Le Parnasse contemporain/1866/Ekhidna

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 27-29).


EKHIDNA


Kallirhoé conçut dans l’ombre, au fond d’un antre,
A l’époque où les rois Ouranides sont nés,
Ekhidna, moitié nymphe aux yeux illuminés,
Moitié reptile énorme écaillé sous le ventre.

Khrysaor engendra ce monstre horrible et beau,
Mère de Kerbéros aux cinquante mâchoires,
Qui, toujours plein de faim, le long des ondes noires,
Hurle contre les morts qui n’ont point de tombeau.

Et la vieille Gaia, cette source des choses.
Aux gorges d’Arimos lui fit un vaste abri,
Une caverne sombre avec un seuil fleuri ;
Et c’est là qu’habitait la nymphe aux lèvres roses.

Tant que la flamme auguste enveloppait les bois,
Les sommets, les vallons, les villes bien peuplées.
Et les fleuves divins et les ondes salées,
Elle ne quittait point l’antre aux âpres parois ;

Mais dès qu’Hermès volait les flamboyantes vaches
Du fils d’Hypérion baigné des flots profonds,
Ekhidna, sur le seuil ouvert au flanc des monts,
S’avançait, dérobant sa croupe aux mille taches.


De l’épaule de marbre au sein nu, ferme et blanc,
Tiède et souple abondait sa chevelure brune ;
Et son visage clair luisait comme la lune,
Et ses lèvres vibraient d’un rire étincelant.

Elle chantait. La nuit s’emplissait d’harmonies ;
Les grands lions errants rugissaient de plaisir ;
Les hommes accouraient sous le fouet du désir ;
Tels que des meurtriers devant les Erinnyes :

— Moi, l’illustre Ekhidna, fille de Khrysaor,
Jeune et vierge, je vous convie, ô jeunes hommes !
Car ma joue a l’éclat pourpré des belles pommes,
Et dans mes noirs cheveux nagent des lueurs d’or.

Heureux qui j’aimerai, mais plus heureux qui m’aime !
Jamais l’amer souci ne brûlera son cœur ;
Et je l’abreuverai de l’ardente liqueur
Qui fait l’homme semblable au Kronide lui-même.

Bienheureux celui-là parmi tous les vivants !
L’incorruptible sang coulera dans ses veines ;
Il se réveillera sur les cimes sereines
Où sont les Dieux, plus haut que la neige et les vents.

Et je l’inonderai de voluptés sans nombre,
Vives comme un éclair qui durerait toujours !
Dans un baiser sans fin je bercerai ses jours
Et mes yeux de ses nuits feront resplendir l’ombre.

Elle chantait ainsi, sûre de sa beauté,
L’implacable déesse aux splendides prunelles,
Tandis que du grand sein les formes immortelles
Cachaient le seuil étroit de l’antre ensanglanté.


Comme le tourbillon nocturne des phalènes
Qu’attire la couleur éclatante du feu,
Ils lui criaient : Je t’aime et je veux être un dieu !
Et tous l’enveloppaient de leurs chaudes haleines.

Mais ceux qu’elle enchaînait de ses bras amoureux,
Nul n’en dira jamais la foule disparue.
Le monstre aux yeux charmants dévorait leur chair crue.
Et le temps polissait leurs os dans l’antre creux.

Les siècles n’ont changé ni la folie humaine,
Ni l’antique Ekhidna, ce reptile à l’œil noir ;
Et, malgré tant de pleurs et tant de désespoir,
Sa proie est éternelle, et l’amour la lui mène.