Le Parnasse contemporain/1869/Deux vieux sonnets

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 326-327).
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DEUX VIEUX SONNETS

I

MICHEL-ANGE AU DANTE.


Descendu de ce monde aux pays ténébreux,
Dante vit de l’Enfer les royaumes rebelles,
Puis, au séjour céleste élevé sur les ailes
De l’âme, il nous en fit le récit merveilleux.

Astre aux puissants rayons, il découvrit aux yeux
Des aveugles humains les choses éternelles,
Et reçut pour le don de ces lumières belles
Le prix que trop souvent l’on paye aux plus fameux.


Sa grande œuvre fut mal accueillie & comprise,
Ainsi que son amour d’un peuple sans franchise
Et du juste toujours ennemi résolu.

Ah ! que ne suis-je né pour un destin semblable !
J’eusse au sort le plus doux, le plus haut, le plus stable,
Préféré son exil amer & sa vertu.


II

SHAKSPEARE A SON AMIE.


Las de ce que je vois, je crie après la mort ;
Car je vois la candeur en proie au vil parjure,
Le mérite en haillons deshérité du sort,
Et l’incapacité couverte de dorure,

La pudeur virginale aux bras de la luxure,
Au siége de l’honneur l’intrigue allant s’asseoir,
L’esprit fort appelant sottise la droiture,
L’art divin bâillonné par la main du pouvoir.

L’ignorance, en docteur, contrôlant le savoir,
Sous le fourbe boiteux le fort manquant d’haleine,
Le rire injurieux flétrissant le devoir,
Le bien, humble soldat, & le mal, capitaine :

Oui, las de tout cela, je finirais mes jours,
N’était que de mourir c’est quitter mes amours.