Le Parnasse contemporain/1869/Saturne

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 328-330).



SATURNE


Un beau soir, par une lunette
Je contemplais les vastes cieux
Et voyais là chaque planète
Suivre son cours mystérieux,
La plus distante de la terre,
Saturne à l’imposante sphère,
Captivait surtout mes pensers,
Et sur sa rondeur lumineuse,
D’une façon presque fiévreuse,
Je tenais mes regards fixés.

Comme un roi dans les plaines brunes
De l’incommensurable éther,
L’astre, entouré de ses huit lunes
Et de son anneau de feu clair,
Répandait un éclat suprême,
Et les rais de son diadème
Lui donnaient tant de majesté
Que mon âme, toute ravie,
Sur ces brillants signes de vie
Bâtissait maint rêve enchanté.

Qui sait, là haut, ce qui se passe,
Disais-je en mon étonnement,

Et si cette île de l’espace
N’est pas un refuge charmant ?
Qui sait, là, si notre existence
Plus robuste ne recommence
Sur un meilleur terrain ses pas ?
Qui sait surtout, ô ma pauvre âme,
Si, transfuge d’un corps sans flamme,
Ton vol ne s’y tournera pas ?

Là, peut-être que l’on ne trouve
Qu’un ciel toujours plein de splendeur,
Un climat fixe où l’on n’éprouve
Ni trop de froid ni trop d’ardeur ;
Là, peut-être que la nature
Récompense toute culture
Par une ample fertilité
Qui ne demande point à l’homme
Des labeurs de bête de somme
Et des nuits d’âpre anxiété.

Là, peut-être bien que l’on s’aime
D’un unique & sincère amour
Qui résiste à l’âge lui-même
Et ne s’éteint qu’avec le jour.
Là, peut-être que la faiblesse,
Moins victime de la rudesse,
Se voit plus souvent secourir ;
Peut-être enfin qu’en la mêlée
Des vivants & dans leur foulée
On se fait beaucoup moins souffrir…

Ô Dieu ! si ce rêve que dore
Ma pensée est un fait réel,
Et si mon âme ailleurs encore
Doit prendre un vêtement charnel,
Conduis-la sur ce point extrême
De notre radieux système,
Et là, permets qu’en liberté
Elle puisse une fois connaître
Un peu de ton bonheur, grand Être,
La vie avec sérénité.