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Éditions Albert Lévesque (p. 15-20).


I




SOUS le fouet de la nécessité, Louise Bernier, retrouva, latente au fond d’elle-même, une énergie et une force qu’elle ne se connaissait pas.

Quelques bonnes âmes s’étaient intéressées à son sort, lui procurant, avec les soins que sa santé exigeait, des vêtements et des vivres, pour elle et son fils.

Aidée par le désir violent de fuir les lieux qu’elle abhorrait et des visages où elle soupçonnait trop de curiosité méchante, elle se rétablit vite. Pour cacher sa détresse et sa honte, elle abandonna le logis qu’elle habitait, la rue où elle vivait, pour se terrer dans un fond de cour au milieu d’un quartier sale de l’Ouest qu’empuantissait, jour et nuit, la fumée des locomotives.

Comme si le malheur, en s’abattant trop lourd sur l’individu, épuise, par son intensité, la capacité de souffrir qu’il porte en lui, Louise Bernier avait atteint le degré suprême de l’insensibilité morale.

Rien ne l’émouvait plus, ni la joie, ni la peine. Son cœur, son âme, s’étaient repliés, refermés, sans plus s’ouvrir. Et cela, semblait-il, à jamais.

Elle allait en journée, lavant les planchers, accomplissant sa besogne, machinalement, avec les gestes instinctifs. Une voisine, aussi pauvre qu’elle, gardait l’enfant. Le soir venu, elle l’allait chercher, lui préparait son repas et le sien, et, sans dire une parole, l’esprit perdu dans une sorte de nirvanah, elle mangeait à ses côtés, regardant parfois fixément sur la muraille, un point, toujours le même.

Elle ne songeait pas, ne pouvait pas songer, qu’il avait besoin de tendresse et d’affection, ce petit être humain qu’elle avait formé de sa chair ; que son enfance solitaire réclamait sa part d’amour.

Pouvait-elle donner ce qu’elle ne possédait plus ?

Tout était mort en elle des sentiments qui jadis la soutenaient.

Longtemps, Jacques devait se souvenir des années grises de sa prime enfance. Elles le marquèrent d’un sceau qui jamais ne s’effacera, imprimant à son caractère malléable quelque chose de farouche, de dur, de fataliste aussi.

Quand il fut devenu un peu plus grand, il se glissait jusque dans la rue, où des petits garçons comme lui jouaient, criaient, couraient. Il aurait voulu se joindre à eux, partager en la faisant sienne la gaieté qu’il voyait. Dès qu’il apparaissait, on le fuyait.

La consigne était sévère dans le quartier. Les mauvaises nouvelles voyagent vite. Les mamans ne voulaient pas que leurs petits viennent en contact avec lui. Ce contact aurait pu les souiller. Il était le lépreux, l’être qu’il faut fuir, parce que chargé des péchés d’Israël.

Et les années passaient, pareilles, désespérément pareilles.

Et, un matin, — il avait alors dix ans — un matin glorieux d’avril, chargé, même dans ce coin perdu de ville, des effluves troublantes que le printemps, on ne sait d’où, charrie, l’enfant traversa chez la voisine, la seule âme compatissante envers lui, parce qu’elle souffrait, elle aussi, mariée à une brute ivrogne.

— Mama Blanchard… Mama Blanchard, cria-t-il du seuil de la porte.

Dans la cuisine, une voix répondit :

— Dis moé don dans le monde, qu’esque t’as à crier comme ça ? Tu vas réveiller Édouard.

— Y a que m’man…

— Ta mère ? Quoi ce qu’elle a ta mère ?

— J’sais pas. À veux pas s’réveiller. J’tire dessus. Pis a r’mue pas… Est frette comme d’la glace.

La voisine comprit. Pour toute réponse, elle serra l’enfant dans ses bras, bien fort et l’accompagna chez lui.

Louise Bernier était morte.

Et Jacques comprit aussi. Il comprit que sa solitude serait plus grande, que jamais plus, ne s’assoierait avec lui, celle que, malgré l’indifférence témoignée, il aimait de toute la force de sa petite âme.

Une semaine plus tard, un train l’amenait au loin.

Quelques pieds de terre sur les flancs du Mont-Royal recouvraient cette petite chose inerte qui fut sa mère. Là, elle reposait enfin, soulagée du fardeau lourd de l’existence.

Des parents éloignés, les seuls qui restaient avaient rempli les formalités dernières, et pressentant les services qu’il pouvait leur rendre, adoptèrent l’orphelin.

Déjà, la satisfaction qu’apporte avec soi l’accomplissement d’un acte bon les réconfortait.

Ils regardaient Jacques qui, appuyé à la fenêtre du wagon, le nez aplati sur la vitre, contemplait le spectacle, inédit pour lui, des routes, des champs, des rivières, des villages que le train traversait dans un halètement rauque.

… Et ils se félicitaient de l’amener avec eux, de lui donner un foyer.

L’homme songeait qu’il était grand pour son âge, que l’air pur aurait tôt fait d’atténuer la pâleur de ses joues, qu’il l’aiderait aux travaux du dehors, que, dans quelques années, il remplacerait un homme sans qu’il ait des gages à payer ; la femme, dévote, qu’elle acquérait des mérites spirituels.

Et le train roulait… roulait… roulait…