Le Parnasse contemporain/1866/Les Écuries d’Augias

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 99-105).


LES ÉCURIES D’AUGIAS

POÈME


Augias, roi d’Élis, avait trois mille bœufs.
Plein d’aise en les voyant il chérissait en eux
Le bien qu’avaient accru ses longs jours économes.
Mais le Destin jaloux en veut au bien des hommes :
Les murs où s’abritait le mugissant bétail,
Désertés, n’étaient plus qu’un vaste épouvantail,
Car des ruisseaux vaseux de la vieille écurie
Surgissait une blême et terrible Furie :

La peste ! Et la campagne était lugubre à voir ;
Plus de sillons, partout le gazon sec et noir
Sous un rayonnement qui semblait immobile.
Les pâtres ayant fui vers l’ombre de la ville,
On voyait çà et là des bœufs maigres errer.
Apollon cependant, glorieux d’éclairer,
Mais l’âme indifférente aux choses qu’il éclaire,
Dardait ses longs traits d’or sans bonté ni colère.

Le roi, dans son palais enfermé tout le jour,
Laissait gronder le peuple et s’étourdir la cour,
Et, pendant que ses fils, beaux et fiers de leur âge,
Présomptueux, traitant la mort avec outrage,
Se gorgeaient à grand bruit de viande et de boisson
Et dévoraient d’un coup la dernière moisson,
Inutile témoin du mal qui l’environne,
Il pesait tristement ses trésors, la couronne
Qui ne conserve pas ce qu’un fléau détruit,
Et l’or qui n’est plus rien quand la terre est sans fruit.
Ainsi se lamentait sa vieillesse frustrée.
Quand il apprit qu’Alcide explorait la contrée.
Il l’envoya quérir et lui dit son malheur :
« Vois les maux que nous font la peste et la chaleur,
» Le soc abandonné par des mains misérables,
» L’air infect et la mort. Lave donc mes étables,
» Et je t’offre une part de mon bien le plus cher,
» Un dixième des bœufs. » Le fils de Jupiter,
Trois fois grand par le cœur, la force et la stature,
Sourit au seul penser d’une utile aventure ;
Mais comme il voyait là les nombreux fils du roi :
« Le péril tout entier ne sera pas pour moi,
» Je n’ai droit qu’à mon lot, jeunes gens, et m’étonne
» Que le reste n’en soit réclamé de personne. »

— « Moi, dit Crès, je suis brave à dompter les chevaux,
« Seul je confie un char à des couples nouveaux
» Que le fouet exaspère et qu’une ombre effarouche.
» Nul ne sait d’une main plus légère à la bouche
» Contenir à la fois l’ardeur et l’exciter,
» En côtoyant la borne à propos l’éviter,
» Et faire bien tourner quatre étalons ensemble.
» j’aime un ferme terrain qui résonne et qui tremble,
» Et je n’irai jamais, au prix de trois cents bœufs,
» M’embarrasser les pieds dans ce fumier bourbeux. »
— « Phémios dit : « Je reste et ne suis point un lâche,
» Mais je n’ai pas le cœur à cette indigne tâche.
» Les chiens tumultueux au plus profond des bois,
» Sur la piste allongés hurlant tous à la fois,
» La trompe, l’arc vibrant, le poil où le sang coule,
» Le sanglier lancé comme un rocher qui roule,
» C’est mon plaisir ! Il vaut un périlleux labeur ;
» Souvent l’énorme bête, et je n’ai pas eu peur,
» M’a fait, en s’acculant, sentir ses crocs d’ivoire.
» Qu’un autre à se salir triomphe, j’ai ma gloire. »
— Alors Mégas : « Hercule, apprends-moi qui je crains.
» D’un lutteur colossal je fais crier les reins ;
» Mes bras en le serrant d’une immobile étreinte
» L’étouffent, et sa chair garde ma forte empreinte ;
» Je cours, je lance un disque aussi loin que je veux,
» J’excelle au pugilat, je suis le roi des jeux ;
» Mais depuis quand fait-on d’une étable un gymnase ? »
— « Pétrir la grasse argile, y façonner un vase
» Dont la rondeur soit ample et le profil heureux ;
» Ménager avec art les reliefs et les creux ;
» Alentour enchaîner des nymphes par les danses,
» Et courber savamment la spirale des anses ;
» Je ne sais rien de plus, je ne veux rien de plus ;
» Les exploits me sont vains et les biens superflus,

» J’aime. » Philée ainsi parla le quatrième :
— « Qui n’ose pas lutter avec le dégoût même
» Connaît encor la crainte et n’est pas vraiment fort,
» Dit Hercule ; pour moi, j’affronterai la mort,
» Qu’on la nomme lion ou qu’on la nomme peste.
» Chasseur, lutteur, restez ; dompteur de chevaux, reste ;
» Et toi surtout demeure, ami des beaux contours,
» Enfant qu’un peu de glaise amuse, aime toujours ;
» Dans le temps de rapine et de meurtre où nous sommes,
» Il en faut comme toi pour adoucir les hommes,
» J’irai seul. » Il partit, et le long du chemin
Le peuple saluait l’aventurier divin.

Les étables dormaient dans l’imposant silence
Des choses que la mort détruit sans violence,
Et calmes poursuivaient au jour leur œuvre impur,
Tel un corps de Titan qui pourrit sous l’azur.
Hercule mesurant à sa vigueur la peine
Espérait en finir sur l’heure et d’une haleine :
La porte était fermée, il en tord les vieux fers
Et dans le noir cloaque entre comme aux enfers.
Aussitôt l’araignée en son gîte surprise
Se sauve en l’aveuglant de son écharpe grise ;
Il descend jusqu’aux reins dans un marais profond
Et se heurte la tête aux débris du plafond ;
L’air plein d’âcres odeurs le suffoque et l’oppresse ;
Des taureaux morts croupis dans une ordure épaisse
Encombrent le chemin l’un sur l’autre couchés ;
Des reptiles luisants glissent effarouchés ;
Il sent sous ses talons fuir des vivants funèbres,
Et la chauve-souris, prêtresse des ténèbres,
Sous le toit en criant trace de noirs éclairs ;
Les mouches au vol lourd qui rôdent sur les chairs

Font luire et palpiter l’or douteux de leurs ailes.
— Les horreurs de ce lieu lui devenaient mortelles.
Il chancela bientôt, et ses puissants poumons,
Faits à l’air pur et sain des forêts et des monts,
Se gonflaient, réclamant cet air avec des râles,
Et ses tempes battaient, ses lèvres étaient pâles.
— « Je veux sortir d’ici ! » Mais il se sentit choir
Et connut ce que c’est que de ne pas pouvoir
Quand on a dit : Je veux. — « Il faut bien que je sorte,
Je ne veux pas mourir… » Et jusques à la porte,
Par un effort suprême, il parvint à tâtons :
— « Air sacré, jour sacré, lorsque nous vous goûtons,
» Nous ignorons, dit-il, quels bienfaiteurs vous êtes,
» Gaîté des vagabonds et force des athlètes ! »
Il se leva. Non loin, comme il allait errant,
Il vit l’Alphée, un fleuve au rapide courant.
« Tu m’es, fleuve propice, envoyé par mon père !
» Ces étables m’ont fait reculer, mais j’espère
» Avec tes flots les vaincre en te prêtant mon bras ;
» Viens, je vais t’y conduire et tu les balaîras. »

Il n’emprunta d’outils qu’à la forêt prochaine.
Avec un pieu taillé dans le plus dur d’un chêne
Dont le tronc dégrossi lui servait de maillet,
Comme un grand ciseleur le héros travaillait.
Sous la braise du ciel et les pieds dans la terre,
Il travaillait sans plainte, ouvrier solitaire,
Jusqu’à l’heure où trahi, du jour mais non lassé,
Il dormait sous la lune au revers du fossé.
Enfin dans la profonde et large déchirure
L’onde précipitée accourt, bondit, murmure,
Sur l’étable se rue et, grossissant toujours,
En fait sonner les toits de ses battements sourds ;

Les piliers sont rompus, et, pêle-mêle, en foule,
Taureaux, serpents, fumiers, soulevés par la houle,
Débouchent en formant de monstrueux îlots.
Alcide les reçoit debout parmi les flots ;
Bientôt l’eau sans effort lèche les noirs pavés
Et les laisse en passant derrière elle lavés.

Alors comme un vainqueur dans la ville en alarmes
Court annoncer la paix, tout en sang sous les armes,
Il ne secoua pas sa fange, et sans délais
Suivi du peuple en fête alla droit au palais.
Ses cheveux dégouttaient sur son front et ses joues,
Et dans sa joie, Alcide enveloppé de boues
Ressemblait, non moins beau mais plus terrible encor,
A l’ébauche d’un dieu de marbre noir et d’or.
Il parut ; la hauteur de ses regards farouches
Déconcerta le rire éveillé sur les bouches,
Car les fils d’Augias, de sa gloire envieux,
Raillant son front souillé, rencontrèrent ses yeux,
Et le regard suffit au châtiment du rire.
— « Tu seras, dit le roi, célébré par la lyre. »
Le sublime ouvrier lui demanda son prix,
Trois cents bœufs. Augias, d’un air simple et surpris :
— « Je n’en dois pas trois cents. » — « Par les dieux je l’atteste ! »
— « De mes trois mille bœufs c’est plus qu’il ne me reste. »
— « L’injustice m’émeut plus que la perte, ô roi ! »
— « Ce que tu viens de faire était un jeu pour toi. »
— « Un jeu ! dispute-moi mon lucre et non ma gloire !
— « Qu’avais-je donc promis ? » — « Si j’ai bonne mémoire,
« Un dixième des bœufs. » — « Mais lesquels ? » — « Ceux d’alors. »
— « Ceux d’aujourd’hui.» — « Tu mens ! » — «Paye-toi sur les morts ! »

Le fils de Jupiter n’y put tenir : « Ah ! fourbe,
« Je laverai du moins dans ton sang cette bourbe ;
» Et vous tous qui raillez mes labeurs si plaisants,
» O lutteur, j’étouffais des lions à seize ans ;
» Dompteur fier de courber les fronts de quatre bêtes,
» Dompteur lier de courber les fronts de qualrc bêtes,
» Moi j’ai réduit une hydre aux innombrables têtes ;
» Coureur, j’ai mieux que toi précipité mes pas,
» La biche aux pieds d’airain ne me fatiguait pas ;
» Chasseur, sans le secours de la flèche volante
» J’ai pris au poil du cou le monstre d’Erymanthe,
» Et, n’eussé-je purgé ni les monts ni les bois,
» Je me croirai meilleur que vous tous à la fois,
» Si, sur votre parole, au plus ignoble ouvrage
» J’ai pour le bien d’un peuple exercé mon courage. »
Il dit, et saisissant de son poing souverain
Par l’un des quatre pieds le lourd trône d’airain,
Le lança tournoyant comme un caillou de fronde
Sur le traître et ses fils ; et justicier du monde.
Couronna le plus jeune, épris de l’art sacré,
Parce qu’au lieu de rire, il avait admiré.
Il sortit du palais, rouge et plein de colère,
En criant : « Je suis las des peines sans salaire ! »
Et les femmes en foule avec des linges blancs
Essuyaient le limon qui coulait de ses flancs,
Les enfants s’attachaient à sa cuisse robuste,
Et les hommes serraient sa main puissante et juste.


SULLY PRUDHOMME