Le Parnasse contemporain/1869/La Fille du Domn

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 86-89).
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V

LA FILLE DU DOMN


Les Mongols sont entrés dans les marches dalmates.
L’air est plein d’un parfum chaleureux d’aromates
À cause des forêts dont on a vu, trois jours,
Les arbres résineux fumer sous les cieux lourds ;
Et la plaine est en feu, vignes, blés & sésames,

Car les diables mogols aiment les grandes flammes.
Entre l’aïeul assis dans les cendres du toit
Et les petits enfants mi-nus qui n’ont plus froid
Malgré le temps prochain des rafales d’automne,
Le vaincu voit d’un œil où la douleur s’étonne
L’incendie allumé par des torches de pin
Lui vendanger sa vigne & lui cuire son pain.

Aux cavaliers de l’Est, mangeurs de viandes crues,
Qui vinrent comme roule un fleuve au temps des crues,
Éliache, le Domn des Dalmates, n’a pu
Résister, mur branlant, par d’anciens chocs rompu.
Maintenant le vieux chef tremble dans sa demeure,
Non pour lui (que peut-il craindre, pourvu qu’il meure ?)
Mais pour sa fille, enfant pareille aux fleurs de lin.
« Elle était le débile appui de mon déclin,
Et son trépas fidèle, hélas ! suivra ma perte ! »
Tel ce chêne tombé songe à sa branche verte.

Or un guerrier mogol, soudain, sans compagnon,
Paraît devant le Domn & dit : « Sais-tu mon nom ?
Je suis le Khan, seigneur de plus de têtes franches
Que ton champ n’eut d’épis & ta forêt de branches.
Fermes dans le vallon, maisons dans la cité,
Tes richesses étaient grandes, en vérité !
Mes guerriers ont pillé la maison & la ferme.
Tes sept fils étaient beaux, d’un cœur fort, d’un bras ferme ;
J’avais sept chiens : ce fut un corps pour chaque chien.
Mais, moi, qu’ai-je gagné dans la bataille ? rien.

Donc il est fort heureux que ta fille soit belle.
Fais-la venir.
Fais-la venir. — Jamais !
Fais-la venir. — Jamais ! — Je suis le maître : appelle
Ta fille.
Ta fille. — Elle est si jeune !
Ta fille. — Elle est si jeune ! — Obéis.
Ta fille. — Elle est si jeune ! — Obéis. — Dix-sept ans ! »
Et le Domn se prosterne, & supplie, & longtemps
Pleure sur les genoux que son bras faible entoure.
Parfois, comme cherchant quelqu’un qui le secoure,
Il jette des regards furtifs autour de lui ;
Mais les braves sont morts & les lâches ont fui.

« Ta fille ! crie encor le Khan mogol. Appelle
Ta fille, ou mes dix doigts à ton gosier rebelle
Arracheront un cri qui la fasse accourir ! »

Pendant qu’il parle, on voit une porte s’ouvrir.
Le seuil s’éclaire. Ayant derrière lui l’espace,
Les bois, les monts, le ciel où l’oiseau libre passe,
Et lumineux comme un divin justicier,
Quelqu’un est là, debout, dans un habit d’acier,
Appuyant les deux mains sur le bois d’une hache.

« Je suis le champion de ta fille, Éliache. »
Le vieillard le regarde & rit, les yeux mouillés.

« Toi ! » dit le Khan.

« Toi ! » dit le Khan. Alors, comme des gonds rouillés,
Grincent horriblement les charnières d’armures.
Le tonnerre des coups se prolonge en murmures.
Puis les rivaux froissant entre eux l’acier bombé,
S’enlacent. Un cri part. L’un des deux est tombé.
Le Khan lui met le pied sur le ventre, le glaive
Dans la gorge, &, d’un coup de gantelet, soulève
La visière.

La visière. O stupeur : une femme, une enfant !
Son sang (le tien, vieux Domn !) bouillonne en l’étouffant
Et dans ses yeux éteints, seule, une larme brille.

« Père, dit-elle, adieu. J’ai sauvé votre fille. »