Éditions Albert Lévesque (p. 21-31).


II




IL y a dans les pays de colonisation, aux jours de grisaille, une tristesse latente qui s’infiltre en l’âme, la noyant toute d’une mélancolie terne.

L’idée s’impose de la désolation.

La hache a abattu les arbres. Elle a fait reculer la forêt. À sa place, se dressent des villages hâtivement construits, aux maisons rustiques de bois brut.

Pas d’enclos, pas de verdure, pas de jardins.

L’homme, aux prises avec la Nature qu’il s’acharne à dompter, n’a pas eu le temps de songer à la beauté des choses. Pour se garer des feux de forêts, il a fait le désert autour de lui. Sans relâche, il a abattu les trembles, les bouleaux, les épinettes et les sapins, aucun ne trouvant grâce devant sa hache.

Des souches entassées, entremêlant leurs racines, apparaissent, çà et là, comme des monceaux de cadavres, empilées pêle-mêle.

Plus loin, un chicot calciné dresse son torse noirci et nu où, parfois, des branches dépouillées se tordent, dans le vent, comme des bras fantastiques.

Les maisons se ressemblent toutes, sans histoire, sans poésie, sauf le souvenir d’un labeur ardu, de sacrifices obscurs, d’efforts, de privations.

L’église est pauvre, elle aussi. Son clocher domine à peine les alentours. Une seule cloche s’y abrite qui annonce de la même voix dolente et grêle, les mariages, les baptêmes et les services.

Quand le train stoppa à la gare de Valdaur, une pluie fine tombait.

Les yeux agrandis, Jacques, d’un long regard curieux et timide, embrassa le quai grouillant de colons. Les uns étaient vêtus de mackinaws, sorte de manteau court d’étoffe épaisse, les autres de chemises de laine grossière, resserrées et ajustées à la taille. La pluie les avait détrempés, et il se dégageait d’eux une buée où se mêlait l’odeur du cuir, de la sueur, et aussi celle des animaux qu’ils venaient de soigner.

Un geste du conducteur, debout sur le marchepied d’un wagon, et le train, l’instant d’après, disparut dans une courbe, signalant son passage par un sifflement nostalgique et strident.

Les colons s’engouffrèrent dans une sorte de hangar à un étage, en planches embouvetées, et qui servait en même temps de magasin, de bureau de poste et de lieu de réunion par les soirées trop longues.

Tenant l’enfant par la main, l’homme et la femme y entrèrent à leur tour.

— Tiens, bonjour Mame Jodoin, salua le marchand, le père Savard, que les colons dénommaient entre eux : « le vieux Torvisse ». Qu’est-ce qu’y a de neuf à Morréal ?

— Pas grand chose, m’sieu Savard, mais ça profite, c’t’effrayant.

Elle était contente d’être interpellée devant tout le monde et de montrer qu’elle arrivait de loin, de la grande ville mystérieuse que plusieurs n’avaient jamais vue et dont le nom seul évoquait toute une féerie.

— C’est votre neveu que vous avez ramené ? s’enquit un colon, et s’adressant à l’enfant :

— Comment-ce tu t’appelles, toé, mon bonhomme ?

Jacques regarda autour de lui, décontenancé. Tout ce monde l’intimidait. Il se sentait petit, et dans sa bouche qui devenait sèche, sa langue, inerte, lui semblait paralysée.

— Dis à monsieur comment-ce tu t’appelles.

Alors, faisant un effort, il balbutia :

— Jacques Bernier.

La classification des lettres était terminée. Florence ouvrit le guichet du bureau de poste. Par ordre alphabétique, l’appel commença, et, chacun, au fur et à mesure, s’avançait recevoir son courrier.

Le magasin s’emplit de silence, un silence que seul rompait le froissement des journaux qu’on déplie et des enveloppes qu’on déchire.

Et bientôt, la curiosité première satisfaite, chacun, dans la nuit tombante, regagna son logis.

Plus heureux que la plupart de ses concitoyens, Philibert Jodoin, quand il vint s’établir à Valdaur, possédait quelqu’argent.

La terre qu’il exploitait jadis dans le comté de Champlain était pauvre et maigre, et c’est à peine s’il y faisait sa vie. À la vérité, il y végétait, ne réussissant point à joindre les deux bouts et s’endettant chaque année. Un ruisseau la traversait à une extrémité sur un lit de roches calcaires. Des ingénieurs, après examen, constatèrent que le ruisseau harnaché produirait une force motrice suffisant à activer un concasseur et que la pierre broyée fine serait apte à chauler les terres. Sur leur rapport, un syndicat de marchands de l’endroit acheta la propriété. Ses dettes payées, Philibert avait en banque quinze cents dollars. Ce n’était pas le pactole, mais dans un pays neuf aux possibilités innombrables, c’était presque une petite fortune. Sur la foi des brochures que publie périodiquement le ministère de la Colonisation, il se rendit à Valdaur. La chance le favorisa. Il y rencontra un de ces défricheurs dont le type se conserve encore dans les pays neufs, qui, ses quinze acres de forêts abattues, et ses lettres patentes obtenues, n’attend qu’un acheteur pour s’enfoncer plus avant dans le bois recommencer sa dure et auguste besogne.

Philibert Jodoin, peu après son arrivée à Valdaur, se trouva donc possesseur de deux lots de cent acres chacun, attenant au village, et dont une partie déjà se prêtait à la culture.

Le vent d’est venait de s’élever, un vent qui poussait la pluie en rafale.

Se tenant blotti derrière ceux qui, dorénavant, lui serviraient de parents, Jacques avançait péniblement par le chemin cahoteux et défoncé où il menaçait à chaque instant de trébucher.

De temps à autre, il rejetait de la main les mèches de cheveux que la pluie collait à son front, et sa petite âme sombrait dans la tristesse envahissante.

La maison fermée depuis des jours suintait la crudité. Au milieu de la pièce unique qui occupait le rez-de-chaussée, un gros poèle rond reposait sur ses courtes pattes.

Philibert enleva son gilet, revêtit un court manteau de cuir doublé de mouton et sortit au dehors chercher du bois. L’instant d’après, il était accroupi devant le poèle qu’il faisait prendre, après l’avoir bourré de papier, d’écorce de bouleau, et de bûches d’épinettes rouges.

Le poèle se mit à ronfler et répandit une chaleur tiède, humide.

Jacques fit l’inspection de la pièce. Les murs étaient blanchis à la chaux, avec, comme seuls ornements, un crucifix, un calendrier découpé dans un journal, et deux portraits au fusain, de ces portraits impersonnels que des colporteurs font exécuter d’après des photographies agrandies.

Madame Jodoin mit la table pour le souper.

L’enfant avait le cœur gros. Il pensait à sa mère que des inconnus avaient emportée, après l’avoir couchée dans une boîte. Il pensait à la voisine qui le gardait, à la cour sale et poussiéreuse où il jouait, et tous ces êtres, et toutes ces choses qu’il ne reverrait plus, il les regretta. De sa mère, il ne conservait qu’un souvenir, la dernière image d’elle, dans la pâleur du repos final.

— T’as pas faim ? demanda Madame Jodoin, en contemplant l’assiette de soupanne encore intacte devant lui.

Les lèvres frémirent ; l’aile des narines se plissa, et tout à coup, des sanglots le secouèrent, et de grosses larmes perlèrent dans ses yeux, et, goutte à goutte, tombèrent.

L’homme et la femme se regardèrent, impuissants devant ce chagrin.

Philibert renifla, se leva de table, fit quelques pas.

La femme s’approcha de l’enfant, et, de la main lui caressa les cheveux.

— Mon petit Jacques… Mon petit Jacques…

C’est tout ce qu’elle trouvait à dire. Les mots la fuyaient qui auraient pu, par leur douceur, engourdir la peine.

Les sanglots continuaient, spasmodiques.

À son tour, Philibert s’approcha. Il enleva le petit dans ses bras, l’assit sur lui, le berça un instant.

— Voyons… Faut être raisonnable ! Un homme, ça pleure pas… Tu vas être ben avec nous autres ; on va prendre soin de toé.

Il le déposa par terre, et, le tenant par la main, le ramena vers la table.

Refoulant ses larmes, l’enfant s’essuya les yeux.

Des spasmes périodiques le secouaient encore, mais il essayait de les surmonter.

Son oncle avait dit vrai : un homme ça ne pleure pas.

Comme s’il accomplissait un devoir, et, pour ne pas faire de peine à ceux qui l’accueillaient sous leur toit, il fit honneur au souper.

À cet âge, les chagrins s’apaisent vite.

Dans la soirée, le ciel s’éclaircit, la pluie cessa et la lune se leva, qui fit couler par l’unique fenêtre une traînée de lumière laiteuse.

Comme Philibert, avant que la maison repose, allait au dehors chercher une brassée de bois pour la nuit, il le suivit.

Et de ce qu’il vit de ces vingt acres de terre « déserrées » que la forêt encerclait, il en perçut une sensation d’isolement et d’abandon qui lui gonfla le cœur.

Une fois couché, bien bas, pour que personne ne l’entendît, il pleura à nouveau, pleura lentement des larmes qui coulaient le long des joues, du nez et, en touchant ses lèvres, lui communiquaient à la bouche un goût d’amertume et de sel.

La vie s’acharnait à le meurtrir à l’âge où, maternelle et clémente, elle prodigue à d’autres les trésors de sa tendresse.

La tendresse ! Il avait désappris à la connaître. Les événements qui suivirent le malheur en avaient effacé jusqu’au souvenir.