de Commerce,
Champignon monstrueux qui flâne entre deux lis !




DÉMOLITIONS


Les vieux hôtels qu’avaient respectés les années
Sous les coups des maçons tombent de toutes parts.
Ils gisent sur le sol, & leurs débris épars
Ont l’aspect douloureux des choses ruinées.


Comme leurs habitants ils ont leurs destinées ;
Leurs murs, que décoraient les chefs-d’œuvre des arts,
Près de l’affiche énorme étalent aux regards
Le sillon régulier & noir des cheminées.

Au milieu des monceaux de pierres, à l’écart,
Un reste de jardin, sauvé par le hasard,
Sourit, insoucieux de ces métamorphoses,

Et, dans l’air saturé de chaux pour les ternir,
Un rosier au soleil épanouit ses roses.
— Tel, parfois, dans mon âme un lointain souvenir.




REPOS


La rivière aux flots bleus rêve les soirs d’été.
Elle dessine au loin sa courbe gracieuse
Pour se perdre dans l’ombre ; & le saule & l’yeuse
Reflètent leurs rameaux dans sa limpidité.

L’air est sans bruit, le ciel plein de sérénité.
La rive se recueille & dort silencieuse.
Tout repose. Voici l’heure mystérieuse
Faite de calme intense & d’immobilité.


Le calme est solennel & triste, comme un rêve
De voyage ou d’exil qui jamais ne s’achève.
Parfois, pour animer ce repos accablant,

Un martin-pêcheur file en rasant le feuillage,
Et, sur l’onde où la lune étincelle en tremblant,
Un étroit canot glisse avec son long sillage.



LOUISA SIEFERT

———

I


Sans le soupir, le monde étoufferait.
Ampère.


Rêves, anxiétés, soupirs, sanglots, murmures,
Vœux toujours renaissants & toujours contenus,
Instinct des cœurs naïfs, espoir des têtes mûres,
O désirs infinis, qui ne vous a connus !

Les vents sont en éveil ; les hautaines ramures
Demandent le secret aux brins d’herbe ingénus,
Et la ronce épineuse où noircissent les mûres
Sur les sentiers de l’homme étend ses grands bras nus.

« Où donc la vérité ? » dit l’oiseau de passage.
Le roseau chancelant répète : « Où donc le sage ? »
Le bœuf à l’horizon jette un regard distrait.

Et chaque flot que roule au loin le fleuve immense
S’élève, puis retombe, & soudain reparaît,
Comme une question que chacun recommence.

II


Tout corps traîne son ombre & tout esprit son doute.
Victor Hugo.


À vingt ans, quand on a devant soi l’avenir,
Parfois le front pâlit, on va, mais on est triste ;
Un sourd pressentiment qu’on ne peut définir
Accable, un trouble vague à tout effort résiste.

Les yeux, brillants hier, demain vont se ternir ;
Les sourires perdront leurs clartés. On existe
Encor, mais on languit ; on dit qu’il faut bénir,
On le veut, mais le doute au fond du cœur subsiste.

On se plaint, & partout on se heurte. Navré,
On a la lèvre en feu, le regard enfiévré.
Tout blesse, &, pour souffrir, on se fait plus sensible.

Chimère ou souvenir, temps futur, temps passé,
C’est comme un idéal qu’on n’a pas embrassé,
Et c’est la grande soif : celle de l’Impossible !


III


Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
Corneille.


À l’honneur du combat qu’importe la victoire ?
Celui qui pour mourir se couche en son drapeau,
Suaire que son sang a fait tout rouge, est beau :
C’est la fatalité, mais c’est aussi la gloire !


Toute âme est le champ clos d’une bataille noire
Sans trêve ni merci, sans soleil ni flambeau.
Chaque illusion morte y trouve son tombeau
Et dans sa chute entraîne au néant sa mémoire.

Ainsi fiers seulement du devoir accompli,
Tristes cercueils où dort l’amour enseveli
Près des élans fougueux & des grandes pensées,

Nous traînons le fardeau de nos forces lassées ;
Et, nous nous survivons dans cet immense oubli,
Sentant s’ouvrir le ciel sur nos têtes baissées.




LA COMBE


En vain elle s’est dit que la campagne est belle.
Sainte-Beuve.


Non, plus pour aujourd’hui, plus de grandes pensées,
De saintes questions à la hâte embrassées,
D’énergiques efforts, d’élans fiers & hardis.
Mon esprit est lassé, mes doigts sont engourdis.
L’automne est la saison des rêves, nous y sommes,
Elle parle ; rêvons, & laissons là les hommes,
Leur bruit & leur destin. Prenons à notre choix
L’un des sentiers fleuris qui mènent dans les bois.
Les colchiques aux prés, les bruyères aux pentes
Ont semé leurs bouquets sur les mousses rampantes.

L’âcre odeur de la menthe & du genévrier
Se répand ; & l’oiseau qui va s’expatrier,
Triste des longues nuits déjà froides, murmure
Comme un adieu plaintif sous l’humide ramure.
On a cassé les noix & foulé le raisin ;
Et chantant le vieil air qui doit charmer l’essaim,
On a volé leur miel aux abeilles jalouses.
L’ombre oblique des bois descend sur les pelouses ;
Il fait bon cheminer à petits pas, cherchant
Un vers dans sa mémoire & l’alouette au champ.
Il fait bon s’attarder le long de la ravine
Comme l’humble ruisseau que l’oreille y devine,
Et qui s’y perd cent fois de crainte d’arriver ;
Il y fait bon s’asseoir au soleil & rêver.
Car l’arrière-saison est clémente aux poëtes,
Et, mieux que le printemps aux ardeurs inquiètes,
Mêle aux songes trop chers un doux apaisement.
Les songes ! mais pourquoi toujours eux ? — Vainement
Aujourd’hui je voudrais en avoir les mains pleines
Et les jeter aux vents, aux cieux, aux flots, aux plaines,
Rouge de ma faiblesse & n’y résistant pas,
Vainement je les glane & les pleure tout bas,
O derniers épis d’or de la moisson coupée ! —
Je ne puis oublier combien ils m’ont trompée.
Et, le charme une fois rompu, les bois sont sourds,
Les colchiques muets, les sentiers sans détours ;
Je ne sais plus saisir le sens caché des choses,
Et la vie assombrit les lointains les plus roses.



AU LARGE


Lest de l’âme, pesant bagage,
Trésors misérables & chers,
Sombrez. . . . . . .

Théophile Gautier.


Aux pays des autres étoiles,
Aux lointains pays fabuleux,
Le vaisseau sous ses blanches voiles
Nage au gré des flots onduleux.

Le ciel et l’Océan s’unissent
Au bord de l’horizon enfui ;
Les lourdes vagues s’aplanissent
Avec un long soupir d’ennui.

Dans cette immensité sans terme
Où se perd, tombe & meurt le vent,
Le sillage qui se referme
Marque seul la marche en avant.

O tristesse indéfinissable !
Accablement toujours nouveau !
Ne pas voir même un grain de sable,
Ne pas même entendre un écho !


Ici, rien que la mer sans grèves,
Là, rien que l’ombre des agrès,
Rien à l’avenir que des rêves,
Rien au passé que des regrets !

La semaine suit la semaine,
Le flot que le flot submergea
Au gouffre, dans sa chute, emmène
Chaque heure qui sonne, & déjà

L’aube a d’éclatantes nuances,
Le soir des couchants orangés,
Flamboîments & phosphorescences
À nos ciels d’Europe étrangers.

Des formes d’astres inconnues,
Vaisseaux par Dieu même conduits,
Iles, perles ou fleurs des nues,
Brodent le bleu manteau des nuits.

Mais cette splendeur qui décore
Le vaste infini déroulé
Est d’un aspect plus triste encore
Aux yeux tristes de l’exilé.

Et la petite maison basse,
Frère, où sont ta mère & tes sœurs,
Pour ton cœur avait plus d’espace,
Pour ton regard plus de douceurs.




A CE QUI N’EST PLUS


Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses.
Charles Baudelaire.


Pourquoi revenez-vous creuser mon souvenir,
O jours trop tôt perdus, ô trop chères pensées,
Images que le temps doit avoir effacées,
Mots que mon cœur jalouse & ne peut contenir,
Pourquoi revenez-vous creuser mon souvenir ?

J’avais promis l’oubli qui console & qui tue,
L’oubli muet & calme, aux flots profonds & lourds.
Les heures ont passé, je me souviens toujours ;
Vous agitez encor mon âme combattue.
J’avais promis l’oubli qui console & qui tue.

Mon espoir est un rêve & mon rêve un secret,
Mes vers en sont l’écho, mais non la voix vibrante.
J’aime aux bois soleillés la vapeur transparente,
J’aime aux yeux les plus beaux un plus subtil attrait.
Mon espoir est un rêve & mon rêve un secret.

Le cœur a des retours vers les choses anciennes,
Des retours imprévus, séduisants, caressants ;
Le poëte s’éveille à de si doux accents
Et s’abandonne à ces langueurs qui sont les siennes.
Le cœur a des retours vers les choses anciennes.


Ô jours trop tôt perdus, ô jours trop regrettés !
Puisse l’enivrement de vos mélancolies,
Reflet mystérieux des aurores pâlies,
Longuement éblouir mes regards attristés,
Ô jours trop tôt perdus, ô jours trop regrettés !




ALBERT MÉRAT

——

HORS DES MURS

——

LE COURANT


Il faudrait, pour quitter la ville, un vieux bateau,
Suivant l’eau lentement, sans voiles & sans rames.
Sur des nuages blancs aussi blancs que des femmes,
Le ciel d’été, l’azur étendrait son manteau.

Serré dans le granit comme dans un étau,
Le fleuve mord ses bords & glisse en courtes lames ;
Et la ville aux toits bleus tout pailletés de flammes
Parade bruyamment comme sur un tréteau.

Plus de quai ; des maisons d’un étage, des rives ;
Les saules, les bouleaux, les aubépines vives,
Un coin du bien-aimé paysage français.

Les peupliers sont hauts, les collines sont bleues ;
Où donc est la rumeur de foule où je passais ?
Je ne sais pas combien j’ai pu faire de lieues.




LA LISIÈRE DU BOIS


La lisière du bois suit le petit chemin
D’ocre jaune, où tout pli rit d’une graminée.
La pente, pleine d’air, est comme illuminée
D’un lever d’ailes d’or, de soufre & de carmin.

Vrilles des liserons glissant leur verte main,
Éphémères d’un soir ou d’une matinée ;
Toute la flore exquise, humble, indéterminée
De l’herbe, amours d’hier, semences de demain.

Cependant l’aïeul doux aux plus faibles, le chêne,
Souffrant à ses genoux les mousses & la chaîne
Des églantiers, faiseurs de roses & de miel,

Regarde du côté des marguerites blanches,
Et, mendiant d’azur, il tend ses vieilles branches
Pour y prendre à pleins doigts un grand morceau de ciel.




LE RÉVEIL


Le soleil s’est levé du milieu des collines
Comme le premier-né divin des nuits d’été,
Déchirant, dans un vol de flammes emporté,
Du matin frissonnant les frêles mousselines.


Les champs, l’eau, les forêts graves & sibyllines,
La terre jusqu’au ciel tressaille de clarté.
Le chœur universel des bêtes a chanté,
Voix dans l’air, voix des bois, sauvages & câlines.

L’homme seul, raisonneur pensif dès le réveil,
Regarde cette joie, en son retour vermeil,
Éternellement rose, aimable & coutumière ;

Et comme elle n’a pas été faite pour lui,
Sans folles actions de grâces, sans ennui,
D’un œil indifférent accepte la lumière.




LA VILLE


Nos coteaux, les plus purs de tous & les plus doux,
Que, n’eût été la Grèce, auraient choisis les faunes,
Au bas de leurs sentiers poudrés de sables jaunes
Ont comme une hydre énorme éparse à leurs genoux.

La Ville nous fascine, étant moins près de nous,
Avec ses tours aussi royales que des trônes ;
Horizontale, bleue & blanche entre les cônes
Des châtaigniers plus verts & des chênes plus roux.

D’ici l’on ne voit rien que les langueurs farouches
Du monstre aux mille bras puissants, aux mille bouches,
Dont le grand soleil d’août ensanglante les yeux.


Elle est plus dangereuse ainsi ; mais, pour nous prendre,
Il faudrait que le ciel fût moins silencieux ;
Il faudrait que le bois ne sût pas nous défendre.




LA NUIT


Tiède du souvenir des occidents vermeils,
La nuit sur les coteaux palpite immense & bonne.
Elle est comme la mer : un vent d’aile y frissonne ;
Leur couleur est semblable & leurs bruits sont pareils.

Le sein large & profond qui porte les soleils,
Où le flot incessant des univers rayonne,
Est indulgent & n’a d’embûches pour personne,
Et, mérités ou non, berce tous les sommeils.

Pourtant, Nuit, je te sais peu sûre & décevante ;
Ta vague illusion de spectre m’épouvante :
Si les matins allaient oublier le retour !

Certitude, ô raison, aurore coutumière !
Je sens que ma pensée est faite de lumière ;
Même les yeux fermés, j’ai le souci du jour.




LE DÉSIR


La bonté du soleil n’apaise pas nos yeux.
Nous avons les prés clairs où l’eau met des buées,
Les collines aux plis charmants continuées
En des bandes couleur de perle au bord des cieux.

Nos chênes sont si hauts, si vaillants & si vieux
Qu’ils connaissent la foudre & parlent aux nuées.
Les forêts de cent ans que l’on n’a pas tuées
Sont les chœurs où l’accord des voix chante le mieux.

D’où vient qu’ayant les soirs, l’odeur des matinées,
Des peintures en leurs caprices terminées
Par ce que l’harmonie a de tons fins & doux,

Nous sentions nos désirs gonflés comme des voiles ?
Pourquoi les horizons sont-ils jaloux de nous ?
Pourquoi chercher au loin de nouvelles étoiles ?




DESSOUS DE BOIS


L’ombre bleuâtre & claire au milieu des allées,
Comme un long voile plein de taches étoilées,
Cache à peine la terre & flotte avec douceur ;
Le soleil, en rayant la légère épaisseur,

Forme des réseaux d’or où palpitent mes rêves.
Les frênes aux bourgeons rouges du sang des séves
Frissonnent. Les bouleaux, à leur feuillage blanc
Prenant la brise, en font un murmure tremblant
Que le buisson répète au brin d’herbe qui rampe.
Comme des doigts levés au devant d’une lampe,
Les rameaux délicats au devant du soleil
Laissent filtrer l’éclat du jour tendre & vermeil.
L’air lascif est chargé de poussières errantes.
Les pommiers, bouquets blancs d’étoiles odorantes,
Que le printemps attache à son corsage vert,
À travers l’éclaircie ardente du couvert,
Derrière les troncs fins & les branches mal closes,
Luisent, dans les vergers, auprès des maisons roses.
Calmes, faisant un fond délicat au tableau,
Transparaissent plus loin le ciel, la terre, l’eau :
Car le fleuve déroule au pied des bois tranquilles
Ses anneaux lumineux & longs entre les îles,
Et semble, au dernier plan, un mince serpent d’or.
Une vapeur de nacre, où blanchissent encor
Les fleurs peintes d’hier, presque déjà séchées,
Qu’avril de ses pinceaux riants avait touchées,
Semble continuer la pente du chemin ;
Et, d’une lieue, on croit toucher avec la main,
Modelant l’horizon sur les collines blondes,
Le velours ondoyant des verdures profondes.




EMMANUEL DES ESSARTS

———


LES AMANTS DE LA LIBERTÉ

I


Il est de par le monde une vierge proscrite,
Etre toujours maudit & toujours redouté,
Fuyant sous les clameurs d’une foule hypocrite
Qui peut tout lui ravir, hors l’immortalité.

Elle est belle, & pourtant son radieux visage
S’assombrit, traversé par des plis soucieux :
On dirait un superbe & morne paysage
Où l’ombre se répand sur l’or changeant des cieux.

Elle a pris ses pâleurs à la Mélancolie,
Et sa joue a blêmi comme sous un affront ;
Sur ses épaules flotte une pourpre avilie ;
La couronne d’épine est saignante à son front.


Et cependant, autour de la triste exilée,
De l’humble mendiante aux pieds nus, plus nombreux
Que les beaux chevaliers épris de la mêlée,
Se presse avidement tout un peuple amoureux.


II


Jamais dans ses festins Cléopâtre adorée
Ne jeta dans les sens de désirs plus fougueux
Que cette vagabonde aux reines préférée,
Plus triste que les serfs, plus pauvre que les gueux..

Combien de cavaliers qui guettent sa venue,
Rêveurs enfants du Nord, ardents fils du Midi,
Jeunes gens éblouis d’une flamme inconnue,
Grands vieillards dont le sang ne s’est point refroidi !

Rien ne peut arrêter ces preux enthousiastes,
Enivrés de leur vol ainsi que le faucon,
Ni les amis craintifs songeant aux jours néfastes,
Ni leur maîtresse en pleurs qui se penche au balcon.

La vie à leurs désirs s’abandonnait facile ;
Des appels de baisers les poursuivaient dans l’air :
Ils pouvaient s’assoupir aux grottes de Sicile,
Bercés par le murmure onduleux de la mer.


Ils pouvaient, fascinés par l’aigrette des casques,
Suivre, fiers meurtriers, la Guerre aux durs sabots ;
Les carnavals rieurs leur présentaient des masques,
Et devant eux l’Orgie allumait ses flambeaux.

L’un eût fait resplendir sa ducale couronne
Aux accords du clairon saluant son réveil ;
L’autre eût vécu sans trouble, indolent lazzarone,
Convive de l’été, familier du soleil !

Quand un rêve entrevu nous souffle ses vertiges,
Le réel semble vide au cœur bien résolu…
Vainement le bonheur leur montrait ses prestiges :
Le bonheur est vulgaire… ils n’en ont pas voulu.


III


Ces hommes, ces héros, ils n’ont qu’une pensée
Qui fait l’âme indomptable & le nom immortel :
C’est de nous ramener leur grande fiancée
Pour lui donner enfin son temple & son autel.

Dans les âpres sentiers longtemps ils l’ont suivie,
Quand soudain l’atteignant & tombant à genoux,
Ils lui disent : « À toi notre âme & notre vie !
« Mère de nos esprits, viens, oh ! viens avec nous. »


Le chœur passionné frappe aux portes des villes,
Jaloux de révéler son amour éternel,
Et de purifier les consciences viles
Par un de ces regards plus limpides qu’un ciel.

Et partout, offensés par sa fière démarche,
Les hommes, trop pervers ou trop bas pour l’aimer,
Avec des cris railleurs lui disent : « Marche, marche ! »
La porte des cités demande à se fermer.

Mais que lui font ces nains, ces porteurs de rapières,
Ces insulteurs sacrés aboyant sur ses pas,
Et jusqu’à ces enfants qui lui jettent des pierres ?
Ses vrais, ses chers amants ne l’abandonnent pas.

Pour porter les couleurs de cette fugitive
Combien ont abjuré les splendeurs d’une cour !
Combien ont renié leur famille craintive !
Soyez bénis, vaillants insensés de l’Amour.


IV


Soyez encor bénis, vous qui suivez l’amante
Loin du pays natal où fleurit l’oranger,
Qui l’escortez partout où siffle la tourmente
Et trempez de vos pleurs le pain de l’étranger.


Souvent c’est dans une île & lointaine & sauvage,
Où Prospéro jamais ne rencontre Ariel,
Que vous errez pensifs sur le morne rivage,
Sans autres compagnons que la mer & le ciel.

Et vous criez souvent à la brise qui passe,
Au nuage rapide, au léger remorqueur,
Aux goëlands fuyards qui traversent l’espace,
D’emporter au pays un peu de votre cœur.

Là-bas sont les trésors, là-bas sont les reliques,
La maison du berceau, la maison de l’hymen,
Les murs témoins des jours gais ou mélancoliques,
Les monts gravis à deux en se donnant la main.

Là-bas c’est le passé, là-bas c’est la Patrie,
Doux mirages troublant les cœurs irrésolus…
Mais le regard se tourne avec idolâtrie
Vers l’invisible Amante, & l’on n’hésite plus.

C’est qu’ils savent aimer, tous ces êtres qu’attire
Comme un enchantement le dur combat du sort.
Leur âme frémissante appelle le martyre ;
Ils quêtent sans relâche un regard de la Mort.

Et, sur les échafauds que la foule peureuse
Cerne avec la stupeur du morne hébétement,
Ils proclament le nom de leur grande amoureuse ;
Leur dernière parole est un dernier serment.


Ah ! ne les plaignons point ces martyrs héroïques,
D’un admirable espoir saintement abusés :
Ils ont pu contempler la vierge aux yeux stoïques
Et sentir sur leurs fronts descendre ses baisers.

Lutteurs, ils combattaient pour venger sa querelle ;
Pauvres, ils ont subi sa noble pauvreté ;
S’ils souffraient ici-bas, ils ont souffert pour elle.
La douleur idéale est une volupté.

Mais toi, qui donc es-tu, proscrite bien-aimée,
Pour qui les dévoûments ne se peuvent tarir.
Toi qui de tes amants sais te faire une armée,
Et pour qui les meilleurs sont joyeux de mourir ?

Ah ! tu mérites bien tous ces fiers sacrifices,
Toi qui viens affranchir l’ingrate humanité,
Génie impénétrable à l’effroi des supplices,
Amante des grands cœurs, divine Liberté.



LÉON VALADE

———


LA GOUTTE DE SANG


Quand celle dont la grâce en mon âme est empreinte
M’a dit, un peu craintive & riant de sa crainte,
Qu’elle s’était piquée au doigt : « Tenez, voyez ! »
Lorsque j’ai vu, parmi ses autres doigts ployés,
À l’annulaire qui dans ma main tremble & bouge,
Une goutte de sang perler brillante & rouge,
Avant que mon esprit troublé ne raisonnât,
Mes yeux avidement en ont bu l’incarnat ;
Et j’ai senti venir une soif à ma lèvre
Telle, que j’ai pressé la piqûre avec fièvre
Dans l’aspiration brusque d’un long baiser :
Tandis que, rougissante à demi sans oser
Se fâcher, son visage où le sourire joue
Essayait d’exprimer l’horreur dans une moue,
Et que sa voix, si peu tragique, m’appelait
« Buveur de sang ! »
« Buveur de sang ! » Ainsi moi, le buveur de lait,
Moi que l’Idylle au miel de ses ruches convie,

J’ai connu la saveur auguste de la Vie.
Et tout surpris je cherche, enfant chère ! comment
De l’instinct vague est né l’aveugle mouvement…
Lorsque sur la pâleur de ta peau nuancée
Est éclos ce grenat, avais-je la pensée
Qu’osant mouiller ma lèvre à la chaude liqueur
Qui fait battre ta tempe & qui gonfle ton cœur,
J’allais communier en ta substance même ?
Et, superstitieux comme on l’est quand on aime,
Ai-je espéré qu’enfin mon angoisse comprît
Le fond de ce cœur simple & de ce doux esprit ?
(Nul sourire de sphinx n’enveloppant une autre
Énigme plus obscure, ô vierges ! que la vôtre.)
Ai-je rêvé ce rêve étrange ? — Ou bien encor,
Devant cette parcelle unique du trésor
De tes veines, secret de ta grâce croissante,
Qui rose le contour de la joue innocente,
Avive la rougeur des lèvres, & fleurit
Le blanc tissu des chairs, & jamais ne tarit,
Séve heureuse, par qui chaque jour se révèle
Plus riche ta santé, ta fraîcheur plus nouvelle,
Moi fébrile rêveur qu’a toujours fait si las
La fatigue de vivre & de douter, hélas !
Ai-je frémi, pareil au malade qu’altère
Le seul aspect d’une eau limpide & salutaire ?

Or, depuis ces trois jours passés que tu me vins
Montrer ton doigt blessé, voilà les songes vains
Dont toute ma pensée est pleine, ô jeune fille !

L’imperceptible mal que t’a fait ton aiguille
Est oublié : durant l’heure de ton sommeil
L’épiderme déjà renaissait plus vermeil ;
Et le flot que ton cœur aux veines distribue
Ne s’est pas amoindri pour une goutte bue !
Cependant que toujours triste, toujours fiévreux,
J’admire ton doux souffle égal & chaleureux,
Et que toujours je vois sur ta bouche qui tente
Le sourire de la candeur inquiétante.




LE BLASPHÈME


Visible affreusement dans le courroux des mers,
C’est bien toi, Poséidôn ! que brave en mots amers
Ajax, le noir trident suspendu sur sa tête ;
Prométhée, appelant la foudre qui s’apprête,
A vu Zeus se dresser & les cieux obscurcis
Trembler au froncement des terribles sourcils :
Et c’est pourquoi nul temps n’effacera la gloire
De ces défis gravés dans l’humaine mémoire.
Il faut être croyant pour affronter les dieux.
Pour nous, las de créer des tyrans odieux
Et de voir l’Injustice en eux toute-puissante,
Au lieu de provoquer leur providence absente,
Nous les avons niés ; & le grand ciel béant
S’est fait vide, & les dieux sont rentrés au néant.
À ses noirs cauchemars l’Humanité ravie

Se rendort dans le songe apaisé de la vie ;
Le tombeau plus clément s’ouvre au mortel lassé.
— Seul, le poëte pense aux effrois du passé
Et parfois rêve, épris des âmes révoltées,
La grandeur du blasphème interdite aux athées.




L’HOTE IMPORTUN


Qui donc frappe à cette heure ? — Un voyageur si las
Qu’il ne pourrait pas faire un pas de plus. — Hélas !
Entre, j’ai vu l’appel que ton bras faible agite ;
Et dis ce qu’il te faut, tu l’auras. — Rien qu’un gîte,
Rien qu’un lit. — Mais d’abord qu’un feu clair & vermeil
Te ranime ; tu dois avoir froid ? — J’ai sommeil,
Je veux un lit. — Le lit t’est promis & la table
Va se dresser pour toi : viens. — Zèle insupportable !
Je n’ai ni froid, ni faim, ni soif : je veux dormir.
— D’un frisson douloureux j’ai vu ton corps frémir.
Quel dur chemin fis-tu ? pourquoi ces fers d’esclave ?
O pauvres pieds meurtris ! souffrez que l’on vous lave
Et qu’une eau pure… — Trêve à ta vaine pitié
Qui ravive les maux assoupis à moitié ;
Montre-moi le plus vil grabat, que je m’y couche,
Et ne tarde pas plus, hôte ! — Quel ton farouche,
Et combien d’amertume en ce peu que tu dis !
L’abîme fut profond, certe, où tu descendis ;
Mais nul gouffre si noir qu’on n’en remonte. Espère ;

L’excès de ton malheur touche au destin prospère ;
Cœur las d’aimer ! ici t’attendent les meilleurs
Des biens que tu rêvas si vainement ailleurs.
C’est l’Aube… — O tentateur, assez de mots perfides !
Mon vœu, ne l’as-tu pas lu dans mes yeux avides,
Avides de nuit noire & de somme infini ?
Ne parle pas d’amour, ni d’espérance, ni
De bonheur : à jamais durci comme les pierres,
Mon cœur lâche a cessé de battre, & mes paupières
Succombent sous un poids invinciblement lourd…
Mon lit, je veux mon lit ! un lit profond & sourd.




VIATIQUE


Si la mort n’est pas l’ouverture
Du néant vaste où rien ne luit ;
S’il faut attendre dans sa nuit
On ne sait quelle aube future ;

Si l’espoir du repos nous ment ;
Si le tourment de la pensée
À la chair inerte & glacée
Survit impérissablement ;

Si la loi de Dieu tyrannique
Sur l’angoisse, triste oreiller !
Force les âmes de veiller
Jusques au jugement inique,


Et qu’il faille, aux plis du linceul,
Écouter se traîner dans l’ombre
Le pied lourd des siècles sans nombre,
Seul dans la tombe, toujours seul !

Oh ! puissé-je, avant que je meure,
De l’ange que suivent mes pas,
De celle qui ne m’aime pas
Être aimé, ne fût-ce qu’une heure !

Puissent ses yeux d’un froid mordant,
Doux même à ceux qu’elle rebute,
Oublier, rien qu’une minute,
Leur mépris en me regardant !

Que je puisse, quittant ce monde,
À sa bouche fière puiser
L’éblouissement du baiser
Durant l’éclair d’une seconde ;

Et que j’emporte — ô cécité
Des yeux clos que la terre presse ! —
Le souvenir d’une caresse
Pour occuper l’éternité.



ARMAND RENAUD

——


DRAMES DU PEUPLE

————

LES FIANCÉES DE CAYENNE


Dans la rade de Brest le navire est à l’ancre.
La nuit tombe ; le flot clapote, couleur d’encre ;
Les astres rarement percent un ciel couvert.
Courant en longs serpents sur l’onde qui vacille,
Deux fanaux, sur le flanc du navire immobile,
Luisent, l’un rouge, l’autre vert.

La rade est solitaire & la grève est muette.
Du bordage & des mâts on voit la silhouette
Qui, frêle, se détache en plus noir sur la nuit.
L’infini de la mer, l’infini de l’espace
Se mêlent ; un nuage après un autre passe ;
Un flot après un flot s’enfuit.


À bord, sous bonne escorte, on a, dans la journée,
Conduit quatre à cinq cents femmes, une fournée
De crimes assortis — dont Cayenne aura soin.
Les unes ont volé ; d’autres, grand est leur nombre,
Ont tué leur enfant par un temps rempli d’ombre
Où leurs pas glissaient sans témoin.

La plus belle, la plus jeune parmi ces femmes,
Brune, a des yeux d’azur baignés de douces flammes ;
Pourtant elle suivait, fraîche & le rire aux dents,
Des gens qui saccageaient les maisons éloignées,
Et veillait au dehors, pendant que leurs cognées
Fendaient les crânes au dedans.

Une autre était servante, &, se voyant chassée
Pour s’être en la débauche & l’ivresse enfoncée,
Avait, dans son esprit imprégné d’alcool,
Résolu la vengeance, &, s’embusquant farouche,
À ses maîtres jeté, sur les yeux & la bouche,
Un flacon plein de vitriol.

C’est hideux, n’est-ce pas ? — Recherchons leur enfance.
Contre le mal, combien ont grandi sans défense !
Pour combien, pas d’école & pas même d’abri !
À l’heure où le cerveau s’ouvre en fleur aux idées,
Combien furent en proie aux choses dégradées,
N’ayant pu jeter même un cri !


Combien, noires de coups, ayant froid, affamées,
Et, non moins qu’en leur corps, en leur âme opprimées,
Contre leur droit, au nom d’un droit faux des parents,
Étouffèrent dans l’ombre épaisse ! — Ah ! soyons justes !
Nous leur devions de l’air, du jour, à ces arbustes,
Si nous les voulions beaux & grands !

Triste écume du peuple où plus d’une âme vibre,
Troupeau surtout esclave & puni comme libre,
Êtres profondément monstrueux & flétris,
Femmes qui n’avez plus d’avenir dans la vie,
Allez, rebut ! Cayenne, en riant, vous convie ;
Ses forçats seront vos maris.

Aspirez sur le pont l’air qui souffle du large.
Il vous apporte, ô vous que la honte surcharge,
Les soupirs enflammés des bandits de là-bas.
Car l’on vous marîra ; vos sinistres pensées
De leurs mornes secrets seront les fiancées ;
Les crimes prendront leurs ébats.

Les hommes aux regards fauves, aux couteaux rouges,
Attendriront leurs yeux pour vous, filles des bouges ;
Et vous tendrez le sein à des enfants joyeux,
Vous dont l’oreille encor frémit, songeant au râle
De l’autre, que vos doigts rendirent froid & pâle,
Au moment qu’il ouvrait les yeux.


Parmi vous, c’est dans l’ordre, il est un groupe infâme,
Hébété, n’ayant pas conservé trace d’âme,
Subissant le seul joug des assouvissements,
Vivant au jour le jour, sans avoir d’autre envie
Que celle d’arroser son gosier d’eau-de-vie,
En poussant des ricanements.

Ces femmes sont trop bas pour pouvoir sur la route
Rien entendre des voix que la nature écoute,
Tantôt montant du flot, tantôt tombant du ciel,
Et, brutes appelant des brutes, n’auront guère
D’autre amour dans le sein qu’une fureur vulgaire
Pour des gens de boue & de fiel.

Mais, dans la cargaison, peut-être quelques-unes
Ont fléchi sous le poids de grandes infortunes,
Sans que leur âme au gouffre ait suivi leur vertu,
Et, s’isolant du bruit, peut-être songent-elles,
Tandis que par la vague aux pointes de dentelles
Le flanc du navire est battu.

Elles songent aux jours passés, au son des cloches,
Au coup d’œil qu’on avait en montant sur les roches,
Le matin, aux parents plus tard cachés ou morts.
Puis revient le tableau du crime ineffaçable.
Et, comme en un désert le vent chasse du sable,
Chaque idée apporte un remords.


Navire & passagers sont un point dans la brume.
La vaste mer pourtant contient moins d’amertume
Que les larmes tombant de ces cœurs inconnus.
Courage, cœurs plaintifs ! vous qui pleurez, courage !
Sur ce vaisseau maudit, par ce souffle d’orage,
Vos jours d’honneur sont revenus.

Votre front s’est courbe ; mais votre âme est plus haute
De tout ce qu’elle a mis de sanglots sur sa faute.
Vous regrettez le temps où vous étiez l’oiseau,
Sans soupçonner le mal, gazouillant l’espérance :
Certes c’était plus doux, la candide ignorance.
Savoir & vaincre, c’est plus beau.

Dans la tranquillité de vos ailes sans tache,
Vous restiez sur la branche où la fleur se détache,
Sans avoir d’autre but que d’y puiser du miel.
Maintenant, dans l’horreur d’avoir touché la fange,
Vous ne trouvez jamais, pour fuir l’impur mélange,
Assez de profondeur au ciel.

Et tandis qu’au milieu des lumières de fête,
Plus d’une femme, ornant de diamants sa tête,
Commandant des respects l’universel accueil,
Ayant toujours passé du bien-être à la joie,
Dans les cœurs à ses pieds ne verra qu’une proie
Pour son impur & fol orgueil ;


Vous, si vous rencontrez, sur la lointaine plage,
De ces êtres meurtris qu’une amitié soulage,
En mettant votre main dans la leur, vous ferez,
Au delà des mépris qui vivent d’apparence.
Luire sur votre amour imprégné de souffrance
Le plus pur des rayons sacrés.

Laissez, laissez passer les forces & les rires !
Dans l’expiation, vos ailes de martyres
Vous portent sur la cime où cela compte peu.
À vous le deuil suprême, aurore des vrais charmes !
Le mot de l’univers est pour vous dans les larmes,
Et vous n’espérez plus qu’en Dieu.




FRANÇOIS COPPÉE

———



PROMENADES ET INTÉRIEURS



I


Lecteur, à toi ces vers, graves historiens
De ce que la plupart appelleraient des riens,
Spectateur indulgent qui vis ainsi qu’on rêve,
Qui laisses s’écouler le temps & trouves brève
Cette succession de printemps & d’hivers,
Lecteur mélancolique & doux, à toi ces vers.
Ce sont des souvenirs, des éclairs, des boutades,
Trouvés au coin de l’âtre ou dans mes promenades,
Que je te veux conter par le droit bien permis
Qu’ont de causer entr’eux deux paisibles amis.


II


Prisonnier d’un bureau, je connais le plaisir
De goûter, tous les soirs, un moment de loisir.
Je rentre lentement chez moi, je me délasse
Au cri des écoliers qui sortent de la classe ;
Je traverse un jardin, ou j’écoute, en marchant,
Les adieux que les nids font au soleil couchant,
Bruit pareil à celui d’une immense friture.
Content comme un enfant qu’on promène en voiture,
Je regarde, j’admire, & sens avec bonheur
Que j’ai toujours la foi naïve du flâneur.


III


C’est vrai, j’aime Paris d’une amitié malsaine ;
J’ai partout le regret des vieux bords de la Seine :
Devant la vaste mer, devant les pics neigeux,
Je rêve d’un faubourg plein d’enfants & de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma muse s’applique
À noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre avec quelques chants oubliés
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers,
Pour y faire sécher la toile & la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’île de Grenelle.


IV


J’adore la banlieue avec ses champs en friche
Et ses vieux murs lépreux, où quelque ancienne affiche
Me parle de quartiers dès longtemps démolis.
O vanité ! Le nom du marchand que j’y lis
Doit orner un tombeau dans le Père-Lachaise ;
Je m’attarde. Il n’est rien ici qui ne me plaise,
Même les pissenlits frissonnant dans un coin.
Et puis, pour regarder les maisons déjà loin,
Dont le couchant vermeil fait flamboyer les vitres,
Je prends un chemin noir semé d’écaillés d’huîtres.


V


Le soir, au coin du feu, j’ai pensé bien des fois
À la mort d’un oiseau, quelque part, dans les bois.
Pendant les tristes jours de l’hiver monotone,
Les pauvres nids déserts, les nids qu’on abandonne,
Se balancent au vent sur le ciel gris de fer.
Oh ! comme les oiseaux doivent mourir l’hiver !
Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,
Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes
Dans le gazon d’avril, où nous irons courir.
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?


VI


N’êtes-vous pas jaloux en voyant attablés
Dans un gai cabaret entre deux champs de blé,
Les soirs d’été, des gens du peuple sous la treille ?
Moi, devant ces amants se parlant à l’oreille
Et que ne gêne pas le père, tout entier
À l’offre d’un lapin que fait le gargotier,
Devant tous ces dîneurs, gais de la nappe mise,
Ces joueurs de bouchon en manche de chemise,
Cœurs satisfaits pour qui les dimanches sont courts,
J’ai regret de porter du drap noir tous les jours.


VII


Vous en rirez. Mais j’ai toujours trouvé touchants
Ces couples de pioupious qui s’en vont par les champs,
Côte à côte, épluchant l’écorce de baguettes
Qu’ils prirent aux bosquets des prochaines guinguettes.
Je vois le sous-préfet présidant le bureau,
Le paysan qui tire un mauvais numéro,
Les rubans au chapeau, le sac sur les épaules,
Et les adieux naïfs, le soir, auprès des saules,
À celle qui promet de ne pas oublier
En s’essuyant les yeux avec son tablier.



VIII


Un rêve de bonheur qui souvent m’accompagne,
C’est d’avoir un logis donnant sur la campagne,
Près des toits, tout au bout du faubourg prolongé,
Où je vivrais ainsi qu’un ouvrier rangé.
C’est là, me semble-t-il, qu’on ferait un bon livre :
En hiver, l’horizon des coteaux blancs de givre,
En été, le grand ciel & l’air qui sent les bois,
Et les rares amis, qui viendraient quelquefois
Pour me voir, de très-loin pourraient me reconnaître
Jouant du flageolet assis à ma fenêtre.


IX


Quand sont finis le feu d’artifice & la fête,
Morne comme une armée après une défaite,
La foule se disperse. Avez-vous remarqué
Comme est silencieux ce peuple fatigué ?
Ils s’en vont tous, portant de lourds enfants qui geignent,
Tandis qu’en infectant les lampions s’éteignent.
On n’entend que le rhythme inquiétant des pas,
Le ciel est rouge. Et c’est sinistre, n’est-ce pas ?
Ce fourmillement noir dans ces étroites rues,
Qu’assombrit le regret des splendeurs disparues.



X


Les dieux sont morts. Pourquoi faut-il qu’on les insulte ?
Pourquoi faut-il qu’Hellas & que son noble culte
Ne puissent pas dormir de ce sommeil serein
Que prêta le pinceau classique de Guérin
Au Roi des rois vers qui rampe le sombre Égiste ?
Pourquoi faut-il enfin qu’un impur bandagiste
Donne à l’Hercule antique un infâme soutien,
Des bas Leperdriel à Phœbus Pythien,
Et, contre la beauté tournant sa rage impie,
Pose un vésicatoire à Vénus accroupie ?


XI


Quelqu’un a-t-il noté le désir hystérique
Des collégiens qui vont finir leur rhétorique,
Et, d’après Paul de Kock, veulent être viveurs,
Devant les nudités en cire des coiffeurs ?
Car du court mantelet rose & bordé de cygne
Émergent des appas où brille un petit signe.
Tous ces adolescents trouvent délicieux
Le gros fard de la joue & le bistre des yeux,
Et, troublés à l’aspect de ces beautés de plâtre,
Rêvent d’amour avec des femmes de théâtre.



XII


C’est un boudoir meublé dans le goût de l’Empire,
Jaune, tout en velours d’Utrech. On y respire
Le charme un peu vieillot de l’Abbaye-aux-Bois,
Croix d’honneur sous un verre & petits meubles droits,
Deux portraits — une dame en turban qui regarde
Un pompeux colonel des lanciers de la garde,
En grand costume, peint par le baron Gérard —
Plus une harpe auprès d’un piano d’Érard,
Qui dut accompagner bien souvent, j’imagine,
Ce qu’Alonzo disait à la tendre Imogine.


XIII


Champêtres & lointains quartiers, je vous préfère
Sans doute par les nuits d’été, quand l’atmosphère
S’emplit de l’odeur forte & tiède des jardins.
Mais j’aime aussi vos bals en plein vent d’où, soudains,
S’échappent les éclats de rire à pleine bouche,
Les polkas, le hoquet des cruchons qu’on débouche,
Les gros verres trinquant sur les tables de bois,
Et, parmi le chaos des rires & des voix
Et du vent fugitif dans les ramures noires,
Le grincement rhythmé des lourdes balançoires.



XIV


Le Grand-Montrouge est loin, & le dur charretier
A mené sa voiture, à Paris, au chantier,
Pleine de lourds moellons, par les chemins de boue ;
Et voici que, marchant à côté de la roue,
Il revient, écoutant, de fatigue abreuvé,
Le pas de son cheval qui frappe le pavé.
Et moi, j’envie, au fond de mon cœur, ce pauvre homme,
Car lui, du moins, il a bon appétit, bon somme ;
Il vit sa rude vie ainsi qu’un animal,
Et l’automne qui vient ne lui fait pas de mal.


XV


J’écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge,
Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là ;
Elle songe sans doute au mal qui m’exila
Loin d’elle, l’autre hiver, mais sans trop d’épouvante,
Car je suis sage & reste au logis quand il vente.
Et puis, se souvenant qu’en octobre la nuit
Peut fraîchir, vivement & sans faire de bruit
Elle met une bûche au foyer plein de flammes.
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !



XVI


Volupté des parfums ! — Oui, toute odeur est fée.
Si j’épluche, le soir, une orange échauffée,
Je rêve de théâtre & de profonds décors ;
Si je brûle un fagot, je vois, sonnant leurs cors,
Dans la forêt d’hiver les chasseurs faire halte ;
Si je traverse enfin ce brouillard que l’asphalte
Répand, infect & noir, autour de son chaudron,
Je me crois sur un quai parfumé de goudron,
Regardant s’avancer, blanche, une goëlette
Parmi les diamants de la mer violette.


XVII


Noces du samedi ! noces où l’on s’amuse,
Je vous rencontre au bois où ma flâneuse muse
Entend venir de loin les cris facétieux
Des femmes en bonnet & des gars en messieurs,
Qui leur donnent le bras en fumant leur cigare,
Tandis qu’en un bosquet le marié s’égare,
Souvent imberbe & jeune, ou parfois mûr & veuf,
Et tout fier de sentir, sur sa manche en drap neuf,
Chef-d’œuvre d’un tailleur-concierge de Montrouge,
Sa femme, en robe blanche, étaler sa main rouge.



XVIII


Tel un chasseur perclus, devant son feu qui flambe,
Échange avec son chien serré contre sa jambe
Un regard de tristesse à l’heure de l’affût,
Triste & se rappelant ce qu’autrefois il fut,
Tel un oiseau muet dans le brouillard d’octobre,
Tel un buveur malade & forcé d’être sobre,
Tel un prêtre du bruit d’un baiser éperdu,
Tel une épée au clou, tel un luth détendu,
Tel un foyer désert, & telle ma pensée
Alors qu’elle se croit du rhythme délaissée.




ANDRÉ LEMOYNE

———


ROSAIRE D’AMOUR


J’aime tes belles mains longues & paresseuses,
Qui, pareilles au lis, n’ont jamais travaillé,
Mais savent le secret des musiques berceuses
Qui parlent à voix lente au cœur émerveillé. —
J’aime tes belles mains longues & paresseuses.

J’aime tes petits pieds vifs & spirituels,
Petits pieds éloquents de la cheville aux pointes,
Que les saints, oubliant leurs graves rituels,
Pliés sur deux genoux, baiseraient à mains jointes. —
J’aime tes petits pieds vifs & spirituels.

J’aime ta chevelure abondante & houleuse,
Flots noirs en harmonie avec ton cou bistré.
Je crois bien que jamais une main de fileuse
Ne tria d’écheveau si fin & si lustré. —
J’aime ta chevelure abondante & houleuse.


J’aime tes yeux vert-d’eau, j’aime tes yeux songeurs.
Quand je regarde en eux, je pense aux mers profondes
Dont le mystère échappe aux plus hardis plongeurs ;
Je rêve d’un abîme où s’égarent les sondes. —
J’aime tes yeux vert-d’eau, j’aime tes yeux songeurs.

J’aime ta bouche en fleur dont la corolle s’ouvre,
Pur carmin sur un fond de neige éblouissant.
C’est à prendre en pitié tous les trésors du Louvre.
J’aime ta bouche en fleur, fleur de chair, fleur de sang. —
J’aime ta bouche en fleur dont la corolle s’ouvre.



Vous, la belle de nuit & la belle de jour,
Me pardonnerez-vous cette ingrate analyse ?
Si j’ai mal égrené le rosaire d’amour,
C’est qu’un cher souvenir trop capiteux me grise. —
Grâce, belle de nuit ; grâce, belle de jour.




PRINTEMPS


Les amoureux ne vont pas loin :
On perd du temps aux longs voyages.
Les bords de l’Yvette ou du Loing
Pour eux ont de frais paysages.


Ils marchent à pas cadencés
Dont le cœur règle l’harmonie,
Et vont l’un à l’autre enlacés
En suivant leur route bénie.

Ils savent de petits sentiers
Où les fleurs de mai sont écloses ;
Quand ils passent, les églantiers,
S’effeuillant, font pleuvoir des roses.

Ormes, frênes & châtaigniers,
Taillis & grands fûts, tout verdoie,
Berçant les amours printaniers
Des nids où les cœurs sont en joie :

Ramiers au fond des bois perdus,
Bouvreuils des aubépines blanches,
Loriots jaunes suspendus
À la fourche des hautes branches.

Le trille ému, les sons flûtés,
Croisent les soupirs d’amoureuses :
Tous les arbres sont enchantés
Par les heureux & les heureuses.






CHANSON


Le présent, le passé, l’avenir d’une femme,
Des gens fort sérieux prétendent tout avoir.
Ils prendraient volontiers son image au miroir,
Au papillon son aile, au diamant sa flamme.

Dans l’abîme insondable ils aimeraient à voir,
Avec leurs gros yeux ronds, ces bourgeois de vieux drame,
La perle blanche éclose aux profondeurs de l’âme,
Ils seraient assez fous pour oser la vouloir.

Moi je sais une femme aux cheveux d’un blond fauve,
Que retient sur l’oreille un petit ruban mauve,
Et d’elle, pour ma part, je ne voudrais pas tant

Errant dans son sillage, un soir, je l’ai suivie,
Et je donnerais bien tous les jours de ma vie
Pour avoir de sa lèvre un baiser d’un instant.




ANDRÉ THEURIET

———


UNE NUIT DE PRINTEMPS

I


Paris s’endort. — Les nuées
Par un vent frais remuées
S’éparpillent dans les airs ;
Sous leur brume pâle & fine
La lune en manteau d’hermine
Plane sur les quais déserts.

Là-bas, comme une âme en peine,
Une créature humaine,
Bras nus, les cheveux au vent,
Passe morne & désolée…
Là-bas, dans la contre-allée,
Près d’un grand mur de couvent.


Un jet de gaz l’illumine :
Sa tête est presque enfantine,
Mais à la molle rondeur
Des seins gonflés sous la bure,
On devine qu’elle est mûre
Pour l’amour — & la douleur.

Les mains sur son sein pressées,
Les paupières abaissées
Sur des pleurs lents à jaillir,
Debout, au bord de la route,
En elle-même elle écoute
Quelque chose tressaillir.

O mystère ! quelque chose
Qui palpite, vie éclose
Dans l’être déjà vivant…
Ses mains ont dans ses entrailles,
Comme le grain des semailles,
Senti germer un enfant…

Paris dort, — & dans les arbres,
Dans la mousse des vieux marbres
Et les jasmins des balcons,
On entend frémir la séve ;
Mai, sur la ville qui rêve,
Répand ses charmes féconds.


Dans la nuit tiède & clémente
Où tout fleuronne & fermente,
Un cri d’angoisse est monté.
Là-bas, sous la sombre allée,
Une pauvre désolée
Te maudit, fécondité !

O moment béni des mères,
Minutes douces & claires
Où l’incertitude a fui ;
Heure où la jeune épousée,
La main sur son flanc posée,
Tressaille & se dit : « C’est lui ! »

Heure limpide & sereine,
Ta voix dans cette âme en peine
N’éveille que le remord.
Cheveux au vent, tête nue,
Elle accueille ta venue
Avec un salut de mort…


II


Le rossignol chante. — O tristesse,
Amertume du souvenir,
Quand l’amour dans la brume épaisse
Plonge pour ne plus revenir !


Elle écoute & son cœur palpite…
Les sons dans les arbres du quai
Montent ; le passé ressuscite,
Par ce chant nocturne évoqué.

Elle voit les vergers pleins d’herbe
Et l’ombre des pommiers en fleur
Où l’amoureux, le front superbe,
L’entraînait d’un geste vainqueur.

Étreintes, lèvres confondues,
Baisers longuement savourés,
Soupirs mêlés aux voix aiguës
Des cigales parmi les prés,

Tout lui revient à la mémoire,
Tout, jusqu’à la chanson d’amour
Que l’amant, fier de sa victoire,
Fredonnait gaîment au retour.

Hélas ! au long du quai sonore,
Tandis qu’elle erre à l’abandon,
À qui la redit-il encore,
La folle & trompeuse chanson ?

Mène-t-il une autre amoureuse
Sous les ramures des halliers,
Tandis qu’elle descend, peureuse,
Les degrés des noirs escaliers ?…


Elle arrive à la pente obscure
Où brusquement le mur finit…
Voici la Seine qui murmure
Entre ses berges de granit.

Les feux rougeâtres des lanternes
Et le clair de lune argenté
Sur les eaux profondes & ternes
Croisent leur tremblante clarté ;

Dans la rivière illuminée
On dirait les reflets joyeux
D’une fête étrange donnée
Par des hôtes mystérieux…

Le rossignol chante, — & plaintive
L’onde roule & frémit tout bas…
La pauvre fille sent l’eau vive
Baigner tendrement ses pieds las.

L’oiseau dit les amours menteuses
Et le bonheur enseveli ;
Les flots avec leurs voix berceuses
Parlent de sommeil & d’oubli.

Oh ! l’oubli, la fin de l’épreuve,
Et, sur un lit de frais cailloux,
Dans les molles herbes du fleuve,
Un sommeil éternel & doux !…


Au bruit d’une chute soudaine
Un sourd jaillissement répond,
Et l’onde, qui bouillonne, entraîne
Un corps sous les arches du pont.




UN SPHINX


Avec sa bouche aux coins rieurs
Et ses yeux verts qu’un regret baigne
De mélancoliques lueurs,
Elle a pris mon âme, elle y règne,
Et j’aime sa blonde beauté,
Faite de grâce & de fierté.

Elle est fantasque & violente,
Mais elle met dans un coup d’œil
Une caresse amollissante
Qui fond lentement mon orgueil,
Et sa voix d’enfant qui se fâche,
Sa voix boudeuse me rend lâche.

Tantôt douce comme une fleur,
Tantôt inflexible & hautaine,
Elle a des tendresses de sœur

Et des arrogances de reine ;
Sphinx adorable, esprit amer
Et fascinant comme la mer.

À la fois provocante & chaste,
Câline & froide tour à tour,
Par un mystérieux contraste,
Elle désire & craint l’amour ;
La volupté, comme une hermine,
Dort aux neiges de sa poitrine.

Est-ce le sommeil ou la mort ?…
La charmeuse que j’aime est-elle
Une Ondine des lacs du Nord
Aux amours humaines rebelle ?
Une Elfe aux blonds cheveux tressés
Avec des nénufars glacés ?…

Ou bien, quand la jeunesse éclate,
A-t-on sous quelque joug brutal
Courbé sa beauté délicate ?
Un baiser cruel & fatal
De la volupté redoutée
L’a-t-il à jamais dégoûtée ?…

J’ai beau la fuir ; devant mes yeux
Elle est sans cesse, & tout reflète
Son sourire capricieux…
Comme l’odeur de violette

Dont son corps svelte est parfumé,
Partout me suit son spectre aimé.

Sa blancheur de vierge m’attire,
Le chant de sa voix m’a troublé,
Et je cherche sans cesse à lire,
Dans son cœur mobile & voilé,
L’énigme obscure, impénétrable,
Qui me captive & qui m’accable.

Avec sa bouche aux coins rieurs
Et ses yeux verts qu’un regret baigne
De mélancoliques lueurs.
Elle a pris mon âme, elle y règne.
Et j’aime pour l’éternité
Sa blonde & neigeuse beauté.




LOUIS XAVIER DE RICARD

———


DIEU



C’est une heure d’angoisse indicible, que l’heure
Où, las de nos désirs sans cesse démentis,
Nous voulons, maudissant la vie extérieure,
Rentrer dans l’idéal d’où nous étions sortis.

Car, désaccoutumés par notre ingratitude
Des charmes de l’idée & de l’amour des dieux,
Nous ne retrouvons plus la sévère habitude
Des graves sentiments & des pensers pieux.

Ainsi qu’en un désert nous errons en nous-mêmes,
Et, fouillant du regard les horizons lointains,
Nous nous épouvantons de voir que nos blasphèmes
Se sont réalisés dans nos mauvais destins.


Tandis qu’autour de nous l’horreur de la tempête
Redouble les combats du tonnerre & du vent,
Nous marchons, ayant peur de retourner la tête
Vers le geste de Dieu qui nous pousse en avant.

La caravane, après un lent désert torride,
Trouvera l’oasis, pleine de chants d’oiseaux,
Où le svelte palmier baigne d’une ombre aride
Le parfum du lotus qui fleurit sur les eaux.

Ainsi nous parviendrons, après un long voyage,
Au paradis lointain promis à nos aïeux ;
Nous réaliserons l’espérance des sages
Et nous accomplirons la parole des dieux.

Les horizons profonds, que nul regard ne sonde,
Derrière le brouillard ténébreux & vermeil,
Gardent à nos désirs la jeunesse d’un monde
Où nous rajeunirons sous un plus beau soleil.

Là, dans l’effusion des clartés éternelles,
Nous nous reposerons avec sérénité,
Et les siècles, présents au fond de nos prunelles,
Seront la vision de l’immortalité.

Voici les temps venus, que l’histoire révèle.
Nul mystère étoile n’obscurcit le ciel bleu,
Et l’homme, créateur de l’époque nouvelle,
Sent s’apaiser en lui les angoisses de Dieu !




A DANTON


Chaînes qu’on rompt, prisons qu’on démantelle, grilles
Qu’on arrache ; palais qui s’effondrent, soldats
Et prêtres châtiés ; églises & bastilles
Croulant dans la fumée horrible des combats !

Effarement, clameurs furieuses des lâches
Accroupis sous le pied des tyrans consternés !
Cris des hommes nouveaux se ruant à leurs tâches !
Magnanime rumeur des peuples nouveau-nés !

Au milieu de ces bruits sombres & magnifiques,
Soulevant tout à coup son antique sommeil,
L’esprit ressuscité des grandes républiques
Surgit à l’horizon comme un nouveau soleil.

Et l’espace doré des lueurs qu’il épanche,
Montre, resplendissante en d’étranges clartés,
La Justice, debout, terrible & toute blanche,
Appuyant sur ses flancs ses poings ensanglantés.

Ah ! nous tous, citoyens de la cité future,
Isolés & proscrits dans ces temps abhorrés ;
Nous qui voulons tenter la suprême aventure
De la liberté sainte & des espoirs sacrés ;


Nous, vaincus & raillés, pouvons-nous nous promettre
D’obtenir quelque jour la revanche du sort ?
Ce n’est pas aujourd’hui que nous aurions dû naître :
Notre vie est manquée, & nos destins ont tort.

Nous sommes condamnés, fils des races nouvelles.
Les orgueils du vainqueur ont piétiné nos fronts.
— Plusieurs ont oublié les haines paternelles ;
Nous qui voulons lutter, nous nous en souviendrons !

Nos âmes, renaissant aux audaces sublimes,
Secoûront les langueurs qui nous ont avilis :
Danton, mâle ouvrier des œuvres magnanimes,
Sois le témoin prochain des serments accomplis.

Toi qui tonnais parmi les sections épiques
Roulant les lourds canons dans les bruits des tambours,
Et, du fourmillement formidable des piques,
Hérissais tout à coup les pavés des faubourgs,

Sois présent, comme un dieu terrible, à nos orages !
Ensanglante d’éclairs vengeurs ces vils troupeaux
De lâches qui, l’œil clos & repus de carnages
Lèchent le sang des forts qui rougit leurs couteaux.


JEAN AICARD

LA MÉDITERRANÉE


Ô Méditerranée, ô mer tiède, ô mer calme,
Grand lac que sans effroi traversent les oiseaux,
Les aiguilles des pins d’Italie & la palme
Vibrent dans la clarté limpide de tes eaux.

Tes golfes dentelés ont de divins caprices,
Ton éclatant rivage a des cailloux d’argent,
Et la voile latine erre sur tes flots lisses,
Charmante comme un cygne immobile en nageant.

Amphitrite lascive à longue tresse blonde,
Ta tunique flottante entr’ouvre, quand tu dors,
Ses plis blancs, & trahit sous l’éclat pur de l’onde
Des frissons bleus qui sont les veines de ton corps.


Tu t’étends paresseuse, & le ciel tremblant semble
Descendre de là-haut pour dormir avec toi ;
Et, pendant que ton lit parfumé vous rassemble,
Tu chantes comme en rêve & sans savoir pourquoi !

Ah ! ce n’est pas assez d’être nubile & belle
Et d’étaler ainsi ton beau corps au soleil,
En gardant que le vent ne trouble d’un coup d’aile
Les frémissements doux de ton léger sommeil !

Il ne nous suffit pas d’entendre des bruits vagues,
Et l’Océan le sait, lui qui fait chaque jour
Retentir dans un choc de révolte ses vagues,
Pendant que tu souris, languissante d’amour !




L’ÂME


L’âme est en nous gênée, immobile, plaintive ;
Son aile est repliée, hélas ! & s’il arrive
Parfois que le regret du ciel éblouissant
La prenne, & que l’essor la tourmente, elle sent
Se rétrécir soudain la geôle accoutumée,
Et c’est comme un oiseau dans une main fermée.




VOL D’HIRONDELLE


J’ai suivi du regard le vol d’une hirondelle,
Et, très-haut dans l’azur, chaque battement d’aile
Que je n’entendais pas figurait à mes yeux
Les signes longs ou brefs d’un rhythme harmonieux ;
Après des coups pressés comme des cris de joie,
Le vol s’apaise, l’aile entière se déploie
Immobile, & bientôt l’andante grave suit
L’allegro palpitant qui faisait plus de bruit.

L’insecte d’or aimé de Platon, la cigale,
Varie ainsi le vol de sa strophe inégale :
Sa voix vibrante monte, & puis, subitement,
Dans une même note elle plane un moment.




LA NUIT


Le contour des objets tremble. Le jour recule.
Les horizons sont plus prochains au crépuscule,
Et la colline semble un navire qui va…
Voici l’heure féerique où tout ce qu’on rêva
D’étrange reparaît tout à coup dans les choses :

L’arbre noueux se tord en de bizarres poses ;
Un frisson court. Les bruits ressemblent à des voix ;
L’horreur sacrée emplit les plaines & les bois ;
Les vagues déités sortent de la matière ;
On voit passer l’esprit dans la vague & la pierre ;
La nuit cyclopéenne, oh ! terrible moment !
Pâle, rouvre son œil au fond du firmament.

Alors, si par hasard une chanson s’élève,
Flexible, longue, douce & forte, sur la grève,
Chanson de paysan qui retourne au foyer,
Le flot n’est plus qu’un chien que l’on laisse aboyer,
Le vent n’est qu’un oiseau nocturne aux cris funèbres,
Et l’on sent l’homme encor plus grand que les ténèbres !




L’ASPIRATION.


L’aspiration est pareille
À l’oiseau, vautour ou condor,
Qui plane dans l’aube vermeille,
Dans les nuits & les couchants d’or.

On aime ensemble & l’on redoute
Cet oiseau fauve au bec de fer
Qui sait se creuser une route
Dans la nuée & dans l’éclair.


Celui qui l’ignore le nomme
Roc ou Phénix, & n’y croit pas ;
Satisfait, il condamne l’homme
Aux seuls horizons d’ici-bas.

D’autres le connaissent, dont l’âme
Vainement veut le suivre aux cieux ;
Son bec, comme une atroce lame,
Perce leur cœur, crève leurs yeux.

Il les déchire, il les lacère,
Et, cruel & cependant beau,
Les tenant couchés sous sa serre,
S’en repaît lambeau par lambeau.

Ils sont vaincus. Il les écrase
Entre ses griffes & le sol ;
Ils n’ont pas la suprême extase
De lui voir déployer son vol.

D’autres, rares, ont cette joie
De voir pour son royal essor
Sa grande aile qui se déploie
Sans qu’il les ait blessés encor !

Victoire ! L’oiseau les enlève
Selon leurs grés, &, sans effort,
Il les emporte dans le rêve,
Dans l’espérance, vers la mort.


Leur sang sous ses ongles ruisselle ;
Mais qu’importe ? puisqu’à leurs yeux
Éblouis, à chaque coup d’aile,
Apparaissent de nouveaux cieux !

Ils montent, & sous eux s’écroule,
Ô nuages, votre babel !
Ils montent. Sous eux se déroule
La toile biblique du ciel.

Ils dépassent tout. C’est un songe
Comme n’en ont pas les sommeils ;
Le groupe vertigineux plonge
Plus haut que les plus hauts soleils !

Mais dans ces régions profondes,
Prêt d’atteindre aux sources du jour,
Ô terreur !… à travers les mondes
L’homme est lâché par le vautour !




THÉOPHILE GAUTIER

———


MARINE

(Fragment d’un poème inédit.)


C’est le soir, le couchant allumant ses fournaises
Semble un fondeur penché qui ravive des braises ;
Comme un bouclier d’or à la forge rougi,
Par un brouillard sanglant le soleil élargi
Plonge dans un amas de nuages étranges
Qui font traîner sur l’eau la pourpre de leurs franges.
Le rivage est désert ; — pour tout bruit l’on entend
La respiration du gouffre haletant.

Le vent souffle ; la mer, contre l’écueil qui fume,
Pousse le blanc troupeau de ses coursiers d’écume.
Ils montent à l’assaut, pêle-mêle nageant,
Se dressant, secouant leur crinière d’argent,
Éparpillant en l’air leur queue échevelée,
Se mordant au poitrail, comme dans la mêlée,

Enivrés du combat, se mordent des chevaux
Au timon d’un quadrige attelés & rivaux ;
Mais le roc fait crouler leur folle armée en pluie
Et semble au bord du gouffre un nageur qui s’essuie.
Tel un grand nom, battu des sots & des jaloux,
Voit à ses pieds se fondre & se perdre leurs coups.

En montant au sommet de la haute falaise
D’où sur la pleine mer le regard plane à l’aise,
N’apercevez-vous pas, là-bas, à l’horizon
Où du jour qui s’éteint luit le dernier tison,
Un point presque effacé ?

Un point presque effacé ? Sans doute une mouette
Faisant au bout d’un flot sa folle pirouette ;
De l’ouragan futur un albatros, joyeux,
Une aile dans la mer & l’autre dans les cieux ;
Ou bien une dorade, un requin en voyage
Trahissant à fleur d’eau son dos gris qui surnage…

Non pas. — C’est un steamer & déjà l’on peut voir,
Comme au cimier d’un casque un long panache noir,
S’écheveler au vent l’aigrette de fumée
Que pousse la vapeur de sa gueule enflammée.
Le voilà qui s’approche & se range aux îlots,
Et sa roue a cessé de souffleter les flots.

Du navire immobile un canot se détache.
L’eau, qui s’enfle & s’abaisse, & le montre & le cache.

Par instants, dans l’abîme on le croit englouti ;
Mais de l’âcre vallon péniblement sorti,
Bientôt il reparaît à la crête des lames,
Ouvrant & refermant l’éventail de ses rames.

Auprès du gouvernail, morne, silencieux,
Dans sa cape embossé, le chapeau sur les yeux,
Un jeune homme est assis. Comme un peuple en tumulte
Autour d’un Dieu, les flots lui crachent leur insulte ;
Le vent de son manteau fait palpiter les plis ;
L’esquif tremble & se plaint sous les coups du roulis ;
Il rêve, &, tout entier à ses noires chimères,
Penche son front qui luit sous les perles amères.

L’on approche du bord, déjà les avirons
Battent l’eau qui les fuit sur des rhythmes moins prompts ;
De sa quille d’airain rayant le sable humide,
L’esquif s’est arrêté d’un bond leste & rapide ;
L’étranger saute à terre, &, faisant quelques pas,
Gagne une place sèche où la mer n’atteint pas,
Puis, d’un geste royal, jette aux marins sa bourse.
Remis à flot, l’esquif, comme un cheval de course
Secouant l’écuyer à son mors suspendu,
Part. — L’étranger, debout sur son rocher ardu,
Avant d’aller plus loin se retourne & regarde.

Quoiqu’il soit nuit, la mer d’une lueur blafarde
Rayonne & l’on peut voir les rameurs sur leur banc
Pour tirer l’aviron en arrière tombant.

Contre les flots grossis l’embarcation lutte ;
Mais bientôt contournant son énorme volute,
La houle, dans un pli de son blanc chapiteau,
A saisi les marins & tordu le bateau.
Sur le gouffre nageant, rares, ils apparaissent,
Mais les flots en fureur de toutes parts les pressent.
Cette nuit, ils ont beau tendre & roidir leurs bras,
Leurs lits seront faits d’algue, & d’écume leurs draps.
Sous un glauque suaire, au bruit sourd des tempêtes,
Un oreiller de sable endormira leurs têtes.
Le dernier, pour finir un supplice trop long,
Plonge comme une sonde à la suite du plomb.

Le jeune homme a tout vu, mais que le regard change !
Le démon se tordant sous le pied de l’archange,
L’aspic coupé qui cherche à ressouder ses nœuds
N’ont pas dans la prunelle un éclair plus haineux ;
Et cependant, avec d’irrécusables teintes,
Sur ses beaux traits l’horreur & la pitié sont peintes ;
Sa poitrine oppressée éclate en sourds sanglots.
Il descend au rivage, &, le pied dans les flots,
Faisant fuir de ses cris les mouettes effarées,
Agite éperdument ses mains désespérées !…






L’IMPASSIBLE

SONNET


La Satiété dort au fond de vos grands yeux ;
En eux plus de désirs, plus d’amour, plus d’envie ;
Ils ont bu la lumière, ils ont tari la vie,
Comme une mer profonde où s’absorbent les cieux.

Sous leur bleu sombre, on lit le vaste ennui des Dieux,
Pour qui toute chimère est d’avance assouvie,
Et qui, sachant l’effet dont la cause est suivie,
Mélangent au présent l’avenir déjà vieux.

L’infini s’est fondu dans vos larges prunelles,
Et, devant ce miroir qui ne réfléchit rien,
L’Amour découragé s’assoit, fermant ses ailes.

Vous, cependant, avec un calme olympien,
Comme la Mnémosyne, à son socle accoudée,
Vous poursuivez, rêveuse, une impossible idée !





SONNET


J’aimais autrefois la forme païenne ;
Je m’étais créé, fou d’antiquité,
Un blanc idéal de marbre sculpté
D’hétaïre grecque ou milésienne.

Maintenant j’adore une Italienne,
Un type accompli de modernité,
Qui met des gilets, fume & prend du thé,
Et qu’on croit Anglaise ou Parisienne.

L’amour de mon marbre a fait un pastel,
Les yeux blancs ont pris des tons de turquoise,
La lèvre a rougi comme une framboise,

Et mon rêve grec, dans l’or d’un cartel
Ressemble aux portraits de rose & de plâtre
Où la Rosalba met sa fleur bleuâtre.



SONNET


Un ange chez moi parfois vient le soir
Dans un domino d’Hilcampt ou Palmyre,
Robe en moire antique avec cachemire,
Voilette & chapeau faisant masque noir.

Ses ailes ainsi, nul ne peut les voir,
Ni ses yeux d’azur où le ciel se mire ;
Son joli menton que l’artiste admire,
Un bouquet le cache ou bien le mouchoir.

Mon petit lit rouge à colonnes torses
Ce soir-là se change en bleu paradis ;
Un rayon d’en haut dore mon taudis.

Et quand le plaisir a brisé nos forces,
Nonchalant entr’acte à la volupté,
Nous fumons tous deux en prenant le thé.




GEORGES LAFENESTRE

———


CHANSON


A l’Impruneta les filles sont belles !
Des ailes aux pieds, dans l’œil du soleil,
La tête aux aguets comme les gazelles,
Le sein, droit & fier, aux rosiers pareil.
A l’Impruneta les filles sont belles.

A l’Impruneta les gars sont hardis !
Chevelure éparse où la brise joue ;
Ils seront soldats, bergers ou bandits.
Une pourpre chaude allume leur joue.
A l’Impruneta les gars sont hardis.

A l’Impruneta l’église est étroite !
Le curé subtil range prudemment
Ses filles à gauche, & ses gars à droite ;
Il sait que le fer court vite à l’aimant.
A l’Impruneta l’église est étroite.


À l’Impruneta l’office est bien long !
Les filles, les gars, embrouillant les psaumes,
Cherchent de côté, bâillent au plafond ;
Les fleurs à l’encens mêlent leurs aromes.
À l’Impruneta l’office est bien long !

À l’Impruneta la campagne est verte !
Les filles, les gars, aux derniers versets,
Bondissent, par couple, à la porte ouverte ;
Sous les bras pressants craquent les corsets.
À l’Impruneta la campagne est verte.

À l’Impruneta l’amour va bon train
Dans les ravins creux aux senteurs de fraise :
Le curé subtil y perd son latin.
On s’aime à quinze ans, on s’épouse à seize.
À l’Impruneta l’amour va bon train !




HYMNE


Je porte en moi l’âme du Monde,
L’âme du magnifique & vivant Univers,
Ame mobile, âme féconde
Où des Printemps hardis chassent les durs Hivers !


La Terre, en qui je bois ma force,
Me mêle à ses gaîtés ainsi qu’à ses douleurs,
Comme l’arbuste à frêle écorce
Trempé de sa rosée & teint de ses couleurs.

O misère ! La froide brume
Appesantit mon rêve avec le front des bois.
O splendeur ! L’aube qui s’allume
Dans tous les plis du cœur m’illumine à la fois.

Hors de moi s’enfuit quelque chose
Sur le cours d’eau, sur l’aile agile des ramiers,
Je sens rire en moi, blanche & rose,
La floraison d’avril tremblant sur les pommiers.

Avec les grands pins que tourmentent
Sur leurs pics de granit les ouragans hurleurs,
Soudain, mes pensers se lamentent,
Et se dressent, d’un jet, vers d’étranges hauteurs !

Et le mot, le seul mot d’espace
Sous mon crâne surpris ouvre de tels déserts,
Que l’hirondelle, bientôt lasse,
Regrette, à les franchir, l’immensité des mers.

En toi, par toi, Monde admirable,
Je vis, mêlant ma force à ton activité ;
Je suis ta course infatigable,
Sans peur, comme l’enfant par sa mère emporté.


Marchons. Quelqu’un doit nous attendre
Je ne sais où. Marchons par l’espace & le temps
Hélas ! sans jamais rien comprendre
À ce commun labeur qui nous tient haletants !




LES PIGEONS DE SAINT-MARC


Venise, 1865.


Sur le blanc parvis où Venise
Vit Barberousse le païen
Baiser de sa lèvre soumise
Le pied nu d’un moine italien,

Aujourd’hui rendez-vous des filles,
Des portefaix, des désœuvrés,
Des soldats pâles, sans familles,
Qui fument, dans un coin serrés,

Comme aux jours de la gloire antique,
Quand midi sonne, & qu’ils ont faim,
Les pigeons de la République
Descendent becqueter leur grain.

Gras, luisants, dans leur robe bleue,
Comme des reliques d’autels,

Ces mendiants traînent la queue
Avec un orgueil d’Immortels.

Ils mangent ! Des palais splendides
Sont là pour abriter leurs nids.
Que leur importe s’ils sont vides,
Et si les maîtres sont bannis !

Ils mangent ! Nul joug ne leur pèse :
Dans les becs de l’aigle sanglant
Un pigeon sensé couve à l’aise
Comme aux pieds du lion volant.

Des gens du Nord, des gens d’Afrique
Font cercle autour du vil repas ;
Une lady mélancolique
Soupire, & les suit pas à pas.

Les maigres catins qu’on transplante
Pour réchauffer leurs cœurs flétris
Tombent en pose roucoulante
En les voyant si bien nourris.

Seul, le gondolier, mâle & rude,
Croise à l’écart ses larges bras ;
Le ciel lourd de la servitude
L’écrase ; il les maudit tout bas :

« Ouvrez donc, ouvrez donc ces ailes
Qui se gonflent dans l’air léger,

O parasites infidèles,
Lâches valets de l’étranger !

Avez-vous peur des grands espaces
Où flambe le soleil d’été ?
Craignez-vous les moissons moins grasses
Sous le soc de la Liberté ?

La vergogne monte au visage,
Si ceux qu’un soir peut délivrer
Viennent mendier l’esclavage,
Et s’il ne reste, pour pleurer

Sur cette déplorable terre,
Sans armes, sans pain, sans échos,
Que les fils nus de la Misère,
Cloués par elle à leurs cachots ! »




DIEUX MOURANTS

SONNET BRETON


Battu des vents, fouetté des eaux, la face ouverte
Par la foudre, voué par l’Église à l’Enfer,
Le Men-Hir des Kimris, sur la lande déserte,
Comme un géant vaincu, chancelle aux nuits d’hiver.


Maudit aussi, tordu, mais la tête encor verte,
Le chêne des Bretons, nouant ses bras de fer,
De son baiser vaillant soutient l’idole inerte,
Et se met en défense & rugit vers la mer :

« Oui, nous mourrons ! Derniers survivants des grands cultes,
Nos fières majestés subiront les insultes
De l’homme, toujours lâche avec ses anciens Dieux ;

Du moins, tombons ensemble, & qu’un seul coup nous tue,
O mon frère ! Et périsse, avec nous abattue,
La beauté de la Terre où priaient les Aïeux ! »





L’ÉBAUCHE

(Sur une statue inachevée de Michel-Ange.)


Comme un agonisant caché, les lèvres blanches,
Sous les draps en sueur dont ses bras & ses hanches
Soulèvent par endroits les grands plis distendus,
Au fond du bloc, taillé brusquement comme un arbre,
On devine, râlant sous le manteau de marbre,
Le géant qu’il écrase, & ses membres tordus.


Impuissance ou dégoût ! Le ciseau du vieux maître
N’a pas, à son captif, donné le temps de naître,
A l’âme impatiente il a nié son corps ;
Et, depuis trois cents ans, l’informe créature,
Nuits & jours, pour briser son enveloppe obscure,
Du coude & du genou fait d’horribles efforts.

Sous le grand ciel brûlant, près des noirs térébinthes,
Dans les fraîches villas & les coupoles peintes,
L’appellent, sur leurs socs, ses aînés glorieux !
Comme un jardin fermé dont la senteur l’enivre
Le maudit voit la vie, il s’élance, il veut vivre…
Arrière ! Où sont tes pieds pour t’en aller vers eux ?

Va, je plains, je comprends, je connais ta torture.
Nul ouvrier n’est rude autant que la Nature ;
Nul sculpteur ne la vaut, en ses jeux souverains,
Pour encombrer le sol d’inutiles ébauches
Qu’on voit se démener, lourdes, plates & gauches,
Dans leurs destins manqués qui leur brisent les reins.

Elle aussi, dès l’aurore, elle chante & se lève
Pour pétrir au soleil les formes de son rêve,
Avec ses bras vaillants, dans l’argile des morts ;
Puis, tout d’un coup, lâchant sa besogne, en colère,
Pêle-mêle, en un coin, les jette à la poussière,
Avec des moitiés d’âme & des moitiés de corps.

Nul ne les comptera, ces victimes étranges,
Risibles avortons trébuchant dans leurs langes,

Qui tâtent le vent chaud de leurs yeux endormis,
Monstres mal copiés sur de trop beaux modèles
Qui, de leur cœur fragile & de leurs membres grêles,
S’efforcent au bonheur qu’on leur avait promis !

Vastes foules d’humains flagellés par les fièvres !
Ceux-là, tous les fruits mûrs leur échappent des lèvres !
La marâtre brutale en finit-elle un seul ?
Non. Chez tous le désir est plus grand que la force.
Comme l’arbre au printemps veut briser son écorce,
Chacun, pour en jaillir, s’agite en son linceul.

Qu’en dis-tu, lamentable & sublime statue ?
Ta rage, à ce combat, doit-elle être abattue ?
As-tu soif, à la fin, de ce muet néant
Où nous dormions si bien dans les roches inertes
Avant qu’on nous montrât les portes entr’ouvertes
De l’ironique Éden qu’un glaive nous défend ?

Oui ! nous sommes bien pris dans la matière infâme :
Je n’allongerai pas les chaînes de mon âme,
Tu ne sortiras pas de ton cachot épais.
Quand l’artiste, homme ou Dieu, lassé de sa pensée,
Abandonne au hasard une œuvre commencée,
Son bras indifférent n’y retourne jamais.

Pour nous, le mieux serait d’attendre & de nous taire
Dans le moule borné qu’il lui plut de nous faire,

Sans force & sans beauté, sans parole & sans yeux.
Mais non ! Le résigné ressemble trop au lâche,
Et tous deux vers le ciel nous crîrons sans relâche,
Réclamant Michel-Ange & maudissant les Dieux !




ALEXANDRE COSNARD

——


SUR UN INSECTE


Ce jour, premier septembre, un beau coléoptère
(Clytus arcuatus de Fabrice ou Linné)
Voltige soucieux. Ce tardif nouveau-né
Ne pourra découvrir aucun des siens sur terre.

Dans la grande forêt au multiple mystère,
De tant d’hôtes vivants Éden prédestiné,
Sur ses bûches de chêne il va, vient, condamné,
Pauvre être intempestif, à mourir solitaire.

Ses aînés au soleil ont vécu leurs instants ;
La génération entière est trépassée ;
Une autre, lui défunt, n’éclora qu’au printemps…

Tel que ce Clytus, l’homme à la haute pensée
Vit souvent sans écho, sans fraternel essor ;
Ses pareils ne sont plus ou ne sont pas encor.



LA RETRAITE


Sur la place Vendôme, un soir de paix profonde,
J’entendis de tambours un roulement si grand,
Que, tout à coup, moi-même à l’unisson vibrant,
Je crus que l’on partait pour conquérir le monde !

Lancée aux quatre vents, la fanfare qui gronde
M’emmène avec un bruit déjà moins enivrant.
Nous marchons ; mais bientôt, de mon orchestre errant,
Chaque instrument s’éloigne & se perd à la ronde.

Longtemps j’en suivis dix, & cinq, & deux, puis un…
Dans la nuit taciturne, il eut le sort commun,
Et je m’en revins seul, l’âme sombre & distraite.

Maintenant je me dis, songeant à ces tambours
Mêlés dans ma pensée à d’autres échos sourds :
« Ainsi mes rêves d’or ont sonné la retraite ! »




LÉON DIERX

———


IN EXTREMIS


Son nom ?… — Tu veux savoir s’il fut illustre ou non ?
Eh bien ! je ne sais pas. Que peut te faire un nom ?
Personne sur son front n’inscrit le nom qu’il porte.
C’était un homme, avec un nom ; mais que t’importe ?
— Sa race ? — Laissons là, crois-moi, tous ses aïeux.
L’âme de bien des morts tressaillait dans ses yeux,
Mais la sienne, à coup sûr, l’obsédait davantage.
C’était un homme, avec un très-riche héritage
De désirs obstinés dans leur espoir têtu,
D’âmes mortes pesant sur son âme, entends-tu !
Quant à l’autre blason qu’une race confère,
Il ne le montrait pas, & tu n’en as que faire.
— Sa patrie ? — Insensé ! qu’est la nôtre ici-bas ?
Lequel nous appartient le plus des deux grabats
Où la vie ouvre & ferme au hasard sa spirale,
Du premier où l’on crie, & de l’autre où l’on râle ?

La patrie ! Est-ce un champ, une île, un astre entier ?
Né dans un large lit, ou né dans un sentier,
C’était un homme, avec la terre pour patrie
Ou pour exil ; un homme avec l’âme meurtrie.
— Son âge ? — En sauras-tu plus long, si je le dis ?
Ah ! le vieillard traînant ses membres engourdis,
Souvent plus que le corps a le cœur lourd d’années,
Et l’esprit accablé sous les heures damnées
Plus encor que le cœur. Vois ! cherche son regard !
Et lis, si tu le peux, dans un rayon hagard,
Sous le double fardeau de l’angoisse amassée
Laquelle a plus vieilli, la chair, ou la pensée !
Et quand le corps enfin a fait son dernier pas,
Il aspire au repos éternel, mais non pas
Son âme défiant les étreintes futures !
C’était un homme, avec d’innombrables tortures
Dans la poitrine, & qui se couchait gravement
Pour mourir, sous un ciel au louche flamboîment.
— Où donc ? Dans quel pays ? Dans quel siècle ? — Tu railles !
As-tu peur de mourir loin de quatre murailles,
Sans chevet, sans amis, sans pleurs, abandonné ?
Et quand ton heure à toi bientôt aura sonné,
Me demanderas-tu, réponds ! quelle frontière
Creusera ton sépulcre, & dans quel cimetière ?
Dans quel siècle ? as-tu dit. Va ! le malheur est vieux !
Et, comme hier, demain l’invisible envieux,
Toujours multipliant ses noires fantaisies,
Saura fouiller les flancs des victimes choisies.
Tant qu’il lui restera quelque hochet vivant,

Va ! Le malheur toujours sera jeune & savant !
C’était un homme avec ses luttes infinies,
Jouet depuis longtemps des lentes agonies,
Et qui, seul, une nuit, sur le dos renversé,
Râlait au coin d’un bois, au bord d’un dur fossé,
Sans prière, sans plainte aussi, les membres roides,
Et les yeux grands ouverts au fond des brumes froides.
Il suffit. Et la mort dans ses veines filtrait.
Et, tout près d’expirer, il revit d’un seul trait
Tout à coup devant lui passer l’horrible drame
De ses jours, dont l’enfer avait forgé la trame.
Alors il dit : « Soyez demain plus odieux !
J’ai le rêve & l’orgueil, je vous pardonne, ô dieux ! »




LES ÉCUSSONS


Clorinde a des yeux clairs & froids comme l’acier,
Qu’indignent les aveux, qu’allument les mains jointes.
Elle habite l’orgueil comme un donjon princier ;
Et son regard, pareil au fer d’un justicier,
Sait plus loin dans les cœurs enfoncer mille pointes.

Jane a les yeux profonds, obscurs comme les trous
Que sur les hauts remparts braquent les coulevrines.
Quand, lourds de voluptés, ils se fixent sur nous,

Entre leurs cils serrés flotte un nuage roux,
Et deux vides brûlants restent dans nos poitrines.

Alice a dans les yeux l’éclat des pièces d’or,
Et ce n’est point au cœur que sondent leurs silences.
Ils semblent soupeser quelque secret trésor,
Et sans cesse inquiets, ils oscillent encor
Comme font les plateaux des parfaites balances.

Les yeux pâles d’Hermine ont les vagues clartés
Des cierges dans le jour que le vitrail décalque.
Confesseurs des désirs benoîtement quêtés,
Ils leur versent le deuil & les lividités
Des lampes que l’on range autour d’un catafalque.

Les yeux de Julia sont les feux incertains
Des lanternes qu’on cache entre d’épais feuillages,
Sur le seuil d’une auberge aux buveurs clandestins,
Ou ressemblent encore à ces soleils éteints
Embourbés dans les joncs des fiévreux marécages.

Mais, Hélène ! tes yeux sont comme deux gardiens,
De toi-même ignorés, fils des blancheurs premières.
Innocence ! ô candeur des chastes entretiens !
Quels yeux déjà ternis pourraient percer les tiens,
Ces deux grands boucliers faits de pures lumières !





APRÈS LE BAIN


Des perles encor mouillent son bras blanc.
Couchée en un lit de joncs verts & d’herbes,
Le sein ombragé d’un rameau tremblant,
Au bruissement des chênes superbes,
Aux molles rumeurs des halliers épais,
Non loin de la source elle rêve en paix.
Tandis qu’au rebord des souples lianes,
Sur son reflet nu se figent pâmés
Les flots du bassin, lèvres diaphanes,
Sous les noirs treillis au ciel bleu fermés,
Les yeux demi-clos, chargés de paresse,
Elle a renversé la tête, & caresse
D’un baiser brûlant & vague à la fois,
Le souffle lointain qui monte & qui passe,
Immense soupir amoureux du bois.
Et tout souvenir en son cœur s’efface.
Et sous le réseau des parfums flottants
Dans l’oubli des dieux, du monde & du temps,
Morte au vain souci du désir frivole,
En libres essaims de songes épars,
Son âme à travers les taillis s’envole.
Autour des buissons, sur les nénufars,
Ne bourdonne plus l’abeille assouvie,
Et partout s’éloigne ou s’endort la vie.

Les chants se sont tus des oiseaux siffleurs ;
Et vers ce beau corps teint de flammes roses
De tous les côtés se penchent les fleurs,
Semblables aux yeux agrandis des choses.




LE SEMEUR


Un large ruban d’or illumine la cime
Des coteaux dont la brume a noyé le versant.
L’horizon se déchire, & le soleil descend
Sous les nuages roux qui flottent dans l’abîme
Comme un riche archipel sur une mer de sang.

De confuses rumeurs s’éveillent par la plaine,
Et dans son champ, debout aux rebords des sillons,
Travailleur obstiné sous les derniers rayons,
Un semeur devant lui lance au loin sa main pleine,
Et chasse des oiseaux les criards tourbillons.

Et l’occident s’écroule où l’astre antique éclate,
Et le semeur, frappé d’un long & rouge adieu,
Par grands gestes, au loin, dans un sinistre jeu
Semble jeter au vent la poussière écarlate
De son cœur calciné dans sa poitrine en feu.


— Ton âme se déchire ; & voilà ta pensée
Qui sombre sous l’amas de tes rêves sanglants.
Ceint aussi d’un reflet de pourpre sur les flancs,
Aux dernières lueurs de ta gloire passée,
Homme ! à travers tes jours tu marches à pas lents.

Tu fouleras bientôt l’herbe des sépultures !
Aux becs des vieux espoirs donne un dernier repas ;
Féconde encor le champ des douleurs ; ne crains pas
L’horrible hurlement dans les gerbes futures
Dont tu pressens déjà les échos sous tes pas !

Fouille en ton sein la cendre encor chaude & vivace ;
Aux vents froids de la vie ouvre ta large main ;
Et, dans la calme nuit qui couvre ton chemin,
Vengé, vers le tombeau tu peux tourner la face,
N’ayant plus rien au cœur pour y semer demain.




LE VIEUX SOLITAIRE


Je suis tel qu’un ponton sans vergues & sans mâts,
Aventureux débris des trombes tropicales,
Et qui flotte, roulant des lingots dans ses cales,
Sur l’Oéean sans borne & sous de froids climats.


Les vents sifflaient jadis dans ses mille poulies.
Vaisseau désemparé qui ne gouverne plus,
Il roule, vain jouet du flux & du reflux,
L’ancien explorateur des vertes Australies.

Il ne lui reste plus un seul des matelots
Qui chantaient sur la hune en dépliant sa toile.
Aucun phare n’allume au loin sa rouge étoile.
Il roule abandonné tout seul sur les grands flots.

La mer autour de lui se soulève & le roule,
Et chaque lame arrache une poutre à ses flancs.
Et les monstres marins suivent de leurs yeux blancs
Les mirages confus du cuivre sous la houle.

Il flotte, épave inerte, au gré des flots houleux,
Dédaigné des croiseurs aux bonnettes tendues,
La coque lourde encor de richesses perdues,
De trésors dérobés aux pays fabuleux.

Tel je suis. Vers quel port, quels récifs, quels abîmes,
Dois-tu les charrier, les secrets de mon cœur ?
Qu’importe ? viens à moi, Caron, vieux remorqueur,
Écumeur taciturne aux avirons sublimes !




Mme  AUGUSTE PENQUER

———


LE PARADIS RETROUVÉ

Poëme de la première heure.


L’Éden était fermé. La terre ouvrait ses routes :
Adam, d’un seul regard, les interrogea toutes,
Et, ne pouvant choisir parmi tant de chemins,
Il se tourna vers Ève & dit : « Étends les mains :
Je te laisse le choix entre tous nos domaines.
Puisque j’ai quitté Dieu, qu’importe où tu me mènes ?
Ma patrie est partout avec Ève ; ses yeux
Me tiendront lieu du jour qui me venait des cieux.
Près de toi rien ne manque à mes regards ; ma vie,
Condamnée à la mort & maudite, est ravie,
Puisque le Créateur, qui te créa pour moi,
M’ordonne de te suivre & de mourir pour toi.
L’Éternel s’est trompé dans sa double sentence ;
Sa justice n’a pas atteint notre existence :
Ève, tous deux unis, maîtres dans ces déserts,

Tu seras reine, & moi, le roi de l’univers.
Je te suis. Où veux-tu que nous allions ?
Je te suis. Où veux-tu que nous allions ? — Vers l’ombre,
Reprit-elle, là-bas, vers cette enceinte sombre,
Où l’œil de l’Éternel ne pourra nous chercher.
Pour t’aimer, j’ai besoin, Adam, de me cacher.
Je ne sais quelle flamme à mon visage monte,
Quand j’arrête sur toi des yeux charmés : j’ai honte.
Je ne t’avais pas vu dans Éden ; Dieu couvrait
D’un voile de pudeur tout ce qui m’entourait.
Dans Éden, j’ignorais le charme humain des choses ;
J’écoutais les oiseaux, je contemplais les roses,
J’aspirais les parfums & j’entendais les sons ;
Mais rien ne m’enivrait, ni baumes, ni chansons.
Je vivais sans désir, j’ignorais l’espérance ;
Mon bonheur était froid comme mon ignorance :
L’amour n’était pas né. Non, dans Éden, jamais
Je n’aurais pu comprendre à quel point je t’aimais.
J’étais trop près du Dieu, maître de la nature,
Trop près du Créateur, pour voir la créature.
Mais à présent que Dieu n’est plus là, l’homme est dieu
Pour mon âme, & beauté pour mon regard de feu.

— Ève, répondit-il, je l’ignorais moi-même,
Cette loi de l’amour humain ; ce mot suprême,
Aimer, j’en ignorais hier la volupté.
Dans Éden, je n’ai pas remarqué ta beauté.
Ce que j’aimais hier en toi, c’était ton âme ;
En toi ce que j’adore aujourd’hui, c’est la femme.

J’admire les contours élégants de ton col ;
J’admire la blancheur de tes pieds sur le sol ;
J’admire ton regard où mon regard se noie,
Et le voile onduleux de tes cheveux de soie,
Et ta chair blanche & rose, & ton bras, & ta main,
Et ce beau sein qui doit porter le genre humain.
Je te suis. Conduis-moi. Dans l’ombre ou la lumière,
Où tu seras, j’irai. Va, marche la première !
Regarde ton chemin ; moi, je regarderai
La trace de tes pas. Marche. Je te suivrai. »

Ève se dirigea vers l’occident, légère,
Non comme une exilée & comme une étrangère,
Mais comme une habitante à qui tout est connu.
À peine elle foulait le sol de son pied nu ;
À peine elle hésitait dans sa route. À mesure
Qu’elle avançait vers l’ouest, l’ombre était plus obscure,
Le firmament prenait des tons gris, les vapeurs
Des grandes mers montaient du flot sur les hauteurs.
On entendait déjà les bruits sourds du rivage.
La solitude avait un aspect plus sauvage ;
L’arome des sapins résineux chargeait l’air
De son effluve au suc nourrissant, mais amer.
Un peu dans le sud-ouest, des lignes montagneuses
S’étendaient & formaient des voûtes caverneuses.
C’est vers ces antres noirs qu’Ève se dirigea.
Palpitante, éperdue, elle y touchait déjà,
Quand Adam, l’étreignant & l’enlevant de terre,
La porta, frémissant d’amour, dans ce mystère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit parut. Ce fut la plus belle des nuits :
Les astres rayonnaient, l’un par l’autre éblouis ;
Le zéphyr & la fleur échangeaient leur caresse ;
Les hôtes des forêts se cherchaient, dans l’ivresse ;
Les oiseaux, sans savoir d’où leur vint cet attrait,
Se rapprochaient, unis dans un premier secret ;
Et le ruissellement des eaux autour des mousses
Avait des bruits de luth, de baisers, de voix douces.
On entendit alors, à travers l’infini,
Les palpitations du Verbe humain, béni ;
L’enfantement divin germa dans la nature :
L’amour, égal à Dieu, créa la créature.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’aube éclairait déjà l’azur de l’orient.
Adam regardait Ève & l’aube en souriant,
Comme un être enivré des douceurs de la vie.
Ève ne regardait qu’Adam. Belle & ravie,
Les yeux pleins de langueur, elle attachait sur lui
Un long regard encor plus charmé qu’ébloui.
Il dit : « Voici le jour saluant l’hyménée. »
Elle : « Voici l’épouse à tes pieds pardonnée :
Dieu bénit notre hymen, Adam. L’Éden perdu,
Nous l’avons retrouvé ; l’amour nous l’a rendu. »




SAINTE-BEUVE

———


PREMIER SEPTEMBRE


Sorti pendant le jour dans les bosquets secrets,
Sous un ciel apaisé, murmurant & plus frais.
J’observais par endroits quelque arbre des allées,
Mêlant à de plus verts ses branches dépouillées :
« Oh ! ce n’est pas l’automne encore (& je passais) ;
Ces précédents soleils ont donné par accès,
Leur poids est assez fort pour qu’un feuillage en meure ;
Pauvre arbre du Japon, qui s’effeuille avant l’heure ! »
— Et le soir, hors du bois & du clos des jardins,
Au monter sinueux des coteaux en gradins,
Je vis le ciel limpide & sa beauté pâlie ;
Tous nuages fuyaient comme un voile qu’on plie ;
Non loin de l’horizon, au coucher s’inclinant,
Le croissant tranchait net dans l’air plus frissonnant ;
Et la nature entière avec plus de silence
Me semblait accueillir l’astre qui recommence,
Et méditer, plus froide, un charme aussi sacré ;
Et mon âme devint plaintive, & je rentrai.

— Le lendemain, ouvrant, au réveil, sur la plaine,
Ma persienne où glissait l’aurore moins certaine,
Je vis tout un brouillard, qui bien lent se leva :
La journée était belle, & belle s’acheva.
Oui, c’était bien l’automne avec ses larges teintes !
Les chauds midis pourront reprendre leurs étreintes,
La terre voudra croire à l’été rayonnant ;
Mais tout soir pur aura son azur frissonnant.
Et le plus beau matin son brouillard sans aurore.

— Est-ce aussi ton automne, Amour ?… Oh !… pas encore !




… nec amare decebit.

Pourquoi faut-il qu’il soit venu, cet âge
Auquel il ne sied plus ni d’aimer ni d’oser ?
Pourquoi faut-il, ô Temps, que ton outrage
M’atteigne au cœur jusque dans un baiser ?

Pourquoi faut-il que la nature amère
Qui m’interdit l’ivresse du plaisir,
Punisse encor l’émotion légère
Et jusqu’à l’ombre du désir ?

Pourquoi faut-il qu’à l’objet plein de charmes,
Dont le regard s’abaisse à m’enflammer,
Tout bas je dise en dévorant mes larmes :
Pitié ! pitié ! je ne dois plus aimer !




GUSTAVE PRADELLE

———


L’ECU


Sur l’ais noir incrusté de nacre orientale,
Lourd comme un rituel du saint rite romain,
L’armoriai d’Espagne, en double parchemin
D’Alcoy, relié d’or, tout grand ouvert s’étale.

Une arabesque bleue aux rinceaux de carmin,
Plus éclatante qu’un vitrail de cathédrale,
Sur la première page étire sa spirale
Autour d’un écusson large comme la main.

Et devant l’écusson où la mer des Antilles
A mis ses flots, Léon son lion, les Castilles
Leur château crénelé que somment trois tours d’or,

Le roi d’armes, les bras croisés sur sa cuirasse,
Médite, pâle & grave, étant noble de race,
Car en exergue on lit : « Colon, navegador. »





VIR SUM



Le chemin où je marche est un chemin étroit :
Les foules ne sont pas ce que l’on y redoute,
Mais les cèdres puissants lui forment une voûte,
Un soleil radieux y luit en maint endroit.

Étant né très-naïf, avec le cœur très-droit,
Je n’ai jamais trouvé sous mes pas d’autre route ;
Car, moi, je ne sais rien des tristesses du doute,
Et l’homme que je suis est un homme qui croit.

D’ailleurs, pour n’avoir pas fui la route première,
Puisqu’un lâche désir jamais ne m’a tenté,
N’ayant pas combattu je n’ai pas mérité.

Et si l’on veut savoir le nom de la lumière
Qui verse devant moi sa sereine clarté,
On ne l’appelle point Orgueil, mais bien Fierté.






ESPOIR



Aux hommes de mon temps je rêve un cœur hanté
Par quelque grand projet d’envergure superbe,
Tel que les bons géants qui sommeillent sous l’herbe
En concevaient aux temps féconds de l’équité.

Et, prenant mon désir pour la réalité,
Comme à Lazare mort un jour parla le Verbe,
Je leur dis : Levez-vous, car voici que la gerbe
Du froment de justice est mûre cet été.

Morts vivants ! lâches morts qu’aucune voix n’effare,
Ils ne se lèvent pas ainsi que fit Lazare
Et demeurent scellés sous leur abattement.

Mais dussé-je en ôter la pierre avec ma bouche,
Tu luiras, ô grand jour où je vaincrai leur couche,
Car d’un immense espoir mon âme est en tourment.






L’IMAGE



Le front a des blancheurs mates de cire vierge,
Car il est ignorant des choses du Malin,
Et l’âme transparaît sous la robe de lin
Comme à travers l’albâtre une flamme de cierge.

Le pied, chaussé de vair, de l’arabesque émerge,
Et la nuque, appuyée au nimbe d’argent fin,
Se redresse extatique. En marge du vélin
On lit un nom de reine, Ingeburge ou Theutberge.

Ce mystique portrait que le missel pieux
Garde sous le fermoir est le portrait de celle
Pour qui je meurs — d’amour tout immatérielle.

Elle ne lira point cet amour dans mes yeux ;
J’aurais peur de la voir s’envoler d’un coup d’aile ;
Mais je passe ma vie à languir, rêvant d’elle.




LÉON GRANDET




LE SENTIER


Je connais un sentier sombre & marécageux
Bordé d’herbe & de fleurs où l’abeille butine.
Un jour, un crapaud vert qu’effleura sa bottine
Fit l’enfant se pâmer de dégoût sous mes yeux.

Je n’avais pas vingt ans, & n’aimais qu’elle au monde,
Et posai sur sa bouche un baiser amoureux.
Puis j’écrasai du pied le batracien immonde,
Et j’en eus du remords, lui devant d’être heureux.

Toujours, quand j’y repense à présent, je regrette
D’avoir été méchant, — & d’avoir été bête,
N’ayant pris qu’un baiser, en pouvant prendre deux.

Et puis, je donnerais les bosquets de Versailles,
Le petit Trianon, son lac & ses rocailles,
Pour cet étroit sentier, sombre & marécageux.




DEVANT LES TISONS


Ce n’est pas seulement de la flamme & de l’air
Qui montent du foyer en légères fumées,
Lorsqu’au rayonnement des bûches allumées
On rêve devant l’âtre où pétille un feu clair.

Ce n’est pas sous le tas des braises consumées
Qu’à la fin les chenets s’en vont ensevelis ;
Si de la cendre grise on remuait les plis,
Que de choses souvent en seraient exhumées !

Souvenirs de jeunesse & rêves d’avenir,
Regrets des amitiés qui ne devaient finir,
Tout ce que l’âme espère & tout ce qu’elle pleure !

Mirages vers lesquels se sont lassés nos pas,
Œuvres que l’on projette & que l’on n’écrit pas,
Et voyages lointains que l’on fait en une heure !




FRÉDÉRIC PLESSIS

———


SONNET GOTHIQUE


Pierre, le Bien-Nommé, revient de Palestine.
Jadis il est sorti, bardé de fer, & tel
Il rentre sous la porte antique du castel
Qu’une fière devise à la gloire destine.

Dans l’oratoire bleu madame Valentine
Pour l’époux éloigné tremble au pied de l’autel,
Et de blancs chérubins vers le Père immortel
Guident, le long des cieux, la prière enfantine.

Gravement elle dit les Pater, les Ave,
Se signe au front, puis baise humblement le pavé
Où flamboie un reflet adorable de cierge ;

Pierre se tient debout à l’entrée ; il croit voir
Sous ses tresses d’or fin Notre-Dame la Vierge,
Bleuâtre, & lui faisant un ciel de son manoir.




LE COFFRET


Un coffret de cuir fauve à l’écusson d’or plat
Contient les deux flacons de cristal vert & rouge ;
Dans le fond, par moments, un liquide qui bouge
Sous l’étui de velours amortit son éclat.

Ouvrez l’un d’eux. La plus limpide des essences
Y nage, & fait monter subtilement dans l’air,
Comme une apothéose, un tableau vague & cher
Des soirs, des souvenirs embaumés, des absences.

Est-ce l’ambre, le bois de santal, le benjoin
Qui nous figure ainsi la pâle bien-aimée ?
On ne sait : mais son blanc visage de camée
Revit, de notre amour impassible témoin.

Prenez l’autre flacon. Une odeur en émane
Nauséabonde, & fait rêver d’un bouge affreux
Où sorcière & démons se querellent entre eux,
Aspirant la fadeur épaisse de la manne.

A l’œil inattentif, le coffret refermé
Ne révélera rien de son double mystère,
Et dans l’ombre vivra le poison délétère
A côté de ce doux liquide parfumé.




SOMNOLENCE


Des vases blancs & bleus sur leurs tiges dorées,
Droits, & fiers de la pourpre exotique des fleurs ;
Une lampe d’albâtre avivant ses pâleurs,
Clair de lune neigeux & calme des soirées ;

Des panneaux, où la main féminine agrafa
Sur le satin, lamé d’or & d’argent, des armes ;
Un sachet, exhalant la fleur des anciens charmes
Dans l’ondulation soyeuse du sopha ;

Un miroir de Venise ; & sur la table frêle,
Bois d’ébène incrusté de nacre qui reluit
Aux rougeurs des tisons expirant dans la nuit,
Une théière, un livre ouvert, une aquarelle ;

Peint de chaudes couleurs, un vitrail pressenti
Derrière les plis blancs d’un long rideau qui traîne ;
Ton sourire partout, solitude sereine !
C’est là ce que je veux connaître, anéanti.

Je goûterai, plongeur revenu des vertiges,
A flots d’or l’onction chaleureuse des soirs,
Évoquant dans les lourds parfums des encensoirs
Mon Rêve sans couleur, sans forme & sans prestiges.




MÉDAILLE


Je veux, comme un artiste amoureux des émaux,
Fondre patiemment les teintes délicates
De la rose, du ciel, de l’or & des agates
Pour en faire des prés, du soleil, des hameaux.

Sur le fond de médaille, à travers les rameaux,
Les murs remis à neuf auront des blancheurs mates,
Et dans les blés vernis mille fleurs écarlates
Inviteront les pieds des joyeux animaux.

Quand j’aurai terminé cette œuvre singulière,
Je la contemplerai longtemps à la lumière
D’un pâle jour d’été qui rassérénera ;

Puis, comme l’avenir sur mes rêves de gloire,
Sur le médaillon bleu mon doigt étalera
Un flot définitif d’encre boueuse & noire.




C. ROBINOT-BERTRAND

———


NEIGE BLANCHE

DES HAUTS SOMMETS


Qu’elle est belle avec ses grands yeux,
Ses yeux profonds, mystérieux
Comme le ciel où se déplie
L’ombre des soirs silencieux !
Un amour insensé me lie !

Neige blanche des hauts sommets,
Son âme froide n’a jamais
Compris les tourments de ma vie :
O morts paisibles, désormais
C’est à vous que je porte envie !

Ainsi je racontais mes maux
Aux rochers, aux sombres rameaux,
Éveillant la nuit endormie ;
Et partout j’entendais ces mots :
— Qu’elle est cruelle, ton amie !


Au bord du fleuve, au fond des bois,
J’allais seul, & pleurant parfois,
Sans rayon & sans poésie,
J’allais errant, — lorsque sa voix !…
Combien mon âme fut saisie !

Lorsque sa voix !… Souffles des cieux,
Chœurs des Esprits harmonieux,
Célébrez ma joie infinie,
Dites le mot délicieux
Par qui ma peine fut bannie !




LE PAYSAN


Des ombres de la nuit la campagne est voilée.
Nul astre aux cieux. Le vent d’automne dans les bois
Passe, souffle & murmure, & remplit la vallée
De sifflements pareils à de lugubre voix.

Malheur au vagabond qui, malade & sans gîte,
Par ce temps lamentable erre loin des hameaux !
Malheur au sein pensif où la douleur s’agite,
Et qui veille écoutant la plainte des rameaux !


L’ombre s’étend profonde. En vain le cri sonore
Du coq, ardent guetteur de nuit, prédit le jour ;
Au brumeux orient aucun rayon encore :
Le monde est ténébreux comme un cœur sans amour.

Mais que font les clameurs du vent & la nuit sombre
Au rude défricheur du sol, au paysan ?
Le paysan sommeille, enveloppé par l’ombre,
Dans la sécurité dont il est l’artisan.

L’ombre lui dit : — Je mis la paix, la récompense
Des devoirs accomplis & de l’âpre labeur ;
L’oubli des maux passés, c’est moi qui le dispense.
Le grave paysan de l’ombre n’a point peur.

Voyez ! avant le jour le voilà qui s’éveille.
Il va vers le foyer ou sous la cendre, dort
Le reste d’un tison recouvert de la veille :
De la cendre, à son souffle, un jet de flamme sort.

La flamme éclate & brille, & l’âtre s’illumine ;
Et lui, prés du foyer crépitant & joyeux,
Recueilli, vers le monde inconnu qu’il devine
Il élève en priant son cœur religieux.

Il prie : en doux espoirs abonde sa prière.
— Si j’ai faibli, dit-il, mon Dieu, pardonne-moi.
Et Dieu se communique à son esprit sincère.
O paysan, mon cœur ému prie avec toi !


La prière a rendu pure son âme forte ;
D’un morceau de pain noir il a fait son repas ;
De l’antique logis ouvrant l’étroite porte,
À présent vers l’étable il dirige ses pas.

Les grands bœufs, à genoux au milieu de la crèche,
Mêlaient aux bruits de l’air leur long mugissement ;
Il pose devant eux l’herbe tendre & l’eau fraîche,
Puis il lie à leur front le joug solidement.

Il les conduit alors à la dure journée,
Et, pendant qu’il chemine, il chante un gai refrain ;
Et la charrue, avant que l’aube ne soit née,
A plongé dans le sol son éperon d’airain.

Le pauvre paysan poursuit sa tâche austère
Sous les pleurs du matin & sous le froid brouillard ;
Mais qu’importe ? le soc aigu fouille la terre
Où la blonde moisson ondulera plus tard.




LOUIS SALLES

———


LA JAVANAISE


Sur un îlot désert, planté de sycomores,
Non loin des grands palais écroulés de Memphis,
En remontant le Nil dans ma cange, je fis
L’achat d’une Indienne à deux pirates maures.

Oh ! l’adorable fille ! Aux tentes du désert
Sa jeunesse avait pris, dans des lignes antiques,
La sévère beauté des figures bibliques,
Se penchant près le puits qu’ombrage un palmier vert.

Dans des membres d’acier, aussi chaud que la lave,
Le sang faisait cabrer sa sauvage fierté ;
Sous un sourire amer drapant sa nudité,
La grâce ennoblissait le pagne de l’esclave.

Au soleil d’Orient son épaule ondoyait
Sous les baisers de l’air, comme un bronze liquide ;

De longs cheveux dorés sur sa gorge solide
Roulaient ; ainsi qu’un jonc son torse se cambrait.

Quand le couchant ombrait les lauriers de la grève,
Et qu’ondulaient au loin les plaines de maïs,
Fatma semblait ouïr les échos du pays,
Et, se laissant porter sur les ailes d’un rêve,

Elle suivait des yeux les ibis au long col,
À l’horizon pourpré poursuivant leur voyage ;
De ses belles forêts croyant voir un mirage,
Son âme vers le ciel aussi prenait son vol.

Alors, au son du fifre & du tambour de basque,
En arabe chantant des hymnes inconnus,
Une écharpe roulée autour de ses bras nus,
Elle dansait parfois une danse fantasque.

Aux ailes de son nez pendillaient trois sequins,
Ses pieds d’enfant traînaient sur le sol ; nonchalantes,
Ses poses s’endormaient ; des paillettes ardentes
Flambaient dans le fond noir de ses yeux africains.

Tout à coup, bondissante ainsi que la panthère,
Montrant dans un souris la neige de ses dents,
Elle faisait sonner les anneaux résonnants
De ses pieds qui frappaient en cadence la terre.


Après l’accès fiévreux, hélas ! ce jeune cœur
Sur le sable altéré répandait bien des larmes ;
L’ombre vague des nuits la berçait par ses charmes,
Et peut-être évoquait un fantôme vainqueur.

Sans avoir effleuré ses lèvres de grenade,
Vierge je l’ai remise aux jungles de Java,
En lui disant : Adieu, belle étrangère ! va
Rêver à tes amours au pied de ta cascade.




SONNET


Tout me parle en ces lieux de toi, blonde baigneuse.
Si je viens, le matin, à la source du bois
Dans le creux de la main puiser l’eau que tu bois,
Pour étancher l’ardeur de ma soif amoureuse :

Le ruisseau s’échappant d’une roche mousseuse
Par son bruit susurrant me rappelle ta voix,
Entre les osiers verts il semble que je vois,
Comme une ombre, passer ta grâce vaporeuse ;

Le sable a conservé l’empreinte de tes pas ;
Moins plaisantes que toi, les ondines tout bas
Jalousent sous les joncs tes doux yeux de pervenche,


Et linots & verdiers fredonnent sur la branche,
Fredonnent les chansons que tu chantes, le soir,
Dans les danses en rond sous l’auvent du pressoir.




SONNET


Violettes d’avril, campanules sauvages.
Fraise au goût parfumé, marguerites des bois,
Verveines & lilas qui mêlez à la fois
Vos fleurs & vos senteurs dans l’ombre des bocages :

Iris des ruisseaux clairs semés de coquillages,
Joubarbes égayant le chaume des vieux toits,
Beaux rosiers qui donnez des roses chaque mois,
Tapis doux à fouler, mousse des frais rivages ;

Vous avez à mes yeux un charme sans pareil.
Que j’aime mieux pourtant, le matin, au réveil,
Arrêter mes regards sur ma divine amie :

Dans le satin moiré je l’admire, en vainqueur.
Son bras rond replié, mollement endormie,
Seins nus, cheveux épars & pâle de langueur.




CHARLES CROS

——


LENTO


Je veux ensevelir au linceul de la rime
Ce souvenir, malaise immense qui m’opprime.

Quand j’aurai fait ces vers, quand tous les auront lus,
Mon mal vulgarisé ne me poursuivra plus.

Car ce mal est trop grand pour que seul je le garde ;
Aussi j’ouvre mon âme à la foule criarde.

Assiégez le réduit de mes rêves défunts,
Et dispersez ce qu’il y reste de parfums,

Piétinez le doux nid de soie et de fourrures ;
Fondez l’or, arrachez les pierres des parures ;

Faussez les instruments ; encrassez les lambris,
Et vendez à l’encan ce que vous aurez pris.


Pour que, si quelque soir l’obsession trop forte
M’y ramène, plus rien n’y parle de la morte.

Que pas un coin ne reste intime, indéfloré.
Peut-être, seulement alors, je guérirai.

(Avec des rhythmes lents j’endors ma rêverie,
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

Un jour, j’ai mis mon cœur dans sa petite main
Et, tous en fleur, mes chers espoirs du lendemain.

L’amour paye si bien des trésors qu’on lui donne !
Et l’amoureuse était si frêle, si mignonne !

Si mignonne qu’on l’eût prise pour une enfant
Trop tôt belle & que son innocence défend.

Mais elle m’a livré sa poitrine de femme
Dont les soulèvements semblaient trahir une âme.

Elle a baigné mes yeux des lueurs de ses yeux,
Et mes lèvres de ses baisers délicieux.

(Avec des rhythmes doux j’endors ma rêverie,
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

Mais il ne faut pas croire à l’âme des contours,
À la pensée enclose en deux yeux de velours.


Car un matin, j’ai vu que ma chère amoureuse
Cachait un grand désastre en sa poitrine creuse.

J’ai vu que sa jeunesse était un faux dehors,
Que l’âme était usée & les doux rêves morts.

J’ai senti la stupeur d’un possesseur avide
Qui trouve, en s’éveillant, sa maison nue & vide.

J’ai cherché mes trésors. Tous volés ou brisés !
Tous, jusqu’au souvenir de nos premiers baisers !

Au jardin de l’espoir, l’âpre dévastatrice
N’a rien laissé, voulant que rien n’y refleurisse.

J’ai ramassé mon cœur, mi-rongé dans un coin,
Et je m’en suis allé je ne sais où, bien loin.

(Avec des rhythmes sourds j’endors ma rêverie,
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

C’est fièrement, d’abord, que je m’en suis allé,
Pensant qu’aux premiers froids, je serais consolé.

Simulant l’insouci, je marchais par les rues.
Toutes, nous les avions ensemble parcourues !

Je n’ai pas même osé fuir le mal dans les bois :
Nous nous y sommes tant embrassés autrefois !


Fermer les yeux ? Rêver ? Je n’avais pas dans l’âme
Un coin qui n’eût gardé l’odeur de cette femme !

J’ai donc voulu, sentant s’effondrer ma raison,
La revoir, sans souci de sa défloraison.

Mais je n’ai plus trouvé personne dans sa forme.
Alors le désespoir m’a pris, lourd, terne, énorme.

Et j’ai subi cela des mois, de bien longs mois,
— Si fort, qu’en trop parler me fait trembler la voix.

Maintenant c’est fini. Souvenir qui m’opprimes,
Tu resteras glacé sous ton linceul de rimes !




LA DAME EN PIERRE


Sur ce couvercle de tombeau
Elle dort. L’obscur artiste
Qui l’a sculptée a vu le beau
Sans rien de triste.

Joignant les mains, les yeux heureux
Sous le voile des paupières,
Elle a des rêves amoureux
Dans ses prières.


Sous les plis lourds du vêtement,
La chair apparaît rebelle,
N’oubliant pas complétement
Qu’elle était belle.

Ramenés sur le sein glacé
Ces bras, en d’étroites manches,
Rêvent l’amant qu’ont enlacé
Leurs chaînes blanches.

Le lévrier, comme autrefois
Attendant une caresse,
Dort blotti contre les pieds froids
De sa maîtresse.

Tout le passé revit. Je vois
Les splendeurs seigneuriales,
Les écussons & les pavois
Des grandes salles,

Les hauts plafonds de bois, bordés
D’emblématiques sculptures,
Les chasses, les tournois brodés
Sur les tentures.

Dans son fauteuil, sans nul souci
Des gens dont la chambre est pleine,
À quoi peut donc rêver ainsi
La châtelaine ?


Ses yeux où brillent par moment
Les fiertés intérieures,
Lisent mélancoliquement
Un livre d’heures.

Quand une femme rêve, ainsi
Fière de sa beauté rare,
C’est quelque drame sans merci
Qui se prépare.

Peut-être à temps, bien qu’en sa fleur,
Celle-ci fut mise en terre.
Sa mort est le moindre malheur
Qu’elle ait pu faire.

Son amant n’a pas vu se ternir,
Au souffle de l’infidèle,
La pureté du souvenir
Qu’il avait d’elle.

La mort n’a pas atteint le beau.
La chair perverse est tuée ;
Mais la forme est, sur un tombeau,
Perpétuée.




EUGÈNE MANUEL

———


MYSTICISME


Mon esprit, comme un somnambule,
Hante la crête des grands murs.
Mes pas jamais ne sont plus sûrs
Qu’au bord des toits où je circule.

Dans les ténèbres je vois clair :
Les yeux sont clos, mais l’âme ouverte ;
Et j’avance à la découverte
Dans la molle épaisseur de l’air.

Je ne vois rien que ma pensée,
Qui me guide infailliblement,
Et me fait poursuivre en dormant
Ma promenade commencée.


Pour les périls plein de mépris,
Je voyage de cime en cime,
Et je me penche sur l’abîme,
Et je regarde, — & je souris.

Les lois, les problèmes, les doutes,
Je les résous sans balancer ;
Sur les gouffres, pour y passer,
Je me choisis d’étranges routes !

Dans les fentes de la cité,
Qui, d’en haut, me sont apparues,
Tous les passants, au fond des rues,
Semblent frappés de cécité.

Noyés dans leur gaz méphitique,
Ils s’acharnent, sur le pavé,
À chercher ce que j’ai trouvé
Grâce à ma folle gymnastique !

Où les plus braves auraient peur.
Je ne connais pas le vertige :
L’instinct secret qui me dirige
Vient du ciel, & n’est point trompeur !

J’ai mis au feu mon dernier livre :
L’horizon en est trop étroit ;
Et je suis monté sur le toit
Pour respirer enfin, & vivre !


Je vole aux destins qui viendront,
Comme un navire à pleines voiles ;
Et je crois toucher les étoiles
Dont la poussière est sur mon front !

J’entends à peine le murmure
De la misère & de l’erreur,
Qui s’agitent avec terreur
Sous cette fourmilière obscure.

Calme dans ma sécurité,
Je berce ainsi ma vie entière,
Rêvant au bord d’une gouttière,
Quand le vide est à mon côté !

Mais surtout dans ma somnolence
Ne m’éveillez pas, mes amis !
Je suis parmi ces endormis
Qu’il faut laisser à leur silence !

Je veux aller — je ne sais où :
Mais si vos voix troublaient mon somme,
Je tomberais comme un pauvre homme,
Et je me casserais le cou !




LE MOULE BRISÉ


Chaque être est, dans le tout, un exemplaire unique :
Avant, rien de semblable ; après, rien de pareil !
Et chaque fois que Dieu crée & se communique,
C’est un enfantement, ce n’est pas un réveil.

Dans sa mobilité partout la vie abonde,
Sans pouvoir revenir au chemin parcouru ;
On ne remplace pas un ciron dans le monde :
L’être est irréparable, une fois disparu !

Dieu, qui, pour féconder le sein de la nature,
Dans l’infini du temps a l’infini pouvoir,
Ne produit pas deux fois la même créature.
Et ne redonne rien de ce qu’il a fait voir !

Pour se multiplier toujours, rien ne lui coûte,
Excepté de refaire un être que j’aimais.
Dans les âges futurs d’autres naîtront sans doute,
Aussi beaux, aussi bons : mais le même, jamais !

Sans doute, il survivra, cet être que je pleure ;
Je puis le retrouver dans l’obscur avenir ;
L’instinct qui me l’apprend ne saurait être un leurre :
L’âme peut commencer, & ne jamais finir !


Mais dès qu’elle a quitté l’enveloppe charnelle,
Laissant sa vague image aux cœurs irrésolus,
Dieu détruit sans retour la forme originelle,
Comme un moule brisé qui ne servira plus !

Par lui tout continue & rien ne recommence ;
Tout est nouveau, tout change, au ciel comme ici-bas ;
Il sème, & prodiguant la vie & la semence,
Malgré l’éternité, ne se répète pas !




LE DERNIER SALUT


Vivant, cet homme était une âme basse & vile :
Il avait insulté, calomnié, menti,
Vendu sa conscience & trahi son parti ;
Ses mains gardaient le sang de la guerre civile.

Rien n’avait fatigué sa lâcheté servile.
Le mépris sur son nom s’était apesanti,
Et, debout sous la honte, il n’avait rien senti.
Nul ne saluait plus l’infâme par la ville.

Dans l’ombre s’est éteint le sinistre vieillard ;
Là-bas furtivement s’enfuit le corbillard :
Pas un ami ne suit sa mémoire abhorrée.


Mais, — ô respect des morts, culte grave & profond ! —
Au milieu des saluts la dépouille ignorée
S’avance, & les plus purs se découvrent le front !




LE SPECTRE


Malheur à qui, tournant l’angle d’un carrefour,
Insouciant, sourit en coudoyant le vice !
Il faut qu’un noble cœur se révolte & frémisse,
Quand, le soir, apparaît le spectre de l’amour.

Il faut que l’âme honnête aspire à ce beau jour.
Où finira l’immonde & navrant sacrifice ;
Où la fille du peuple, arrachée au supplice,
Sans effort marchera dans l’honneur à son tour.

O toi, qui peux railler la pâle pécheresse,
Sans sonder à la fois sa honte & sa détresse,
Double cancer, vivace au sein de nos cités,

À cet amour impur je condamne ta vie !
Qu’il soit ton châtiment ; l’autre amour, ton envie !
Qu’une vierge jamais ne vienne à tes côtés !



AUGUSTE BARBIER

———


PETITES EAUX-FORTES

UNE COMPARAISON


Point de repos pour l’âme humaine
Sur ce monceau de terre où nous sommes jetés :
Les chagrins & les maux d’une incessante haleine
Y soufflent leur vapeur malsaine,
Et ce n’est que de peine en peine
Qu’on arrive à la fin de ses jours agités.
Ainsi de l’Océan l’onde amère & sauvage ;
Remuée en tous sens par le fouet de l’orage,
Elle écume, bouillonne & n’expire au rivage
Qu’en flots plaintifs & tourmentés.

O mer ! que sur ta sombre face
Les feux purs du soleil nous luisent rarement !
Même quand, sous les cieux éclaircis, la bonace

De l’orage efface la trace
Et permet à la noire masse
De refléter l’azur, ah ! ce n’est qu’un moment ;
Le vent du sort mauvais bientôt avec furie
Se relève, & des coups de son aile ennemie
Pousse sur un écueil l’esquif de notre vie
Et l’y fracasse horriblement.




LE MEURTRE DU REPTILE


Un matin, le long d’une bruyère
A l’éclat tout vermeil,
J’aperçus une noire vipère
Qui dormait au soleil.
L’animal, entendant mon approche,
Loin de moi se posa ;
Mais soudain de mes doigts une roche
Partit & l’écrasa.
Ah ! me dis-je après le coup terrible,
Fallait-il mettre à mort
Ce serpent qui, bien que très-nuisible,
Ne m’avait fait nul tort ?
Il était capable de morsures
Cruelles, mais sa dent
N’eût usé de ses forces impures
Qu’à son corps défendant.

Je connais des vipères humaines
D’un penchant plus malin :
Celles-là, sans offenses ni peines,
Mordent soir & matin.
Qu’on soit près, qu’on soit loin, hors du monde
Et dans l’ombre perdu,
Faut toujours que leur venin immonde
Sur vous soit répandu.
O serpents, ô gueules malfaisantes,
Vous valez encor mieux
Que ma race & les lèvres pensantes
Du chef-d’œuvre des cieux !




CŒNIS


Dans les bois ténébreux de l’infernal empire
Cœnis traîne à pas lents le poids de ses douleurs ;
Elle passe, revient, & jamais un sourire
De son front abattu n’anime les pâleurs.

Vivante, elle eut l’amour du roi des eaux marines,
Puis trahie, elle obtint de son divin amant
La faveur d’échanger ses grâces féminines
Contre un sexe moins doux & plus fort au tourment.


Jeune homme elle devint, mais, hélas ! son cœur tendre
N’en fut pas plus heureux ; il battit de nouveau
Pour une belle enfant qui ne put point l’entendre,
Adorant elle-même un autre jouvenceau.

Cœnis au désespoir abhorra la lumière
Et résolut de fuir dans la nuit du trépas ;
Et ce fut sous les traits de sa forme première
Que Cœnis descendit aux lieux sombres & bas.

Là, le cœur abreuvé d’amertume profonde,
Elle erre isolément & ne fait que gémir,
Maudissant le destin qui ne la mit au monde
Que pour toujours aimer & toujours en souffrir.

Elle évite toute ombre, &, lorsqu’on la contemple,
Son regard semble dire aux gens du noir séjour :
Laissez en paix Cœnis, le plus complet exemple
Des effroyables jeux du tout-puissant Amour !

Inspiré de Virgile.




MORT DE SAKHAR


Sakhar, fils de Sharîd, homme plein de vaillance,
Dans un combat reçut au flanc un coup de lance ;
La blessure n’était point bonne, &, dans son lit,
Depuis un an bientôt tristement il languit.

Sa femme, qui le soigne & qui le quitte à peine,
Y trouve tant d’ennuis qu’elle l’a pris en haine.
Il l’entend une fois, dans ses noires humeurs,
Répondre à la voisine en quête de ses pleurs :
« Tu demandes comment va cette maladie,
Ce qu’il devient, hélas ! que te dirai-je, amie ?
Ce n’est pas un vivant qui vous fasse espérer,
Même un mort qu’à l’oubli le cœur puisse livrer :
Vraiment, cet homme-là me rend la vie amère ! »
Au contraire, lorsqu’on interrogeait sa mère,
Elle disait : « Ayez comme moi de l’espoir,
Allah le guérira, si tel est son vouloir. »
Sakhar, qui les avait l’une & l’autre entendues,
Laissa partir ces vers de ses lèvres mordues :

« Pour sa mère Sakhar n’est jamais un ennui,
Mais Soulayma, sa femme, est sans pitié pour lui.

« Que méprisé par tous il tombe en la misère
Celui qui met sa femme au niveau de sa mère !

« Je voudrais bien frapper encor quelque bon coup,
Mais l’onagre épuisé ne se tient plus debout.

« Ah ! je ne croyais pas devenir ce cadavre
Qui te lasse l’épaule, ô femme, & qui te navre ;

« Oui, certes, je comptais sur un plus prompt trépas ;
Mais comme l’on se flatte & se trompe ici-bas !

« Je réveille en mourant le brave qui sommeille ;
Qu’il comprenne ma voix, s’il n’est point sans oreille ! »

Après bien des douleurs, un grand bourlet de chair
Se forma sur la plaie ; on lui dit : « Ami cher,
Nous aurions pour ta vie encor de l’espérance
Si tu laissais couper cette forte excroissance.
— Faites, leur dit Sakhar, ainsi qu’il vous plaira ; »
On coupa le bourlet & Sakhar expira.

Imité du vieil arabe.




DEUX VIEUX SONNETS

I

MICHEL-ANGE AU DANTE.


Descendu de ce monde aux pays ténébreux,
Dante vit de l’Enfer les royaumes rebelles,
Puis, au séjour céleste élevé sur les ailes
De l’âme, il nous en fit le récit merveilleux.

Astre aux puissants rayons, il découvrit aux yeux
Des aveugles humains les choses éternelles,
Et reçut pour le don de ces lumières belles
Le prix que trop souvent l’on paye aux plus fameux.


Sa grande œuvre fut mal accueillie & comprise,
Ainsi que son amour d’un peuple sans franchise
Et du juste toujours ennemi résolu.

Ah ! que ne suis-je né pour un destin semblable !
J’eusse au sort le plus doux, le plus haut, le plus stable,
Préféré son exil amer & sa vertu.


II

SHAKSPEARE A SON AMIE.


Las de ce que je vois, je crie après la mort ;
Car je vois la candeur en proie au vil parjure,
Le mérite en haillons deshérité du sort,
Et l’incapacité couverte de dorure,

La pudeur virginale aux bras de la luxure,
Au siége de l’honneur l’intrigue allant s’asseoir,
L’esprit fort appelant sottise la droiture,
L’art divin bâillonné par la main du pouvoir.

L’ignorance, en docteur, contrôlant le savoir,
Sous le fourbe boiteux le fort manquant d’haleine,
Le rire injurieux flétrissant le devoir,
Le bien, humble soldat, & le mal, capitaine :

Oui, las de tout cela, je finirais mes jours,
N’était que de mourir c’est quitter mes amours.





SATURNE


Un beau soir, par une lunette
Je contemplais les vastes cieux
Et voyais là chaque planète
Suivre son cours mystérieux,
La plus distante de la terre,
Saturne à l’imposante sphère,
Captivait surtout mes pensers,
Et sur sa rondeur lumineuse,
D’une façon presque fiévreuse,
Je tenais mes regards fixés.

Comme un roi dans les plaines brunes
De l’incommensurable éther,
L’astre, entouré de ses huit lunes
Et de son anneau de feu clair,
Répandait un éclat suprême,
Et les rais de son diadème
Lui donnaient tant de majesté
Que mon âme, toute ravie,
Sur ces brillants signes de vie
Bâtissait maint rêve enchanté.

Qui sait, là haut, ce qui se passe,
Disais-je en mon étonnement,

Et si cette île de l’espace
N’est pas un refuge charmant ?
Qui sait, là, si notre existence
Plus robuste ne recommence
Sur un meilleur terrain ses pas ?
Qui sait surtout, ô ma pauvre âme,
Si, transfuge d’un corps sans flamme,
Ton vol ne s’y tournera pas ?

Là, peut-être que l’on ne trouve
Qu’un ciel toujours plein de splendeur,
Un climat fixe où l’on n’éprouve
Ni trop de froid ni trop d’ardeur ;
Là, peut-être que la nature
Récompense toute culture
Par une ample fertilité
Qui ne demande point à l’homme
Des labeurs de bête de somme
Et des nuits d’âpre anxiété.

Là, peut-être bien que l’on s’aime
D’un unique & sincère amour
Qui résiste à l’âge lui-même
Et ne s’éteint qu’avec le jour.
Là, peut-être que la faiblesse,
Moins victime de la rudesse,
Se voit plus souvent secourir ;
Peut-être enfin qu’en la mêlée
Des vivants & dans leur foulée
On se fait beaucoup moins souffrir…

Ô Dieu ! si ce rêve que dore
Ma pensée est un fait réel,
Et si mon âme ailleurs encore
Doit prendre un vêtement charnel,
Conduis-la sur ce point extrême
De notre radieux système,
Et là, permets qu’en liberté
Elle puisse une fois connaître
Un peu de ton bonheur, grand Être,
La vie avec sérénité.




STÉPHANE MALLARMÉ

——



FRAGMENT D’UNE ÉTUDE SCÉNIQUE ANCIENNE

D’UN

POËME DE HÉRODIADE


LA NOURRICE.

Tu vis ! ou vois-je ici l’ombre d’une princesse ?
À mes lèvres tes doigts & leurs bagues, & cesse
De marcher dans un âge ignoré !

HÉRODIADE.

De marcher dans un âge ignoré ! Reculez.
Le blond torrent de mes cheveux immaculés,
Quand il baigne mon corps solitaire, le glace
D’horreur, & mes cheveux que la lumière enlace
Sont immortels. Ô femme, un baiser me tûrait
Si la beauté n’était la mort.
Si la beauté n’était la mort. Par quel attrait
Menée, & quel matin oublié des prophètes

Verse sur les lointains mourants ses tristes fêtes,
Le sais-je ? Tu m’as vue, ô nourrice d’hiver,
Sous la lourde prison de pierres & de fer
Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves
Entrer, & je marchais, fatale, les mains sauves,
Dans le parfum désert de ces anciens rois.
Mais encore as-tu vu quels furent mes effrois ?
Je m’arrête rêvant aux exils, & j’effeuille,
Comme près d’un bassin où le jet d’eau m’accueille,
Les pâles lys qui sont en moi, tandis qu’épris
De suivre du regard les languides débris
Descendre à travers ma rêverie en silence,
Les bêtes de ma robe écartent l’indolence
Et regardent mes pieds qui calmeraient la mer.

Calme, toi, les frissons de ta sénile chair.
Viens, & ma chevelure imitant les manières
Trop farouches qui font votre peur des crinières,
Aide-moi, puisqu’ainsi tu n’oses plus me voir,
À me peigner nonchalamment dans un miroir.

LA NOURRICE.

Sinon la myrrhe gaie en ses bouteilles closes,
De l’essence ravie aux vieillesses de roses
Voulez-vous, mon enfant, essayer la vertu
Funèbre ?

HÉRODIADE.

Funèbre ? Laisse là ces parfums ! Ne sais-tu
Que je les hais, nourrice, & veux-tu que je sente

Leur ivresse noyer ma tête languissante ?
Je veux que mes cheveux, qui ne sont pas des fleurs
À répandre l’oubli des humaines douleurs,
Mais de l’or, à jamais vierge des aromates,
Dans leurs éclairs cruels & dans leurs pâleurs mates,
Conservent la froideur stérile du métal,
Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal,
Armes, vases, depuis ma solitaire enfance !

LA NOURRICE.

Pardon ! l’âge effaçait, reine, votre défense
De mon esprit pâli comme un vieux livre, ou noir…

HÉRODIADE.

Assez ! Tiens devant moi ce miroir.
Assez ! Tiens devant moi ce miroir. Ô miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée,
Que de fois, & pendant des heures, désolée
Des songes & cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine.
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J’ai de mon rêve épars connu la nudité !

Nourrice, suis-je belle ?

LA NOURRICE.

Nourrice, suis-je belle ? Un astre, en vérité :
Mais cette tresse tombe…

HÉRODIADE.

Mais cette tresse tombe… Arrête dans ton crime,

Qui refroidit mon sang vers sa source ; & réprime
Ce geste, impiété fameuse. Ah ! conte-moi
Quel sûr démon te jette en ce sinistre émoi :
Ce baiser, ces parfums offerts, &, le dirai-je ?
Ô mon cœur, cette main encore sacrilége,
Car tu voulais, je crois, me toucher, sont un jour
Qui ne finira pas sans malheur sur la tour…
Ô tour qu’Hérodiade avec effroi regarde !

LA NOURRICE.

Temps bizarre, en effet, de quoi le ciel vous garde !
Vous errez, ombre seule & nouvelle fureur,
Et regardant en vous, vraiment, avec terreur ;
Mais pourtant adorable autant qu’une Immortelle,
Ô mon enfant, & belle affreusement, & telle
Que…

HÉRODIADE.

Que… Mais n’allais-tu pas me toucher ?

LA NOURRICE.

Que… Mais n’allais-tu pas me toucher ? … J’aimerais
Être à qui le Destin réserve vos secrets.

HÉRODIADE.

Oh ! tais-toi !

LA NOURRICE.

Oh ! tais-toi ! Viendra-t-il parfois ?

HÉRODIADE.

Oh ! tais-toi ! Viendra-t-il parfois ? Étoiles pures,
N’entendez pas !


LA NOURRICE.

N’entendez pas ! Comment, sinon parmi d’obscures
Épouvantes, songer plus implacable encor
Et comme suppliant le dieu que le trésor
De votre grâce attend ! Et pour qui, dévorée
D’angoisse, gardez-vous la splendeur ignorée
Et le mystère vain de votre être ?

HÉRODIADE.

Et le mystère vain de votre être ? Pour moi.

LA NOURRICE.

Triste fleur qui croît seule & n’a pas d’autre émoi
Que son ombre dans l’eau vue avec atonie !

HÉRODIADE.

Va ! garde ta pitié comme ton ironie !

LA NOURRICE.

Toutefois expliquez : oh ! non, naïve enfant,
Décroîtra, quelque jour, ce dédain triomphant…

HÉRODIADE.

Mais qui me toucherait, des lions respectée ?
Du reste, je ne veux rien d’humain, &, sculptée,
Si tu me vois les yeux perdus aux paradis,
C’est quand je me souviens de ton lait bu jadis.

LA NOURRICE.

Victime lamentable à son destin offerte !


HÉRODIADE.

Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte !
Vous le savez, jardins d’améthyste, enfouis
Sans fin dans de savants abîmes éblouis,
Ors ignorés, gardant votre antique lumière
Sous le sombre sommeil d’une terre première,

Vous, pierres où mes yeux comme de purs bijoux
Empruntent leur clarté mélodieuse, & vous,
Métaux qui donnez à ma jeune chevelure
Une splendeur fatale en sa massive allure !
Quant à toi, femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins,
Qui parles d’un mortel devant qui, des calices
De mes robes, arome aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité,
Prophétise que si le tiède azur d’été,
Pour lequel par instants la femme se dévoile,
Me voit dans ma pudeur grelottante d’étoile,
Je meurs !

Je meurs ! J’aime l’horreur d’être vierge & je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux,
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé, sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté,
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,
Nuit blanche de glaçons & de neige cruelle !

Et ta sœur solitaire, ô ma sœur éternelle,

Mon rêve montera vers toi. Parfois, déjà,
Rare limpidité d’un cœur qui le songea,
Je me crois seule en ma monotone patrie,
Et tout, autour de moi, vit dans l’idolâtrie
D’un miroir qui reflète en son calme dormant
Hérodiade au clair regard de diamant…
Ô charme dernier, oui ! je le sens, je suis seule !

LA NOURRICE.

Madame, allez-vous donc mourir ?

HÉRODIADE.

Madame, allez-vous donc mourir ? Non, pauvre aïeule,
Sois calme, &, t’éloignant, pardonne à ce cœur dur.
Mais avant, si tu veux, clos les volets : l’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes,
Et je déteste, moi, le bel azur !
Et je déteste, moi, le bel azur ! Des ondes
Se bercent, &, là-bas, sais-tu pas un pays
Où le sinistre ciel ait les regards haïs
De Vénus qui, le soir, brûle dans le feuillage ?
J’y voudrais fuir.
J’y voudrais fuir. Allume encore, — enfantillage,
Dis-tu ? — ces flambeaux où la cire au feu léger
Pleure parmi l’or pur quelque pleur étranger,
Et…

LA NOURRICE.

Et… Maintenant !

HÉRODIADE.

Et… Maintenant ! Adieu.

Et… Maintenant ! Adieu. Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres !
De mes lèvres ! J’attends une chose inconnue,
Ou, peut-être, ignorant le mystère & vos cris,
Jetez-vous les sanglots suprêmes & meurtris
D’une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin ses froides pierreries.




LOUIS MÉNARD

——


SONNETS MYSTIQUES

——


CIRCÉ


Douce comme un rayon de lune, un son de lyre,
Pour dompter les plus forts elle n’a qu’à sourire.
Les magiques lueurs de ses yeux caressants
Versent l’ardente extase à tout ce qui respire.

Les grands ours, les lions fauves & rugissants
Lèchent ses pieds d’ivoire ; un nuage d’encens
L’enveloppe ; elle chante, elle enchaîne, elle attire,
La Volupté sinistre, aux philtres tout-puissants.

Sous le joug du désir, elle traîne à sa suite
L’innombrable troupeau des êtres, les charmant
Par son regard de vierge & sa bouche qui ment,


Tranquille, irrésistible. Ah ! maudite, maudite,
Puisque tu changes l’homme en bête, au moins endors
Dans nos cœurs pleins de toi la honte & le remords.




ICARE


J’ai souvent répété les paroles des sages,
Que tout bonheur humain se paye & qu’il vaut mieux,
Libre & fort, dans la paix immobile des Dieux,
Voir la vie à ses pieds, du bord calme des plages.

Mais maintenant l’abîme a fasciné mes yeux ;
Je voudrais, comme Icare, au-dessus des nuages,
Vers la zone de flamme où germent les orages
M’élancer & mourir quand j’aurai vu les cieux.

Je sais, je sais déjà tout ce que vous me dites,
Mais la vision sainte est là ; je veux saisir
Mon rêve, &, sous le ciel embrasé du désir.

Braver la soif ardente & les fièvres maudites.
Et les remords sans fin, pour ce bonheur d’un jour,
Le divin, l’infini, l’insatiable amour.





RÉSIGNATION


C’est une pauvre vieille, humble, le dos voûté.
Autrefois on l’aimait, on s’est tué pour elle.
Qui sait ? Peut-être un jour tu seras regretté
De celle qui dit : non, maintenant qu’elle est belle.

Elle aussi vieillira, puis l’ombre universelle
La noîra, comme toi, dans son immensité.
Il faut que les grands Dieux, pour leur œuvre éternelle,
Reprennent le bonheur qu’ils nous avaient prêté.

Nous sommes trop petits dans l’ensemble des choses ;
La nature mûrit ses blés, fleurit ses roses
Et dédaigne nos vœux, nos regrets, nos efforts.

Attendons, résignés, la fin des heures lentes ;
Les étoiles, là-haut, roulent indifférentes ;
Qu’elles versent l’oubli sur nous ; heureux les morts !





LE RISHI


Dans la sphère du nombre & de la différence,
Enchaînés à la vie, il faut que nous montions,
Par l’échelle sans fin des transmigrations,
Tous les degrés de l’être & de l’intelligence.

Grâce, vie infinie, assez d’illusions,
Depuis l’éternité ce rêve recommence.
Quand donc viendra la paix, la mort sans renaissance ?
N’est-il pas bientôt temps que nous nous reposions ?

Le silence, l’oubli, le néant qui délivre,
Voilà ce qu’il me faut ; je voudrais m’affranchir
Du mouvement, du lieu, du temps, du devenir ;

Je suis las, rien ne vaut la fatigue de vivre,
Et pas un paradis n’a de bonheur pareil,
Nuit calme, nuit bénie, à ton divin sommeil.





L’ATHLÈTE


Je suis initié, je connais le mystère
De la vie : une arène où l’immortalité
Est le prix de la lutte, & je m’y suis jeté
Librement, voulant naître & vivre sur la terre.

Les héros demi-dieux ont souffert & lutté
Pour conquérir au ciel leur place héréditaire :
Que la lutte virile & la douleur austère
Trempent comme l’airain ma libre volonté.

Suivons sans peur le cours de nos métempsycoses
Et de l’ascension montons le dur chemin,
Sous les yeux de nos morts qui nous tendent la main.

Ils recevront, du haut de leurs apothéoses,
Dans l’Olympe étoilé conquis par leur vertu,
L’âme qui combattra comme ils ont combattu.





LE SOIR


Plus fraîche qu’un parfum d’avril après l’hiver,
L’espérance bénie arrive & nous enlace,
La menteuse éternelle, avec son rire clair
Et ses folles chansons qui s’égrènent dans l’air.

Mais comme on voit, la nuit, sous le flot noir qui passe,
Glisser les pâles feux des étoiles de mer,
Tous nos rêves ailés, dans le lugubre espace,
Disparaissent à l’heure où l’espérance est lasse.

En vain on les rappelle, on tend les bras vers eux,
Les fantômes bénis s’en vont silencieux
Par le chemin perdu des paradis qu’on pleure.

Ah ! mon ciel était là, je m’en suis aperçu
Trop tard, l’ange est parti, j’ai laissé passer l’heure,
Et maintenant tout est fini : si j’avais su !





STOICISME


Sois fort, tu seras libre ; accepte la souffrance
Qui grandit ton courage & t’épure ; sois roi
Du monde intérieur & suis ta conscience,
Cet infaillible Dieu que chacun porte en soi.

Espères-tu que ceux qui, par leur providence,
Guident les sphères d’or, vont violer pour toi
L’ordre de l’univers ? Allons, souffre en silence,
Et tâche d’être un homme & d’accomplir ta loi.

Les grands Dieux savent seuls si l’âme est immortelle ;
Mais le juste travaille à leur œuvre éternelle,
Fût-ce un jour, leur laissant le soin de l’avenir,

Sans rien leur envier ; car lui, pour la justice,
Il offre librement sa vie en sacrifice,
Tandis qu’un Dieu ne peut ni souffrir ni mourir.




CLAUDIUS POPELIN

———


SOIR D’ÉTÉ


Je la suivais, frôlant du pied sa robe blanche
Qui traînait en longs plis sur les herbes du pré,
Et livrait le secret des lignes de sa hanche
Aux regards alanguis de Vesper empourpré.

Elle allait… & sa main qui sortait de sa manche
Toute mignonne & douce, oiseau d’ivoire ambré,
D’un geste de statue élevait une branche
Qu’elle avait arrachée aux touffes du fourré.

La belle indifférente, elle marchait sereine
Et ne se doutait pas que la rive était pleine
D’effluves embrasés par les folles amours ;

Car j’ai bien entendu, moi, sous les feuilles jaunes,
Soupirer le dieu Pan & chuchoter les faunes ;
Mais ils n’y pensent plus, & j’en rêve toujours.




CÉSAR BORGIA


À cheval & frisé comme un jeune garçon,
César Borgia, le prince au visage impassible,
Sur des hommes vivants, pour tirer à la cible,
S’avance l’arc en main & la trousse à l’arçon.

Les malheureux sont là courbés sous le frisson,
Effarés & fuyant la boucherie horrible.
Lui, cependant, sourit de voir ces gens qu’il crible
Tomber sur le pavé d’une étrange façon.

Le pape, de plaisir, se pâme à la fenêtre.
Madonna Lucrezia, la fille de ce prêtre.
Fait à l’incestueux un signe dérobé ;

Et la rouge séquelle & le protonotaire
Affirment contempler Apollon Sagittaire
Perçant de ses traits d’or les fils de Niobé.




CAVE AMOREM


Lorsque la sympathie, en ses palais dorés,
Berce les cœurs épris entre ses ailes blanches,
L’amour & l’amitié ployant leurs vertes branches
Sur eux font incliner leurs beaux fruits diaprés.

Mais combien, tout d’abord, sont, hélas ! enivrés
Qui s’en vont préférant les pavots aux pervenches,
L’amour sur ses versants labourés d’avalanches
A l’amitié bénie en ses vallons sacrés.

Ils s’embarquent joyeux sur l’océan des rêves
Au matin de la vie, mais le soir, sur les grèves,
Naufragés du bonheur, ils gisent déchirés.

L’amour ne rend jamais que des morts à la rive.
Pour moi, que j’en ai vu flotter à la dérive,
Hélas ! que j’en ai vu de ces énamourés !





LA LEÇON DE CANUT LE GRAND


Canut, dominateur du vaste océan noir,
Souverain absolu de toute l’Angleterre,
Conquérant redouté des princes de la terre,
Canut sur le rivage une fois vint s’asseoir.

En présence des grands il se mit là pour voir
Si la puissance humaine était une chimère,
Un souffle, une fumée, un nuage éphémère.
Le sage apprit bientôt ce qu’il voulait savoir ;

Car les flots, soulevant leur écumeuse bave.
L’osèrent flageller tout ainsi qu’un esclave.
Lui qui portait le sceptre & qui dictait la loi !

Alors le fils de Svèn à la barbe fourchue
Se leva, contemplant sa majesté déchue.
Et, jetant sa couronne, il dit : « Dieu seul est roi. »





THÉO


Plus grave qu’un Sachem, Théo, dans sa demeure,
Fume avec ses amis le calumet de paix.
Un nuage azuré, suspendu comme un dais.
Se balance léger sur les fronts qu’il effleure.

Bons propos & devis font la chère meilleure.
Le hardi paradoxe, à table, aide au palais ;
Sur sa nappe accoudé, ce maître Rabelais
Égrène, en discourant, le chapelet de l’heure.

Tous ses mots, ciselés au tranchant du savoir,
Dans le quartz éternel des onyx & des prases.
Constellent, chatoyants, le brocart de ses phrases.

Et moi, son hôte, alors, j’ai coutume de voir
Dans la pénombre, autour du cercle des convives.
Les Grâces souriant aux Muses attentives.





GASTON DE FOIX


Ses cheveux sont rougis d’un flot de sang vermeil ;
De ses lèvres en fleur s’envole un dernier râle ;
Ainsi qu’un lis fauché, le jeune héros pâle
Dort, sur des étendards, de l’éternel sommeil.

Le chapelain, de l’âme évoquant le réveil,
Devant le trépassé chante de sa voix mâle ;
Les rudes lansquenets, tout bronzés par le hâle,
Entourent, à genoux, le funèbre appareil.

Et, de deuil suffoqués, les vaillants capitaines.
Sur le mort inclinant leurs figures hautaines.
Viennent baiser sa main blanche comme un paros.

Car le preux qui se vient d’endormir dans la gloire
Aux accents des clairons qu’emboucha la victoire,
C’est Gaston de Nemours, prince plus beau qu’Éros.





MEMENTO VIVERE


Sur le fleuve d’oubli, feuillages d’or séchés,
Tous nos moments heureux s’en vont loin de nos rives.
Le temps disperse au loin les heures fugitives
Ainsi qu’un tourbillon d’oiseaux effarouchés.

Mordons à belles dents aux fruits sur nous penchés ;
Laissons-nous entraîner aux douces récidives.
Sans doute, ce matin, nous sommes des convives,
Mais ce soir, à ma chère, où serons-nous couchés ?

Ah ! tenez, gardons-nous de perdre une caresse,
Un sourire, un regard, l’ombre d’une tendresse.
Biens dont le cœur épris en tout temps s’est repu.

Et, par Dieu, n’allons pas, gaspillant nos secondes.
Les égrener au vent, comme des perles rondes
Qui tombent d’un collier dont le fil est rompu.





LES DEUX CHASSEURS


Par un étroit sentier des monts Hymalaya
Où du ciel on entend les saints Alleluia,
Deux hommes sont venus au-devant l’Un de l’autre.
Le premier est vêtu de blanc comme un apôtre,
Le second est couvert de toisons d’animaux,
Tous les deux sont altiers & tous les deux sont beaux.

« Où vas-tu, voyageur à la tunique blanche ?
Tu marches incliné comme une verte branche
Qui porte trop de fruits autour de ses rameaux.

— Où vas-tu, voyageur aux vêtements de peaux ?
Tu marches l’œil hagard comme un tigre qui flaire
La trace des chevaux empreinte en la poussière.

— Je vais par les ravins, & je gravis des rocs
Où les vautours géants s’endorment sur des blocs
Que des glaçons d’azur ont revêtus de franges.

— Je vais sur les sommets causer avec les anges ;
Et jamais ne m’arrête en mon divin parcours
Où je cherche sans cesse, où je trouve toujours.


— Je vais dans l’antre obscur au fond des gorges sombres
Où s’en vont, l’œil sanglant, dans l’épaisseur des ombres,
Se blottir les grands loups à qui mes pas font peur.

— Moi, je vais dans l’azur, dans le rêve, & mon cœur
Aime, à travers l’espace, à faire des voyages
Sur mon esprit qui flotte ainsi que les nuages.

— Moi, je ne cherche rien que la course & le bond,
Et le vent qui mugit & l’écho qui répond
Aux sourds mugissements que pousse la panthère.

— Moi, je vais me plonger au sein de l’onde amère
Où les doux alcyons bercent de leurs doux chants
Les amours des flots bleus & des soleils couchants.

— Moi, je vais affronter les lions solitaires,
Et je m’endors tranquille auprès des ossuaires
Que les ours ont laissés sur le versant des monts.

— Moi, je vais éclairant tous les gouffres profonds ;
Et je verse le jour aux sombres gémonies,
Et je suis le sonneur des grandes harmonies.

— Moi, du son de mon cor, j’ébranle les rochers.
Et, jusqu’au fond du fleuve où passent les nochers.
L’hippopotame entend la voix de mes molosses.


— Moi, des chênes géants, séculaires colosses,
D’aise, je fais vibrer les cimes aux doux sons
Que la brise, en passant, emprunte à mes chansons.
Je suis à qui gémit sous la lumière blonde,
Mon cœur est assez grand pour contenir le monde
Et mon âme est sans fond comme la vaste mer.

— Moi, j’ai l’âme de bronze & j’ai le cœur de fer.
Et je suis rude à l’homme & je n’aime personne
Ni rien, que mon carquois à mon flanc qui résonne.

— Moi, je suis pour chacun le grand consolateur,
Et quand je mets la main sur le front du malheur,
Il y sent la fraîcheur de la rosée en larmes.

— Moi, je n’ai que ma trompe & je n’ai que mes armes.
Que mon épieu qui troue & ma lame qui mord ;
Lorsque j’ouvre la main, il en tombe la mort.

— Moi, sans cesse ici-bas à l’homme je me fie.
Et sans cesse ici-bas l’homme me crucifie ;
Mais je suis la clémence & je suis le pardon.

— Moi, je suis la colère & je suis le brandon.
Ainsi que le rayon qui ne va pas dans l’antre.
En mon cœur endurci la pitié jamais n’entre.

— Moi, je suis le semeur de ce qui doit mûrir
Et je pais mes brebis aux champs de l’avenir.

— Et moi, je suis le loup dans la nuit qui les mange.

— Moi, je suis le bras fort au grand jour qui les venge.
Arrière, arrière, arrière, à l’homme aux noirs épieux !
Fléchis, nuage obscur, sous la splendeur des cieux.

— Mon bon arc est tendu sous ma flèche rapide ;
Si tu crains du trépas la caresse livide,
Voyageur pâle & doux, recule devant moi.

— Voyageur fauve & dur, je suis plus fort que toi.
La matière est livrée en pâture à la flamme ;
Mon arc est la pensée, & ma flèche, c’est l’âme.

— Quoi ! tu supporterais l’éclat de mon regard,
Qui fait, comme un serpent, ramper le léopard !
Qui donc enfin es-tu, voyageur au front blême r

— L’Homme au visage ardent, qui donc es-tu toi-même ?

— Je suis, dans les forêts, une rouge lueur.
Le démon du combat, le bourreau, le tueur.
Le bras aux actions jamais intimidées.

Le chasseur d’animaux !

— Moi, le chasseur d’idées !

Et sur l’étroit sentier des monts Himalaya
Où du ciel on entend les saints Allleluia.

Les grands vautours posés en rond, comme des bornes,
Ont pu, de leurs yeux creux emplis de regards mornes,
Voir reculer devant l’homme au vêtement blanc
L’homme à qui résonnait un carquois sombre au flanc.




ÉDOUARD GRENIER

———


LA BIGOLANTE

I


Ami, tu verras à Venise,
Dans la cour du palais ducal,
Ciselés d’une main exquise,
Deux puits revêtus de métal.

C’est là que, sveltes, court-vêtues,
Tout le jour les porteuses d’eau,
En découvrant leurs jambes nues,
Plongent & retirent leur seau.

Au balcon de la haute loge,
Malade & dévoré d’ennuis,
Un pâle enfant, le fils du doge,
Se penche & regarde les puits.


Fiévreux, il attend qu’apparaisse
Une forme au charmant contour,
Qui sur la margelle se baisse
Et se relève tour à tour.

Enfin, à l’heure accoutumée,
Pieds nus, chantant un gai refrain,
Il contemple sa bien-aimée
Qui vient remplir ses seaux d’airain.

Un instant la vie & sa flamme
Étincellent dans son regard ;
Puis tout s’éteint ; il perd son âme
Dès que la jeune fille part.

Car c’est la jeune Bigolante,
Qui prit son cœur sans le vouloir ;
Et la plébéienne insolente
Ne semble pas même le voir !


II


Sur un lit à colonnes torses,
Qu’abrite un baldaquin doré,
Le fils du doge gît sans forces,
Le front morne & décoloré.


À quinze ans ! à l’âge où la vie
Doit s’épanouir dans sa fleur,
Où le corps & l’âme ravie
Devraient ignorer la douleur !

La dogaresse consternée
Consulte & pleure vainement ;
Son fils dans sa fièvre obstinée
Se meurt silencieusement.

« Oh ! parle ! Tu peux tout me dire.
As-tu quelques chagrins secrets ?
Va, tout ce que ton cœur désire,
Tu l’auras, je te le promets. »

C’est ainsi que la pauvre mère
Prie & pleure au chevet du lit.
L’enfant soulève sa paupière,
Rougit, soupire & puis pâlit.

Il murmure : « O mère chérie !
Je vais te dire, je voudrais,
Du balcon de la galerie,
Voir encor la cour du palais. »

On le couvre de blanche laine,
De molle hermine & d’édredon ;
Un géant à la peau d’ébène
L’emporte comme un nourrisson.


Sa mère auprès de lui tremblante
Dit : « Rentrons, voici le serein.
— Non, je veux voir la Bigolante
Remplir ses seaux au puits d’airain. »

Elle vient enfin, belle & fière
Sous son noir chapeau frioulais,
Et monte les marches de pierre,
Sans voir les hôtes du palais.

« C’est assez, mon fils, c’est trop même ;
Quittons l’air froid de cette cour…
— Ah ! ne vois-tu pas que je l’aime
Et que je meurs de cet amour ! »

Il s’évanouit. La surprise
Arrête la mère un instant :
« Qu’on m’amène l’enfant qui puise ! »
Dit la dogaresse en sortant.


III


Dans la salle d’or constellée,
Étonnée & l’œil ébloui,
La jeune fille est installée
Près du jeune homme évanoui.


Son front morne enfin se soulève ;
Mais quand il voit ces traits chéris,
Il se croit le jouet d’un rêve
Et referme ses yeux surpris.

Puis il les rouvre, &, sans rien dire,
Lentement s’accoude, & soudain,
Pour voir si vraiment il délire,
Au cher fantôme il tend la main.

O joie ! Il sent une main brune,
Brune, mais fine, où le soleil,
L’eau des puits, l’air de la lagune,
Ont laissé leur baiser vermeil.

Il la prend, l’étreint & la pose
Sur son cœur satisfait enfin.
Alors de sa paupière close
Jaillissent de longs pleurs sans fin.

« Mon fils, qu’as-tu ? lui dit sa mère,
Calme-toi, n’es-tu pas heureux ?
As-tu quelque autre peine amère ?
Dis-nous encor ce que tu veux ?

— Je ne veux rien, plus rien au monde,
Ni même dans l’éternité,
Rien que cette ivresse profonde
Que je savoure à son côté !


Nous nous marîrons ! quelle fête !
Et nous nous aimerons toujours ! »
La jeune fille, stupéfaite,
Se lève, & répond sans détours,

En retirant sa main pressée
Des mains du pâle enfant princier :
« Monseigneur, je suis fiancée,
Et j’aime Azo le gondolier. »

Il crie, une sanglante écume
Monte à ses lèvres dans l’effort ;
Le cœur brisé par l’amertume,
L’enfant s’affaisse & tombe mort.


IV


À Saint-Marc, l’église ducale,
Le fils du doge est enterré ;
Sa mère, sous la même dalle,
A rejoint l’enfant adoré.

Souvent auprès du mausolée
On voit dans l’ombre du pilier
Pleurer une forme voilée :
C’est la femme du gondolier.


La Bigolante est toujours belle ;
Le temps n’a fait que l’effleurer.
Mais qu’elle est pâle ! Souffre-t-elle ?
Pourquoi donc vient-elle pleurer ?

C’est que de la dalle glacée
Un appel invincible sort ;
Toute autre image est effacée :
L’enfant a vaincu par la mort.

Elle l’aime, & la pauvre femme,
Désormais blessée à son tour,
Languit & meurt pour la jeune âme
Dont elle a dédaigné l’amour !




VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

——


A UNE GRANDE FORÊT


O pasteurs ! Hespérus à l’Occident s’allume ;
Il faut tenter la cime & les feux de la brume !
Un bois plutonien couronne ce rocher,
Et je veux, aux lueurs des astres, y marcher !
Ma pensée habita les chênes de Dodone ;
La lourde clef du Rêve à ma ceinture sonne,
Et, détournant les yeux de ces âges mauvais,
Je suis un familier du Silence — & je vais !…
Souffles des frondaisons, Esprits du lieu sauvage,
Flottez, âcres senteurs de l’herbe après l’orage !
Gommes d’ambre, coulez sur le tronc rouge & vert
Des arbustes !… chevreuils, partez, sous le couvert !
Puisque le cri d’éveil qui sort des nids de mousses —
(Grâce au minuit des bois) — charme les femmes douces,
O Muse, en cet exil sacré fuyons tous deux !
Aquilons, agitez les pins sur les aïeux,
Qu’ils reposent en paix sous vos lyres obscures !
Sur les lierres tombez, ô pleurs d’or des ramures !…

Miroir du rossignol, la Source de cristal,
Bruissante, reluit sur le sable natal !
C’est l’heure où le dolmen fait luire entre ses brèches
Des monceaux, aux tons d’or fané, de feuilles sèches.
La clairière s’emplit de visages voilés.
Au loin brillent les ifs, par la lune emperlés ;
Brume de diamants, l’air fume ! Les fleurs, l’herbe
Et le roc sont baignés dans le voile superbe !…
Gloire aux œuvres des cieux ! Livrez-moi vos secrets,
Germes, séves, frissons, ô limbes des forêts !…




JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

——

LA DÉTRESSE D’ATAHUALLPA
——

PROLOGUE

LES CONQUÉRANTS DE L’OR

I


Après que Balboa, menant son bon cheval
Par les bois non frayés, droit, d’amont en aval,
Eut, sur l’autre versant des Cordillères hautes,
Foulé le chaud limon des insalubres côtes
De l’Isthme qui partage avec ses monts géants
La glauque immensité des deux grands Océans,
Et qu’il eut, s’y jetant tout armé de la berge,
Planté son étendard dans cette écume vierge,
Tous les aventuriers, dont l’esprit s’enflamma,
Rêvaient, en arrivant au port de Panama,

De retrouver, espoir cupide & magnifique,
Aux rivages dorés de la mer Pacifique,
L’Eldorado promis qui fuyait devant eux,
Et, mêlant avec l’or des songes monstrueux,
De forcer jusqu’au fond de ces torrides zones
L’âpre virginité des rudes Amazones
Que n’avait pu dompter la race des héros,
De renverser des dieux à tête de taureaux
Et de vaincre, vrais fils de leur ancêtre Hercule,
Les peuples de l’Aurore & ceux du Crépuscule.

Ils savaient que, bravant ces illustres périls,
Ils atteindraient les bords où germent les béryls
Et Doboyba qui comble, en ses riches ravines,
Du vaste écroulement des temples en ruines,
La nécropole d’or des princes de Zenu ;
Et que, suivant toujours le chemin inconnu
Des Indes, par delà les îles des Épices
Et la terre où bouillonne au fond des précipices
Sur un lit d’argent fin la source de Santé,
Ils verraient, se dressant en un ciel enchanté
Jusqu’au zénith brûlé du feu des pierreries,
Resplendir au soleil les vivantes féeries
Des sierras d’émeraude & des pics de saphir
Qui recèlent l’antique & fabuleux Ophir.

Et quand Vasco Nuñez eut payé de sa tête
L’orgueil d’avoir tenté cette grande conquête,
Poursuivant après lui ce mirage éclatant,

Malgré sa mort, la fleur des Cavaliers, portant
Le pennon de Castille écartelé d’Autriche,
Pénétra jusqu’au fond des bois de Côte-Riche,
À travers la montagne horrible, ou navigua
Le long des noirs récifs qui cernent Veragua,
Et vers l’est atteignit, malgré de grands naufrages,
Les bords où l’Orénoque, enflé par les orages,
Inondant de sa vase un immense horizon,
Sous le fiévreux éclat d’un ciel lourd de poison,
Se jette dans la mer par ses cinquante bouches.

Enfin cent compagnons, tous gens de bonnes souches,
S’embarquèrent avec Pascual d’Andagoya
Qui, poussant encor plus sa course, côtoya
Le golfe où l’océan Pacifique déferle,
Mit le cap vers le sud, doubla l’île de Perle
Et cingla devant lui toutes voiles dehors,
Ayant ainsi, parmi les Conquérants d’alors,
L’heur d’avoir le premier fendu les mers nouvelles
Avec les éperons des lourdes caravelles.

Mais quand, dix mois plus tard, malade & déconfit,
Après avoir très-loin navigué sans profit
Vers cet Eldorado qui n’était qu’un vain mythe,
Bravé cent fois la mort, dépassé la limite
Du monde, ayant perdu quinze soldats sur vingt,
Dans ses vaisseaux brisés Andagoya revint,
Pedrarias d’Avila se mit fort en colère ;
Et ceux qui, sur la foi du récit populaire,

Hidalgos & routiers, s’étaient tous rassemblés
Dans Panama, du coup demeurèrent troublés.
Or les seigneurs, voyant qu’ils ne pouvaient plus guère
Employer leur personne en actions de guerre,
Partaient pour Mexico ; mais ceux qui, n’ayant rien,
Étaient venus tenter aux plages de Darien.
Désireux de tromper la misère importune,
Ce que vaut un grand cœur à vaincre la fortune,
S’entretenant à jeun des rêves les plus beaux,
Restaient, l’épée oisive & la cape en lambeaux,
Quoique tous bons marins ou vieux batteurs d’estrade,
À regarder le flot moutonner dans la rade,
En attendant qu’un chef hardi les commandât.

Deux ans s’étaient passés, lorsqu’un obscur soldat
Qui fut depuis titré marquis pour sa Conquête,
François Pizarre, osa présenter la requête
D’armer un galion pour courir par delà
Puerto-Pinas. Alors Pedrarias d’Avila
Lui fit représenter qu’en cette conjoncture
Il n’était pas prudent de tenter l’aventure
Et ses dangers sans nombre & sans profit ; d’ailleurs,
Qu’il ne lui plaisait point de voir que les meilleurs
De tous ses gens de guerre, en entreprises folles,
Prodiguassent le sang des veines espagnoles,
Et que nul avant lui, de tant de Cavaliers,
N’avait pu triompher des bois de mangliers
Qui croisent sur ces bords leurs nœuds inextricables ;
Que, la tempête ayant rompu vergues & câbles

À leurs vaisseaux en vain si loin aventurés,
Ils étaient revenus mourants, désemparés,
Et trop heureux encor d’avoir sauvé leur vie.

Mais ce conseil ne fit qu’échauffer son envie.
Si bien qu’avec Diego d’Almagro, par contrats,
Ayant mis en commun leur fortune & leurs bras,
Et don Fernan de Luque ayant fourni les sommes,
En l’an mil & cinq cent vingt-quatre, avec cent hommes,
Pizarre le premier, par un brumeux matin
De novembre, montant un mauvais brigantin,
Prit la mer, & lâchant au vent toute sa toile,
Se fia bravement en son heureuse étoile.
Mais tout sembla d’abord démentir son espoir.

Le vent devint bourrasque, & jusqu’au ciel très-noir
La mer terrible, enflant ses houles couleur d’encre,
Défonça les sabords, rompit les mâts & l’ancre,
Et fit la triste nef plus rase qu’un radeau.
Enfin après dix jours d’angoisse, manquant d’eau
Et de vivres, sa troupe étant d’ailleurs fort lasse,
Pizarre débarqua sur une côte basse.

Au bord, les mangliers formaient un long treillis ;
Plus haut, impénétrable & splendide fouillis
De lianes en fleur & de vignes grimpantes,
La berge s’élevait par d’insensibles pentes
Vers la ligne lointaine & sombre des forêts.

Et ce pays n’était qu’un très-vaste marais.

Il pleuvait. Les soldats, devenus frénétiques
Par le harcèlement venimeux des moustiques
Qui noircissaient le ciel de bourdonnants essaims,
Foulaient avec horreur, en ces bas-fonds malsains,
Des reptiles nouveaux & d’étranges insectes,
Ou voyaient émerger des lagunes infectes,
Sur leur ventre écaillé se traînant d’un pied tors,
Ces lézards monstrueux qu’on nomme alligators.
Et quand venait la nuit, sur la terre trempée,
Dans leurs manteaux, auprès de l’inutile épée,
Lorsqu’ils s’étaient couchés, n’ayant pour aliment
Que la racine amère ou le rouge piment,
Sur le groupe endormi de ces chercheurs d’empires
Flottait, crêpe vivant, le vol mou des vampires,
Et ceux-là qu’ils marquaient de leurs baisers velus
Dormaient d’un tel sommeil qu’ils ne s’éveillaient plus.

C’est pourquoi les soldats, par force & par prière,
Contraignirent leur chef à tourner en arrière,
Et, malgré lui, disant un éternel adieu
Au triste campement du port de Saint-Mathieu,
Pizarre, par la mer nouvellement ouverte,
Avec Bartolomé suivant la découverte,
Sur un seul brigantin d’un faible tirant d’eau,
Repartit, &, doublant Punta de Pasado,
Le bon pilote Ruiz eut la fortune insigne,
Le premier des marins, d’avoir franchi la Ligne

Et poussé plus au sud du monde occidental.

La côte s’abaissait, & les bois de santal
Exhalaient sur la mer leurs brises parfumées.
De toutes parts montaient de légères fumées,
Et les marins joyeux, accoudés aux haubans,
Voyaient les fleuves luire en tortueux rubans
À travers la campagne, & tout le long des plages
Fuir des champs cultivés & passer des villages.

Ensuite, ayant serré la côte de plus près,
À leurs yeux étonnés parurent les forêts.

Au pied des volcans morts, sous la zone des cendres,
L’ébénier, le gayac & les durs palissandres,
Jusques aux confins bleus des derniers horizons
Roulant le flot obscur des vertes frondaisons,
Variés de feuillage & variés d’essence,
Déployaient la grandeur de leur magnificence ;
Et du nord au midi, du levant au ponent,
Couvrant tout le rivage & tout le continent,
Partout où l’œil pouvait s’étendre, la ramure
Se prolongeait avec un éternel murmure
Pareil au bruit des mers. Seul, en ce cadre noir,
Étincelait un lac, immobile miroir
Où le soleil, plongeant au milieu de cette ombre,
Faisait un grand trou d’or dans la verdure sombre.

Sur le sable marneux, d’énormes caïmans

Guettaient le tapir noir ou les roses flamants.
Les majas argentés & les boas superbes
Sous leurs pesants anneaux broyaient les hautes herbes,
Ou, s’enroulant autour des troncs d’arbres pourris,
Attendaient l’heure où vont boire les pécaris.
Et sur les bords du lac horriblement fertile,
Où tout batracien pullule & tout reptile,
Alors que le soleil décline, on pouvait voir
Les fauves par troupeaux descendre à l’abreuvoir :
Le puma, l’ocelot & les chats-tigres souples,
Et le beau carnassier qui ne va que par couples,
Et qui par-dessus tous les félins est cité
Pour sa grâce terrible & sa férocité,
Le jaguar. Et partout dans l’air multicolore
Flottait la végétale & la vivante flore ;
Tandis que des cactus aux hampes d’aloès,
Les perroquets divers & les kakatoès
Et les aras, parmi d’assourdissants ramages,
Lustraient au soleil clair leurs splendides plumages,
Dans un petillement d’ailes & de rayons,
Les frêles oiseaux-mouche & les grands papillons,
D’un vol vibrant, avec des jets de pierreries,
Irradiaient autour des lianes fleuries.

Plus loin, de toutes parts élancés, des halliers,
Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers,
Pillant les monbins mûrs & les buissons d’icaques,
Les singes de tout poil, ouistitis & macaques,
Sakis noirs, capucins, trembleurs & sapajous,

Par les figuiers géants & les hauts acajous,
Sautant de branche en branche ou pendus par leurs queues,
Innombrables, de l’aube au soir, durant des lieues,
Avec des gestes fous hurlant & gambadant,
Tout le long de la mer les suivaient.
Tout le long de la mer les suivaient. Cependant,
Poussé par une tiède & balsamique haleine,
Le navire, doublant le cap de Sainte-Hélène,
Glissa paisiblement dans le golfe d’azur
Où, sous l’éclat d’un jour éternellement pur,
La mer de Guayaquil, sans colère & sans lutte,
Arrondissant au loin son immense volute,
Frange les sables d’or d’une écume d’argent.

Et l’horizon s’ouvrit magnifique & changeant.

Les montagnes, dressant les neiges de leur crête,
Coupaient le ciel foncé d’une brillante arête
D’où s’élançaient tout droits au haut de l’éther bleu
Le Prince du tonnerre & le Seigneur du feu :
Le mont Chimborazo dont la sommité ronde,
Dôme prodigieux sous qui la foudre gronde,
Dépasse, gigantesque & formidable aussi,
Le cône incandescent du vieux Cotopaxi.

Attentif aux gabiers en vigie à la hune,
Dans le pressentiment de sa haute fortune,
Pizarre, sur le pont avec les Conquérants,
Jetait sur ces splendeurs des yeux indifférents,

Quand, soudain, au détour du dernier promontoire,
L’équipage, poussant un long cri de victoire,
Dans le repli du golfe où tremblent les reflets
Des temples couverts d’or & des riches palais,
Avec ses quais noircis d’une innombrable foule,
Entre l’azur du ciel & celui de la houle,
Du sein de l’Océan vit émerger Tumbez.

Alors, se recordant ses compagnons tombés
À ses côtés, ou morts de soif & de famine,
Et voyant que le peu qui restait avait mine
De gens plus disposés à se ravitailler
Qu’à reprendre leur course, errer & batailler,
Pizarre comprit bien que ce serait démence
Que de s’aventurer dans cet empire immense ;
Et jugeant sagement qu’en ce dernier effort
Il fallait à tout prix qu’il restât le plus fort,
Il prit langue parmi ces nations étranges,
Rassembla beaucoup d’or par dons & par échanges,
Et, gagnant Panama sur son vieux brigantin
Plein des fruits de la terre & lourd de son butin,
Il mouilla dans le port après trois ans de courses.
Là, se trouvant à bout d’hommes & de ressources,
Bien que fort malhabile aux manières des cours,
Il résolut d’user d’un suprême recours
Avant que de tenter sa dernière campagne,
Et de Nombre de Dios s’embarqua pour l’Espagne.


II


Or, lorsqu’il toucha terre au port de San-Lucar,
Il retrouva l’Espagne en allégresse, car
L’Impératrice-reine, en un jour très-prospère,
Comblant les vœux du prince & les désirs du père,
Avait heureusement mis au monde l’infant
Don Philippe — que Dieu conserve triomphant —
Et l’Empereur joyeux le fêtait dans Tolède.
Là, Pizarre, accouru pour implorer son aide,
Conta ses longs travaux &, ployant le genou,
Lui fit en bon sujet hommage du Pérou.
Puis ayant présenté, non sans quelque vergogne
D’offrir si peu, de l’or, des laines de vigogne
Et deux lamas vivants avec un alpaca,
Il exposa ses droits. Don Carlos remarqua
Ces moutons singuliers & de nouvelle espèce
Dont la taille était haute & la toison épaisse ;
Même, il daigna peser entre ses doigts royaux,
Fort gracieusement, la lourdeur des joyaux ;
Mais quand il dut traiter l’objet de la demande,
Il répondit avec sa rudesse flamande :
Qu’il trouvait, à son gré, que le vaillant marquis
Don Hernando Cortès avait assez conquis
En subjuguant le vaste empire des Aztèques ;

Et que lui-même, ainsi que les saints archevêques
Et le Conseil, étaient fermement résolus
À ne rien entreprendre & ne protéger plus,
Dans ses possessions des mers occidentales,
Ceux qui s’entêteraient à ces courses fatales
Où s’abîma jadis Diego de Nicuessa.
Mais, à ce dernier mot, Pizarre se dressa
Et lui dit : que c’était chose qui scandalise
Que d’ainsi rejeter du giron de l’Église,
Pour quelques onces d’or, autant d’infortunés
Qui, dans l’idolâtrie & l’ignorance nés,
Ne demandaient, voués au céleste anathème,
Qu’à laver leurs péchés dans l’eau du saint baptême.
Ensuite il lui peignit en termes éloquents
La Cordillère énorme avec ses vieux volcans
D’où le feu souverain, qui fait trembler la terre,
Et fondre le métal au creuset du cratère,
Précipite le flux brûlant des laves d’or
Que garde l’oiseau Rock qu’ils ont nommé condor.
Il lui dit la nature enrichissant la fable ;
D’innombrables torrents qui roulent dans leur sable
Des pierres d’émeraude en guise de galets ;
Le maté fermentant aux celliers des palais
Dans des vases d’or pur pareils aux vastes jarres
Où l’on conserve l’huile au fond des Alpujarres ;
Les temples du Soleil couvrant tout le pays,
Revêtus d’or, bordés de leurs champs de maïs
Dont les épis sont d’or aussi bien que la tige,
Et que broutent, miracle à donner le vertige

Et fait pour rendre même un empereur pensif,
Des moutons d’or avec leurs bergers d’or massif.

Ce discours étonna Don Carlos, & l’Altesse,
Daignant enfin peser avec la petitesse
Des secours implorés l’honneur du résultat,
Voulut que sans tarder don François répétât,
Par-devant Nosseigneurs du Grand-Conseil, ses offres
De dilater l’Église & de remplir les coffres.
Après quoi, lui passant l’habit de chevalier
De Saint-Jacque, il lui mit au cou son bon collier.
Et Pizarre jura sur les saintes reliques
Qu’il resterait fidèle aux Rois très-catholiques,
Et qu’il demeurerait le plus ferme soutien
De l’Église romaine & du beau nom chrétien.
Puis l’Empereur dicta les augustes cédules
Qui faisaient assavoir, même aux plus incrédules,
Que, sauf les droits anciens des hoirs de l’Amiral,
Don François Pizarro, lieutenant général
De Son Altesse, était sans conteste & sans terme
Seigneur de tous pays, îles & terre ferme
Qu’il avait découverts ou qu’il découvrirait.
La minute étant lue & quand l’acte fut prêt
À recevoir les seings au bas des protocoles,
Pizarre, ayant jadis peu hanté les écoles,
Car en Estramadure il gardait les pourceaux,
Sur le vélin royal d’où pendaient les grands sceaux
Fit sa croix, déclarant ne savoir pas écrire,
Mais d’un ton si hautain que nul ne put en rire.

Enfin, sur un carreau brodé, le bâton d’or
Qui distingue l’Alcade & l’Alguazil-mayor
Lui fut remis par Juan de Fonseca. La chose
Ainsi dûment réglée & sa patente close,
L’Adelantade, avant de reprendre la mer,
Et bien qu’il n’en gardât qu’un souvenir amer,
Visita ses parents dans Truxillo, leur ville,
Puis, joyeux, s’embarqua du havre de Séville
Avec les trois vaisseaux qu’il avait nolisés.
Il reconnut Gomère, & les vents alizés,
Gonflant d’un souffle frais leur voilure plus ronde,
Entraînèrent ses nefs sur la route du monde
Qui fit l’Espagne grande & Colomb immortel.


III


Or donc, un mois plus tard, au pied du maître-autel,
Dans Panama, le jour du noble évangéliste
Saint Jean, fray Juan Vargas lut au prône la liste
De tous ceux qui montaient la nouvelle Armada
Sous don François Pizarre, & les recommanda.
Puis, les deux chefs ayant entre eux rompu l’hostie,
Voici de quelle sorte on fit la départie.

Lorsque l’Adelantade eut de tous pris congé,

Ce jour même, après vêpre, en tête du clergé,
L’évêque ayant béni l’armée avec la flotte,
Don Bartolomé Ruiz, comme royal pilote,
En pompeux apparat, tout vêtu de brocart,
Le porte-voix au poing, montant au banc de quart,
Commanda de rentrer l’ancre en la Capitane
Et de mettre la barre au vent de Tramontane.
Alors, parmi les pleurs, les cris & les adieux,
Les soldats inquiets & les marins joyeux,
Debout sur les haubans ou montés sur les vergues
D’où flottait un pavois de drapeaux & d’exergues,
Quand le coup de canon de partance roula,
Entonnèrent en chœur l’Ave maris stella ;
Et les vaisseaux, penchant leurs mâts aux mille flammes,
Plongèrent à la fois dans l’écume des lames.

La mer étant fort belle & le nord des plus frais,
Leur voyage fut prompt, & sans souffrir d’arrêts
Ou pour cause d’aiguade ou pour raison d’escale,
Courant allégrement par la mer tropicale,
Pizarre saluait avec un mâle orgueil,
Comme d’anciens amis, chaque anse & chaque écueil.
Bientôt il vit, vainqueur des courants & des calmes,
Monter à l’horizon les verts bouquets de palmes
Qui signalent de loin le golfe ; & débarquant,
Aux portes de Tumbez il vint planter son camp.
Là, s’abouchant avec les Caciques des villes,
Il apprit que l’horreur des discordes civiles
Avait ensanglanté l’Empire du Soleil ;

Que l’orgueilleux bâtard Atahuallpa, pareil
À la foudre, rasant villes & territoires,
Avait conquis, après de rapides victoires,
Cuzco, nombril du monde, où les Rois, ses aïeux
Dieux eux-mêmes, siégeaient parmi les anciens Dieux,
Et qu’il avait courbé sous le joug de l’épée
La terre de Manco sur son frère usurpée.

Aussitôt, s’éloignant de la côte à grands pas,
À travers le désert sablonneux des pampas,
Tout joyeux de mener au but ses vieilles bandes,
Pizarre commença d’escalader les Andes.

De plateaux en plateaux, de talus en talus,
De l’aube au soir, allant jusqu’à n’en pouvoir plus,
Ils montaient, assaillis de funèbres présages.
Rien n’animait l’ennui des mornes paysages.
Seul, parfois, ils voyaient miroiter au lointain
Dans sa vasque de pierre un lac couleur d’étain.
Sous un ciel tour à tour glacial & torride,
Harassés, & tirant leurs chevaux par la bride,
Ils plongeaient aux ravins ou grimpaient aux sommets.
La montagne semblait prolonger à jamais,
Comme pour épuiser leur marche errante & lasse,
Ses gorges de granit & ses crêtes de glace.
Une étrange terreur planait sur la sierra,
Et plus d’un vieux routier, dont le cœur se serra,
Pour la première fois y connut l’épouvante.
La terre sous leurs pas, convulsive & mouvante,

Avec un sourd fracas se fendait, & le vent,
Au milieu des éclats de foudre, soulevant
Des tourmentes de neige & des trombes de grêles,
Se lamentait avec des voix surnaturelles.
Et roidis, aveuglés, éperdus, les soldats
Cramponnés aux rebords à pic des quebradas
Sentaient sous leurs pieds lourds fuir le chemin qui glisse
Sur leurs fronts la montagne était abrupte & lisse,
Et plus bas, ils voyaient, dans leurs lits trop étroits,
Rebondissant le long des bruyantes parois,
Aux pointes des rochers qu’un rouge éclair allume,
Se briser les torrents en poussière d’écume.
Le vertige, plus haut, les gagna. Leurs poumons
Saignaient en aspirant l’air trop subtil des monts,
Et le froid de la nuit gelait la triste troupe.
Tandis que les chevaux, tournant en rond leur croupe,
L’un sur l’autre appuyés, broutaient un chaume ras,
Les soldats, violant les tombeaux Aymaras,
En arrachaient les morts cousus dans leurs suaires
Et faisaient de grands feux avec ces ossuaires.

Pizarre seul n’était pas même fatigué.
Après avoir passé vingt rivières à gué,
Traversé des pays sans hameaux ni peuplade,
Souffert le froid, la faim, & tenté l’escalade
Des monts les plus affreux que l’homme ait mesurés,
D’un regard, d’une voix & d’un geste assurés,
Au cœur des moins hardis il soufflait son courage ;
Car il voyait, terrible & somptueux mirage,

Au feu de son désir briller Caxamalca.

Enfin, cinq mois après le jour qu’il débarqua,
Les pics de la sierra lui tenant lieu de phare,
Il entra, les clairons sonnant tous leur fanfare,
À grand bruit de tambours & la bannière au vent,
Sur les derniers plateaux, & poussant en avant,
Sans laisser aux soldats le temps de prendre haleine,
À toute hâte il prit le chemin de la plaine.

Au nombre de cent six marchaient les gens de pied.
L’histoire a dédaigné ces braves, mais il sied
De nommer par leur nom, qu’il soit noble ou vulgaire,
Tous ceux qui furent chefs en cette illustre guerre,
Et de dire la race & le poil des chevaux ;
Ne pouvant, au récit de leurs communs travaux,
Ranger en même lieu que des bêtes de somme,
Ces vaillants serviteurs de tout bon gentilhomme.

Voici. Soixante & deux cavaliers hidalgos
Chevauchent, par le sang & la bravoure égaux,
Autour des plis d’azur de la royale enseigne
Où près du château d’or le pal de gueules saigne,
Et que brandit, d’après le chroniqueur Xerez,
Le fougueux Gabriel de Rojas, l’alferez,
Dont le pourpoint de cuir bordé de cannetilles
Est gaufré du royal écu des deux Castilles,
Et qui porte à sa toque en velours d’Aragon

Un saint Michel d’argent terrassant le dragon.
Sa main ferme retient ce fameux cheval pie
Qui s’illustra depuis sous Carbajal l’impie :
Cet andalous de race arabe, & mal dompté,
Qui mâche en se cabrant son mors ensanglanté
Et de son dur sabot fait jaillir l’étincelle,
Peut dépasser, ayant son cavalier en selle,
Le trait le plus vibrant que saurait décocher
Du nerf le mieux tendu le plus vaillant archer.

À l’entour de l’enseigne en bon ordre se groupe,
Poudroyant au soleil, tout le gros de la troupe :
C’est Juan de la Torre, Cristofal Peralta,
Dont la devise est fière : Ad summum per alta ;
Le borgne Domingo de Serra-Luce, Alonze
De Molina, très-brun sous son casque de bronze,
Et François de Cuellar, gentilhomme andalous,
Qui chassait les Indiens comme on force des loups,
Et Mena qui, parmi les seigneurs de Valence,
Était en haut renom pour manier la lance.
Ils s’alignent, réglant le pas de leurs chevaux
D’après le train suivi par leurs deux chefs rivaux :
Del Barco qui, fameux chercheur de terres neuves,
Avec Orellana descendit les grands fleuves,
Et Juan de Salcedo qui, fils d’un noble sang,
Quoique sans barbe encor, galope au premier rang.

Derrière, tout marris de marcher sur leurs pieds,
Viennent les démontés & les estropiés.

Juan Forès pique en vain d’un carreau d’arbalète
Un vieux rouan fourbu qui bronche & qui halète ;
Ribera l’accompagne, & laisse à l’abandon
Errer distraitement la bride & le bridon
Au col de son bai-brun qui boite d’un air morne,
S’étant, faute de fers, usé toute la corne.
Avec ces pauvres gens marche don Pèdre Alcon,
Lequel en son écu porte d’or au faucon
De sable, grilleté, chaperonné de gueules.
Ce vieux seigneur jadis avait tourné les meules
Dans Grenade, du temps qu’il était prisonnier
Des mécréants. Ce fut un bon pertuisanier.

Sous cette brave escorte, au trot de leurs deux mules,
Fort pacifiquement s’en vont les deux émules :
Requelme, le premier, comme bon Contador,
Reste silencieux, car le silence est d’or.
Quant au licencié Gil Tellez, le notaire,
Il dresse en son esprit le futur inventaire,
Tout prêt à prélever, au taux juste & légal,
La part des Cavaliers après le Quint royal.

Or quelques fourrageurs restés sur les derrières,
Pour rejoindre leurs rangs, malgré les fondrières,
À leurs chevaux lancés ayant rendu la main,
Et bravant le vertige & brûlant le chemin,
Par la montagne à pic descendaient ventre à terre.
Leur galop furieux fait un bruit de tonnerre.
Les voici : bride aux dents, le sang aux éperons,

Dans la foule effarée, au milieu des jurons,
Du tumulte, des cris, des appels à l’Alcade,
Ils débouchent. Le chef de cette cavalcade,
Qui, d’aspect arrogant & vêtu de brocart,
Tandis que son cheval fait un terrible écart,
Salue Alvar de Paz, qui devant lui se range,
En balayant la terre avec sa plume orange,
N’est autre que Fernan, l’aîné, le plus hautain
Des Pizarre, suivi de Juan, & de Martin
Qu’on dit d’Alcantara, leur frère par le ventre.
Briceno qui, depuis, se fit clerc & fut chantre
À Lima, n’étant pas très-habile écuyer,
Dans cette course folle a perdu l’étrier,
Et, voyant ses amis déjà loin, se dépêche
Et pique sa jument couleur de fleur de pêche.
Le brave Antonio galope à son côté ;
Il porte avec orgueil sa noble pauvreté,
Car, s’il a pour tout bien l’épée & la rondache,
Son cimier héraldique est ceint des feuilles d’ache
Qui couronnent l’écu des ducs de Carrion.

Ils passent, soulevant un poudreux tourbillon.

À leurs cris, un seigneur, de ceux de l’avant-garde,
S’arrête, &, retournant son cheval, les regarde.
Il monte un genêt blanc dont le caparaçon
Est rouge, & pour mieux voir se penche sur l’arçon.
C’est le futur vainqueur de Popayan. Sa taille
Est faite pour vêtir le harnois de bataille.

Beau comme un Galaor & fier comme un César,
Il marche en tête, ayant pour nom Benalcazar.
Près d’Oreste voici venir le bon Pylade :
Très-basané, le chef coiffé de la salade,
Il rêve, enveloppé dans son large manteau.
C’est le vaillant soldat Hernando de Soto
Qui, rude explorateur de la zone torride,
Découvrira plus tard l’éclatante Floride
Et le père des eaux, le vieux Meschacébé.
Cet autre qui, casqué d’un morion bombé,
Boucle au cuir du jambard la lourde pertuisane
En flattant de la voix sa jument alezane,
C’est l’aventurier grec Pedro de Candia,
Lequel, ayant brûlé Coïmbo, dédia,
Pour expier ce fait Carthagène à la Vierge.
Il regarde, au sommet dangereux de la berge,
Caracoler l’ardent Gonzalo Pizarro
Qui depuis, à Lima, par la main du bourreau,
Ainsi que Carbajal, eut la tête branchée
Sur le gibet, après qu’elle eût été tranchée
Aux yeux des Cavaliers qui, séduits par son nom,
Dans Cuzco révolté haussèrent son pennon.
Mais lui, bien qu’à son roi déloyal & rebelle,
Étant bon hidalgo, fit une mort très-belle.

À quelques pas, sinistre, & le rosaire au flanc,
Portant sur les longs plis de son vêtement blanc
Un scapulaire noir par-dessus le cilice
Dont il meurtrit sa chair & dompte sa malice,

Chevauche saintement l’ennemi des faux dieux,
Le très-savant & très-miséricordieux
Moine dominicain fray Vincent de Valverde
Qui, tremblant qu’à jamais leur âme ne se perde
Et pour l’éternité ne brûle dans l’enfer,
Fit périr des milliers de païens par le fer
Et les auto-da-fés & la hache & la corde,
Confiant que Jésus, en sa miséricorde,
Doux rémunérateur de son pieux dessein,
Recevra ces martyrs ignorants dans son sein.

Enfin, les précédant de dix longueurs de vare,
Et le premier de tous, marche François Pizarre.

Sa cape, dont le vent a dérangé les plis,
Laisse entrevoir la cotte & les brassards polis ;
Car, seul parmi ces gens pourtant de forte race,
Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse
De coton, il gardait, sous l’ardeur du Cancer,
Sans en paraître las, son vêtement de fer.

Son barbe cordouan, rétif, faisait des voltes
Et hennissait ; & lui, châtiant ces révoltes,
Laissait parfois sonner contre ses flancs trop prompts
Les molettes d’argent de ses lourds éperons,
Mais sans plus s’émouvoir qu’un cavalier de pierre,
Immobile, & dardant de sa sombre paupière
L’insoutenable éclat de ses yeux de gerfaut.

Son cœur aussi portait l’armure sans défaut
Qui sied aux conquérants, &, simple capitaine,
Il caressait déjà dans son âme hautaine,
L’espoir vertigineux de faire, tôt ou tard,
Un manteau d’empereur des langes du bâtard.

Ainsi précipitant leur rapide descente
Par cette route étroite, encaissée & glissante,
Depuis longtemps suivant leur chef, &, sans broncher,
Faisant rouler sous eux le sable & le rocher,
Les hardis cavaliers couraient dans les ténèbres
Des défilés en pente & des gorges funèbres
Qu’éclairait par en haut un jour terne & douteux ;
Lorsque, subitement, s’effondrant devant eux,
La montagne s’ouvrit dans le ciel comme une arche
Gigantesque, &, surpris au milieu de leur marche,
Et comme s’ils sortaient d’une noire prison,
Dans leurs yeux aveuglés l’espace, l’horizon,
L’immensité du vide & la grandeur du gouffre
Se mêlèrent, abîme éblouissant. Le soufre,
L’eau bouillante, la lave & les feux souterrains,
Soulevant son échine & crevassant ses reins,
Avaient ouvert, après des siècles de bataille,
Au flanc du mont obscur cette splendide entaille.

Et, la terre manquant sous eux, les Conquérants
Sur la corniche étroite ayant serré leurs rangs,
Chevaux & cavaliers brusquement firent halte.

Les Andes étageaient leurs gradins de basalte,
De porphyre, de grès, de schiste & de granit
Jusqu’à la haute assise où le roc qui finit
Sous le linceul neigeux n’apparaît que par place.
Plus haut, l’âpre forêt des aiguilles de glace
Fait vibrer le ciel bleu par son scintillement ;
On dirait d’un terrible & clair fourmillement
De guerriers cuirassés d’argent, vêtus d’hermine,
Qui campent aux confins du monde, & que domine,
De loin en loin, colosse incandescent & noir,
Un volcan qui, dressé dans la splendeur du soir,
Arbore, Pendragon de l’hivernal cortége,
Sa étendard de feu sur tous ces fronts de neige.

Mais tous fixaient leurs yeux sur les premiers gradins
Où, près des cours d’eau chaude, au milieu des jardins,
Ils avaient vu, dans l’or du couchant éclatantes,
Blanchir à l’infini, les innombrables tentes
De l’Inca, dont le vent enflait les pavillons ;
Et de la solfatare, en de tels tourbillons,
Montaient confusément d’épaisses fumerolles,
Que, dans cette vapeur, couverts de banderoles,
La plaine, les coteaux & le premier versant
De la montagne avaient un aspect très-puissant.

Et tous les Conquérants, dans un morne silence,
Sur le col des chevaux laissant pendre la lance,
Ayant considéré mélancoliquement
Et le peu qu’ils étaient & ce grand armement,

Frémirent. Mais Pizarre, arrachant la bannière
Des mains de Gabriel Rojas, d’une voix fière :
— Pour don Carlos, mon maître, & dans son nom royal,
Moi, François Pizarro, son serviteur loyal,
En la forme requise & par-devant notaire,
Je prends possession de toute cette terre.
Et je prétends de plus que, si quelque rival
Osait y contredire, à pied comme à cheval,
Je maintiendrai mon droit & laverai l’injure ;
Et par mon saint patron, don François, je le jure. —

Et ce disant, d’un bras furieux, dans le sol
Qui frémit il planta l’étendard espagnol.
Et le vent des hauteurs qui soufflait par rafales
Tordit superbement ses franges triomphales.

Cependant les soldats restaient silencieux,
Éblouis par la pompe imposante des cieux.

Car derrière eux, vers l’ouest, où sans fin se déroule
Sur des sables lointains la Pacifique houle,
Dans une brume d’or & de pourpre, linceul
Rougi du sang d’un Dieu, sombrait l’antique Aïeul
De celui qui régnait sur ces tentes sans nombre.
En face, la sierra se dressait haute & sombre.
Mais quand l’astre royal dans les flots se noya,
D’un seul coup, la montagne entière flamboya
De la base au sommet, & les ombres des Andes,
Gagnant Caxamalca, s’allongèrent plus grandes.

Et tandis que la nuit, rasant d’abord le sol,
De gradins en gradins haussait son large vol,
La mourante clarté, fuyant de cime en cime,
Fit resplendir enfin la crête plus sublime ;
Mais l’ombre couvrit tout de son aile. Et voilà
Que le dernier sommet des pics étincela,
Puis s’éteignit.
Puis s’éteignit. Alors, formidable, enflammée
D’un haut pressentiment, tout entière, l’armée,
Brandissant ses drapeaux sur l’occident vermeil,
Salua d’un grand cri la chute du Soleil.




TABLE

____


Pages.
Leconte de Lisle Kaïn (poëme) 1
Théodore de Banville La Cithare 33
Dix Ballades joyeuses 47
La Comédie 64
Antoni Deschamps Annonciade 65
Émile Deschamps Comme quoi il fait toujours du vent autour de la cathédrale de Chartres 71
Triste !… Triste !… 72
La Rose 73
Charles Coran À Watteau 75
L’Amour anacréontique 77
Dans l’herbe 79
Catulle Mendès L’Orgueil 81
Le Consentement 82
Le Disciple 84
Le Lion 85
La Fille du Domn 86
L’Enfant 89
Ahasvérus 93
Nina de Callias La Jalousie du jeune Dieu 95
Tristan & Iseult 96
Sully Prudhomme Le Missel 97
Les Vieilles maisons 99
Pages.
Sully Prudhomme Le Volubilis 102
Les Transtévérines 103
La place Navone 104
Paul Verlaine Les Vaincus 107
L’Angelus du matin 109
La Soupe du soir 111
Sur le Calvaire 113
La Pucelle 114
Lefébure La Rose malade 115
Ernest d’Hervilly À la Louisiane 117
À Cayenne 121
The Park 122
Mme  Blanchecotte Quatre chants 123
Henry Rey Pour prendre congé 128
Victor de Laprade Le Faune 129
Louise Colet Pæstum 135
La Ville des esclaves 136
Albert Glatigny Ballade des enfants sans-souci 137
À un poëte 138
À Cosette 139
À Alexandre de Bernay 140
Anatole France La Part de Magdeleine 143
La Danse des morts 147
Léon Cladel En Quercy, l’été 153
Alfred des Essarts D’après Shakspeare 157
D’après Michel-Ange 158
Robert Luzarche Calme 159
Le Pic 160
Joséphin Soulary Dame la paix 161
Aline 166
Armand Silvestre La gloire du souvenir 171
Nouveaux sonnets païens 175
Souvenir des Girondins 180
Laurent Pichat Ballade hongroise 181
Henri Cazalis Danse macabre 183
Vaine apparence 184
Pages.
Antony Valabrègue La Canotière 185
Gabriel Marc La Frégate 189
Paysage nocturne 190
Démolitions 190
Repos 191
Louisa Siefert Rêves, Anxiétés, Soupirs 193
La Combe 195
Au large 197
À ce qui n’est plus 199
Albert Mérat Le Courant 201
La Lisière du bois 202
Le Réveil 202
La Ville 203
La Nuit 204
Le Désir 205
Dessous de bois 205
Emmanuel des Essarts Les Amants de la liberté 207
Léon Valade La Goutte de sang 213
Le Blasphème 215
L’Hôte importun 216
Viatique 217
Armand Renaud Les Fiancées de Cayenne 219
François Coppée Promenades & intérieurs 225
André Lemoyne Rosaire d’amour 235
Printemps 236
Chanson 238
André Theuriet Une nuit de printemps 239
Un Sphinx 244
Louis-Xavier de Ricard Dieu 246
À Danton 249
Jean Aicard La Méditerranée 251
L’Âme 252
Vol d’hirondelle 253
La Nuit 253
L’Aspiration 254
Théophile Gautier Marine 257
Pages.
Théophile Gautier L’Impassible 261
J’aimais autrefois la forme païenne 262
Un ange chez moi parfois vient le soir 263
Georges Lafenestre Chanson 265
Hymne 266
Les Pigeons de Saint-Marc 268
Dieux mourants 270
L’Ébauche 271
Alexandre Cosnard Sur un insecte 275
La Retraite 276
Léon Dierx In extremis 277
Les Écussons 279
Après le bain 281
Le Semeur 282
Le Vieux Solitaire 283
Mme  Auguste Penquer Le Paradis retrouvé 285
Sainte-Beuve Premier septembre 289
Gustave Pradelle L’Écu 291
Vir sum 292
Espoir 293
L’Image 294
Léon Grandet Le Sentier 295
Devant les tisons 296
Frédéric Plessis Sonnet gothique 297
Le Coffret 298
Somnolence 299
Médaille 300
C. Robinot-Bertrand Neige blanche 301
Le Paysan 302
Louis Salles La Javanaise 305
Tout me parle en ces lieux 307
Violettes d’avril 308
Charles Cros Lento 309
La Dame en pierre 312
Pages.
Eugène Manuel Mysticisme 315
Le Moule brisé 318
Le Dernier salut 319
Le Spectre 320
Auguste Barbier Une Comparaison 321
Le Meurtre du reptile 322
Cœnis 323
Mort de Sakhar 324
Deux vieux sonnets 326
Saturne 328
Stéphane Mallarmé Poëme de Hérodiade 331
Louis Ménard Circé 339
Icare 340
Résignation 341
Le Rishi 342
L’Athlète 343
Le Soir 344
Stoïcisme 345
Claudius Popelin Soir d’été 347
César Borgia 348
Cave amorem 349
La Leçon de Canut le Grand 350
Théo 351
Gaston de Foix 352
Memento vivere 353
Les Deux chasseurs 354
Édouard Grenier La Bigolante 359
Villiers de l’Isle-Adam À une grande forêt 367
José-Maria de Heredia La Détresse d’Atahuallpa 369



ACHEVÉ D’IMPRIMER
SUR LES PRESSES OFFSET
DE L’IMPRIMERIE REDA S.A.,
À CHÊNE-BOURG (GENÈVE), SUISSE
FÉVRIER 1971