Le Parnasse contemporain/1866/Le Pauvre Savant

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 231-233).
◄  Avril
Ma chope  ►




LE PAUVRE SAVANT




Il n’avait qu’un habit vert,
Un mince habit tout en loques,
Et ses dents claquaient l’hiver,
Comme un pendant de breloques.

Loin des boulevards sablés
Il traînait par la ruelle
Ses vieux souliers éculés
Et sa pensée immortelle.

On l’a vu passer souvent
Souriant d’un air étrange,
Inspiré, cheveux au vent,
Bohémien à face d’ange.

On l’a vu souvent aussi,
Avec des morceaux de briques,
Tracer sur des murs noircis
Des formules algébriques.

Longtemps, longtemps il restait
Pensif devant ces murailles.
Il gelait ; la faim battait
La charge dans ses entrailles…


Ah ! l’on peut penser combien
Se moquaient du pauvre diable,
Les passants, tous gens de bien,
Chaud-vêtus, sortant de table.

Et maint bourgeois, par moments,
S’indigna que la Voirie
Montrât, pour ses monuments,
Une pareille incurie.

Par-devant le tribunal
Un jour il dut comparaître.
— « Je n’ai jamais fait de mal » —
Il s’étonnait, le vieux traître !

— « C’est vrai, reprit-il plus bas,
Je n’ai pas une pistole ;
Mais, juge, ne vois-tu pas
Sur mon front mon auréole ? » —

Les juges ne virent rien.
Sans feux ni lieux, à son âge !
On condamna le vaurien :
Délit de vagabondage.

Il mourut dans la prison,
Résigné, sans fiel ni haine,
Souriant à l’horizon,
Saluant l’aube prochaine.

Il légua ses manuscrits
A son héritier : le monde.
Le geôlier fut bien surpris
Quand il vint faire sa ronde.


O prodige ! ô vieux martyr !
Autour de sa face blême
Commençait à resplendir
Un merveilleux diadème.