Le Parnasse contemporain/1869/Quatre chants

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 123-127).



Mme BLANCHECOTTE

———


CHANTS

I


Comme une sombre histoire encor douce & chérie
Laisse nos deux noms sommeiller !
Du mal d’avoir aimé je ne suis point guérie :
Je ne veux point me réveiller !

Prends garde à ton regard qui peut rouvrir ma peine :
Je veux t’oublier, si je puis !
Mais pour que cet oubli difficile me vienne,
Oh ! fuis-moi comme je te fuis !

Ne nous revoyons pas ! Au son d’une parole
Le passé peut se ranimer !
J’ai peur de moi, j’ai peur que ma fierté s’envole :
Je t’aime, & ne veux plus t’aimer !


Ne la rattache pas, puisque tu l’as brisée,
Notre chaîne aux anneaux d’amour !
Je ne veux plus souffrir, j’ai ma force épuisée :
Je souffrirais de ton retour !

Je te craindrais encor ; je suis toujours sans armes
Contre le souvenir vainqueur !
Tu peux tout contre moi qui n’ai plus que mes larmes :
Ne t’amuse plus de mon cœur !

Pour toi, pour un rayon de sourire infidèle,
Pour te venir quand tu dis : Viens !
Je braverais la mort, car ta puissance est telle
Que je te fuis & t’appartiens !

Plus de ces jeux, va-t’en ! Que notre adieu subsiste !
Tu ne peux m’aimer, laisse-moi !
Sans rien recommencer de notre passé triste,
Je veux me souvenir de toi !


II


C’était dans la saison des roses,
Avril éblouissait ton cœur ;
Le ciel répandait sa couleur
Sur tes ailes fraîches écloses :
C’était dans la saison des roses !


Ton âme était ivre d’aimer !
Plus belle que les plus beaux rêves,
Ta vie aux débordantes séves,
Toute neuve, allait s’enflammer :
Ton âme était ivre d’aimer !

Moi, c’était ma saison d’automne ;
L’âpre bise sifflait toujours ;
Et rapides tombaient mes jours
Comme la feuille tourbillonne :
Moi, c’était ma saison d’automne !

Ma gerbe était faite ici-bas,
Ma route presque terminée ;
Et, lasse au bout de ma journée,
J’allais & ne t’écoutais pas :
Ma gerbe était faite ici-bas !

J’avais eu ma récolte pleine,
Ce qu’à son pâle genre humain
Dieu jette le long du chemin :
Peu de joie & beaucoup de peine !
J’avais eu ma récolte pleine !


III


Non ! tu n’as pas fini d’aimer,
Ton âme est encor toute verte :

Un mot suffit pour rallumer
La flamme seulement couverte.

Non ! tu n’as pas fini d’aimer,
Ta chanson d’avril dure encore :
Ta jeune voix sait ranimer
Nos douces visions d’aurore !

Non ! tu n’as pas fini d’aimer !
Les songes d’or que tu parsèmes
N’ont pu dans toi se refermer :
Ils t’enivrent, toujours les mêmes !

Tu n’auras pas fini d’aimer
Tant que tes yeux, pleins d’étincelles,
Pourront sourire ou s’alarmer
Et que ton rêve aura des ailes !



IV


Au bruit de la mer & le long des brumes,
J’ai porté bien lourd mon chagrin dernier ;
Et les flots houleux aux blanches écumes
Ont roulé ma plainte avec leur gravier.

Au bruit de la mer, sur le bord des grèves,
J’ai suivi le vol des oiseaux pêcheurs ;

Et les goëlands au pays des rêves
Ont sur leur grande aile emporté mes pleurs.

Au bruit de la mer, quand passait la brise
Sur le rayon pur d’un matin de mai,
J’ai dit à mon cœur, qui toujours se brise :
Sois enfin dompté ! sois enfin calmé !

Au bruit de la mer, quand le vent d’automne
Tord comme un roseau les mâts en péril,
Et qu’à travers cieux la foudre au loin tonne,
J’ai dit : Tout est bien ! Paix ! Ainsi soit-il !

Et la mer sereine & la mer sévère
M’ont dit : Il faut bien à Dieu laisser faire !
Le voyage est prompt, le supplice est court :
Souffrir & mourir ne sont que d’un jour !