Le Parnasse contemporain/1869/L’Hôte importun

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 216-217).
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L’HOTE IMPORTUN


Qui donc frappe à cette heure ? — Un voyageur si las
Qu’il ne pourrait pas faire un pas de plus. — Hélas !
Entre, j’ai vu l’appel que ton bras faible agite ;
Et dis ce qu’il te faut, tu l’auras. — Rien qu’un gîte,
Rien qu’un lit. — Mais d’abord qu’un feu clair & vermeil
Te ranime ; tu dois avoir froid ? — J’ai sommeil,
Je veux un lit. — Le lit t’est promis & la table
Va se dresser pour toi : viens. — Zèle insupportable !
Je n’ai ni froid, ni faim, ni soif : je veux dormir.
— D’un frisson douloureux j’ai vu ton corps frémir.
Quel dur chemin fis-tu ? pourquoi ces fers d’esclave ?
O pauvres pieds meurtris ! souffrez que l’on vous lave
Et qu’une eau pure… — Trêve à ta vaine pitié
Qui ravive les maux assoupis à moitié ;
Montre-moi le plus vil grabat, que je m’y couche,
Et ne tarde pas plus, hôte ! — Quel ton farouche,
Et combien d’amertume en ce peu que tu dis !
L’abîme fut profond, certe, où tu descendis ;
Mais nul gouffre si noir qu’on n’en remonte. Espère ;

L’excès de ton malheur touche au destin prospère ;
Cœur las d’aimer ! ici t’attendent les meilleurs
Des biens que tu rêvas si vainement ailleurs.
C’est l’Aube… — O tentateur, assez de mots perfides !
Mon vœu, ne l’as-tu pas lu dans mes yeux avides,
Avides de nuit noire & de somme infini ?
Ne parle pas d’amour, ni d’espérance, ni
De bonheur : à jamais durci comme les pierres,
Mon cœur lâche a cessé de battre, & mes paupières
Succombent sous un poids invinciblement lourd…
Mon lit, je veux mon lit ! un lit profond & sourd.